Hermiston, le juge-pendeur/Chapitre 5

Fontemoing (p. 121-181).


CHAPITRE V

L’hiver dans les landes


I. — À Hermiston


La route d’Hermiston suit pendant longtemps une vallée dont la rivière fait les délices des pêcheurs à la ligne et aussi des moustiques ; les cascades et les mares y abondent sous l’ombre des saules et des bois de bouleaux. Çà et là, à de grandes distances, un sentier s’en écarte, et l’on découvre sur la hauteur une ferme décrépite dans un repli des collines ; mais la plupart du temps la route est tout à fait solitaire et les collines sont inhabitées. La paroisse d’Hermiston est une des moins populeuses d’Écosse ; et quand on y arrive, on est à peine surpris de l’exiguïté vraiment incroyable de l’église, une très petite construction, ancienne, bonne tout au plus pour cinquante personnes, située au milieu d’une vingtaine de tombes dans une prairie au bord de la rivière. Tout près, la cure, plus modeste même qu’un cottage, est entourée de ruches de pailles et d’un jardin aux fleurs luxuriantes ; le groupe tout entier, église et cure, jardin et cimetière, s’abrite sous un bosquet de sorbiers et toute l’année le grand silence qui l’environne n’est interrompu que par le bourdonnement des abeilles, le clapotis de la rivière et les cloches du dimanche. À un mille environ de l’église, la route quitte la vallée et monte brusquement pour aboutir peu après à la propriété d’Hermiston, où elle se termine dans la cour des communs, devant la remise. Tout autour s’étendent la campagne et les collines ; le pluvier, l’alouette et le courlis chantent partout, le vent souffle vif, froid et pur comme dans les agrès d’un navire, et les sommets des collines se pressent les uns derrière les autres comme le bétail en troupe au coucher du soleil.

La maison, construite il y a une soixantaine d’années, était sans apparence mais confortable ; à gauche se trouvaient la cour de la ferme et le jardin potager, avec un espalier où de petites poires vertes mûrissaient à la fin d’octobre.

La propriété (on pourrait presque dire le parc) était assez vaste, mais très mal entretenue ; le coq de bruyère et la poule d’eau avaient franchi le mur de clôture, s’y étaient répandus et venaient s’y percher ; un jardinier paysagiste aurait eu une rude tâche s’il avait voulu définir où finissait le terrain cultivé et où commençait la nature inculte. Mylord, sous l’influence de M. Sheriff Scott, avait projeté de faire de grandes plantations ; aussi les sapins couvraient-ils plusieurs hectares, et leurs petits balais plumeux changeaient-ils l’aspect de la lande et lui donnaient-ils un air étrange de bergerie enfantine, de jouet. L’odeur forte et suave des racines dans les marais se mêlait à l’infinie mélancolie que répandait dans l’air, en toutes saisons, le chant des oiseaux dans les collines. Située sur la hauteur et si peu abritée, la maison était froide, exposée à toutes les intempéries, fouettée par les averses, détrempée par de longues pluies qui faisaient ruisseler les gouttières, battue et souffletée par tous les vents du ciel ; et l’horizon était souvent assombri par la tempête ou blanchi par les neiges de l’hiver. Mais la maison était à l’épreuve du vent et de la tempête, les foyers étaient bien entretenus dans les chambres et attiraient par le crépitement de leurs feux de tourbe ; Archie pouvait s’asseoir là le soir, entendre les rafales souffler sur la lande, regarder la flamme sortir du combustible de la terre et la fumée tourbillonner dans la cheminée, et il jouissait profondément du plaisir d’être à l’abri.

Dans cet endroit solitaire, Archie ne désirait pas de voisins. Chaque soir, s’il le voulait, il pouvait aller à la cure, partager un grog au whisky avec le ministre — un vieux monsieur écervelé, grand et gai, encore actif quoique ses genoux fussent un peu ankylosés par l’âge, et que continuellement sa voix se brisât en un fausset enfantin — et avec sa femme, honnête dame un peu lourde, n’ayant jamais autre chose à dire que bonjour et bonsoir. De jeunes fermiers du voisinage, lourdauds et indifférents, lui firent un jour l’honneur d’une visite. Le jeune Hay de Romanes arriva à cheval sur un poney aux oreilles courtes ; le jeune Pringles de Drumanno vint sur son maigre cheval gris et osseux. Hay resta sur le carreau hospitalier et dut être porté au lit ; Pringle se mit en selle vers trois heures du matin, et pendant qu’Archie tenait la lampe au sommet du perron il fit tournoyer son cheval, poussa un sauvage cri d’appel et s’échappa du cercle de lumière comme un fantôme. Une minute après on entendit le bruit de galop de sa fuite insensée, puis le son disparut derrière les escarpements de la montagne ; et de nouveau, longtemps après, bien loin dans la vallée d’Hermiston, le claquement des sabots du cheval fantôme révéla que la monture au moins, sinon le cavalier, était encore intacte sur le chemin du retour.

À Crossmichael, tous les mardis, aux « Clefs Croisées » il y avait un club où tous les jeunes gens du pays se réunissaient pour boire sec, les profits du jeu couvrant la dépense, en sorte que le gagnant était celui qui buvait le plus. Archie n’avait pas grand goût pour ce divertissement, mais il le considéra comme un devoir ; il y allait assez régulièrement, supportait le vin honorablement, tenait tête aux autres dans les plaisanteries et, en rentrant à la maison, était encore capable de mener son cheval à l’écurie, à l’admiration de Kirstie et de la servante qui l’aidait. Il dîna à Driffel, soupa à Windiclaws. Au nouvel an, il alla au bal d’Hunstfield et y fut reçu aimablement ; peu après, il fut invité à une chasse à courre chez Lord Muirfell. (Dans cet ouvrage, consacré à une Cour de Justice, ma plume doit une mention spéciale et respectueuse au nom de Lord Muirfell, membre du Parlement.) Malgré tout, le même sort qu’à Édimbourg l’attendait à Hermiston. L’habitude de s’isoler qu’il avait prise ne fit qu’augmenter, puis une austérité dont il n’avait pas conscience, et une fierté qui ressemblait à de l’arrogance, et qui peut-être n’était en grande partie que de la timidité finirent par décourager et offusquer ses nouveaux compagnons. Hay ne revint pas le voir plus de deux fois ; Pringle, plus du tout, et le moment arriva où Archie cessa même d’aller au Club du mardi ; il devint vraiment — méritant ainsi le nom qu’on lui avait donné presque au début — le Reclus d’Hermiston. Il paraît que Miss Pringle de Drumannq, celle qui avait le nez au vent, et que Miss Marshall des Mains, celle qui avait de grands pieds, eurent entre elles une petite altercation à son sujet au lendemain du bal. Il n’en devint pas plus sage, ne pouvant supposer que ces dames ravissantes l’eussent remarqué. Au bal même, la fille de Lord Muirfell, Lady Flora, lui parla deux fois, et la seconde fois avec une nuance suppliante qui la rendit toute rose, et qui fit trembler un peu sa voix ; ce fut dans l’oreille d’Archie comme une gracieuse phrase musicale. Il recula le cœur en feu, s’excusa gracieusement et froidement ; peu après il la vit danser avec le jeune Drumanno au rire niais ; cette vue le mit au supplice et il enragea de se trouver dans un monde où il était donné à Drumanno de plaire, tandis qu’il était mis de côté et réduit à l’envier. Il semblait exclus, comme exprès, des faveurs de cette société, la gaieté semblait s’éteindre à son approche ; vite, il se sentait blessé, il s’écartait et se retirait dans la solitude. S’il avait pu seulement se figurer l’expression de son visage et l’impression qu’il faisait sur tous ces yeux brillants et ces cœurs tendres ; s’il avait pu deviner que le Reclus d’Hermiston, jeune, gracieux, à la parole facile, mais toujours froid, attirait les filles du pays avec tous les charmes du Byronisme quand le Byronisme était à son aurore, on se demande si sa destinée n’aurait pu en être changée. On peut se le demander, mais pour ma part, j’en doute. C’était sa destinée de s’éviter toute peine possible, même tout risque de douleur, d’aller jusqu’à fuir pour cela des occasions de plaisir ; c’était sa destinée d’avoir une conception romaine du devoir, un sens aristocratique du goût et des manières ; c’était sa destinée d’être le fils d’Adam Weir et de Jeanne Rutherford.


