Discours sur les psaumes (Augustin)/Psaumes XXXI à XL
PREMIER DISCOURS SUR LE PSAUME 31.
modifierLE VÉRITABLE JUSTE.
modifierNous sommes tous conçus dans l’iniquité, donc nous ne devons notre justice qu’à la grâce qui nous prévient par cette clarté d’intelligence, par cette force de volonté, qui nous fait croire à la parole de Dieu et proclame hautement notre foi. Or, notre foi consiste principalement à croire et à confesser que nous sommes pécheurs et que c’est Dieu qui nous sauve.
1. A David, pour ce don de l’Esprit qui nous fait comprendre que la confession de nos fautes nous mène au salut, non par les mérites de nos œuvres, mais par la grâce de Dieu.
2. « Bienheureux ceux dont les fautes sont s remises, et dont les péchés ont été couverts[2] » ; dont les péchés sont mis en oubli. « Bienheureux l’homme à qui le Seigneur n’a point imputé son crime, et dont la bouche ne distille point la fraude » ; dont les paroles ne font pas ostentation de justice, quand sa conscience est pleine d’iniquités.
3. « Mes os ont vieilli parce que je gardais le silence[3] ». Ma force est devenue une vieillesse infirme, parce que ma bouche n’a point fait cette confession, qui obtient le salut[4]. « Néanmoins je criais tout le jour. » Dans mon impiété, je proférais contre Dieu des cris de blasphème, comme pour défendre mes fautes et les excuser.
4. « Parce que votre main s’est appesantie sur moi le jour et la nuit ». Parce que, sous la douleur incessante de vos vengeances, « je me suis retourné dans ma souffrance, dont d’aiguillon me déchirait »[5]. À la vue de ma misère, l’aiguillon de ma conscience m’a rendu malheureux.
5. « Diapsalma. J’ai connu mon péché et t n’ai point voilé mon injustice ». C’est-à-dire, je n’ai point caché cette injustice. « J’ai dit : J’attribuerai cette injustice, qui est bien la mienne, non point à Dieu, comme je le faisais quand je me taisais dans mon impiété, mais bien à moi-même ». « Et vous m’avez pardonné l’impiété de mon cœur »[6]. Quand vous avez vu l’aveu de mon cœur, avant l’aveu de mes lèvres.
6. « C’est pour cela que tout homme saint vous invoquera en temps opportun »[7]. Cette impiété du cœur fera monter vers vous la prière des saints. Car ils ne deviendront pas saints à cause de leurs propres mérites, mais à cause du temps favorable, ou de l’avènement de celui qui nous a rachetés de nos fautes. « Et toutefois au cataclysme des grandes eaux, ils ne s’approcheront point de lui ». Que nul ne s’y trompe, et ne s’imagine que quand le dernier jour nous surprendra, comme au temps de Noé, il pourra faire cet aveu des fautes qui nous rapproche de Dieu.
7. « Vous êtes mon refuge contre l’affliction qui m’environne »[8]. C’est en vous que je trouve un asile contre la douleur de mes fautes qui serre mon cœur. « Vous êtes ma joie, délivrez-moi de ceux qui m’investissent ». C’est en vous qu’est toute ma joie, délivrez-moi de la tristesse que me causent mes péchés.
8. « Diapsalma ». Réponse de Dieu. « Je te donnerai l’intelligence, et t’affermirai dans la voie où tu auras marché »[9]. En échange de ton aveu je te donnerai l’intelligence, afin
que tu n’abandonnes plus la voie que tu auras choisie, et ne recherches plus l’indépendance. « Mes regards se fixeront sur toi ». Je te confirmerai dans mon amour.
9. « Loin de vous de ressembler au cheval et au mulet, qui n’ont point d’entendement ». De là vient qu’ils se veulent conduire eux-mêmes. Et le Prophète répond : « Assujettissez leurs mâchoires au mors et au frein »[10]. Faites pour eux, ô mon Dieu, comme l’on fait pour le cheval et le mulet, contraignez-les par la douleur à subir votre direction. « Eux qui refusent de s’approcher de vous ».
10. « ils sont nombreux, les châtiments des pécheurs »[11]. Il a de rudes châtiments à subir celui qui refuse d’avouer ses fautes à Dieu, et qui prétend se conduire lui-même. « Pour celui qui espère en vous, il sera investi de vos miséricordes »[12]. Mais le Seigneur réserve ses faveurs à celui qui l’a pris pour guide et a mis en lui son espoir.
11. « O vous qui êtes justes, réjouissez-vous dans le Seigneur, livrez-vous à l’allégresse Réjouissez-vous, non plus en vous, mais bien dans le Seigneur, ô vous qui êtes justes ! « Et vous tous qui avez le cœur droit, glorifiez-vous en lui »[13]. Glorifiez-vous tous en Dieu, vous qui comprenez que nous devons lui être soumis, afin qu’un jour vous ayez ses préférences.
DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME 31.
modifierLA FOI ET LES ŒUVRES.
modifierLe salut nous vient de la foi et des bonnes œuvres qui suivent la foi. – Doctrine de saint Paul et de saint Jacques est en harmonie. – Foi d’Abraham. – Toute œuvre qui précède la foi est sans valeur. – Accord de saint Paul avec lui-même. – L’homme heureux est celui dont les péchés sont remis. – Nathanaël sous le figuier. – Confessons nos fautes comme le publicain. – Les eaux des doctrines. – La droiture du cœur.
1. J’ai entrepris, nonobstant ma faiblesse, d’exposer à votre charité, mes frères, le psaume que me signale principalement saint Paul, ainsi qu’a pu vous en convaincre la lecture que l’on vient de vous en faire, pour relever la grâce de Dieu et le mystère de notre justification qui s’opère sans que nulle de nos œuvres l’ait provoqué, mais par la bonté de Dieu notre Seigneur qui nous prévient. Soutenez donc tout d’abord ma faiblesse par vos prières, comme l’a dit l’Apôtre, « afin que Dieu m’ouvre la bouche et me donne de vous parler[14] », d’une manière qui soit sans péril pour moi et salutaire pour vous. Car ici l’esprit humain, naturellement inquiet et en suspens entre l’aveu de son infirmité et la présomption de ses forces, est souvent poussé deçà et delà avec un égal danger de tomber dans un précipice. En effet, s’il s’abandonne entièrement à sa propre faiblesse, dominé par cette pensée, il se dit que telle est la divine miséricorde pour tous les pécheurs, quels que soient leurs désordres et leur obstination, qu’à la fin ils recevront leur pardon, pourvu qu’ils croient que Dieu les délivrera, et leur pardonnera, en sorte que nul chrétien pécheur ne périsse, c’est-à-dire que nul ne puisse périr de tous ceux qui se disent en eux-mêmes : Quoi que je fasse, de quelque abomination, de quelque infamie que je sois souillé, quelque, nombreux que soient mes péchés, le Seigneur me délivrera dans sa miséricorde parce que j’ai cru en lui : si, dis-je, il en vient à croire que nul de ces coupables ne périt, il tombe dans une fausse croyance, sur l’impunité des crimes. Alors Dieu qui est juste, et dont le psaume chante la miséricorde et le jugement, non seulement la miséricorde mais aussi le jugement[15], trouve cet homme dans une fausse présomption de la bonté divine, abusant de la divine miséricorde pour sa propre perte, et ne peut que le damner. Une telle pensée est donc pour l’homme un dangereux précipice. Mais s’il redoute ce danger, au point de se confier en lui-même, et que par une téméraire présomption de sa justice et de ses forces, il se propose d’accomplir toute justice et d’observer exactement ce qu’ordonne la loi de Dieu, au point de ne pécher aucunement ; s’il se regarde comme tellement maître de sa vie qu’il puisse ne jamais tomber, ne jamais faiblir, ne jamais chanceler, ne jamais s’aveugler, et qu’il attribue ce résultat à la puissance de sa volonté ; quand même il accomplirait tout ce qui paraît juste aux yeux des hommes, sans qu’il parût rien de répréhensible dans sa vie, Dieu devrait encore punir cette présomption, cette vaine ostentation d’orgueil. Qu’est-ce donc ? si l’homme prétend se justifier lui-même, s’il présume de sa justice, il tombe : s’il considère attentivement sa faiblesse, et que se confiant en la divine miséricorde, il néglige de se purifier de ses taules, il se plonge dans l’abîme du vice, il tombe encore. Péril à droite en présumant de sa justice, péril à gauche en espérant l’impunité. Écoutons la voix de Dieu qui nous crie : « Ne vous détournez ni à droite ni à gauche2 ». vous appuyez point sur votre justice pour espérer le ciel, ni sur la divine miséricorde pour pécher. Précepte divin qui vous détourne de ce double écueil, et de l’exaltation de l’orgueil et de la profondeur du crime. Vous élever jusqu’à l’une, c’est appeler votre chute ; descendre jusqu’à l’autre, c’est vous engloutir. N’allez donc, dit le Sage, ni à droite ni à gauche. Je vous le répète en un mot, afin de le graver dans votre esprit : Ne vous appuyez point sur votre justice pour espérer le ciel, ni sur la divine miséricorde pour pécher. Que faire alors, me répondrez-vous ? Notre psaume nous l’enseigne : et j’espère, Dieu aidant, qu’après en avoir écouté la lecture et l’explication, nous connaîtrons la voie que nous devons prendre, ou dans laquelle nous devons nous tenir avec courage. Que chacun nous écoute selon ses facultés, et qu’il s’afflige ou se réjouisse selon que sa conscience va lui suggérer un vice à corriger, une vertu à applaudir. S’il s’aperçoit qu’il ait fait fausse route, qu’il revienne dans le bon chemin ; s’il se trouve dans la bonne voie, qu’il y marche afin d’arriver au but. Nul orgueil, hors du bon chemin ; nulle paresse en chemin.
2. Saint Paul nous affirme que ce psaume traite de la grâce qui nous fait chrétiens : c’est pourquoi j’ai voulu qu’on vous en fît la lecture. Afin d’établir la justice par la foi contre ceux qui vantaient la justice par les œuvres, l’Apôtre parle ainsi : « Quel avantage, dirons-nous, revint à Abraham, notre père selon la chair ? Car si Abraham a été justifié par ses œuvres, il a du mérite, mais non devant Dieu »[16]. Dieu nous préserve d’un semblable mérite ; écoutons plutôt cette parole : « Que celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur »[17]. Beaucoup d’hommes peuvent se glorifier de leurs œuvres, et vous trouvez bon nombre de païens qui refusent de se faire chrétiens, parce que leur vie leur paraît suffisante en bonnes œuvres. Bien vivre nous suffit, dit ce païen ; que pourra m’enseigner le Christ ? À régler ma vie ? Elle est réglée, qu’ai-je besoin du Christ ? Je ne commets ni homicide, ni vol, ni rapine, je ne désire point le bien d’autrui, je ne me souille d’aucun adultère. Que l’on trouve à reprendre dans ma vie, et quand on le fera, je me fais chrétien. Cet homme peut se glorifier, mais non devant Dieu. Il n’en est pas ainsi d’Abraham notre père. Tel est le point que l’Écriture signale à notre attention. Car il faut l’avouer, nous croyons tous que ce saint patriarche fut agréable à Dieu, nous reconnaissons et proclamons qu’Abraham a de la gloire devant Dieu, dit l’Apôtre : certes, nous le savons, et il est évident pour nous qu’Abraham est glorieux aux yeux de Dieu : mais s’il fut justifié par ses œuvres, il est glorieux devant les hommes et non devant Dieu. Or, il est glorieux devant Dieu, donc sa justification ne vient point de ses œuvres. Mais si la justification ne lui vient point de ses œuvres, d’où lui vient-elle ? L’Apôtre nous l’explique ensuite : « Que dit l’Écriture ?[18] » c’est-à-dire : À quoi l’Écriture a-t-elle attribué la justification d’Abraham ? « Abraham crut à Dieu, et cela lui fut imputé à justice »[19]. Donc ce fut à la foi qu’Abraham dut sa justification.
3. Mais lorsqu’on croit à la justification par la foi et non par les œuvres, il faut éviter un autre abîme que j’ai signalé. Voyez, me dira-t-on, que c’est par la foi, et non par les œuvres, qu’Abraham a été justifié, je puis donc vivre à mon gré, n’eussé-je en effet aucune œuvre sainte, pourvu que je croie en Dieu, cette foi me sera imputée à justice. L’homme qui a tenu ce langage, et a pris cette résolution, est tombé dans l’abîme ; s’il n’en a que la pensée, et qu’il soit dans l’incertitude, c’est déjà un danger. Mais la parole de Dieu, bien comprise, peut non seulement retenir celui qui est près du gouffre, mais en retirer celui qui y est plongé. Je réponds donc pour ainsi dire, à l’encontre de l’Apôtre, et je rapporte d’Abraham, ce que nous lisons dans l’épître d’un Apôtre aussi, qui voulait redresser le sens déplorable que l’on donnait aux paroles de saint Paul. Dans cette lettre, en effet, saint Jacques, voulant réfuter les adversaires des bonnes œuvres, qui s’appuyaient uniquement sur la foi[20], relève les œuvres d’Abraham, dont saint Paul avait relevé la foi ; mais les deux Apôtres ne sont point en contradiction. Saint Jacques rapporte d’Abraham ce que tout le monde connaît, l’immolation d’Isaac ; œuvre sublime, il est vrai, mais œuvre de foi. J’admire la construction de l’édifice, mais je vois que la foi en est la base. Je loue ce fruit parfait d’une bonne œuvre, mais je le vois croître sur l’arbre de la foi. Si Abraham faisait cette œuvre en dehors de la foi, quelle qu’en fût l’excellence, elle lui serait inutile. Si au contraire la foi d’Abraham lui eût fait répondre en lui-même, quand le Seigneur lui commandait le sacrifice de son fils : Je n’obéis point, et néanmoins je crois que Dieu me délivrera en dépit de ses ordres méprisés ; sa foi sans les œuvres n’eût été qu’une foi morte, qu’un arbre stérile et desséché.
4. Que faut-il donc ? et aucune bonne œuvre ne peut-elle exister avant la foi, c’est-à-dire qu’on ne puisse dire qu’un homme avant la foi ait fait aucun bien ? Car tous ces actes de renom que l’on fait avant la foi, quelque louables qu’ils paraissent aux hommes, sont des actes sans valeur. Telles seraient, selon moi, de grandes forces déployées et une course rapide en dehors du bon chemin. Ne comptons donc pour rien les bonnes œuvres faites avant la foi ; car il n’y arien de vraiment bon, où la foi n’existe pas. Ce qui fait le prix de l’œuvre, c’est l’intention, et l’intention doit être réglée par la foi. Ne vous arrêtez dont pas à l’acte que fait un homme, mais au but qu’il se propose, et qu’il veut atteindre en dirigeant son gouvernail avec force et adresse, Supposez qu’un pilote gouverne habilement son navire, mais ne sache plus où il va, de quoi lui servira de bien tenir le gouvernail, de le mouvoir avec adresse, de fendre les flots avec la rame, d’épargner quelque choc à ses flancs ? Supposons même qu’il soit d’une habileté à tourner et à retourner son vaisseau à sa guise, et qu’on lui demande : Où vas-tu ? et qu’il réponde : Je n’en sais rien, ou même que sans dire : Je n’en sais rien, il réponde : Je vais à tel port, et qu’il s’en aille sur les rochers ; n’est-il pas évident que plus cet homme se croit habile et capable de diriger un vaisseau, plus ses manœuvres sont dangereuses, et vont bâter le naufrage ? Tel est l’homme qui précipite sa course en dehors de la bonne voie. N’eût-il pas été de beaucoup préférable, que ce pilote eût un peu moins de vigueur, un peu moins d’habileté à manier le gouvernail, et qu’il suivit exactement le bon chemin ; que cet autre dirigeât son navire avec plus de lenteur et plus de peine, mais dans la bonne voie, au lieu de courir avec tant de vitesse en dehors de la route ? Le plus heureux de tops est donc celui qui est dans le vrai chemin, et y marche sagement ; au second rang est l’espérance, qui chancelle tant soit peu, sans néanmoins s’arrêter, qui s’attarde parfois, mais qui avance peu à peu. Car on peut espérer que malgré ses lenteurs il touchera au but.
5. Donc, mes frères, Abraham fut justifié par la foi ; mais cette foi, si elle n’a été précédée, a été suivie de bonnes œuvres. Car ta foi doit-elle être stérile ? Elle ne le sera point si tu ne l’es toi-même. Si tu mêles à ta foi quelque élément mauvais, c’est un feu qui consume la racine de la foi. Tiens donc ferme dans ta foi, si tu veux agir. Mais, diras-tu, tel n’est point le langage de saint Paul. Au contraire, voici ce que saint Paul enseigne : « C’est la foi », dit-il, « qui agit par la charité »[21]. Et ailleurs : « La plénitude de la loi, c’est la charité »[22]. Et ailleurs encore : « Toute la loi est renfermée dans une seule parole, ainsi formulée : Tu aimeras ton prochain comme toi-même »[23]. Vois s’il ne veut dota part aucune œuvre, celui qui a dit : « Tu ne commettras point l’adultère ; tu ne tueras point, tu n’auras aucun mauvais désir, et tout autre précepte est résumé dans cette parole : Tu aimeras le prochain comme toi-même. L’amour du prochain n’opère pas le mal. L’amour est donc l’accomplissement de la loi »[24]. Est-ce que la charité te permet de nuire d’aucune sorte à celui que tu aimes ? Mais peut-être, sans lui faire aucun mal, ne lui fais-tu aucun bien. La charité, je te le demande, peut-elle te permettre de ne pas faire tout le bien possible à celui que tu aimes ? N’est-ce point cette charité qui prie même pour les ennemis ? Pourrait-on, en cherchent le bien d’un ennemi, abandonner un ami ? La foi donc sera sans œuvres, si elle est sans charité. Mais afin de ne point surcharger ton esprit de ces œuvres de foi, joins à la foi l’espérance et la charité, et mets-toi peu en peine des œuvres. La charité ne saurait être oisive. Qu’est-ce en effet qui nous stimule même à faire le mal, sinon l’amour ? Cherche-moi un amour stérile, un amour sans action. Les crimes, les adultères, les forfaits, les homicides, les débauches, tout cela n’est-il pas l’œuvre de l’amour ? Purifie donc ton amour ; amène dans ton jardin ce ruisseau qui va se perdre à l’égout ; qu’il ait pour le Créateur du monde cette pente qu’il avait pour le monde lui-même. Vous a-t-on dit : N’aimez rien ? Jamais. Ne rien aimer, c’est le propre des âmes lâches, sans vie, fades et misérables. Aimez donc, mais voyez ce qu’il faut aimer. On appelle charité l’amour de Dieu, l’amour du prochain. L’amour du monde, l’amour du siècle, se nomme passion. Réprimez la passion, exercez la charité. Car la charité même de celui qui fait le bien, lui donne l’espoir d’une conscience pure. La bonne conscience renferme en effet l’espérance ; et comme la mauvaise est tout à fait dans le désespoir, la bonne s’alimente d’espérance. Vous posséderez ainsi les trois vertus dont parle saint Paul : La foi, l’espérance et la charité[25]. Ailleurs encore, il nomme ces trois vertus, mais au lieu de l’espérance, il met la bonne conscience : « Telle est la fin des commandements », dit-il. Mais qu’est-ce que la fin d’un précepte ? Ce qui lui donne sa perfection, et non ce qui l’abroge. Dire en effet : Je suis à la fin de mon pain, c’est autre chose que dire : Je suis à la fin de la robe que je tissais. La fin de mon pain, signifie qu’il n’en reste plus ; la fin de ma robe, signifie qu’elle est achevée. Et néanmoins ce mot de fin se dit dans l’un et dans l’autre cas. L’Apôtre n’appelle donc pas fin de la loi, ce qui tendrait à la détruire, mais plutôt ce qui la perfectionne, ce qui est pour elle non point la consomption, mais la consommation. Donc la fin de la loi consiste en ces trois vertus : « La fin de la loi », dit-il, « consiste dans la charité qui émane d’un cœur pur, d’une bonne conscience, et d’une foi sans dissimulation ». La bonne conscience rem place ici l’espérance, car celui-là espère, qui a la conscience pure. Mais l’homme rongé par une conscience coupable, répudie l’espérance et n’en a plus que pour la damnation. Afin donc d’espérer le ciel, qu’il ait une bonne conscience, et pour avoir une bonne conscience, qu’il croie et qu’il agisse. Ce qui fait qu’il croit, c’est la foi, et qu’il agit, c’est la charité. Saint Paul, dans un endroit, nomme donc en premier lieu la foi. « La foi, l’espérance, et la charité »[26] ; ailleurs il commence par la charité : « La charité qui émane d’un cœur pur, de la bonne conscience, et de la foi sans dissimulation »[27]. Nous autres, nous commençons quelquefois par le milieu, par la conscience pure, ou l’espérance. Qu’il ait donc, je le répète, la conscience pure, celui qui veut avoir une sainte espérance ; et pour avoir une bonne conscience, qu’il croie et qu’il agisse. Du milieu, nous allons au commencement et à la fin : Qu’il croie et qu’il agisse. Ce qui fait qu’il croit, c’est la foi ; ce qui fait qu’il agit, c’est la charité.
6. Comment donc l’Apôtre a-t-il dit que l’homme est justifié sans les œuvres, et par la foi, tandis qu’ailleurs il dit : « La foi qui agit par la charité ?[28] » N’opposons donc plus saint Jacques à saint Paul, mais bien saint Paul à lui-même, et disons-lui : D’une part, vous nous permettez de pécher impunément, par ces paroles : « Nous croyons que l’homme est justifié par la foi sans les œuvres »[29]. Et d’autre part, vous nous dites que « la foi agit par la charité ». Comment se fait-il que, selon vous, je me crois en sûreté sans faire aucune bonne œuvre, et selon vous encore, il me semble que je ne puis avoir ni la foi, ni l’espérance, si je n’agis par la charité ? Car je tiens vos paroles, ô grand Apôtre. Assurément votre dessein est de prêcher ici la foi sans les œuvres : mais l’œuvre de la foi est la charité : et la charité ne peut demeurer oisive : elle s’abstient du mal, elle fait tout le bien possible. Quelle est en effet l’œuvre de la charité ? « Fuis le mal, et opère le bien »[30]. Telle est donc la foi sans les œuvres, que vous prêchez, quand vous dites ailleurs : « En vain j’aurais la foi jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai la charité, cela ne me sert de rien »[31]. Donc la foi n’est rien sans la charité, et si la charité, partout où elle existe, ne peut demeurer inactive, c’est la foi qui agit par la charité. Comment donc l’homme sera-t-il justifié par la foi sans les œuvres ? L’Apôtre nous répond : O homme, si je t’ai parlé de la sorte, c’est afin que tu ne présumes pas témérairement de tes œuvres, et que tu n’attribues pas à leur mérite le don de la foi que tu as reçu. Loin de toi de compter sur tes œuvres qui ont précédé la foi ; sache bien que la foi a trouvé en toi un pécheur ; et si le don de cette foi t’a justifié, c’est qu’elle a trouvé en toi un impie à justifier. « A l’homme qui croit en celui qui justifie l’impie, la foi est imputée à justice »[32]. Mais pour l’impie, être justifié, c’est d’impie devenir juste ; et s’il devient juste, d’impie qu’il était, quelles sont les œuvres des impies ? Que l’impie nous vante ses œuvres, et nous dise : Je donne aux pauvres, je ne dérobe rien à personne, je ne désire point l’Épouse d’autrui, je ne tue personne, je ne fais tort à qui que ce soit, je rends les dépôts que l’on m’a confiés même sans témoins : qu’il nous tienne ce langage, et je demande s’il est juste ou impie. Comment puis-je être impie, me dira-t-il, avec de telles œuvres ? Comme étaient ceux dont il est dit : « Ils ont servi la créature plutôt que le Créateur, qui est béni dans tous les siècles »[33]. Comment serais-tu impie ? Comment ? si dans ces bonnes œuvres, tu espères ce qu’il faut espérer en effet, mais non de celui en qui doit être notre espérance ; ou si tu espères ce que tu ne dois pas espérer, même de celui qui doit nous donner la vie éternelle, n’est-ce pas. être impie ? Tu es impie d’attendre la félicité temporelle pour prix de tes bonnes œuvres. Telle n’est point la récompense de la foi. La foi est précieuse, tu l’estimes trop peu. Tu es donc impie, et tes œuvres ne sont rien. En vain dans tes bonnes œuvres, tu déploies de grandes forces, et tu parais gouverner habilement ton vaisseau, tu vas heurter un écueil. Qu’est-ce encore ? si tu espères ce qu’il faut espérer en effet, c’est-à-dire la vie éternelle, mais que tu ne l’espères pas du Seigneur notre Dieu, par Jésus-Christ, de qui seul on peut l’obtenir, si tu crois que cette vie éternelle te viendra par la milice du ciel, par le soleil, par la lune, par les puissances de l’air, de la mer, des terres, des astres, tu es impie. Crois en Celui qui donne la justice à l’impie, afin que tes bonnes œuvres aient la bonté réelle ; puisqu’on ne peut les appeler bonnes, que quand elles sortent d’une bonne racine. Comment cela ? Ou tu attends, du Dieu éternel, la vie du temps, ou des démons la vie éternelle : dans l’un et l’autre cas tu es un impie. Corrige ta foi, redresse ta foi, et surtout redresse ta route et alors avec des pieds agiles, marche en toute sécurité, cours, tu es dans le bon chemin : plus sera prompte ta course, et plus sera heureuse ton arrivée. Mais peut-être chancelles-tu – quelque peu ; du moins n’abandonne pas la route : tu arriveras, quoique plus tard : loin de toi de t’arrêter, de retourner en arrière, de t’égarer.
7. Qu’est-ce donc, mes frères ? Quels sont les hommes heureux ? Ce ne sont point les hommes en qui Dieu ne trouve aucun péché ; car il en trouve chez tous les hommes : « Puisque tous ni péché, tous ont besoin de la « gloire de Dieu »[34]. Si donc on trouve des fautes chez tous les hommes, il ne reste d’heureux, que ceux dont les péchés sont pardonnés. C’est ce que nous insinue l’Apôtre en ces termes : « Abraham crut à Dieu, et sa foi lui fut imputée à justice »[35]. Mais la récompense que l’on donne à celui qui travaille, qui compte sur ses œuvres, qui attribue à leur mérite la foi qui lui a été donnée, cette récompense ne lui est pas imputée comme une grâce, mais comme une dette. Qu’est-ce à dire, sinon que notre récompense prend le nom de grâce ? Si c’est une grâce, elle est donnée gratuitement. Qu’est-ce à dire qu’elle est donnée gratuitement ? Qu’elle ne coûte rien. Tu n’as fait aucun bien, et tes péchés te sont remis. On cherche tes œuvres, et l’on n’en trouve que de mauvaises. Si Dieu rendait à ces œuvres selon leur valeur, il te damnerait : « Car la mort est la solde du péché »[36]. Que doit-on aux œuvres mauvaises ? la damnation ; et aux bonnes œuvres ? le ciel. Mais toi que l’on trouve dans les œuvres mauvaises, pour te rendre ce qui t’est dû, il faudrait te punir. Qu’arrive-t-il donc ? Sans t’infliger la peine que ta mérites, le Seigneur t’accorde la grâce que tu ne mérites point. Il te devait le châtiment, il t’accorde le pardon. Ainsi c’est parle pardon que tu commences à être dans la foi ; et cette foi, s’unissant à l’espérance et à la charité, commence à faire le bien : et néanmoins, garde-toi de te glorifier, de t’élever en toi-même ; souviens-toi de celui qui t’a mis dans le bon chemin ; souviens-toi qu’avec des pieds forts et agiles tu n’en étais pas moins égaré : n’oublie jamais que, languissant, et laissé à demi mort sur la voie, tu as été mis sur le cheval du samaritain, pour être conduit à l’hôtellerie[37]. « La récompense que l’on donne à celui qui travaille », dit saint Paul, « ne lui est pas imputée comme une grâce, mais comme une dette »[38]. Si donc tu ne veux aucune part à la grâce, fais valoir tes mérites. Quant à Dieu, il voit ce qui est en toi, il sait ce qui est dû à chacun. « Pour l’homme qui ne fait aucune œuvre »[39], poursuit saint Paul, prends donc un impie, un pécheur ; celui-là ne fait aucune œuvre. Que fait-il ? « Mais qui croit en celui qui justifie l’impie ». Dès lors qu’il ne fait aucune bonne œuvre, il est un impie ; et quand même il paraîtrait faire le bien, comme il est sans la foi, ses œuvres ne peuvent s’appeler bonnes. « Mais il croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputée à justice. C’est ainsi que David a chanté le bonheur de celui à qui le Seigneur impute la justice sans les œuvres »[40]. Mais quelle est cette justice ? Celle de la foi que n’ont point précédée, mais que vont suivre les bonnes œuvres.
8. Soyez donc attentifs, mes frères ; car t’entendre mal, c’est vous exposer à tomber dans ce gouffre de l’impunité qu’on se promet en péchant : et moi, non plus que l’Apôtre, je ne suis point responsable de tous ceux qui peuvent mal interpréter mes paroles. Ceux qui le comprirent mal, agissaient à dessein ; ils redoutaient les bonnes œuvres qui devaient suivre. Ne faites point cause commune avec eux, mes frères. Un autre psaume a dit à propos d’un tel homme, et ce seul homme renferme toute une catégorie : « Il n’a pas voulu comprendre, de peur de faire le bien »[41]. Il n’est pas dit : Il n’a pu comprendre. Pour vous, mes frères, ayez la volonté de comprendre, afin que vous fassiez le bien. L’intelligence ne vous manquera point, et même elle arrivera jusqu’à l’évidence. Qu’y a-t-il d’évident pour celui qui a compris ? Que nul ne doit vanter les bonnes œuvres qui ont précédé la foi, et après la foi n’en négliger aucune. Dieu fait donc miséricorde à tous les impies, et les sauve par la foi.
9. « Bienheureux ceux dont les fautes sont remises, et dont les péchés ont été couverts. Bienheureux l’homme à qui Dieu n’a point imputé son crime, et dont la bouche ne distille point la fraude »[42]. Dès le commence-ment du psaume, nous en avons l’intelligence, et cette intelligence consiste à bien savoir que nous ne devons ni nous vanter de nos mérites, ni espérer témérairement l’impunité de nos fautes. Car voici le titre du psaume : « A David, intelligence ». C’est donc un psaume d’intelligence ; et le premier effet de cette intelligence, c’est de te reconnaître pécheur. Le second effet, c’est de n’attribuer point à tes forces, mais à la grâce de Dieu, les bonnes œuvres qui seront les premiers fruits de ta foi dans la charité[43]. C’est ainsi qu’il n’y aura aucun déguisement dans ton cœur, c’est-à-dire dans la bouche de l’homme intérieur, et tu n’auras point des paroles pour les lèvres, et des paroles pour le cœur. Tu ne ressembleras point aux Pharisiens dont il est dit « Vous êtes comme des sépulcres blanchis ; au-dehors, vous avez pour les hommes des apparences de justice ; au dedans, vous êtes pleins de déguisement et de ruses »[44]. Et en effet, le pécheur qui veut qu’on le regarde comme un juste, n’est-il pas un fourbe ? Tel n’était pas Nathanaël dont le Sauveur a dit « Voilà un véritable Israélite, qui est sans déguisement »[45]. Mais pourquoi n’y avait-il aucun déguisement dans Nathanaël ? « Quand tu étais sous le figuier je te voyais »[46]. Il était sous le figuier, c’est-à-dire sous la condition de la chair ; et il était sous les conditions de la chair parce qu’il était dans l’impiété native. Il était sous ce figuier qui arrache au psalmiste ce gémissement : « Voilà que j’ai été conçu dans l’iniquité »[47]. Mais il le vit Celui qui vint avec la grâce. Que dis-je, il le vit ? il en eut pitié. Le Sauveur donc relève cet homme sans artifice, pour nous relever le prix de la grâce qui est en lui. « Je te voyais, quand tu étais sous le figuier ». Je t’ai vu, qu’y a-t-il là de si grand, si l’on n’y découvre quelque mystère ? Qu’y a-t-il de si grand en effet à voir un homme sous un arbre ? Si le Christ n’avait vu le genre humain sous ce figuier, ou bien nous serions entièrement desséchés, ou bien, non plus que chez ces Pharisiens, qui étaient fourbes, c’est-à-dire dont les paroles étaient justes et dont les actes étaient pervers, on ne trouverait chez nous que des feuilles et non des fruits. Le Christ en effet maudit et fit sécher le figuier qu’il trouva en cet état. Je ne vois, dit-il, que des feuilles, ou plutôt des paroles et aucun fruit : « Qu’il se dessèche donc entièrement et ne porte pas même de feuilles »[48]. Pourquoi des paroles encore ? Un arbre sec n’a même plus aucune feuille. Tels étaient les Juifs ; cet arbre était les Pharisiens, qui avaient des paroles et non point des actes ; l’arrêt du Seigneur les condamne à se dessécher. Que le Seigneur nous aperçoive donc sous le figuier : tant que nous sommes en cette vie, qu’il voie en nous le fruit des bonnes œuvres, afin que sa malédiction ne nous fasse point dessécher. Et comme tout nous vient de sa grâce et non point de nos mérites « Bienheureux ceux dont les iniquités sont remises, et dont les péchés sont couverts ». Non ceux chez qui l’on trouve des péchés, mais ceux dont les péchés sont couverts, dont les fautes sont cachées, effacées, anises en oubli. Si Dieu a effacé leurs péchés, il ne veut plus les voir ; s’il ne veut plus les voir, il ne veut point les punir ; s’il ne veut point les punir, il ne veut point les connaître, mais plutôt fermer les yeux sur eux. « Bienheureux ceux dont les fautes sont remises, dont les péchés sont couverts ». Si le Prophète a dit que ces péchés sont couverts, gardez-vous de croire que ces péchés soient encore existants et vivants. Pourquoi dit-il qu’ils sont couverts ? parce qu’ils ne sont plus visibles. Car, en Dieu, voir le péché, n’est-ce point le punir ? Et afin de nous faire comprendre que, pour Dieu, voie le péché c’est le punir que, lui dit le Prophète ? « Détournez vos yeux de mon péché »[49]. Qu’il ne voie donc plus tes péchés, afin de te voir toi-même. Comment te verra-t-il ? Comme il vit Nathanaël : « Je t’ai vu, quand tu étais sous le figuier »[50]. L’ombre du figuier n’est point impénétrable aux yeux de la divine miséricorde.
10. « Et dont la bouche ne recèle aucun déguisement »[51]. Mais ceux qui reculent devant l’aveu de leurs fautes, font d’inutiles efforts pour les cacher. Plus ils s’efforcent de se défendre du péché, en faisant valoir leurs mérites, et en s’aveuglant sur leurs iniquités, plus s’énerve leur force et leur courage. Celui-là est véritablement fort qui a mis sa force en Dieu et non point en lui-même. Aussi saint Paul disait-il : « Trois fois j’ai prié le Seigneur d’éloigner de moi (cet ange de Satan) ; et il m’a répondu : Ma grâce te suffit. Ma grâce », a-t-il dit, et non point ta force. « Ma grâce te suffit », dit-il, « car c’est dans la faiblesse que se perfectionne la force ». De là vient que l’Apôtre, à son tour, nous dit plus loin : « Quand je suis faible, c’est alors que je deviens fort »[52]. Donc celui qui se prétend fort, qui se relève à ses yeux, qui vante ses mérites, quelque grands qu’ils puissent être, est semblable au pharisien, qui se vantait avec faste des dons qu’il reconnaissait avoir reçus de Dieu : « Je vous rends grâces »[53], dit-il, Voyez, mes frères, quel orgueil Dieu nous met sous les yeux : il est tel, qu’un homme juste pourrait y tomber, tel, qu’il peut se glisser chez l’homme dont on a la meilleure espérance. « Je vous rends grâces », disait-il. Donc en disant : « Je vous rends grâces n, il avouait qu’il avait reçu de Dieu ce qui était en luit « Qu’avez-vous, que vous n’ayez pas reçu[54]? » Donc « je vous rends grâces », dit-il ; « je vous rends grâces, de ce que je ne suis point comme les autres hommes, qui sont voleurs, injustes et adultères, ni même comme ce publicain »[55]. En quoi consiste donc l’orgueil de cet homme ? Non pas à rendre grâces à Dieu du bien qu’il trouve en lui, mais à abuser de ces mêmes biens pour se préférer aux autres.
11. Prenons bien garde à ceci, mes frères ; car l’Évangéliste a soin de préciser à quel propos le Seigneur a fait cette parabole. Le Christ avait dit : « Pensez-vous que le Fils de l’homme, venant sur la terre, y trouvera de la foi[56] ? » Et de peur qu’il ne se trouvât certains hérétiques, pour croire que l’univers dans sa totalité a perdu la foi (car les hérétiques forment tous des sectes, et sont confinés dans certaines localités), et pour se vanter d’avoir conservé ce qui a disparu du reste du monde, aussitôt que le Seigneur a dit : « Pensez-vous que le Fils de l’homme, revenant au monde, y trouvera de la foi ? » l’Évangéliste ajoute : « S’adressant à quelques-uns qui se confiaient en eux-mêmes et en leur justice, et qui méprisaient les autres, il proposa cette parabole : Un pharisien et un publicain vinrent au temple pour y prier[57] » ; et le reste que vous savez. Ce Pharisien disait donc : « Je vous rends grâces ». Mais où est son orgueil ? Dans son mépris pour les autres. Quelle preuve en avez-vous ? Dans ses paroles. Comment ? Ce pharisien, est-il dit, méprisait le publicain, qui se tenait éloigné, et que son aveu rapprochait de Dieu. « Le publicain n, dit encore l’Évangile, se tenait éloigné[58] ». Mais Dieu n’était pas éloigné de lui. Et pourquoi Dieu n’était-il pas éloigné de lui ? Parce qu’il est dit ailleurs : « Que le Seigneur est tout près de ceux qui ont le cœur brisé[59] ». Voyez si ce publicain n’avait pas le cœur brisé, et vous comprendrez que Dieu s’approche de ceux dont le cœur est contrit. « Le publicain se tenait éloigné, et n’osait lever des yeux vers le ciel, mais il frappait sa poitrine[60] ! » Frapper sa poitrine, n’est-ce pas un signe que l’on a le cœur contrit ? Que disait-il en frappant sa poitrine ? « Mon Dieu, ayez pitié de moi qui suis un pécheur ». Et quel fut l’arrêt du Sauveur ? « En vérité, je vous le déclare, le publicain revint du temple en sa maison, plus justifié que le pharisien »[61]. Pourquoi ? Telle est la sentence du Seigneur. « Je ne suis point comme ce publicain, ni comme les autres hommes, qui sont injustes, voleurs et adultères : je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède », dit le pharisien ; tandis que le publicain n’ose lever les yeux au ciel, qu’il n’a d’attention que pour sa conscience, qu’il se tient debout, et qu’il est plus justifié que le pharisien. Mais pourquoi ? Expliquez-nous, Seigneur, je vous en supplie, expliquez-nous les mystères de votre justice, l’équité de votre sentence. C’est ce qu’il fait en nous exposant les règles de sa loi. Voulez-vous les entendre ? « C’est que tout homme qui s’élève sera abaissé, et que tout homme qui s’abaisse sera élevé[62] ! »
12. Redoublez, mes frères, votre attention, Nous avons dit que le publicain n’osait lever les yeux au ciel. Pourquoi ne pas regarder le ciel ? parce qu’il se considérait lui-même. Et il se considérait afin de se prendre en horreur et par là de plaire à Dieu. Pour toi, tu as la tête levée dans ton orgueil. Mais le Seigneur dit au superbe : Tu ne veux point te considérer ! Et moi-je te considère. Veux-tu que je te perde de vue ? jette les yeux sur toi-même, Le publicain donc n’osait lever les yeux au ciel, parce qu’il considérait sa conscience et se châtiait lui-même, il devenait son propre juge, afin que Dieu le prît en pitié ; il se châtiait, afin que Dieu le délivrât ; il s’accusait, afin que Dieu fût son défenseur. Et il se défendit en effet, puisqu’il prononça eu sa faveur : « Le publicain descendit chez lui, plus juste que le pharisien, parce que tout homme qui s’élève sera abaissé, et tout homme qui s’abaisse sera élevé ». Il s’est considéré lui-même, dit le Seigneur, et je n’ai point voulu le considérer : j’ai entendu sa prière : « Détournez vos yeux de mes iniquités ». Quel est celui qui a parlé de la sorte, sinon celui qui a dit aussi : « Je connais l’étendue de mon iniquité ». Le pharisien donc, mes frères, était aussi un pécheur. Bien qu’il ait dit : « Je ne suis point comme les autres hommes qui sont injustes, voleurs et adultères » ; bien qu’il ait jeûné deux fois la semaine, qu’il ait payé la dîme, il n’en était pas moins un pécheur. À défaut de tout autre péché, son orgueil en était un très grand ; et toutefois il tenait ce langage fastueux. Car enfin quel homme est sans péché, et qui pourra se glorifier d’avoir un cœur pur, ou se vanter d’être exempt de toute faute ? Le pharisien avait donc des péchés ; mais dans son aveuglement, il oubliait qu’il était venu dans le temple ; il était là comme ce malade qui, dans le cabinet du médecin, cache ses blessures, et n’étale que des membres en bon état. Que Dieu cache tes blessures ; ne le fais point toi-même ; si la honte que tu as te les fait cacher, le médecin ne les guérira point. Que le médecin les recouvre et les panse : car il les couvre d’un appareil salutaire. L’appareil du médecin guérit les blessures, l’appareil du blessé n’aboutit qu’à les dérober. Pourquoi les cacher à Celui qui voit tout ?
13. Reportons-nous donc, mes frères, à ce que dit le Prophète : « Mes os ont vieilli, parce que je gardais le silence, et néanmoins je criais tout le jour ». Quel sens donner à ces paroles qui paraissent contradictoires « Parce que je me suis tu, mes os ont vieilli à cause de mes cris ? » Si c’est parce qu’il a crié, comment a-t-il gardé le silence ? Il s’est tu en certaines occasions, il ne s’est point tu en d’autres ; il a tu ce qui l’aurait fait avancer dans le bien, il n’a point tu ce qui l’a fait déchoir ; il a tu l’aveu de ses fautes, il a crié tout haut sa confiance en lui-même. « Je me suis tu », dit-il, « et dès lors je n’ai fait aucun aveu ».C’était là pourtant qu’il fallait parler, taire ses mérites, crier ses péchés : et dans sa démence il a tu ses péchés, pour crier ses mérites. Alors qu’est-il arrivé ? Ses os ont vieilli. Remarquons-le bien : s’il avait crié ses péchés et tu ses mérites, ses os se fussent renouvelés, ou plutôt ses vertus : il serait devenu fort devant le Seigneur, parce qu’il aurait compris sa faiblesse. Maintenant qu’il a mis sa force en lui-même, il est devenu faible et ses os ont vieilli. Il est demeuré dans la faiblesse du vieillard, parce qu’il n’a point voulu rajeunir par l’aveu. Vous savez en effet, mes frères, comment l’homme se renouvelle : car « Bienheureux ceux dont les iniquités sont remises, et dont les péchés sont couverts ». Celui-ci au contraire, loin d’accepter la rémission de ses fautes, en a grossi le nombre, les a défendues, et a vanté ses mérites. Donc, parce qu’il s’est tu, en ne confessant point ses péchés, ses os ont vieilli, u Pendant que je criais durant « tout le jour n. Qu’est-ce à dire qu’il criait tout le jour ? Qu’il persistait à défendre ses péchés. Et voyez néanmoins quel est cet homme, car il se connaît. Bientôt lui viendra l’intelligence ; il n’apercevra que lui-même, et se prendra en pitié, car il se connaît. Bientôt vous l’entendrez, afin de vous guérir vous-mêmes.
14. « Bienheureux l’homme à qui le Seigneur n’a point imputé son péché, et dont la bouche ne recèle point la fraude. Car moi, je me suis tu et mes os ont vieilli, pendant que je criais tout le jour. Le jour et la nuit, en effet, votre main s’est appesantie sur moi.[63] » Que signifie cette parole : « Votre main s’est appesantie sur moi ? » Il y a là, mes frères, un sens profond. Rappelez-vous le juste arrêt que Dieu a prononcé à l’égard de ces deux hommes, du pharisien et du publicain. Qu’est-il dit du pharisien ? Qu’il est humilié ; et du publicain ? qu’il est élevé. Pourquoi l’un est-il abaissé ? parce qu’il s’est élevé ; et l’autre élevé ? parce qu’il s’est abaissé. Mais Dieu, pour abaisser l’homme qui s’élève, appesantit sa main sur lui. Il refuse de s’humilier par l’aveu, et il est humilié sous le poids de la main de Dieu. Autant cette main est dure pour nous humilier, autant elle est caressante pour nous relever. Elle a de la force pour l’un, et de la force encore pour l’autre : elle se montre forte en nous humiliant, comme elle est forte en nous relevant.
15. « Le jour et la nuit, votre main s’est appesantie sur moi, je me suis retourné dans ma douleur dont l’aiguillon me déchirait »[64]. Le poids de votre main, l’humiliation qui m’accable m’ont amené à la conversion, dans mon chagrin : la misère me saisit, l’aiguillon me déchire, et ma conscience en est meurtrie. Que lui est-il arrivé sous l’aiguillon de ces épines ? Il a ressenti sa douleur et reconnu sa faiblesse. Et lui qui n’avait point fait l’aveu de ses fautes, mais qui avait crié pour la défendre, au point d’émousser sa vertu, c’est-à-dire de hâter la vieillesse de ses os, qu’a-t-il fait sous la douleur de l’aiguillon ? « J’ai connu avion péché ». Donc il reconnaît ses fautes, et s’il les considère, Dieu en détourne les yeux. Écoutez la suite et voyez s’il ne dit point : « J’ai « reconnu mon péché, et je n’ai point caché mon injustice »[65]. Je disais tout à l’heure : Ne couvre point tes fautes, et Dieu les couvrira lui-même. « Bienheureux ceux dont les iniquités sont remises, dont les péchés sont couverts ». Couvrir ses fautes, c’est se découvrir soi-même. Le psalmiste les découvre, afin de n’être pas découvert lui-même. « Je n’ai point couvert mon iniquité ». Qu’est-ce à dire : « Je n’ai point couvert ? » Jusque-là je me taisais : maintenant que fait-il ? « J’ai dit », ce qui est contraire au silence. « J’ai dit », mais qu’as-tu dit ? « Je confesserai contre moi mes prévarications au Seigneur, et vous m’avez remis l’impiété de mon âme »[66], « J’ai dit ». Qu’as-tu dit ? Il ne déclare pas encore, mais il promet de déclarer ses fautes, et déjà Dieu les lui pardonne. Considérez bien, mes frères, cette grande miséricorde : le psalmiste dit seulement : « Je confesserai » ; il ne dit point : J’ai déclaré mon péché, et vous, Seigneur, vous l’avez remis, mais simplement : « Je le déclarerai, et vous me l’avez pardonné ». Dire en effet : « Je déclarerai », c’est dire par là même, que cette déclaration n’est pas encore sortie de sa bouche, mais faite seulement dans son cœur. Dire : « Je déclarerai », c’est déjà faire cette déclaration. Aussi « vous m’avez pardonné l’impiété de mon cœur ». Ma confession n’était pas encore sur mes lèvres ; j’avais dit seulement : « Je confesserai contre moi-même » ; et néanmoins le Seigneur a entendu ce cri de mon âme. Ma parole n’était pas encore dans ma bouche ; que déjà l’oreille de Dieu était dans mon cœur. « Vous m’avez remis l’impiété de mon âme », parce que j’ai dit : « Je confesserai ».
16. Mais cela était insuffisant, Le Prophète ne dit point Je confesserai mon injustice au Seigneur ; ce n’est pas sans raison qu’il ajoute : « Je confesserai contre moi » ; ce qui est important. Beaucoup en effet déclarent leurs injustices, mais les déclarent contre Dieu ; et quand ils sont surpris dans l’iniquité, ils répondent : C’est Dieu qui l’a voulu. Qu’un homme en effet dise : Je n’ai point fait cela, ou, ce que vous me reprochez n’est pas une faute ; il n’accuse ni lui-même ni Dieu. Qu’il dise au contraire : J’ai fait cela, c’est une faute, mais Dieu l’a voulu ainsi, en quoi suis-je coupable ? alors c’est Dieu qu’il accuse. Mais, direz-vous, il n’est personne qui parle ainsi ; qui oserait dire : C’est Dieu qui l’a voulu ? D’abord il y en a beaucoup pour le dire ; mais ceux qui ne le disent point formellement, que font-ils autre chose, en s’excusant ainsi : C’est le destin qui l’a voulu, c’est mon étoile qui en est cause ? Ils prennent un détour, mais pour arriver à Dieu. Par ces détours, ils veulent eu venir jusqu’à inculper Dieu, au lieu de prendre le chemin plus court de l’apaiser. Le destin m’a poussé, disent-ils. Qu’est-ce que le destin ? Ma mauvaise étoile en est cause. Qu’est-ce que ces étoiles ? Assurément celles que nous voyons à la voûte des cieux. Qui les a créées ? Dieu ; qui les a placées ? Dieu encore. Ainsi, tu le vois, tu as voulu dire que c’est Dieu qui t’a poussé au péché. L’injuste c’est lui, le juste c’est toi ; s’il n’avait ainsi disposé les choses, tu n’aurais point péché. Arrière toutes ces excuses du péché ; souviens-toi de ces paroles du psaume : « Ne laissez point aller mon cœur à ces paroles mensongères que l’on allègue pour excuser des péchés, parmi ces hommes qui commettent l’iniquité ». Toutefois ce sont des hommes importants, ceux qui atténuent ainsi leurs fautes ; ils sont importants ceux qui peuvent compter les étoiles, qui peuvent dire quand est-ce qu’un homme fera un acte coupable ou un acte de vertu, quand Mars commettra un homicide et, Vénus un adultère ; ce sont des hommes importants, des hommes savants, des hommes distingués dans le monde. Mais que nous dit le Psalmiste ? « Ne laissez point aller mon cœur à ces paroles mensongères, avec les hommes criminels ; je n’aurai point de part avec les plus habiles d’entre eux ». Que d’autres appellent savants et distingués ceux qui peuvent compter les étoiles ; que l’on accorde la sagesse à ceux qui règlent comme sur les doigts les destinées des hommes qui lisent nos mœurs dans les étoiles ; pour moi, je sais que Dieu m’a doué du libre arbitre, que si j’ai péché, c’est bien moi qui ai péché ; non seulement je confesserai mon péché au Seigneur, mais je le confesserai contre moi, et non contre lui. « Pour moi, j’ai dit : Seigneur, ayez pitié de moi », c’est le malade qui appelle un médecin. « Pour moi, j’ai dit ».A quoi bon mettre : « Moi j’ai dit », quand il suffisait de dire simplement : J’ai dit ? Le moi est ici emphatique ; c’est bien moi, ce n’est ni le destin, ni la fortune, ni le diable ; ce dernier ne m’a point forcé, mais moi j’ai consenti à ses instigations : « Pour moi, j’ai dit au Seigneur : Ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous »[67]. C’est aussi la résolution qu’il arrête ici : « J’ai dit : Je confesserai contre moi mon iniquité au Seigneur, et vous m’avez pardonné l’impiété de mon cœur ».
17. « C’est pour cela que tout homme saint vous invoquera au temps favorable »[68]. Quel est ce temps opportun ? Et qu’est-ce à dire, pour cela ? » À cause de leur impiété. Laquelle ? Celle qu’a dû couvrir le pardon de leur péché. « C’est pour cela que tout homme saint vous invoquera, parce que vous lui avez remis ses fautes ». Sans ce pardon des fautes il n’y aurait pas un saint pour vous invoquer. « C’est pour cela que tout homme saint vous invoquera en temps opportun : ou quand vous manifesterez votre alliance nouvelle ; car la manifestation de la grâce du Christ, c’est là le temps opportun. « Quand les temps furent accomplis », dit saint Paul, « Dieu envoya son Fils, formé de la femme », c’est-à-dire d’une vierge que les anciens désignaient aussi sous le nom générique de femme, mulier, « assujettie à la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la loi ». De quelles mains les racheter ? des mains du diable, de la perdition, du péché, des mains de celui auquel ils s’étaient vendus. « Afin de racheter ceux qui étaient sous la loi »[69]. Ils étaient sous la loi, en ce sens que la loi les accablait. Et les accabler, c’était les convaincre de péché sans les sauver. Sans doute, elle défendait le mal ; mais parce qu’ils n’avaient point la force de se justifier par eux-mêmes, il fallait crier vers Dieu, comme celui qui se sentait captif sous la loi du péché, et qui s’écriait : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? »[70] Tous les hommes étaient donc sous la loi, et non dans la loi qui pesait sur eux et les convainquait de péché. Car c’est la loi qui a montré le péché, elle qui en a enfoncé l’aiguillon, elle qui a meurtri notre cœur, elle qui a averti chacun de nous de se reconnaître coupable et d’implorer du Seigneur notre pardon. « C’est pour cela que tout homme saint doit crier vers vous, au temps favorable ». J’ai expliqué donc ce temps favorable par ce mot de saint Paul : « Quand les temps furent accomplis, Dieu nous envoya son Fils »[71]. L’Apôtre dit encore : « Je vous ai exaucé au temps favorable, je vous ai secouru au jour du salut »[72]. Et comme le Prophète parlait ainsi de tous les chrétiens, l’Apôtre ajoute : « Voici maintenant le temps favorable, voici maintenant les jours du salut[73]. C’est pour cela que tout homme saint doit vous invoquer au temps favorable ».
