Hermiston, le juge-pendeur/Préface

Fontemoing (p. v-xvii).


PRÉFACE


I


« Weir of Hermiston s’arrête brusquement à l’entrée du neuvième chapitre : c’est, je crois, le matin même du jour de sa mort que Stevenson en a dicté les dernières phrases. Et ainsi ce Weir reste, dans son œuvre, un simple fragment, comme dans l’œuvre de Dickens le Mystère d’Edwin Drood, et Denis Duval dans celle de Thackeray. Mais son importance littéraire est pour nous relativement plus grande : car si les fragments d’Edwin Drood et de Denis Duval tiennent une place fort honorable parmi les écrits de Dickens et de Thackeray, parmi ceux de Stevenson le fragment de Weir tient incontestablement la première place. »

C’est en ces termes que M. Sidney Colvin, conservateur des estampes au British Museum, et l’un des plus intimes confidents de R.-L. Stevenson, présentait naguère au public anglais l’ouvrage posthume de son ami ce Weir of Hermiston qui vient enfin de nous être traduit par M. Albert Bordeaux avec un exemplaire souci de fidélité littéraire ; et pour fort que soit l’éloge, peut-être n’est-il pas excessif. Je ne me souviens pas, en effet, que l’auteur du Cas du Dr  Jekyll, du Prince Otto, et de l’Île au Trésor ait jamais rien écrit de plus intéressant que ce fragment de Weir of Hermiston, ni qui donne de son talent une plus haute idée. Mais c’est à la condition de prendre d’abord ce fragment pour ce qu’il est : une simple esquisse, la première ébauche d’une œuvre que l’auteur n’eût point manqué ensuite de remanier et de mettre au point, avec la conscience méticuleuse qu’il apportait à ses moindres travaux. Et le plaisir que nous procure ce roman inachevé n’est pas, comme celui qui nous vient de l’Edwin Drood de Dickens, un plaisir tout objectif, l’abandon complet de nous-mêmes à la fantaisie du conteur : nous en jouissons au contraire indirectement et par réflexion, en devinant sous ces aventures à peine indiquées la qualité de l’âme qui les a conçues, et, à travers ces chapitres trop longs ou trop courts, en nous représentant l’œuvre vivante, harmonieuse et belle, qu’avait rêvée Stevenson.

Il avait rêvé de faire de ce roman le plus parfait de ses livres, celui qui porterait témoignage de ses dons de poète et de psychologue. « Rappelez-vous ma prédiction, écrivait-il en décembre 1892 à M. Baxter : c’est ce roman-là qui sera mon chef-d’œuvre ! » Il en avait déjà, à cette époque, fixé le plan général et esquissé les principales figures. « Mon juge-pendeur, écrivait-il à M. Baxter, est dès à présent une très belle chose, et, — jusqu’au point de mon récit ou, je suis arrivé, — le meilleur à beaucoup près de tous mes personnages. » Mais surtout il avait depuis longtemps arrêté le caractère et la portée qu’il devrait donner à son livre. À côté, au-dessus de ses romans d’aventure, où il ne cessait point de s’employer entre temps, il avait formé le projet d’une œuvre plus littéraire et plus haute, d’une façon de grande tragédie, très réaliste tout ensemble et très pathétique, telle enfin que personne, après l’avoir lue, ne pourrait plus lui reprocher d’être un simple amuseur.

Aussi ce Weir of Hermiston a-t-il été, durant les quatre ou cinq dernières années de sa vie, l’incessant objet de ses préoccupations. Il en parlait, dans toutes ses lettres, d’un ton parfois triomphant, et parfois découragé : toujours infatigable, à questionner ses amis sur tel nom, tel endroit, telle particularité locale, sur toute sorte de menus détails d’histoire ou de législation qu’il jugeait nécessaires à la perfection de son œuvre. Flaubert lui-même, peut-être, ne s’est pas plus obstinément documenté pour son roman carthaginois que Robert-Louis Stevenson pour cette histoire tout intime d’une famille écossaise.