II. — Kirstie


Kirstie avait maintenant passé la cinquantaine, mais elle aurait pu encore poser devant un sculpteur. Svelte, vive d’allure, la poitrine large, le port souple et robuste, la chevelure dorée où n’apparaissait encore aucun fil d’argent, elle n’avait fait qu’être caressée et embellie par les années. Ses lignes si amples, riches et vigoureuses, semblaient la destiner à être la fiancée de quelque héros et la mère de nombreux enfants ; et cependant, voyez, par une véritable injustice du sort, elle avait passé seule les belles années de sa vie, et, femme stérile, elle allait maintenant toucher à la vieillesse. Le besoin de tendresse qui était en elle depuis sa naissance s’était, peu à peu, avec le temps et les désillusions, changé en un zèle stérile d’activité et en une sorte de fureur de se mêler de tout. Elle mettait à son ouvrage toute l’ardeur qui avait été refoulée en elle et lavait les planchers avec toute la force de son cœur délaissé. Si elle ne pouvait gagner par son amour l’amour d’un autre, elle voulait au moins les dominer tous par la force de son caractère. Prompte, bavarde et violente, elle était à couteaux tirés avec la plupart de ses voisins et n’entretenait guère avec les autres qu’une paix armée. La femme du régisseur était arrogante ; la sœur du jardinier, qui faisait le ménage de celui-ci, s’était montrée impertinente avec elle ; et à peu près une fois l’an, elle écrivait à Lord Hermiston pour lui demander le renvoi des coupables, justifiant sa demande avec une grande abondance de détails. Car il ne faut pas s’imaginer que la querelle s’arrêtât à la femme sans aller jusqu’au mari, ou que sa haine pour la sœur du jardinier n’englobât pas le jardinier lui-même. Quant au résultat de toutes ces petites querelles et de ces écarts de langage, ce fut de l’exclure (comme le gardien d’un phare dans sa tour) de tous les agréments de la société voisine ; il ne lui restait que sa femme de peine qui, n’étant qu’une toute jeune fille entièrement à sa merci, devait se soumettre sans se plaindre à toutes les bourrasques de sa maîtresse et accepter les soufflets et les caresses suivant les caprices de l’heure. C’est dans cette situation que Kirstie, dont le cœur, rebelle aux atteintes du temps, avait alors des ardeurs semblables à celles d’un été de l’Inde, reçut des dieux le présent équivoque de la présence d’Archie. Elle l’avait connu dès le berceau et lui avait donné de petites tapes quand il n’était pas sage ; mais, comme elle l’avait à peine entrevu depuis la maladie sérieuse qu’il avait eue dans sa onzième année, la vue de ce grand jeune homme de vingt ans, mince, distingué, un peu mélancolique, lui produisit tout l’effet d’une nouvelle connaissance. Il était le jeune Hermiston, « le laird lui-même » ; il avait un air remarquable de supériorité, des yeux noirs dont le regard direct et froid déconcertait toutes les colères de cette femme et, par suite, écartait toutes possibilités de querelles. Il était tout nouveau pour elle et, par conséquent, il éveilla immédiatement sa curiosité ; il était silencieux et cette réserve la tint en éveil. Enfin, il était brun, elle était blonde ; il était homme, elle était femme, et c’est la source intarissable de l’intérêt humain. Il y avait dans le sentiment qu’il lui inspirait un peu de la loyauté d’une femme de clan, de l’admiration d’une tante vieille fille et de l’idolâtrie réservée à un dieu. Il pouvait tout lui demander, que ce fût ridicule ou tragique, elle l’eût fait et avec joie. Sa passion, car ce n’était rien de moins, la prenait tout entière. C’était pour elle une grande jouissance physique de faire son lit ou d’allumer sa lampe quand il était absent, de retirer ses bottes humides ou de le servir quand il rentrait. Un jeune homme, qui aurait été ainsi affolé, physiquement et moralement, par la seule idée d’une femme, aurait pu être dépeint comme amoureux de la tête aux pieds, et il se serait conduit en conséquence. Mais Kirstie — bien que son cœur battît au seul bruit de ses pas — bien que, lorsqu’il lui touchait légèrement l’épaule, en eût le visage resplendissant durant la journée entière, Kirstie n’avait aucune espérance, ni aucun dessein allant au delà du moment présent, désirant seulement le faire durer jusqu’à la fin des temps. Jusqu’à la fin des temps, elle désirait qu’il n’y eût rien de changé, qu’elle pût continuer de servir avec délice son idole, en ayant pour sa peine (disons deux fois par mois) une tape sur l’épaule.