18. « Et toutefois au cataclysme des grandes eaux, ils ne s’approcheront point de lui »[74]. « De lui », de qui ? de Dieu. Le Prophète, parlant de Dieu, change souvent de personne ; ainsi : « Le salut vient du Seigneur, et votre bénédiction se répand sur votre peuple »[75], c’est-à-dire, c’est de vous, Seigneur, que vient le salut, et votre bénédiction se répand sur votre peuple. Mais comme il avait dit d’abord : « Le salut vient du Seigneur », non point en s’adressant au Seigneur, mais en parlant de lui ; il se retourne du côté de Dieu pour lui dire : « Et votre bénédiction se répand sur votre peuple ». Il en est de même ici : nous entendons d’abord « vers vous, Seigneur », puis « de lui », mais ne croyons pas qu’il parle d’un autre que de Dieu : « C’est pour cela que tout homme saint vous invoquera au temps favorable : et toutefois au cataclysme des grandes eaux, ils ne s’approcheront point de lui »[76]. Qu’est-ce à dire, « dans le cataclysme des grandes eaux ? » c’est-à-dire, ceux qui nagent dans les flots sans digue des grandes eaux, n’approchent point du Seigneur. Qu’est-ce que le Prophète entend par ces grandes eaux ? c’est la nombreuse variété des doctrines. La doctrine de Dieu est unique, les eaux n’en sont point-nombreuses, il n’y en a qu’une, soit l’eau du sacrement de baptême, soit l’eau de la doctrine du salut. C’est de la doctrine que le Saint-Esprit répand sur – nous, qu’il est dit : « Bois l’eau de tes vases et des sources de tes puits »[77]. Or, ce ne sont point les impies qui approchent de ces sources ; mais ceux qui croient en celui qui justifie l’impie[78], et qui sont déjà justifiés, ceux-là s’en approchent. Les autres eaux si nombreuses, les autres doctrines multipliées n’aboutissent qu’à la corruption des âmes, ainsi que je le disais tout à l’heure, Une doctrine vous fait dire : C’est le destin qui m’a poussé ; une autre : C’est le hasard, c’est la fortune qui m’a fait cela. Si le hasard gouverne les hommes, il n’y a plus de Providence pour gouverner le monde ; voilà encore une de ces doctrines, une autre vient me dire : Il y a une race d’esprits de ténèbres contraires à Dieu, qui s’est révoltée contre lui, et qui fait pécher les hommes. Alors, dans ce débordement des grandes eaux, ils ne s’approcheront point de Dieu. Quelle est donc cette eau, cette eau vraie qui coule des plus profondes sources de la vérité la plus pure ? Quelle est cette eau, mes frères, sinon l’eau qui nous apprend à bénir le Seigneur ? Quelle est cette eau, sinon l’eau qui nous apprend à dire : « Il est bon de bénir Dieu ? »[79] Quelle est cette eau enfin, sinon l’eau qui nous fait dire avec le Psalmiste : « Je l’ai dit : Je confesserai contre moi mon injustice au Seigneur » ; et encore : « Pour moi, j’ai dit : Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous »[80]. Or, cette eau de la confession des péchés, cette eau qui apprend au cœur à s’humilier, cette eau de la vie et du salut, cette eau qui porte l’homme à se mépriser, à ne point trop présumer de lui-même, à ne rien s’attribuer dans son orgueil ; cette eau donc de la pure doctrine, on ne la trouve dans aucun livre des païens, ni chez les Epicuriens, ni chez les Stoïciens, ni chez les Manichéens, ni chez les Platoniciens ; et même partout où l’on rencontre d’excellents préceptes de morale et de conduite, on ne trouve pas pour cela cette humilité divine. L’humilité pour nous émane d’une autre source elle nous vient du Christ. Quelle autre leçon pouvait-il nous donner en s’humiliant lui-même, en devenant obéissant jusqu’à la mort, et même jusqu’à la mort de la croix ?[81] Quel autre enseignement nous donnait-il en payant la dette qu’il n’avait pas contractée, afin de nous libérer de notre dette ? Quel autre enseignement nous donnait-il en recevant le baptême, lui qui n’a commis aucun péché[82], en se faisant clouer à la croix, lui qui n’était point coupable ? Que nous enseignait-il, sinon cette humilité ? Ce n’est pas sans raison qu’il adit : « Je suis la voie, la vérité et la vie »[83]. Telle est donc l’humilité, qu’elle nous rapproche de Dieu, parce que « le Seigneur se tient près de ceux qui ont le cœur contrit »[84]. Or, dans le débordement de ces grandes eaux qui s’élèvent contre Dieu, qui enseignent l’orgueil et l’impiété, nul ne saurait approcher de Dieu.
19. Mais toi qui es déjà justifié, es-tu encore au milieu de ces grandes eaux ? Oui, mes frères, même quand nous confessons nos fautes, nous entendons le bruit des grandes eaux qui nous environnent de toutes parts. Nous ne sommes point dans le déluge même, et ce déluge néanmoins nous environne. Les eaux nous serrent de près, mais sans nous accabler ; elles nous agitent, mais sans nous submerger. Que feras-tu donc, ô mon frère, toi qui es au milieu du déluge, et qui vis dans ce monde pervers ? Se peut-il que tu n’y entendes point ces docteurs, que leurs doctrines d’orgueil n’arrive pas à tes oreilles, et que chaque jour leurs maximes ne mettent point ton cœur à la torture ? Que dira donc au milieu de ce déluge le chrétien déjà justifié et qui se confie en Dieu ? « Seigneur, vous êtes mon refuge, dans la persécution qui m’environne »[85]. Que les autres cherchent un abri chez leurs idoles, ou chez heurs démons, ou dans leurs forces, ou dans la défense de leurs péchés : pour moi, dans ce déluge, il n’y a que vous, Seigneur, qui puissiez me mettre à l’abri de la persécution qui m’environne.
20. « Délivrez-moi, ô vous qui êtes ma joie »[86]. Pourquoi vouloir qu’on te rachète, si tu es dans la joie ? « Rachetez-moi, ô vous qui êtes ma joie ». J’entends à la fois, et le cri de l’allégresse : « Vous êtes ma joie », et la voix du gémissement : « Rachetez-moi ». Tu tressailles et tu gémis. C’est vrai, me répond le Prophète, je tressaille et je gémis : je tressaille dans l’espérance, je gémis encore dans la réalité. « Rachetez-moi, ô vous qui êtes ma joie ». Réjouissez-vous dans l’espérance, nous dit l’Apôtre ; ce qui rend bien cette parole : « O vous qui êtes ma joie ». Mais pourquoi : « Délivrez-moi ? » Saint Paul nous le dit ensuite : « Soyez patients dans la tribulation »[87]. L’Apôtre lui-même était déjà justifié, et que dit-il néanmoins ? « Nous-mêmes aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement ». Pourquoi donc, « rachetez-moi ? C’est que nous-mêmes nous gémissons dans l’attente de l’adoption, qui sera la délivrance de nos corps »[88]. Ainsi « rachetez-moi » signifie que nous gémissons en nous-mêmes, attendant que nos corps soient rachetés. Pourquoi cette expression : « Vous êtes ma joie ? » L’Apôtre l’explique peu après en disant : « C’est par l’espérance que nous sommes sauvés ; mais l’espérance qui verrait ne serait plus une espérance. Comment espérer ce que l’on voit déjà ? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par la patience ». Espérer, c’est jouir ; attendre avec patience, c’est gémir encore : car on n’a que faire de patience, quand on ne souffre point. Ce que l’on appelle tolérance, patience, souffrance, longanimité, tout cela ne se dit que des peines que l’on endure. Si vous êtes accablé, vous êtes dans l’angoisse. Donc si nous attendons par la patience, nous disons encore : Rachetez-moi de l’affliction qui m’environne ; mais comme l’espérance nous sauvera, nous disons l’un et l’autre « Délivrez-moi, ô vous qui êtes ma joie ».
21. Voici la réponse : « Je te donnerai l’intelligence ». Le psaume lui-même est un psaume d’intelligence. « Je te donnerai l’intelligence et t’affermirai dans la voie où tu auras marché »[89]. Qu’est-ce à dire : « Je t’affermirai dans la voie où tu auras marché ? »[90] Non plus afin que tu y demeures, mais afin que tu ne t’en écartes pas. Je te donnerai l’intelligence, afin que tu te comprennes toujours, que tu tressailles toujours dans l’espérance en Dieu : jusqu’à ce qu’enfin tu arrives dans la patrie, où il n’y a plus d’espérance, mais où tout sera réalité.« J’affermirai mon regard sur vous ». Je ne détournerai point de vous les yeux, parce que jamais vous ne les détournerez de moi. Bien que tu sois justifié et après la rémission de tes fautes, lève les yeux vers ton Dieu. Sur la terre, ton cœur s’en allait en pourriture. Ce n’est pas sans raison que l’on te crie : Élevé ton cœur en haut, de peur qu’il ne se corrompe. Toi donc aussi lève les yeux en haut ; tiens-les fixés sur le Seigneur, afin qu’il arrête ses regards sur toi. Mais pourquoi redouter qu’en élevant tes yeux en haut, tu ne voies pas devant toi, et que ton pied ne tombe dans quelque piège ? Sois sans crainte, là aussi sont arrêtés ces regards de Dieu qu’il tenait fixés sur toi. « Soyez », nous dit le Seigneur, « soyez sans sollicitudes ». L’apôtre saint Pierre a dit : « Rejetez dans le sein de Dieu toute votre sollicitude, parce que lui-même prend soin de vous »[91]. Donc « mes yeux seront fixés sur toi ». Quant à toi, fixe à ton tour tes regards sur le Seigneur, et tu ne craindras pas, ai-je dit, de tomber dans le piège. Écoute ce mot du psalmiste : « Mes yeux seront toujours fixés en Dieu ». Et comme si on lui disait : Que deviendront tes pieds, si tu ne regardes point à ta marche ? il répond : « Ce sera lui qui dégagera mes pieds des embûches[92]. » J’affermirai donc sur toi « mes regards ».
22. Ainsi Dieu a promis le secours et l’intelligence au prophète qui se tourne alors vers les orgueilleux qui défendent leurs péchés : « Gardez-vous », leur dit-il, « de ressembler au cheval et au mulet, qui n’ont point d’intelligence »[93]. Le cheval et le mulet marchent la tête levée ; ils ne ressemblent point à ce bœuf qui connaît son maître, et à l’âne qui connaît l’étable de celui qu’il sert[94]. « Gardez-vous de ressembler au cheval et au mulet, qui n’ont point d’intelligence ». Qu’arrive-t-il pour eux ? « C’est par la bride et par le mors que vous assujettirez les mâchoires de ceux qui ne s’approchent point de vous »[95]. Veux-tu être cheval ou mulet ? Veux-tu ne souffrir aucun cavalier ? Ta bouche et tes mâchoires seront assujetties par la bride et le mors : on assujettira cette bouche qui relève tes mérites et garde le secret de tes fautes. « Maîtrisez donc les mâchoires de ceux qui ne s’approchent point de vous » par humilité.
23. « Ils sont nombreux, les châtiments des pécheurs »[96]. Il n’est pas étonnant que le fouet vienne après le mors. Il voulait être un animal indomptable, et on l’assouplit avec le mors et le fouet : et plaise à Dieu qu’on l’assouplisse ! Car il est à craindre que par son opiniâtreté ; il ne mérite de rester indompté, et de s’en aller sauvage et vagabond, où le portera sa fougue, en sorte que l’on dise de lui comme de ceux dont les péchés demeurent impunis ici-bas, que « leur iniquité vient de leur abondance »[97]. Que le fouet donc serve à le corriger et à le dompter, comme l’interlocuteur avoue qu’il a été lui-même dompté. Il se comparaît au cheval et au mulet à cause de son silence : mais qu’est-ce qui l’a dompté ? le fouet du châtiment. « Je me suis converti », dit-il, « dans ma douleur et déchiré par l’aiguillon ». Soit donc parle fouet, soit par l’aiguillon, Dieu assouplit le cheval qu’il monte, et c’est l’avantage du cheval d’avoir un tel cavalier. Et si le Seigneur monte à cheval, ce n’est point qu’il soit fatigué de marcher à pied. Car ce n’est pas sans quelque mystère que l’on amena autrefois linon au Sauveur[98]. Le peuple qui porte Jésus-Christ avec la bonne volonté de la douceur et de la paix, est figuré par cet ânon, et il se dirige vers Jérusalem. « Car Dieu dirige les hommes doux dans l’équité », comme le dit un-autre psaume, « il enseignera ses voies aux hommes pacifiques »[99]. Quels sont ces hommes doux ? ceux qui ne relèvent point arrogamment la tête contre leur maître, qui endurent le fouet et le frein ; qui deviennent si souples qu’ils marchent sans le fouet, et que sans frein et sans bride ils suivent le bon chemin. Si tu n’as le Seigneur pour cavalier, c’est toi qui tomberas et non lui. « Ils sont nombreux les châtiments du pécheur ; mais celui qui espère dans le Seigneur, sera environné par sa miséricorde ». Quel refuge pourrons-nous trouver dans le malheur ? Celui qui est d’abord dans l’affliction trouvera ensuite la miséricorde ; car cette miséricorde nous viendra de celui qui nous a donné la loi[100] ; la loi comme un châtiment, la miséricorde comme une consolation. « Celui qui espère dans le Seigneur trouvera ensuite la miséricorde ».
24. Quelle est donc la conclusion du psaume ? « Réjouissez-vous dans le Seigneur, ô vous qui êtes justes, et tressaillez de joie »[101]. Et vous, impies, qui vous réjouissez en vous-mêmes, vous, orgueilleux, qui n’avez de joie qu’en vous : maintenant que vous croyez en celui qui justifie l’impie, que votre foi vous sait imputée à justice[102]. « Réjouissez-vous dans le Seigneur, ô vous qui êtes justes, et tressaillez de joie » dans le Seigneur encore. Pourquoi cette joie ? parce que déjà vous êtes justes ; et d’où vous vient la justice ? non pas de vos mérites, mais de la grâce de Dieu. Pourquoi êtes-vous justes ? parce que vous avez été justifiés.
25. « Glorifiez-vous, ô vous qui avez le cœur droit »[103]. Comment votre cœur est-il droit ? C’est que vous ne résistez point à Dieu. Que votre charité redouble d’attention, et cous-prenez ce qu’est un cœur droit. Je le dis en peu de mots, mais qu’il faut bien retenir. Je bénis Dieu que ce soit en finissant, afin que cela demeure mieux gravé dans votre mémoire. Voici donc la différence qui existe entre le cœur droit et le cœur pervers. Qu’un homme qui se trouve ; sans le vouloir, dans les afflictions, dans les chagrins, dans les fatigues, dans les humiliations, ne voie eu tout cela que la juste volonté de Dieu, sans l’accuser de folie, comme s’il agissait en aveugle, en frappant celui-ci pour épargner celui-là, cet homme a le cœur droit : ceux-là au contraire ont le cœur mauvais, le cœur dépravé, le cœur perverti, qui taxent toujours d’injustice les tourments qu’ils endurent, et qui attribuent cette injustice à celui qui les permet ; ou bien qui lui enlèvent le gouvernement du monde, parce qu’ils l’incriminent. Dieu ne peut rien faire d’injuste, nous disent-ils ; or, il est injuste que la douleur soit pour moi et non pour cet autre : que je sois pécheur, je l’accorde ; mais il en est de plus coupables que moi, qui sont dans l’allégresse, et moi dans la douleur : comme donc il est injuste que de plus méchants que moi soient dans la joie quand je gémis dans la peine, moi qui suis juste, ou moins pécheur que ceux-là ; comme il y a là une injustice, j’en ai la conviction, et que j’ai aussi cette conviction que Dieu ne saurait faire le mal, j’en conclus que Dieu ne dirige point les choses du monde, et ne prend de nous aucun souci. Donc, l’égarement de ces hommes au cœur méchant et perverti, peut se réduire à trois points : ou qu’il n’y a pas de Dieu : « L’insensé dit dans son cœur : Dieu n’est pas »[104]. C’est là une des eaux de ce déluge dont nous avons parlé. Il s’est trouvé des philosophes pour soutenir cette doctrine, et pour dire que ce n’est point un Dieu qui gouverne et qui a créé toutes choses, mais qu’il y a plusieurs dieux s’occupant d’eux-mêmes en dehors du monde, et n’ayant aucun soin de cet univers. Donc, ou bien il n’y « a pas de Dieu », et c’est le langage de l’impie, qui désapprouve tout ce qui lui arrive en dehors de sa volonté, sans arriver à tel autre auquel il se préfère ; ou bien : Dieu est injuste, puisqu’il commet et approuve tout cela ou bien : Dieu ne gouverne point les choses d’ici-bas, et n’a pas soin de nous tous. Il y a dans chacun de ces trois points une grande impiété, puisque c’est nier Dieu, ou l’accuser d’injustice, ou lui enlever la direction des événements. D’où vient cette impiété ? de la dépravation du cœur. Dieu est la rectitude même, et un cœur qui n’est point droit ne s’accorde point avec lui. C’est ce que le psalmiste a dit ailleurs : « Combien est bon le Dieu d’Israël, pour ceux qui ont le cœur droit »[105]. Et parce qu’il touchait lui-même à l’un de ces points, et se demandait : « Comment Dieu sait-il ces choses, et comment le Très-Haut en a-t-il connaissance »[106] ; aussi a-t-il dit au même endroit : « Peu s’en est fallu que mes pieds ne fussent ébranlés »[107]. De même qu’en posant un bois tortueux sur une surface plane, vous ne pouvez le ranger, ni le consolider, ni le faire joindre : mais il est toujours branlant et sans solidité ; non point que la surface soit inégale, mais parce que le bois que vous y voulez appliquer est tortueux ; de même votre cœur, s’il est dépravé, s’il est tortueux, ne peut s’unir à Dieu qui est la rectitude même ; il ne peut s’unir à Dieu par une véritable adhésion, ainsi qu’il est dit : « Celui qui adhère au Seigneur, devient un même esprit avec lui »[108]. Donc, « glorifiez-vous, ô vous qui avez le cœur droit », dit le Prophète. Comment peuvent se glorifier ceux qui ont le cœur droit ? Écoutez de quelle manière ils se glorifieront : « Non seulement, dit l’Apôtre, nous nous glorifions dans l’espérance, mais nous nous glorifions dans nos afflictions »[109]. Tressaillir dans les biens et dans les délices, c’est chose facile ; mais l’homme au cœur droit tressaille même dans la tribulation. Or, vois ce qu’est sa joie, quand on l’afflige, car ce n’est pas en vain, ce n’est pas sans raisons qu’il tressaille, Vois l’homme au cœur droit : « Nous savons n, dit saint Paul, que la tribulation produit la patience, la patience la pureté, et la pureté l’espérance ; or, cette espérance n’est point vaine, car l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné »[110].
26. C’est là, mes frères, la droiture du cœur. Quel que soit l’homme à qui il arrive quelque chose, qu’il s’écrie : « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté ». Telle est la droiture du cœur : « Comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait : que le nom du Seigneur soit béni »[111]. Quel est celui qui a ôté ? Qu’a-t-il ôté ? À qui a-t-il ôté ? Quand l’a-t-il ôté ? Que le nom du Seigneur soit béni. Il ne dit point : Le Seigneur l’a donné, le diable l’a ôté. Que votre charité le remarque bien, afin de ne dire jamais : C’est le diable qui m’a fait cela. C’est à Dieu qu’il faut rapporter le châtiment que tu subis, car le diable n’a aucun pouvoir sur toi, que par la permission de Celui qui use de son souverain pouvoir, ou pour châtier ou pour corriger ; pour châtier l’impie, pour corriger ses enfants. « Le Seigneur happe celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants »[112]. Ne prétends donc point échapper au fouet, à moins que tu ne veuilles renoncer à l’héritage, Le Seigneur châtie tout enfant qu’il adopte. Est-ce tous, sans exception ? Où donc te cacher ? C’est tout enfant ; il n’a point d’exception ; nul n’est adopté sans passer par le fouet. Comment ? pas un seul ? Veux-tu comprendre qu’il n’y en aura pas un seul ? Son Fils unique était sans péché, il n’a pas été admis sans châtiment. C’est pourquoi son Fils unique, chargé de tes infirmités, se personnifiant avec toi, comme le chef, qui représente le corps, aux approches de la passion, fut saisi de tristesse[113], afin de te procurer la joie ; il fut plongé dans l’affliction, pour te consoler, et pouvoir, dans sa divinité, affronter les souffrances sans aucune tristesse. Le général ne pouvait-il pas ce qu’a pu le soldat ? Et comment le soldat l’a-t-il pu ? Écoute Paul qui tressaille quand la passion approche. « Pour moi », dit-il, « je vais être immolé, et le temps de ma mort approche. J’ai bien combattu ; j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi : il ne me reste qu’à attendre la couronne de justice qui m’est réservée, et que le Seigneur, comme un juste juge, m’accordera dans ce grand jour, non seulement à moi, mais encore à tous ceux qui désirent son avènement »[114]. Voyez comme il tressaille quand il va souffrir. Il tressaille donc celui qui va recevoir la couronne, et celui qui va la donner est dans la tristesse. Que figurait donc le Fils de Dieu, sinon l’infirmité de quelques-uns qui s’attristent en face de la douleur ou de la mort ? Mais voyez encore, comme il les amène à la droiture du cœur. Tu voulais vivre, et te mettre à l’abri de tout accident ; mais Dieu en a décidé autrement : voilà deux volontés ; que la tien ne se conforme donc à celle de Dieu, et non pas que celle de Dieu s’assouplisse à ta tienne ; car la tienne est dépravée, celle de Dieu est la règle même : que la règle subsiste, afin qu’elle serve à redresser tout ce qui est tortueux, Voyez comme cet enseignement est bien celui de Jésus-Christ. « Mon âme », dit-il, « est triste jusqu’à la mort » ; puis : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ». C’est là que perce la volonté humaine. Mais écoutez le cœur droit : « Et pourtant, non comme je veux, mais comme vous voulez, ô mon Père »[115]. C’est là ton modèle, dans la joie de tout ce qui peut t’arriver : et même réjouis-toi, si ta dernière heure vient à sonner. Et si tu ressens – quelque faiblesse qui appartienne à l’humaine volonté, dirige la du côté de Dieu, afin que tu fasses nombre avec ceux à qui il est dit : « Glorifiez-vous, ô vous dont le cœur est droit ».
PREMIER DISCOURS SUR LE PSAUME 32.
modifierLA CONFIANCE DU JUSTE.
modifierLe juste doit se réjouir et mettre sa confiance dans le Seigneur, dans les promesses qu’il nous a faites, dans sa miséricorde et sa justice, dans le soin qu’il prend de chacun de nous. Lui seul pourra nous sauver, pourvu que notre âme l’attende avec patience et que notre cœur ne mette qu’en nui seul sa félicité.
1. « Tressaillez dans le Seigneur, ô vous qui êtes justes ». Tressaillez, ô justes, mais non point en vous-mêmes, cela ne serait point sûr, mais tressaillez dans le Seigneur. « C’est aux cœurs droits que sied bien la louange »[116]. Ce sont ceux qui louent le Seigneur, en se soumettant à lui : il n’en est pas ainsi des cœurs tortueux et dépravés.
2. « Chantez le Seigneur sur vos harpes »[117]. Chantez le Seigneur, en lui faisant de vos corps une hostie vivante[118]. « Bénissez-le sur de psaltérion à dix cordes ». Que tous vos membres servent à l’amour de Dieu et du prochain, ou à l’accomplissement des trois préceptes de la première table, et des sept préceptes de la seconde.
3. « Chantez au Seigneur un cantique nouveau »[119]. Chantez un cantique de grâces cl de loi. « Chantez sagement dans vos cris d’allégresse ». Chantez – avec une joie que mesure la sagesse.
4. « Car la parole du Seigneur est pleine d’équité »[120]. La parole du Seigneur est droite pour vous rendre ce que vous ne pouvez devenir par vous-mêmes, « Et toutes ses œuvres sont dans la foi ». Nul dès lors ne doit se croire parvenu à la foi par ses mérites, puisque c’est de la foi même que viennent les œuvres agréables à Dieu.
5. « Il aime la miséricorde et le jugement ». Il aime la miséricorde qu’il répand maintenant et par avance sur les hommes ; et le jugement qui lui fait exiger le produit de ses dons. « La terre est remplie de la miséricorde du Seigneur »[121]. Dans tout l’univers les hommes reçoivent le pardon de leur péché, par la divine miséricorde.
6. « C’est la parole du Seigneur qui consolide les cieux ». Car ce n’est point d’eux-mêmes que les justes se sont affermis, mais par la parole du Seigneur. « Et c’est du souffle de sa bouche que vient leur force »[122]. Et leur foi vient de l’Esprit-Saint.
7. « C’est lui qui rassemble comme dans une outre les eaux de la mer »[123]. Il rassemble tous les peuples d’ici-bas pour la confession de leurs péchés qui sont condamnés, de peur que l’orgueil ne les fasse déborder dans la licence. « Dans ses trésors il place des abîmes ». Il garde pour eux des secrets cachés, afin de les enrichir.
8. « Que toute la terre craigne le Seigneur »[124]. Que le pécheur craigne, afin de s’abstenir du péché. « Qu’ils tremblent devant lui », non point parla peur des hommes, ou de toute autre créature, mais que Dieu fasse s trembler « tous ceux qui habitent l’univers ».
9. « Car il a parlé et tout a été fait », nul autre n’a fait ces créatures que peuvent redouter les hommes ; mais c’est bien lui qui a dit, et les voilà faites. « Il a commandé, et tout a été créé »[125]. Il a commandé par son Verbe, et la création s’est opérée.
10. « Le Seigneur a renversé les conseils des nations »[126], qui recherchaient leur domination et non la sienne. « Il réprouve la pensée des peuples », qui désirent le bonheur de ce monde. « Il réprouve aussi les desseins des princes », qui cherchent à dominer sur ces peuples.
11. « Mais le dessein du Seigneur demeure éternellement »[127]. Il est immuable pour l’éternité ce dessein du Seigneur, qui n’accorde la félicité qu’à ceux qui lui sont soumis. « Les pensées de son cœur subsistent dans les siècles des siècles ». Les desseins de sa sagesse ne sont point assujettis au changement, mais ils demeurent dans le cours des siècles.
12. « Bienheureux le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu »[128]*. Il n’y a qu’un seul peuple, celui de la cité céleste, qui ne se choisit point d’autre Dieu que le Seigneur. « Heureux le peuple que le Seigneur s’est choisi pour héritage »[129]. Ce peuple ne s’est point élu, mais Dieu l’a choisi dans sa miséricorde, afin de le posséder, et de n’y rien souffrir d’inculte ou de misérable.
13. « Du haut des cieux le Seigneur a regardé, et il a vu tous les enfants des hommes »[130]. À travers l’âme juste, Je Seigneur a vu dans sa bonté, tous ceux qui veulent renaître à une vie nouvelle.
14. « Du haut de la tente qu’il s’est préparée ». De ce tabernacle de chair qu’il s’est fait en s’incarnant. « Il a regardé ceux qui habitent la terre »[131]. Il a vu dans sa bonté ceux qui habitent la terre, afin de les gouverner en pasteur.
15. « C’est lui qui a formé le cœur de chacun d’eux »[132]. Il a mis dans le cœur des dons qui leur sont propres, afin que le corps ne soit point tout œil, ni tout oreille[133] ; mais il est pour celui-ci une manière de s’unir au corps de Jésus-Christ, polir celui-là une autre manière. « C’est lui qui connaît toutes leurs actions ». Devant lui rien n’est incompris des actions des hommes.
16. « Ce ne sont point ses forces nombreuses qui sauveront le roi »[134]. « Celui qui est le roi de sa chair, ne sera point sauvé, s’il met sa confiance dans sa propre vertu ». « Et le géant ne trouvera point son salut dans ses grandes forces ». Tous ceux qui combattent les vieilles habitudes de la convoitise, ou le diable et ses anges, ne seront pas néanmoins sauvés, s’ils présument trop de leur propre valeur.
17. « Un coursier ! vain espoir de salut »[135]. On se trompe, si l’on croit pouvoir, avec le secours des hommes, acquérir le salut que l’on a reçu parmi les hommes, ou échapper à la perdition par l’obstination du caractère. « Il ne sera point sauvé par l’ardeur de son courage ».
18. « Voilà que les yeux du Seigneur s’arrêtent sur ceux qui le craignent »[136]. Si tu cherches le salut, Dieu incline son amour sur ceux qui le craignent. « Et qui espèrent en sa miséricorde ». Qui espèrent, non dans leur propre vertu, mais dans la divine miséricorde.
19. « Afin d’arracher leurs âmes à la mort, et de les nourrir pendant la famine »[137]. Afin de les nourrir de son Verbe et de l’éternelle vérité, qu’ils avaient perdue en présumant de leurs forces, et voilà que la faim de la justice a épuisé ces mêmes forces.
20. « Notre âme attendra patiemment le Seigneur »[138]. Afin de s’engraisser un jour de viandes incorruptibles, pendant qu’elle est en cette vie, notre âme attendra patiemment le Seigneur. « Car il est notre secours et notre protecteur ». Il nous aide quand nous nous dirigeons vers lui ; il nous protège quand nous résistons à l’ennemi.
21. « C’est en lui que s’épanouira notre cœur »[139]. Ce n’est pas en nous, puisque nous n’y trouvons que misère quand Dieu n’y est point, mais en Dieu que notre cœur s’épanouira. « Nous avons mis notre espoir dans « la sainteté de son nom ». Et si nous espérons arriver un jour à Dieu, c’est qu’il nous a fait connaître son nom par la foi, quand nous étions éloignés de lui.
22. « Que votre miséricorde, ô Dieu, descende sur nous, selon que nous avons espéré en vous »[140]. Oui, Seigneur, que votre miséricorde s’épanche sur nous, car nous avons mis notre espérance en vous, et cette espérance est infaillible.
DEUXIEME DISCOURS SUR LE PSAUME 32
PREMIER SERMON. – CONFIANCE EN DIEU.
modifierCe sermon embrasse la première partie du psaume 32. Il nous apprend que nous devons bénir Dieu dans le malheur aussi bien que dans la prospérité ; – que l’amour de la justice est l’accomplissement de la loi ; – et que la miséricorde ne vient bien qu’avec la justice.
1. Ce psaume nous invite à nous épanouir dans le Seigneur. Il a pour titre : A David. Écoutez donc votre cantique, ô vous qui appartenez à la sainte lignée de David ; soyez les échos de votre cantique et tressaillez dans le Seigneur. Voici comme il commence : « Réjouissez-vous dans le Seigneur, ô vous qui êtes justes ». Que l’impie trouve sa joie dons le siècle ; le siècle finira, et avec lui la joie de l’impie. Mais que les justes tressaillent dans le Seigneur, car le Seigneur est éternel, et leur joie le sera aussi. Mais pour tressaillir en Dieu d’une manière convenable, il nous faut le louer de ce qu’il est seul pour ne nous inspirer aucun dégoût, et pour en inspirer autant à l’infidèle. Et l’on peut dire en un seul mot : Celui-là plaît à Dieu, qui se plaît en Dieu. Et gardez-vous de croire, mes frères, que ce soit chose facile. Voyez combien sont nombreux, ceux qui murmurent contre Dieu, combien trouvent à redire dans ses œuvres. Quand il lui plaît d’agir contrairement à la volonté des hommes, parce qu’il est le maître, qu’il connaît ce qu’il fait, et qu’il s’arrête moins à considérer nos désirs que notre avantage, ces hommes alors, subornant à leur volonté, la volonté de Dieu, loin de redresser leur volonté sur celle de Dieu, prétendent que la volonté de Dieu voudra bien s’adapter à la leur. Ces hommes infidèles, impies, pervers, trouvent plus à leur guise, je rougis de parler ainsi, et je le dirai néanmoins, parce que vous savez que c’est la vérité, trouvent plus à leur guise un comédien que Dieu lui-même.
2. Aussi après avoir dit : « Justes, tressaillez de joie dans le Seigneur », comme nous ne pouvons tressaillir en lui qu’en chantant ses louanges, et que ces louanges lui sont d’autant plus agréables que nous mettons en lui notre bonheur, le prophète ajoute : « C’est aux cœurs droits qu’il convient de louer Dieu ». Quels sont les hommes au cœur droit ? ceux qui l’assouplissent selon la volonté de Dieu ; qui se consolent dans la justice divine des troubles que leur cause l’humaine fragilité, quoique la faiblesse humaine leur fasse désirer de temps à autre ce qui pourrait leur convenir en particulier, ce qui serait en harmonie avec l’état actuel de leurs affaires, ou avec une nécessité qui se déclare, néanmoins lorsqu’ils reconnaissent et qu’ils savent que Dieu désire autre chose, ils préfèrent à leur volonté, la volonté du plus sage, à la volonté de l’infirme, la volonté du Tout-Puissant, à la volonté de l’homme, la volonté de Dieu. Car autant Dieu est au-dessus de l’homme, autant la volonté divine est au-dessus de la volonté humaine. C’est pourquoi le Christ s’étant fait homme, nous donne sa vie comme un modèle, et voulant tout à la fois nous apprendre à vivre et nous en mériter la grâce, nous fait voir en lui une certaine volonté humaine et privée, qui figurait à la fois la sienne et la nôtre, car il est notre chef, et vous le savez, nous lui appartenons comme ses membres : « Mon Père », dit-il, « s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi »[141]. Voilà une volonté humaine, qui s’arrêtait sur un objet propre et particulier. Mais comme il voulait que l’homme eût le cœur droit, afin de le porter à redresser sur le modèle qui est toujours droit, ce qu’il pouvait avoir de tortueux, quelque peu que ce fût, il ajoute : « Et pourtant, non point ce que je veux, mais ce que vous voulez, ô mon Père »[142]. Or, quelle volonté perverse pouvait avoir le Christ ? Que pouvait-il vouloir, que ne voudrait point son Père ? Ils n’ont qu’une même divinité, et ne peuvent avoir une volonté différente. Mais il voulait personnifier dans cette humanité tous les siens, comme il les personnifiait en lui-même, quand il dit : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger »[143] : comme il les personnifiait, quand lui, que nul ne blessait, cria du haut du ciel à Saul qui frémissait de rage, et persécutait les saints : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? »[144] Il voulait donc te montrer en lui une volonté qui est propre à l’homme. Il t’a mis sous les yeux ta propre image afin de te corriger. Reconnais-toi en moi-même, te dit-il ; tu peux, il est vrai, avoir ta volonté propre, autre que la volonté de Dieu, on le pardonne à ta fragilité, on le pardonne à l’infirmité humaine ; il est difficile pour toi de n’avoir aucune volonté propre : mais à l’instant souviens-toi qu’il est quelqu’un au-dessus de toi ; qu’il est supérieur, et toi inférieur, qu’il est créateur et toi créature, qu’il est maître et toi serviteur, qu’il est tout-puissant et toi bien faible ; et afin de te corriger, soumets ta volonté à sa volonté, en disant : « Toutefois, ô mon Père, non point ce que je veux, mais ce que vous voulez ». Alors comment pourrais-tu être séparé de Dieu ; quand tu veux ce qu’il veut ? C’est alors que tu seras droit, et qu’il te siéra de bénir Dieu : « Car c’est aux cœurs droits de le loue ».
3. Mais si ton cœur est tortueux, tu béniras Dieu dans la prospérité, pour le blasphémer dans le malheur ; et toutefois le mal n’est plus un mal quand il est juste ; et il est juste quand il vient de la part d’un Dieu qui ne peut rien faire d’injuste. Tu seras donc dans la maison paternelle comme l’enfant ingrat, tu aimeras ton père quand tu en recevras des caresses, et tu le haïras s’il vient à te châtier : comme si ses châtiments aussi bien que ses caresses ne te préparaient pas à devenir son héritier. Vois maintenant comme la louange sied bien aux cœurs droits, écoute ce que chante un cœur droit dans un autre psaume : « Je bénirai en tout temps le Seigneur, sa louange sera toujours dans ma bouche »[145]. « En tout temps », a le même sens que « toujours » ; comme « je bénirai » et « sa louange sera dans ma bouche » sont identiques. Le louer donc en tout temps et toujours, c’est le louer dans le malheur, comme dans la prospérité. Car si tu ne bénis Dieu que dans la prospérité et non dans le malheur, comment sera-ce en tout temps, comment toujours ? Et toutefois chaque jour n’entendons-nous pas le grand nombre qui eut agit ainsi ? Leur arrive-t-il quelque bonheur, ils s’épanouissent, ils tressaillent de joie, ils bénissent Dieu, ils chantent ses louanges ; loin de les désapprouver, je les en félicite, car il y en a beaucoup qui ne le font pas même alors. Mais il faut apprendre à ceux qui déjà bénissent Dieu dans la prospérité, à reconnaître qu’il est père encore quand il châtie, à ne point murmurer contre sa main qui les afflige, de peur qu’ils ne demeurent dans la dépravation, qu’ils ne déméritent et ne soient justement privés de l’héritage éternel ; il le faut, afin qu’ils deviennent droits, et ils seront droits quand rien dans les actes de Dieu ne leur déplaira ; et qu’ils puissent bénir Dieu jusque dans le malheur, et dire : « Le Seigneur l’a dominé, le Seigneur l’a ôté, comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait ; que le nom du Seigneur soit béni »[146] : c’est à ces cœurs droits qu’appartient la louange, eux qui ne béniront pas d’abord, pour blâmer ensuite.
4. Donc, ô vous qui êtes justes, qui avez le cœur droit, tressaillez dans le Seigneur, car c’est à vous qu’il appartient de le bénir. Que nul ne dise : Qui suis-je pour être juste ? Ou : Quand pourrai-je être juste ? Ne vous méprisez point, ne désespérez point de vous-mêmes. Vous êtes hommes ; vous êtes créés à l’image de Dieu[147] : celui qui a fait de vous des hommes, s’est lui-même fait homme polar vous : et afin que vous fussiez adoptés en plus grand nombre pour l’éternel héritage, pour vous le sang de son Fils unique a été répandu. Si la faiblesse d’une chair terrestre vous rend méprisables à vos yeux, estimez-vous dû moins au prix que vous avez coûté. Pensez mûrement à votre nourriture, à votre breuvage, et à quoi vous souscrivez en disant : Amen. Toutefois est-ce l’orgueil que nous vous prêchons ici, et vous engageons-nous à vous attribuer quelque perfection ? Encore une fois, n’allez pas vous croire étrangers à toute justice. Je ne veux pas vous questionner au sujet de votre justice ; car nul d’entre vous sans doute n’oserait me répondre : Je suis juste : mais je vous interroge au sujet de votre foi ; et de même que nul n’oserait me répondre : Je suis juste ; nul aussi n’oserait me dire : Je n’ai pas la foi. Je ne cherche donc point quelle est ta vie, je demande ce que tu crois. Tu me répondras que tu crois en Jésus-Christ. N’entends-tu point l’Apôtre qui te dit : « Le juste vit de la foi ? »[148] Ta foi, c’est là ta justice : car, si tu crois, tu es sur tes gardes ; si tu es sur tes gardes, tu fais des efforts, et tes efforts sont connus de Dieu, qui voit ta volonté, qui considère ta lutte contre la chair, qui t’exhorte à combattre, qui t’aide à remporter la victoire, qui t’observe pendant le combat, qui le soutient si tu faiblis, qui te couronne si tu triomphes. Donc, « justes, tressaillez dans le Seigneur », signifie, tressaillez dans le Seigneur, ô vous qui avez la foi, car la foi est l’aliment du juste. « C’est aux cœurs droits que sied bien la louange »[149]. Apprenez à remercier Dieu dans les biens et dans les maux. Apprenez à mettre dans votre cœur nique chacun a sur la langue : À la volonté de Dieu. Ce langage du peuple a souvent de salutaires instructions. Qui ne dit point chaque jour : Que Dieu agisse comme il lui plaît ? Qu’il ait le cœur droit, et il aura sa place parmi ceux qui tressaillent dans le Seigneur, et à qui sied la louange : c’est à eux que le psaume s’adresse dans la suite, en disant : « Louez le Seigneur sur la harpe, chantez-lui des hymnes sur le psaltérion à dix cordes »[150]. C’est ce que nous chantions tout à l’heure, c’est la leçon que nous donnions à vos cœurs en unissant nos voix.
5. Mais en établissant ces saintes veilles au nom du Christ, n’a-t-on point banni les harpes de ce lieu ? Et voici qu’on leur enjoint de se faire entendre : « Chantez », nous dit-on, « chantez au Seigneur sur la harpe, et sur le psaltérion à dix cordes ». N’arrêtez point vos pensées sur les musiques de théâtre. Vous avez en vous-mêmes cette harpe dont il est question, comme il est dit ailleurs « J’ai dans mon cœur, ô mon Dieu, ces vœux de louanges que je vous rendrai »[151]. Ceux qui étaient présents naguère quand j’expliquai la différence qui sépare le psaltérion de la harpe, et que je m’efforçai de la faire saisir à tous, peuvent s’en souvenir[152] : c’est aux auditeurs à juger si nous avons réussi. Il n’est pas inutile pourtant de le répéter, afin de trouver dans la différence de ces deux instruments de musique, la différence des actions humaines, différence dont ils sont la figure, et dont notre vie deviendra la réalité. On appelle harpe ce bois concave à la manière des tambours, dont le bas est arrondi comme une tortue, et auquel on ajoute les cordes qui résonnent quand on les touche : je ne parle pas de l’archet qui sert à les toucher, mais bien de ce bois concave, sur lequel on étend des cordes, afin qu’il les répercute quand on les touchera, et que frémissant sur cette concavité, elles en deviennent plus sonores. Ce bois concave est donc en bas dans la harpe, et en haut dans le psaltérion. Telle est la différence. Or, il nous est ordonné de louer Dieu sur la harpe, de chanter sa louange sur le psaltérion à dix cordes. Il n’est point parlé de harpe à dix cordes, ni dans ce psaume, ni je crois dans aucun autre. Nos chers fils les lecteurs peuvent lire et chercher avec plus de loisir que nous toutefois, autant que je puisse me souvenir, j’ai souvent rencontré le psaltérion à dix cordes, et nulle part la harpe à dix cordes. Retenez donc bien que c’est par la partie inférieure que la harpe rend des sons, et que pour le psaltérion c’est dans la partie supérieure. Or, c’est dans notre vie inférieure ou terrestre que nous rencontrons la prospérité ou le malheur, qui nous donnent lieu de bénir Dieu dans l’une et dans l’autre, afin que sa louange soit toujours dans notre bouche et que nous le bénissions en tout temps[153]. Comme il y a une félicité terrestre, il y a aussi une adversité qui est d’ici-bas ; nous devons remercier Dieu de l’une et de l’autre, afin que notre harpe résonne toujours. Qu’est-ce qu’une prospérité terrestre ? C’est la santé du corps, c’est l’abondance de tout ce qui nous est nécessaire en cette vie, c’est la sécurité contre tout danger, ce sont des récoltes abondantes, « c’est le soleil que Dieu fait luire sur les méchants comme sur les bons, et la pluie qui descend sur les justes comme sur les impies »[154]. Voilà tout ce qui tient à la vie temporelle. Quiconque n’en bénit point Dieu, se flétrit par l’ingratitude. Ces dons, pour être terrestres, en sont-ils moins les dons de Dieu ? Ou faut-il penser qu’ils nous viennent d’un autre, parce qu’ils échoient aussi aux méchants ? La divine miséricorde se diversifie à l’infini : Dieu a de la patience, de la longanimité. Les biens dont il gratifie les méchants ne nous montrent que mieux ceux qu’il réserve aux bons. L’adversité nous vient au contraire de tout ce qui est inférieur, de la fragilité humaine, dans la douleur, dans les langueurs, dans les afflictions, dans les souffrances, dans les tentations. C’est alors, et toujours alors, que doit louer Dieu celui qui tient la harpe. Que lui importe que tout cela tienne à la vie inférieure, puisque tout cela n’est conduit et réglé que par cette sagesse, qui atteint d’une extrémité à l’autre avec force et dispose toutes choses avec douceur ?[155] Si Dieu gouverne les cieux, néanmoins il ne néglige point la terre : n’est-ce pas à lui qu’il est dit : « Où irai-je devant votre esprit, où fuirai-je devant votre face ? Si je monte au ciel, vous y êtes ; si je descends dans les enfers, vous y êtes encore »[156]. D’où peut être absent celui qui n’est absent d’aucun lieu ? Donc, chantez le Seigneur sur la harpe. Dans l’abondance des biens terrestres, remerciez celui qui vous en a fait don ; dans la disette, ou dans les pertes, chantez sans rien craindre. Car vous n’avez point perdu celui qui vous adonné ces biens, quand même on vous enlèverait ses dons. Louez Dieu, vous dis-je, même dans cette condition ; ayez confiance dans votre Dieu, touchez les cordes de votre cœur, et dites comme sur une harpe qui échappe dans sa partie inférieure des sons harmonieux : « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté, comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait ; que le nom du Seigneur soit béni »[157].
6. Mais si tu arrêtes ton attention sur les dons supérieurs que le Seigneur t’a faits, sur les préceptes qu’il t’a donnés, sur la céleste doctrine dont il a éclairé ton âme, sur la vérité qui t’arrive de la source la plus pure, prends alors ton psaltérion, bénis le Seigneur sur le psaltérion à dix cordes. Les préceptes de la loi sont en effet au nombre de dix, et ces dix préceptes vous forment une lyre à dix cordes. L’harmonie est complète. Trois préceptes regardent l’amour de Dieu, et les sept autres, l’amour du prochain. Or, toutefois, le Seigneur l’a déclaré : « Ces deux commandements renferment toute ta loi et les prophètes »[158]. C’est d’en haut que le Seigneur t’a dit : « Le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu » : c’est pour ta lyre la première corde. « Tu ne prendras point en vain le nom du Seigneur ton Dieu » : c’en est la seconde. « Observe le jour du sabbat, non point d’une manière charnelle, non dans les plaisirs, comme les Juifs qui abusent du repos pour commettre l’iniquité ; le mal serait moins grand de passer le jour entier à cultiver la terre qu’à danser ; mais toi qui ambitionnes le repos en Dieu, et qui ne fais rien qu’en vue de l’obtenir, abstiens-toi de toute œuvre servile : « Car tout homme qui fait le péché devient est esclave du péché »[159]. Et plût à Dieu qu’il ne le fût que d’un homme et non du péché. Ces trois préceptes embrassent l’amour de Dieu, dont tu dois méditer la vérité, l’unité, les délices. Car il y a certaines délices en Dieu, où nous trouverons le véritable sabbat, le vrai repos. Aussi est-il dit : « Mets en Dieu tes délices, et il comblera les désirs de ton cœur »[160]. Quel autre en effet peut nous procurer plus de chastes délices que le Créateur de tout ce qui nous apporte les délices ? Dans ces trois préceptes se résume l’amour de Dieu ; dans les sept autres l’amour du prochain : « Ne fais point à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te fasse. Honore ton père et ta mère », parce que tu veux être honoré par tes enfants. « Ne commets pas l’adultère », parce que tu ne veux pas que ta femme s’y livre en ton absence. « Tu ne tueras point », car tu ne veux pas être tué. « Tu ne voleras point », parce que tu ne veux pas que l’on te vole. « Tu ne feras point de faux témoignage », parce que tu hais celui qui fait un faux témoignage contre toi. « Ne désire pas la femme de ton prochain », parce que tu ne veux pas qu’un autre pense à la tienne. « Ne désire pas ce qui appartient à un autre »[161], puisqu’on te déplaît quand on désire ce qui est à toi. Interroge donc tes propres sentiments, puisqu’on ne peut te nuire sans te déplaire. Tous ces préceptes nous viennent de Dieu : c’est un don de la suprême Sagesse ; c’est d’en haut qu’ils ont retenti. Touche donc le psaltérion, accomplis la loi que le Seigneur ton Dieu est venu, non pas détruire, mais accomplir lui-même[162]. Car tu accompliras par amour ce que tu ne pouvais accomplir par la crainte. Celui qui n’évite le mal que par la crainte, le ferait volontiers, sans la défense. Je ne le commets point, dira-t-il. Pourquoi ? parce que je crains. Tu n’aimes pas encore la justice, tu es encore dans l’esclavage : sois donc un fils, car un bon esclave peut devenir un bon fils. Jusque-là évite le mal par crainte, et tu apprendras à l’éviter par amour. Car la justice a ses charmes. Que le châtiment t’arrête. Là justice a sa beauté, elle cherche les regards, elle attise l’amour en ceux qui l’aiment. C’est pour elle que les martyrs ont foulé aux pieds le monde, et répandu leur sang. Qu’aimaient-ils en renonçant à tous ces biens ? Car n’aimaient-ils rien ? et vous parlons-nous ainsi pour éteindre l’amour en vos cœurs ? Il est froid, il est glacé le cœur qui n’aime point. Aimez donc ; seulement aimez cette beauté qui charme les yeux du cœur. Aimez, seulement aimez cette beauté qui enflamme les cœurs quand on chante la justice. Voilà des hommes qui parlent, qui se récrient, qui disent partout : C’est bien ; c’est très bien. Qu’ont-ils vu ? lis ont vu la justice qui donne la beauté au vieillard, fût-il courbé. Qu’on voie marcher ce vieillard doué de justice, il n’y a rien en lui de corporel que l’on puisse aimer, et néanmoins il est aimé de tous. On aime en lui ce qui est invisible, ou plutôt on aime en lui ce qu’il y a de visible pour le cœur. Que le vrai bien fasse donc vos délices, demandez à Dieu qu’il ait pour tous des attraits. « Car le Seigneur épanchera sur nous ses délices, et la terre produira son fruit[163] ». Afin que vous accomplissiez par la charité ce qu’il est difficile d’accomplir par la crainte. Que dis-je, difficile ? L’esprit ne le peut encore : il aimerait mieux qu’il n’y eût aucun précepte, quand c’est la sainte qui le fait obéir, et non l’amour qui l’y détermine. Retiens-toi de tout larcin et redoute l’enfer, lai est-il dit : il aimerait mieux qu’il n’y eût point d’enfer pour l’engloutir. Mais quand est-ce qu’il commence à aimer la justice, sinon quand il s’abstient de tout vol, dût-il n’y avoir point d’enfer pour engloutir les voleurs ? C’est là aimer la justice.
7. Mais cette justice, qu’est-elle donc ? qui pourra la peindre ? Quelle beauté reluit dans la sagesse de Dieu ? C’est elle qui donne le charme à tout ce qui a de l’attrait pour nos yeux : pour la voir, pour l’embrasser, il faut purifier nos cœurs. C’est elle que nous faisons profession d’aimer ; et c’est elle qui compose tout en nous, afin que rien ne lui déplaise. Et quand les hommes blâment en nous ce que nous faisons pour plaire à cette sagesse que nous aimons, combien peu nous estimons de tels censeurs, quel peu de souci, et même quel mépris ils nous inspirent ? Voilà des hommes qui ont pour des femmes un amour condamnable ; que ces amantes les ajustent selon leur goût, et ils s’inquiètent peu de déplaire aux autres quand ils plaisent à ces femmes, et il leur suffit d’être au goût de celles dont ils recherchent les faveurs : et souvent, ou plutôt toujours, ils déplaisent aux hommes plus mûrs, et trouvent leur condamnation chez les hommes judicieux. Votre chevelure est mal arrangée, dit un homme austère à un jeune impudique, ces frisures sont indécentes. Mais cet amant sait bien que ses cheveux ainsi bouclés plaisent à je ne sais quelle créature, et alors il te hait pour ta juste réprimande, et il conserve cet ajustement qui ne plaît qu’au goût dépravé, lite prend pour un ennemi, parce que tu le rappelles à la décence. Il se dérobe à tes regards, et s’inquiète peu si ta réprimande est juste. Si donc ils méprisent les blâmes de la vérité, pour affecter une beauté fictive ; pour nous, dans ce que nous faisons pour plaire à la divine sagesse, quel cas nous faudra-t-il faire de ces railleurs injustes, qui n’ont pas les yeux pour voir ce que nous aimons ? Pensez-y, ô vous qui avez le cœur droit, « et bénissez Dieu sur la harpe, et chantez-le sur le psaltérion à dix cordes ».