Mais au lieu de corriger patiemment son texte d’année en année, comme faisait Flaubert, Stevenson préférait le récrire tout entier : car avec ses rêves de perfection formelle c’était surtout, de nature, un merveilleux improvisateur. Ces premiers chapitres de Weir of Hermiston, que dix ans durant il avait préparés, il les a dictés d’une seule traite, aux dernières semaines de sa vie. Et de là vient sans doute l’étrange impression qu’ils nous donnent, l’impression d’une œuvre qui serait à la fois très hâtive et très travaillée, rudimentaire et presque parfaite. Ce n’est en effet qu’une ébauche, mais à tout moment la trace s’y découvre d’un laborieux effort et d’une réflexion prolongée. Les caractères, notamment, y ont un relief, une précision, une profondeur admirables : à peine se montrent-ils qu’ils vivent déjà devant nous. Et leur forte vérité ressort d’autant plus frappante que l’ensemble du récit garde, malgré cela, les allures légères et fantaisistes d’un conte, courant de-ci de-là, avec de longues stations, et mille détours imprévus. Ainsi, par une coïncidence singulière, ces chapitres ébauchés sont vraiment pour nous ce que Stevenson avait espéré que serait son livre : une façon de testament littéraire. Et peut-être même le sont-ils mieux encore que n’aurait été son livre, s’il eût pu l’achever : car nous y trouvons l’écrivain qu’il était et celui qu’il avait rêvé d’être. L’amuseur y conserve sa place à côté de l’artiste.

L’amuseur, cependant, est suffisamment connu : et d’ailleurs aucune analyse ne saurait suppléer, pour le faire connaître, à la lecture de cette prose si souple, si variée, d’un entrain et d’une élégance si irrésistibles, qu’il n’y a pas en Angleterre lettrés ni ignorants qu’elle n’ait conquis. Mais il y avait sous cet amuseur un artiste de race, un romancier-poète capable de s’élever d’instinct aux conceptions les plus hautes, et aussi merveilleusement doué pour l’observation que pour l’invention. Celui-là n’apparaît nulle part plus clairement que dans cette ébauche de Weir of Hermiston : et c’est lui surtout que je voudrais signaler.


II


La première intention de Robert-Louis Stevenson paraît avoir été de décrire et de célébrer, dans son roman, l’Écosse, sa patrie, dont on sait que depuis de longues années la maladie, et peut-être un peu aussi son humeur nomade, l’avaient exilé. « C’est une chose étrange, écrivait-il de Samoa en 1892 à son compatriote M. Barrie, que, vivant ici dans les mers du sud, entouré d’une nature si nouvelle pour moi et si pittoresque, mon imagination ne cesse point de hanter les froides vieilles collines d’où nous sommes venus. J’ai fini David Balfour[1] ; j’ai en train un autre roman, dont l’action se passe partie en France et partie en Écosse ; et voici que j’en commence encore un troisième, qui sera tout écossais, avec notre immortel Braxfield pour héros principal ! »

Je reviendrai tout à l’heure sur « l’immortel Braxfield », et sur le rôle qu’il joue dans Weir of Hermiston. Mais ce n’est pas lui, en vérité, c’est l’Écosse qui est le principal héros du roman de Stevenson. De la première à la dernière page, on sent que l’imagination de l’auteur « continuait de hanter les froides vieilles collines » couvertes de bruyères. Paysages, peintures de mœurs, légendes et traditions, tout concourt à répandre sur ces chapitres une couleur si typique que les plus écossais des romans de Walter Scott, en comparaison, perdent un peu de leur caractère national. Il n’y a pas jusqu’au style qui ne soit tout local, tant y surabondent les expressions écossaises, encombrant le dialogue et s’infiltrant par places dans le récit lui-même. M. Sidney Colvin a dû joindre au volume un glossaire pour les expliquer ; mais encore y en a-t-il qui, malgré le glossaire, nous demeurent inintelligibles. Elles prouvent du moins combien était resté présent, chez le citoyen de Samoa, le souvenir du pays natal. Et c’est ce que prouvent aussi, plus agréablement pour nous, l’exquise fraîcheur des descriptions, la vérité vivante des portraits, et jusque dans les caractères quelque chose de concentré, d’entier, et d’un peu sauvage, qui leur donne à tous un air de famille des plus saisissants.