J’ai dit que son cœur battait, c’est la phrase convenue. Mais, quand elle était seule dans une chambre de la maison, et qu’elle entendait son pas dans les corridors, c’était plutôt quelque chose qui se levait doucement dans son sein jusqu’à ce que sa respiration fût suspendue, et puis retombait doucement avec un profond soupir quand les pas s’étaient éloignés et que le désir de ses yeux avait été déçu. Cette faim et cette soif perpétuelles de sa présence la tenaient toute la journée en éveil. Quand il sortait le matin, elle restait longtemps à le suivre d’un regard d’extase. Quand il se faisait tard et que l’heure de son retour approchait, elle se glissait furtivement vers un coin du mur de la propriété, et elle restait là, quelquefois une heure entière, à regarder au loin en s’abritant les yeux, et à attendre le plaisir aride et délicieux de le voir à un mille de distance dans la montagne. Quand le soir, elle avait préparé et allumé le feu, ouvert son lit et sorti son vêtement de nuit — quand il n’y avait plus rien à faire pour le plaisir de son roi, qu’à se souvenir de lui avec ferveur dans ses prières, bien tièdes ordinairement, et qu’à aller se coucher en rêvant à ses perfections, à sa carrière future et à ce qu’elle pourrait lui donner à dîner le lendemain — il lui restait encore une occasion à saisir pour le voir : c’était d’aller prendre le plateau et de lui dire bonsoir. Quelquefois Archie la regardait par-dessus son livre d’un air très préoccupé et lui adressait négligemment un salut qui au fond n’était qu’un congé ; quelquefois — et peu à peu de plus en plus souvent — le volume était mis de côté, et il la regardait entrer d’un air de soulagement, la conversation s’engageait, durait après le souper et se prolongeait jusqu’à une heure tardive devant le feu qui s’éteignait. Rien d’étonnant à ce qu’Archie aimât cette société après ses journées solitaires ; et d’un autre côté, Kirstie employait tous les artifices de sa nature pour captiver son attention. Pendant le temps du dîner, elle recueillait en elle-même quelque nouvelle pour la lancer dès son entrée quand elle viendrait prendre le plateau, et elle s’arrangeait de telle façon que cette nouvelle fût comme le lever de rideau de leur conversation du soir. Une fois qu’il avait accepté que sa langue allât son train, elle était sûre du résultat. Elle passait d’un sujet à un autre par des transitions insidieuses, craignant le moindre silence, redoutant presque de lui donner le temps d’une réponse, de peur qu’elle ne devienne le signal de la séparation. Comme beaucoup de gens de sa condition, elle savait joliment conter ; elle se tenait sur le petit tapis du foyer et s’en faisait une tribune, mimant ses histoires en les racontant, y mettant des détails pleins de vie, les entremêlant à n’en plus finir de « qu’il dit » et de « qu’elle dit », baissant la voix jusqu’au murmure quand elle parlait de choses terribles ou surnaturelles ; et puis, tout à coup, affectant la surprise, elle sursautait et montrait l’horloge :

— Eh, miséricorde, M. Archie, disait-elle. Regardez comme il est tard. Folle que je suis, que Dieu me pardonne.

Et ainsi à force de savoir-faire, non seulement elle était la première à commencer ses causeries nocturnes, mais invariablement elle était la première à les interrompre ; elle savait s’y prendre pour se retirer sans jamais être congédiée.


III. — Une famille de la frontière


Une telle intimité entre personnes de situations aussi inégales n’a jamais été rare en Écosse où l’esprit de clan survit encore, où la servante a une tendance à passer toute sa vie dans le même endroit, comme aide d’abord, comme tyran ensuite, et comme pensionnaire sur la fin de ses jours ; où, en outre, elle ne fait pas nécessairement abandon de toute fierté de naissance, car elle peut se trouver, comme Kirstie, parente de son maître ; du moins, elle connaît les légendes de sa famille et même elle peut compter parmi ses ancêtres quelque illustre figure. C’est ici qu’on retrouve la marque distinctive des Écossais de toutes les classes : ils gardent vis-à-vis du passé une attitude qui paraîtrait inconcevable pour des Anglais ; ils se rappellent et chérissent la mémoire de leurs aïeux, qu’ils soient bons ou mauvais, et ils gardent en eux le sentiment ardent de leur identité avec les morts, même jusqu’à la vingtième génération. On ne pourrait en trouver d’exemple plus caractéristique que dans la famille de Kirstie Elliott. Ils étaient tous, dans cette famille, et Kirstie la première, au courant de l’histoire de leur généalogie et avides de la débiter, embellie de tous les détails que leur mémoire leur rappelait ou que leur imagination inventait. Qu’importe si de toutes les ramifications de cet arbre pendait une corde ? L’histoire des Elliott était fort accidentée ; en outre, ils tiraient leurs origines de trois des clans les plus malheureux de la frontière : les Nichsons, les Ellwalds, et les Crozers. L’un après l’autre, on avait pu les voir sortir un instant des pluies et des brouillards de la montagne pour vaquer à leurs secrètes entreprises, galoper vers leurs maisons, avec quelque misérable butin de chevaux boiteux et de vaches décharnées ; ou bien crier et répandre la mort dans quelque partie de la Lande, fief des furets et des chats sauvages. Les uns après les autres, ils achevaient leurs ténébreuses aventures, suspendus en l’air, hissés au bras de la potence royale ou de l’arbre de justice du baron. Car les arquebuses rouillées de la justice criminelle d’Écosse, qui ne blessaient ordinairement personne autre que les jurés, avaient été une arme de précision entre les mains des Nichsons, des Ellwalds et des Crozers. La gaieté fameuse de leurs exploits semblait seule hanter la mémoire de leurs descendants, la honte en était oubliée. L’orgueil gonflait leur poitrine tandis qu’ils se vantaient de leur parenté avec « Andrew Ellwald de Laverokstones », surnommé « Dand-le-Mal-chanceux », qui fut traduit en justice à Jeddart avec sept autres du même nom au temps du roi Jacques VI. Au milieu de ce tissu de crimes et d’infortunes, les Elliott de Cauldstaneslaps gardaient une prétention qui paraît légitime : les hommes étaient du gibier de potence, nés « outlaws »[1], grands voleurs et querelleurs à mort ; mais, d’après la même tradition, les femmes étaient toutes chastes et fidèles. L’empreinte de la race sur les caractères n’est pas seulement limitée à l’hérédité selon la chair. Si j’achète des ancêtres à la douzaine grâce au bon vouloir du « Lyon King of Arms »[2] mon petit-fils (s’il est Écossais) sentira une émulation vivifiante issue de leurs hauts faits. Les hommes de la famille des Elliott étaient fiers, déréglés, violents comme de raison, tant ils voulaient suivre la tradition. Il en était de même du côté féminin. Toutes ces femmes, d’une nature passionnée ou insouciante, qui se tenaient accroupies sur un tapis, devant la flamme d’un feu de tourbe, en racontant des histoires, avaient gardé toute leur vie, avec joie, une vertu farouche.

Gilbert, le père de Kirstie, avait été d’une piété profonde, c’était un sauvage puritain de l’ancien temps et un contrebandier notoire.