8. « Chantez-lui un cantique nouveau[164] ». Dépouillez-vous du vieil homme : vous connaissez le cantique nouveau. Le nouvel homme, la nouvelle alliance, voilà le cantique nouveau. Le cantique nouveau n’est point l’héritage du vieil homme : il n’y a pour l’apprendre que les hommes nouveaux, qui ont rajeuni le vieil homme dans la grâce, et qui appartiennent au Nouveau Testament, c’est-à-dire au royaume des cieux. C’est vers lui que notre amour exhale ses soupirs, à lui qu’il chante ses cantiques. Qu’il chante ce cantique, non de la voix, mais par les actions de la vie. « Chantez-lui un cantique nouveau, chantez-le sagement ». Chacun se demande : comment chanter à Dieu ? Oui, chantez, mais qu’il n’y ait aucun désaccord ; Dieu ne peut souffrir que l’on blesse ses oreilles. Chante sagement, ô mon frère. Devant un habile musicien qui doit t’écouter ; que l’on te dise Chante pour lui plaire, si tu crains de chanter parce que tut es dépourvu de science musicale, et qu’un artiste peut trouver en toi des défauts inaperçus pour un ignorant : qui se flattera de chanter avec harmonie, pour Dieu, qui juge du chantre avec tant de sagacité, qui pénètre dans tous les détails, qui écoute si attentivement ? Quand votre chant sera-t-il assez harmonieux, pour n’offenser en rien des oreilles si délicates ? Voici qu’il vous prescrit lui-même la manière de chanter ; ne cherchez point les paroles comme si vous pouviez en trouver pour expliquer ce qui plaît à Dieu. Chantez « par vos transports ». Pour Dieu, bien chanter, c’est chanter dans la joie. Mais qu’est-ce que chanter avec transport ? C’est comprendre que des paroles sont impuissantes à rendre le chant du cœur. Voyez ces travailleurs qui chantent soit dans les moissons, soit dans les vendanges, soit dans tout autre labeur pénible : ils témoignent d’abord leur joie par des paroles qu’ils chantent ; puis, comme sous le poids d’une grande joie que des paroles ne sauraient exprimer, ils négligent toute parole articulée et prennent la marche plus libre de sons confus. Cette jubilation est donc pour le cœur un son qui signifie qu’il ne peut dire ce qu’il conçoit et enfante. Or, à qui convient cette jubilation, sinon à Dieu qui est ineffable ? Car on appelle ineffable ce qui est au-dessus de toute expression. Mais si, ne pouvant l’exprimer, vous – devez néanmoins parler de lui, quelle ressource avez-vous autre que la jubilation, autre que cette joie inexprimable du cœur, cette joie sans mesure, qui franchit les bornes de toutes les syllabes ? « Chantez harmonieusement, chantez dans votre jubilation ».
9. « Car la parole du Seigneur est droite, e et toutes ses œuvres sont dans la foi ». Et c’est même par sa droiture qu’il déplaît à ceux dont le cœur n’est pas droit. « Toutes ses œuvres sont dans la foi » ; que les tiennes aussi soient dans la foi, « car le juste vit de la foi »[165], et c’est « la foi qui agit par la charité »[166]. Que tes œuvres soient dans la foi, parce que c’est en croyant en Dieu que tu deviens fidèle. Mais comment les œuvres de Dieu peuvent-elles être dans la foi, comme s’il vivait aussi de la foi ? Cependant nous trouvons que Dieu est fidèle, et ce n’est point moi qui tiens ce langage, écoutez l’Apôtre : « Dieu est fidèle », dit-il, « et ne souffrira point que vous soyez tentés au-dessus de vos forces, mais il vous fera profiter de la tentation afin que vous puissiez persévérer »[167]. Dieu est fidèle, vous l’entendez ; écoutez ce qu’il dit ailleurs : « Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui ; si nous le renonçons, il nous renoncera aussi ; si nous lui sommes fidèles, il demeurera fidèle, car il ne peut être contraire à lui-même »[168]. Nous avons donc aussi un Dieu qui est fidèle. Distinguons toutefois la fidélité de Dieu de la fidélité de l’homme. L’homme est fidèle quand il croit aux promesses que Dieu lui fait ; Dieu est fidèle quand il donne à l’homme ce qu’il lui a promis. Sa grande miséricorde à nous promettre, nous garantit sa fidélité à tenir sa promesse. Nous ne lui avons rien prêté pour faire de lui notre débiteur ; c’est de lui que nous vient tout ce que nous pouvons lui offrir, et si nous avons quelque valeur, nous la tenons de lui. Tous les biens qui font notre joie viennent de lui. « Qui connaît en effet les desseins de Dieu ? ou qui est entré dans ses conseils ? ou qui lui a donné le premier, pour en attendre une récompense ? Tout est de lui, tout est par lui, tout est en lui »[169]. Donc nous ne bai avons rien donné, et néanmoins il est notre débiteur. Pourquoi débiteur ? parce qu’il a fait des promesses. Nous ne lui disons point : Seigneur, rendez ce que vous avez reçu ; mais bien : « Donnez ce que vous avez promis ». « Car la parole du Seigneur est droite ». Qu’est-ce à dire, que « la parole du Seigneur est droite ? » Qu’elle ne vous trompe jamais, et que vous ne devez point la tromper, ou mieux, vous tromper vous-mêmes. Comment tromper en effet celui qui connaît tout ? « Mais l’iniquité ment contre elle-même[170]. Car le discours du Seigneur est droit, et toutes ses œuvres sont dans la foi ».
10. « Il aime la miséricorde et le jugement »[171]. Aimez-les, puisque Dieu les aime. Appliquez-vous, mes frères. C’est maintenant le temps de la miséricorde, ensuite viendra celui du jugement. Pourquoi est-ce aujourd’hui celui de la miséricorde ? C’est que maintenant il appelle ceux qui se détournent de lui, et qu’il pardonne à ceux qui se tournent vers lui ; c’est qu’il attend avec patience que les pécheurs se convertissent ; c’est qu’après leur conversion il oublie le passé, il promet l’avenir, il stimule la lenteur, il console dans l’affliction, il enseigne ceux qui sont studieux, il vient en aide à ceux qui combattent : il n’abandonne aucun de ceux qui sont dans la peine et qui crient vers lui ; il nous donne ce que nous devons lui offrir en sacrifice, et nous met en main de quoi l’apaiser. Qu’un temps si précieux de miséricorde ne passe point pour nous, ô mes frères, qu’il ne s’écoule point inutilement pour nous. Toutefois viendra le jugement avec son repentir, et repentir sans fruit. « Ils diront en eux-mêmes dans le repentir, et gémissant dans l’angoisse de leur esprit » ; c’est là ce qui est écrit au livre de la Sagesse : « De quoi nous a servi l’orgueil, et que nous a procuré l’ostentation des richesses ? Toutes ces choses ont passé comme l’ombre »[172]. Disons maintenant : « Tout passe comme l’ombre ». Disons utilement : « Tout passe », de peur qu’un jour nous ne disions sans profit : « Tout est passé ». C’est donc maintenant le temps de la miséricorde que doit suivre le temps du jugement.
11. Toutefois, mes frères, gardez-vous de croire que ces deux attributs puissent être séparés en Dieu. Il semble, en effet, qu’ils soient contradictoires, et que la miséricorde ne devrait point se réserver le jugement, comme le jugement devrait se faire sans miséricorde. Lis Dieu est tout-puissant, et dans sa miséricorde il exerce la justice, comme dans ses jugements il n’oublie point la miséricorde. Car il nous prend en pitié, il considère en nous son image, notre fragilité, nos erreurs, antre aveuglement, et il nous appelle, et il pardonne les fautes à ceux qui se tournent vers lui, mais il les retient à ceux qui ne se convertissent point. Est-il miséricordieux pour ceux qui sont injustes ? Abandonne-t-il pour cela sa justice, et doit-il confondre le juste avec l’injuste ? Vous paraîtrait-il juste de traiter de la même manière le pécheur qui se convertit et celui qui ne se convertit point, de faire le même accueil à celui qui avoue ses fautes et à celui qui les déguise, à l’homme humble et à l’homme superbe ? Dieu donc exerce la justice, tout en faisant miséricorde, et dans cette justice, il exercera sa miséricorde à l’égard de ceux à qui il dira : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger »[173]. Car il est dit quelque part dans une lettre apostolique : « Dieu exercera un jugement sans miséricorde envers celui qui n’aura pas fait miséricorde »[174]. « Bienheureux les miséricordieux », est-il dit encore, « parce qu’ils obtiendront miséricorde »[175]. Donc en les jugeant, Dieu usera de miséricorde, mais non sans discernement. Car s’il n’use pas de miséricorde envers tous, mais seulement envers celui qui aura été miséricordieux, sa miséricorde sera juste, puisqu’il n’y aura point de confusion. C’est évidemment par un effet de sa miséricorde qu’il nous remet nos péchés ; c’est par miséricorde qu’il nous accorde la vie éternelle ; mais voyez en même temps l’équité : « Pardonnez, et l’on vous pardonnera ; donnez, et il vous sera donné »[176]. Assurément, « vous donner, vous pardonner », telle est bien la miséricorde. Mais si la miséricorde était séparée de la justice, le Sauveur ne dirait point : « On se servira pour vous de la même mesure dont vous vous serez servis »[177].
12. Tu as entendu, ô mon frère, comment Dieu exerce la miséricorde et le jugement, et toi aussi, sois juste et miséricordieux. Ces deux attributs sont-ils exclusivement ceux de Dieu et non des hommes ? S’ils ne regardaient point les hommes, Dieu ne dirait pas aux Pharisiens : « Vous omettez ce qu’il y a de plus important dans la loi : la justice et la miséricorde »[178]. Garde-toi de croire que tu ne doives exercer que la miséricorde et non le jugement. Tu es quelquefois arbitre dans un différend entre deux hommes, dont l’un est riche et l’autre pauvre ; et il arrive que la mauvaise cause est celle du pauvre, tandis que le riche soutient la vérité ; si tu es ignorant dans les choses de Dieu, tu croiras bien faire de prendre le pauvre en pitié, d’atténuer, de cacher son tort, de vouloir le justifier, afin qu’il paraisse avoir pour lui le bon droit : et si l’on te reproche l’injustice de ta sentence, tu prends pour excuse une fausse miséricorde, en disant : Je sais tout cela, j’ai compris l’affaire, mais c’était un pauvre, il fallait en avoir pitié. N’est-ce point là faire miséricorde au détriment de la justice ? Mais comment, diras-tu, pouvoir être juste sans oublier la miséricorde ? J’aurais prononcé contre un pauvre qui n’avait pas de quoi payer, ou s’il avait pu payer, il n’aurait plus rien eu pour vivre ? Voici la réponse de Dieu : « Tu ne feras pas acception du pauvre dans tes jugements »[179]. Quant au riche, il est aisé de comprendre qu’on ne doit point faire acception en sa faveur. Tout homme le voit, et plaise à Dieu que tout homme le pratique ; l’erreur la plus facile consiste donc à chercher à plaire à Dieu, en jugeant en faveur du pauvre, comme si l’on voulait dire à Dieu : J’ai fait grâce au pauvre. Mais il fallait être à la fois juste et miséricordieux. Quelle est d’abord cette miséricorde qui consiste à favoriser l’injustice ? Tu as ménagé sa bourse, mais percé son cœur : ce pauvre est demeuré dans l’injustice, et dans une injustice d’autant plus funeste qu’il te voit favoriser son injustice, toi qu’il croyait un homme juste. Il t’a quitté couvert de ton injuste protection, pour tomber sous la juste condamnation du Seigneur. Quelle miséricorde lui as-tu faite en le rendant injuste ? Il y a plus de cruauté que de miséricorde. Mais, diras-tu, que fallait-il faire ? Il fallait parler selon la justice, reprendre le pauvre, fléchir le riche. Il y a un temps pour juger et un temps pour demander. Quand le riche t’aurait vu garder les règles de l’équité, ne point favoriser dans le pauvre son arrogante injustice, n’aurait-il pas été incliné à lui faire grâce sur ta demande, dans la joie que lui aurait causé ta sentence ? Il nous reste, mes frères, une grande partie du psaume, et il faut consulter les forces de l’âme et du corps chez mes auditeurs si divers ; car si le froment nous donne à tous une même nourriture, il semble néanmoins s’accommoder aux goûts différents, et ainsi échapper au dégoût. Que ce soit donc assez pour aujourd’hui.
TROISIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME 32
modifierDEUXIÈME SERMON. – CRAINTE ET AMOUR DE DIEU.
modifierCe discours embrasse la seconde partie du psaume. Le saint docteur, après avoir fait quelques allusions aux Ariens et aux Donatistes, établit que nous ne devons craindre que le Seigneur qui a envoyé des brebis au milieu des loups, et ces loups sont devenus brebis, qui peut seul donner aux créatures la puissance de nous nuire ; n’aimer que le Seigneur afin de le posséder, parce qu’il est seul capable de nous rendre meilleurs, et d’être son héritage, ce qui est le bonheur parfait. Prier pour les hérétiques.
1. Prêcher la parole de vérité aussi bien que l’écouter, c’est un labeur. Mais c’est un labeur que nous endurons volontiers quand nous pensons à l’arrêt du Seigneur et à notre condition. Car, dès le berceau du genre humain, l’homme a entendu cette parole, non point d’un homme qui pût le tromper, ni du diable qui est séducteur, mais de la vérité même qui émanait de la bouche de Dieu : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front[180] ». Donc si notre pain est la parole de Dieu, il nous faut suer pour l’entendre, plutôt que de mourir de faim. Dans la solennité de nos dernières vigiles, nous avons expliqué les premiers versets du psaume ; expliquons le reste aujourd’hui.
2. Voici où commence la partie qui nous reste et que nous venons de chanter : « La terre est pleine de la miséricorde du Seigneur. C’est la parole de Dieu qui affermit les cieux »[181]. C’est-à-dire que cette parole donne aux cieux leur solidité. Le Prophète avait dit plus haut : « Chantez avec sagesse et dans vos transports », c’est-à-dire chantez d’une manière ineffable : « Parce que la parole du Seigneur est droite et que ses œuvres sont dans la fidélité »[182]. Il ne promet rien qu’il ne tienne : il est un débiteur fidèle, et toi, sois exigeant comme l’avare. Après avoir dit : « Toutes ses œuvres sont dans la foi », le Prophète ajoute : « Il aime la miséricorde et le jugement »[183]. Mais celui qui aime la miséricorde a de la compassion. Or, celui qui a de la compassion peut-il promettre sans donner, lui qui pourrait donner sans avoir promis ? Donc celui qui aime la miséricorde doit donner ce qu’il a promis ; mais comme il aime aussi le jugement, il doit exiger le fruit de ses dons. Aussi le Seigneur dit-il à un certain serviteur : « Que ne mettais-tu mon argent à la banque, afin qu’à mon retour j’en retirasse le fruit ? »[184] Je vous rappelle tout ceci, mes frères, afin que nous comprenions ce que nous venons d’entendre. Car il dit dans un autre endroit de l’Évangile : « Pour moi, je ne juge personne, mais la parole que je nous ai annoncée vous jugera au dernier jour[185] ». Et que celui qui ne veut point entendre ne dise point pour excuse qu’il ne lui sera rien demandé au dernier jour. Car c’est de son refus de recevoir ce qu’on lui donnait qu’on lui demandera compte. N’avoir pu recevoir et n’avoir pas voulu sont bien différents : on peut, dans un cas, faire valoir son impuissance ; mais dans l’autre, c’est la volonté qui est coupable. Donc « toutes les œuvres de Dieu sont dans la foi ; il aime la miséricorde et le jugement ». Recevez la miséricorde, mais craignez la justice. De peur que, quand il viendra nous redemander ce qu’il nous aura donné, il ne le fasse de manière à nous renvoyer les mains vides. Car il nous demande compte, et après le compte rendu, il nous donne l’éternité. Recevez donc la miséricorde, ô mes frères, recevons-la tous. Que nul d’entre vous ne s’endorme pour la recevoir, de peur qu’on ne le réveille pour son malheur au moment d’en rendre compte. Recevez la miséricorde ; voilà ce que Dieu nous dit, comme si, en un temps de famine, on criait : Recevez des vivres. Et si tu en trouvais en semblable occasion, quelle serait ta conduite ? Quel retard mettrais-tu à venir ? Eh bien ! aujourd’hui on te tient ce langage Recevez la miséricorde, « car Dieu aime la miséricorde et le jugement ». Après l’avoir reçue, fais-en un saint usage, afin d’en rendre un compte facile, quand viendra pour juger celui-là même qui te prête sa miséricorde en ces temps de famine.
3. Garde-toi donc de me dire : D’où me viendra cette miséricorde ? et où me faut-il aller ? Souviens-toi de ces paroles que tu viens de chanter : « La terre est pleine des miséricordes du Seigneur »[186]. Où donc l’Évangile n’est-il pas prêché ? Où cette parole de Dieu ne se fait-elle pas entendre ? Où n’offre-t-on pas le salut ? Il n’est besoin pour toi que de vouloir : les greniers sont pleins. Cette plénitude, cette abondance n’a pas attendu que tu vinsses la chercher, elle est allée te trouver dans ton sommeil. Il n’est pas dit : Que les nations se lèvent, et qu’elles aillent à tel endroit ; mais ces mystères ont été annoncés à chaque peuple dans la contrée qu’il habitait, afin que cette prophétie fût accomplie : « Les hommes l’adoreront chacun dans sa patrie »[187].
4. « La terre est pleine des miséricordes du Seigneur ». Que dire des cieux ? Écoute ce qu’il en est des cieux. La miséricorde y est inutile, puisqu’il n’y a aucune misère. Sur la terre, la misère abonde, mais il y a une surabondance de miséricordes. La terre est pleine des misères de l’homme, « et la terre est pleine des miséricordes du Seigneur ». Et toutefois, dans le ciel où il n’y a point de misère, et où l’on n’a pas besoin de miséricorde, n’a-t-on pas besoin du Seigneur ? Heureux ou malheureux, tout a besoin de Dieu. Sans lui, le malheur n’a plus de soulagement, comme sans lui, le bonheur n’a plus de règle. Si donc, après avoir entendu : « La terre est pleine des miséricordes du Seigneur », tu t’informais des cieux, écoute combien les cieux ont besoin de lui. « C’est la parole du Seigneur qui affermit les cieux ». Ils ne s’affermissent donc point d’eux-mêmes, et leur solidité n’est point leur ouvrage. « C’est la parole du Seigneur qui affermit les cieux, et toute leur force vient du souffle de sa bouche »[188]. Ils n’avaient donc rien par eux-mêmes, et ce qui leur vient du Seigneur n’était pas un supplément. « C’est du souffle du Seigneur que leur vient », non en partie, mais totalement « leur solidité ».
5. Voyez, mes frères, que les œuvres du Fils et du Saint-Esprit sont les mêmes. Nous ne devons point négliger de le dire en passant, à propos de certaines distinctions injustes, et de quelques confusions trop profondes. Il y a fausseté dans l’un et dans l’autre système. Par défaut de distinction, ceux-ci confondent la créature avec le Créateur, et comptent parmi les créatures l’Esprit de Dieu, Esprit qui est créateur : ceux-ci discernent pour confondre ; et puissent-ils être confondus et se convertir, comprendre ici que le Fils et l’Esprit-Saint n’ont qu’une même œuvre ! La parole de Dieu est assurément le Fils de Dieu, comme le souffle de sa bouche est l’Esprit-Saint ; or, « c’est la parole de Dieu qui affermit les cieux ». Qu’est-ce, pour eux, qu’être affermis, sinon avoir la solidité, être inébranlables ? « C’est du souffle de sa bouche que leur vient la solidité ». On pourrait aussi bien dire : C’est le souffle de sa bouche qui affermit les cieux, et de son Verbe que leur vient la solidité. Car la solidité ale même sens que l’affermissement. L’œuvre du Fils est donc aussi l’œuvre du Saint-Esprit. Mais agissent-ils séparément du Père ? Qui est-ce qui agit par son Verbe et par l’Esprit-Saint, sinon celui à qui appartiennent le Verbe et le Saint-Esprit ? Donc la Trinité est un seul Dieu. C’est lui qu’adorent tous ceux qui savent ce qu’ils doivent adorer ; c’est lui que rencontre partout celui qui veut se convertir. Ceux qui s’éloignent de lui ne le recherchent point ; mais il les rappelle de leur éloignement, afin de les remplir après leur conversion.
6. Je laisse de côté, mes frères, ces cieux qui nous dominent, qui nous sont inconnus, pendant que nous sommes sur la terre, et que nous ne pouvons connaître que par d’humaines conjectures ; je ne m’occuperai donc point des cieux, pour en expliquer la hiérarchie, le nombre, la différence des uns aux autres, les bienheureux habitants, et cet hymne harmonieux et sans fin qui s’élève de toutes parts à la gloire de Dieu ; c’est là une tâche difficile ; toutefois efforçons-nous d’y arriver un jour. Car là est notre patrie, qu’un long exil nous fait trop oublier. C’est nous en effet qui disons clans un psaume : « Malheur à moi, dont l’exil se prolonge »[189]. Il est donc difficile, sinon impossible, et pour moi de vous parler du ciel, et pour vous de me comprendre. Si quelqu’un m’a devancé dans l’intelligence de ces choses divines, qu’il jouisse de son avance, et qu’il prie pour moi afin que je puisse le suivre. Sans parler donc des cieux, nous avons une ample matière de discours, dans ces autres cieux plus rapprochés de nous, qui sont les saints Apôtres de Dieu, les prédicateurs de la parole de vérité, qui ont fait pleuvoir sur nous une douce rosée, afin que le champ de l’Église produisît cette fertile moisson, qui boit, à la vérité, la même pluie que l’ivraie, mais qui n’est pas destinée au même grenier.[190]
7. Donc après nous avoir dit que « la terre est pleine de la miséricorde du Seigneur », le Prophète, comme si vous demandiez : D’où vient sur la terre cette abondante miséricorde ? met d’abord en avant, les cieux qui ont fait pleuvoir la divine miséricorde sur la terre, et sur toute la terre. Car voyez ce qui est dit ailleurs à propos des cieux : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament publie l’œuvre de ses mains »[191]. Les cieux et le firmament sont identiques. « Le jour parle au jour, et la nuit donne la science à la nuit ». Jamais d’interruption, jamais de silence. Mais où donc ont-ils prêché, et jusqu’où sont-ils parvenus ? « Il n’est point de discours, point de langage dans lequel on n’entende point cette voix »[192]. Mais, diras-tu, cette prédiction regarde ce qui arriva quand les Apôtres, assemblés en un même lieu, parlèrent la langue de fous. Or, « ayant parlé toutes les langues »[193], ils accomplirent ce qui était prédit : « Il n’est point de discours, point de langage, dans lequel on n’entende point cette voix ». Mais je demande : Cette voix qui parlait toutes les langues, jusqu’où est-elle arrivée, quelle contrée a-t-elle remplie ? Écoute ce qui suit : « Leur voix a éclaté par toute la terre, et leurs paroles ont retenti jusqu’aux confins du monde »[194]. De qui ces paroles, sinon des cieux qui racontent la gloire de Dieu ? Donc si leur voix a éclaté par toute la terre, si leurs paroles ont retenti jusqu’aux confins du monde, que celui qui les a envoyés, nous dise ce qu’ils nous ont annoncé. Il nous le dit nettement, il nous le dit avec fidélité ; car il nous a prédit tout cela, même avant l’accomplissement, celui dont toutes les œuvres sont dans la foi. Car il est ressuscité d’entre les morts, et comme ses disciples le reconnaissaient en le touchant, il leur dit : « Il fallait que le Christ souffrît, qu’il ressuscitât des morts, et que l’on prêchât en son nom la pénitence et la rémission des péchés »[195]. Depuis où et jusqu’où ? « Par toutes les nations », leur dit-il, « en commençant par Jérusalem ». Or, quel plus grand acte de miséricorde pouvons-nous espérer tous, mes frères, sinon que le Seigneur nous remette nos péchés ? Si donc la rémission des péchés est la plus grande miséricorde pour nous, et s’il a prédit que ce pardon des péchés serait annoncé chez toutes les nations, « la terre test pleine de la miséricorde du Seigneur ». De quoi la terre est-elle pleine ? de la divine miséricorde. Pourquoi ? parce que le Seigneur remet partout les péchés, parce qu’il a envoyé les cieux pour pleuvoir sur la terre.
8. Et comment ces cieux ont-ils osé s’en aller avec tant d’assurance ; et, d’hommes faibles qu’ils étaient, sont-ils devenus des cieux, sinon parce que « le Verbe de Dieu leur a donné la foi ? » D’où serait venu à ces brebis tant de courage parmi les loups, si « l’Esprit de sa bouche n’eût été leur force ? Voilà », dit le Sauveur, « que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups »[196]. O Seigneur, Dieu de miséricorde ! vous en agissez de la sorte, afin que vos miséricordes se répandent par toute la terre. Si donc telle est votre miséricorde que la terre en soit comblée, considérez ceux que vous envoyez, et où vous les envoyez. Où les envoyez-vous, dis-je, et quels hommes envoyez-vous ? Vous envoyez des brebis au milieu des loups. Mais envoyez un loup, un seul, au milieu d’un troupeau innombrable de brebis, qui lui résistera ? Quel carnage n’en fera-t-il pas, s’il n’est bientôt rassasié ? Autrement il dévorera tout. Vous envoyez donc des hommes faibles parmi des hommes sanguinaires ? Je les envoie, dit-il, parce qu’ils deviendront des cieux pour arroser la terre. Comment des hommes infirmes sont-ils des cieux ? c’est que « le souffle de sa bouche fait toute leur force ». Voilà que bientôt les loups vous saisiront, vous traîneront en jugement, vous feront paraître devant les puissances, à cause de mon nom. Quant à vous, revêtez-vous de vos propres armes. Sera-ce de votre vertu ? Non. « Ne pensez point à ce que vous répondrez : car ce n’est point vous qui parlerez, mais l’esprit de votre Père qui parlera en vous[197] ; car c’est dans le souffle de sa bouche qu’est toute leur force ».
9. C’est là ce qui est arrivé ; les Apôtres sont allés dans le monde, ils ont souffert de grands maux. Car souffrons-nous autant pour entendre ces vérités, qu’ils ont souffert pour les annoncer ? Non assurément. Notre labeur sera-t-il pour cela sans fruit ? Non encore. Je vous vois en foule compacte ; mais vous, voyez la sueur de mon front. Si nous souffrons avec le Christ, nous régnerons aussi avec lui[198]. Cela s’est donc fait. Et aujourd’hui nous célébrons la mémoire des martyrs, ou de ces brebis envoyées au milieu des loups[199]. Ce lieu où nous parlons était infesté de loups, quand fut égorgé le bienheureux martyr Cyprien : une seule brebis que l’on saisit fut plus forte que tous les loups ensemble, une seule brebis égorgée a peuplé de brebis cette contrée. Alors la mer en courroux soulevait le flot des persécutions, et couvrait la terre sèche, qui avait soif du ciel de Dieu. Aujourd’hui le nom de Jésus-Christ est glorifié par les douleurs qu’ont endurées ceux qui ont brisé les persécuteurs dans leur choc : et il s’est assujetti toutes ces puissances, en foulant aux pieds ce flot de l’abîme. Or, quand tout cela s’est accompli, pensez-vous qu’ils voient d’un œil calme et sans frémir de colère, et nos assemblées, et nos fêtes, et nos solennités, et ces manifestations publiques de notre culte, ceux qui en sont les témoins, sans partager notre foi ? C’est alors que s’accomplit sur eux cette prophétie : « Le pécheur verra, et il frémira de colère ». Mais qu’arrivera-t-il de cette colère ? O brebis, ne craignez plus ce loup féroce. Ne redoutez maintenant, ni sa rage, ni ses impuissantes menaces. Il s’irrite : mais après ? « Il grincera des dents, il séchera de dépit »[200].
10. Mais comme cette eau salée de la mer, qui demeure encore parmi nous, n’ose plus s’élever contre les chrétiens, et qu’elle dévore en elle-même son propre courroux ; parce que cette eau frémit de se trouver renfermée dans un corps mortel, écoutez ce qui suit : « Il rassemble comme dans une outre les eaux de la mer »[201]. Donc cette mer, qui soulevait librement contre nous ses flots tumultueux, n’est plus qu’une amertume renfermée dans quelques poitrines mortelles, et telle est l’œuvre de celui qui a vaincu dans les siens, qui a posé des digues à la mer a, afin que ses flots refoulés en son sein, brisassent contre eux-mêmes leur propre fureur. C’est lui qui a rassemblé comme dans une outre les eaux de la mer : et toute pensée d’amertume dans un corps humain[202]. Or, ces hommes hostiles, craignant pour leur vie, retiennent à l’intérieur, ce qu’ils n’osent montrer au-dehors. C’est toujours pour nous la même amertume, la même haine, la même fureur ; fureur autrefois à ciel ouvert, et maintenant occulte, que vous dirai-je, sinon ces paroles du Prophète : « Il frémira, et il séchera de dépit ? ». Allez donc à l’église, et marchez : la voie est facile, elle est ouverte, battue par notre chef illustre qui veille à sa sûreté. Courons dans le chemin des bonnes œuvres, car c’est là qu’il nous faut marcher. Et si parfois il nous arrive des persécutions d’où nous étions loin de les attendre, dès lors que les eaux sont renfermées comme dans une outre, comprenons que Dieu n’en agit ainsi que pour notre bien spirituel, pour nous éloigner d’une confiance téméraire dans les choses du temps, et pour régler nos désirs de manière à nous conduire dans son royaume. Tel est le désir qui éclate çà et là quand nous sommes sous le coup de la persécution, et alors nous rendons un son agréable à Dieu, comme ces trompettes en fer qu’a battues le marteau. Car le psalmiste nous invite à louer le Seigneur avec des trompettes martelées[203]. Ces trompettes s’étendent sous le marteau, comme le cœur du chrétien s’étend vers Dieu sous les coups de la persécution.
11. Et maintenant que l’eau de la mer est rassemblée comme dans une outre, n’oublions pas, mes frères, que Dieu ne manque pas de moyens de nous châtier quand il est nécessaire. Aussi le Prophète a-t-il ajouté : « Il y a des abîmes dans ses trésors ». Il appelle trésors les secrets de Dieu. Or, Dieu connaît les cœurs des hommes, ce qu’il doit faire en temps opportun, les moyens qu’il doit employer, le pouvoir qu’il doit donner aux méchants contre les bons, afin de condamner les méchants et de corriger les justes. Voilà ce que connaît celui qui met des abîmes dans ses trésors. Suivons donc le conseil suivant : « Que toute la terre craigne le Seigneur »[204]. Qu’elle ne s’élève point d’une joie téméraire et orgueilleuse, en disant : Voilà que les eaux de la mer sont rassemblées comme dans une outre ; qui s’élèvera contre moi ? qui osera me nuire ? Imprudent ! ne sais-tu pas que ton père a mis des abîmes dans ses trésors ? Ignores-tu qu’il sait qu’il a de quoi te châtier quand il lui plaît ? Il a dans sa main les trésors de l’abîme, afin de t’instruire et de te diriger vers les trésors du ciel. Retourne donc à la crainte, ô toi qui déjà te croyais en sûreté ! Que la terre tressaille donc, mais aussi qu’elle craigne. Qu’elle tressaille, et pourquoi ? Parce que la terre est pleine de la miséricorde du Seigneur. Qu’elle craigne, et pourquoi ? Parce qu’il a renfermé comme dans une outre les eaux de la mer, de manière néanmoins à mettre des abîmes dans ses trésors. Mais il lui arrive ce qui est dit en deux mots dans un autre psaume : « Servez le Seigneur avec crainte, tressaillez en lui avec tremblement »[205].
12. « Que la terre craigne le Seigneur ; qu’ils tremblent devant lui, tous ceux qui habitent l’univers ». Qu’ils n’en craignent point un autre, au lieu de le craindre : « Que ce soit devant lui que tremblent tous ceux qui habitent la terre ». Une bête féroce te menace ? Crains le Seigneur. Un serpent se glisse ? Crains le Seigneur. Un homme te hait ? Crains le Seigneur. Le démon te livre un assaut ? Crains encore le Seigneur. Car celui que tu dois craindre est le maître de toute créature. « C’est lui qui a dit, et tout a été fait ; il a commandé, et tout a été créé »[206]. C’est là ce que nous dit ensuite le psalmiste. Après avoir dit : « Qu’ils tremblent devant lui, tous ceux qui habitent la terre », afin d’ôter à l’homme toute autre crainte que celle de Dieu, de peur que l’homme, ne craignant plus Dieu, n’en vînt à craindre les créatures, et ne nué-prisât l’ouvrier pour adorer l’œuvre ; le Prophète nous affermit dans la crainte de Dieu seul, et s’adressant à nous : Que pouvez-vous craindre, dit-il, dans le ciel, ou dans la terre, ou dans la mer ? « Dieu a parlé, et tout a été fait ; il a ordonné, et tout a été créé ». Or, celui dont la parole a tout fait, dont la volonté a tout créé, ordonne, et tout se met en mouvement ; il ordonne encore, et tout demeure en repos. Un homme, dans sa malice, peut bien avoir un désir de nuire qui lui soit propre ; mais il n’en a le pouvoir que si Dieu le lui donne. « Car il n’y a point de puissance qui ne soit de Dieu »[207]. C’est une maxime décisive de l’Apôtre. Il n’a point dit qu’il n’y a point de désir qui ne soit de Dieu, car il y a certains désirs mauvais qui ne viennent point de Dieu ; mais cette volonté perverse ne peut nuire à personne sans la permission du Seigneur, puisqu’il n’y a de puissance que celle qui vient de Dieu. De là vient que l’Homme-Dieu, au tribunal d’un homme, lui disait : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi, s’il ne t’était donné d’en haut »[208]. Cet homme jugeait, l’Homme-Dieu instruisait ; il nous instruisait quand on le jugeait, afin de juger ensuite ceux qu’il aurait instruits. « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi, s’il ne t’était donné « d’en haut ». Qu’est-ce à dire ? Est-ce l’homme seulement qui n’a de pouvoir qu’autant qu’il en reçoit d’en haut ? Le diable lui-même a-t-il osé enlever au saint homme Job la moindre brebis avant d’avoir dit à Dieu : « Etendez votre main », c’est-à-dire, donnez-moi le pouvoir ? Le diable voulait, Dieu ne le permettait point ; quand Dieu le permit, le diable eut le pouvoir ; le pouvoir n’est donc pas en lui, mais en Dieu qui a permis. Aussi Job, qui était bien instruit, ne dit pas, ainsi que je vous l’ai fait remarquer si souvent : Le Seigneur l’a donné, le diable l’a ôté mais bien : « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait »[209] ; et non, comme il a plu au diable. Vous donc, mes frères, qui ne pouvez qu’avec tant de peine goûter le pain salutaire de la parole, gardez-vous bien d’avoir d’autre crainte que celle de Dieu. L’Écriture nous avertit de ne craindre que lui seul. Que la terre entière craigne donc le Seigneur qui met des abîmes dans ses trésors. Qu’ils tremblent devant lui, tous ceux qui habitent la surface de la terre : « Car c’est lui qui a dit et tout a été fait ; il a commandé et tout a été créé ».
13. Mais aujourd’hui les princes, de méchants qu’ils étaient, sont devenus bons : ils ont eux-mêmes accepté la foi, et sur leur front resplendit le signe du Christ, signe plus précieux que toute perle de leur diadème les persécuteurs ont disparu. Qui a fait cela ? Toi, peut-être, afin de t’en glorifier ? « Le Seigneur dissipe « les desseins des nations, il réprouve les pensées des peuples, et renverse les conseils des princes »[210]. Quand ils ont dit : Exterminons les sur la terre ; si nous le faisons, je nom de chrétien disparaîtra : qu’ils subissent telle mort, tel genre de torture, qu’on leur inflige tel supplice. Ainsi disaient les princes, et l’Église grandissait au milieu de ces complots. « Le Seigneur confond les pensées des peuples, il renverse les conseils des princes ».
14. « Quant au dessein du Seigneur, il demeure éternellement, et les pensées de son cœur subsistent dans les siècles des siècles »[211]. Il y a ici répétition, car « le dessein » a la même signification que « les pensées du cœur », et ce qui est dit plus haut : « Demeure éternellement », est ici répété : « dans les siècles des siècles ». Ces répétitions sont une manière d’affirmer. Toutefois, quand le Prophète parle « des pensées de son cœur », gardez-vous de croire que Dieu s’assied pour méditer ce qu’il veut faire, et qu’il délibère en lui-même sur l’opportunité d’agir, ou de ne point agir. Ces lenteurs sont bien dans ta nature, ô homme, mais son Verbe court avec une extrême vitesse. Quelle lenteur de pensée peut-il y avoir chez ce Verbe qui est unique, et qui renferme tout[212] ? On emploie donc ce mot de pensées de Dieu, afin de se mettre au niveau de ton intelligence, afin encore que tu oses bien, autant qu’il est en toi, élever ton cœur, pour comprendre des paroles proportionnées à ta faiblesse : ce qu’elles désignent, en effet, est fort au-dessus de toi. « Les pensées de son cœur subsistent dans les siècles des siècles ». Quelles sont les pensées de son cœur, et quel est le dessein de Dieu qui demeure éternellement ? Pourquoi les nations ont-elles frémi contre ce dessein, et les peuples ont-ils tramé de vains complots[213] ? puisque le Seigneur confond les pensées des peuples, et renverse les desseins des princes. Où le dessein de Dieu peut-il subsister éternellement, si ce n’est en nous qu’il a vus dès longtemps, et qu’il a prédestinés[214] ? Qui peut effacer cette prédestination de Dieu ? Il nous a vus avant la création du monde, il nous a faits, il nous a envoyé son Fils, il nous a rachetés : voilà son dessein qui demeure éternellement, sa pensée qui subsiste dans les siècles des siècles. Les nations frémirent alors, leurs flots irrités se soulevèrent au grand jour ; qu’elles sèchent de dépit, maintenant qu’elles sont rassemblées et enfermées dans une outre. Elles ont fait librement éclater leur audace, qu’elles dévorent leurs pensées amères et déchirantes. Comment pourraient-elles détruire le dessein de Dieu qui demeure éternellement ?
15. Quel est ce dessein ? « Heureux le peuple »[215] Qui ne se réveille point à cette parole ? Car chacun aime le bonheur : et tel est la dépravation des hommes qu’ils veulent être méchants et non malheureux ; et quoique le malheur soit l’inséparable compagnon de la méchanceté, ces hommes dépravés, non seulement veulent le mal sans le malheur, ce qui est impossible, mais ils ne recherchent le mal, qu’afin d’éviter le malheur. Que dis-je ? ils ne recherchent le mal qu’afin d’éviter le malheur. Considérez en effet, mes frères, que tout homme qui fait le mal, cherche toujours à être heureux. Il commet un larcin et vous en demandez la cause ? Mais c’est la faim, c’est la nécessité. Il est donc méchant pour éviter le malheur ; et il est d’autant plus malheureux, qu’il est encore méchant C’est donc pour écarter la misère, et pour acquérir la félicité, que les hommes agissent en bien ou en mal, ils recherchent incessamment le bonheur. Que leur vie soit criminelle ou coupable, c’est le bonheur qu’ils cherchent ; mais tous n’atteignent pas le but de leurs recherches, et il n’y aura d’heureux que ceux qui auront voulu être justes. Et pourtant voilà je ne sais quel homme qui, pour faire le mal, voudrait être heureux. Par quels moyens ? Par ses richesses, son or et son argent, ses domaines, ses terres, ses palais, ses esclaves, par une pompe toute mondaine, un honneur frivole et qui s’évapore. Ils veulent posséder pour être heureux ; mais toi, cherche ce qui te donnera le bonheur. Dans la félicité, tu seras sans doute meilleur que dans l’adversité. Mais il est impossible que tu deviennes meilleur, en possédant ce qui vaut bien moins que toi. Tu es homme, et tout ce que tu désires pour être heureux, est bien au-dessous de toi. L’or, l’argent, tout ce qui est corporel, dont tu convoites si avidement l’acquisition, la possession, la jouissance, tout cela est bien inférieur à toi. Tu es plus que tout cela, tu as une valeur bien supérieure ; et pour toi qui es misérable, désirer le bonheur, c’est désirer d’être meilleur que tu n’es. Il est mieux assurément d’être heureux que d’être malheureux. Donc tu veux être supérieur à toi-même ; et tu demandes cette supériorité à des choses qui te sont bien inférieures ; car tout ce que tu peux rechercher sur la terre, est bien au-dessous de toi. C’est là ce que tout homme souhaite à son ami, dans ses protestations d’attachement Puisses-tu aller mieux ; puissions-nous te voir en meilleur état ; puissions-nous nous réjouir de ton amélioration. Or, il veut pour lui-même, ce qu’il souhaite à son ami. Reçois donc un avis infaillible ; tu veux être mieux que tu n’es, je le sais, nous le savons tous, et même nous le désirons tous ; eh bien ! cherche ce qui est au-dessus de toi, afin d’être ainsi plus que tu n’es.
16. Regarde maintenant le ciel et la terre : que ces créatures douées de beauté n’aient point pour toi des charmes tels que tu cherches en elles son bonheur. Tu trouveras dans ton âme ce que tu désires. Tu veux le bonheur, cherche dans ton esprit ce qui lui est supérieur. Nous sommes formés d’une double substance, de l’âme et du corps, et comme de ces deux, celle qui est supérieure, est celle qu’on appelle âme, ton corps peut devenir meilleur par cette substance, qui a la supériorité, car le corps est soumis à l’âme. Donc ton âme peut améliorer ton corps, eu sorte que ce corps devienne immortel quand l’âne sera juste. Car c’est par l’illumination de l’âme que le corps mérite d’être immortel, en sorte que c’est la substance supérieure, qui répare la substance inférieure. Si donc ton âme est pour ton corps le bien, à cause des a supériorité, quand tu cherches ton bien, il faut le chercher dans ce qui est supérieur à ton âme. Or, qu’est-ce que ton âme ? Considère-le, de peur que, méprisant cette âme, et la prenant pour quelque chose de vil et d’abject, tu n’ailles chercher pour cette âme un bonheur trop bas. C’est dans ton âme qu’est l’image de Dieu[216], et l’esprit de l’homme est capable de cette image ; il l’a donc reçue mais il la défigure en s’inclinant vers le péché. Voilà que vient, pour la réformer, celui qui l’avait d’abord formée ; car c’est par le Verbe que tout a été fait, et par le Verbe que cette image avait été empreinte en nous. Le Verbe est donc venu, afin de nous dire parla bouche de l’Apôtre : « Transformez-vous par le renouvellement de votre esprit »[217]. Il nous reste donc à chercher ce qui est supérieur à ton âme. Qui sera-ce, je te le demande, si ce n’est Dieu ? Tu ne trouveras pas une autre supériorité pour ton âme ; car ta nature une fois perfectionnée sera égale ana anges. Il n’y a donc au-dessus de nous que le Créateur. C’est vers lui qu’il faut t’élever, sans découragement, sans dire : C’est bien difficile. Il est plus difficile pour toi peut-être de posséder cet or que tu convoites. Malgré tes désirs, il est bien possible que tu n’en puisses avoir ; mais Dieu, tu l’auras si tu le veux ; car il a prévenu ta volonté en venant à toi, et quand cette volonté s’éloignait, il l’appelait ; et quand tu revenais, il t’effrayait ; et quand, sous le poids de la crainte, tu confessais tes fautes, il te consolait. C’est de lui que tu tiens tout ; c’est lui qui t’a donné l’existence, qui te donne le soleil, ainsi qu’aux méchants qui sont avec toi, qui donne la pluie[218], qui donne les fruits, qui ouvre les sources, qui donne la vie et le salut, et tant de consolations, lui qui te réserve ce qu’il ne donnera qu’à toi seul. Et qu’est-ce qu’il te réserve, si ce n’est lui-même ? Cherche dans tes désirs, si tu peux trouver mieux. C’est lui-même que Dieu te réserve. O avare ! à quoi bon aspirer au ciel ou à la terre ? Celui-là est bien supérieur, qui a fait le ciel et la terre : c’est lui que tu verras, lui que tu posséderas. Pourquoi souhaiter que ce domaine t’appartienne, et pourquoi dire en le traversant heureux le maître de ces biens ? C’est là ce que disent tous ceux qui le traversent. Mais le dire, mais le traverser, mais secouer la tête et soupirer, est-ce là le posséder ? La voix de la cupidité, c’est la voix de l’iniquité ; mais « Ne désirez point le bien du prochain »[219]. Bienheureux le maître de ce domaine, le maître de ce palais, le maître de cette campagne. Réprimez l’iniquité pour écouter la vérité. « Bienheureux le peuple dont… » Qu’est-ce ? Vous savez comment je dois achever. Désirez-le donc, afin de le posséder et d’être heureux enfin. Lui seul fera votre bonheur ; ce qui vous est supérieur, vous élèvera au-dessus de vous. C’est Dieu, dis-je, qui vous est supérieur, et c’est lui qui vous a faits. « Bienheureux le peuple dont Dieu est le Seigneur ». C’est ce qu’il faut aimer, ce qu’il faut posséder, ce que tu auras à ta volonté, ce que tu auras gratuitement.
17. « Bienheureux le peuple dont le Seigneur est Dieu ». Est-ce notre Dieu ? de quel peuple n’est-il pas Dieu ? Ce n’est point de la même manière qu’il est le Dieu de tous. Il est plus spécialement notre Dieu, pour nous, qui vivons de lui comme du pain de chaque jour. Qu’il soit aussi notre héritage, notre possession. N’étions-nous pas téméraires en faisant de Dieu notre héritage, de lui qui est Dieu, de lui qui est Créateur ? Ce n’est point de la témérité, c’est un transport d’amour, c’est l’élan de notre espérance. Que notre âme dise dans l’abandon de la sécurité : « C’est vous qui êtes mon Dieu », puisqu’il dit à notre âme : « C’est moi qui suis ton salut »[220]. Qu’elle le dise, et avec sécurité ; elle ne fera point injure à Dieu par ce langage, elle en ferait en ne le tenant point, lite fallait des arbres pour devenir heureux ? Écoute l’Écriture, qui dit de la Sagesse : « C’est l’arbre de vie pour ceux qui la possèdent »[221]. Vous le voyez, elle nous donne la sagesse pour héritage : mais de peur que vous ne croyiez que cette sagesse que l’Écriture vous assigne pour héritage, est inférieure à vous, elle ajoute : « Elle est stable pour ceux qui s’appuient sur elle comme sur le Seigneur ». Voilà que le Seigneur devient un bâton pour nous appuyer : l’homme peut s’y appuyer en toute sûreté, parce que cet appui ne manque jamais. Dites donc avec sécurité qu’elle est notre héritage ; c’est l’Écriture qui le dit à ceux qui la possèdent, et dans votre doute elle vous donne la confiance. Parlez donc avec assurance, aimez avec assurance, espérez avec assurance. Que le psalmiste vous suggère ces paroles : « Le Seigneur est la part de mon héritage »[222].
18. Donc, mes frères, nous serons heureux, si nous possédons le Seigneur. Mais quoi ? Le posséderons-nous sans qu’il nous possède lui même ? Pourquoi donc Isaïe a-t-il dit : « Seigneur, possédez-nous ?[223] » Dieu donc nous possède en même temps que nous le possédons ; et tout cela est pour notre bien. Toutefois il n’en est pas de lui comme de nous. Si nous le possédons, c’est pour notre bonheur, mais il ne trouve pas son bonheur à nous posséder, Il ne nous possède et ne se fait notre possession qu’afin de nous rendre heureux. Nous le possédons et il nous possède, parce que nous l’honorons, et qu’il nous cultive. Nous l’honorons comme un Dieu, il nous exploite comme sa terre. Que nous l’adorions, nul n’en doute ; mais qui nous assure qu’il nous cultive ? Lui-même, quand il dit : « Je suis la vigne, vous « en êtes le sarment, et mon Père est le vigneron »[224]. Nous trouvons l’un et l’autre dans ce psaume, l’un et l’autre y est indiqué. Déjà il nous a dit que nous possédons Dieu : « Bienheureux le peuple dont le Seigneur est Dieu ». De qui est ce champ ? disons-nous. D’un tel. Et celui-ci ? de tel autre. Et celui-là ? Faisons à propos de Dieu la même question. De même qu’à propos de tel domaine, de telle propriété vaste et agréable, on nous répond : C’est un certain sénateur, c’est un tel, qui a tel nom, qui possède ces domaines ; ce qui nions fait dire : Bienheureux cet homme-là ! De même si mous demandons : De qui le Seigneur est-il Dieu ? li est un peuple assez heureux pour l’avoir, nous dira-t-on, car le Seigneur est leur Dieu. Mais il n’en est pas du Dieu de cette nation comme du sénateur qui possède ce domaine, et qui n’est pas à son tour la possession du domaine. Il faut donc nous efforcer d’être son domaine ; car il y a une possession réciproque. Vous avez, entendu comment cette nation possède son Dieu : « Bienheureux le peuple dont le Seigneur est Dieu ». Écoutez maintenant, comment il possède la nation : « Heureux le peuple que le Seigneur a choisi pour son héritage ! » Heureuse la nation à cause de l’héritage qu’elle possède ! Heureux l’héritage à cause du maître dont il est la possession ! « Heureux le peuple que le Seigneur s’est choisi pour héritage ! »
19. « Dieu a regardé du haut du ciel, il a vu tous les enfants des hommes »[225]. Par cette expression tous, il faut entendre tous ceux de cette nation qui appartiennent à l’héritage, ou même qui forment cet héritage. Car ils sont tous l’héritage du Seigneur, et il les a tous regardés du haut des cieux ; il les a vus, celui qui adit : « Je t’ai vu quand tu étais sous le figuier »[226]. Je t’ai vu et t’ai pris en pitié. C’est ainsi qu’en implorant la pitié d’un homme, nous lui disons : Voyez-moi. Et que dites-vous de l’homme qui vous méprise ? Il ne me regarde pas. Il y a donc un regard de compassion, et non un regard de punition. Ce dernier regard sur nos péchés serait un châtiment : et il ne veut point que ses péchés soient vus, celui qui s’écrie : « Détournez les yeux de mes péchés »[227]. Il veut qu’on les lui pardonne, et non qu’on les connaisse. « Détournez », dit-il, u détournez vos yeux de mes péchés ». Mais s’il détourne ses regards de vos péchés, il ne vous verra plus ? Pourquoi alors est-il dit ailleurs : « Ne détournez point de moi votre face[228] ? » Que le Seigneur donc détourne les yeux de tes péchés, et nom de toi-même ; qu’il te voie, qu’il te prenne en pitié, qu’il vienne à ton aide. « Le Seigneur a regardé du haut des cieux, il a vu les enfants des hommes » qui appartiennent au Fils de l’homme.
20. « Il les a regardés de sa tente »[229], qu’il s’était préparée. Il nous a vus par ses Apôtres, par ses prédicateurs de la vérité, par les messagers qu’il nous a envoyés. Tout cela forme sa maison, tout cela c’est sa tente, tout cela c’est le ciel qui raconte la gloire de Dieu[230]. « Il a vu tous les enfants des hommes du haut de la tente qu’il s’est préparée ; il a regardé tous ceux qui habitent la terre »[231]. Ce sont ceux-là qu’il, a regardés, ceux qui sont à lui, cette nation bienheureuse, celle dont le Seigneur est Dieu ; c’est ce peuple que le Seigneur s’est choisi pour son héritage, parce qu’il est répandu par toute la terre, et non point sur une partie. « Il a jeté les yeux sur tous ceux qui habitent la terre ».
21. « C’est lui qui a formé le cœur de chacun d’eux ». Par la main de sa grâce, par la main de sa miséricorde, il a formé nos cœurs, il les a formés séparément, nous donnant à chacun le cœur qui nous est propre, sans déroger à l’unité. De même que nos membres sont formés à part, qu’ils ont chacun leur fonction séparée, et qu’ils vivent néanmoins en harmonie ; que la main a d’autres fonctions que les yeux, que l’oreille peut faire ce que ne tout ni les yeux ni la main, et que tous ces membres néanmoins agissent dans l’unité, que la main, les yeux et l’oreille, malgré la diversité de leurs fonctions, ne sont point en opposition ; de même dans le corps de Jésus-Christ, tous les hommes sont comme des membres qui s’applaudissent de leur aptitude particulière, parce que celui qui s’est choisi le peuple en héritage, a formé leurs cœurs en particulier. « Tous sont-ils apôtres ? tous sont-ils prophètes ? tous sont-ils docteurs ? tous ont-ils le don de guérir les maladies ? tous parlent-ils diverses langues ? Tous ont-ils le don d’interpréter ? L’un reçoit du Saint. Esprit le don de parler avec sagesse ; l’autre reçoit du même Esprit le don de parler avec science, un autre reçoit le don de la foi par le même Esprit ; un autre reçoit du même Esprit, le don de guérir les malades »[232]. Pourquoi ? Parce qu’il a formé à part le cœur de chacun. De même que, dans nos membres, il y a des fonctions diverses, et une même santé, de même parmi les membres du Christ, les dons sont divers, mais tout se résume en la charité qui est une. « Il a formé à part le cœur de chacun ».
22. « C’est lui qui connaît toutes leurs œuvres »[233]. Qu’est-ce à dire, qu’il les connaît ? qu’il pénètre les secrets de notre intérieur. Il est dit dans un autre psaume : « Comprenez le cri de ma douleur »[234]. Car il n’est pas besoin de hauts cris pour que notre prière arrive aux oreilles de Dieu. La vue secrète se nomme intelligence. Le Prophète a parlé avec plus de précision que s’il eût dit : Il voit toutes leurs œuvres ; tu aurais pu croire que l’on toit ces mêmes œuvres, comme tu vois un tomme travailler. L’homme voit l’œuvre matérielle d’un autre homme ; c’est Dieu qui voit dans son cœur. C’est donc parce qu’il pénètre à l’intérieur qu’il est dit : « Il comprend toutes leurs œuvres ». Deux hommes font l’aumône à un pauvre, l’un se propose une récompense céleste, et l’autre la louangé humaine : pour toi, tu ne vois qu’un seul acte, tandis que Dieu en voit deux ; car il comprend l’intérieur ; il connaît leurs cœurs, il y voit le but qu’ils se proposent, il y découvre leurs intentions, lui « qui comprend toutes leurs œuvres ».