Cet air de famille, toutefois, n’empêche pas les divers personnages du roman de garder chacun une personnalité très distincte : et l’on dirait même que l’auteur s’est complu à en accentuer le contraste. Il a pris pour sujet la vieille histoire de Brutus. Mais de son Brutus il a fait un magistrat écossais, cachant sous la rudesse de ses dehors une affection profonde pour l’héritier de sa race. Et afin de porter son histoire au plus haut degré d’émotion tragique, il a encore imaginé de faire de ce magistrat une manière de monstre, un juge-pendeur, tel qu’avait été au siècle passé le légendaire Braxfield, dont voici le portrait dans une chronique du temps : « Brun et fortement bâti, avec des sourcils épais, des yeux cruels, des lèvres menaçantes, une voix caverneuse, il avait l’apparence d’un formidable forgeron. Son accent et son dialecte étaient écossais avec exagération : son langage, comme sa pensée, bref, dur et tranchant. Illettré et sans le moindre goût des plaisirs raffinés, la force naturelle de son intelligence ne faisait qu’aggraver son dédain pour toute nature moins rude que la sienne. Jamais il n’était aussi bien dans son élément que lorsqu’il pouvait repousser l’appel désespéré d’un accusé, et l’envoyer à la potence avec un sarcasme insultant : ce qu’il faisait, cependant, non point par cruauté, car il avait trop de santé et une humeur trop joviale pour pouvoir être cruel ; mais c’était sa rudesse qui s’épanchait là. »

Trait pour trait, Stevenson a copié sur ce modèle la figure et le caractère de son Adam Weir, lord clerc de justice au tribunal d’Édimbourg. Mais de l’ébauche du vieux chroniqueur il a fait sortir un être plein de vie et de vérité, un « formidable forgeron » d’un relief si puissant, qu’il faut remonter jusqu’aux romans de Balzac pour trouver des types qu’on lui puisse comparer Encore n’est-ce pas après de longues pages, comme Grandet ou Hulot, que ce type nous apparaît dans sa terrifiante grandeur. Dès les premières lignes du récit nous le découvrons tel qu’il est, avec son mélange de rudesse et de jovialité ; et, depuis lors, sa seule approche nous fait frissonner.


III


Telle qu’elle est, je ne saurais trop le redire, l’esquisse posthume de Weir of Hermiston constitue pour nous un document littéraire d’un intérêt capital. L’auteur nous y donne la mesure complète des ressources, et des limites aussi, de son talent créateur. Nous y voyons clairement, par exemple, que malgré tout son effort et sa meilleure volonté, il ne serait jamais parvenu à bien composer un roman, ni à fixer sur un sujet unique l’incessante mobilité de sa fantaisie. Les quatre frères noirs tiennent autant de place, dans son livre, que le vieux juge et son fils : interrompant, au grand dommage de l’unité du récit, une action dramatique où ils n’avaient rien à faire. Christine elle-même, l’héroïne, est quelque peu banale, comme d’ailleurs la plupart des jeunes filles dans les romans de Stevenson : Mais avec quelle force il a dessiné, en revanche, la tragique image de ses deux héros, et combien de nuances délicates il a notées dans leurs âmes ! Comme il a su par quelques touches légères nous indiquer le contraste de ces deux natures, et en même temps nous faire sentir leur ressemblance foncière ! Conteur délicieux et aimable poète, pour la première fois il s’est montré un grand romancier. Et ce n’est pas sans raison que tous les critiques anglais, d’accord avec M. Sidney Colvin, ont reconnu dans cette œuvre inachevée son véritable chef-d’œuvre.


T. de Wyzewa.



  1. C’est le roman écossais qui a paru sous le titre de Kidnapped.