— Je me rappelle quand j’étais petite, que j’ai reçu bien des claques et qu’on m’envoyait coucher comme les poules, disait-elle. C’était quand les garçons étaient en route avec leurs sacs de contrebande. Nous avions souvent toute la racaille de deux ou trois communes dans notre cuisine, entre minuit et trois heures du matin, et leurs lanternes restaient dans la cour ; oui, il y en avait bien quelquefois une vingtaine. Mais les conversations impies n’étaient pas tolérées à Cauldstaneslap[3] ; mon père était logique dans ses actes et dans ses paroles ; laissez échapper un juron, et il fallait voir comme il vous flanquait à la porte. Il avait un zèle pour le Seigneur ! C’était magnifique de l’entendre prier ; mais la famille a toujours eu un don de ce côté-là.

Ce père se maria deux fois ; d’abord à une femme brune de la vieille tribu des Elwalds, dont il eut Gilbert, actuellement à Cauldstaneslap, puis à la mère de Kirstie.

— Il était vieux quand il l’épousa, un rude vieillard, vous savez, avec une grosse voix, on pouvait l’entendre gronder du sommet de Kye-Skairs, disait-elle ; mais pour elle c’était un vrai prodige. Elle était d’un bon sang, M. Archie, elle était votre parente. Ses cheveux d’or tournaient la tête à tous dans le pays. Les miens ne peuvent pas leur être comparés, et pourtant, il y a peu de femmes qui en aient autant que moi, et d’une plus jolie couleur. Souvent je le disais à la chère miss Jeannie — c’était votre mère, hélas ! cela lui faisait mal de lisser ses cheveux, ils étaient si délicats vous savez ! — Écoutez, miss Jeannie, que je lui disais, jetez-moi dans le feu toutes vos lotions et toutes vos poudres françaises, ils y seront à leur place ; puis, allez là-bas, à la rivière, lavez-vous dans l’eau froide de la colline et faites sécher vos beaux cheveux au vent frais de la lande ; c’est comme ça que ma mère lavait les siens, et j’ai toujours tenu à laver les miens de cette manière — faites comme je vous le dis, ma chère, et vous m’en donnerez des nouvelles. Vous aurez beaucoup de cheveux, une masse de cheveux, une tresse aussi épaisse que mon bras, que je lui disais, et de la plus jolie couleur aussi, celle des belles guinées d’or, et les garçons à l’église ne pourront pas en détacher leurs yeux. J’ai coupé une boucle de ses cheveux quand son corps était déjà froid. Je vous la montrerai un de ces jours, si vous êtes bien sage. Mais comme je vous le disais, ma mère…

À la mort du père, il restait donc Kirstie aux cheveux d’or, qui entra au service de ses parents éloignés, les Rutherford, et Gilbert au teint brun, de vingt ans plus âgé qu’elle, qui eut la ferme de Cauldstaneslap, se maria et engendra quatre fils entre 1773 et 1784, puis une fille qui vint comme un post-scriptum, en 1797, l’année de Camperdown et du cap Saint-Vincent. Il paraît que c’était de tradition dans la famille d’avoir une dernière fille longtemps après les autres enfants. En 1804, à l’âge de soixante ans, Gilbert trouva une fin qu’on pourrait presque appeler héroïque. Il devait rentrer du marché d’un moment à l’autre entre huit heures du soir et cinq heures du matin ; il était sans doute dans un état qui devait varier entre l’humeur querelleuse et le silence morne, car il gardait encore, à son âge, les bonnes habitudes des fermiers écossais. On savait que, cette fois-ci, il devait rapporter une somme d’argent assez ronde. Le bruit s’en était répandu vaguement dans le pays. L’imprudent fermier avait montré ses guinées et si quelqu’un avait observé tout ce qui se passait, il aurait vu une grande de vagabonds, la lie d’Édimbourg, quitter le marché longtemps avant la nuit et prendre la route des collines du côté d’Hermiston, où on ne pouvait pas supposer qu’ils eussent à traiter des affaires légitimes. Ils prirent avec eux pour guide un homme du pays, un certain Dirckieson, qui devait le payer cher. Tout à coup, au gué de Broken-Dykes, ces canailles, à six contre un, tombèrent sur le « laird » sommeillant aux trois quarts, par suite de ses nombreuses libations. Mais il n’est pas commode d’avoir à faire à un Elliott. Pendant un certain temps au milieu de la nuit et de l’eau noire qui atteignait la sangle de son cheval, il frappa avec son bâton comme un forgeron sur son enclume ; le bruit de ses jurons remplissait l’air tout autant que celui de ses coups. Il réussit ainsi à échapper à l’embuscade et il put reprendre à cheval la route de sa maison avec une balle de pistolet dans le corps, trois coups de couteau, les dents de devant en moins, les côtes brisées, sa bride arrachée et son cheval mourant. C’était une vraie course à la mort que le « laird » courait. Dans la huit sombre, pris de vertige, n’ayant qu’un tronçon de bride, il enfonça ses éperons jusqu’aux molettes dans les flancs de son cheval ; l’animal qui était encore plus mal loti que lui — pauvre bête — poussait tout en trottant des cris lamentables, comme ceux d’un homme, et les collines se les renvoyaient, en sorte que les gens de Cauldstaneslap, en les entendant, se levèrent de table, et, la figure blême, se regardèrent les uns les autres. Le cheval tomba mort à la porte de la cour, le laird put encore faire quelques pas vers la maison, puis tomba sur le seuil : Il tendit le sac d’argent à son fils qui le soulevait.

— Tiens, dit-il.

Tout le long de la route il lui avait semblé que les voleurs étaient à ses trousses, mais, maintenant l’hallucination avait cessé, il les revoyait à l’endroit de l’embuscade, et la soif de la vengeance s’empara de son cœur de mourant. Se soulevant et montrant d’un doigt impérieux la nuit noire dont il était sorti, il proféra ce simple commandement :

— Broken Dykes, et il s’évanouit.

On ne l’avait jamais aimé, mais on l’avait craint, tout en le respectant. À cette vue, à ce mot jailli d’une bouche sanglante et à travers des dents brisées, le vieil esprit des Elliott sonna sa fanfare dans l’âme des quatre frères.

— Sans chapeaux, continue mon auteur, Kirstie, que je ne puis suivre qu’en haletant car elle racontait cette histoire avec tout le feu de l’inspiration, sans fusil, car il n’y avait pas deux grains de poudre dans la maison, sans autres armes dans leurs mains que leurs bâtons, ils se lancèrent tous les quatre sur la route. Hobb seul, qui était l’aîné, se baissa sur le seuil de la porte où il y avait encore du sang, en remplit sa main et la tendit vers le ciel à la manière des serments autrefois en usage sur la Frontière :

— L’enfer aura leurs âmes cette nuit, rugit-il, et il partit au galop dans la nuit.