23. « Ce ne sont point les forces nombreuses qui sauveront le roi »[235]. Elevons-nous tous vers Dieu, soyons tous en Dieu. Que Dieu soit ton espoir, que Dieu soit ta force, ton soutien, qu’il soit ta prière et ta louange ; qu’il soit la fin où tu trouves ton repos, ton encouragement dans le travail. Écoute bien cette vérité : « Ce ne sont point les forces nombreuses qui sauveront le roi, et le géant ne trouvera point son salut dans sa grande puissance ». Ce géant, c’est l’orgueilleux qui s’élève contre Dieu, comme si en lui-même et par lui-même litait quelque chose. Ce n’est point dans sa grande puissance qu’il trouvera le salut.
24. Mais il a un cheval tout à la fois grand, tact, vigoureux et léger, qui pourra au besoin le délivrer promptement du péril ? Illusion ! qu’il écoute ce qui suit « Un coursier ! vain espoir de salut »[236]. Comprenez-vous bien cette parole, qu’un coursier vous trompe quand il s’agit de salut ? Que ce cheval ne vous promette point de vous sauver ; et s’il vous le promet, il trahira sa promesse. Vous serez délivré si Dieu veut bien vous délivrer et si Dieu ne le veut point, votre cheval s’abattra, et vous n’en tomberez que de plus haut. N’allez donc pas croire que cette expression « dans l’affaire du salut, un cheval est trompeur », mendax equus, signifie que le juste se trompe dans le salut, et que les justes sont menteurs en se promettant le salut : on n’a point écrit aequus, qui dérive d’équité ou de justice, mais bien equus, l’animal quadrupède. C’est ce que nous voyons dans le grec, ipos : et dans ces animaux vicieux, le Prophète réprimande ces hommes qui cherchent les occasions de mentir ; bien que l’Écriture dise : « La bouche qui ment tue l’âme »[237] ; et encore : « Vous perdrez ceux qui profèrent le mensonge »[238]. Qu’est-ce donc que « ce cheval qui ment pour le salut ? » C’est-à-dire qu’il vous trompe quand il promet de vous sauver. Or, un cheval peut-il parler et promettre le salut ? Mais toi, quand tu vois un cheval bien conformé, vigoureux, bon coursier, tout cela te promet en lui le salut au besoin ; c’est là une erreur, si Dieu lui-même ne te sauve, car « un cheval est un vain espoir de salut ». Prends encore le cheval au figuré, pour toute grandeur humaine, ou pour quelque degré d’honneur auquel tu montes avec faste : plus ton élévation est grande, plus aussi tu te crois, non seulement honorable, mais en sûreté. Mais illusion encore ! car tu ne sais de quelle manière ce coursier te renversera, d’une manière d’autant plus désastreuse que tu étais plus élevé. « Un cheval est trompeur, quant au salut, et on ne sera point sauvé dans la surabondance de ses forces ». Par quel moyen sera-t-on sauvé ? Ce ne sera ni par sa vertu, ni par ses forces, ni par ses honneurs, ni par sa gloire, ni par son cheval. Mais par quel moyen, et où irai-je pour trouver un moyen de salut ? Ne cherche ni longtemps, ni au loin. « Voilà que les yeux du Seigneur s’arrêtent sur ceux qui le craignent u. Vous voyez que ce sont bien ceux qu’il a regardés du haut de son tabernacle. « Voilà que les yeux du Seigneur s’arrêtent sur ceux qui le craignent, et qui espèrent en sa miséricorde » : non point dans leurs propres mérites, non point dans leur vertu, ni dans leur force, ni dans un cheval, mais bien dans sa miséricorde.
25. « Afin de dérober leurs âmes à la mort »[239]. Voilà qu’il promet la vie éternelle. Mais pendant le pèlerinage de cette vie, les va-t-il abandonner ? « Afin de les nourrir pendant la famine ». Nous sommes au temps de la famine, celui de l’abondance viendra plus tard. Si donc il ne nous abandonne pas dans la disette de notre corruption, de quelles délices nous rassasiera-t-il quand nous serons devenus immortels ? Mais tant que doit durer la disette, il faut souffrir, il faut endurer, il faut persévérer jusqu’à la fin. Parcourons maintenant tout le psaume, car la voie est aplanie, et il faut avoir égard à ce corps fragile que nous portons. Il y a peut-être encore dans l’amphithéâtre des hommes fous d’enthousiasme et assis au soleil ; nous du moins si nous sommes debout, nous sommes à l’ombre, et ce que nous voyons ici est incomparablement plus beau et plus utile. Voyons donc ce qui est beau, afin que la beauté par excellence arrête les yeux sur nous. Voyons en esprit ce qui est renfermé dans le sens des divines Écritures, et jouissons d’un tel spectacle. Mais à notre tour, qui nous verra ? « Voilà que les yeux du Seigneur s’arrêtent sur ceux qui le craignent, et qui espèrent en sa miséricorde : afin d’arracher leurs âmes à la mort et de les nourrir dans la disette ».
26. Mais pour supporter cet exil, pendant lequel nous souffrons la faim et nous attendons que Dieu nous rassasie, de peur que nous ne tombions en défaillance, que nous est-il ordonné, et quelle résolution faut-il prendre ? « Notre âme attendra le Seigneur »[240]. Elle attendra en toute sûreté celui qui a fait de si miséricordieuses promesses, et qui les tiendra avec tant de miséricorde et de vérité. Mais que faire jusqu’à ce qu’il les accomplisse ? « Mon âme attendra le Seigneur avec patience ». Mais qu’arrivera-t-il si la patience vient à lui manquer ? Jamais cette patience ne nous fera défaut : « Car Dieu vient à notre aide, il est notre protecteur ». Il nous soutient dans le combat, il nous abrite contre la chaleur, il ne nous abandonne point : souffrez donc, souffrez longtemps. « Celui-là sera sauvé qui aura persévéré jusqu’à la fin »[241].
27. Et lorsque tu auras attendu longtemps, souffert avec patience, persévéré jusqu’à la fin, que t’arrivera-t-il ? Quelle sera ta récompense, qu’auras-tu gagné à tant souffrir ? « Alors notre cœur s’épanouira en lui, parce que nous avons espéré en son nom »[242]. Espère donc en cette vie afin de t’épanouir alors ; endure ici-bas la faim et la soif, afin d’être rassasié là-haut.
28. Le Prophète nous a exhortés à tout endurer, il nous a comblés des joies de l’espérance, il nous a proposé ce que nous devons aimer, ou celui en qui et de qui nous devons tout attendre : il termine par une invocation courte et salutaire : « Seigneur, que votre miséricorde descende sur nous ». Et par quel mérite ? « En proportion de notre espoir en vous »[243]. J’ai été bien long pour quelques-uns, je le sens ; mais je sens encore que pour d’autres mon homélie est bien courte ; que les faibles soient indulgents pour les forts, et que les forts prient pour les faibles. Soyons tous les membres d’un même corps, et que la sève nous vienne de notre chef divin : c’est en lui qu’est notre espérance, en lui encore qu’est notre force. Ne craignons point d’exiger de Dieu sa miséricorde ; il veut absolument qu’on la lui demande. Nos pressantes exigences ne le jetteront ni dans le trouble ni dans l’angoisse, comme le malheureux qui n’a pas ce qu’on lui demande, ou qui en a peu, ou qui craint d’en donner, de peur d’en manquer ensuite. Veux-tu savoir comment Dieu répandra sur toi sa miséricorde ? Toi-même, répands la charité, et vois si tu peux t’épuiser en la répandant. Quelle richesse alors dans la charité suprême, s’il en est tant dans son image !
29. C’est donc à cette charité que nous vous engageons principalement, mes frères, non seulement entre vous, mais à l’égard de ceux qui sont dehors, soit des païens, qui ne croient pas encore au Christ, soit de nos frères séparés, qui confessent avec nous le même chef, mais qui se divisent de corps. Plaignons, mes bien-aimés, plaignons ces derniers comme des frères ; car ils sont vraiment nos frères, qu’ils le veulent ou non. Ils ne cesseront d’être nos frères qu’en cessant de dire à Dieu : « Notre Père »[244]. Le Prophète a dit de quelques-uns : « A ceux qui vous disent : Vous n’êtes point nos frères, répondez : Et vous, vous êtes nos frères »[245][246]. Voyez de qui il pouvait parler ainsi : était-ce des païens ? non, car nous ne les appelons pas nos frères selon les Écritures et dans le langage de l’Église. Était-ce des Juifs qui ne croient pas en Jésus-Christ ? Lisez saint Paul, et vous verrez que quand il emploie le mot frères sans y rien ajouter, il veut désigner les chrétiens. « Un frère ou une sœur », dit-il en parlant du mariage, « n’ont plus d’engagement en pareil cas »[247]. Ceux qu’il appelle frère et sœur, sont un chrétien et une chrétienne. Il dit encore : « Quant à toi, pourquoi juger un frère, et toi, pourquoi condamner un frère ? »[248] Et ailleurs : « C’est vous qui faites le tort, vous qui causez la perte, et cela à l’égard de vos frères »[249]. Donc ceux qui nous disent : Vous n’êtes pas nos frères, nous traitent comme des païens. C’est pour cela aussi qu’ils veulent nous baptiser, en alléguant que nous n’avons pas ce qu’ils donnent. Ils sont donc conséquents dans leur erreur en nous reniant pour leurs frères. Mais pourquoi le Prophète nous dit-il : « Quant à vous, dites-leur : Vous êtes nos frères », sinon parce que nous reconnaissons en eux ce que nous ne donnons pas de nouveau ? Pour eux donc, ne point reconnaître notre baptême, c’est nier que nous soyons leurs frères ; et nous, en ne réitérant point leur baptême et en y reconnaissant le nôtre, nous leur disons : Vous êtes nos frères. Qu’ils nous disent : Pourquoi nous cherchez-vous et que voulez-vous de nous ? Répondons : Vous êtes nos frères. Qu’ils nous disent : Retirez-vous de nous ; nous n’avons rien de commun avec vous. Mais nous, au contraire, nous avons avec vous ceci de commun : que nous confessons un même Christ, et que sous un même chef nous devons être un même corps. Mais, dit cet infortuné, pourquoi me chercher si je suis perdu ? Quelle absurdité ! quelle extravagance ! pourquoi me chercher si je suis perdu ! Mais, au contraire, pourquoi te chercherais-je si tu n’étais perdu ? Si je suis perdu, me dit-il encore, de quelle sorte suis-je ton frère ? De sorte que l’on me dise de toi : « Ton frère était mort, il est ressuscité ; il était perdu et le voilà retrouvé[250] ». Nous vous conjurons donc, ô mes frères, par les entrailles de la charité, dont le lait nous alimente, dont le pain nous fortifie, je vous en conjure par Jésus-Christ Notre-Seigneur et par sa divine bonté ! Il est temps d’avoir pour ces infortunés une charité sans bornes, une miséricorde surabondante, et de prier Dieu pour eux ; afin qu’il mette la sagesse dans leur esprit, et le repentir dans leur cœur, et que ces malheureux voient enfin qu’ils n’ont rien à opposer à la vérité : il ne leur reste que la faiblesse de la rancune, faiblesse d’autant plus grande qu’elle se croit de plus grandes forces. Je vous conjure de répandre ce qu’il y a de plus exquis dans votre charité, sur ces infirmes, sur ces hommes d’une sagesse charnelle, d’un sens brut et sans culture, qui célèbrent les mêmes mystères, non point avec nous sans doute, mais enfin les mêmes, qui répondent amen comme nous, non point avec nous, mais comme nous. Dans votre charité priez Dieu pour eux. Dans notre concile, nous avons fait pour eux ce que le temps ne me permet pas de vous exposer aujourd’hui. Nous vous invitons à vous trouver, et plus fervents et en plus grand nombre, demain dans l’église de Tricliarum ; nos frères absents apprendront de vous qu’ils doivent s’y trouver.
PREMIER DISCOURS SUR LE PSAUME 33.
modifierPREMIER SERMON. – L’EUCHARISTIE.
modifierDavid, qui chez Achis affecte la folie et contrefait son visage, est la figure de Jésus-Christ qui change de sacrifice, en répudiant les offrandes figuratives selon l’ordre d’Aaron, pour établir l’offrande de.son corps et de son sang selon l’ordre de Melchisédech. Sa folie simulée est la figure de cette folie que les incrédules doivent voir dans l’Eucharistie.
1. Ce psaume ne paraît avoir dans le texte aucune obscurité qui mérite une explication mais le titre excite notre attention et demande que l’on frappe. De même qu’il est dit que bienheureux est l’homme qui a mis sa confiance en Dieu ; espérons aussi que Dieu nous ouvrira, si nous frappons à la porte. Il ne nous engagerait point à frapper, s’il ne voulait point ouvrir à ceux qui frappent[251]. S’il arrive quelquefois que celui-là même qui était résolu de tenir sa porte continuellement fermée, se lève néanmoins importuné, et ouvre malgré sa résolution, afin de n’entendre plus frapper[252] : comment ne pas espérer qu’il mettra plus d’empressement encore à nous ouvrir, celui qui a dit : « Frappez et l’on vous ouvrira ? » Je frappe donc de toute l’intention de mon cœur à la porte du Seigneur Dieu, afin qu’il daigne me découvrir ce mystère. Frappez, vous aussi, mes frères, par la bonne volonté de m’écouter, et par l’humilité avec laquelle vous prierez pour moi. Il y a là, il faut l’avouer, un grand mystère, difficile à pénétrer.
2. Voici le titre du psaume : « Psaume de David lorsqu’il changea son visage devant Abimélech qui le renvoya, et il s’en alla »[253]. Cherchons l’époque de ce fait dans les saintes Écritures où sont consignées les actions de David. Quand nous avons trouvé ce titre : « Psaume de David, quand il fuyait devant la face de son fils Absalon[254] » ; nous avons lu et nous avons rencontré dans les livres des Rois, à quelle époque David avait fui devant son fils Absalon[255] ; c’est un fait qui a réellement eu lieu, et qui est consigné parce qu’il est arrivé ; et, quoique ce titre cache quelque mystère, il est néanmoins tiré de l’événement qui est réel. Je crois aussi que ce titre : « Lorsque David changea sa face devant Abimélech, qui le chassa, et il s’en alla », doit être aussi consigné dans les livres des Rois, qui ont recueilli tout ce qui tient aux actions de David[256]. Nous ne l’y trouvons pas néanmoins, mais nous y trouvons quelque histoire d’où il semble tiré[257]. Il est écrit, en effet, que David, fuyant les persécutions de Saül, se retira chez Achis, roi de Geth, c’est-à-dire chez le roi d’une nation limitrophe du royaume des Juifs. Il s’y tenait caché pour échapper à Saül son persécuteur. La mort de Goliath[258], qui, d’un seul coup, donna au roi et au peuple la gloire et la tranquillité dans le royaume, était récente encore, et avait valu à David la jalousie en échange d’un bienfait. Les défis de Goliath avaient exaspéré Saut ; la mort du géant le rendit ennemi de celui qui l’avait tué ; et il envia la gloire du jeune héros, surtout quand le peuple, dans son allégresse, et quand les femmes chantèrent en chœur la gloire de David, en disant : Saut en a tué mille et David dix mille[259]. Saül fut ému de voir qu’un seul combat acquérait à un enfant une gloire qui éclipsait la sienne, d’entendre surtout que toutes les bouches mettaient David au-dessus du roi, et, comme c’est l’ordinaire, le venin de l’envie, l’orgueil mondain le rendit jaloux et persécuteur, Ce fut alors, comme je l’ai dit, que David s’enfuit chez le roi de Geth nommé Achis[260]. Mais on fit connaître à ce roi qu’il tenait sous sa main ce même soldat qui s’était fait chez les Juifs un nom si grand et si populaire : « N’est. « ce point là », lui dit-on, « ce David que chutent les femmes d’Israël, en disant : Saül en a tué mille et David dix mille ? »[261]. Mais si cette gloire naissante avait été pour Saül un sujet de jalousie, il était à craindre aussi, pour David, que ce roi qui lui donnait asile, ne conçût le projet de se défaire de lui, comme d’un voisin qui pouvait devenir un ennemi, s’il le laissait échapper. David « craignit donc, au sujet d’Achis, et, comme il est écrit, il changea son visage devant ses serviteurs, il simulait la folie, il frappait sur un tambour à la porte de la ville, il se portait de ses mains, il heurtait du front le seuil de la porte, et l’écume de sa bouche coulait sur sa barbe »[262]. Le roi chez qui il se cachait, le vit en cet état, et il dit à ses gens : « Pourquoi m’avoir amené ce furieux ? entrera-t-il ainsi dans ma maison ? »[263] Ainsi il le renvoya eu le chassant ; et, sous le voile de cette folie, David s’échappa sain et sauf. Tel est le point d’histoire que paraît nous rappeler le titre du psaume : « Chant de David, quand il changea son visage en présence d’Abimélech, qui le chassa, et il s’en alla ». Mais ce roi était Achis et non Abimélech[264]. Le nom seul parait peu d’accord, car l’action est désignée en termes semblables dams les psaumes et dans le livre des Rois. Ce changement de nom doit nous stimuler à chercher un mystère. Car c’est un fait, à la vérité, mais qui n’est point arrivé sans cause : il y a donc là une figure, et voilà pourquoi cette histoire est écrite avec un changement de noms.
3. Vous comprenez, mes frères, la profondeur des figures mystérieuses. S’il n’y a point de figure dans la mort de Goliath[265], renversé par un enfant, il n’y en a point non plus pour David à changer son visage, à contrefaire la folie, à frapper sur un tambour[266], à heurter la porte de la ville et le seuil de la porte, à laisser couler sa salive sur sa barbe. Comment serait-il possible qu’il n’y eût point là quelque figure, quand l’Apôtre nous dit clairement : « Que toutes ces choses qui arrivaient (à nos pères), étaient des figures, et qu’elles sont été écrites pour nous instruire, nous qui nous trouvons à la fin des temps ? »[267] S’il n’y a point de figure dans la manne, dont l’Apôtre a dit « qu’ils mangèrent un pain spirituel »[268] ; s’il n’y a nulle figure dans la mer qui se divisa pour laisser passage aux enfants d’Israël, et les délivrer des poursuites de Pharaon, quand l’Apôtre nous dit : « Je ne veux point, mes frères, vous laisser ignorer que nos pères ont tous été sous la nuée, qu’ils ont tous été baptisés sous la conduite de Moïse, dans la nuée et dans la mer »[269] ; si elle n’était point figurative, cette pierre que frappa Moïse, et qui donna de l’eau ; bien que « cette pierre soit le Christ »[270], selon saint Paul ; si donc ces faits, quoique réels, n’avaient aucune signification, s’il n’y avait aucune figure dans les deux fils d’Abraham qui lui sont nés selon l’ordre commun des hommes, bien que l’Apôtre appelle ces deux enfants les deux Testaments, l’Ancien et le Nouveau, et qu’il dise : « Ce sont là les deux testaments sous une allégorie »[271] ; si donc il n’y a aucune figure dans tous ces actes qui nous sont donnés ranime des symboles de l’avenir, par une autorité apostolique, nous devons croire qu’il n’ya rien non plus de significatif dans cette histoire du livre des Rois, que je viens de vous raconter au sujet de David. Mais ce n’est pas sans mystère que le nom est changé, et que l’on a écrit, « en présence d’Abimélech ».
4. Examinez donc avec moi. Tout ce que je viens de vous dire, est pour vous engager à frapper à ta porte, qui n’est point encore ouverte. Vous le dire, c’était frapper, et, pour nous encore, l’écouter, c’était frapper. Frappons aussi par la prière, afin que le Seigneur nous ouvre enfin. Nous avons le sens des noms hébreux ; il n’a pas manqué d’hommes savants pour les traduire de l’hébreu en grec, et du grec en latin. Si donc nous examinons de près ces noms, nous trouvons que Abimélech signifie le royaume de mon Père ; et Achis, comment cela est-il ? Expliquons ces noms, et la porte va s’ouvrir sous nos coups. Si tu demandes : Que signifie Achis ? on te répond qu’il signifie : Comment cela est-il ? Mais comment, c’est le mot d’un homme qui admire sans comprendre encore. Abimélech, le royaume de mon Père : David, la main puissante. Or, David était la figure du Christ, comme Goliath était la figure du diable : et David qui renverse Goliath, est la figure du Christ qui renverse le démon. Mais qu’est-ce que le Christ qui donne la mort au démon ? C’est l’humilité qui tue l’orgueil. Ainsi, mes frères, nommer le Christ, c’est principalement nous prêcher l’humilité. C’est par l’humilité qu’il nous a ouvert le chemin du ciel : l’orgueil nous avait séparés de Dieu, nous ne pouvions retourner à lui que par l’humilité, et nous n’avions aucun modèle que nous pussions suivre. Les hommes, ces chétifs mortels, étaient pleins d’orgueil, et si quelques-uns avaient l’esprit d’humilité comme les Prophètes, les patriarches, la race humaine dédaignait de les suivre dans leur humilité. Mais afin que l’homme ne refusât plus d’imiter l’humilité d’un autre homme, voilà que Dieu s’est fait humble, afin que l’homme dans son orgueil ne dédaignât plus de suivre les pas d’un Dieu.
5. Vous le savez, il y avait jadis, chez les Juifs, un sacrifice selon l’ordre d’Aaron, et dont les victimes étaient des animaux : tout cela était figuratif : alors n’existait point ce sacrifice du corps et du sang du Seigneur, que connaissent les fidèles et ceux qui ont lu l’Évangile, et qui est aujourd’hui répandu sur toute la terre. Représentez-vous donc deux sacrifices, l’un selon l’ordre d’Aaron, l’autre selon l’ordre de Melchisédech, dont il est écrit : « Le Seigneur l’a juré, et sa parole est sans repentir : Vous êtes prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech[272] ». De qui le Psalmiste dit-il : « Vous êtes prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech ? » De Notre-Seigneur Jésus-Christ. Qu’était Melchisédech ? Roi de Salem. Or, Salem fut autrefois une ville que l’on appela dans la suite Jérusalem, au dire des savants. Donc, avant que les Juifs en fussent maîtres, il y avait là le prêtre Melchisédech, appelé, dans la Genèse, prêtre du Très-Haut[273], Ce fut lui qui vint au-devant d’Abraham, quand ce patriarche délivra Loth des mains de ses persécuteurs, et que pour délivrer ce frère, il tua ceux qui l’emmenaient en captivité. Après cette délivrance, Melchisédech vint au-devant de – lui ; et telle était la grandeur de Melchisédech, que ce fut lui qui bénit Abraham. Il prit du pain et du vin, puis-bénit Abraham, et Abraham lui donna la dîme. Voyez donc ce qu’il offrit, et l’homme qu’il bénit. Longtemps après David s’écrie : « Vous êtes prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech ». C’était longtemps après Abraham, que l’Esprit de Dieu faisait ainsi parler David ; et c’était au temps d’Abraham que vivait Melchisédech. De quel autre David a-t-il pu dire : « Vous êtes prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech », sinon de celui dont vous connaissez le sacrifice ?
6. Donc, le sacrifice d’Aaron – est aboli, et alors a commencé le sacrifice selon l’ordre de Melchisédech. Un visage, et je ne sais lequel, est donc changé. Quel est-il, celui-là que j’ignore ? Qu’il ne nous soit plus inconnu, car c’est Notre-Seigneur Jésus-Christ, que nous connaissons. Il a voulu établir notre salut dans l’institution de son corps et de son sang. Par quel moyen ce corps et ce sang sont-ils venus en notre puissance ?[274] Par son humilité. S’il ne se fût fait humble, il ne serait point notre nourriture et notre breuvage. Voyez de quelle hauteur il est descendu : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu »[275]. Voilà l’éternelle nourriture, la nourriture des Anges, la nourriture des Vertus d’en haut, la nourriture des Esprits célestes ; ils mangent et ils sont rassasiés, et ce qui fait leur aliment et leur bonheur, n’en demeure pas moins tout-entier. Mais quel homme pourrait toucher à cette nourriture ? Quel cœur d’homme serait assez préparé ? Cette viande spirituelle devait donc être changée en lait, afin d’arriver aux enfants. Mais, comment une viande devient-elle du lait ? Comment peut-elle subir ce changement, si ce n’est en passant par la chair ? C’est là ce que fait la mère. Ce qu’a mangé la mère, l’enfant le mange aussi ; mais comme l’enfant est incapable de manger du pain, la mère doit faire passer ce pain par sa chair, et le rendre à son enfant dans le suc du lait, et par l’humilité des mamelles. Comment donc la divine Sagesse nous a-t-elle nourris du pain des Anges ? C’est que « le Verbe s’est fait chair, et a demeuré parmi nous »[276]. Voilà le fruit de l’humilité, qui donne à l’homme le pain des Anges, ainsi qu’il est écrit : « Il leur a donné le pain du ciel, l’homme a mangé le pain des Anges. »[277] C’est-à-dire, l’homme a mangé le Verbe, cette nourriture éternelle des Anges, et qui est égal à son Père ; car, « ayant la nature de Dieu, il n’a pas cru que ce fût pour lui une usurpation de s’égaler à Dieu ». Telle est la nourriture des Anges : « Mais il s’est anéanti lui-même en prenant la forme de l’esclave, et en se rendant semblable aux autres hommes, et reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui ; il s’est humilié, se rendant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix »[278], afin que par la croix il rendît auguste pour nous le sacrifice du corps et du sang du Seigneur. Il a donc changé son visage devant Abimélech, ou devant le royaume de son père. Car le royaume de son père était le royaume des Juifs. Comment était-ce le royaume de son père ? Le royaume de David, le royaume d’Abraham. Car le royaume de Dieu son Père est plutôt l’Église que le peuple juif : mais Israël est le royaume de son père selon la chair. Il est dit en effet : « Dieu lui donnera le trône de David son père »[279]. On le voit donc ; David est selon la chair le père du Seigneur ; mais selon la divinité le Christ est Seigneur de David, et non son fils. Quant aux Juifs, ils ont connu le Christ selon la chair, mais non selon la divinité. C’est pourquoi il leur fit cette question : « De qui dites-vous que le Christ soit fils ? Fils de David », répondirent-ils. « Mais lui : Comment donc David, inspiré, l’appelle-t-il le Seigneur, en disant : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que j’aie fait de tes ennemis l’escalier de tes pieds ? Si donc David, au souffle de l’Esprit-Saint, l’appelle son Seigneur, comment est-il son fils ? Et ils ne pouvaient lui répondre »[280]. parce qu’ils ne connaissaient le Christ que des yeux, et que leur cœur ne le comprenait point. Mais s’ils eussent eu la lumière intérieure de l’âme, aussi bien que celle du jour, les œuvres extérieures leur eussent montré dans Jésus le fils de David, et le mouvement de leur cœur leur eût fait connaître en lui le Seigneur de David.
7. « Il changea donc son visage en présence d’Abimélech »[281]. Qu’est-ce à dire devant Abimélech ? Devant le royaume de son père. Quel royaume de son père ? Devant les Juifs. « Et il le laissa, et il s’en alla ». Qui laissa-t-il ? Ce peuple Juif qui s’en est allé. Cherche maintenant le Christ chez les Juifs, tu ne l’y trouveras point, Comment les a-t-il laissés, et sont-ils partis ? Parce qu’il a changé son visage. Ils se sont obstinés dans le sacrifice selon l’ordre d’Aaron, et n’ont point accepté le sacrifice selon l’ordre de Melchisédech[282], et ils ont perdu le Christ, qui est devenu l’héritage des nations, auxquelles cependant il n’avait pas envoyé ses Prophètes. Car il avait envoyé aux Juifs, et David et Isaac, et Jacob, et Isaïe, et Jérémie, et les autres Prophètes ; mais peu d’entre les toits les ont compris : je dis peu, en comparaison de ceux qui ont voulu périr ; car ils étaient assez nombreux en eux-mêmes, et nous lisons qu’il y en avait des milliers. Il est écrit en effet : « Les restes seront sauvés »[283]. Mais aujourd’hui vous chercherez vainement des chrétiens circoncis, vous n’en trouverez point. Néanmoins, dans les premiers temps de ta foi, la circoncision fournit des milliers de chrétiens. Vous en chercherez maintenant, s’il n’y en a plus, Mais c’est avec raison que vous n’en trouvez point. « Car il a changé son visage devant Abimélech, et il l’a quitté et s’en est allé ». Il contrefit encore son visage devant Achis et il le laissa, et s’en alla. Ici les noms sont changés, afin que ce changement dans les noms, nous engageât à en chercher la raison mystérieuse ; de peur que nous n’en vinssions à croire qu’il n’y a de raconté et de mentionné dans les psaumes, que les histoires contenues dans les livres des Rois, sans nous mettre en peine d’en chercher les symboles, mais en regardant ces faits comme de simples histoires. Quel est donc le dessein de Dieu sur vous dans ces changements de noms ? Il y a ici un mystère caché ; frappez sans vous en tenir à la lettre, car la lettre tue ; cherchez l’Esprit, parce que l’Esprit vivifie[284]. La connaissance de l’Esprit sauve le vrai fidèle.
8. Voyons maintenant, mes frères, comment il quitta le roi Achis. Achis, avons-nous dit, signifie : Comment cela est-il ? Car, souvenez-vous de ce que rapporte l’Évangile. Quand Notre-Seigneur Jésus-Christ parla de son corps, il dit aux Juifs : « Si quelqu’un ne mange ma chair et ne boit mon sang, il n’aura pas la vie en lui-même ; car ma chair est une véritable nourriture, et mon sang un véritable breuvage »[285]. Les disciples qui le suivaient furent saisis d’étonnement, ils eurent horreur de cette parole, et sans la comprendre, ils s’imaginèrent qu’il leur tenait je ne sais quel langage trop dur, comme s’ils devaient manger cette chair telle qu’ils la voyaient, et boire son sang : ils ne purent supporter ce discours, disant en quelque sorte : Comment cela est-il ? Le roi Achis est ici la figure de l’erreur, de l’ignorance, de la folie. Quiconque dit : Comment, ne comprend pas ; et ne pas comprendre est le propre des ténèbres de l’ignorance. Donc ils étaient – sous l’empire de l’ignorance, ou du roi Achis ; c’est-à-dire que la puissance de l’erreur les dominait. Jésus disait : « Si quelqu’un ne mange ma chair, et ne boit mon sang ». Mais il avait changé son visage, et l’on ne voyait qu’une exaltation, une folie à donner à des hommes sa chair à manger, son sang à boire. Ainsi David passa pour un fou devant Achis, qui s’écria : « Pourquoi m’amener ce furieux ? »[286]. Mais ne voit-on pas de la folie dans ces paroles : « Mangez ma chair, et buvez mon sang ? » Et en disant : « Si quelqu’un ne mange ma chair et ne boit mon sang, il n’aura pas en lui-même la vie »[287]. Jésus est pris pour un insensé. Mais c’est le roi Achis, qui le prend pour un insensé, ou plutôt les vrais fous, les ignorants. Il les laisse donc et s’en va : leur cœur demeure sans intelligence, afin qu’ils ne le comprennent point. Comment lui ont-ils parlé ? en disant en quelque sorte : Comment cela est-il ? ce qui est la signification d’Achis. Ils dirent en effet : « Comment celui-ci pourra-t-il nous donner sa chair à manger ? »[288] Ils regardaient le Seigneur comme un insensé, un homme en détire, ne sachant ce qu’il disait. Mais lui qui savait ce qu’il disait, prêchait par avance ses mystères, en contrefaisant son visage, en affectant la folie et le délire ; et il était dans des transports, et il frappait du tambour à la porte de la ville.
9. Mais voyons ce qu’il marquait en simulant sa folie, en frappant du tambour à la porte de la cité. Ce n’est pas sans raison qu’il est dit : « Il se heurtait contre le seuil de la porte » ; ni sans raison qu’il est écrit : « Sa salive découlait sur sa barbe »[289]. Rien de tout cela n’est dit sans raison ; et ce que l’on gagne à le comprendre doit nous faire supporter un discours un peu long. Vous savez, mes frères, que les Juifs, en présence de qui le Christ contrefit son visage, qu’il laissa aller, dont il se sépara, gardent aujourd’hui le repos. Si donc ceux qui ont perdu le Christ, qui les a quittés en se séparant d’eux, gardent sans profit ce repos du sabbat, pour nous, ce repos aura l’avantage de nous faire comprendre le Christ qui les a quittés pour venir à nous. Ce n’est donc point sans raison que tout cela est arrivé dans le délire de David, ni que l’on nous raconte qu’il avait des transports, qu’il frappait du tambour à la porte de la cité, qu’il se portait sur ses mains, qu’il heurtait contre le seuil de la porte, et que la salive coulait sur sa barbe. Affectabat, il avait des transports. Qu’est-ce qu’avoir des transports ? C’est être sous le poids d’un vif amour. Et pourquoi ce vif amour ? C’est pour compatir à nos infirmités ; aussi a-t-il voulu prendre notre chair, et en elle tuer la mort. Donc, nous prendre en pitié, c’est là ce que l’on peut appeler un transport d’amour. Aussi l’Apôtre a-t-il jeté le blâme sur ceux qui sont durs et sans affection. Car il reproche à quelques-uns d’être sans affection, sans miséricorde[290]. Donc, où il y a de l’affection, il y a de la miséricorde. Où est la miséricorde ? C’est que le Fils de Dieu nous a pris en pitié du haut du ciel ; et s’il n’eût point voulu s’anéantir, s’il fût demeuré dans cette forme divine qui le rend égal à son Père, nous serions demeurés éternellement sous l’empire de la mort : mais afin de nous délivrer de cette mort éternelle où l’orgueil nous avait conduits, il s’est humilié, il est devenu obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. Il a donc eu des transports pour arriver jusqu’à la mort de la croix. Mais on étend sur le bois celui que l’on crucifie ; et pour avoir un tambour on fait subir sur le bois une tension violente à la chair, c’est-à-dire à la peau ; et il est dit qu’il frappait sur un tambour, c’est-à-dire qu’il était cloué à la croix, horriblement étendu sur le bois. « Il avait des transports », oui, des transports d’amour pour nous, il voulait donner sa vie pour ses brebis[291]. « Il frappait du tambour ». Comment ? À la porte de la ville. C’est la porte que l’on nous ouvre pour notas faire croire en Dieu. Nous avions fermé ces portes au Christ, pour les ouvrir au diable, notre cœur était fermé à la vie éternelle : et parce que nous autres hommes, nous avions fermé notre cœur à la vie éternelle, et que nous ne pouvions voir le Verbe que voient les anges, le Seigneur notre Dieu s’ouvrait, par la croix, les cœurs des mortels, c’est ainsi qu’il frappait du tambour aux portes de la ville.
10. « Il se portait dans ses mains »[292]. Qui donc, mes frères, pourra comprendre que cela soit possible pour un homme ? Qui se porte dans ses mains ? Un homme peut être porté dans les mains d’un autre, jamais dans les siennes. Nous ne voyons donc pas que notas puissions l’entendre de David, dans te sens littéral ; mais nous le voyons pour le Christ. Car il se portait dans ses propres mains quand il nous présentait son corps en disant : « Ceci est mon corps »[293]. Il portait alors ne corps dans ses mains. C’est la profonde humilité de Notre-Seigneur qui est recommandée aux hommes. C’est elle qu’il nous exhorte à imiter et à faire paraître en notre vie, afin que nous renversions Goliath[294], et que, nous attachant à Jésus-Christ, nous puissions vaincra l’orgueil. « Il tombait contre les poteaux de la porte »[295]. Que signifie, il se laissait tomber ? Il s’abaissait jusqu’à la plus profonde humilité. Que sont « ces poteaux de la porte ? » C’est le commencement de cette foi qui doit nous sauver. Nul ne peut se sauver s’il ne commence par croire, ainsi qu’il est dit dans le Cantique des cantiques : « Tu viendras, et tu en passeras par le commencement de la foi »[296][297]. Nous devons aller-jusqu’à voir Dieu face à face, ainsi qu’il est écrit : « Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu ; mais ce, que nous devons être un jour ne paraît pas encore. Nous savons que quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est »[298]. Nous le verrons donc, mais quand ? Lorsque cette vie sera passée. Écoute l’apôtre saint Paul : « Nous ne voyons Dieu s maintenant que comme dans un miroir et sous des images, mais alors nous le verrons face à face »[299]. Donc, avant de voir le Verbe face à face, comme le voient les anges, il faut encore nous tenir à ces portes, auxquelles heurta le Seigneur, en s’humiliant jusqu’à la mort[300].
11. Que signifie encore « sa salive qui découlait sur sa barbe ? » Ce fut principalement en ce point « qu’il changea son visage devant Abimélech, ou Achis, qu’il quitta, et s’en alla »[301]. Car il quitta ceux qui ne le comprenaient point. Chez qui s’en alla-t-il ? Chez les Gentils. Pour nous, comprenons donc ce qu’ils ne purent comprendre. La salive découlait sur la barbe de David. Que désigne cette salive ? Des discours puérils, car les enfants laissent ainsi couler leur salive. Ces paroles : « Mangez ma chair, et buvez mon sang[302] », n’étaient-elles point des puérilités pour les Juifs ? Et néanmoins, ces puérilités cachaient sa force ; car la barbe est le symbole de la force ; et cette salive qui découlait sur sa barbe, que désignait-elle, sinon les paroles de faiblesse qui servent à voiler une grandeur infinie ? Votre sainteté, je le présume, a compris le titre du psaume ; et si nous entrons dans l’explication du texte, ii est à craindre que vos cœurs ne laissent échapper ce que vous avez entendu. Qu’il nous suffise d’avoir exposé ce titre au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur ; comme c’est demain jour de dimanche, et que nous devons parler, réservons-nous pour demain, afin que vous écoutiez plus volontiers le texte du psaume.
DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME 33.
modifierDEUXIÈME SERMON. – DISPOSITIONS A L’EUCHARISTIE.
modifierBénir le Seigneur en tout temps, c’est le porter par l’humilité, c’est s’approcher de la vraie sagesse sans jalousie, parce qu’elle peut être aimée de tous ; les schismatiques ne la veulent que pour eux. Purifions notre intérieur, afin que Dieu nous éclaire et nous comble de ses bénédictions intérieures.
1. Je ne doute nullement que ceux d’entre vous qui nous ont écouté hier, ne se souviennent de notre promesse. Il est temps d’acquitter notre dette avec le secours de Dieu. C’est lui qui nous a inspiré la promesse, lui aussi qui nous donnera de l’accomplir, mais nous vous serons toujours redevable de la charité. C’est la dette toujours acquittée et qui demeure toujours, selon cette parole de l’Apôtre : « Ne demeurez redevables de rien à personne, sinon de la charité mutuelle[303] ». Nous avons exposé hier le titre du psaume, et comme l’explication du texte nous eût retenus trop longtemps, nous avons ajourné cette explication. Écoutons donc ce que le Saint-Esprit nous dit par la bouche de son Prophète, et qui, dans le cours du psaume, a rapport au titre que nous expliquions hier. Ceux qui n’y étaient pas, me le réclament comme une dette ; mais de peur que si je m’y étendais encore comme hier, je ne trompasse l’attente de ceux envers qui je dois m’acquitter de ma promesse, que ceux qui sont présents aujourd’hui, et qui étaient hier absents, comprennent mon résumé autant qu’ils pourront. Ah ! s’ils veulent me questionner sur quelques points, mes oreilles seront prêtes à les écouter au nom du Christ, mais en d’autres moments, afin de ne pas employer à cela celui-ci.
2. Il est écrit au livre des Rois, disions-nous hier, que David, fuyant Saül, voulut s’abriter chez un roi de Geth, nommé Achis[304]. Mais comme ses exploits y furent connus, craignant que la jalousie ne portât ce roi, chez qui il s’était réfugié, à tramer contre lui quelque mauvais dessein, il contrefit l’insensé, et comme saisi de fureur, « il changea son visage » ; et, comme il est écrit, « il était transporté, il battait du tambour à la porte de la ville, il était porté sur ses mains, il heurtait contre le seuil de la porte. Et le roi Achis dit : Pourquoi m’amener ce fou ? ai-je besoin d’un furieux ? » Et il le laissa aller, accomplissant ce qui est écrit : « Il contrefit son visage, et il le laissa, et il s’en alla ». Mais ce roi que David laissa, était Achis ; tandis que le titre du psaume porte : « Il contrefit son visage en présence d’Abimélech, et il le quitta et s’en alla ». Nous avons dit que ces changements de noms étaient symboliques, et que si le psaume répétait le même nom que l’histoire, nous aurions pu croire que le prophète racontait un fait, sans nous donner aucune prophétie figurative. Il y a donc une figure dans chacun des noms : car Achis veut dire : Comment est-ce ? et Abimélech : Le royaume de mon Père, il y a de l’ignorance à dire : Comment est-ce ? c’est le mot d’un homme qui admire et qui ne sait pas. Quant au nom d’Abimélech, il désigne le royaume des Juifs, que le Christ peut appeler royaume de mon père, parce que David est son père selon la chair, et que David régnait sur le peuple Juif. C’est donc devant le royaume de son père, qu’il « changea son visage, et il le quitta et s’en alla », parce que c’était là que l’on sacrifiait selon l’ordre d’Aaron, et qu’il a établi depuis le sacrifice de son corps et de son sang, qu’il a quitté la nation juive, et qu’il s’en est allé chez les Gentils, Que signifie : « Il avait des transports ? »[305] Il était transporté d’amour. Quel amour est comparable à la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, voyant notre infirmité, afin de nous délivrer de la mort éternelle, à subi lui-même la mort temporelle avec tant d’outrages et tant d’injures ? « Il frappait du tambour. » On ne fait un tambour qu’en étendant une peau sur du bois, et quand David frappait du tambour il figurait le Christ à la croix. « Il frappait du tambour à la porte de la cité ». Que seraient ces portes de la cité, sinon ces cœurs que nous avions fermés au Christ, et qu’il s’est ouverts par les coups de la croix ? « Il se portait sur ses mains ». Comment se portait-il sur ses mains ? Quand il nous donnait son corps même et son sang, il tenait en ses mains ce que savent les fidèles ; il se portait lui-même en quelque sorte, quand il disait : « Ceci est mon corps »[306]. « Il heurtait contre le seuil de la porte »[307], c’est-à-dire, il s’humiliait. Car c’est là s’abaisser jusqu’au seuil de notre foi. Le seuil de la porte est le commencement de cette foi, qui a été le commencement de l’Église, pour arriver à la claire vue de Dieu : croire ce que l’on ne voit pas, c’est mériter de jouir de Dieu face à face. Tel est – en peu de mots le titre du psaume. Écoutons maintenant les paroles de cet insensé qui frappe du tambour aux portes de la ville.
3. « Je bénirai le Seigneur en tout temps, sa louange sera toujours en ma bouche »[308]. Ainsi dit le Christ, ainsi doit dire le chrétien ; puisque le chrétien est incorporé au Christ, et que le Christ ne s’est fait honnie qu’afin que l’homme pût devenir un ange. C’est lui, qui dit : « Je bénirai le Seigneur ». Quand le bénirai-je ? Quand il t’aura fait du bien. Sera-ce dans l’abondance terrestre ? Quand il y a profusion de froment, de vin, d’huile, d’or, d’argent, d’esclaves, de troupeaux ; lorsque cette santé mortelle demeure inaltérable et incorruptible, que tout ce qui naît dans tes domaines croît à souhait, qu’une mort prématurée n’enlève rien, que tout prospère dans ta maison, que tout tient de toutes parts, est-ce alors que tu béniras le Seigneur ? Non : mais en tout temps ; c’est-à-dire et dans ce moment, et lorsque cette prospérité, soit pour un temps, soit par l’ordre du Seigneur, sera troublée, que ces biens te seront enlevés qu’ils écloront plus rarement, qu’à peine éclos ils disparaîtront. Car voilà ce qui arrive, et ce qui amène la pauvreté, la disette, le labeur, la souffrance et la tentation. Mais toi, ô mon frère, qui as chanté : « Je bénirai le Seigneur en tout temps, sa louange sera toujours en ma bouche », bénis Dieu quand il te donne ces biens, bénis-le quand il te les enlève. C’est lui qui les donne, c’est lui qui les retire ; mais il ne se retire point de celui qui le bénit.
4. Quel est toutefois l’homme qui bénit le Seigneur en tout temps, sinon l’homme qui est humble de cœur ? Car c’est l’humilité que le Seigneur nous a enseignée dans son corps et dans son sang : s’il nous donne en effet son corps et son sang, il-nous prêche l’humilité, ainsi qu’il est écrit dans cette histoire, et dans cette espèce de fureur de David, dont nous avons parlé. « Et la salive coulait sur sa barbe »[309]. La lecture de [’Apôtre vous a expliqué la salive, mais elle coulait sur la barbe, Quelqu’un me dira : De quelle salive avons-nous entendu parler ? L’Apôtre qu’on vient de lire ne disait-il pas : « Les Juifs réclament des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse ? » Voilà ce qu’on a lu : « Pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, (le voilà qui frappe du tambour), scandale pour les Juifs, folie pour les Gentils ; mais pour ceux qui sont appelés, Juifs ou Gentils, le Christ est la force ide Dieu, la sagesse de Dieu, car ce qui paraît folie en Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui paraît faiblesse en Dieu, est plus fort que les hommes »[310]. La salive était le symbole de la folie comme le symbole de la faiblesse. Mais la folie en Dieu est plus sage que la sagesse des hommes, et la faiblesse en Dieu plus forte que la force des hommes : que cette salive ne vous offusque point, mais faites attention qu’elle coule sur la barbe ; et si la salive est une marque d’infirmité, la barbe est un symbole de force. Le Christ a donc voilé sa force sous la faiblesse de la chair, et ce qui paraissait faiblesse en lui, était comme une salive, mais sa force était cachée à l’intérieur, comme sa barbe était souillée. Tout ceci nous prêche l’humilité. Sois donc humble, ô mon frère, si tu veux bénir le Seigneur en tout temps ; et que sa louange soit toujours en ta bouche. Car Job n’a pas seulement béni le Seigneur quand il regorgeait de ces biens, qui le rendaient, au dire de l’histoire, si heureux et si riche ; riche en troupeaux, en serviteurs, en palais, riche en postérité et en fautes choses. En un clin d’œil tout lui fut enlevé, et il vit ce que dit notre psaume, en s’écriant : « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté, comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait ; que le nom du Seigneur soit béni »[311]. Voilà un homme qui vous donne l’exemple et qui bénit le Seigneur en tout temps.
5. Mais pourquoi l’homme bénit-il le Seigneur en tout temps ? Parce qu’il est humble. Mais être humble, qu’est-ce donc ? C’est ne point rechercher la louange pour soi-même. Quiconque veut être loué pour lui-même, est orgueilleux. Mais où n’est point l’orgueil, là est l’humilité. Veux-tu donc n’être pas orgueilleux ? Afin de pouvoir être humble, dis ce qui suit : « Mon âme sera louée dans le Seigneur ; que ceux qui sont doux l’entendent, qu’ils partagent ma joie »[312]. Celui-là donc n’est pas doux, qui ne veut point être loué dans le Seigneur, mais il est opiniâtre, arrogant, enflé, superbe. Il faut au Seigneur une monture paisible, sois la monture du Seigneur, c’est-à-dire sois doux. Il s’assiéra sur toi, c’est lui qui veut te conduire ; ne crains pas de heurter ton pied ni de tomber dans l’abîme. Tu es infirme à la vérité, mais considère celui qui te dirige. Tu peux être le fils de l’ânesse, mais tu portes le Christ. Car ce fut sur le poulain de l’ânesse qu’il entra dans Jérusalem, et cet animal était doux. Or, était-ce l’animal que l’on chantait alors ? Était-ce à lui que l’on chantait : « Hosanna, fils de David, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ? »[313] C’était l’ânon qui portait, mais c’était au Christ, qu’il portait, que s’adressaient les acclamations de ceux qui précédaient et de ceux qui suivaient. Cet animal disait peut-être : « Mon âme sera louée dans le Seigneur ; que les hommes doux l’entendent, et en soient dans l’allégresse ». Non, mes frères, cet ânon n’a jamais parlé de la sorte, mais que tel soit le langage du peuple dont il est la figure, si ce peuple veut porter le Seigneur. Ce peuple s’irritera-t-il d’être comparé à l’ânon qui est la monture du Seigneur Jésus ? et quelques hommes pleins d’enflure et d’orgueil, s’en viendront dire : Voilà qu’il fait de nous des ânes. Eh bien qu’il devienne l’âne du Seigneur celui qui me parlera de la sorte, mais qu’il ne soit ni le cheval ni le mulet qui n’ont point d’intelligence. Vous connaissez le psaume qui dit : « Ne ressemblez ni au cheval ni au mulet, sans entendement »[314]. Le cheval et le mulet lèvent parfois la tête, et dans leur indocilité renversent leur cavalier. On les dompte avec le frein et le mors, avec le fouet, jusqu’à ce qu’ils s’assouplissent, et portent leur maître ; mais toi, avant même que ta bouche soit meurtrie par le mors, sois doux et porte ton Dieu : ne recherche point la louange pour toi-même, cherche-la pour celui que tu portes, et chante alors : « Mon âme sera louée devant le Seigneur ; que les hommes doux l’entendent, et qu’ils s’en réjouissent » ; car si ce n’est point un homme doux et humble qui l’entend, loin de s’en réjouir, il s’en irrite : et tels sont ceux qui nous reprochent de les comparer à des ânes. Quant aux cœurs doux, puissent-ils écouter, et devenir ce qu’ils entendent !
6. Voyons la suite : « Louez le Seigneur avec moi[315] ». Quel est celui qui nous engage à bénir le Seigneur avec lui ? Quiconque, mes frères, appartient au corps de Jésus-Christ ne doit pas avoir de plus grand soin que de faire bénir le Seigneur avec lui. Quel que soit cet homme, il aime le Seigneur. Et une manière de lui témoigner son amour, c’est de ne point porter envie à ceux qui l’aiment aussi bien que lui. Celui qui est épris d’un amour charnel, ressent nécessairement dans cet amour le poison amer de la jalousie ; et s’il tient à voir dans une hideuse nudité, la créature qu’il poursuit d’un amour criminel, voudrait-il qu’un autre la vît aussi ? Il serait nécessairement dévoré de jalousie contre celui qui l’aurait vue également. Pour une femme, un préservatif de la chasteté, c’est de n’être vue que par celui qui en a le droit, mais par aucun autre, ou même par celui-là non plus. Mais 2 n’en est pas ainsi de la sagesse divine : nous la verrons face à face, nous la verrons tous, et sans jalousie. Elle se montre à tous, et pour tous elle demeure toujours pure et toujours chaste. Ceux qui la voient se changent en elle, et jamais elle ne se change en eux. C’est elle qui est la vérité, elle qui est Dieu. Or, avez-vous jamais ouï dire, mes frères, que Dieu subisse des changements ? La vérité s’élève par-dessus tout, c’est le Verbe de Dieu, la sagesse de Dieu par qui tout a été fait ; elle a des cœurs qui sont épris d’elle. Mais que dit celui qui l’aime avec transport ? « Bénissez avec moi le Seigneur ». Que je ne sois point le seul à bénir Dieu, le seul à l’aimer, le seul à l’étreindre dans ma joie ; et si je veux l’étreindre, je n’ai point à redouter qu’un autre ne trouve plus où poser sa main. Telle est l’ampleur de cette sagesse, que toutes les âmes peuvent s’y attacher et en jouir. Que dirai-je encore, mes frères ? Honte à ceux qui aimeraient Dieu de manière à l’envier aux autres ! Des hommes sans mœurs se passionnent pour un cocher, et quiconque aime un cocher ou un chasseur, voudrait que chacun l’aimât avec lui ; il presse, il engage : Aimez donc avec moi ce comédien, aimez avec moi telle ou telle infamie. Il crie au milieu du peuple, il veut que l’on partage son amour pour la honte ; et un chrétien ne crierait point dans l’Église pour inviter à aimer avec lui la divine vérité ? Stimulez donc parmi vous l’amour, mes frères, et criez à chacun des vôtres : « Bénissez avec moi le Seigneur ». Soyez tous dans cette émulation, autrement à quoi bon chanter des psaumes, et vous les expliquer ? Si vous aimez Dieu, entraînez à l’amour de Dieu tous ceux qui vous sont unis, tous ceux qui partagent votre demeure : si vous aimez le corps de Jésus-Christ ou l’unité de l’Église, entraînez-les à jouir de Dieu, et dites avec allégresse : « Bénissez avec moi le Seigneur ».
7. « Et louons ensemble la sainteté de son nom[316]. Qu’est-ce à dire : « Louons ensemble ? » Louons d’un commun accord, ainsi qu’on lit dans beaucoup d’exemplaires. « Bénissez avec moi le Seigneur, chantons la sainteté de son nom à l’unanimité ». Mais dire « ensemble », ou dire « d’un commun accord », c’est toujours le même sens. Entraînez donc dans cet amour tous ceux que vous pourrez ; exhortez, portez, suppliez, instruisez, rendez raison, avec douceur et bonté, entraînez-les à l’amour, afin que s’ils bénissent le Seigneur, ils le bénissent de concert. Les gens de Donat s’imaginent bénir le Seigneur ; mais que leur a fait le reste du monde ? Disons-leur donc, mes frères : « Bénissez le Seigneur avec nous, chantez ses louanges d’un commun accord ». Pourquoi vous séparer pour bénir le Seigneur ? Il est le seul Dieu, pourquoi voulez-vous lui faire deux peuples ? pourquoi séparer le corps du Christ ? Nous savons tous qu’il fut attaché à la croix alors qu’il frappait du tambour, et que sur la croix il rendit l’esprit ; et quand vinrent ceux qui l’y avaient suspendu, ils trouvèrent qu’il était déjà mort, et ils ne lui brisèrent point les jambes ; mais ils les rompirent aux larrons qui vivaient encore sur la croix[317], afin de hâter leur mort par cette nouvelle douleur, et de les descendre de la croix, comme c’était l’ordinaire pour les crucifiés. Le persécuteur vint donc et trouva que le Seigneur avait paisiblement rendu l’esprit, selon sa propre parole : « J’ai le pouvoir de livrer ma vie »[318]. Pour qui donc a-t-il donné sa vie ? Pour tout le peuple, pour son corps entier. Ainsi voici un bourreau, qui ne brise point les jambes à Jésus : mais Donat vient et fait une rupture dans l’Église du Christ. Sur la croix, entre les mains des bourreaux, le corps de Jésus-Christ demeure dans son intégrité, et le corps de l’Église ne demeure pas dans son intégrité entre les mains des chrétiens. Faisons donc entendre nos cris, mes frères, et des gémissements aussi profonds qu’il nous sera possible, et disons : « Bénissez avec moi le Seigneur, et chantons de concert son saint nom ». C’est là ce que leur crie l’Église : c’est la voix de l’Église appelant ainsi les dissidents. D’où vient leur séparation ? de l’orgueil. Mais Jésus-Christ nous enseigne l’humilité par l’institution de son corps et de son sang : c’est là, comme nous l’avons dit à votre sainteté, le sujet que célèbre ce psaume, où il s’agit du corps et du sang du Christ, et où l’on nous représente cette humilité profonde à laquelle le Christ a bien voulu s’abaisser pour nous.
8. « J’ai cherché le Seigneur, et il m’a exaucé »[319]. Où a-t-il exaucé ? à l’intérieur. Où donne-t-il sa grâce ? à l’intérieur, C’est là que tu pries, là que tu es exaucé, là que tu obtiens le bonheur. Tu as prié, tu as été exaucé, tu es heureux ; et celui qui est près de toi ne le sait point. Tout s’est fait dans le secret, selon cette parole du Seigneur dans l’Évangile : « Entrez dans votre chambre, fermez-en la porte, priez en secret, et votre Père, qui voit dans le secret, vous le rendra »[320]. Mais entrer dans votre chambre, c’est entrer dans votre cœur. Bienheureux ceux qui rentrent avec joie dans leur cœur, et qui n’y trouvent rien de mauvais. Que sotte sainteté considère bien ceci : voyez qu’ils ne rentrent qu’à regret dans leur maison, ceux qui ont une Épouse méchante, mais qu’ils s’en vont sur la place publique prendre leurs ébats, et qu’ils s’attristent quand l’heure est venue pour eux de rentrer au logis ; car ils n’y peuvent rentrer que pour y trouver l’ennui, les murmures, l’amertume et le trouble ; puisqu’une maison ne peut être bien réglée, quand il n’y a point de paix entre le mari et ha femme, et que l’on est mieux à se promener au-dehors. Si donc il est triste en rentrant à son logis d’avoir toujours à redouter de la part des siens le trouble et le bouleversement ; combien plus encore sont malheureux ceux qui n’osent rentrer dans leur conscience, de peur d’y rencontrer le trouble et les remords du péché ! Purifiez donc votre cœur, afin de pouvoir y rentrer volontiers. « Bienheureux ceux dont le cœur est pur, car ils verront Dieu »[321]. Otez-en les souillures des désirs mauvais, ôtez-en la tache de l’avarice, l’infection des pratiques superstitieuses. ôtez – en les sacrilèges et les pensées honteuses ; ôtez-en la haine, je ne dis pas contre vos amis, mais encore contre vos ennemis ; ôtez-en tout cela, et alors vous pourrez rentrer dans votre cœur et y trouver de la joie. Quand vous commencerez à goûter cette joie, vous trouverez aussi dans la pureté du cœur un parfum délicieux, et l’excitation à la prière ; de même qu’en arrivant dans un lieu où règne le silence, où tout est calme et respire la propreté, vous dites aussitôt : Prions ici ; la décence du lieu vous porte à croire que Dieu y exaucera vos prières. Si donc la propreté d’un lieu visible a pour vous tant d’attraits, comment n’êtes-vous point révolté des immondices de votre cœur ? Entrez-y donc, purifiez-le complètement, levez les yeux vers Dieu, et aussitôt il vous exaucera. Crie donc, ô mon frère, et dis en ton cœur : « J’ai cherché le Seigneur, et il m’a exaucé, et il m’a délivré de toutes mes tribulations ». Pourquoi ? Une fois que tu seras éclairé, et que ta conscience commencera par s’améliorer ici-bas, des tribulations te sont réservées, parce qu’il restera toujours en toi quelque faiblesse, jusqu’à ce que la mort soit absorbée par sa victoire, et que ce corps mortel soit revêtu d’immortalité[322] : il est donc nécessaire que tu sois châtié en cette vie, il est nécessaire que tu aies toujours quelques tentations à vaincre, Mais un jour Dieu purifiera tout, et te délivrera de tes afflictions. Cherche-le seulement.
9. « J’ai cherché le Seigneur et il m’a exaucé ». Donc ceux qui ne sont point exaucés, n’ont point cherché le Seigneur. Que votre sainteté veuille m’écouter, Le Prophète ne dit point : J’ai cherché de l’or chez le Seigneur, et il m’a écouté ; j’ai cherché une longue vieillesse dans le Seigneur, et il m’a exaucé ; j’ai cherché tel ou tel objet dans le Seigneur, et il m’a exaucé. Autre chose est de chercher quelque chose dans le Seigneur, et autre de chercher le Seigneur lui-même. « J’ai cherché le Seigneur », dit-il, « et il m’a exaucé ». Mais lorsque dans tes prières tu dis à Dieu : Envoyez la mort à celui-là, qui est mon ennemi ; ce n’est point là chercher le Seigneur, c’est là t’établir en juge de ton ennemi, et faire de Dieu un bourreau à tes ordres. Que sais-tu, si l’homme dont tu demandes la mort n’est pas meilleur que toi, par cela même qu’il ne demande pas la tienne ? Ne va donc demander à Dieu rien qui ne soit Dieu, mais cherche Dieu lui-même, et il t’exaucera, et tu parleras encore, qu’il te dira : « Me voici[323] » Qu’est-ce à dire : Me voici ? Voici que je suis présent, que veux-tu ? quelle est ta demande ? Toute autre chose que je puisse te donner, est moins que moi ; mais possède-moi, jouis de moi, étreins-moi de ton amour, tu ne le peux encore dans tout ce que tu es ; touche-moi du moins par la foi, et tu t’attacheras à moi, dit le Seigneur, et je te déchargerai de tes autres fardeaux ; afin que tu sois entièrement uni à moi, quand ce qu’il y a de mortel en toi sera devenu immortel[324] ; afin que tu sois égal à mes anges[325], et que tu voies toujours ma face, et que tu sois dans la joie, et que nul ne t’enlève ta joie[326] ; car tu as cherché le Seigneur, et il t’a exaucé, et t’a délivré de toutes tes afflictions.
10. Nous avons déjà dit quel est celui qui nous exhorte, cet amant qui ne veut pas seul étreindre l’objet de son amour, et qui dit « Approchez de lui, et vous serez éclairés ». Il dit ce qu’il a éprouvé lui-même. Que dit l’homme spirituel qui appartient au corps de Jésus-Christ, ou bien Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même dans son humanité, ce chef qui exhorte les autres membres ? « Approchez de lui et vous serez illuminés[327] ». Ou plutôt, c’est un chrétien qui vit de l’esprit, qui nous invite à nous approcher de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Du moins approchons de lui, afin d’être éclairés, et non comme les Juifs, pour être plongés dans les ténèbres. Ils l’ont donc approché pour le crucifier, mais nous, approchons-nous de lui, pour recevoir son corps et son sang. Le crucifié les a couverts de ténèbres ; et nous, en mangeant la chair et en buvant le sang du crucifié, soyons dans la lumière. « Approchez-vous de lui, et vous serez illuminés ». C’est aux Gentils que s’adressent ces paroles. Le Christ à la croix était au milieu des Juifs, qui le voyaient et le traitaient cruellement ; les Gentils n’étaient point là, et voilà que ceux qui étaient dans les ténèbres se sont approchés, et ceux qui ne voyaient pas ont été remplis de lumière. Comment s’approchent les Gentils ? En le suivant parla foi, en exhalant les désirs de leurs cœurs, eu le poursuivant par l’amour. Tes pieds sont ton amour. Marche sur deux pieds, ne sois point boiteux. Quels sont ces deux pieds ? les deux préceptes de l’amour de Dieu et du prochain. Sur ces deux pieds, coure à Dieu, approche-toi de lui, car lui-même t’engage à courir, et il ne t’a donné sa lumière, que pour te donner le moyen de le suivre d’une manière admirable et divine ! « Car vos visages ne rougiront point. Approchez de lui », dit le Prophète, « et vous serez éclairés ; et vos sages n’auront point à rougir »[328]. Il n’aura pour rougir, que le visage de l’orgueilleux. Pourquoi ? parce qu’il veut être élevé, et qu’il rougit quand il doit dévorer un affront, subir quelque humiliation, quelque disgrâce du monde, ou quelque affliction. Mais ne craignez pas, approchez-vous de lui, et vous ne rougirez point. Qu’un ennemi vous nuise, il paraît avoir la supériorité sur vous, aux yeux des hommes ; et néanmoins vous lui êtes supérieur devant Dieu. Je l’ai fait prendre, je l’ai enchaîné, je l’ai fait mourir. Quelle supériorité ne se donnent point ceux qui tiennent ce langage ! Quelle supériorité ne se croyaient point les Juifs, quand ils souffletaient le Seigneur, quand ils lui crachaient au visage, quand ils frappaient sa tête d’un roseau, quand ils le revêtaient d’une tunique dérisoire ! Comme ils se croyaient forts ! Il paraissait faible au contraire ; celui qui heurtait contre le seuil de la porte[329], mais il ne rougissait point. Il était la lumière véritable, qui éclaire tout homme venant en ce monde[330]. Comme il n’y a point de confusion pour celle lumière, de même ceux qu’elle éclaire ne seront point confondus. « Approchiez donc de s lui, et soyez éclairés, et vos visages n’auront point à rougir ».
11. Mais, dira quelqu’un, commuent s’approcher de Dieu ? Tant de maux, tant de fautes pèsent sur moi, tant de crimes rugissent dans ma conscience, comment oserai-je approcher de Dieu ? Comment ? En t’humiliant par la pénitence. Mais, dis-tu, je rougis de faire pénitence. Approche donc du – Seigneur, et tu seras éclairé, et ton front ne rougira point. Si la crainte de rougir te détourne de la pénitence, et que la pénitence te rapproche de Dieu ; ne vois-tu pas que tu portes sur ton visage la peine de ton péché, puisque ton front a rougi, précisément parce qu’il n’approche pas de Dieu : et qu’il n’en approche point, parce qu’il ne veut point faire pénitence ? C’est là ce qu’affirme le Prophète : « Le pauvre a crié, et le Seigneur l’a exaucé »[331]. Il t’enseigne la manière d’être exaucé. C’est parce que tu es riche que Dieu ne t’exauce pas. Peut-être as-tu crié sans être exaucé, écoute pourquoi. « Ce pauvre a crié, et Dieu l’a exaucé ». Sois donc pauvre, afin de crier, et le Seigneur t’exaucera. Comment crier dans ma pauvreté ? diras-tu. Ne présume point de tes propres forces, quelles que soient tes richesses ; comprends enfin que tu es dans l’indigence, et que cette indigence doit durer tant que tu ne posséderas pas celui qui doit l’enrichir. Comment le Seigneur l’a-t-il exaucé ? « En le sauvant », dit le Prophète, « de toutes les tribulations ». Comment l’a-t-il sauvé de toutes les tribulations ? « L’ange du Seigneur se placera autour de ceux qui le craignent, et il les délivrera »[332]. Voilà ce qui est écrit, mes frères, et non point comme portent certains exemplaires peu exacts : « Le Seigneur placera son ange autour de ceux qui le craignent » ; mais bien : « L’ange du Seigneur campera autour de ceux qui le craignent, et les délivrera ». Quel est celui qu’il appelle l’ange du Seigneur, et qui doit camper autour de ceux qui le craignent pour les délivrer ? Jésus-Christ Notre-Seigneur est appelé dans les prophéties, l’ange du grand conseil, le messager du grand conseil, ainsi le désignent les Prophètes[333][334]. C’est donc l’ange du grand conseil, ou ce messager, qui campera autour de ceux qui le craignent, afin de les délivrer. Ne craignez point d’échapper à sa vigilance ; partout où vous craindrez le Seigneur, cet ange vous découvrira, et campera autour de vous afin de vous délivrer.
12. Voilà que le Prophète parle maintenant avec clarté de ce sacrement dans lequel il se portait dans ses mains. « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux »[335]. Le psaume ne commence-t-il pas à s’expliquer, et à te montrer cette espèce de folie et de fureur calme, cette folie sage, cette sobre ivresse de ce David, qui désignait en figure je ne sais quel mystère, lorsque dans la personne d’Achis, les Juifs lui dirent : « Comment cela se peut-il ? »[336] Rappelle-toi que le Seigneur disait : « Celui qui ne mange point ma chair et ne boit point mon sang, n’aura pas en soi la vie »[337]. Et ceux qui appartenaient au royaume d’Achis, ou à l’erreur et à l’ignorance, que répondirent-ils ? « Comment celui-ci pourra-t-il nous donner sa chair à manger ? »[338] Si tu l’ignores, goûte, et vois combien le Seigneur est doux : si tu ne le comprends point, tu es le roi Achis. David changera sa face, et il te quittera, il se retirera de toi pour s’en aller.
13. « Bienheureux l’homme qui espère en lui ! »[339] Est-il besoin d’expliquer longuement cette phrase ? Quiconque n’espère pas dans le Seigneur, est misérable. Et qui n’espère point dans le Seigneur ? Celui qui espère en lui-même. Souvent même, ce qui est pire, mes frères, ne l’oubliez point, c’est que les hommes ne veulent point espérer en eux-mêmes, mais dans d’autres hommes. Tant que vivra Gaius Séius, disent-ils, on ne peut rien me faire. Souvent on parle ainsi d’un homme déjà mort. On dit dans cette ville : Tant que cet homme vivra, je n’ai rien à craindre, et souvent alors cet homme est mort dans une autre ville. Cependant il n’y a rien de plus commun que ce langage, et les hommes ne disent point : Je crois en Dieu, qui ne te permettra point de me nuire. Ils ne disent point : Je me confie en Dieu, parce que s’il te donne quelque pouvoir sur moi, il ne t’en donnera point sur mon âme. Mais quand ils disent : J’en jure par le salut de cet homme, d’abord ils ne veulent pas le salut véritable, et de plus ils font tort à ceux dont ils espèrent le salut pour eux-mêmes.
11. « Craignez le Seigneur, vous tous qui êtes ses saints, parce que rien ne manque à ceux qui le craignent »[340]. La crainte de souffrir la disette, c’est là ce qui en détourne beaucoup de la crainte de Dieu. On leur dit : Ne fraudez personne ; et ils répondent : Comment vivrai-je ? Ma profession ne se peut exercer sans quelque fraude, il faut tromper quelque peu dans le négoce. Mais Dieu punit la fraude : crains donc le Seigneur. Mais si je crains le Seigneur, je ne pourrai vivre. « Craignez le Seigneur, ô vous qui êtes ses saints, car rien ne manque à ceux qui le craignent ». Il promet l’abondance à celui qui le craint, et qui hésite à le servir, dans l’appréhension d’être privé du superflu. Eh quoi ! le Seigneur qui t’alimente lorsque tu le négliges, t’abandonnera quand tu le crains ? Sois donc sage, et garde-toi de dire : Un tel est riche et moi je suis pauvre ; je crains le Seigneur, et celui-là qui ne le craint pas, quels biens n’a-t-il pas amassés, tandis que ma crainte m’a laissé dans l’indigence ! Écoute bien ce qui suit : « Les riches ont éprouvé l’indigence et la faim, mais ceux qui cherchent le Seigneur, auront tous les biens en abondance »[341]. Ces paroles te paraissent trompeuses en les prenant à la lettre ; car tu vois beaucoup de riches impies mourir au milieu de leurs richesses, et n’éprouver point la pauvreté pendant leur vie ; tu les vois vieillir et arriver à la fin de leur vie, parmi leurs grandes richesses ; on leur fait des pompes funèbres avec une grande magnificence ; au milieu des pleurs de leur famille on les conduit dans un riche tombeau, eux qui sont morts sur un lit d’ivoire ; et toi, qui connais peut-être les dérèglements et les crimes d’un tel homme, tu dis en ton âme : Je sais ce qu’il a fait ; et néanmoins il a vieilli, il est mort dans son lit, les siens le conduisent à la tombe, et on lui fait de si grandes funérailles : et moi, je connais ce qu’il a fait, et l’Écriture m’en impose, elle me trompe, quand j’entends et quand je chante : « Les riches ont éprouvé l’indigence et la faim ». Quand cet homme a-t-il été pauvre, et quand dans l’indigence ? « Mais ceux qui cherchent le Seigneur, auront tous les biens en abondance ». Chaque matin je me rends à l’Église, chaque jour je fléchis le genou, chaque jour je cherche le Seigneur, et pourtant je ne possède aucun bien : tel autre s’est peu soucié du Seigneur, et il est mort dans de grandes richesses. C’est là le nœud du scandale qui étouffe celui qui pense de la sorte. Il cherche sur la terre un aliment périssable, et ne cherche point dans le ciel une véritable récompense ; il donne tête baissée dans le filet du diable, qui lui presse la gorge, le pousse au mal, et lui fait imiter ce riche qu’il voit mourir parmi tant de richesses.
15. Loin de toi donc d’entendre ainsi ces paroles. Comment les entendrai-je ? des biens spirituels. Où sont-ils ? C’est le cœur qui les voit et non les yeux. Mais je ne vois pas ces biens ? Quiconque les aime, les voit. Je ne vois point la justice ? Elle n’est pas de l’or, elle n’est pas de l’argent. Si elle était de l’or, tu la verrais ; mais parce qu’elle est la foi, tu ne la vois point. Et si tu ne vois point la foi, pourquoi donc aimes-tu un serviteur fidèle ? Interroge tes sentiments, et vois quel est le serviteur que tu aimes. Tu as peut-être un serviteur d’une belle figure, d’une haute stature, d’un port élégant ; mais il est fripon, méchant et fourbe : tu en as un autre, qui est peut-être petit de taille, désagréable de visage, et au teint basané, mais fidèle, économe et sobre ; examine bien, je t’en prie, celui que tu préfères. Les yeux du corps donneront la préférence au serviteur fourbe, mais bien fait ; mais les yeux du cœur au serviteur fidèle, mais disgracié. Tu vois donc ce que tu désires qu’un autre te rende, c’est-à-dire la bonne foi, c’est à toi à la lui rendre aussi. Pourquoi ressens-tu de l’affection pour celui qui se montre fidèle, et as-tu des éloges pour des qualités que voient seulement les yeux du cœur ? Seras-lu donc pauvre, quand tu seras comblé de ces richesses spirituelles ? Était-ce donc pour tel autre une grande richesse, qu’un lit d’ivoire ? et tu te crois pauvre, quand le ht de ton cœur étale comme des perles ces vertus de justice, de vérité, de charité, de foi, de patience, de mansuétude ! Examine tes richesses, si tu possèdes ces vertus, et compare-les aux grands biens des riches. Mais celui-ci, dans son négoce, trouve des mules de grand prix elles achète ; si la foi pouvait se vendre, à quel prix n’en achèterais-tu pas ? Et cependant Dieu u voulu te la donner gratuitement, et tu ne l’en remercies pas. Le s riches sont donc dans la disette, ils sont dans la pauvreté ; et ce qui est pire encore, ils n’ont pas un morceau de pain. Je ne veux pas dire qu’ils n’ont ni or ni argent, quoique souvent même ils en manquent. Combien cet autre n’en avait-il pas ? et en a-t-il été rassasié ? Il est donc mort pauvre, puisqu’il voulait encore acquérir plus qu’il n’avait. Mais ils n’ont pas un morceau de pain. Comment n’ont-ils pas de pain ? Si tu ne connais pas le vrai pain, le pain te dit lui-même : « Je suis le pain vivant, descendu du ciel »[342] ; et encore : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés »[343]. « Mais ceux qui cherchent le Seigneur auront les biens en abondance ». Oui, les biens dont nous avons parlé.
16. « Venez, mes enfants, écoutez-moi, je vous enseignerai la crainte de Dieu »[344]. Vous pensez, mes frères, que c’est moi qui vous parle : croyez que c’est David qui vous parle de la sorte, croyez que c’est l’Apôtre qui vous parle, ou plutôt croyez que c’est Jésus-Christ qui vous dit : « Venez, mes enfants, écoutez-moi ». Écoutons-le donc ensemble, écoutez-le par ma bouche : il veut nous enseigner dans son humilité, ce fou divin, qui frappait du tambour, il veut nous enseigner. Et que dit-il ? « Venez, mes enfants, écoutez-moi, je vous enseignerai la crainte de Dieu ». qu’il nous enseigne donc, prêtons-lui l’oreille, ouvrons surtout notre cœur. N’ouvrons pas des oreilles de chair, pour lui fermer nos cœurs, mais, comme le dit l’Évangile : « Que celui-là entende qui a des oreilles pour entendre »[345]. Qui refuserait d’entendre le Christ qui nous instruit par son Prophète ?
17. « Quel est l’homme qui souhaite la vie, met qui soupire après des jours heureux[346] ? » Voilà ce qu’il demande. Chacun d’entre vous ne répond-il pas : C’est moi ? En est-il un seul d’entre vous pour ne souhaiter pas la vie, c’est-à-dire, qui ne veuille vivre, et ne soupire après des jours heureux ? N’est-ce point là ce que vous dites chaque jour dans vos murmures : Combien dureront ces misères ? Chaque jour va de mal en pire. Nos ancêtres avaient des jours plus beaux, des jours plus heureux. Si tu pouvais interroger tes pères, tu les entendrais se plaindre aussi de leur temps ; ils te diraient dans leurs murmures : Nos pères étaient heureux, nous voilà misérables, nous avons des jours mauvais : le règne d’un tel était déplorable, nous avions cru qu’à sa mort nous aurions un peu de relâche, et nous sommes plus mal encore. O Dieu, faites luire pour nous d’heureux jours ! « Quel est l’homme qui souhaite la vie, et qui soupire après des jours heureux ? » Qu’il ne cherche point le bonheur ici-bas. Ce qu’il cherche est bien, mais il ne le cherche pas où il réside. Si vous cherchez un homme dans un pays qu’il n’habite pas, on vous dira : Vous cherchez un homme de bien, vous cherchez un grand homme, cherchez-le, mais pas ici, vous le chercherez vainement en ces contrées, vous ne l’y trouverez jamais. Vous cherchez des jours heureux, cherchons-les ensemble, mais non pas ici-bas. Et pourtant nos pères en avaient. Vous vous trompez, tous ont souffert en cette vie. Lisez les Écritures ; Dieu les a fait écrire afin qu’elles fussent pour nous une consultation. Au temps d’Elie, il y eut une grande famine, et nos pères en souffrirent cruellement. Des têtes d’ânes morts se vendaient à prix d’or, on tuait ses propres enfants pour les manger ; deux femmes résolurent ensemble de tuer leurs fils et de les manger : l’une tua son fils et toutes deux le mangèrent ; l’autre ensuite ne voulut plus tuer son enfant, et celle qui la première avait-tué le sien, l’exigeait pourtant ; ce procès fut porté devant le roi, elles comparurent devant lui, plaidant le meurtre de leurs enfants[347]. Que Dieu éloigne de nous ce que nous lisons de ces mets horribles. Mais dans le monde il y aura toujours des moments malheureux, et tous les jours seront heureux en Dieu. Abraham eut des jours heureux, mais dans l’intérieur de son cœur. Il eut des jours mauvais, quand la famine l’obligea de changer de pays pour chercher des vivres[348]. Tous ont cherché comme lui, Paul avait-il des jours heureux, lui qui souffrait « la faim, la soif, le froid, la nudité ? »[349] Mais que les serviteurs s’apaisent : le Seigneur lui-même n’eut point des jours heureux en ce monde, lui qui dut passer par les affronts, par les injures, par la croix, et par tant d’autres maux.
18. Que le chrétien ne murmure donc point, qu’il considère celui dont il suit les traces. Mais s’il veut des jours heureux, qu’il entende le divin docteur qui lui dit : « Venez, mes enfants, écoutez-moi, je vous enseignerai la crainte de Dieu ». Que veux-tu, ô chrétien ? La vie et des jours heureux. Écoute et agis : « Préserve ta langue du mal »[350]. Oui, fais cela. Je ne veux point, dit l’homme du fond de sa misère, je ne veux point interdire le mal à ma langue, et pourtant je veux la vie et des jours heureux. Si un homme de peine te disait : Je ravage ta vigne, et je veux encore un salaire ; tu m’as amené à ta vigne afin de la tailler, de l’ébourgeonner, j’en coupe tous les bois fruitiers, j’énerve les branches vigoureuses, afin que tu n’y puisses rien recueillir, et quand j’aurai fait cela, tu me paieras mon travail. Ne dirais-tu point que cet homme est insensé ? Ne le chasserais-tu pas de chez toi, avant qu’il prenne la serpe en main ? Tels sont les hommes qui veulent faire le mal, commettre le parjure, blasphémer Dieu, murmurer, s’adonner à la fraude, à l’intempérance, aux procès, à l’adultère, user d’amulettes, consulter les devins, et avoir des jours heureux. On lui dit : Tu ne peux, en commettant le mal, revendiquer la récompense du bien. Si tu es injuste, le Seigneur le sera-t-il aussi ? Que ferai-je donc ? Et que veux-tu ? Je veux la vie, je veux des jours heureux, « Préserve donc ta langue du mal, et que tes lèvres ne distillent point la fraude » ; c’est-à-dire, que nul ne soit victime de ta fraude, nul de tes mensonges.
19. Mais que signifie : « Détourne-toi du mal ? »[351] C’est peu de ne nuire à personne, de ne tuer personne, de ne commettre ni vol, ni fraude, ni adultère, et de ne faire aucun faux témoignage. « Détourne-toi du mal » ; mais à peine en es-tu détourné que tu dis : Je suis en sûreté, j’ai tout fait, j’aurai la vie, je verrai des jours heureux. Non seulement « détourne-toi du mal » ; mais, « fais le bien ». C’est peu de ne dépouiller personne, il faut vêtir le pauvre. Ne pas dépouiller, c’est éviter le mal ; mais tu ne feras le bien qu’à la condition de recevoir l’étranger dans ta demeure. Donc, évite le mal, afin de faire le bien. « Cherche la paix, et suis-la ». Il ne te dit point : Tu auras la paix ici-bas, mais : Cherche-la et poursuis-la. Où la chercher ? Où elle s’est retirée. Notre paix, c’est le Seigneur qui est ressuscité, qui est monté aux cieux. « Cherche donc là paix et poursuis-la » : car à la résurrection, ce qu’il y a de mortel en toi sera changé, et tu embrasseras cette paix que nul ne pourra troubler. La Paix sera parfaite pour toi, puisque tu ne souffriras plus la faim. C’est le pain qui fait la paix ici-bas ; ôte le pain, et vois quelle guerre tu ressentiras en tes entrailles. Pourquoi donc les justes ont-ils à gémir ici-bas, mes frères ? C’est afin de vous apprendre qu’en cette vie nous cherchons la paix, et que nous l’obtiendrons à la fin seulement. Mais essayons de l’avoir en partie en cette vie, afin de l’avoir entièrement dans l’autre. Qu’est-ce à dire en partie ? Soyons en bonne harmonie, aimons notre prochain comme nous-mêmes. Aie donc pour ton frère le même amour que pour toi-même, sois en paix avec lui. Mais il est impossible de bannir toute espèce de rixe, comme on en voit s’élever entre des frères, et même entre des saints, comme il s’en éleva entre Barnabas et Paul[352], mais qui n’allaient point jusqu’à éteindre la charité, jusqu’à étouffer la concorde. Car tu es souvent en désaccord avec toi-même, et néanmoins tu n’as pas de haine pour toi. Quiconque a du repentir est en désaccord avec lui-même, Il a péché, il rentre en lui-même, il se fâche d’avoir agi de la sorte, d’avoir fait cette faute. Il est donc en désaccord avec lui-même, mais ce désaccord doit rétablir l’harmonie. Vois de quelle manière un juste se querelle, et se dit : « Pourquoi cette tristesse, ô mon âme, et pourquoi me troubler ? Espère dans le Seigneur, parce que je le confesserai encore »[353]. Si donc il dit à son âme : « Pourquoi me troubler ? » c’est qu’elle lui causait du trouble. Il voulait peut-être souffrir pour le Christ, et son âme s’en affligeait. Et lui qui le savait, et qui disait : « Pourquoi donc, ô mon âme, t’attrister et me troubler ? » n’était pas en paix avec lui-même ; mais il était uni d’esprit au Christ, afin que son âme le suivît, et qu’elle ne le troublât plus. Donc, mes frères, cherchez la paix. « Je vous parle de la sorte », dit le Seigneur, « afin que vous ayez la paix en moi ; je ne vous promets point la paix sur la terre »[354]. Il n’y a en cette vie ni paix véritable, ni tranquillité. On nous promet la joie de l’immortalité, et la société des anges. Mais quiconque ne l’aura point cherchée pendant cette vie, ne la possédera point, quand elle doit nous échoir.
20. « Les yeux du Seigneur sont sur les justes »[355]. Bannis donc toute crainte, et travaille ; les yeux du Seigneur sont sur toi, « Et ses oreilles attentives à. tes prières ». Que veux-tu de plus ? Si le père de famille n’entendait point dans une maison nombreuse les murmures d’un serviteur, celui-ci pourrait se plaindre et dire : Quelles sont nos douleurs ! et nul ne nous entend. Mais peux-tu dire en parlant de Dieu : Quelles sont mes douleurs, et nul ne m’entend ? Mais, diras-tu, s’il m’entendait, il me délivrerait de cette affliction : je crie, et néanmoins je suis dans la douleur. Tiens ferme seulement dans tes voies, et dans ta douleur il t’écoutera. Mais il est médecin, et il reste en toi je ne sais quelle gangrène ; tu cries, mais il tranche encore ; et sa main ne s’arrêtera point qu’il n’ait fait les incisions qu’il sait nécessaires. C’est en effet une cruauté pour un médecin, d’écouter les cris d’un malade, de ménager la blessure la gangrène. Comment une mère frictionne-t-elle ses enfants dans les bains ? Les enfants ne poussent-ils point des cris entre ses mains ? Cependant elle est assez cruelle, pour ne point cesser et n’écouter point leurs larmes. Les aime-t-elle point de toute sa tendresse ? Et pourtant ces enfants poussent des cris, et les mères ne les épargnent point. Ainsi en est-il de Dieu qui est plein de tendresse pour nous : et s’il paraît ne point nous écouter, c’est afin de nous guérir, et de nous épargner dans l’éternité.
21. « Les yeux du Seigneur sont sur les justes, et ses oreilles sont attentives à leurs prières », Mais, pourra dire le méchant, je tais donc le mal en toute sécurité, puisque les yeux du Seigneur ne sont pas sur moi : si Dieu ne regarde que les justes, il ne me voit point ; et je suis en sûreté dans toutes mes actions. Or, l’Esprit-Saint, voyant ces pensées hommes, ajoute aussitôt : « Les yeux du Seigneur sont sur les justes, et ses oreilles attentives à leurs prières : mais le regard de sa colère est sur ceux qui font le mal, afin d’effacer leur mémoire de la terre »[356].
22. « Les justes ont crié, et le Seigneur les a exaucés et les a délivrés de tous leurs maux »[357]. Les trois enfants de la fournaise étaient justes : et ils crièrent vers le Seigneur, et à leurs chants les flammes devinrent une douce rosée. Ces flammes ne purent approcher ni meurtrir ces trois enfants, justes et innocents, et le Seigneur arracha aux flammes[358]. Mais, dira quelqu’un, à la vérité, voilà trois justes qui ont été exaucés, selon cette parole : « Les justes ont crié, et le Seigneur les a exaucés et les a délivrés de leurs tribulations » ; mais moi j’ai crié, et il ne m’a point délivré : donc ou bien je ne suis pas juste, ou je ne fais point ce que Dieu ordonne, ou peut-être que Dieu ne me voit point. Sois sans crainte, et fais ce que Dieu ordonne ; et s’il ne te délivre point d’une manière corporelle, il délivrera ton âme. Lui qui délivra les trois enfants des flammes, en délivra-t-il les Macchabées ? Si les uns chantaient au milieu des flammes, les autres n’y expiraient-ils pas[359] ? Le Dieu des trois enfants n’était-il pas le Dieu des Macchabées ? Il a délivré les uns sans délivrer les autres ; au contraire, il les a tous délivrés ; il a délivré les trois enfants, afin de confondre les hommes charnels ; il n’a pas délivré les Macchabées de la même manière, afin que leurs persécuteurs fussent plus sévèrement condamnés, parce qu’ils avaient cru opprimer les martyrs de Dieu. Il délivra Pierre quand l’Ange vint trouver cet Apôtre dans les chaînes et lui dit : « Lève-toi, et va-t’en » : et alors ses chaînes furent déliées, et il suivit l’ange qui le délivra[360]. Pierre avait-il cessé d’être juste, quand le Seigneur ne le délivra point de la croix ? Mais ne le délivra-t-il pas alors ? Il le délivra certainement. N’a-t-il vécu plus longtemps que pour devenir injuste ? Dieu en ce moment le délivra, plus qu’auparavant, puisqu’il l’arracha véritablement à toutes les misères. Après que Dieu l’eût délivré une première fois, combien cet Apôtre n’eût-il pas à souffrir dans la suite ? au lieu que Dieu le fit passer de la croix à ce lieu où l’on ne doit plus souffrir.
23. « Le Seigneur est près de ceux qui ont le cœur brisé, et il doit sauver les hommes humbles d’esprit »[361]. Dieu est élevé ; que le chrétien s’abaisse, qu’il pratique l’humilité s’il veut que Dieu s’approche de lui. Ce sont là de grands mystères, mes frères. Dieu est au-dessus de tous ; élève-toi, tu ne l’atteindras point ; humilie-toi, et il descendra jusqu’à ton niveau. « De grandes tribulations sont réservées aux justes ». Dieu nous dit-il : Que les chrétiens soient justes, qu’ils écoutent ma parole, afin de n’avoir aucune affliction à souffrir ? Telles ne sont point ses promesses ; mais il dit : « De grandes tribulations sont réservées aux justes ». Donc, s’ils ne sont point justes, ils en auront moins à en endurer, et parce qu’ils sont justes, ils en auront beaucoup. Mais après des souffrances ou légères ou nulles, les injustes arriveront à la douleur éternelle, dont ils ne seront point délivrés ; tandis que les justes, après les grandes douleurs de cette vie, arriveront à l’éternel repos, où ils n’auront aucun mal à souffrir. « De grandes tribulations sont réservées aux justes ; mais le Seigneur les délivrera de tous les maux »[362].
24. « Il garde tous leurs os, pas un ne sera brisé »[363]. Ceci, mes frères, ne doit point s’entendre d’une manière charnelle. Les ossements dont la force des fidèles. De même que, dans le corps humain, les os donnent la solidité, de même, dans le cœur du chrétien, c’est la foi qui en fait la force. La patience qui vient de la foi nous constitue une ossification intérieure. C’est là ce qu’on ne peut briser. « Le Seigneur garde tous leurs os, pas un ne sera brisé ». Si le Prophète, en partant de Notre-Seigneur Jésus-Christ, eût dit Le Seigneur garde tous les ossements de son Fils, nul ne sera brisé : selon la figure qui nous en est donnée dans un autre endroit, quand il fut prescrit d’immoler un agneau et que Moïse ajouta : « Garde-toi d’en briser les os »[364] ; assurément cette prédiction s’est accomplie en Jésus-Christ. Quand il pendait à la croix, il expira avant que les soldats vinssent à lui, et comme ils trouvèrent son corps inanimé, ils ne voulurent point lui briser les jambes, et ainsi s’accomplit la prédiction[365]. Mais le Seigneur fait encore cette promesse aux autres chrétiens : « Le Seigneur garde leurs os, et pas un ne sera brisé ». Si donc, mes frères, nous voyons quelque juste endurer quelque souffrance, telle amputation que lui fait un médecin, telle meurtrissure que lui fait un ennemi, au point que ses os soient brisés, ne disons pas : Cet homme n’était pas juste, puisque Dieu a fait à ses justes cette promesse : « Le Seigneur garde leurs os, pas un ne sera brisé ». Voulez-vous voir qu’il parle d’autres os, de ceux que nous appelons la force de la foi, c’est-à-dire de la patience à endurer la douleur ? Car tels sont les os que l’on ne brise point. Écoutez et voyez ce que je vais dire de la passion du Sauveur. Le Seigneur était crucifié au milieu de deux voleurs : l’un d’eux lui insulta, l’autre crut en lui ; l’un fut damné, l’autre justifié ; l’un subit son châtiment ici-bas et dans l’éternité, et le Seigneur dit à l’autre : « En vérité, je vous le dis, vous serez aujourd’hui avec moi dans le paradis[366] » : et pourtant, ceux qui étaient venus et qui ne brisèrent point les ossements du Seigneur, brisèrent ceux des deux larrons[367] ; en sorte que ceux du larron blasphémateur furent brisés comme les os de celui qui crut en Jésus-Christ. Où est donc la vérité de cette parole : « Le Seigneur garde leurs os, et pas un ne sera rompu ? » N’a-t-il donc pu garder tous les os de ce voleur à qui il disait : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis ? » Le Seigneur te répond : Au contraire, je les ai gardés, puisque les coups des bourreaux qui lui brisaient les jambes n’ont pu ébranler la solidité de sa foi.
25. « La mort des pécheurs est très funeste »[368]. Écoutez ceci, mes frères, après ce que nous venons de dire. Assurément Dieu est grand, sa miséricorde est grande ; il est grand, celui qui nous a donné à manger son corps tout meurtri, et son sang à boire. Comprenez comment il voit les pensées corrompues des hommes qui disent : Cet homme est mort, les bêtes l’ont dévoré ; il n’était pas juste, puisqu’il a péri si misérablement ; autrement, eût-il péri de la sorte ? Donc celui-li est juste qui meurt chez lui et dans son lit ? C’est encore là ce qui m’étonne, diras-tu, car je connais ses péchés et ses crimes, et toute fois, il est mort paisiblement dans sa maison, dans sa chambre, sans avoir souffert dans ses voyages nullement, pas même dans un âge avancé. Écoute bien, ô mon frère. « La mort des pécheurs est très funeste ». Cette mort que tu crois heureuse est très mauvaise, au point de vue intérieur. Tu vois extérieurement un homme étendu sur un lit funèbre ; mais le vois-tu, des yeux de la foi, entraîné dans l’enfer ? Écoutez, mes frères, et voyez d’après l’Évangile ce qu’il y a de funeste dans la mort des pécheurs. N’y voyez-vous pas deux hommes qui vivaient ici-bas, l’un riche, vêtu de pourpre et de fin lin, et qui faisait chaque jour bonne chère[369] ; l’autre pauvre, étendu à la porte du riche et couvert d’ulcères, et les chiens venaient et léchaient ses ulcères, et il désirait se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche ? Il arriva que le pauvre mourut, et ce pauvre qui était juste fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Que ne pouvait dire quiconque avait vu son corps étendu à la porte du riche, sans que personne se mît en peine de l’ensevelir ? Ainsi puisse mourir mon ennemi, celui qui m’a persécuté, puisse-je le voir en cet état ! On crache sur ce cadavre, la puanteur s’exhale des plaies, mais l’âne repose au sein d’Abraham. Croyons cela, si nous sommes chrétiens ; mais si nous ne le croyons, mes frères, ne nous imaginons pas que nous sommes chrétiens. C’est la foi qui nous conduit. Comme le dit le Seigneur, ainsi en est-il. La vérité serait-elle dans les paroles d’un astrologue, et la fausseté dans celles de Jésus-Christ ? Mais quelle fut la mort du riche ? Comment put-il mourir dans la pourpre et dans le fin lin ? Avec quelle pompe et quelle magnificence ? Quelles n’étaient pas ses funérailles ? Dans quels parfums n’ensevelit-on pas son cadavre ? Et pourtant quand il était dans les tourments de l’enter, il désirait ardemment qu’une goutte d’eau tombât, du doigt de ce pauvre jadis méprisé, sur sa lingue desséchée, et il ne l’obtint pas. Apprenez donc ce que signifie : « La mort des pécheurs est très funeste », et ne jetez pas les yeux sur ses lits aux tentures somptueuses, sûr ce cadavre environné de riches broderies, sur uns pompeuses lamentations, sur cette famille en deuil, sur cette foule qui précède et qui suit le corps que l’on porte en terre, sur des cénotaphes d’or et de marbre. Si vous interrogez tout cela, vous n’aurez qu’une réponse mensongère, tout cela vous dira qu’il est beau de mourir, non seulement pour des hommes légèrement pécheurs, mais pour de grands criminels, quand on a mérité cette pompe des larmes, cette pompe des parfums, cette pompe de parure, cette pompe de cortège, cette pompe de sépulture. Mais interrogez l’Évangile, et aux yeux de votre foi, il découvrira l’âme du riche qui brûle dans les flammes, et que ne peuvent nullement soulager tous ces honneurs, tout ce cortège, dont la vanité des vivants environnait son cadavre.
26. Mais parce qu’il y a différentes sortes de pécheurs, et qu’il est difficile, peut-être même impossible en cette vie de n’être point pécheur, le Prophète nous dit aussitôt de quels pécheurs la mort est si funeste : « Et ceux qui haïssent le juste, périront[370] », nous dit-il. Quel est ce juste, sinon celui qui juge l’impie[371] ? Quel est ce juste, sinon Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est aussi l’hostie de propitiation pour nos péchés[372] ? Ceux donc qui le haïssent ont une mort très funeste, puisqu’ils meurent dans leurs péchés et qu’ils ne sont point par lui réconciliés à notre Dieu. « Le Seigneur, en effet, rachètera les âmes de ses serviteurs »[373]. C’est au point de vue de l’âme que l’on doit envisager la mort comme très – funeste, ou comme très désirable ; et non au point de vue des affronts que l’on peut faire à nos corps, ou des honneurs qu’on peut leur rendre aux yeux des hommes. « Et ceux qui « espèrent en lui ne seront point délaissés »[374]. Telle est, en effet, la règle de la justice humaine. Quels que soient nos efforts, il est impossible que la vie humaine soit sans péché, du moins ne péchons point sous le rapport de l’espérance en celui qui nous remet nos péchés. Ainsi soit-il.
Ces trente-trois premiers Psaumes ont été traduits par M. l’abbé MORISOT.
DISCOURS SUR LE PSAUME 34.
modifierCONFIANCE EN DIEU.
modifierLe titre de ce psaume est : A David. Le double sens, attaché au nom de David, désigne deux qualités du Christ, et montre, comme le texte, que ce psaume s’applique au Christ, considéré en lui-même et dans ses membres. Sous ce double rapport, il souffre et cherche son secours en Dieu. Nous, qui souffrons, mettons aussi en Dieu notre confiance : 1° parce qu’il est notre salut. Pour venir à notre aide, il se sert de nous-mêmes, et des vertus qu’il nous inspire, comme d’une armure : notre âme, voilà son épée, son casque, sa cuirasse ; nos vices, nos semblables, le démon, voilà nos ennemis ; pour leur résister, il faut être juste, et c’est Dieu qui donne la justice. Quoi qu’en disent nos ennemis, quel que soit notre sort ici-bas, Dieu seul est notre salut et ce qu’il a fait dans tous les temps, et surtout à l’égard de Job, en est la preuve. Il triomphe de nos ennemis en les convertissant ou en les condamnant ; il punit les méchants par leur propre méchanceté Quant aux justes, il est leur unique souverain bien ; ils doivent donc chercher en lui le sujet de leurs joies et de leurs espérances. Parce que le Christ est notre Chef, que nous sommes ses membres, et que comme il a été glorifié après avoir souffert, nous le serons nous-mêmes, si nous l’imitons. Environné d’ennemis acharnés à sa perte, il vécut dans l’innocence, la mortification, le jeûne, la prière et l’union avec Dieu, et triompha ainsi de leur malice. Imitons ce parfait modèle, et, puisque nous sommes condamnés à souffrir, souffrons, comme lui, pour la justice, Dieu nous sauvera, et, alors, la tranquillité et la joie seront notre partage.
PREMIER SERMON
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1. Votre charité ne l’ignore pas : la volonté de nos frères et coévêques nous a imposé l’obligation d’expliquer ce psaume de manière à ce que nous en tirions tous une instruction, car nous sommes tous les auditeurs de celui qui nous instruit les uns et les autres, et dont nous recevons les enseignements en qualité de condisciples. Le titre de ce psaume ne peut nous arrêter longtemps, car il est court, et pour les enfants, de l’Église de Dieu surtout, il n’est pas difficile à comprendre. Le voici : « A David ». Louange donc à David. David signifie : Homme d’un bras vigoureux, homme désirable. Louange donc à cet homme fort et désirable, qui a vaincu notre mort et nous a promis la vie. Car, pour vaincre notre mort, il s’est montré vigoureux il est désirable, puisqu’il nous a promis la vie éternelle. Et, de fait, qu’y a-t-il de plus fort que cette main, dont le contact a ressuscité un mort et l’a fait sortir vivant du cercueil ? Qu’y a-t-il de plus fort que cette main, qui a vaincu le monde, sans porter le glaive, après avoir été clouée à la croix ? Qu’y a-t-il de plus désirable que cet homme ? Les martyrs ne l’avaient pas vu, et pourtant, ils ont voulu mourir pour mérite d’arriver jusqu’à lui. Louange donc à lui ; à lui notre cœur ; à lui notre langue : puise-t-elle chanter des louanges dignes de lui ! Puisse-t-il inspirer lui-même nos chants ! Nulle louange n’est digne de sa majesté, s’il te daigne en accorder la grâce à celui qui entreprend de la lui offrir. Enfin, ce que note chantons maintenant, son esprit nous l’a enseigné par la bouche du Prophète, et de ces paroles où nous nous reconnaissons nous-mêmes, et lui avec nous. En nous exprimai ! ainsi, nous ne lui faisons point injure, car du haut du ciel, quand personne ne le touchait et que nous luttions sur la terre, il a dit « Pourquoi me persécutes-tu ? » Il nous faut donc entendre sa parole, tantôt de no mêmes qui sommes son corps, tantôt de lui-même qui en est le Chef. Car, dans ce psaume on invoque Dieu contre ses ennemis, au milieu des tribulations de cette vie, et celui qui adresse cette invocation au Seigneur, est indubitablement le Christ, qui a souffert autrefois comme chef, et qui souffre aujourd’hui dans son corps, se servant néanmoins de ses tribulations pour communiquer à tous ses membres la vie éternelle, et méritant, par ses immortelles promesses, le titre de désirable.
2. « Seigneur », dit-il, « jugez ceux qui me dont du mal : domptez mes persécuteurs »[375]. Si Dieu est pour nous, qui est-ce qui sera contre nous[376] ? Et comment Dieu nous procure-t-il son secours ? Il ajoute : « Prenez vos armes et votre bouclier : levez-vous pour me secourir ». Admirable spectacle ! Un Dieu armé pour ta défense ! Quel est son bouclier ? quelles sont ses armes ? « Seigneur », dit encore ailleurs cet homme qui parle ici, « votre bonne volonté m’a couvert comme un bouclier »[377]. Si nous profitons bien de son aide, nous deviendrons nous-mêmes les armes avec lesquelles il nous protégera et frappera nos ennemis : car, si nos armes viennent de lui, flous lui servons nous-mêmes d’armure : tandis qu’il est armé de ceux qu’il a créés, ses créatures puisent en lui leurs moyens de défense. L’Apôtre nomme, quelque part, ces armes divines mises à notre portée : c’est le bouclier de la foi, le casque du salut, le glaive spirituel de la parole de Dieu[378]. Le Seigneur nous a munis, comme vous l’avez entendu, d’armes admirables et indestructibles, invincibles et brillantes, vraiment spirituelles et invisibles, parce que nous ne voyons pas les ennemis que nous combattons. Si tu aperçois ton ennemi, il te faut des armes qu’on puisse voir : la toi en des choses que mous ne voyous pas, voilà notre force pour terrasser des adversaires invisibles. Toutefois, mes très-chers, n’allez pas croire que, parmi nos armes, celles qui nous tiennent lieu de bouclier doivent toujours être considérées comme telles ; que celles qui tiennent la place du casque, soient toujours un casque, et que la cuirasse soit toujours une cuirasse. Les armes matérielles restent les mêmes, quoiqu’on puisse donner une autre destination, au fer qui a servi à les fabriquer, et changer ainsi une épée en une hache ; mais nous voyons l’Apôtre lui-même parler, tantôt de la cuirasse de la foi, et, tantôt, du bouclier de la foi. La foi peut donc être, eu même temps, et bouclier et cuirasse : bouclier, parce qu’elle reçoit et repousse les traits de l’ennemi ; cuirasse, parce qu’elle les empêche de transpercer ta poitrine. Voilà nos armes ; mais celles de Dieu ? Nous lisons en quelque endroit : « Arrachez mon âme aux impies : retirez votre framée aux ennemis de votre bras »[379]. Ceux qu’il désigne d’abord sous le nom « d’impies », il les appelle dans le verset suivant : « Les ennemis de votre bras » ; et ce qu’il entend en premier lieu, par « mon âme », il en parle ensuite sous le nom de « votre framée », c’est-à-dire, votre épée. Dans son langage, la framée de Dieu et son âme avaient donc le même sens. « Arrachez », dit-il, « mon âme aux « impies », c’est-à-dire, « retirez votre framée aux ennemis de votre bras ». Car vous prenez mon âme en vos mains, et vous mettez – mes ennemis hors de combat. Mais qu’est-ce que notre âme, si brillante, si grande, si pénétrante, si polie, si flamboyante, si étincelante des feux de la sagesse, que vous la supposiez ? Qu’est-ce que notre âme ? De quoi est-elle capable, si Dieu lui-même ne la tient et ne s’en sert pour combattre ? La meilleure framée, quand elle n’est pas aux mains d’un guerrier, gît inutile. Nous avons dit qu’à nos armes on ne peut donner un nom unique et constamment le même, parce que les unes et les autres sont susceptibles d’un autre emploi : ainsi en est-il des armes de Dieu, puisque, à l’entendre, l’âme du juste est la framée de Dieu, ou bien le trône de Dieu, ou bien encore le temple de la sagesse. Il fait donc de notre âme tout ce qu’il veut ; puisqu’elle est entre ses mains, qu’il s’en serve selon son bon plaisir.
3. Qu’il se lève donc, selon l’expression de celui qui l’invoque, qu’il prenne ses armes, qu’il se lève pour nous secourir ! D’où peut-il se lever ? La même voix le lui dit ailleurs « Levez-vous : pourquoi dormez-vous, Seigneur[380] ? » Quand on dit que Dieu dort, c’est que nous dormons : si l’on dit qu’il se lève, c’est que nous sortons nous-mêmes des bras du sommeil. Car le Seigneur dormait dans la barque, et parce que Jésus dormait, la barque était battue par les flots : il n’en eût pas été de même, si Jésus avait, veillé. Ta barque, c’est ton cœur : Jésus dans ta barque, c’est la foi dans ton cœur. Si ta foi occupe tes pensées, ton cœur est tranquille à l’abri des tempêtes ; mais si tu as perdu le souvenir de ta foi, le Christ dort, prends garde de faire naufrage, emploie ta dernière ressource, éveillele, dis-lui : Seigneur, levez-vous, nous périssons, afin qu’il commande à la tempête et que le calme se fasse dans ton cœur[381]. Toutes les tentations s’éloigneront, ou seront, du moins, impuissantes contre toi, quand le Christ, comme la foi te l’enseigne, veillera dans ton cœur : « Levez-vous » ; qu’est-ce donc à dire ? Manifestez-vous, apparaissez, faites sentir votre présence. « Levez-vous » donc « pour me secourir ».