Broken Dykes était à trois milles de là, au bas de la colline et la route était mauvaise. Kirstie avait vu là des gens d’Édimbourg mettre pied à terre en plein jour pour conduire leurs chevaux. Mais les quatre frères descendirent au galop comme si le diable était à leurs trousses et comme si le Ciel les attendait. Ils arrivent au gué où se trouvait Dickieson. D’après tout ce qu’on a su depuis, il n’était pas mort, il respirait encore appuyé sur son coude et il les appela pour leur demander secours. Mais il ne rencontra qu’un regard inexorable à sa demande de pitié. Dès que Hobb vit à la lueur de sa lanterne cette figure d’homme avec les yeux brillants et les dents blanches :

— Au diable, dit-il, tu as encore des dents, toi ? et il foula aux pieds de son cheval ce reste de vie.

Ensuite, Dandie fut obligé de mettre pied à terre pour les conduire avec la lanterne ; c’était le plus jeune, il avait à peine vingt ans alors. Aussi longtemps que dura la nuit, ils errèrent dans les bruyères et les genièvres humides, et tout ce temps-là ils ne cherchaient rien d’autre et n’avaient rien d’autre en tête que de suivre les taches de sang et les empreintes de pas des meurtriers de leur père. Et durant toute une nuit Dandie tint son nez collé à terre comme un chien, et les autres le suivaient et ne disaient rien, ni blanc ni noir. On n’entendit aucun bruit, sauf le murmure du ruisseau au fond du vallon et le grincement des dents de Hobb, le plus cruel de tous. À la première lueur de l’aube, ils se trouvèrent sur la route qui servait aux troupeaux, et alors ils s’arrêtèrent tous les quatre pour boire une goutte d’eau-de-vie en guise de déjeuner, car ils savaient que Dandie les avait bien guidés, et que les gredins ne devaient avoir que peu d’avance sur eux et se hâter vers Édimbourg par le chemin des collines de Pentland. À huit heures, ils en eurent des nouvelles — un berger avait vu passer une heure auparavant quatre hommes drôlement arrangés.

— Un pour chacun, dit Clem, et il brandit son bâton.

— Cinq, dit Hobb.

— Mordieu, mais le père est un homme.

— Et il était gris encore.

Et alors ils eurent ce que mon auteur appelle « une triste déception » car ils se virent devancés par une troupe armée de voisins accourus pour les aider dans leur poursuite. C’est avec quatre figures fort renfrognées qu’ils accueillirent ce supplément de secours.

— Le Diable les emporte, dit Clem, et depuis ce moment ils chevauchèrent à l’arrière de la troupe, la tête basse.

Avant dix heures ils avaient trouvé les gredins et s’en étaient emparés ; à trois heures de l’après-midi, comme ils remontaient le Vennel avec leurs prisonniers, ils aperçurent une troupe de gens portant au milieu d’eux quelque chose qui ruisselait.

— C’était le corps du sixième, dit Kirstie, la tête écrasée comme une noisette, il avait été emporté pendant la nuit par le torrent d’Hermiston ; il avait dû cogner contre les rochers, frotter et rouler sur les bas-fonds, et se jeter la tête la première dans les chutes de Spango ; au point du jour la Tweed l’avait pris et emporté comme le vent, car elle était très grosse alors et elle fila avec lui, le frotta contre ses berges, et puis elle joua avec lui pendant un bon moment dans les sombres cascades qui sont sous le château, puis à la fin des fins, elle le lança sur l’avant-bec du pont de Crossmichael. De sorte qu’enfin, ils y étaient tous (car Dickieson avait été ramené depuis longtemps dans une charrette) et les gens ont pu voir alors quel fameux homme était mon frère pour avoir tenu tête à six et sauvé l’argent, pendant qu’il était gris encore.

Ainsi mourut de blessures honorables et en savourant sa renommée, Gilbert Elliott de Cauldstaneslap. Mais ses fils tirèrent presque autant de gloire de cette affaire. Leur hâte sauvage, l’adresse de Dandie pour trouver et suivre les traces, leur cruauté avec Dickieson qui était blessé (car ce n’était un secret pour personne dans le pays), le sort que tout le monde supposait destiné aux autres, tout frappait et excitait l’imagination populaire. Un siècle auparavant le dernier des ménestrels aurait pu chanter dans sa dernière ballade cette lutte et cette poursuite homériques ; mais la poésie était morte ; ou bien peut-être s’était-elle réincarnée en la personne de Sheriff Scott, mais en tous cas, les habitants dégénérés de la lande durent se contenter de raconter l’histoire en prose, et de faire des « Quatre Frères Noirs » une sorte d’entité, dans le genre de celle des « Douze Apôtres » ou des « Trois Mousquetaires ».

Ces héros de ballade, Robert, Gilbert, Clément et Andrew — ou plutôt Hobb, Gib, Clem et Dand Elliott, d’après les diminutifs de la frontière — avaient beaucoup de traits communs ; en particulier le sens élevé de la famille et de l’honneur familial ; mais ils avaient des manières d’agir différentes, tantôt ils réussissaient, tantôt ils échouaient dans leurs diverses professions. D’après Kirstie, ils avaient tous, excepté Hobb, « une araignée au plafond ». Le laird Hobb était réellement un homme comme il faut. Doyen de la paroisse, jamais on n’avait surpris un juron sur ses lèvres, depuis la poursuite des meurtriers de son père, sauf peut-être deux ou trois fois lorsqu’on tondait les brebis. L’aspect sous lequel il s’était montré dans cette nuit mémorable disparut comme si une trappe l’avait englouti. Lui, qui avait trempé avec délice ses mains dans le sang encore chaud, lui qui avait foulé aux pieds de son cheval Dickieson, devint, à partir de ce moment, le modèle ferme et presque hargneux des propriétaires champêtres, sachant profiter adroitement des prix élevés durant la guerre, et déposer chaque année un petit pécule à la banque pour les jours malheureux. Le solide et gros bon sens de ses paroles, lorsqu’on arrivait à le faire parler, le faisait approuver et même consulter de plus grands propriétaires que lui ; le ministre, M. Torrance, l’estimait particulièrement et le considérait comme son bras droit dans la paroisse et comme le modèle des pères de famille. La transformation fatale n’avait duré qu’un moment ; le vieux Barberousse, le vieil Adam qui fut notre ancêtre, dort dans chacun de nous jusqu’à ce qu’une circonstance propice vienne le stimuler ; quelque modéré qu’il parût maintenant, Hobb avait donné, une fois pour toutes, la mesure du démon qui le hantait. Il était marié, et à cause du lustre que lui avait donné cette nuit légendaire, il était adoré de sa femme. Il avait une troupe de petits enfants robustes, qui couraient nu-pieds et suivaient en caravane le long chemin de l’école, en marquant les étapes de ce pèlerinage par des actes de méchanceté et de maraudage, qui les faisaient appeler dans le pays « les petites pestes ». Mais, à la maison, si « papa y était » ils se tenaient tranquilles comme des souris. En somme, Hobb traversait la vie très paisiblement, récompense de tout homme qui a tué son semblable, dans des circonstances terribles et dramatiques, au milieu d’un pays à la fois emmailloté et bâillonné par la civilisation.