4. « Tirez votre épée et fermez tout passage à ceux qui me persécutent »[382]. Quels sont tes persécuteurs ? Peut-être ce voisin que tu as offensé ; celui dont tu as blessé les intérêts, ou celui qui veut s’emparer de ton bien, ou celui à l’encontre duquel tu prêches la vérité, ou encore, celui dont tu blâmes les vices, ou enfin, celui dont tu condamnes la mauvaise vie par ta bonne conduite. Tels sont déjà nos ennemis et nos persécuteurs : mais nous devons savoir qu’il nous faut combattre d’autres adversaires, des ennemis invisibles : l’Apôtre nous en avertit par ces paroles : « Ce n’est pas contre la chair et le sang », c’est-à-dire, contre des hommes, « que nous avons à combattre » ; ce n’est point contre des ennemis que nous apercevons, mais contre des adversaires que nous ne voyons pas : « c’est contre les princes, les puissances et les maîtres du monde de ces ténèbres »[383]. Par maîtres du monde, il entendait le diable et ses anges ; mais il était à craindre que ses paroles fussent mal comprises, et que le monde parût être gouverné par le diable et ses anges ; et, comme on donne le nom de monde à l’ensemble des choses créées dont le tableau se déroule sous nos yeux, et aussi, à la multitude des pécheurs et de ceux qui aiment le monde, en un mot, à ceux dont il a été dit : « Et le monde ne l’a point connu[384] » ; et encore : « Le monde tout entier est sous « l’empire de l’esprit malin[385] », l’Apôtre a clairement fait connaître de quel monde il désignait les maîtres : « Du monde de ces ténèbres ». Maîtres du monde, dis-je, maîtres de ces ténèbres. L’expression « de ces ténèbres » ne peut donc, non plus, nous laisser aucun doute sur le sens de ces paroles. De quelles ténèbres le diable et ses anges sont-ils les maîtres ? De tous les infidèles, de tous les pécheurs, dont il a été dit : « La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres « ne l’ont point comprise ». Enfin, comme beaucoup d’entre eux ont reçu le don de la foi, que leur dit le même apôtre ? « Car, autrefois, vous étiez ténèbres ; mais, maintenant, vous êtes lumière dans le Seigneur »[386]. Tu ne veux pas que le diable te gouverne ? Passe à la lumière. Mais comment passeras-tu à la lumière, si Dieu ne tire son épée, s’il ne t’arrache des mains de tes ennemis et de tes persécuteurs ? Et comment tire-t-il son épée ? Nous avons déjà vu quelle est cette épée de Dieu : c’est l’âme du juste. Que les justes abondent, et le Seigneur tire son épée, et tout passage est fermé aux ennemis ; car, en nous parlant de cette épée et de sa sortie du fourreau, l’Apôtre nous avertit de vivre avec justice, et il dit ensuite : « Afin que, n’ayant rien de mauvais à dire contre nous, notre adversaire soit saisi d’une crainte respectueuse »[387]. Tout passage lui est fermé parce qu’il ne peut rien trouver à dire contre les saints.
5. Qui est-ce qui peut former les justes ? Ou plutôt, quel langage tiennent les adversaires qui nous persécutent ? Que disent les ennemis invisibles dont nous avons parlé ? Les saint sont-ils condamnés au silence ? Les ennemis invisibles, qui s’acharnent à la perte de l’homme, suggèrent à son cœur cette pensée surtout, que Dieu ne nous aide pas : par là, ils nous portent à chercher du secours ailleurs, afin de nous trouver incapables de leur résister et de s’emparer de nous. Voilà ce qu’ils nous suggèrent. Nous devons nous mettre particulièrement en garde contre ces perfides conseils, dont il est question dans un autre psaume : « Une multitude d’ennemis s’élèvent contre moi ; plusieurs disent à mon âme : Elle n’a point de salut à espérer de son Dieu »[388]. À l’encontre d’un tel langage, que lisons-nous ici ? « Dites à mon âme : C’est moi qui suis ton salut ». Lorsque vous aurez dit à mon âme : « Je suis ton salut », elle vivra dans la justice, et je n’appellerai à mon secours personne autre qui vous.
6. Que lisons-nous ensuite ? « Que ceux qui cherchent mon âme soient couverts de confusion et de honte »[389]. Car ils ne la cherchent que pour la perdre. Puissent-ils la bien chercher ; car, dans un autre psaume, il adresse aux hommes ce reproche, qu’aucun d’eux ne cherche son âme : « Il ne me reste« aucun moyen de fuir, et nul ne cherche mon âme »[390]. Quel est celui qui dit : « Nul ne cherche mon âme ? » Ne serait-ce point peut-être celui de qui le Prophète a dit si longtemps d’avance : « Ils ont percé de clous mes mains et mes pieds ; ils ont compté tous mes os ; ils ont pris plaisir à me regarder et à me considérer ; ils ont partagé mes vêtements et jeté le sort sur ma robe ? »[391] Tout cela se passait sous leurs yeux, et, parmi eux, personne qui cherchât son âme ! Frères, invoquons-le donc, et prions-le de dire à notre âme : « Je suis ton salut », et d’ouvrir ses oreilles pour qu’elle l’entende dire : « Je suis ton salut ». Il le dit, en effet, mais il s’en trouve qui restent sourds à sa voix ; c’est pourquoi, lorsqu’ils sont plongés dans la tribulation, ils entendent plutôt la voix des ennemis qui les poursuivent. S’il leur manque quelque chose, si l’angoisse les oppresse, si les biens temporels leur font défaut, ils ont, d’ordinaire, recours aux démons, ils veulent consulter les suppôts des démons, et vont trouver les démons ; et, ainsi, les ennemis invisibles qui poursuivaient leur âme, s’en sont approchés, y sont entrés, l’ont combattue, en sont devenus les maîtres, l’ont vaincue et ont dit : « Elle n’a point de salut à espérer de son Dieu ». Elle est restée sourde à ces paroles : « Je suis ton salut. – Dites à mon âme : Je suis ton salut, afin que ceux qui la cherchent soient couverts de confusion et de honte ». Oui, vous lui dites : « Je suis ton salut ». J’écouterai le Seigneur qui me dit : « Je suis ton salut » ; je ne chercherai mon salut que dans le Seigneur, mon Dieu. Le salut me vient du côté de la créature, mais c’est lui qui en est la source ; et quand je porte mes regards vers les montagnes d’où j’attends mon secours, ce ne sont point les montagnes qui me l’envoient, mais le Seigneur, Créateur du ciel et de la terre[392]. Dans les nécessités temporelles, Dieu se sert de l’homme pour venir à ton aide, mais lui-même est ton Sauveur. L’ange est, entre ses mains, un instrument pour te secourir, mais c’est toujours lui qui te sauve. Toutes choses dépendent de lui : pour cette vie terrestre, il vient en aide, aux uns d’ici, aux autres de là : la vie éternelle est un don qui ne vient que de lui. Lorsque tu éprouves les nécessités de la vie, tu ne possèdes pas ce que tu cherches, mais tu as près de toi celui que tu cherches cherche donc celui qui ne peut jamais te manquer. Que ses dons te soient ravis : est-ce que tu perds, en même temps, celui qui t’en a comblé ? Qu’on te rende ces preuves de sa munificence : où sera ta fortune ? Sera-t-elle dans les biens que tu auras récupérés ? Ne sera-t-elle pas)Plutôt en celui qui te les avait ravis pour t’éprouver, et qui te les a rendus pour te consoler ? Car il nous console, lorsqu’il nous accorde ces dons ; mais il nous console, comme si nous étions des voyageurs : – comprenons donc bien ce que c’est que voyager. Cette vie tout entière, et tout ce qui sert à ton usage pendant sa durée, tu dois les considérer comme le voyageur considère une hôtellerie, et non comme le propriétaire considère sa maison ; ne l’oublie pas : si tu as déjà fait du chemin, il t’en reste encore à faire ; si tu as suspendu ta marche, c’est pour prendre de nouvelles forces, et non pour t’arrêter.
7. Il y en a qui disent : Dieu, qui est bon et magnifique, qui règne au plus haut des cieux, qui est invisible, éternel et incorruptible, nous donnera la vie éternelle ; il nous communiquera cette incorruptibilité qu’il nous a promise en nous promettant la résurrection ; mais, pour les choses du temps, pour les biens de cette vie terrestre, ils sont du domaine des démons ; ils appartiennent aux puissances de ces ténèbres. Par de telles paroles, lorsqu’ils sont possédés de l’amour des choses du monde, ils en écartent Dieu, comme si elles ne le concernaient en rien ; et, par d’abominables sacrifices, par je ne sais quels moyens ou quels perfides conseils venant des hommes, ils cherchent à se procurer des avantages temporels, tels que de l’argent, une lemme, des enfants et tout ce qui peut charmer le cours de la vie humaine, ou en retarder la marche trop rapide. La divine Providence a pris soin de démontrer la fausseté de cette opinion : Dieu a voulu nous convaincre qu’il n’est pas étranger aux affaires du temps, et qu’il tient toutes choses sous sa dépendance ; d’abord les biens éternels qu’il nous a promis pour l’avenir, et aussi les biens temporels qu’il donne à qui bon lui semble et quand il le juge opportun ; car il sait à qui il doit les accorder, à qui il doit les refuser, de la même manière que le médecin sait distribuer ses remèdes, parce qu’il connaît mieux les besoins d’un malade que le malade lui-même. Pour nous donner cette conviction, le Seigneur a partagé les siècles entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Dans l’Ancien Testament, ses promesses ont pour objet les biens de cette vie ; dans le Nouveau, elles ont trait au royaume des cieux. Dans l’un et dans l’autre, le culte de Dieu et les mœurs sont réglés par des prescriptions presque semblables, mais les promesses y paraissent différentes ; la puissance prescriptive du supérieur, l’obligation d’obéir chez l’inférieur y sont les mêmes, mais la récompense ne l’est pas. Il a été dit, en effet, aux anciens : Vous entrerez en possession de la terre promise ; vous y régnerez ; vous y triompherez de vos ennemis ; vous ne leur serez point soumis dans ce pays ; vous y jouirez d’une complète abondance ; vous y engendrerez des enfants[393]. Ces avantages temporels furent promis ; mais ils l’étaient en figure. Tu peux supposer que quelques-uns ont vu, pour eux, l’accomplissement de telles promesses ; et, de fait, il en a été ainsi pour plusieurs. Une contrée a été donnée aux enfants d’Israël ; ils reçurent des richesses en partage ; des femmes stériles et presque parvenues à la vieillesse ont prié Dieu ; elles ont mis en lui leur espérance ; elles n’ont cherché d’autre secours que le sien même pour devenir mères, et elles ont mis au monde des enfants. Leur cœur n’est point resté sourd à cette parole du Seigneur : « Je suis ton salut ». Si cette parole est vraie pour les choses de l’éternité, pourquoi ne le serait-elle pas dans les affaires du temps ? Dieu en a donné la preuve dans la cause du saint homme Job. Le diable n’est à même de ravir les biens de ce monde qu’autant qu’il en a reçu le pouvoir de la part du souverain Maître. Il a pu porter envie au saint ; a-t-il été capable de lui nuire ? Il a pu l’accuser ; a-t-il été capable de le condamner ? A-t-il pu lui ôter quoi que ce fût, même un ongle, même un cheveu, avant d’avoir dit à Dieu « Laissez aller votre main[394] ? » Qu’est-ce à dire : « Laissez aller votre main ? Donnez-moi le pouvoir. Il le reçut ; il tenta Job ; Job fut tenté ; néanmoins, le tenté demeura victorieux, et le tentateur fut vaincu ; car Dieu, qui avait permis au diable de dépouiller de tout son serviteur, n’avait point abandonné celui-ci intérieurement, et il s’était fait de l’âme de Job un glaive pour vaincre l’esprit malin. Combien vaut cela ? Je parle de l’homme. Vaincu au paradis[395] ; victorieux sur un fumier ; au paradis, le diable s’est servi de la femme pour en triompher ; sur le fumier, il a triomphé du diable et de la femme. « Tu « as », dit-il, « parlé comme une d’entre les femmes insensées. Si nous avons reçu des biens de la main de Dieu, pourquoi ne supporterions-nous pas les maux qu’elle nous envoie ? »[396] Comme il avait bien entendu ces paroles : « Je suis ton salut ! »
8. « Que ceux qui cherchent mon âme soient couverts de confusion et de honte ». Vois de quels hommes il s’agit : « Priez », dit-il, « pour vos ennemis »[397]. Mais il y a ici une prophétie ce qui se dit sous forme de désir, s’explique dans le sens d’une prophétie. Que ceci et que cela se fasse, ne veut rien dire autre chose que : ceci et cela se fera. Comprenez donc ainsi la prophétie : « Que ceux qui recherchent mon âme soient couverts de confusion et de honte ». Quel sens donner à ces mots : « Qu’ils soient couverts de confusion et de honte ? » Ils seront couverts de confusion et de honte. L’événement a justifié la prophétie. Plusieurs, en effet, ont été couverts d’une salutaire confusion ; plusieurs, devenus honteux et animés d’une piété sincère, ont quitte les rangs des persécuteurs du Christ pour entrer en société avec ses membres. N’en cherchez pas la cause ailleurs que dans leur confusion et leur honte. Il a donc désiré leur bien. Les vaincus sont de deux sortes ; on est vaincu en deux manières ; car la défaite doit aboutir à un retour vers le Christ, ou à une condamnation par le Christ. Il est fait ici une allusion à ces deux sortes de vaincus ; mais cette allusion est obscure, et elle a besoin d’être expliquée. Il faut entendre, de ceux qui se convertissent, ces paroles : « Que ceux qui cherchent mon âme, soient couverts de confusion et de honte ; qu’ils passent en arrière ! » Qu’ils ne marchent pas les premiers, mais qu’ils viennent à la suite ; qu’ils ne donnent pas de conseils, mais qu’ils es reçoivent. Car Pierre a voulu prendre le pas sur le Seigneur, quand le Seigneur parlait par avance, de sa passion ; il voulut, en quelque sorte, lui donner un conseil salutaire, comme si un malade pouvait en donner à son médecin. Et que dit-il au Seigneur, malgré les assurances que ce Lui-ci lui donnait de ses souffrances à venir ? « Seigneur, n’y pensez pas » ; prenez pitié de vous : « Il n’en sera pas ainsi ». Il a voulu primer et laisser le second rang au Seigneur. Que lui dit celui-ci ? « Satan, retourne en arrière »[398]. Tu es un démon en marchant devant moi ; en me suivant, tu seras mon disciple. À ceux dont nous parlons s’applique donc ceci : « Qu’ils passent en arrière et qu’ils soient confondus, ceux qui ont de mauvais desseins « contre moi ». En effet, dès qu’ils auront commencé à ne plus occuper que le second rang, ils ne penseront plus au mal et ils désireront le bien.
9. Et les autres ? Car tous ne sont pas vaincus pour convertir et pour croire. Plusieurs persistent dans leur entêtement ; beaucoup conservent, dans leur cœur, la volonté de marcher les premiers ; et, s’ils ne la manifestent pas au grand jour, ils la nourrissent pourtant en eux-mêmes, et la mettent en œuvre, lorsque l’occasion s’en présente. Touchant de tels hommes, que lisons-nous ensuite ? « Qu’ils deviennent comme de la poussière en face du vent »[399]. Il n’en est pas ainsi des impies, il n’en est pas ainsi : mais ils sont comme la poussière que le vent disperse de dessus la face de la terre[400]. Le vent, c’est la tentation, la poussière, c’est le pécheur Quand vient la tentation, la poussière s’enlève ; elle ne demeure point en place, elle ne peut résister. « Qu’ils deviennent comme de la poussière en face du vent, et que l’ange du Seigneur les tourmente, que leur chemin soit obscur et glissant ». Chemin bien capable d’épouvanter ! Où est celui que n’effraie pas la seule vue des ténèbres ? À quel homme n’inspire pas de crainte la seule-perspective d’un chemin gus-mut ? Au milieu de la nuit, dans un sentier dangereux, comment diriger tes pas ? Où placeras-tu sûrement ton pied ? Ces deux maux, telles sont les grandes punitions des hommes. Les ténèbres, c’est l’ignorance ; le chemin glissant, c’est la luxure. « Que leur chemin soit obscur et glissant, et que l’ange du Seigneur les poursuive ». Lorsque, environné de ténèbres et engagé dans un sentier dangereux, un homme s’aperçoit qu’il va tomber s’il remue seulement le pied, il se résigne peut-être à attendre la lumière du jour ; mais ici se trouve l’ange du Seigneur, qui les poursuit. Le prophète leur a bien moins désiré qu’il ne leur a prédit un pareil avenir. Animé de l’Esprit de Dieu, il décrit leur punition telle que Dieu la leur inflige par un jugeaient infaillible, plein de bonté, juste, saint, tranquille, sans être troublé par la colère ou par un zèle chagrin, ou par la volonté d’exercer une vengeance, mais par sa justice, qui doit punir les vices ; néanmoins, c’est une prophétie.
10. D’où proviennent de si grands maux ? Quelle en est là cause ? Écoute, la voici « Parce que sans aucun sujet ils ont voulu me « faire périr dans le piège qu’ils m’ont tendu en secret ». Il est ici question de notre Chef : les Juifs ont fait cela ; ils ont caché leurs pièges scélérats. À qui ont-ils caché leurs – pièges ? À celui qui voyait le cœur de ces traîtres. Il était au milieu d’eux comme un ignorant ; on eût dit qu’il était leur dupe ; et, pendant qu’ils croyaient le tromper, ils étaient eux-mêmes pris dans leur propre piège. Il vivait au milieu d’eux avec toutes les apparences d’un dupe, parce que nous devions nous-mêmes vivre au milieu de pareils hommes, et devenir infailliblement victimes de leur fourberie. Il connaissait, à n’en pas douter, celui qui devait le trahir, et cet instrument, le plus nécessaire à l’accomplissement de leur œuvre, il le choisit entre ses douze apôtres, afin que même un si petit nombre de personnes ne fût point sans renfermer un méchant. Il voulait par là nous donner un exemple de patience, parce que nous devions vivre nous-mêmes parmi les méchants, soit que nous les connussions, soit que nous ne les connussions pas : il nous fallait les supporter : il est donc devenu un modèle de patience pour te soutenir au moment où tu commenceras à vivre au milieu des mécréants. L’école du Christ, composée de douze disciples, n’a pas pris fin avec eux ; c’est pourquoi nous devons être d’autant plus fermes, lorsque nous voyons s’accomplir dans l’Église ce qui a été prédit sur le mélange des hommes mauvais. Dans cette école, on ne voyait pas encore la réalisation des promesses faites à la race d’Abraham : on n’y apercevait point non plus l’aire du sein de laquelle devait sortir la multitude des grains destinés à remplir les celliers du père de famille. Pourquoi donc, lorsqu’on bat le blé, n’y laisse-t-on pas la paille, comme en un lieu convenable, jusqu’à ce qu’on vannera le grain pour la dernière fois, puisque ce que vous avez entendu doit s’accomplir à l’égard des méchants ?
11. Mais enfin, qu’arrivera-t-il ? « Sans sujet ils m’ont caché la scélératesse de leur piège »[401]. Qu’est-ce à dire : « Sans sujet ? » Je ne leur ai fait aucun mal : je ne leur ai nui en rien : « Ils m’ont injustement couvert d’outrages ». Qu’est-ce à dire : « Injustement ? » Ils ont dit des faussetés ; il n’ont apporté aucune preuve. « Qu’un piège dont ils ne se doutent pas vienne les surprendre ». Magnifique récompense ! Rien de plus juste. Ils m’ont tendu un piège, et ils l’ont caché pour m’empêcher de l’apercevoir : qu’un piège leur soit tendu, et qu’ils ne le voient pas. Je connais leur piège : quel est celui qui leur sera tendu ? Celui qu’ils ne voient pas. Voyons s’il ne le nomme pas ? « Qu’un piège dont ils ne se doutent pas vienne les surprendre ». Ils lui en ont tendu un ; un autre leur est-il réservé ? Non. Mais alors ? Chacun d’eux est enlacé dans ses propres péchés comme dans l’inextricable infinité des petits cheveux : ils sont trompés par cela même dont ils se sont servis pour tromper les autres : les moyens qu’ils ont employés pour nuire à autrui, tourneront à leur propre détriment : car il est dit ensuite : « Qu’ils soient eux-mêmes pris dans le piège qu’ils ont tendu en secret ». Comme si quelqu’un oubliait qu’il a préparé pour un autre un breuvage empoisonné, et qu’il le boive lui-même ; ou, comme si on creusait une fosse pour y faire tomber ses ennemis pendant la nuit, et que, ne se souvenant plus de ce qu’on a fait, on y tombe le premier en se promenant en ces parages. Il en est ainsi, mes frères ; croyez-moi donc sans hésiter, soyez-en sûrs ; et, si une raison élevée et éclairée par la prudence vous le permet, voyez, examinez la vérité de mes paroles. Les méchants ne nuisent à personne avant de se nuire à eux-mêmes ; il en est de la méchanceté comme du feu. Tu veux mettre le feu quelque part ? Il faut que l’instrument dont tu te sers, brûle le premier ; s’il ne brûle pas, il est incapable de porter le feu ailleurs. C’est une torche : tu l’approches de l’objet que tu prétends incendier : n’est-il pas indispensable que cette torche, placée entre tes mains, soit enflammée la première, pour qu’elle puisse communiquer la flamme à d’autres objets ? La méchanceté vient de toi ; ne seras-tu pas le premier sur lequel elle exercera ses ravages ? Si l’on blesse un arbre là où il s’enfonce enterre, est-ce qu’on n’endommage pas aussi ses racines ? Je te le dis : il peut se faire que ta malice ne nuise à personne autre, mais il est impossible qu’elle ne te nuise pas. Car, en quoi le saint homme Job, dont nous avons parlé tout à l’heure, a-t-il souffert du dommage ? Il est dit dans un autre psaume : « Comme un rasoir affilé, vous avez fait votre tromperie ». Que fait-on avec un rasoir affilé ? On fait tomber des cheveux, chose inutile. À quoi donc réussis-tu vis-à-vis de celui à qui tu prétends causer du dommage ? Si le méchant, auquel tu veux nuire, se met d’accord avec toi pour opérer le mai, c’est sa malice, et non la tienne, qui lui devient nuisible. Si, au contraire, la malice est étrangère à son âme, et que, dans la pureté de son cœur, il soit soumis à la voix qui lui dit : « Je suis moi-même ton salut », l’homme intérieur reste, chez lui, à l’abri de tes attaques extérieures ; mais la malice, qui vient du fond de ton cœur, t’enlève d’abord tes propres forces Tu as le cœur gâté ; c’est de là que ce ver rongeur est sorti, ne laissant dans ton âme rien de sain. « Qu’ils soient pris dans le piège qu’ils ont caché, et qu’ils tombent eux-mêmes dans le filet qu’ils ont tendu ». En entendant tout à l’heure ces paroles : « Qu’un piège, dont ils ne se doutent pas, vienne les surprendre », tu croyais peut-être autre chose. Dans ta pensée il s’agissait peut-être d’un malheur inévitable, résultat d’une cause cachée. Dans quel piège sont-ils donc tombés ? dans celui de leur propre méchanceté, qu’ils ont dérobée à mes regards. N’est-ce pas ce qui est advenu aux Juifs ? Dieu triomphé de leur malice, et leur malice les a vaincus. Il est ressuscité pour nous : ils ont trouvé la mort en eux-mêmes.
12. Voilà le sort réservé aux méchants qui veulent me nuire. Pour moi, que deviendrai-je ? Quel sera mon partage ? « Mon âme se réjouira dans le Seigneur », comme dans celui qui lui aura dit : « Je suis moi-même ton salut ». Ne recherchant, à vrai dire, aucune richesse eu dehors de lui, ne désirant avoir en abondance ni les plaisirs ni les biens de la terre, aimant Dieu comme son véritable Époux, sans espoir de récompense, sans demander à recevoir de lui ce qui pourrait la charmer, mais en se proposant comme l’unique objet de son bonheur. Car, pourrai-je entrer en possession d’un objet meilleur que Dieu ? Je suis aimé de Dieu : il t’aime aussi ; voici ses propositions : demande ce que tu veux. Si l’empereur te disait : Demande ce que tu veux comme tu te hâterais de demander la dignité de tribun ou de comte ! Que de choses tu désirerais recevoir pour toi et pour les autres ! Dieu te dit : Demande ce que tu veux ; que lui demanderas-tu donc ? Élargis le cercle de tes pensées ; donne toute leur ampleur à tes désirs de posséder ; écarte autant que possible les limites de ton ambition ; dilate tes convoitises. Ce n’est pas le premier venu qui te dit : Demande ce que tu veux ; c’est le Dieu tout-puissant. Si tu es amateur de domaines, tu voudras posséder toute la terre tu désireras que tous ceux qui viennent au monde soient tes fermiers ou tes serviteurs et quand tu aurais toute la terre, que posséderais-tu ? Si tu demandes la mer, tu ne pourras vivre dans son sein : les poissons qu’elle renferme seront au-dessus des atteintes de ton avarice. Mais, peut-être, posséderas-tu les îles ? Elève-toi au-dessus de ce monde ; et, quoique des ailes te manquent pour voler dans les airs, demandes-en l’immensité ; porte ton ambition jusque dans le ciel ; demande à devenir le maître du soleil, de la lune et des étoiles, car celui qui les a créés, t’a dit : Demande ce que tu veux. Et, cependant, tu ne trouveras rien de plus précieux ni de meilleur que celui qui a fait toutes choses. Demande à posséder le Créateur lui-même, et en lui, et par lui tu posséderas tout ce qu’il a fait. Tout est digne d’être aimé, parce que tout est beau ; mais, qu’y a-t-il de-plus beau que lui ? En tout, il y a de la puissance ; mais qu’y a-t-il de plus puissant que lui ? Et il ne veut plus rien ardemment que se donner lui-même à toi. Si tu trouves mieux, demande-le ; mais si tu demandes autre chose, tu lui fais injure, et tu te portes du dommage, parce que tu lui préfères ses créatures, quand il veut se donner lui-même à toi, et te donner, en sa personne, le Créateur de toutes choses.
Dans ces sentiments d’amour, une âme lui a dit : « Seigneur, est-ce que vous êtes mon partage ? »[402] C’est-à-dire : Vous êtes mon partage. Que ceux qui désirent des richesses choisissent ce qu’ils veulent ; qu’ils prennent leur part dans les biens de ce monde : pour moi, vous êtes mon partage ; je vous ai choisi. Et encore : « Vous êtes la part de mon héritage ». Qu’il te possède, afin que tu le possèdes : tu seras son domaine ; tu seras sa maison. Il possède une âme pour lui faire du bien ; en le possédant on en tire avantage.
Est-ce que tu peux lui être de quelque utilité ? « J’ai dit au Seigneur : Vous n’avez pas besoin de mes biens[403]. Mon âme se réjouira dans le Seigneur ; elle trouvera toute sa consolation dans son Sauveur ». Le salut qui vient de Dieu, c’est le Christ, « car mes yeux ont vu votre salut »[404].
13. « Tous mes os vous diront : Seigneur, qui est semblable à vous ? » Où est l’homme capable d’interpréter ces paroles d’une manière digne d’elles ? Selon moi, on doit se borner à les prononcer, et ne point essayer de les expliquer. Pourquoi y chercher tel ou tel sens ? Qu’y a-t-il de pareil à ton Seigneur ? Tu l’as devant toi. « Tous mes os vous diront : Seigneur, qui est semblable à vous ? Les méchants m’ont entretenu de choses agréables ; « mais, Seigneur, qu’elles sont différentes de votre loi[405] ! » Il s’est trouvé des persécuteurs qui ont dit : Adore Saturne, adore Mercure. Et on leur a répondu : Je n’adore pas les idoles : « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Les idoles ont des oreilles et n’entendent pas, des yeux et ne voient pas[406]. « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Vous avez fait l’œil pour voir et l’oreille pour entendre. Mais, a-t-on ajouté, je n’adore pas les idoles, parce qu’elles sont l’œuvre d’un artisan. – Adore donc les arbres et les montagnes ; ils ne sont sortis des mains d’aucun ouvrier. – « Seigneur, qui est semblable à vous ? » On me montre des objets terrestres, et c’est vous qui avez créé la terre ! – On tourne peut-être alors ses regards vers les créatures placées au-dessus de nous, et l’on me dit : Adore la lune, adore ce soleil qui, du haut des cieux, pareil à un immense flambeau, donne au jour son éclat. Et moi, je réponds avec énergie : « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Vous avez fait la lune et les étoiles, le soleil a reçu de vous les feux ardents qui le font présider au jour : vous êtes l’auteur des harmonies du ciel ! – Il y a d’autres créatures, elles sont invisibles et meilleures ; peut-être me dira-t-on aussi : Honore les anges, adore-les : – et, ici encore, je m’écrierai : « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Les anges eux-mêmes sont sortis de vos mains. Que seraient-ils, s’ils ne vous voyaient pas ? Rien. Il vaut bien mieux vous posséder avec eux, que tomber, loin de vous, dans les abîmes, pour les avoir adorés.
14. « Tous mes os vous diront : Seigneur, qui est semblable à vous ? » O corps du Christ, ô sainte Église, que tous tes os disent : « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Et si tes chairs ont disparu sous l’effort de la persécution ; que tes os, du moins, disent encore « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Car il a été dit des justes : « Le Seigneur aime tous leurs os ; aucun d’eux ne sera brisé »[407]. Comment énumérer tous les justes dont les os ont été brisés pendant la persécution ? Enfin, le juste vit de la foi[408], et l’impie est justifié par le Christ[409] ; et quel est l’homme ainsi ramené à la justification, sinon celui qui croit et qui confesse sa foi, puisque l’on croit de cœur pour être justifié, et que l’on confesse de bouche pour être sauvé[410] ? Parce qu’il a cru de cœur et confessé de bouche, le larron a été justifié sur la croix, même après que ses crimes l’eurent conduit aux pieds du juge, et de là au dernier supplice ; car le Seigneur n’aurait pas dit à un scélérat non encore justifié : « Tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis[411] » Et, cependant, on a brisé ses os. En effet, lorsqu’on arriva pour enlever les corps à cause de la proximité du sabbat, on s’aperçut que le Seigneur était déjà mort, et on ne lui brisa pas les os[412]. Pour les autres, comme ils vivaient encore, on les leur brisa, afin de hâter leur mort par ce supplice, et ainsi de pouvoir les détacher plus vite de la croix et les ensevelir. Le larron, qui persévéra dans son impiété jusque sur la croix, fut-il le seul à qui on brisa les os, et n’en fut-il pas de même de celui qui crut de cœur pour être justifié et confessa de bouche pour être sauvé ? Qu’est donc devenue cette promesse : « Le Seigneur garde tous leurs os ; aucun d’eux ne sera brisé ? » Mais n’est-ce pas que, dans le corps du Seigneur, les os sont tous les justes, chrétiens au cœur énergique, pleins de courage, intrépides en face des persécutions et des tentations, incapables de consentir au mal ? Et comment résister à toutes les tentations ? Comment demeurer ferme, quand les persécuteurs vous disent : Voilà le vrai Dieu ; voilà ce qu’il est ; qu’il vienne et soit ton sauveur ; il y a ici je ne sais quel grand-prêtre, au sommet de la montagne ; si tu es pauvre, c’est peut-être parce que ce Dieu ne vient pas à ton secours ; prie-le, il t’aidera ; tu ne fais point monter vers lui tes supplications : voilà, sans doute, pourquoi tu es malade ; prie-le, et la santé te sera rendue ; peut-être encore est-ce pour ce motif que tu n’as pas d’enfants : adresse-toi donc à lui, et tu en auras ? Celui qui appartient au corps du Seigneur et ht partie de ses os, repousse tous ces conseils et répond : « Seigneur, qui est semblable à vous ? » Si vous daignez m’accorder, mène dès cette vie, ce que je recherche, donnez-le moi ; mais si vous ne voulez pas me l’accorder, soyez ma vie, car je ne cesse point de vous chercher. En sortant de ce monde, oserai-je paraître devant vous, la tête haute, si j’ai adoré un autre que vous, si je vous ai offensé ? Grande est sa miséricorde ! Il nous engage à bien vivre et il nous cache le dernier de nos jours, celui de notre mort, pour que nous ne puissions rien nous promettre de l’avenir. Je fais mal aujourd’hui et je vis ; demain je cesse d’agir ainsi. Et si demain tu n’es plus ? Sois donc du nombre des os du Christ, et dis-lui : « Seigneur, qui est semblable à vous ? Tous mes os diront : Seigneur, qui est semblable à vous ? C’est vous qui tirez le pauvre des mains de ceux qui sont plus forts que lui, et celui qui est abandonné et dans l’indigence, de celles de ses ennemis qui le dépouillent ».
15. Ce psaume a été lu aujourd’hui jusqu’ici, et nous l’avons expliqué de même : mais afin que ce que nous avons dit ne devienne point pour vous un sujet d’ennui, nous n’y ajouterons rien. Arrêtons-nous donc à ces paroles : « C’est vous qui tirez le pauvre des mains de ceux qui sont plus forts que lui ». Qui est – libérateur, si ce n’est celui dont le bras est robuste ? Cet autre David délivrera le pausa des mains de ceux qui sont plus forts que lui. Le démon avait été le plus fort ; il s’était rendu maître de toi : il t’avait vaincu, parce que tu avais consenti à ses suggestions ; mais qu’a fait celui dont le bras est puissant ? « Personne n’entre dans la maison d’un homme robuste pour en enlever les meubles, avant d’avoir réduit cet homme à l’impuissance[413] ». Par sa puissance auguste et digne d’admiration, il à réduit le diable à l’impuissance il a tiré son épée pour lui fermer tout passage, poser délivrer le pauvre et l’indigent dénués de tout secours[414]. Quel est, en effet, ton protecteur, sinon le Seigneur, à qui tu dis : « Seigneur, vous êtes mon aide et mon Rédempteur ? »[415] Si tu veux présumer de tes forces, ta présomption sera pour toi une cause de chute : si tu t’appuies sur les forces d’un autre, sache qu’il voudra, non te venir en aide, mais devenir ton maître. Recherche donc, comme ton soutien, celui-là seul qui a racheté les hommes, qui les a rendus libres, qui a donné son sang pour en faire un peuple d’acquisition et conférer à ses serviteurs le titre de frères.
DEUXIÈME SERMON
modifierDEUXIÈME PARTIE DU PSAUME.
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1. Fixons notre attention sur le reste du psaume, et prions le Seigneur, notre Dieu, de nous donner une intelligence saine pour le bien comprendre, et la grâce d’en tirer profit par nos bonnes œuvres. Votre charité se rappelle, sans doute, où s’est arrêtée hier notre explication : partons donc de là aujourd’hui. Nous attribuons ces paroles au Christ, considéré comme Chef et comme corps de l’Église. Et, puisqu’il s’agit du Christ, ne sépare point l’Époux de l’Épouse, et comprends ce grand mystère : « Ils seront deux dans une même chair »[416]. Si, étant deux, ils n’ont qu’une même chair, pourquoi ne se serviraient-ils pas des mêmes paroles ? Car, si le chef a supporté ici-bas de mauvais traitements, son corps les apporte aussi : le chef n’a souffert que pour servir d’exemple au corps. En effet, le Seigneur a volontairement souffert, tandis que nous souffrons nécessairement : lui a souffert par bonté pour nous : notre nature nous y condamne. Dans cette indispensable obligation, nous trouvons donc un sujet de consolation en ce qu’il a souffert de sa propre volonté ; aussi, quand, par hasard, nous subissons de pareilles épreuves, portons nos regards sur notre chef, prenons exemple sur sa conduite et disons-nous : S’il a été ainsi traité, à quoi devons-nous nous attendre ? Conduisons-nous donc comme il l’a fait lui-même. Son ennemi a pu en venir jusqu’à lui ôter la vie du corps ; mais, si cruel qu’il se soit montré, il n’a pu détruire entièrement ce corps, puisqu’il est ressuscité le troisième jour. Ce qui est advenu de lui le troisième jour, se fera pour nous à la fin du monde. Si la réalisation de nos espérances de résurrection est différée, ces espérances nous sont-elles ravies ? Reconnaissons donc ici la parole du Christ, et ne la confondons pas avec celle des impies. Cette parole est celle du corps du Christ, qui souffre persécutions, angoisses et tribulations, mais, parce que ici-bas il y en a beaucoup pour souffrir à cause de leurs péchés et de leurs crimes, nous devons apporter un soin tout particulier à distinguer de leurs souffrances elles-mêmes la cause de leurs souffrances : car un scélérat peut subir un supplice pareil à celui des martyrs, mais la raison de ses douleurs est bien différente. Il y en avait trois de crucifiés : le Sauveur, celui qui devait être sauvé, et celui qui devait être damné : pour tous, même supplice ; mais, pour chacun d’eux, cause de souffrances non pareille.
2. Que notre chef dise donc : « Des témoins injustes s’étant élevés, m’ont interrogé sur des choses que je ne connaissais pas »[417] Pour nous, disons à notre chef : Seigneur, que ne saviez-vous pan ? Etiez-vous à ce point ignorant ? Ne connaissiez-vous point le cœur de ceux qui vous interrogeaient ? Ne vous étiez-vous point aperçu d’avance de leurs fourberies ? N’était-ce pas en connaissance de cause que vous vous étiez livré entre leurs mains ? N’étiez-vous point venu en ce monde pour subir leurs mauvais traitements ? Qu’ignoriez-vous donc ? Il ignorait le péché ; il ignorait ce péché, non comme s’il ne le condamnait pas, mais parce qu’il ne le commettait point. On emploie tous les jours de pareilles manières de parler ; car tu dis de quelqu’un : Il ne sait se tenir debout, pour dire : Il ne se tient pas debout ; il ne sait faire le bien, pour dire : Il ne fait pas de bien ; il ne sait pas faire le mal, pour dire : Il ne fait pas de mal. Ce qu’on ne fait pas n’intéresse nullement la conscience, et ce dont la conscience ne s’occupe pas, on semble ne pas le savoir. Ainsi, dans notre pensée, Dieu ignore comme l’art qui ne conduit pas au mal, mais qui apprend à connaître le vice et à le discerner. Lors donc que nous interrogeons notre chef, il nous répond dans toute la vérité de son Évangile ; quand nous lui disons : Seigneur, qu’ignoriez-vous ? Comment a-t-on pu vous interroger sur des choses que vous ne connaissiez pas ? Il nous dit : J’ignorais le péché, et ils m’interrogeaient sur le péché. Si tu ne crois pas que j’ignore le péché, lis l’Évangile et tu y verras que je ne connais pas même les pécheurs ; car je leur dirai à la fin du monde : « Je ne vous connais pas ; vous, qui commettez l’iniquité, retirez-vous de moi »[418]. Est-ce qu’il ne connaissait pas ceux qu’il condamnait ? Peut-il prononcer un jugement conforme à l’équité, s’il ne le porte pas en parfaite – connaissance de cause ? Il agissait en connaissance de cause, et pourtant il n’a pas menti quand il a dit : « Je ne vous connais pas » ; c’est-à-dire vous n’êtes pas unis à mon corps ; vous ne vous attachez pas à mes préceptes : vous êtes la personnification des vices ; et moi, je suis l’art, qui n’a rien de commun avec les défauts, et qui n’apprend rien autre chose qu’à les éviter. « Des témoins injustes s’étant levés, m’ont interrogé sur des choses que je ne connaissais pas ». Qu’est-ce que le Christ pouvait ainsi ignorer, sinon le blasphème ? Voilà pourquoi il fut accusé d’avoir blasphémé, lorsque interrogé par ses persécuteurs, il répondit selon la vérité. Mais quels furent ses accusateurs ? Ceux-là mêmes dont il est dit plus loin : « Ils me rendaient le mal pour le bien ; ils « rendaient à mon âme la stérilité ». Je leur apportai l’abondance, et ils me rendaient la stérilité : je leur apportai la vie, et ils me rendaient la mort : je leur apportai l’honneur, et ils me rendaient l’humiliation. Je leur apportai le remède, et ils me rendaient des blessures ; et, dans tout ce qu’ils me rendaient, il n’y avait que de la stérilité. Cette stérilité, il l’a maudite dans le figuier, lorsque, y cherchant des fruits, il n’en trouva aucun[419]. Il y avait des feuilles, mais pas de fruits ; des paroles, mais pas d’œuvres : abondance de paroles, stérilité en fait d’œuvres. « Tu prêches qu’il rie faut rien dérober, et tu dérobes ; tu dis que l’adultère est un crime, et tu commets l’adultère ». Tels étaient ceux qui interrogeaient le Christ sur des choses qu’il ne connaissait pas.
3. « Pour moi, lorsqu’ils m’interrogeaient, je me revêtais d’un cilice ; j’humiliais mon âme par le jeûne, et je répandais ma prière dans mon sein ». Nous savons, mes frères, que nous appartenons au corps de Jésus-Christ, puisque nous en sommes les membres : nous ne devons pas non plus l’ignorer : dans nos tribulations, il ne nous faut point penser à la manière dont nous répondrons à nos ennemis, mais chercher à leur être propices auprès de Dieu par nos prières, surtout à ne pas nous laisser vaincre par la tentation, et enfin, à obtenir du Tout-Puissant, pour nos persécuteurs, la guérison de leur âme et leur retour à la justice. Rien, de plus grand, rien de meilleur au sein des tribulations, que de s’éloigner du bruit extérieur, et d’entrer dans le plus profond intérieur de son âme pour invoquer Dieu, en ce sanctuaire où personne ne peut ni entendre nos gémissements, ni voir celui qui vient à notre aide ; mettons-nous-y à l’abri de toutes les ennuyeuses contrariétés qui nous viennent du dehors : fermons les portes de ce lieu secret ; humilions. – nous en faisant l’aveu de nos fautes ; louons et bénissons le Dieu qui nous corrige et nous – console : voilà bien la conduite que nous devons tenir. Ce que nous disons s’applique au corps du Christ, c’est-à-dire, à chacun de nous : mais soyons-nous en Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même quelque chose de pareil ? Tant de soin que nous mettions à examiner et à scruter l’Évangile, jamais nous n’y verrons que, dans ses peines et ses ennuis, le Seigneur se soit revêtu d’un cilice. Nous y lisons, à la vérité, qu’il a jeûné après son baptême ; mais, pur un cilice, il n’en est nulle part question nous ne le voyons en aucun endroit. Quand il a jeûné, le diable le tentait, mais les Juifs se le persécutaient pas encore, et je ne puis lire qu’il ait jeûné au moment où ils l’interrogeaient sur des choses qu’il ne connaissait pas, ni au moment où, lui rendant le mal pour le bien, ils examinaient malicieusement sa conduite, le poursuivaient, s’emparaient de sa personne, le flagellaient, le couvraient de blessures et lui donnaient la mort. Néanmoins, mes frères, cédons à une pieuse curiosité, levons un peu le voile, ouvrons les yeux de notre cœur, pénétrons le sens caché le l’Écriture, et nous verrons qu’en réalité, pendant le cours de ses souffrances, le Seigneur a jeûné et s’est couvert d’un cilice. Qu’entend-il par un cilice, sinon peut-être la condition mortelle de la chair ? Pourquoi en cilice ? À cause de la ressemblance de sa et chair avec la chair du péché. « Car », dit l’Apôtre, « Dieu a envoyé son propre Fils, revêtu d’une chair semblable à la chair du péché ; il a condamné le péché dans sa chair »[420] ; c’est-à-dire, il a revêtu son Fils d’un cilice pour condamner les boucs par ce cilice. Sans aucun doute, il n’y avait pas de péché dans le Verbe de Dieu ; il n’y en avait, non plus, dans l’âme sainte, ni dans l’esprit de l’homme que le Verbe et la sagesse de Dieu s’étaient attaché en unité de personne : il n’y en avait pas même dans son corps ; mais la ressemblance de la chair du péché se trouvait dans le Seigneur, parce que la mort n’existe du péché, et son corps était certainement sujet à mourir. Si, en effet, il n’avait pas été mortel, il ne serait pas mort ; s’il n’était pas mort, il n’aurait pas ressuscité ; et s’il n’était pas ressuscité, il ne nous aurait point donné la preuve et l’exemple de notre immortalité. La mort, qui nous est venue du à, porte le nom de péché, de la même manière qu’on désigne, sous le nom de langue grecque ou de langue latine, non pas notre langue corporelle, mais ce que nous disons au moyen de ce membre : notre langue est un de nos membres, aussi bien que nos yeux, nos oreilles, notre nez, etc ; mais, par langue grecque, on entend les paroles prononcées en grec, non parce que les paroles seraient la même chose que la langue, mais parce qu’elles sont prononcées par elle. Tu dis de quelqu’un, pour désigner une partie quelconque de son corps-: J’ai reconnu sa figure. En parlant d’un absent, tu dis encore J’ai reconnu sa main, quoique tu veuilles parler, non de sa main corporelle, mais de l’écriture tracée par elle. Ainsi en est-il du péché du Seigneur : il a eu pour cause le péché, puisqu’il a pris un corps fait de cette substance, qui est devenue sujette à la mort, à cause du péché. Et pour exprimer plus brièvement ma pensée, je dirai : Marie est morte à cause du péché d’Adam, parce qu’elle en était la fille ; Adam est mort à cause de sa propre prévarication ; et le corps du Seigneur, mis au monde par Marie, est mort pour détruire le péché. Le Seigneur s’est revêtu de ce cilice, et ce cilice, sous lequel il se cachait, l’a empêché d’être reconnu. « Lorsque », dit-il, « ils me tourmentaient je me revêtais d’un cilice » ; c’est-à-dire : ils sévissaient contre moi, et je me cachais. S’il n’avait pas voulu se cacher, il n’aurait pu mourir. Quand, en effet, ils s’approchèrent de lui pour le saisir, il lui suffit d’un instant, il n’eut qu’à laisser jaillir un éclair de sa puissance, si toutefois on peut dire que c’en était même un éclair ; c’en fut assez de sa part, de leur adresser cette seule question : « Qui cherchez-vous ? » pour les faire reculer et tomber en arrière. Une telle puissance n’aurait certes pas subi les ignominies de la passion, si elle ne s’était cachée sous le cilice : donc, « je me revêtais du cilice et j’humiliais mon âme par le jeûne ».
4. Si nous avons bien compris ce qu’il faut entendre par le cilice, comment devons-nous maintenant comprendre ce qu’il faut entendre par le jeûne ? Le Christ voulait manger, quand il cherchait des fruits sur le figuier stérile, et s’il en avait trouvé, il s’en serait nourri. Il voulut boire, quand il dit à la femme de Samarie : « Donne-moi à boire »[421] et sur la croix : « J’ai soif »[422]. Quelle faim et quelle soif éprouva-t-il donc ? Il eut faim et soif de nos bonnes œuvres. Et, parce qu’il ne trouvait le mérite d’aucune bonne œuvre en ceux qui le persécutaient et le crucifiaient, il jeûnait ; ils jetaient dans son âme la disette. Quel jeûne, en effet, de trouver à peine un larron dont il pût se nourrir, étant sur la croix ! Les apôtres avaient pris la fuite et s’étaient cachés dans la foule ; Pierre lui-même, ce Pierre qui avait promis de persévérer jusqu’à la mort du Seigneur, l’avait déjà renié trois fois ; il pleurait déjà, mais il se cachait encore dans la multitude et craignait d’être reconnu. Tous, enfin, le voyant mort, désespérèrent de l’avenir aussi les trouva-t-il, après sa résurrection, plongés dans le découragement ; quand il leur parla, la tristesse, la désolation et le désespoir étaient dans leurs cœurs et se reflétaient dans les paroles de ceux qui s’entretenaient avec lui. Il leur dit : « De quoi vous entretenez-vous ensemble ? » Car ils parlaient de lui ; et ils lui répondirent : « Êtes-vous seul « si étranger dans Jérusalem, que vous ne sachiez pas ce qui s’y est passé ces jours-ci, touchant Jésus de Nazareth, qui a été un prophète puissant en œuvres et en paroles, devant Dieu, devant tout le peuple ; et de quelle manière les princes des prêtres et nos sénateurs l’ont livré pour être condamné à mort, et l’ont crucifié ? Or, nous espérions que ce serait lui qui rachèterait Israël »[423]. Le Seigneur aurait persévéré datas ce grand jeûne, s’il n’avait pas ranimé ceux qui devaient apaiser sa faim. Il leur rendit le courage, les consola, les raffermit et en fit les membres de son corps. Tel fut donc le jeûne que s’imposa le Seigneur.
5. « Et je répandais », dit-il, « ma prière dans « mon sein ». Il y a certainement, dans ce verset, un sens profond ; daigne le Seigneur nous aider à le pénétrer ! Par sein, nous devons entendre une chose secrète. Mes frères, nous trouvons déjà, dans ces paroles, un avertissement pour nous, le bon conseil de prier dans le secret de notre cœur. Dieu nous y voit ; il nous y entend ; l’œil de l’homme est incapable d’y pénétrer ; celui-là, qui vient à notre aide, peut seul y porter ses regards. Ce fut là que pria Susanne et qu’elle fut entendue de Dieu, lorsque les hommes ne voulurent plus écouter sa voix[424]. En ce qui nous concerne, voilà le conseil que nous devons tirer de ces paroles ; mais nous devons les entendre plus particulièrement de Notre-Seigneur, parce que, lui aussi, il a prié. En examinant la lettre de l’Évangile, nous n’avons vu, nulle part, qu’il y fût question de son cilice ; il n’y est point davantage parlé, dans le sens littéral, du jeûne qu’il a observé pendant sa – passion ; c’est pourquoi nous avons, selon la mesure de nos forces, expliqué ces deux mots par similitude et dans le sens allégorique. Pour sa prière, nous l’avons entendue tomber du haut de la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »[425] Là aussi nous priions. En effet, quand son Père, dont il ne s’est jamais séparé, l’a-t-il abandonné ? Nous lisons encore qu’il a prié seul sur la montagne, qu’il a passé les nuits en prières, qu’il a prié dans le cours de sa passion. Je répandrai donc na prière dans mon sein. Je ne sais ce qu’on pourrait imaginer de mieux à l’égard du Seigneur. Quoi qu’il en soit, je vais dire ce qui me vient en ce moment à l’esprit ; une idée meilleure s’y présentera peut-être plus tard ; ou bien elle se présentera à une personne plus intelligente que moi. Je comprends donc ces paroles : « Je répandrai ma prière dans mon sein », dans ce sens que son Père habite en lui, car Dieu s’est réconcilié le monde dans le Christ[426]. Il possédait en lui-même celui qu’il voulait prier. Il n’en était pas éloigné, puisqu’il avait dit : « Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi[427]. Mais, en lui, la prière est plus particulièrement l’œuvre de l’homme ; car, en tant qu’il est le Verbe, le Christ ne prie pas, il exauce ; il ne demande pas qu’on lui vienne en aide ; mais, d’accord avec son Père, il secourt les autres. Quel est donc le sens de ces paroles : Je répandais ma prière dans mon sein ? Celui-ci, sans aucun doute : Mon humanité invoque en moi-mère la divinité.
6. « J’avais de la complaisance comme pour « un parent et un frère ; j’étais abattu, comme touché d’une vraie douleur qui me portait à gémir ». Il fait allusion à son corps : c’est nous qu’il faut voir ici désignés, quand nous trouvons notre bonheur dans la prière, et que notre âme se rassérène, non par l’influence des prospérités de ce monde, mais sous l’impression des rayons de la vérité. Il est facile de comprendre ce que je dis, et celui qu’éclaire cette lumière voit et reconnaît par lui-même la vérité de ces paroles : « J’avais de la complaisance comme pour un parent et un frère » ; car alors l’âme se rapproche de Dieu, et lui devient agréable comme à un frère, à un parent, ou à un ami ; « car », est-il dit, « nous avons en lui l’être et le mouvement »[428]. Si notre âme n’en est point là, si elle ne peut se réjouir ni briller des feux de la vérité, ni s’approcher de Dieu, ni s’attacher à lui : si elle s’en voit éloignée, qu’elle fasse du moins ce qui suit : « J’étais abattu, comme touché d’une vraie douleur qui me portait à gémir ». En s’approchant de Dieu, il dit : « J’avais de la complaisance comme pour un parent et un frère ». Retiré et placé loin de lui, il a dit : « J’étais abattu, comme touché d’une vraie douleur qui me portait à gémir ». Pourquoi gémit-il, sinon parce qu’il ne possède point ce qu’il désire ? Parfois il arrive au même homme, tantôt de s’approcher de Dieu et tantôt de s’en éloigner, de s’en approcher sous l’influence lumineuse de la vérité, de s’en éloigner parce que la chair enveloppe son esprit d’un voile épais. Dieu, mes frères, est partout : son être infini ne peut être circonscrit en un lieu quelconque nous ne nous éloignons donc ni ne nous rapprochons de lui d’une manière physique. S’en approcher, c’est lui devenir semblable ; en lui devenant dissemblable, on s’en éloigne. Lorsque tu vois deux objets presque pareils, tu dis qu’ils approchent l’un de l’autre : s’ils t’apparaissent différents, quoique placés dans le même endroit et souvent dans la même main, tu dis : Cet objet est loin de l’autre. Tu les tiens tous les deux, tu les réunis ensemble, et tu dis Ils sont loin l’un de l’autre, non pas physiquement, mais parce qu’ils ne se ressemblent pas. Si tu lui es pareil, réjouis-toi ; gémis si tu lui es différent : que tes gémissements éveillent en toi les désirs : les désirs contribueront eux-mêmes à exciter les gémissements de ton cœur par veux tu te rapprocheras de celui dont tu avais commencé à t’éloigner. Pierre ne s’approchait-il pas, quand il dit : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant ? » Et le même Apôtre ne s’éloigna-t-il pas quand il dit : « Seigneur, n’y pensez pas, il n’en sera pas ainsi ? » Enfin, au moment où il s’approchait et se trouvait près de Dieu, que lui dit le Seigneur ? « Tu es heureux, fils de Barjona ! » Comme au moment où Pierre s’éloignait et n’avait plus de traits de ressemblance avec son Maître, celui-ci lui dit encore : « Retire-toi, Satan ». En s’approchant, il entendit ces paroles : « Ce n’est ni la chair, ni le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux ». En s’éloignant et en contredisant le Sauveur au sujet des souffrances qu’il devait endurer pour notre salut, il entendit ces autres paroles : « Tu n’as point de goût pour les choses de Dieu, mais tu en as pour celles des hommes »[429]. Parlant de ces deux états de l’âme, quelqu’un a dit avec raison dans un psaume : « Pour moi, j’ai dit dans mon extase : J’ai été rejeté de devant vos yeux »[430]. Il ne dirait point : « Dans mon extase », s’il ne s’approchait, car l’extase est le transport de l’âme. Il a répandu son âme sur lui-même, et s’est approché de Dieu ; puis, ramené de nouveau sur la terre par le poids et les ténébreuses illusions de la chair ; se rappelant les transports de son âme et voyant son abaissement présent, il a ajouté « J’ai été rejeté de devant vos yeux ». Que le Seigneur nous accorde de voir s’accomplir en nous ces paroles : « J’avais de la complaisance comme pour un parent et un frère ! » Et, s’il n’en est pas ainsi, qu’au moins nous puissions dire : « J’étais abattu, comme touché d’une vraie douleur qui me portait à gémir ».