C’était une remarque que les Elliott avaient « du bon et du mauvais comme les sandwiches » ; et, en vérité, il y avait parmi eux un curieux mélange, les hommes d’affaires alternant avec les rêveurs. Le second frère, Gib, tisseur de profession, avait fait de bonne heure la connaissance du monde à Édimbourg et il était revenu à la maison après s’y être roussi les ailes. L’exaltation qui était dans sa nature l’avait conduit à embrasser avec enthousiasme les principes de la Révolution française, et avait fini par l’amener sous la coupe de Mylord Hermiston, lors de son furieux assaut contre les libéraux, lorsqu’il envoya Muir et Palmer en exil et réduisit en poudre le parti. On chuchotait que Mylord, malgré son mépris profond pour le mouvement, s’était laissé influencer par le souvenir du voisinage des Elliott et avait donné à Gib un avertissement. Comme il le rencontrait un jour à Poterow, Mylord s’arrêta en face de lui :

— Gib, que vous êtres idiot, dit-il. Qu’est-ce que j’entends dire de vous ? La politique, politique, politique, politique d’un tisseur, allons donc. C’est bien votre affaire. Si vous n’êtes pas encore totalement abruti, vous retournerez à Cauldstaneslap et vous reprendrez votre métier, votre métier de tisseur, mon ami.

Et Gilbert l’avait pris au mot et était rentré à la maison de son père avec une précipitation presque digne d’un fuyard. Sa marque d’hérédité familiale la plus prononcée était ce don de prière dont s’était vantée Kirstie ; et le politicien désabusé tournait maintenant son attention vers les questions religieuses, ou comme d’autres le disaient, vers l’hérésie et le schisme. Tous les dimanches, le matin, il allait à Crossmichael où il avait formé, homme par homme, un secte d’une douzaine de personnes s’appelant elles-mêmes « Le Restant des vrais fidèles de Dieu », ou, plus brièvement « Le Restant de Dieu ». Pour les profanes, c’était « les Diables de Gib ». Baillie Sweedie, connu pour ses bons mots dans la ville, jurait que les séances s’ouvraient toujours par l’air : « Que le Diable s’envole avec le rat de cave », et que le sacrement était administré sous la forme de whisky-toddy bouillant, mais ce n’était que pure méchanceté à l’adresse de l’évangéliste qui avait été soupçonné de contrebande dans sa jeunesse, et qui avait été surpris ainsi (c’était la phrase consacrée) dans les rues de Crossmichael un jour de foire. On savait que chaque dimanche ils priaient pour que Dieu bénisse les armes de Bonaparte. À cause de cela, les membres du « Restant de Dieu » tandis qu’ils se dispersaient au sortir du cottage qui leur servait de temple, avaient été à plusieurs reprises attaqués à coup de pierre par les enfants, et Gib lui-même avait été hué par un escadron de volontaires de la Frontière, où se trouvait son propre frère Dand en uniforme et l’épée à la main. En outre, on croyait que les « Restants » avaient des principes antinomiens[4], et cela seul aurait pu être un grief sérieux, mais étant donné la manière dont l’opinion publique était tournée alors, le scandale de Bonaparte noya et fit oublier tout cela. Au reste, Gilbert avait installé son métier de tisseur dans un hangar à Cauldstaneslap et il y travaillait assidûment six jours de la semaine. Ses frères, effrayés de ses opinions politiques et désireux d’éviter les dissensions dans la famille, lui parlaient peu, et lui leur parlait moins encore, absorbé qu’il était par l’étude de la Bible et par une prière presque constante. À Cauldstaneslap ce tisseur émacié se comportait comme une nourrice sèche avec les enfants, et ceux-ci l’aimaient beaucoup. On le voyait rarement sourire, sauf quand il avait un enfant dans les bras, et vraiment on ne souriait pas beaucoup dans cette famille. Quand sa belle-sœur le raillait et lui disait qu’il devrait se marier pour avoir des enfants à lui puisqu’il les aimait tant :

— Mon âme n’a aucune lumière sur ce point, répondait-il.

Si personne ne l’appelait pour dîner il restait dehors. Mrs Hobb, une femme dure, antipathique, en fit une fois l’expérience. Il passa tout le jour sans nourriture, mais au crépuscule, quand la lumière commença à baisser, il rentra de lui-même dans la maison avec un air embarrassé :

— Un grand esprit de prière a soufflé sur mon âme, dit-il. Je ne peux pas seulement me rappeler ce que j’ai mangé pour dîner.

La foi du « Restant » trouvait un appui dans la vie de son fondateur.

— Et pourtant, je ne sais pas, disait Kirstie, il n’est peut-être pas plus mauvais que ses voisins. Il va avec les autres et il a du cœur à l’ouvrage, à ce qu’on dit. Les restants de Dieu ! Les Radoteurs du Diable. Tout au moins, il n’y avait guère de Christianisme dans la manière dont Hobb se conduisit vis-à-vis de Dickieson, mais Dieu sait. Est-il chrétien seulement ? Il pourrait être un mahométan, ou un diable, ou un adorateur du feu, pourquoi pas ? cela ne m’étonnerait pas.

Le troisième frère avait son nom « M. Clement Elliott » écrit sur une plaque de cuivre aussi longue que le bras à la porte de sa maison de Glasgow. Chez lui, cet esprit d’innovation qui s’était manifesté timidement chez Hobb par l’emploi de nouveaux engrais, qui avait précipité Gilbert vers une politique subversive et une religion hérétique, avait porté en lui des fruits utiles sous la forme de nombreux et ingénieux perfectionnements mécaniques. Dans son enfance, sa passion pour arranger ensemble des morceaux de bois et des ficelles l’avait fait regarder comme le plus original de la famille. Mais cela était loin maintenant, il était associé dans une affaire et pensait bien mourir bailly. Lui aussi était marié, et il élevait une nombreuse famille dans la fumée et le tintamarre de Glasgow ; il était riche, et on disait tout bas qu’il aurait pu acheter six fois les biens de son frère le laird ; et quand il filait vers Cauldstaneslap pour des vacances bien gagnées, ce qu’il faisait aussi souvent qu’il pouvait, il étonnait les voisins avec son drap fin, son chapeau de castor et les plis si amples de sa cravate. Bien qu’il fût au fond un homme tout à fait posé, du genre de Hobb, il avait contracté à Glasgow une vivacité et un certain aplomb qui lui allaient bien. Tous les autres Elliott étaient secs comme des râteaux, mais lui commençait à engraisser et il soufflait péniblement quand il lui fallait mettre ses bottes. Dand disait en riant sous cape :

— Eh, Clem est gras comme un moine.