7. « Quant à eux, ils se sont réjouis sur mon sujet ; ils se sont réunis ensemble contre moi »[431]. Chez eux la joie ; dans mon âme, la tristesse. Et pourtant, nous avons entendu tout à l’heure dans l’Évangile : « Bienheureux ceux qui pleurent »[432], malheur à ceux qui rient. « Ils se sont réjouis sur mon sujet ; ils se sont réunis ensemble contre moi ; ils m’ont accablé de maux sans savoir pourquoi ». Ils m’interrogeaient sur des choses que j’ignorais, et eux-mêmes ne connaissaient pas celui qu’ils interrogeaient.
8. « Ils m’ont tenté et insulté avec moquerie »[433], c’est-à-dire, ils m’ont tourné en dérision et accablé d’injures. Ceci s’applique tout ensemble au chef et au corps. Remarquez, mes frères, la gloire présente de l’Église ; rappelez-vous ses humiliations passées : souvenez-vous qu’autrefois les chrétiens furent partout mis en fuite, et que, partout où on les trouvait, ils se voyaient tournés en dérision, maltraités, mis â mort, exposés aux bêtes, brûlés vifs ; tous, en ricanant, se déclaraient contre eux. Ce que le chef avait souffert, le corps devait l’endurer ; et dans toutes les persécutions qui ont eu lieu jusqu’à ce jour, le corps a subi les mêmes traitements que le Seigneur en croix. Partout où l’on rencontre un chrétien, on l’insulte, on le harcèle, on s’en moque, on lui donne le nom d’homme stupide, insensé, dépourvu de cœur et d’esprit. Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, le Christ est dans le ciel ! Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, il a ennobli son supplice, il a imprimé sa croix sur tous les fronts ; il permet aux impies d’insulter, mais il leur interdit de nuire ; néanmoins, par les paroles qui tombent de leurs lèvres, on connaît les secrètes pensées de leurs cœurs. « Ils ont grincé des dents contre moi ».
9. « Seigneur, quand ouvrirez-vous les yeux ? Délivrez mon âme de leurs fourberies, et mon unique des lions »[434]. Notre patience se lasse de souffrir, et ces paroles : « Quand ouvrirez-vous les yeux », ont été dites de chacun de nous. C’est-à-dire, quand vous verrons-nous tirer vengeance de ceux qui nous insultent ? Quand le juge, vaincu par les importunités de cette veuve, lui fera-t-il justice ? Si notre juge diffère de nous délivrer, c’est, non par indifférence, mais par amour, non par impuissance, mais par raison, non par incapacité de nous venir en aide, mais parce qu’il veut attendre jusqu’à la fin pour nous sauver tous en même temps. Et toutefois nos désirs nous portent à lui dire : « Quand ouvrirez-vous les yeux, Seigneur ? Délivrez mon âme de leurs fourberies, et mon unique des lions » ; c’est-à-dire, délivrez mon Église des puissances qui la persécutent.
10. En effet, veux-tu savoir quelle est cette unique ? Lis ce qui suit : « Je publierai vos louanges dans une grande assemblée : je vous louerai au milieu d’un peuple chargé de mérites. Oui, dans une grande assemblée je publierai vos louanges ; oui, au milieu d’un peuple chargé de mérites, je vous louerai ! » Les louanges du Seigneur se chantent devant toute l’assemblée, mais tous ceux qui la composent ne louent pas Dieu. Toute l’assemblée entend les louanges que nous lui adressons ; mais Dieu ne trouve pas sa louange en tous ceux qui en font partie car, dans toute assemblée, c’est-à-dire, dans l’Église qui est répandue sur toute la terre, il y a de la paille et du grain ; la paille s’envole, le grain reste. « C’est pourquoi je vous louerai au milieu d’un peuple de poids ». Dieu trouve sa louange dans ce peuple que n’enlève pas le vent de la tentation. Pour la paille, elle est toujours un sujet de blasphèmes. Quand on fait attention à notre paille, que dit-on ? Voilà comment vivent les chrétiens ! Voilà ce qu’ils font ! Et en eux s’accomplissent ces paroles de l’Écriture : « Parce que vous faites blasphémer mon nom parmi les nations . » Homme pécheur et jaloux, qui n’est que paille, tu examines l’aire, et tu y aperçois difficilement le grain ; cherche et tu trouveras un peuple chargé de mérites, dont la vue te portera à louer Dieu. Ressemble à ce peuple, si tu ne lui es point pareil, tu y verras difficilement autre chose que ce que tu es toi-même « Ils ne se comparent qu’avec eux-mêmes »[435], dit l’Apôtre, et ils ne comprennent point ces paroles : « Je vous louerai au milieu d’un peuple de poids ».
11. « Que je ne sois pas un sujet d’insultes pour ceux qui m’attaquent injustement »[436], car ils m’insultent à cause de ma paille, « ceux qui me haïssent sans aucun motif », c’est-à-dire, ceux à qui je n’ai pas fait de mal, « et qui m’approuvent du regard », c’est-à-dire, ceux dont le visage affecte des sentiments étrangers à leur cœur. Et qui sont ces hommes à l’œil approbateur ? » Car, « ils me parlaient avec amitié, et pour irriter davantage mes ennemis, ils ne pensaient qu’à des tromperies. Ils ont ouvert leur bouche contre moi ». En apparence, ils approuvaient du regard, mais ils n’étaient que des lions occupés à trouver une proie pour l’enlever et la dévorer ; au-dehors, ils flattaient et parlaient dans un esprit de paix ; mais pour irriter davantage unes ennemis, ils ne pensaient qu’à des tromperies. Que disaient-ils dans un esprit de paix ? « Maître, nous savons que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit. Est-on libre de payer le tribut à César ou de ne pas le lui payer ? » Ils me parlaient comme auraient fait des amis. Quoi donc ! Ne les connaissiez-vous pas, et, par leurs regards flatteurs, pouvaient-ils vous tromper ? Il ne les connaissait que trop ; voilà pourquoi il leur répondit : « Hypocrites, pourquoi me tentez-vous ? »[437] Puis, ils ont ouvert leur bouche contre moi, et se sont écriés : « Crucifiez-le ! Crucifiez-le ! Ils ont dit : Courage, courage ! nos yeux ont vu ». Commencement de leurs insultes : « Courage, courage. – Christ, prophétise-nous ! » Lorsqu’ils consultent au sujet de la pièce de monnaie, leurs paroles n’étaient que mensonges ; ainsi, leurs louanges n’étaient qu’insultes. « Ils ont dit : « Courage, courage, nos yeux ont vu » – Quoi ? Des œuvres, vos prodiges. Il est le Christ. « S’il est le Christ, qu’il descende de la croix, et nous croirons en lui. Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même[438]. Nos yeux ont vu ». Il se vantait, il disait qu’il était le Fils de Dieu. Voilà tout ce qu’il en est ! Pour le Seigneur, il demeurait patiemment attaché à la croix ; il n’avait rien perdu de sa puissance, mais il manifestait sa patience. Descendre de la croix, était-ce chose bien difficile pour celui qui devait, bientôt après, sortir vivant du tombeau ? Non. Mais il aurait paru céder devant ceux qui l’insultaient, tandis qu’il lui était nécessaire de se montrer après sa résurrection à ses disciples, et non peint à ses ennemis, pour leur enseigner ce grand mystère ; car sa résurrection était le symbole d’une nouvelle vie, et cette vie nouvelle, on la manifeste aux yeux de ses amis, et non aux regards de ses ennemis.
12. « Vous avez vu, Seigneur, ne gardez pas le silence »[439]. Ces paroles : « Ne gardez pas le silence », veulent dire : « Jugez ». Au sujet du jugement, il est dit quelque part : « Je me suis tu : est-ce que je me tairai toujours ? »[440] quant au délai du jugement, il est dit au pécheur : « Tu as fait ces choses, et je me suis tu, tu as cru le mensonge : tu as cru que je serais semblable à toi »[441]. Est-ce qu’il garde le silence, celui qui parle par les prophètes, celui qui parle lui-même dans l’Évangile, celui qui parle par les évangélistes, celui qui parle par nous-mêmes, toutes les fois que nous disons la vérité ? Qu’est-ce donc à dire : Il se tait ? Il ne prononce pas son jugement, mais il ne cesse pas pour cela de nous imposer des préceptes et de nous instruire. Le prophète invoque en quelque façon et annonce d’avance ce jugement de Dieu : « Seigneur, vous m’avez vu, ne gardez pas le silence ». C’est-à-dire : Vous ne garderez pas le silence, il faut que vous rendiez votre jugement. En attendant l’heure de ce jugement, ne vous éloignez pas de moi ; vous m’en avez fait la promesse : « Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles »[442].
13. « Levez-vous, Seigneur, et appliquez-vous à me juger »[443]. Pourquoi te juger ? parce que tu es dans la tribulation ? Parce que les inquiétudes et les souffrances ne te laissent pas de repos ? Est-ce qu’une multitude de méchants n’éprouvent pas des tourments pareils ? Pourquoi te juger ? Es-tu juste par cela même que tu souffres ainsi ? Non. Mais, qu’est-ce à dire : « A me juger ? » Que lis-tu ensuite ? : « Appliquez-vous à me juger, Seigneur, mon Dieu ; appliquez-vous à ma cause ». Non pas à mes peines, mais à ma cause ; non parce que je souffre comme le larron, mais parce qu’en moi s’accomplit cette parole : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice »[444]. Voilà cette cause parfaitement définie. Les bons et les méchants ont à supporter des peines pareilles : ce qui constitue le martyre, ce n’est donc pas la souffrance ; c’en est le motif. Si les supplices faisaient les martyrs, toutes les mines en regorgeraient, toutes les chaînes serviraient à en conduire, la couronne serait accordée à tous ceux qui tombent sous le glaive. Il faut donc connaître le motif des souffrances. Aussi, que personne ne dise : Je souffre, donc je suis un juste. Celui qui a souffert le premier a souffert pour la justice ; c’est pourquoi il a ajouté cette condition essentielle : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice ». Il en est plusieurs qui deviennent persécuteurs pour la bonne cause, comme il en est qui souffrent persécution pour en soutenir une mauvaise. Si l’on ne pouvait devenir persécuteur à bon droit, le psalmiste n’aurait pas dit : « Je persécutais celui qui médisait secrètement de son prochain »[445]. De plus, mes frères, un père juste et bon ne persécute-t-il pas un fils libertin ? Il persécute, non pas l’homme, mais ses vices ; non pas son enfant, mais ce qui est venu s’y adjoindre. Le médecin, appelé pour soulager un malade, n’emploie-t-il pas souvent les instruments tranchants ? c’est contre la blessure et non point contre l’homme ; il coupe, mais pour guérir : et, pourtant, quand il tranche dans le corps du patient, celui-ci souffre, il crie, il résiste ; et si, par hasard, la fièvre lui a fait perdre la raison, il va jusqu’à frapper le médecin : mais celui-ci continue à le soigner, il fait ce qu’il doit faire sans se tourmenter, en aucune façon, des malédictions et des injures qu’il en reçoit. N’éveille-t-on pas tous ceux qui tombent en léthargie, dans la crainte de voir leur profond sommeil aboutir à la mort ? Et par qui sont-ils éveillés, sinon par les enfants qu’ils ont été si heureux de mettre au inonde ? Nul ne mériterait le titre de fils dévoué, s’il ne faisait violence à son père en circonstance pareille. On éveille les gens tombés en léthargie, on garrotte les frénétiques, uniquement parce qu’on les aime. Que personne ne dise donc : Je souffre persécution. Il ne suffit pas de faire parade de ses maux, il faut en faire connaître le motif ; et si l’on ne peut démontrer que la cause en est juste, on doit être mis au nombre des méchants. Aussi, avec quel à-propos et quelles paroles pleines de justesse il s’est recommandé à Dieu ! « Seigneur, appliquez-vous à mon jugement », non à mes peines : « Seigneur, mon Dieu, appliquez-vous à ma cause ».
14. « Jugez-moi, Seigneur, selon ma justice »[446] ; voilà bien ma cause : non selon ma peine, mais « selon ma justice, Seigneur mon « Dieu ». Que ce soit le motif de votre jugement.
15. « Que mes ennemis ne se réjouissent pas en triomphant de moi. Qu’ils ne disent point dans leurs cœurs : Courage, courage, réjouissons-nous » ; c’est-à-dire : nous avons fait ce que nous avons pu : nous l’avons tué nous nous sommes débarrassés de lui. « Qu’ils ne disent pas ». Montrez-leur qu’ils n’ont rien fait. « Qu’ils ne disent pas : Nous l’avons dévoré ». De là ces paroles des martyrs : « Si le Seigneur n’avait été avec nous, ils auraient pu nous absorber tout vivants »[447]. Qu’est-ce : Ils nous auraient absorbés ? ils nous auraient fait entrer dans leur corps. Car ce que tu absorbes, tu le fais entrer dans ton corps. Le monde veut t’absorber : absorbe-le loi-même : fais-le entrer dans ton corps : tue-le ; mange-le, suivant ce qui a été dit à Pierre : « Tue et mange »[448]. Tue en eux ce qu’ils sont, et fais-les ce que tu es : mais s’ils parviennent à te rendre impie, ils absorberont : ce n’est pas en te persécutant qu’ils t’absorberont ; c’est en te rendant semblable à eux. « Qu’ils ne disent pas : Nous l’avons dévoré ! » Dévore toi-même le corps des païens. Pourquoi le corps des païens ? Il veut te dévorer. Fais-lui ce qu’il veut te faire. Pourquoi Moïse fit-il réduire en poussière le veau d’airain, en jeta-t-il les cendres dans l’eau et donna-t-il cette eau en breuvage aux Israélites ? C’était peut-être pour leur faire absorber le corps des impies. « Que ceux qui témoignent être contents de mes maux rougissent et soient confondus : qu’ils soient couverts de confusion et de honte ! » Puissions-nous les absorber pleins de honte et de confusion ! Qu’ils soient confondus, qu’ils de viennent honteux, « ceux qui parlent orgueilleusement contre moi ».
16. Et maintenant, que dites-vous des membres dont vous êtes le chef ? « Qu’ils se réjouissent et soient transportés de bonheur, ceux qui veulent ma justice »[449], ceux qui se sont unis à mon corps, « et qu’ils disent sans cesse : « Que le Seigneur soit glorifié, ceux qui désirent la paix de son serviteur ; et ma langue publiera votre justice et vos louanges tout le jour ». Quel est celui dont la langue est capable de publier les louanges de Dieu pendant tout le jour ? Mon discours a été un peu trop long ; vous êtes fatigués. Quel est celui, qui peut louer Dieu tout le jour ? Si tu y consens, je vais t’indiquer un moyen de le faire. Fais bien tout ce que tu fais, et tu loues Dieu. Quand tu chantes un hymne, tu chantes les louanges de Dieu. Mais que peut faire ta langue, si ton cœur reste muet ? Ton hymne fini, tu t’arrêtes, puis tu te retires pour prendre ton repas. Ne t’enivre pas et tu loues Dieu. Tu traites une affaire : ne te rends coupable d’aucune fraude, et tu loues Dieu. Si tu cultive un champ, ne suscite de querelle à personne, et tu loues Dieu. Prépare-toi, par l’innocence de tes actions, à louer Dieu tout le jour.
DISCOURS SUR LE PSAUME 35
L’IMPIÉTÉ
modifierL’impie ne veut point connaître son iniquité afin de ne point la haïr, il cherche à se dérober à Dieu, il ne prie point dans les secret ou pour demander les biens du ciel. Il ne peut espérer qu’un jugement sévère, parce qu’il se laisse entraîner dans l’abîme jusqu’à mépriser Dieu. Nos ressources pour éviter ce malheur sont dans la miséricorde divine, à laquelle nous devons demander non les biens terrestres, comme Israël, mais les biens du ciel. Sainte ivresse du ciel. Eviter l’orgueil afin d’y arriver.
1. J’appelle toute l’attention de votre charité sur les paroles et sur les mystères de ce psaume, afin que nous puissions l’exposer rapidement, car il est clair en bien des endroits ; et quand l’obscurité nous obligera de sous étendre quelque peu, le plaisir d’apprendre nous adoucira cette longueur. « L’impie s’est en lui-même déterminé au mal ; la crainte de Dieu n’est point devant ses yeux »[450]. Ce n’est point un seul homme que désigne ici le Prophète, mais bien cette espèce d’hommes pervers, ennemis d’eux-mêmes, parce qu’ils ne comprennent pas la sainteté de la vie, non qu’ils ne le puissent, mais parce qu’ils ne le veulent pas. Il y a une différence entre un homme qui s’efforce de comprendre et qui est empêché par l’infirmité de sa chair, comme il est dit dans l’Écriture : « Que ce corps corruptible appesantit l’âme, et que cette habitation terrestre abat l’esprit capable des plus hautes pensées. »[451] ; et un homme dont le cœur se livre une guerre funeste, afin de ne point comprendre ce qu’il comprendrait avec quelque bonne volonté, non que cela soit difficile, mais parce que sa volonté y répugne. C’est ce qui arrive quand on aime ses péchés et que l’on hait la loi de Dieu. Cette parole de Dieu est haïssable pour toi, si tu as de l’attachement pour ton iniquité. Si au contraire tu hais ton iniquité, la parole de Dieu devient aimable pour toi et repousse ton iniquité. Haïr le mal, c’est donc travailler de concert avec la parole de Dieu ; et ainsi vous serez deux, cette parole et toi, pour le détruire. Pour toi, tu ne peux rien par tes propres forces ; mais celui qui t’a envoyé cette parole te prête son secours, et te mal est surmonté. Si tu la hais, Dieu te la pardonne et l’affranchit de la servitude ; mais si tu l’aimes, il te répugne de comprendre le blâme que l’on en fait. Montrez-moi un homme qui cherche comment le Fils est égal au Père ; il croit, mais il cherche à comprendre et ne le peut encore. C’est en effet une doctrine bien relevée et qu’on ne peut saisir qu’avec les plus grandes forces de l’esprit ; et il est un commencement de foi qui préserve l’âme jusqu’à ce qu’elle se fortifie. Elle se nourrit d’abord de lait, jusqu’à ce qu’elle prenne de l’accroissement et devienne plus capable d’un aliment plus solide, afin qu’elle puisse comprendre : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu »[452]. Avant d’en arriver là, elle s’alimente par la foi ; elle s’efforce de comprendre, afin de le faire enfin autant que Dieu lui en donne la grâce. Mais faut-il un grand effort pour comprendre : « Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas que l’on te fasse »[453], en sorte que tu ne commettes point d’injustice, puisque tu n’aimes pas qu’on soit injuste envers toi, et que tu ne tendes aucune embûche, puisque tu ne veux pas être victime des embûches ? Ne pas comprendre cela, c’est le tort de ta volonté. Aussi « l’injuste a-t-il résolu en lui-même de commettre le mal » ; il a résolu de pécher.
2. Mais est-ce bien publiquement ? n’est-ce pas en soi-même que l’on prend la résolution de pécher ? Pourquoi en soi-même ? Parce que l’homme ne la voit point. Quoi donc ? parce que l’homme ne voit point dans le cœur la résolution de pécher, Dieu ne la voit-il point ? Dieu la voit, assurément. Mais qu’est-il dit ensuite ? « La crainte de Dieu n’est point devant ses yeux ». Il n’a devant les yeux que la crainte des hommes. Il n’oserait afficher publiquement l’iniquité, de peur d’être blâmé ou condamné par les hommes. Il fuit la présence des hommes ; où est son refuge ? En lui-même ; il rentre dans son intérieur où nul ne le voit ; c’est là que, sans être aperçu, il s’étudie aux pièges, aux embûches et aux crimes. Cependant il ne pourrait s’étudier au mal, même dans son intérieur, s’il pensait que Dieu le voit ; mais comme il n’a point devant les yeux la crainte de Dieu et qu’il se dérobe au regard des hommes en rentrant dans son cœur, qu’a-t-il à craindre ? Dieu n’y est-il pas présent ? Oui, mais « la crainte de Dieu n’est pas devant ses yeux ».
3. Donc il inédite la fraude ; et voici la suite (car il ne sait peut-être pas que Dieu le voit, pourriez-vous me dire ; et le Prophète nous montre ce que j’avais commencé à vous exposer, qu’il veut bien ne pas le savoir et que cette volonté d’ignorer tourne contre lui-même) : « Il a frauduleusement agi en sa présence »[454]. En présence de qui ? de celui qu’il ne craint point dans ses fourberies. « En cherchant son iniquité pour la haïr ». Il a donc agi de manière à ne la point trouver. Il y a des hommes, en effet, qui paraissent faire des efforts pour connaître leur iniquité, et qui craignent de la trouver ; car, s’ils la trouvaient, une voix leur dirait Rompez avec elle. Vous avez fait cela avant de connaître le mal ; cette faute est celle de votre ignorance, Dieu vous la pardonne ; et, maintenant que vous la connaissez, rompez avec elle, afin que votre ignorance obtienne plus facilement son pardon, et que sans rougir vous puissiez dire à Dieu : « Ne vous souvenez plus, Seigneur, des péchés de ma jeunesse et de mon ignorance »[455]. D’une part donc il cherche son injustice, et d’autre part il craint de la trouver ; car il cherche avec feinte. Je ne savais pas qu’il y eût péché ; quand est-ce que l’homme parle ainsi ? C’est quand il reconnaît qu’il a péché et qu’il cesse de faire ce qu’il faisait précisément parce qu’il ignorait que ce fût un mal ; il voulait réellement connaître sa faute, afin de la trouver et de la haïr. Mais aujourd’hui beaucoup cherchent leur iniquité avec feinte, c’est-à-dire qu’ils ne la cherchent point avec l’intention de la trouver et de la haïr. Mais comme la recherche qu’ils en font est hypocrite, ils ne trouvent cette iniquité que pour la défendre. Pour celui qui découvre l’iniquité, il est évident que cette iniquité est un mal. Ne le faites plus, lui direz-vous. Et lui, qui n’agissait que frauduleusement pour trouver son iniquité, la trouve enfin, mais ne la hait pas. Que dit-il, en effet ? Combien d’autres en agissent ainsi, et qui n’en est pas là ? Dieu voudrait-il nous damner tous ? Ou, du moins, voici son langage : Si Dieu ne voulait pas qu’on agît de la sorte, les hommes qui en sont là vivraient-ils encore ? Vois-tu bien que tu ne cherches ton iniquité qu’avec hypocrisie ? Si tu n’eusses point agi en homme hypocrite, mais en homme sincère, tu l’aurai déjà trouvée et prise en haine ; maintenant que tu la trouves, tu la soutiens ; tu la cherchais donc en hypocrite.
4. « L’injustice et la ruse, telles sont ta « paroles de sa bouche ; il n’a point voulu comprendre, afin de ne point faire le bien. »[456] Vous voyez que ces torts sont attribués à sa volonté ; il est en effet des hommes qui ne veulent pas comprendre et ne le peuvent ; il est aussi des hommes qui ne comprennent point parce qu’ils ne veulent point comprendre. « Il n’a point voulu comprendre, de peur de faire le bien ».
5. « Il a médité l’iniquité sur sa couche »[457]. Qu’est-ce à dire : « Sur sa couche ? Le méchant a résolu en lui-même de faire le mal ». L’expression « en lui-même » a le même sens que : « sur sa couche ». Notre lit, en effet, c’est notre cœur ; c’est là que nous ressentons l’aiguillon d’une conscience coupable, comme le calme d’une bonne conscience. Quiconque aime de jouir dans son cœur, doit d’abord y faire le bien. C’est dans ce lit que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous ordonne de prier. « Entrez », nous dit-il, « dans votre lit secret et fermez-en la porte ». Qu’est-ce à dire : « Fermez-en la porte ? » N’attendez point de Dieu les biens extérieurs, mais les biens de l’âme. « Et votre Père qui voit dans le secret vous le rendra »[458]. Quel est celui qui se ferme point sa porte ? Celui qui croit beaucoup demander à Dieu en lui demandant les biens de la terre, et qui borne là toutes mes demandes. Alors, votre porte est béante, et chacun voit quand vous priez. Qu’est-ce qui clore votre porte ? C’est demander à Dieu ce que Dieu seul sait vous donner. Et que demanderas-tu en fermant ta porte ? « Ce que d’ œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce que le cœur de l’homme n’a jamais compris »[459]. Ce qui peut-être n’est jamais entré dans ton lit, ou plutôt dans ton cœur. Mais Dieu sait ce qu’il doit te donner. Quand sera-ce ? Quand Dieu se révélera, quand il apparaîtra comme Juge. Quoi de plus clair que ce langage qu’il doit tenir à ceux qui seront à sa droite « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde ? »[460] Voici ce qu’entendront ceux qui seront à sa gauche, et ils gémiront dans une pénitence inutile[461], parce qu’ils n’auront pas voulu pendant leur vie la rendre fructueuse. Pourquoi gémir alors ? Parce que ce ne sera plus le lieu de se corriger. Donc ils entendront cet arrêt : « Allez un feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges »[462]. Paroles de consternation. Quant aux justes, ils se réjouiront de ce qu’ils entendront ; et, comme il est écrit : « La mémoire du juste sera éternelle ; il n’entendra point une parole sévère qui lui inspire de l’effroi »[463]. Quelle parole sévère ? Cette parole que ceux-ci doivent entendre : « Allez au feu éternel ». Dieu donc, qui peut nous accorder au-delà de nos demandes et de notre intelligence[464], cherche nos gémissements secrets, afin que nous mous coudions agréables à ses yeux et que nous ne vantions point notre justice devant les hommes. Celui qui prétend par sa justice plaire aux hommes, qui ne se propose point de faire bénir Dieu par ceux qui le verront, mais de s’attirer à lui-même des louanges, celui-là ne ferme point sa porte au bruit ; et comme cette porte est ouverte au bruit du monde, le Seigneur n’entend point comme il voudrait entendre. Travaillons donc à rendre pur ce lit ou notre cœur, afin que nous puissions y être à l’aise. Votre charité connaît tout coque l’on endure dans la vie publique, dans le forum, dans les querelles, dans les procès, dans l’embarras des affaires, et combien sont nombreux ceux qui en souffrent ; elle sait comment, fatigué des occupations du dehors, chacun retourne à la hâte en sa maison afin de s’y reposer, chacun cherche à terminer promptement les affaires qui le retiennent dehors, afin d’y goûter un peu de calme. C’est en effet pour cela que chacun a son logis, afin d’y être en paix. Mais s’il vient à souffrir des troubles jusque-là, où donc se reposera-t-il ? Quoi donc ? Encore doit-il goûter le calme chez lui ! Mais s’il rencontre des ennemis au-dehors et une Épouse acariâtre à la maison, il sort de nouveau. Quand il veut se reposer des fatigues du dehors, il rentre dans son intérieur ; et s’il n’y trouve pas plus de calme qu’au-dehors, où donc se reposera-t-il ? Du moins dans le secret de son cœur, c’est là que tu dois te retirer, dans l’intérieur de ta conscience. Si par hasard tu y rencontres cette Épouse qui n’a aucune parole amère, c’est-à-dire la sagesse de Dieu, vis avec elle dans une sainte union, repose dans ton lit secret, et que la fumée d’une conscience coupable ne t’en fasse point sortir. Mais c’est là que se retirait, loin des regards des hommes et pour méditer le crime, celui dont nous parle David ; et telles étaient ses pensées, qu’il ne pouvait même trouver la paix dans son cœur. « Sur sa couche il a médité les embûches ».
6. « Il s’est tenu à l’entrée de toute voie coupable »[465]. Qu’est-ce à dire : « Il s’est tenu ? » Il a persévéré dans le mal. C’est pourquoi il est dit de l’homme juste « qu’il ne s’est point arrêté dans la voie des pécheurs »[466]. De même que l’un ne s’est point arrêté, l’autre s’est tenu. « Il ne repousse aucun mal ». C’est là sa fin, le fruit qu’il vient recueillir ; s’il lui est impossible de s’exempter de tout mal, que du moins il le prenne en haine. Car si tu en avais la haine, à peine te surprendrait-il dans quelque acte mauvais. Il est vrai que le péché habite un corps mortel ; mais que nous dit l’Apôtre ? « Que le péché ne règne donc plus dans votre corps mortel pour vous assujettir à ses convoitises »[467]. Quand commencera-t-il à n’y plus habiter ? Lorsque s’accomplira en nous ce qu’il nous dit ailleurs « Quand ce qui est corruptible en nous aura revêtu l’incorruptibilité, et quand ce corps mortel sera revêtu d’immortalité »[468]. Avant cela il y a dans notre corps un attrait pour le mal ; mais il y a un attrait supérieur dans les douceurs de la parole de sagesse et des préceptes de Dieu. Surmonte donc le péché et la volonté de le commettre ; hais le péché et l’injustice, afin de t’unir à Dieu dans une commune réprobation. Dans cette union d’esprit à la loi de Dieu, tu obéis à cette loi selon l’esprit. Et si ta chair t’assujettit encore à la loi du péché[469], parce que tu ressens quelques délectations dans la chair, elles deviendront nulles quand tu n’auras plus à combattre. Il y a une différence entre n’avoir plus à combattre, parce que l’on jouit d’une paix vraie et continuelle, et combattre encore, mais vaincre ; entre combattre et être vaincu, et ne plus combattre, mais se laisser entraîner. Il y a des hommes qui ne combattent plus ; tel est celui dont il est parlé ici. Il ne hait point le mal, dit le Prophète ; comment combattre ce qu’il ne hait point ? Il est donc entraîné par sa malice, sans résister nullement. D’autres commencent par combattre ; mais comme ils présument de leurs forces, Dieu veut leur montrer que c’est lui seul qui peut vaincre dans l’homme qui se soumet à lui, et ils sont vaincus dans le combat ; et quand ils ont commencé à pratiquer une certaine justice, ils deviennent orgueilleux et se brisent. Ceux-là combattent, mais ils succombent. Quel est celui qui combat sans être vaincu ? Celui qui dit : « Je vois dans mes membres une autre loi contraire à la loi de l’esprit ». Voilà un athlète ; mais comme il ne présume point de ses forces, il sera victorieux. Que dit-il ensuite ? « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur »[470]. Il met son espoir dans celui qui lui ordonne de combattre, et il surmonte son ennemi avec le secours de celui qui commande la lutte. Quant à l’autre, « il n’a point de haine pour le mal ».
7. « Seigneur, votre miséricorde est dans le « ciel et votre vérité jusqu’aux nues »[471]. Le Prophète parle de je ne sais quelle miséricorde, qui est spécialement dans le ciel. Car il y a aussi une miséricorde du Seigneur qui est sur la terre. Il est écrit : « La terre est pleine des miséricordes du Seigneur »[472]. De quelle miséricorde veut-il parler, quand il dit : « Seigneur, votre miséricorde est dans les cieux ? » Entre les dons de Dieu, il en est qui sont temporels et terrestres, et d’autres qui sont célestes et éternels ; celui qui ne se propose, en servant Dieu, que d’acquérir ces dons terrestres et temporels, qui sont l’apanage de tous, n’est encore qu’au rang des bêtes ; il a part à la divine miséricorde, mais non à cette miséricorde, plus spéciale, qui u e sera donnée qu’aux seuls justes, aux saints, aux bons. Quels sont les dons communs à tous ? « Dieu fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes « et sur les injustes »[473]. Qui d’entre les hommes n’a part à cette miséricorde, puisque d’abord il existe ; ensuite il diffère des animaux brutes, il est animal raisonnable, il peut comprendre Dieu, jouir de cette lumière, de cet air, de ta pluie, des récoltes, de la diversité des saisons, de la santé du corps, du commerce de ses amis, de la conservation de sa famille ? Tout autant de biens qui viennent de la munificence de Dieu. Ne croyez point, mes frères, que tout autre que Dieu seul nous les puisse donner. Quiconque alors ne les attend que de Dieu seul, met un vaste intervalle entre lui et ceux qui les recherchent auprès des démons, des magiciens, des astrologues, Ces derniers, en effet, sont doublement misérables, puisqu’ils ne souhaitent que des biens temporels et qu’ils ne les demandent pas à l’Auteur de tout bien. Mais ceux qui désirent ces biens, qui veulent mettre en eux leur félicité, et qui ne les demandent qu’à Dieu seul, sont préférables sans doute en ce qu’ils ne les demandent qu’à Dieu, et toutefois ils sont encore en danger. Quel est ce danger ? nous dira-t-on. C’est qu’ils jettent parfois les yeux sur les choses du monde, et ils voient que ces biens terrestres, objets de leurs désirs, sont aussi le partage, l’ample partage des impies et des mi chants, et ils se croient privés de récompense dans le culte de Dieu, puisque les méchante qui n’honorent pas Dieu partagent ces biens avec ceux qui le servent fidèlement ; quelquefois même ceux qui servent Dieu n’ont rien de ce qui est en abondance chez ceux qui blasphèment : c’est en cela qu’est pour eux le danger.
8. Mais le Prophète sait bien quelle miséricorde il implore de Dieu. « Seigneur », dit-il, « votre miséricorde est dans le ciel, et votre vérité s’élève jusqu’aux nues » ; c’est-à-dire cette miséricorde spéciale que vous accordez à vos saints est du ciel et non de la terre ; oit est éternelle et non passagère. Mais comment avez-vous pu l’annoncer aux hommes ? C’est que votre vérité s’élève jusqu’aux nues pourrait en effet connaître les dons célestes de Dieu, si Dieu ne les annonçait aux hommes ? Comment les a-t-il fait connaître ? En faisant descendre la vérité jusqu’aux nuées. Quelles nuées ? Les prédicateurs de la vérité. C’est en ce sens qu’en un certain endroit de l’Écriture le Seigneur s’irrite contre une certaine vigne. Votre charité, je pense, me comprend, elle entend le prophète Isaïe qui dit de cette vigne : « J’ai attendu qu’elle produisît du raisin, elle n’a produit que des épines »[474]. Et pour nous ôter l’idée d’une vigne visible, voici la conclusion du Prophète : « La vigne du Seigneur des armées, c’est ta maison d’Israël ; le plant que Dieu aime, c’est le peuple de Juda »[475]. Il reproche donc à cette vigne de lui avoir produit des épines au lieu des raisins qu’il espérait. Et que dit-il ? « Je commanderai à mes nuées de ne plus répandre leur rosée sur elle »[476]. C’est donc dans sa colère que le Seigneur commande aux nuées de refuser la pluie. C’est ce qui est arrivé. Les Apôtres furent envoyés prêcher l’Évangile ; et nous voyons au livre des Actes que saint Paul voulait d’abord prêcher aux Juifs, et qu’au lieu de raisins il ne trouva chez eux que des épines. Ils commencèrent à lui rendre le mal pour le bien, et le persécutèrent. Alors, comme pour exécuter cette sentence : « Je commanderai aux nuées de ne point donner la pluie ; nous étions envoyés vers vous », dit l’Apôtre ; « mais puisque vous méprisez la parole de Dieu, nous allons vers les Gentils ». Ainsi s’accomplit : « Je commanderai aux nuées de ne plus verser la pluie sur elle ». La vérité descendit jusqu’aux nuées ; et de là vient que l’on put nous prêcher cette miséricorde de Dieu qui est dans le ciel et non sur la terre. Or, les prédicateurs de la vérité sent bien des nuées. Quand le Seigneur nous menace par ses prédicateurs, il tonne dans les nuées. S’il fait des miracles par ses prédicateurs, c’est l’éclair qui sillonne les nues, test l’effroi qui se répand par elles, c’est la pluie qu’elles versent. Donc, les prédicateurs qui annoncent la parole de Dieu sont les nuées de Dieu. Ainsi espérons la miséricorde, mais celle qui est du ciel.
9. « Votre justice est comme les montagnes ide Dieu ; vos jugements sont de profonds abîmes »[477]. Quelles sont les montagnes de tien ? Nous venons déjà d’appeler nuées ceux qui sont des montagnes, car ces montagnes sont les grands prédicateurs. Et de même que le soleil à son lever projette sur les sommets des montagnes ses rayons lumineux, qui descendent ensuite dans les plus profondes vallées ainsi Notre-Seigneur Jésus-Christ, à son avènement, jeta sur les Apôtres, comme sur des montagnes, les premiers rayons de sa lumière qui descendirent ensuite dans les vallées de la terre. De là vient qu’il est dit dans un psaume : « J’ai levé les yeux vers les montagnes, d’où me viendra le secours »[478], Mais n’allons pas croire que d’elles-mêmes des montagnes donneront du secours. Elles reçoivent ce qu’elles donnent, sans donner d’elles-mêmes. Et si tu demeures attaché à ces montagnes, ton espérance ne sera point ferme ; mais ton appui, ta confiance, doivent être en celui qui éclaire ces montagnes. C’est donc des montagnes que te viendra le secours, parce que les saintes Écritures te sont prêchées par ces montagnes ou par ces grands prédicateurs de la vérité ; mais ce n’est point en eux qu’il faut mettre ton espoir. Écoute alors ce que dit le Prophète : « J’ai levé les yeux vers les montagnes, d’où me viendra le secours ». Mais les montagnes me donneront donc le secours ? Point du tout ; écoute la suite : « Tout mon secours viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. »[479] Il vient ainsi par l’entremise des montagnes, et non des montagnes elles-mêmes. De qui vient-il donc ? « Du Seigneur qui a fait le ciel et la terre ». Il y avait aussi d’autres montagnes ; et quiconque s’en approchait avec sa barque faisait naufrage. Les princes de l’hérésie se sont élevés, et ils étaient des montagnes. Arius était une montagne, Donat était une montagne, Maximien depuis peu est comme une montagne[480]. Plusieurs, qui regardaient ces montagnes et désiraient la terre afin d’échapper aux flots, ont heurté contre des rochers et ont fait naufrage sur la terre. Ces montagnes étaient loin de séduire celui qui disait : « J’ai mis ma confiance dans le Seigneur, et comment dites-vous à mon âme : Passereau, va dans les montagnes ? »[481] Je ne veux mettre mon espoir ni en Arius ni en Donat. « Tout mon secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre ». Voyez ici combien vous mettez votre confiance en Dieu et combien vous attribuez aux hommes : « Car, maudit est celui qui met son espérance dans un homme »[482]. Saint Paul avec une rare modestie et une grande humilité, jaloux d’élever une Église au divin Époux et non à lui-même, s’indigne contre ceux qui disaient : « Pour moi, je suis à Paul, moi à Apollo »[483] ; il se met en avant pour se fouler aux pieds, se mépriser et glorifier Jésus-Christ : « Paul a-t-il donc été crucifié pour vous, ou bien est-ce au nom de Paul que vous êtes baptisés ? »[484] Il éloigne de lui-même pour envoyer au Christ. Il ne veut pas même que l’ami de l’Époux usurpe dans le cœur de l’Épouse l’amour qui est dû à l’Époux. Car les amis de l’Époux étaient les Apôtres. Jean aussi, que l’on regardait comme le Christ, dans son humilité, avait à cœur la gloire de l’Époux. Aussi répond-il : « Je ne suis point le Christ ; mais celui qui est venu après moi est plus grand que moi, et je ne suis pas digne de délier le cordon de ses souliers »[485]. Il montrait donc en s’humiliant qu’il n’était point l’Époux, mais l’ami de l’Époux, et il disait : « Celui qui a l’Épouse est l’Époux, mais l’ami de l’Époux qui est debout et l’écoute, est plein de joie à la voix de l’Époux »[486]. Et cet ami de l’Époux, fût-il une montagne, n’a pourtant pas la lumière en lui-même ; il écoute, il est au comble de la joie à cause de la voix de l’Époux. « Pour nous », dit-il, « nous avons tout reçu de sa plénitude »[487]. De la plénitude de qui ? « De celui qui était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde »[488]. C’est donc à lui que saint Paul voulait conserver l’Église, quand il disait : « Que les hommes nous regardent comme les ministres du Christ et les dispensateurs des mystères de Dieu ». Ainsi : « J’ai levé les yeux vers les montagnes d’où viendra mon secours. Que l’homme nous regarde comme les ministres du Christ et les dispensateurs des mystères de Dieu »[489]. Et de peur que tu ne mettes encore quelque espérance en ces montagnes plutôt qu’en Dieu, écoute : « J’ai planté, Apollo a arrosé, mais Dieu a donné l’accroissement » ; et encore : « Or, celui qui plante n’est rien, non plus que celui qui arrose, mais c’est Dieu, qui donne l’accroissement »[490]. Déjà donc tu as dit : « J’ai levé les yeux vers les montagnes, d’où me viendra le secours » ; mais, « parce que celui qui plante n’est rien non plus que celui qui arrose » ; dis alors : « Mon secours viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre » ; et : « Votre justice est comme les montagnes de Dieu », c’est-à-dire les montagnes sont rein-plies de votre justice.
10. « Vos jugements sont de profonds abîmes ». On appelle abîme cette profondeur du péché où l’homme arrive par le mépris de Dieu, ainsi qu’il est dit quelque part : « Dieu les a livrés aux désirs de leurs cœurs, et ils se sont couverts de honte ». Que votre charité redouble d’attention, il s’agit d’une importante vérité ; oui, très importante. Qu’est-ce à dire que « Dieu les a livrés aux désirs de leurs cœurs pour faire ce qui est honteux ? » C’est donc lorsque Dieu les s livrés aux convoitises de leurs cœurs pour faire ce qui est honteux, qu’ils commettent de si grands crimes ? Ce qui revient à poser cette question Si c’est Dieu qui fait qu’il commettent ce qui est honteux, que font ils d’eux-mêmes ? Il y a de l’obscurité dans cette parole : « Dieu les a livrés aux convoitises de leurs cœurs ». Il y avait donc en eux des convoitises qu’ils n’ont point voulu réprimer, et auxquelles ils sont livrés par un châtiment de Dieu. Mais pour comprendre qu’ils méritaient d’y être livrés, écoute ce qu’avait dit l’Apôtre à leur sujet : « Ayant connu Dieu, il ne l’ont point glorifié comme Dieu et ne lui ont point rendu grâces ; mais ils se sont évanouis dans leurs pensées, et leur cœur insensé a été obscurci ». Comment ? Par l’orgueil. « En se disant sages ils sont devenus fous ». De là cette sentence : « Dieu les a livrés aux convoitises de leurs cœurs ». Donc, parce qu’ils furent ingrats et orgueilleux, ils méritèrent d’être livrés aux convoitises de leurs cœurs et ils sont devenus un profond abîme, non seulement en commettant le péché, mais en agissant avec hypocrisie, de peur de connaître leur iniquité et de la haïr. C’est le comble de la malice de n’avoir pas voulu trouver leurs péchés et les haïr. Mais voici comment on arrive à cette profondeur : « Les jugements de Dieu sont un abîme profond ». De même que les montagnes de Dieu se forment par sa justice et grandissent par sa grâce, ainsi c’est par ses jugements que tombent dans l’abîme ceux qui se roulent dans les bas-fonds du péché. Ainsi donc que par la grâce les montagnes aient donc pour toi des attraits, mais par la grâce aussi fuis l’abîme et tourne-toi vers « le secours du Seigneur » qui nous est promis. Comment ? En levant les yeux vers les montagnes. Qu’est-ce à dire ? Je vais m’expliquer : Dans l’Église de lieu tu trouveras des abîmes et des montagnes. Tu y trouveras les bons en petit nombre, parce que les montagnes sont rares ; mais le gouffre est large, c’est-à-dire que beaucoup miment dans le désordre par la juste colère de lieu, parce que leurs actes les ont fait livrer aux convoitises de leurs cœurs, jusqu’à défendre leurs péchés au lieu d’en faire l’aveu, et nue jusqu’à dire : Quoi donc ? Qu’ai-je fait ? Un tel a bien commis tel crime, celui-là tel autre crime. Bientôt même ils veulent légitimer ce que la parole de Dieu condamne : c’est l’abîme. Écoute en effet ce que dit l’Écriture en certain endroit : « Quand le pécheur en arrive aux profondeurs du mal, il méprise ». Voilà comme « vos jugements, ô Dieu, sont de profonds abîmes ». Pour toi, tu n’es pas une montagne, tu n’es pas un abîme : fuis l’abîme, regarde les montagnes, mais ne t’arrête point sur les montagnes. Ton secours est dans le Seigneur qui a fait le ciel et la terre.
11. « Seigneur, vous sauverez les hommes met les animaux, selon que s’est multipliée notre miséricorde, ô mon Dieu »[491]. Le Prophète avait dit : « Votre miséricorde est dans le ciel » ; et, afin que l’on sache qu’elle est aussi sur la terre, il ajoute : « Seigneur, vous sauverez les hommes et les animaux selon que s’est multipliée votre miséricorde ». Par cette miséricorde est grande, ô mon Dieu, cette miséricorde se multiplie à l’infini ; vous l’étendez sur les hommes et sur les animaux. De qui vient le salut des hommes ? De Dieu. Et le salut des animaux ne vient-il pas aussi de Dieu ? Car le créateur de l’homme est aussi le créateur de l’animal ; celui qui a fait l’un et l’autre, sauve aussi l’un et l’autre mais le salut des animaux est temporel. Il en cet qui demandent comme une grande grâce ce qu’il a donné aux animaux. « Votre miséricorde, ô mon Dieu, se multiplie à l’infini » ; non seulement elle s’étend aux hommes, elle descend jusqu’aux animaux pour leur donner ce salut terrestre et passager que vous donnez aux hommes.
12. Mais Dieu ne réserve-t-il donc aux hommes rien de particulier, que l’animal ne puisse obtenir, rien que l’animal ne puisse atteindre ? Assurément il est une faveur pour eux. Et où donc est cette réserve ? « Quant « aux fils des hommes, ils espéreront à l’ombre de vos ailes ». Que votre charité pèse bien cette sentence consolante : « Seigneur, vous sauverez les hommes et les animaux ». Le Prophète a donc parlé « de l’homme et de l’animal », et le voilà qui s’occupe des « enfants des hommes » : comme s’il mettait une différence entre l’homme et les fils de l’homme. Quelquefois dans l’Écriture on entend par enfants des hommes les hommes en général ; et quelquefois cette expression « des enfants des hommes », est prise dans une acception spéciale, elle a un sens particulier qui empêche d’entendre par là tous les hommes ; surtout quand elle établit une distinction. Or, ce n’est point sans raison que le Psalmiste, après avoir parlé « des hommes et des bêtes que Dieu doit sauver », nous dit : « Quant aux fils des hommes » ; comme si Dieu mettait à part les autres pour accorder une protection spéciale aux fils des hommes qu’il aurait séparés. Séparés de qui ? non seulement des animaux, mais encore de ces hommes qui demandent comme un grand bien le salut qu’il donne aux bêtes. Qui sont donc les enfants des hommes ? Ceux qui espèrent à l’ombre de ses ailes. Les hommes, en effet, partagent avec les animaux la joie des biens présents, les fils des hommes goûtent les joies de l’espérance : les uns recherchent avec les animaux les biens du temps, les autres espèrent les biens éternels avec les anges. Pourquoi donc une distinction, et appeler hommes les uns, fils des hommes les autres ? car l’Écriture dit quelque part : « Qu’est-ce que l’homme, Seigneur, pour que vous vous souveniez de lui, ou le fils de l’homme, pour que vous le visitiez[492] ? Qu’est-ce donc que l’homme pour que vous vous souveniez de lui ? » Vous vous souvenez de lui comme on se souvient d’un absent ; vous visitez le fils de l’homme comme on visite celui qui est présent. Qu’est-ce à dire que vous vous souvenez de l’homme ? « Seigneur, vous sauvez les hommes et les animaux » ; car vous donnez un certain salut même aux méchants, même à ceux qui ne désirent point le royaume des cieux. Car Dieu les protège comme son troupeau, il ne les abandonne que d’une manière qui leur est propre, salis les abandonner totalement ; mais il a pour eux le souvenir qui est le soin des absents. Au contraire, celui qu’il visite, c’est le fils de l’homme, dont il est dit : « Quant aux fils des hommes, ils espéreront à l’ombre de vos ailes ». Et si vous voulez discerner ces deux sortes d’hommes, considérez d’abord deux hommes, Adam et Jésus-Christ. Écoutez l’Apôtre : « De même que tous meurent en Adam, de même tous vivront en Jésus-Christ »[493]. Nous naissons d’Adam pour mourir : nous ressuscitons en Jésus-Christ pour vivre toujours. Porter l’image de l’homme terrestre, c’est là être homme ; et porter l’image de l’homme céleste, c’est là être fils de l’homme ; car le Christ est appelé Fils de l’homme. Adam était homme, il est vrai ; mais non fils de l’homme ; et tous ceux-là viennent d’Adam qui désirent les biens de la terre et le salut temporel. Nous les exhortons à devenir fils des hommes, espérant sous la protection des ailes de Dieu, désirant cette miséricorde qui est dans le ciel et qui nous a été annoncée par les nuées. S’ils ne le peuvent encore, qu’au moins ils n’attendent que de Dieu ces biens temporels : et qu’ils le servent selon l’ancienne loi, afin d’arriver ainsi à la loi nouvelle.
13. Le peuple juif, en effet, désira les biens terrestres et la domination pour Jérusalem, et l’asservissement de ses ennemis, et l’abondance des récoltes, et son propre salut, et la conservation de ses enfants. Tels étaient les biens qu’ils désiraient, les biens qu’ils recevaient, la loi les protégeait. Ils demandaient à Dieu ces biens qu’il donne aux animaux de la terre, parce que le Fils de l’homme n’était point venu en eux pour les rendre enfants des hommes ; mais ils avaient déjà des nuées qui annonçaient ce Fils de l’homme. Les prophètes sont venus leur annoncer le Christ ; et il y en avait parmi eux plusieurs qui comprenaient, qui avaient l’espérance de l’avenir et comptaient sur cette miséricorde qui est du ciel. Mais il y en avait d’autres qui ne désiraient que les biens d’ici-bas, une félicité temporelle et terrestre. Leurs pieds allaient d’eux-mêmes façonner ou adorer des idoles. Et même quand le Seigneur les avertissait, les châtiait et les dépouillait de tout ce qu’ils aimaient, quand ils étaient affligés par la famine, la guerre, la peste, les maladies, ils recouraient aux idoles. Les biens qu’ils devaient attendre de Dieu comme un grand bienfait, ils les demandaient aux idoles et abandonnaient le vrai Dieu. Ils voyaient en abondance, entre les mains des impies et des scélérats, ces biens qu’ils convoitaient, et ils croyaient adorer sans profit un Dieu qui ne leur accordait aucune récompense terrestre. O homme ! tu es l’ouvrier de Dieu, plus tard viendra le temps de la rémunération ; pourquoi demander un salaire avant que le travail soit achevé ? Qu’un ouvrier vienne chez toi, lui donneras-tu son salaire avant l’achèvement de l’ouvrage ? Tu le trouverais déraisonnable de dire : Je veux d’abord mon salaire, et ensuite je travaillerai. Tu t’en fâcherais. Et pourquoi t’en fâcherais-tu ? parce qu’il aurait manqué de confiance envers un homme qui peut tromper. Et comment Dieu ne s’irriterait-il point, quand tu n’as pas confiance en la vérité même ? Ce qu’il t’a promis, il te le donnera ; il est infaillible, c’est la vérité même qui a promis. Craindrais tu peut-être qu’il n’eût pas de quoi te donner ? Il est tout-puissant. Ne crains pas qu’il ne soit plus alors pour te donner. Il est immortel. Ne crains pas enfin qu’il ait des successeurs ; il est éternel. Sois en pleine sécurité. Si tu exiges que ton ouvrier se fie à toi pendant tout un jour, mets ta confiance en Dieu pendant toute ta vie, car ta vie n’est qu’un instant pour Dieu. Et alors, que seras-tu ? Un de ces « enfants des hommes qui espèrent à l’ombre de vos ailes, ô mon Dieu ».