— Et mettons comme un prieur, ripostait Clem. Et on admirait sa présence d’esprit.

Dand, le quatrième frère, était berger, et, quand il voulait s’y mettre, il excellait dans son métier. Personne ne savait dresser un chien comme Dandie ; personne ne pouvait braver plus vaillamment les périls des grandes tempêtes d’hiver. Mais, si son adresse était merveilleuse, son activité était fantasque ; il servait son frère pour avoir la table et le lit et un peu d’argent de poche quand il lui en fallait. Il aimait assez l’argent, savait fort bien le dépenser, et pouvait faire de bons marchés s’il en avait envie. Mais il préférait savoir vaguement qu’il avait le vent en poupe plutôt que d’avoir de l’argent comptant en poche ; il se sentait plus riche ainsi. Hobb lui faisait des remontrances.

— Je suis un berger amateur, répliquait Dand. Je garde tes moutons quand j’en ai envie, mais je garde aussi ma liberté. Il n’y a personne qui puisse comprendre mes capacités.

Clem lui expliquait les merveilleux résultats des intérêts composés et lui recommandait certains placements.

— Eh, mon ami, disait Dand ; crois-tu que si j’avais l’argent de Hobb, je n’aimerais pas mieux le boire ou le manger avec les filles. Et d’ailleurs, mon royaume n’est pas de ce monde. Ou je suis un poète, ou je ne suis rien.

Clem faisait appel à la vieillesse.

— Je mourrai jeune, comme Robbie Burns, répliquait-il crânement.

Sans doute, il avait un certain talent pour faire les vers légers. Son « Torrent d’Hermiston », avec son joli refrain :

J’aime aller en rêvant
Où l’on va trébuchant
Dans le lit du torrent,


ses « Vieux Elliott du temps passé, Elliott froids comme la pierre, Vieux Elliott hardis et durs », et sa poésie réellement charmante sur la « Pierre du Tisseur en prière », lui avaient acquis dans le voisinage la réputation, encore possible en Écosse, d’un barde de clan ; et, bien que ses vers ne fussent pas imprimés, ils étaient connus au dehors par d’autres auteurs qui étaient ou devaient devenir célèbres. Walter Scott doit à Dandie le texte du « Raid de Wearie » dans le Ménestrel ; il l’avait reçu chez lui et avait goûté son talent, tout simple qu’il fût, avec sa générosité habituelle. Le berger Ettrick était son ami intime ; ils se donnaient rendez-vous, buvaient, à l’excès, se beuglaient leurs poésies à la face l’un de l’autre, se querellaient et se réconciliaient du matin au soir. En outre de ces relations, qu’on pourrait presque qualifier d’officielles, Dandie, grâce à son talent, était le bienvenu dans les fermes de plusieurs vallons environnants, et il se trouvait ainsi exposé à de nombreuses tentations qu’il cherchait plutôt qu’il ne les évitait. Un jour il avait pris l’attitude du repentir pour remplir à la lettre le rôle que la tradition prêtait à son héros et à son modèle. Les vers humoristiques adressés à cette occasion à M. Torrance : « Je suis encore debout et je soutiens la vue… » trop audacieux pour qu’on puisse en faire une citation plus longue, traversèrent le pays comme une croix de feu ; ils étaient récités, cités, commentés, et on s’en amusait depuis Dumfries d’un côté jusqu’à Dumbar de l’autre.

Ces quatre frères étaient unis par un lien très étroit, le lien de cette mutuelle admiration — ou plutôt de cette vénération réservée ordinairement aux héros — si forte chez les membres des familles vivant dans la campagne, quand ils ont beaucoup de moyens et peu d’instruction. Les plus dissemblables s’admiraient. Hobb, qui était aussi poète qu’une paire de pincettes, se vantait de trouver du plaisir dans les vers de Dand ; Clem, qui n’avait pas plus de religion que Claverhouse, nourrissait au fond de son cœur pour Gib une admiration qui le faisait rester bouche bée devant ses prières ; et Dandie suivait avec joie les progrès de la fortune croissante de Clem. L’indulgence suivait de près l’admiration. Le laird, Clem et Dand, tous trois Tories et patriotes des plus ardents, excusaient entre eux, avec quelque timidité, les hérésies radicales et révolutionnaires de Gib. Formant un autre groupe, le laird, Clem et Gib, tous trois hommes d’une vertu rigide, avalaient la pilule des frasques de Dand, les considérant comme une marque distinctive du génie poétique et une sorte d’entrave et d’épreuve auxquelles la mystérieuse providence de Dieu soumettait les bardes. Pour apprécier à sa juste valeur la simplicité de leur admiration mutuelle, il fallait entendre Clem, quand il arrivait pour une de ses visites, traiter avec une ironie continuelle les affaires et les personnes de la grande ville de Glasgow où il vivait et négociait. Les divers personnages, ministres du culte, officiers municipaux, gros bonnets du commerce, dont il avait l’occasion de parler, étaient tous indistinctement dénigrés, car ils ne devaient servir que de réflecteurs pour projeter une lumière flatteuse sur la maison de Cauldstaneslap. Le recteur, pour lequel, par exception, Clem gardait un certain respect, était toujours comparé à Hobb.

— Il me rappelle le laird ici présent, disait-il. Il est d’un seul bloc et il a quelque chose de la grandeur de Hobb, il a la même manière de fermer la bouche quand il n’est pas content.

Et Hobb, inconsciemment, abaissait sa lèvre supérieure et faisait, comme pour aider à la comparaison, l’énorme grimace en question. Le desservant de l’église de Saint-Enoch, qui ne lui plaisait pas, fut brièvement expédié.

— S’il allait seulement à la cheville de Gib, il les réveillerait bien tous.

Et Gib, le brave homme, baissait les yeux et souriait discrètement. Clem était semblable à un espion qu’ils auraient envoyé dans le monde des humains. Il était revenu avec la bonne nouvelle qu’il n’y avait personne de comparable aux « Quatre Frères Noirs », aucune position qu’ils n’honoreraient, aucun fonctionnaire qu’ils ne remplaceraient avec avantage, aucun intérêt de l’humanité, spirituel ou matériel, qui ne deviendrait immédiatement florissant sous leur direction. Deux mots excusent leur erreur : ils étaient à peine séparés des simples paysans par l’épaisseur d’un cheveu. Leur bon sens se manifestait en ceci, que ces symptômes de vanité campagnarde restaient entièrement en famille, suivant en cela quelque secrète coutume ancestrale. Devant les étrangers, leurs visages sérieux n’étaient jamais défigurés par l’ombre d’un sourire d’amour-propre. Ils étaient connus pourtant.

— Ils sont assez contents d’eux-mêmes, disait-on dans le pays.

Enfin, dans une histoire de la Frontière, il faut donner les surnoms. Hobb était le « Laird ». « Roi ne puis, prince ne daigne » ; il était le laird de Cauldstaneslap, cinquante acres[5], ipsissimus. Clément était M. Elliott, comme sur sa plaque, son ancien sobriquet « Dafty »[6] avait été abandonné, n’étant plus applicable, et en vérité il n’aurait fait que rappeler l’erreur et la sottise du public ; et le plus jeune, en l’honneur de ses pérégrinations perpétuelles, était connu sous le sobriquet de Randy-Dand[7].

Il est clair qu’Archie ne tira pas tous ces renseignements de sa tante, qui avait trop bien toutes les faiblesses de la famille pour en juger impartialement les membres. Mais, au bout d’un certain temps, Archie commença à s’apercevoir d’une omission dans la chronique familiale.

— N’y a-t-il pas aussi une fille ? demanda-t-il.

— Oui, Kirstie, Elle a reçu mon nom ou du moins celui de ma grand-mère, c’est la même chose, répondit, la tante, et elle recommença à parler de Dand qu’elle préférait secrètement à cause de sa galanterie.

— Mais comment est-elle ? votre nièce, dit Archie, profitant de la première occasion qui se présenta.

— Elle ? Noire comme votre chapeau. Mais, je ne crois pas qu’elle ait tout à fait ce que vous appelez mauvaise façon. Non, c’est une jolie coquine, une espèce de bohémienne, dit la tante, qui avait deux séries de poids différents pour les hommes et pour les femmes, peut-être serait-il encore plus juste de dire qu’elle en avait trois, et que la troisième et la plus lourde était pour les jeunes filles.

— Comment se fait-il que je ne l’aie jamais vue à l’église ? dit Archie.

— Vraiment ? Je crois qu’elle est à Glasgow avec Clem et sa femme. Elle en tirera grand chose de bon ! Je ne dirais pas cela pour les hommes, mais où les femmes sont nées, il faut qu’elles restent. Grâce à Dieu, je n’ai jamais été plus loin que Crossmichael.

Cependant, Archie commença à trouver étrange, tandis qu’elle chantait ainsi les louanges de ses parents et se réjouissait manifestement de leur vertu et, je puis dire aussi, de leur vice, comme de choses honorables pour elle-même, de n’apercevoir pas la moindre trace de cordialité entre la maison d’Hermiston et celle de Cauldstaneslap. En allant à l’église le dimanche, Madame la Gouvernante marchait la jupe relevée en laissant apercevoir trois plis de son jupon blanc, et, si la journée était belle, se drapait dans son plus beau cachemire aux couleurs éclatantes ; elle rejoignit un jour ses parents qui allaient plus lentement dans la même direction. Naturellement, Gib était absent : à la pointe du jour il était allé à Crossmichael rejoindre ses compagnons d’hérésie ; mais le reste de la famille était là, marchant en bon ordre, Hobb et Dand, raides dans leurs hautes cravates, se redressant de toute leur haute stature, la figure grave et sombre, leur plaid sur l’épaule ; la troupe des enfants, tout reluisants de propreté, éparpillés sur les côtés de la route et rappelés à chaque instant par les appels aigus de la mère ; puis, la mère elle-même qui, par une circonstance capable d’offrir un sujet de réflexion à un observateur plus expérimenté qu’Archie, portait un châle presque identique à celui de Kirstie, mais encore un peu plus fastueux et visiblement plus neuf. À cette vue, Kirstie se grandit — Kirstie fit valoir son profil classique — Kirstie tint son nez en l’air et ses narines ouvertes, son sang vif monta dans ses joues fermes, les teignant d’une délicate teinte rosée.

— Bien le bonjour, madame Elliot, dit-elle sur un ton où l’amabilité et l’hostilité se mêlaient gentiment.

— Un bien beau jour, n’est-ce pas, madame ? répondit la femme du Laird avec une politesse merveilleuse, en déployant son plumage, autrement dit en mettant en valeur avec un art inconnu des simples hommes, les dessins de son cachemire. Derrière elle, tout Cauldstaneslap marchait en rang serré et on se sentait d’une façon indéfinissable en présence de l’ennemi. Et tandis que Dandie saluait sa tante avec une certaine familiarité propre aux gens bien en cour, Hobb continuait sa marche, imposant dans sa raideur. Cette attitude de la famille semblait être la conséquence de quelque terrible querelle. Au début, les deux femmes avaient dû être les principaux acteurs de ce duel, mais le Laird, dont les oreilles avaient été probablement bien édifiées, fut entraîné dans la brouille trop tard pour être compris dans la réconciliation à fleur de peau du temps présent.

— Kirstie, dit un jour Archie, qu’est-ce que vous avez donc contre votre famille ?

— Je ne m’en plains pas, dit Kirstie en rougissant, je ne dis rien.

— Je vois que vous ne dites pas même bonjour à vos neveux, dit-il ;

— Je n’ai rien à me reprocher, dit-elle. Je puis dire la prière du Seigneur en toute bonne conscience. Si Hobb était malade ou en prison, ou pauvre, j’irais le voir avec joie. Mais pour faire des courbettes, des compliments, des commérages, merci.

Archie sourit légèrement et s’appuyant sur le dossier de sa chaise :

— Je crois que Mme  Robert et vous, n’êtes pas bonnes amies, dit-il finement, quand vous avez vos châles de cachemire.

Elle le regarda en silence, l’œil étincelant et avec une expression énigmatique ; et ce fut tout ce qu’Archie devait connaître de la bataille des châles de cachemire.

— Aucun d’eux ne vient-il jamais vous voir ici ?

— Monsieur Archie, dit-elle, j’espère que je sais mieux me tenir à place. Ce serait une drôle de chose, je pense, si j’allais encombrer la maison de votre père avec cela, — je puis bien le dire — avec toute cette clique sale et noire, dont, sauf moi, il n’en est pas un qui soit digne de laver vos planchers. Non, ils ont tous été gâtés par le sang noir des Elwalds. Je ne puis pas souffrir les gens noirs.

Puis, s’apercevant soudain du teint d’Archie :

— Ça n’a pas d’importance pour les hommes, se hâta-t-elle d’ajouter, mais il n’y a personne qui ne puisse nier que ça ne va pas aux femmes. En tous cas, les longs cheveux, c’est leur ornement. Nous en avons de bons garants — c’est même dans la Bible — qui pourrait dire que l’apôtre ne pensait pas à une belle jeune fille aux cheveux d’or ? l’Apôtre et puis tous, car qu’est-ce qu’ils étaient, sinon des hommes tout comme vous ?



  1. Hors la loi.
  2. Président de la Cour héraldique du blason en Écosse.
  3. Le col de la pierre froide.
  4. Secte qui enseignait qu’après le don de l’Évangile, la loi morale n’était pas obligatoire.
  5. 20 hectares.
  6. Le feu.
  7. Dand-le-Coureur.