14. « Ils seront enivrés de l’abondance de votre maison »[494]. Je ne sais quoi de grand nous promet ici le Prophète. Il veut le dire et ne le dit point ; est-ce lui qui ne saurait le dire, ou nous qui ne le comprenons point ? Je le dis sans crainte, mes frères, et même des langues et des cœurs des saints qui nous ont annoncé la vérité : l’objet de leur message était supérieur à toute parole et à toute pensée. C’est en effet quelque chose de grand et d’ineffable ; eux-mêmes ne le voyaient qu’en partie, d’une manière figurative, comme l’a dit l’Apôtre. « Nous ne voyons Dieu qu’imparfaitement et comme en énigme ; mais alors nous le verrons face à face »[495]. Ainsi jetaient leur surabondance ceux qui ne voyaient qu’en énigme. Comment donc serons-nous, quand nous verrons face à face Celui qu’ils portaient dans leurs cœurs, et que leurs langues ne pouvaient exprimer aux hommes d’une manière compréhensible ? Quelle nécessité y avait-il de dire : « Ils seront enivrés de l’abondance de votre maison ? » Il cherche dans la langue humaine une expression à sa pensée ; et comme ils voient que les hommes se gorgent de vin jusqu’à l’ivresse, qu’ils en prennent sans mesure et jusqu’à perdre la raison, trouve là une manière de s’exprimer ; car, une fois cette joie céleste répandue dans nos âmes, la raison humaine s’évanouit en quelque serte, elle devient divine et s’enivre de l’abondance qui est dans la demeure de Dieu. Aussi est-il dit dans un autre psaume : « Combien m’est délicieux le calice qui m’enivre ! »[496] C’est ce calice qui enivrait les martyrs quand ils allaient au supplice sans connaître leurs proches. Quelle plus grande ivresse que de méconnaître une Épouse éplorée, des enfants, des proches ? Et pourtant, ils ne les connaissaient plus, ils ne croyaient point les avoir devant les yeux. Ne vous en étonnez pas, ils étaient dans l’ivresse. Dans quelle ivresse ? Voyez : ils avaient pris la coupe qui avait dû les enivrer. C’est ce qui porte à remercier Dieu celui qui s’écriait : « Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens dont il m’a comblé ? Je prendrai le calice du salut et j’invoquerai le nom du Seigneur »[497]. Donc, mes frères, soyons les enfants des hommes ; espérons à l’ombre des ailes du Seigneur, et enivrons-nous de l’abondance de sa maison. Je dis ce que je puis à ce sujet, je ne vois que comme je puis, et je ne puis dire encore ce que je vois. « Ils seront enivrés de l’abondance de votre maison ; et vous les abreuverez au torrent de vos délices ». On appelle torrent cette eau qui se précipite avec impétuosité ; la divine miséricorde se précipitera donc, pour baigner, pour enivrer ceux qui, en cette vie, se reposent dans l’espérance à l’ombre de vos ailes. Quelle est cette volupté ? C’est un torrent qui enivre ceux qui ont soif. Que celui-là donc qui a soif se prenne à espérer ; qu’il espère, celui qui a soif, et quand il sera dans l’ivresse, il possédera l’objet de son espérance ; mais avant de le posséder, qu’il en ait la soif et l’espérance. « Bienheureux iceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés »[498].
15. À quelle source irez-vous donc boire, et d’où coulera cet impétueux torrent des divines voluptés ? « C’est en vous », dit le Prophète, « qu’est la source de vie ». Quelle autre source de vie que le Christ ? Il est venu à vous dans sa chair, afin d’arroser votre gosier desséché par la soif ; et celui qui a pu vous soulager dans votre soif, comblera un jour votre espérance. « C’est en vous, Seigneur, qu’est la source de la vie, et à votre flambeau nous verrons la lumière »[499]. Autre est la source d’eau, et autre est la lumière ; en Dieu il n’en est pas ainsi. La source d’eau est identique à la lumière ; tu peux lui donner le nom qu’il te plaira, parce que tu ne le désigneras point par son nom ; puisque tu ne peux trouver un nom qui lui soit propre, et qu’un seul nom ne lui suffit point. Si tu dis qu’il est seulement une lumière, on te répondra : C’est donc en vain que l’on me pousse à la faim et à la soif ; comment, en effet, manger une lumière ? On m’a dit alors avec raison : « Heureux les hommes dont le cœur est pur, parce qu’ils verront Dieu »[500] ; si Dieu est une lumière, je dois préparer mes yeux. Prépare encore ta bouche ; car celui qui est une lumière est encore une source ; oui, une source qui abreuve ceux qui ont soif, une lumière qui éclaire les aveugles, Ici-bas il est souvent une distance entre la source et la lumière. Car les sources parfois coulent dans les ténèbres, et souvent encore dans le désert tu souffriras du soleil sans trouver une source : ces deux choses peuvent donc être séparées ici-bas ; mais là haut, il n’y a point de lassitude, parce qu’il y aune source ; il n’y a point de ténèbres, parce que c’est le foyer de la lumière.
16. « Étendez votre miséricorde à ceux qui vous connaissent, et votre justice à ceux qui ont le cœur droit »[501]. Nous l’avons dit souvent : ceux qui ont le cœur droit sont ceux qui accomplissent ici-bas la volonté de Dieu. Or, quelquefois c’est la volonté de Dieu que tu sois en santé, quelquefois que tu sois malade ; et si la volonté de Dieu te plaît dans la santé, pour te déplaire dans la maladie, tu n’as pas le cœur pur. Pourquoi ? Parce que tu ne veux point te soumettre à la volonté de Dieu, mais la courber afin qu’elle subisse la tienne. Cette volonté est droite, et toi tu es défectueux ; c’est ta volonté qui doit se dresser selon la volonté de Dieu, et non celle-ci se courber selon la tienne : alors seulement tu auras un cœur droit. Es-tu heureux en ce monde ? Bénis Dieu qui te console. Es-tu dans la peine ? Bénis Dieu qui te châtie et t’éprouve : et alors tu auras le cœur droit et tu diras : « Je bénirai le Seigneur en tout temps ; sa louange sera toujours dans ma bouche »[502].
17. « Que le pied de l’orgueil ne s’attache point à moi »[503]. Déjà le Prophète a dit : « Les enfants des hommes espéreront à l’ombre de vos ailes, ils s’enivreront au torrent des voluptés de votre palais ». Qu’il prenne garde à l’orgueil celui qui sentira couler sur lui l’eau sacrée. Elle ne faisait point défaut au premier homme, Adam ; mais il fut heurté par le pied de l’orgueil, il fut ébranlé par la main du pécheur ou par la main orgueilleuse de Satan. Ce séducteur, qui avait dit : « J’établirai mon trône vers l’Aquilon »[504], dit à Adam pour le persuader : « Goûtez du fruit, et vous serez comme des dieux »[505]. Donc c’est par l’orgueil que nous sommes tombés et réduits à passer par la mort. Comme l’orgueil nous avait blessés, l’humilité nous guérira. Dieu est venu dans son humilité pour guérir chez l’homme cette immense blessure de l’orgueil. Il est venu, puisque « le Verbe s’est fait chair et a demeuré parmi nous »[506]. Il a souffert que les Juifs le prissent pour l’insulter. L’Évangile vient de vous dire quels hommes, et à qui ils dirent : « Vous êtes possédé du démon »[507] ; mais lui ne leur dit point : C’est vous qui êtes en la puissance du démon, puisque vous demeurez dans votre péché et que le diable règne dans vos cœurs. Tel ne fut point son langage, qui toutefois eût été vrai ; mais ce n’était pas le temps de parler ainsi, de peur qu’il parût moins prêcher la vérité que repousser l’injure par l’injure. Il oublie ce qu’il a entendu, comme s’il ne l’avait point entendu ; car il était médecin et venait pour guérir un frénétique. De même que les paroles d’un frénétique ne sont rien pour un médecin, qui ne s’inquiète que de sa santé et de sa guérison, qui en reçoit un coup de poing sans y faire attention et ne lui en fait pas moins de nouvelles blessures, cherchant à guérir une fièvre invétérée ; ainsi Notre-Seigneur est venu guérir un malade, il est venu près d’un frénétique, résolu à mépriser toutes ses récriminations, toutes ses injures. Il voulait par là donner à tous des leçons d’humilité, et par l’humilité les guérir de l’orgueil, de cet orgueil dont le Prophète supplie que Dieu le délivre, en disant : « Que le pied de l’orgueil ne s’attache point à moi ; que la main du pécheur ne puisse m’ébranler »[508]. Car si le pied de l’orgueil s’attache à nous, la main du pécheur nous ébranle. Quelle est cette main du pécheur ? L’œuvre qui nous porte au mal. Es-tu orgueilleux ? Celui qui te porte au mal te corrompra bientôt. Affermis-toi en Dieu par l’humilité, et mets-toi peu en peine de ce que l’on te dira. Aussi est-il dit ailleurs : « Purifiez-moi de mes fautes cachées, épargnez à votre serviteur les fautes des autres »[509]. Qu’est-ce à dire, « mes fautes « cachées ? » c’est-à-dire : « Que le pied de l’orgueil ne s’attache point à moi ». « Épargnez à votre serviteur les péchés des autres », c’est-à-dire : « Que la main du pécheur ne m’ébranle point ». Défends bien l’intérieur, et tu n’auras rien à craindre du dehors.
18. Et comme si l’on demandait au prophète : Pourquoi craindre ainsi l’orgueil ? C’est répond-il, que « là sont tombés tous ceux qui commettent l’iniquité »[510] ; pour en venir à cet abîme dont il est dit : « Vos jugements sont de profonds abîmes, et se précipiter enfin dans ces profondeurs où sont tombés les pécheurs qui méprisent Dieu[511]. « Ils sont tombés ». Mais comment sont-ils tombés ? D’abord par le pied de l’orgueil. Or, écoutez ce qu’est le pied de l’orgueil. « Ils ont connu Dieu et ne l’ont point glorifié comme Dieu »[512]. Le pied de l’orgueil les a donc touchés, et de là ils sont tombés dans l’abîme. « Dieu les a livrés aux convoitises de leurs cœurs, et ils se sont couverts de honte »[513]. Le prophète craint donc et la racine du péché, et la tête du péché, quand il dit : « Que le pied de l’orgueil ne me heurte point ». Pourquoi l’appeler un pied ? c’est que l’orgueil a porté l’homme à déserter le Seigneur et à s’en éloigner. C’est son affection qu’il appelle son pied. « Que le pied de l’orgueil ne me heurte point, que la main du pécheur ne m’ébranle point, c’est-à-dire, que les œuvres du pécheur ne me séparent point de vous, ne me portent pas à les imiter. Pourquoi dire que c’est par l’orgueil « que sont tombés ceux qui commettent l’iniquité ? » C’est que tout pécheur d’aujourd’hui est tombé par orgueil. C’est pourquoi Dieu, recommandant à l’Église la vigilance, dit au serpent : « Elle observera ta tête, et tu observeras son talon »[514]. Quand, heurté par le pied de l’orgueil, tu viens à chanceler, le serpent est aux aguets pour te faire tomber ; mais toi, observe bien sa tête : « Car l’orgueil est le commencement de tout péché[515]. – C’est l’écueil de tous ceux qui commettent l’iniquité : ils ont été poussés et n’ont pu se tenir debout ». Celui-là est le premier qui n’est point demeuré ferme dans la vérité, et ensuite ceux dont il entraîna l’expulsion du paradis[516]. Mais celui qui pousse l’humilité jusqu’à dire qu’il n’est pas digne de dénouer las cordons d’un soulier, celui-là n’a pas été ébranlé, au contraire il demeure ferme pour écouter l’Époux, pour s’épanouir à la voix de l’Époux[517], non à sa propre voix, de peur d’être heurté par le pied de l’orgueil, d’être ébranlé, de ne point tenir debout.
19. Nous voici au terme d’un psaume qui a pu causer un peu de fatigue et d’ennui à quelques-uns d’entre vous ; mais cet ennui est passé, et je me réjouis d’avoir exposé le psaume tout entier. Vers le milieu, j’avais eu la pensée de quitter, afin de ne pas vous surcharger ; mais j’ai cru que l’attention serait partagée, et que l’on écouterait moins bien la seconde partie, que si l’on parcourait le psaume tout entier. J’ai donc mieux aimé vous être un peu à charge, que de réserver quelque partie d’un discours imparfait. Demain encore il faut vous parler ; priez pour nous, afin que nous puissions le faire encore, et revenez-nous avec une soif ardente et des cœurs fervents.
PREMIER DISCOURS SUR LE PSAUME 36.
modifierLE JUGEMENT
modifierL’exposition du psaume commence après la lecture de l’Évangile sur le jugement dernier. Le jour du jugement nous est inconnu, parce que cette ignorance nous est utile pour nous utile pour nous porter à être toujours prêts. Dans les diverses conditions de la vie, l’un sera choisi pour ne ciel, l’autre laissé pour les flammes. Aujourd’hui les bons et les méchants sont mêlés indistinctement. Les bous espèrent en Dieu, et leur persévérance leur vaudra la gloire divine : soyons donc soumis à Dieu. Quant aux méchants, ils prospèrent, mais dans leurs voies seulement, au lieu que le juste souffre, mais dans les voies de Dieu, qui n’a promis en cette vie qu’un sort semblable à celui de Jésus-Christ. Le bonheur du méchant ne durera que cette vie d’ailleurs si courte, il n’y a pour lui d’autre place que celle de la paille dans la fournaise. Mais ne juste possédera la terre des vivants.
1. Le dernier jour qui doit venir avec ses terreurs, voilà ce que craignent d’entendre ceux qui ne cherchent point la sécurité dans une sainte vie, et qui veulent prolonger longtemps leurs désordres. C’est avec raison que Dieu nous a caché ce jour formidable, c’est ainsi que notre cœur soit toujours prêt et attende ce qui arrivera ; il est certain que ce jour viendra, bien qu’il ignore le moment ; car Notre-Seigneur Jésus-Christ, envoyé pour nous instruire, a dit que le Fils de l’homme lui-même ne connaît point ce jour[519], parce qu’il n’était point dans ses attributions de nous le faire connaître. Le Père, en effet, ne sait rien que le Fils ne sache également, puisque la science du Père est identique à sa sagesse, et que sa sagesse est son Fils, son Verbe. Mais comme il n’était pas utile pour nous de connaître ce que connaissait fort bien celui qui était venu nous instruire, sans nous apprendre ce qu’il ne nous était pas avantageux de savoir : alors, non seulement c’est en qualité de maître qu’il nous a donné certains enseignements, mais encore en qualité de maître qu’il nous en a refusé d’autres. Ce Maître par excellence savait parfaitement enseigner ce qu’il nous fallait savoir, et nous dérober ce qui était nuisible. Dire alors que le Fils ignore ce qu’il n’enseigne pas, c’est là une manière de parler, qui signifie qu’il nous le laisse ignorer ; c’est un langage qui nous est ordinaire. Ainsi, nous appelons joyeux le jour qui nous donne de la joie ; et jour triste, celui qui vient nous contrister ; et froid engourdi, le froid qui nous engourdit. Dans un sens contraire, le Seigneur a dit : « C’est maintenant que je connais ». Il dit à Abraham : « Je connais maintenant que tu crains le Seigneur »[520]. Dieu toutefois le savait avant cette épreuve. Puisque cette épreuve eut lieu afin que nous puissions connaître ce que Dieu connaissait, et qu’elle fut écrite pour nous apprendre ce que Dieu savait bien, avant toute preuve visible. Abraham à son tour ne connaissait peut-être point les forces de sa foi : (car l’épreuve est une leçon qui nous révèle à nous-mêmes) ; ainsi Pierre ne connaissait point non plus ce que pourrait sa foi, quand il dit au Seigneur : «. Je suis avec vous jusqu’à la mort »[521]. Mais le Seigneur, qui le connaissait, lui prédit le moment de sa chute, lui révélant ainsi sa faiblesse comme s’il eût touché la veine de son cœur. Aussi, Pierre qui comptait sur lui-même avant la tentation, apprit par la tentation même à se connaître. C’est en ce sens que nous avons raison de croire qu’Abraham connut les forces de sa foi, quand, soumis à l’ordre du Seigneur qui lui commandait d’immoler son fils, il l’offrit sans hésiter à celui qui le lui avait donné ; de même qu’il n’avait su avant sa naissance comment Dieu lui donnerait cet enfant, de même il crut que Dieu pourrait le ressusciter après qu’il le lui aurait immolé. Dieu dit donc : « Je connais maintenant » : c’est-à-dire, je t’ai fait connaître. Comme dans ces locutions dont je viens de parler : un froid engourdi, parce qu’il engourdit ; un jour joyeux, parce qu’il nous procure de la joie ; de même connaître signifiera : « Faire connaître ».
De là encore cette parole : « Le Seigneur votre Dieu vous éprouve, afin de « savoir si vous l’aimez »[522]. Or, est-ce au Seigneur notre Dieu, au Dieu souverain, au Dieu véritable que tu peux attribuer l’ignorance ? Ce serait un sacrilège de l’entendre ainsi « Le Seigneur vous éprouve afin de savoir », comme si la tentation lui apprenait ce qui pouvait ignorer auparavant. Que signifie donc : « Il vous éprouve afin de savoir », sinon : Il vous éprouve afin que vous sachiez ? C’est donc ce sens contraire qui doit régler pour vous ces manières de parler ; et de misse qu’en lisant de la part de Dieu : « J’ai compris », vous entendez : je vous ai fait comprendre, de même quand il est dit que le Fils de l’homme ou le Christ ignore ce jour-là, entendez qu’il le laisse ignorer. Mais commet nous le laisse-t-il ignorer ? Il nous le cache, afin que nous ne sachions point ce qu’il ne nous est pas utile de savoir. C’est ainsi, comme je le disais, qu’un maître habile sait ce qui faut enseigner comme ce qu’il faut taire. Il même lisons-nous qu’il tint en réserve certains enseignements. D’où nous devons comprendre qu’il n’est pas bon de dire toutes les vérités, quand ceux qui nous entendent nom peuvent porter. Jésus-Christ nous dit ailleurs : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les comprendre maintenant »[523], Et saint Paul : « Je n’ai pu vous parler », dit-il, « comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes charnelles, comme à des enfants en Jésus-Christ. Je ne vous ai nourris que de lait et non de viandes solides, parce que vous ne le pouviez pas, et que même à présent vous ne le pouvez encore »[524]. À quoi tend ce discours, mes frères ? Puisque nous savons qu’il nous est utile de savoir que le jour du jugement viendra, et qu’il nous est utile encore d’en ignorer le moment, qu’une vie pure tienne toujours notre cœur préparé ; et non seulement gardons-non d’en craindre l’arrivée, mais allons jusqu’à l’aimer. Car si ce jour est pour les infidèles un surcroît de peines, il en est le terme pour les vrais fidèles. Avant que ce jour n’arrive, il vous est possible de choisir le parti qui nous plaît ; lorsqu’il sera venu, il ne sera plus temps. Choisissez donc, tandis que vous le pouvez : c’est par miséricorde que Dieu diffère ce qu’il nous laisse ignorer dans sa miséricorde.
2. Mais dans tout genre de vie que l’on professe, tous ne sont pas élus ni tous réprouvés ; c’est ce qui ressort de toutes ces catégories que l’Évangile nous proposait tout à l’heure en exemples, et d’où le Sauveur conclut : « L’un sera pris, l’autre sera laissé ! On prendra le bon pour laisser le mauvais. Vous voyez deux hommes dans les champs, la profession est la même, le cœur est différent. Les hommes voient le même état de vie, mais Dieu voit le cœur. Quel que soit le sens figuratif du champ : « L’un sera pris, l’autre sera laissé »[525] ; non que Dieu doive prendre la moitié des hommes et laisser l’autre moitié mais il assigne pour les hommes deux états différents. Qu’il y ait ou non peu d’hommes dans l’un de ces états et beaucoup dans l’autre, « l’un sera choisi, l’autre laissé » ; c’est-à-dire, un de ces états sera pris, l’autre abandonné. Il en est de même de ceux qui sont au lit, de ceux qui sont occupés à moudre. Vous attendez peut-être une explication ; vous voyez là des obscurités enveloppées d’énigmes. Je puis y donner un sens, et tel autre un sens différent ; mais je n’interdis à personne de chercher un sens meilleur que celui que j’aurai exposé, comme nul ne m’empêchera de prendre le sien, si l’un et l’autre sont d’accord avec la foi. Ceux qui travaillent dans les champs me paraissent désigner les chefs des églises ; car l’Apôtre a dit : « Vous êtes le champ que Dieu cultive, l’édifice que Dieu bâtit »[526]. Lui-même s’appelle architecte, en disant : « Comme un architecte sage, j’ai d’abord posé le fondement » ; puis comme laboureur, en disant : « J’ai planté, Apollo a arrosé, mais Dieu a donné l’accroissement »[527]. En parlant du moulin, Jésus-Christ désigne deux femmes[528] et non deux hommes. Je crois que cette figure rappelle les peuples, car ils sont gouvernés, tandis que ce sont les préposés qui gouvernent. Ce moulin, selon moi, désigne le monde, qui tourne pour ainsi dire sur la roue du temps, et qui broie ceux qui s’éprennent de lui. Il est donc des hommes qui ne se retirent point des affaires du monde ; et toutefois, dans ces affaires, les uns mènent une vie pure, les autres une vie désordonnée. Les uns se font, avec la monnaie de l’iniquité[529], des amis qui les recevront dans les tabernacles éternels ; c’est à eux qu’il est dit : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger »[530] ; d’autres négligent ces actions saintes et on leur dira : « J’ai eu faim, et vous ne m’avez point donné à manger »[531]. Ainsi, parce que dans les œuvres et dans les affaires du monde, les uns aiment à faire du bien aux pauvres, et que les autres en ont peu de souci : il en sera comme de deux femmes qui tournent la meule, dont l’une sera choisie, l’autre abandonnée. Le lit me paraît ici le symbole du repos : il y a des hommes, en effet, peu désireux de s’engager dans le monde, comme le font ceux qui ont des Épouses, des palais, des domestiques, des enfants, et qui n’ont aucun emploi dans l’Église, comme les ministres qui semblent cultiver le champ du Seigneur. Se croyant trop faibles pour ces fardeaux, ils recherchent le repos et mènent une vie tranquille ; dans la conviction de leur faiblesse, ils ne se mesurent point avec les actions difficiles, mais ils prient Dieu comme sur la couche de l’impuissance. Dans cet état même, les uns sont bons, les autres hypocrites ; aussi est-il dit de ceux-ci encore : « L’un sera pris, l’autre négligé ». Quel que soit l’état que tu embrasses, prépare-toi à y trouver des hypocrites ; car si tu n’y es préparé, tu les rencontreras contre ton attente, ce qui te jettera dans l’abattement ou dans le trouble. C’est donc pour te préparer que le Seigneur te parle quand il est temps pour lui de parler et non de juger ; pour toi, d’entendre et non de te repentir vainement. Car aujourd’hui la pénitence n’est point inutile ; elle le sera dans ce moment. En effet, les hommes alors ne seront point sans repentir, mais la justice de Dieu ne rappellera point pour eux ce qu’ils auront perdu par leur injustice. Car il est juste que Dieu exerce aujourd’hui sa miséricorde, et alors son jugement. Aussi, rien n’est muet aujourd’hui. Est-ce que Dieu se tait ? Que chacun se plaigne, qu’il murmure, si aujourd’hui la parole sainte n’est récitée, chantée dans l’univers entier, si ce livre n’est même vendu publiquement.
3. Mais ce qui te bouleverse, ô chrétien, ô mon frère, c’est de voir dans la félicité ceux qui vivent dans le désordre, c’est de les voir dans l’abondance des biens terrestres, jouir de la santé, briller par l’éclat des charges, avoir des maisons dans la prospérité, des enfants dans la joie, des clients qui les flattent, de les voir enfin au comble du pouvoir, sans que rien de fâcheux vienne troubler leur vie. Tu vois donc d’une part une vie coupable, et d’autre part les plus abondantes richesses ; et ton cœur se dit alors que Dieu ne juge point les hommes, et que tout flotte à l’aventure, au souffle de tous les hasards. En effet, si le Seigneur, dis-tu, prenait garde aux choses du monde, verrait-on cet impie fleurir, tandis que, moi innocent, je gémis dans la misère ? Toute maladie de l’âme trouve son remède dans les saintes Écritures. Qu’il s’abreuve donc de notre psaume comme d’une potion salutaire, celui qui est assez malade pour tenir ce langage dans son cœur. Quel est ce psaume ? Examinons encore ton langage. Qu’ai-je dit, me répondras-tu, sinon ce que tu vois toi-même ? Les méchants dans la prospérité, les bons dans la misère : comment Dieu peut-il supporter cette vue ? Prends, mon frère, et bois : c’est celui qui est l’objet de tes murmures qui t’a préparé ce breuvage ; ne le refuse point, il est salutaire ; prépare par l’oreille la bouche de ton cœur, et bois ce que tu entends : « Ne soyez point jaloux de la prospérité des méchants ; ne portez point envie à ceux qui commettent l’iniquité, car ils se dessécheront bientôt comme le foin, ils se faneront comme l’herbe des prés »[532]. Ce qui est long pour toi est court aux yeux de Dieu. Sois uni à Dieu, et ce temps sera court pour toi. « Ce foin », du prophète, s’entend « de l’herbe des prés ». Ce sont là des plantes méprisables qui recouvrent la surface de la terre et n’ont point de fortes racines. Aussi ont-elles quelque verdure pendant l’hiver, mais elles se dessèchent quand la chaleur du soleil se fait sentir. En ce temps donc nous sommes en hiver, et notre gloire n’apparaît pas encore ; mais si la charité a dans ton cœur des racines profondes, comme il en est de beaucoup d’arbres pendant l’hiver, alors les froids passeront, et viendra l’été ou le jour du jugement : l’herbe cessera d’être verte, et les arbres se revêtiront de gloire. « Vous êtes morts »[533], dit l’Apôtre, comme ces arbres qui paraissent en hiver desséchés et morts, Quelle espérance pouvons-nous avoir, si nous sommes morts ? Mais nous avons une racine à l’intérieur ; où est notre racine, là est aussi notre vie ; car c’est là qu’est notre charité, « Et votre vie », est-il dit, « est cachée avec Jésus-Christ en Dieu ». Mais alors, comment se dessécherait celui qui a une telle racine ? Mais quand viendra notre printemps ? Quand l’été se fera-t-il pour nous ? Quand serons-nous revêtus de la beauté de nos feuilles, de l’abondance de nos fruits ? Quand viendra ce moment ? Écoutez ce qui suit : « Quand apparaîtra le Christ qui est votre gloire, vous apparaîtrez aussi dans la gloire avec lui »[534] Que faire maintenant ? « Ne soyez point émus de la gloire des méchants ; ne portez point envie à ceux qui font le mal, ils se dessécheront bientôt comme le foin, ils se faneront comme l’herbe des prés ».
4. Mais toi ? « Espère dans le Seigneur ». Car ceux-là espèrent, mais non point en Dieu : leur espérance n’est que d’un moment, espérance périssable, fragile, qui s’évapore, qui passe et disparaît. « Espère dans le Seigneur ». Voilà que j’espère, que faire ? « Fais le bien », N’imite point le mal que tu vois chez ces hommes d’une impiété florissante. « Fais le bien et habite la terre »[535]. Ne fais pas le bien en dehors de la terre que tu habites ; car la terre du Seigneur, c’est son Église ; c’est elle qu’arrose, elle que cultive ce Père céleste qui en est le vigneron[536]. Il en est beaucoup qui paraissent faire de bonnes œuvres ; mais comme ils n’habitent point cette terre, il n’appartiennent point à ce vigneron céleste, Fais donc le bien, non en dehors de lu terre, mais habite la terre. Et que m’en reviendra-t-il ? « Et tu seras rassasié de ses richesses ». Quelles sont les richesses de cette terre ? C’est le Seigneur, qui est sa richesse ; toute sa richesse est en son Dieu ; c’est lui à qui l’on dit : « Seigneur, vous êtes mon partage »[537] ; c’est lui à qui l’on dit encore : « Le Seigneur est la part de mon héritage et de mon calice »[538]. Dans un dernier discours[539], nous avons démontré à votre charité que le Seigneur est notre possession, et que nous sommes la possession de Dieu. Écoutez encore qu’il est la richesse de cette terre, et voyez ce qu’ajoute le Prophète : « Mettez vos délices dans le Seigneur ». Comme si vous faisiez cette demande : Montrez-nous les richesses de cette terre où vous voulez me faire habiter. « Mettez », répond le psalmiste, mettez vos délices dans le Seigneur, et il remplira les désirs de votre cœur »[540].
5. Remarquez bien : « les désirs de votre cœur ». Et ces désirs de votre cœur, séparez-les des désirs de la chair ; séparez-les autant que possible. Ce n’est pas sans raison qu’il est dit dans un psaume : « Vous êtes le Dieu de mon cœur », puisqu’on ajoute : « Vous êtes, ô Dieu, mon partage pour l’éternité »[541]. Un aveugle, par exemple, a perdu la vue du corps, et il prie Dieu de le rendre la lumière. Qu’il fasse à Dieu cette prière, j’y consens, puisque Dieu fait aux hommes eus grâces et leur accorde ces dons. Mais les méchants font aussi ces prières. Ce sont là des demandes charnelles. Voilà un malade, il demande à Dieu la santé ; il l’obtient, mais pour mourir un jour. Voilà encore une demande charnelle et beaucoup d’autres semblables. Quelle est la prière du cœur ? De même qu’il y a prière charnelle à demander la guérison des yeux pour voir cette lumière que peuvent contempler ces yeux charnels ; de même la prière du cœur aspire à une autre lumière : « Bienheureux », en effet, « ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu[542]. Mettez vos délices dans le Seigneur, et il remplira les désirs de votre cœur ».
6. Voilà que je le désire, que je le demande, que je le veux : est-ce moi qui pourrai me satisfaire ? Nullement. Qui donc ? « Révélez vos voies au Seigneur, espérez en lui, et il m agira lui-même ». Exposez-lui ce que vous souffrez, exposez ce que vous désirez. Ce que vous souffrez : « La chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair »[543]. Que veux-tu dès lors ? « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? » Et comme c’est Dieu qui doit agir quand tu lui auras révélé tes voies, écoute ce qui suit : « Ce sera la grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur »[544]. Mais que fera lieu dont il est dit : « Révélez au Seigneur vos voies et il agira ». Quelle sera cette action ? « Il fera éclater votre justice comme la lumière »[545]. Aujourd’hui, votre justice est eschée : tout se passe dans la foi et non dans la claire vue. Tu crois, et c’est ce qui te fait agir, mais tu me vois point ce que tu crois. Quand tu commenceras à voir l’objet de ta foi, ta justice paraîtra comme la lumière : parce que ta justice était dans ta foi[546] : puisque « c’est de la foi que vit le juste »[547].
7. « Il fera éclater votre justice comme la lumière, et votre jugement comme le plein midi »[548], c’est-à-dire comme la pleine lumière ; et cette expression : « Comme une lumière », lui paraissait trop faible. Nous appelons lumière celle du point du jour, nous appelons encore lumière celle du soleil qui s’élève ; mais jamais la lumière n’est plus brillante qu’en plein midi. Le Seigneur donc non seulement fera briller votre justice comme une lumière, mais encore votre jugement comme le plein midi. Ainsi tu as jugé bien de suivre le Christ ; c’est là ton dessein, ton choix, ton jugement. Nul ne t’a fait voir ce qu’il t’a promis ; tu tiens les promesses, tu en attends l’accomplissement ; c’est donc par un jugement de ta foi que tu as résolu de suivre ce que tu ne vois pas. Ce jugement est encore caché ; il est pour les infidèles un sujet de blâme et de railleries Quel est l’objet de ta foi, disent-ils ? Que t’a promis le Christ ? de te donner l’immortalité, la vie éternelle ? Où est cette vie ? Quand te la donnera-t-il ? Quand sera-ce possible ? Et toutefois tu juges qu’il est mieux de suivre le Christ qui te promet ce que tu ne vois pas, que de suivre cet impie qui te blâme de croire ce que tu ne vois pas. C’est là ton jugement : et nul ne voit encore quel est ce jugement : ce monde est comme une nuit. Quand sera-ce qu’il fera éclater ton jugement comme un plein midi ? « Quand apparaîtra le Christ qui est votre vie, alors vous aussi, vous apparaîtrez avec lui dans la gloire »[549]. Qu’arrivera-t-il au jour du jugement, quand le Christ rassemblera toutes les nations devant son tribunal ? Où l’impie cachera-t-il sa malice, quand je verrai l’objet de ma foi ? Qu’avons-nous donc maintenant ? Des angoisses, des tribulations, des épreuves. Heureux celui qui les endure : « Car celui-là sera sauvé, qui aura persévéré jusqu’à la fin »[550]. Qu’il ne cède point aux insolences, qu’il ne cherche point à y fleurir, et d’arbre qu’il est, à devenir une herbe qui se dessèche.
8. Quel est donc mon devoir ? Écoute ce devoir : « Sois soumis au Seigneur et invoque sa bonté »[551]. Que ta vie ne soit qu’un acte d’obéissance à ses volontés. C’est là lui être soumis et l’invoquer, jusqu’à ce qu’il accorde ce qu’il a promis. Que tes bonnes œuvres soient continuelles, ta prière incessante, « Car il faut toujours prier, et ne pas cesser de prier »[552]. En quoi paraîtra ta soumission ? À faire ce qui t’est commandé. Mais tu n’en reçois pas la récompense, parce que tu n’en es pas encore capable. Dieu pourrait bien te la donner, mais toi, tu ne pourrais la recevoir. Exerce-toi donc aux bonnes œuvres, travaille dans la vigne du Seigneur ; et ne demande qu’à la fin du jour la récompense, car celui qui t’a envoyé à sa vigne est fidèle[553]. « Sois donc soumis à Dieu, et invoque sa puissance ».
9. Voilà que je le fais, je suis soumis au Seigneur, et je l’invoque. Mais que vas-tu penser ? J’ai un voisin fripon qui vit dans le désordre, et néanmoins il est florissant ; ses vols, ses adultères, ses larcins, je les connais ; partout il est hautain, orgueilleux ; et, dans l’enivrement de ses iniquités, il ne daigne même pas me regarder : comment supporter tout cela ? C’est là une maladie, mais prends cette potion : « Ne sois point ému à la vue de l’homme qui prospère dans ses voies ». Il prospère en effet, mais dans ses voies ; et toi, tu souffres, mais dans la voie de Dieu : il prospère en chemin pour arriver au malheur ; et toi, tu souffres en chemin, mais pour arriver au bonheur : car la voie des impies doit périr. « En effet, le Seigneur connaît les voies du juste, mais la voie de l’impie périra »[554]. Tu es donc sur les voies que connaît le Seigneur : et si elles te sont pénibles, elles sont du moins sans erreur. La voie de l’impie est un bonheur passager. Le terme de cette voie est aussi le terme du bonheur. Pourquoi ? Parce que cette voie est large, et qu’elle aboutit aux profondeurs de l’enfer. Mais ta voie est étroite, et il en est peu pour y marcher[555] ; or, il te faut songer à quelle immensité ceux-ci arrivent. « Ne sois donc point jaloux de celui qui prospère dans son chemin. Contre l’homme d’iniquité, réprime ta colère et oublie ton indignation »[556]. Pourquoi t’irriter ? Pourquoi cette colère, cette indignation va-t-elle aboutir au blasphème, ou presque au blasphème ? « Réprime ta colère contre cet homme d’iniquité, et oublie ton indignation ». Car sais-tu où te conduirait cette colère ? Elle te ferait dire que Dieu est injuste. Pourquoi cet homme est-il heureux, et celui-là malheureux ? Vois jusqu’où elle t’emporte, étouffe-la dès sa naissance. « Réprime ta « colère, oublie ton indignation », afin que le repentir te fasse dire : « Mon œil s’est troublé de colère »[557]. Quel œil, sinon l’œil de la foi ? Or, à cet œil de la foi je demande : Crois-tu en Jésus-Christ, et quel est ton motif de croire ? Que t’a-t-il promis ? Si Jésus-Christ t’a promis le bonheur de ce monde, murmure contre le Christ ; oui, murmure quand tu vois l’impie dans le bonheur. Quel est donc le bonheur qu’il t’a promis, sinon à la résurrection des morts ? Mais en cette vie ? Le même sort qu’à lui-même ; oui, le même sort. Or, toi, serviteur, toi, disciple, dédaigneras-tu le sort du maître, du Seigneur ? Ne l’entendras-tu point dire : « Le serviteur n’est pas plus grand que le maître, ni le disciple plus grand que celui qui l’instruit ?[558] » Pour toi, il a passé par les douleurs, par la flagellation, par les opprobres, par la croix, par la mort Eh ! qu’avait mérité de tout cela ce juste par excellence ? Que méritait celui qui était sans péché ? Tiens donc ton œil fixé sur lui, et ne te laisse point troubler par la colère : « Réprime ta colère, oublie ton indignation, bannis la jalousie qui te porte au mal », comme pour imiter celui que tu vois heureux pour un temps au milieu de ses désordres. « Bannis la jalousie qui te porte au mal, « car tous ceux qui font le mal seront exterminés ». Cependant je les vois heureux. Crois-en néanmoins celui qui dit : « Ils seront exterminés » : car il voit mieux que toi, et la colère ne trouble point son œil. « Ceux-là donc seront exterminés qui commettent la mal. Mais ceux qui attendent le Seigneur », non point l’homme trompeur, mais la Vérité elle-même ; non point l’homme faible, mata Celui qui est tout-puissant, « ceux qui attendent le Seigneur auront la terre en héritage »[559]. Et quelle terre, sinon cette Jérusalem qui sera le lieu de la paix pour cens-dont elle enflamme les désirs ?
10. Mais jusques à quand les pécheurs seront-ils florissants ? Jusques à quand me faudra-t-il attendre ? Tu es impatient, et bientôt se réalisera ce qui te paraît si long. C’est ta faiblesse qui te fait paraître long ce qui est pourtant si court. Connais-tu les empressements des malades ? Rien n’est si long que le temps de préparer leur breuvage. Chacun de ceux qui environnent ce malade, s’empresse, pour ne pas le jeter dans l’impatience. Quand cela sera-t-il fait ? sera-t-il cuit ? Quand me le donnera-t-on ? Ceux qui te serment se hâtent, c’est ton infirmité qui te fait trouver long ce qui est fait si promptement. Voyez donc notre médecin ; il console ce malade qui dit : Combien de temps encore ? Quand cela finira-t-il ? « Encore un peu de temps », dit le Seigneur, « et le méchant ne sera plus ». Tu gémis d’être au milieu des méchants, c’est le méchant qui te fait gémir ; encore un moment et il ne sera plus. Toutefois ces paroles : « Ceux qui attendent le Seigneur auront la terre en héritage », te font croire que cette attente sera longue ; attends encore un peu, et tu posséderas éternellement ce que tu auras attendu. Encore un peu, un moment. Compte les années depuis Adam jusqu’aujourd’hui, parcours les Écritures : c’est presque d’hier qu’il est banni du paradis[560]. Et toutefois le monde a parcouru bien des siècles qui sont écoulés. Où sont donc bannées du passé ? Ainsi s’écoulera le peu de temps qui nous reste. Quand même tu aurais vécu depuis qu’Adam fut chassé du paradis jusqu’aujourd’hui, tu trouverais bien peu longue une vie qui s’envole ainsi. Que doit être alors la vie de chaque homme ? Ajoute à cette vie autant d’années qu’il te plaira, prolonge le plus possible sa vieillesse, qu’est-ce encore ? N’est-ce point une aurore matinale ? Quel que soit donc l’intervalle qui nous sépare du jour du jugement, alors que les justes et les méchants recevront selon leurs mérites ; assurément le dernier jour ne saurait être éloigné pour toi. C’est à celui-là qu’il te faut préparer. Car tel tu sortiras de cette vie, tel tu entreras dans l’autre vie. Après ces jours si restreints, tu ne seras point encore dans le séjour des saints auxquels il est dit : « Venez, dénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde »[561]. Tu n’y seras point encore, qui en doute ? Mais tu pourras être dans ce séjour oh reposait ce pauvre autrefois couvert d’ulcères[562], et que du milieu de ses tourments voyait au loin le riche orgueilleux et stérile en bonnes œuvres. C’est dans ce lieu de repos que tu attendras en toute sécurité le jour du jugement, où ton corps te sera rendu, et où tu seras transformé pour devenir l’égal des anges. Quel est donc cet espace qui nous paraît si long, et qui nous fait dire : Quand sera-ce ? Tardera-t-il beaucoup ? C’est là ce que diront nos fils, ce que diront nos neveux : et quand ils parleront ainsi en se succédant, le peu qui reste passera avec la même rapidité qui entraînait les siècles écoulés. O malade ! « Encore un peu de temps et le pécheur ne sera plus »[563].
11. « Tu chercheras sa place, et tu ne la trouveras point ». Le Prophète explique ici ce qu’il vient de dire : « Il ne sera plus » ; non que le pécheur doive cesser d’exister, mais il n’aura plus aucun pouvoir. S’il cessait complètement d’exister, il ne craindrait plus les tourments ; et alors il serait en sûreté et dirait : « Je puis faire selon mon bon plaisir tant que je vivrai ; après cela je ne serai plus rien. Nul alors ne souffrira plus, nul ne sera tourmenté ». Et que deviendront ces paroles : « Allez au feu éternel préparé à Satan et à ses anges ? »[564] Mais peut-être que ceux que l’on aura jetés dans ce feu cesseront d’exister, et seront consumés ? Mais alors il ne serait pas dit : « Allez au feu éternel », car il n’y a pas d’éternité pour ceux qui ne sont plus. Et toutefois le Seigneur ne nous a point caché ce que fera cette flamme sur les damnés, si elle doit les consumer, ou seulement les tourmenter de ses ardeurs. « C’est là », dit-il, « qu’il y aura pleur et grincement de dents »[565]. Comment y aurait-il pleur et grincement de dents chez des gens qui ne sont plus ? Comment donc faut-il entendre cette parole : « Encore un instant et il n’y aura plus de pécheur », sinon dans le sens que donne le verset suivant : « Et tu chercheras sa place et tu ne la trouveras point ? » Qu’est-ce que sa place ? Son usage. Le pécheur a-t-il donc son utilité ici-bas ? Assurément. Ici-bas il est utile à Dieu pour l’épreuve du juste, comme Dieu se servit du diable pour éprouver Job[566], comme il se servit de Judas pour livrer Jésus-Christ. Le méchant a donc en cette vie son usage. Il a donc ici-bas sa place, comme la paille dans le fourneau de l’orfèvre. La paille se consume, afin que l’or se purifie ; ainsi l’impie a ses fureurs, qui servent à éprouver le juste. Mais quand finira pour nous le temps de l’épreuve, quand il n’y aura plus personne à éprouver, il n’y aura plus de méchants pour servir à l’épreuve. Or, dire qu’ils ne seront plus pour l’épreuve, est-ce dire qu’ils n’existeront plus ? Nullement ; mais comme l’on n’aura plus besoin des pécheurs pour éprouver les bons : « Tu chercheras la place de ces méchants et tu ne la trouveras point ». Cherche maintenant la place du pécheur, elle est facile à trouver. Dieu s’en est fait un fouet, il l’a mis en honneur et lui a donné une puissance. Il en agit quelquefois ainsi ; il donne au pécheur un pouvoir qui châtie les puissances humaines, qui corrige les hommes pieux. Ce pécheur sera traité selon son mérite ; et néanmoins il a servi aux progrès du juste et à la chute de l’impie. « Tu chercheras sa place et tu ne la trouveras point ».
12. « Quant aux hommes doux, ils posséderont la terre en héritage »[567]. Cette terre dont nous avons souvent parlé, c’est la Jérusalem sainte, qui sera délivrée de son exil et qui vivra éternellement de Dieu et avec Dieu. Donc « ils posséderont la terre en héritage ». Et quelles seront leurs délices ? « Ils se réjouiront dans l’abondance de la paix ». Que cet impie mette ici-bas sa joie dans l’abondance de son or, dans l’abondance de son argent, dans ses nombreux esclaves, dans le nombre enfin de ses salles de bains, de ses rosiers, dans son intempérance et dans ses riches et luxurieux festins. Serais-tu donc jaloux de cette puissance, et cette fleur aurait-elle de l’attrait pour toi ? Que cet homme soit toujours en cet état, n’en sera-t-il pas à plaindre ? Mais toi, quelles seront tes délices ? « Ils se réjouiront dans l’abondance de la paix ». Ton or sera la paix, ton argent la paix, tes domaines la paix, ta vie la paix, ton Dieu la paix. La paix sera tout ton désir. Ce qui est de l’or ici-bas ne peut être de l’argent pour toi ; ce qui est du vin ne peut être du pain ; ce qui est pour toi la lumière ne peut être un breuvage mais Dieu sera tout pour toi. Il sera ta nourriture et tu n’auras plus faim ; ton breuvage, et tu n’auras plus soif ; ta lumière, et tu ne seras plus aveugle ; ton soutien, et tu n’éprouveras point la fatigue ; et Dieu tout entier te possédera entièrement. Là tu ne seras point mis à l’étroit par celui avec qui tu posséderas tout : tu auras tout, comme lui-même aura tout ; parce que tu ne seras qu’un avec lui, et que Dieu possède à la fois cette unité et cette universalité. « Voilà ce que Dieu réserve à l’homme de la paix ». Nous l’avons chanté ; ce verset dans notre psaume est bien loin sous doute de ceux que nous avons expliqués ; mais comme nous l’avons chanté, prenons-le pour terminer. Pour toi, ô mon frère, cultive en « toute sécurité l’innocence », qui est un trésor précieux. Tu as le désir du vol, c’est sans doute afin de t’enrichir ; mais vois où tu portes la main et où tu dérobes : d’une part, tu acquiers, pour perdre d’autre part ; tu acquiers de l’argent, tu perds ton innocence Ah ! plutôt que ton cœur s’éveille ; toi qui acquiers de l’argent au prix de l’innocence perds plutôt cet argent. « Garde ton innocence et vois ce qui est droit » ; car c’est Dieu lui-même qui te dirigera, et te fera vois loir ce qu’il veut lui-même, et telle est la voie droite. Car si tu ne veux point ce qu’il veut, tu seras tortueux, et ces difformités ne te permettront point de t’ajuster à la règle qui est droite, « Cultive donc l’innocence, et vois ce qui est droit » ; loin de toi de croire que l’homme finit avec cette vie ; « car Dieu a des réserves pour l’homme de la paix ».
DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME 36
DEUXIÈME SERMON. – LA FORCE DU JUSTE.
modifierLe Méchant ne peut souffrir en personne, et il se nuit en persécutant le juste. Dieu s’en sert pour nous mettre à l’épreuve, puis il le brise s’il ne se convertit. Quand le juste souffre, il puise sa force dans sa foi en Dieu, dans l’espérance de l’héritage Éternel. Le méchant n’a que le désespoir dans le malheur, et son bonheur s’évapore en fumée. Le Seigneur dirige les pas du juste qui se console dans sa ressemblance avec Jésus-Christ. Les faux témoins contre Jésus-Christ sont les ancêtres des Donatistes.
1. Il me faut obéir aux injonctions que l’on m’a faites, et vous parler encore de ce psaume. Car le Seigneur a voulu par les grandes pluies retarder notre départ, et l’on m’a recommandé de ne point laisser reposer ma langue d’une manière inutile pour vous, qui êtes la sollicitude de mon cœur, comme je suis la vôtre. Déjà je vous ai exposé le dessein de Dieu dans ce psaume, ce qu’il veut nous enseigner, les conseils qu’il nous donne, les écueils qu’il veut nous faire éviter, ce qu’il faut endurer, ce qu’il faut espérer. Deux sortes d’hommes, en effet, les justes et les pécheurs, vivent confondus sur la terre pendant cette vie. Chacune de ces catégories a dans le cœur une tendance qui lui est propre. Les justes cherchent à s’élever par l’humilité, les méchants descendent par l’orgueil. Les uns s’abaissent pour se relever, les autres s’élèvent pour tomber. De là vient que les uns souffrent et que les autres font souffrir : que le dessein des justes est de gagner même les méchants pour l’éternelle vie, et le dessein des pécheurs est de rendre le mal pour le bien, et d’ôter même, s’ils le pouvaient, la vie du temps à ceux qui s’efforcent de leur procurer la vie éternelle. Car le juste est à charge pour le pécheur, comme le pécheur pour le juste ; ils sont une charge l’un à l’autre. Nul ne doute que ces deux hommes ne soient à charge mutuellement, mais dans un sens bien différent. Si le juste est à charge au pécheur, c’est qu’il voudrait qu’il ne fût plus pécheur, et qu’il se propose de le rendre juste, comme il y tend par ses efforts ; mais le pécheur a pour le juste une telle haine, qu’il voudrait qu’il n’existât aucunement, et non qu’il devint bon. Plus il est juste, et plus il est à charge à l’iniquité du pécheur, qui travaille même à le rendre injuste, et s’il ne peut y parvenir, à le faire disparaître et à s’épargner la peine et l’ennui de le voir. Quand même il parviendrait à le rendre injuste, celui-là ne lui en serait pas moins à charge. Car ce n’est pas seulement l’homme juste qui est à charge à l’homme injuste, mais deux hommes injustes ont peine à se souffrir : et s’ils paraissent quelquefois s’aimer, c’est plutôt de la complicité que de l’amitié. Ils ne s’accordent que pour tramer la perte du juste ; et cet accord, loin d’être de l’amitié, n’est que la haine de celui qu’ils devraient aimer. C’est à l’égard de ces hommes que le Seigneur notre Dieu nous recommande la tolérance, et cette affectueuse charité que l’Évangile nous fait connaître par ce précepte du Seigneur, qui nous dit : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent »[568]. L’Apôtre dit aussi : « Ne vous laissez point vaincre par le mal, mais triomphez du mal par le bien »[569]. Luttez avec le méchant, mais luttez en bien ; car le véritable combat, ou plutôt la lutte salutaire, consiste à mettre un bon en face d’un méchant, et non deux méchants aux prises.
2. Mais reprenons le psaume. Nous en avons exposé la première partie, voici la suite : « L’impie observe le juste et grince des dents « contre lui, mais le Seigneur se rit de lui ». De qui ? Évidemment du pécheur qui grince des dents contre le juste. Or, pourquoi « le Seigneur s’en rira-t-il ? parce qu’il voit que « son jour est proche ». Il paraît plein de fureur quand il menace le juste, et il ne sait pas que demain son heure viendra : mais le Seigneur le voit, il sait que son jour arrive. Quel jour ? Le jour où il rendra à chacun selon ses œuvres. Car l’impie s’amasse un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu. Mais Dieu prévoit cela, et toi tu ne le prévois point ; celui qui le prévoit te l’a révélé. Tu ignores le jour où l’impie recevra son châtiment ; mais celui qui le sait ne te l’a point caché. Ce n’est pas la moindre partie de la science, que de s’attacher à celui qui voit. Il a l’œil de la science ; à toi l’œil de la foi. Crois ce que Dieu voit ; car viendra pour l’injuste ce jour que Dieu prévoit. Quel jour ? Le jour de toute vengeance ; il faut que Dieu tire vengeance de l’homme impie, de l’homme injuste, soit qu’il se convertisse, soit qu’il ne se convertisse pas. S’il se convertit, la vengeance consiste dans la mort de son iniquité. Le Seigneur ne s’est-il pas ri de Judas qui le trahissait, de Saul qui le persécutait, en voyant le jour de ces deux hommes d’iniquité ? Il a vu pour l’un le jour du châtiment ; pour l’autre, le jour de la justification. Il s’est vengé de l’un et de l’autre, en jetant l’un aux flammes de l’enfer, en renversant l’autre par une voix céleste. Toi donc, ô mon frère, quand le méchant te fait souffrir, regarde avec Dieu, par les yeux de la foi, son jour qui arrive, et à la vue de ses fureurs contre toi, dis en toi-même : Ou bien il se corrigera pour venir avec moi, ou bien il ne sera point avec moi s’il persévère.
3. Quoi donc, son injustice te nuirait-elle sans lui nuire aucunement ? Cette iniquité dont tu es victime, et qui est l’effet de la haine et de la colère, ne l’a-t-elle pas ravagé intérieurement avant de t’atteindre au-dehors ? Ton corps est en proie à la douleur, mais son âme est dévorée par la gangrène du péché. Tout ce qu’il exhale contre toi retombe sur lui. Ses persécutions te purifient et le rendent criminel. Auquel des deux nuit-il davantage ? Il t’a dépouillé dans ses emportements ; quel est le plus grand dommage, de perdre son argent ou de perdre sa foi ? Ceux qui ont des yeux intérieurs savent déplorer ces pertes. Il en est beaucoup pour voir l’éclat de l’or et non l’éclat de la foi ; pour l’or ils ont des yeux, pour la foi ils n’en ont point. S’ils en avaient, s’ils la voyaient, ils y tiendraient davantage ; et pourtant, si l’on vient à leur manquer de foi, ils se récrient, ils se plaignent : O bonne foi, disent-ils, où est la bonne foi ? Tu l’aimes donc au point de l’exiger, aime encore à la montrer. Donc ceux qui persécutent les justes souffrent eux-mêmes un plus grand dommage, et subissent une plus grande perte, par la ruine de leur âme : c’est là ce que nous montre le psaume qui ajoute : « Les impies ont tiré leur glaive ; ils ont tendu leur arc pour renverser le pauvre et le faible, pour égorger ceux qui ont le cœur droit. Que leur glaive entre dans leur cœur »[570]. Leur framée ou leur glaive peut bien atteindre ton corps, comme le glaive des persécuteurs frappa les corps des martyrs ; mais les meurtrissures du corps laissaient le cœur intact ; or, il est loin d’être intact, le cœur de celui qui frappe de l’épée le corps d’un juste. Voilà ce qu’affirme le psalmiste. Il ne dit point que leur glaive entre dans leur corps ; mais bien : « Que leur framée entre dans leur cœur ». Ils ont voulu tuer le corps et ils ont tué leur âme. Voilà que Jésus-Christ rassure ceux dont ils vu laient tuer les corps, en leur disant : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme »[571]. Mais alors, qu’est-ce que frapper du glaive, et ne pouvoir tuer que le corps d’un ennemi, sans pouvoir tuer l’âme ? Ce sont des insensés qui se blessent eux-mêmes, et dans les accès de leur folie, lit ne savent ce qu’ils font : ils agissent connu celui qui se passe une épée à travers le corps pour aller percer la tunique d’un autre. Insensé ! tu regardes ce que tu veux atteindre, et non ce que traverse ton glaive ; tu perces le vêtement d’un autre à travers ton propre corps. Il est donc bien constant qu’il se fait plus de mal, et se nuisent plus à eux-mêmes qu’ils ne croient nuire à leurs ennemis. « Que leur glaive donc entre dans leur cœur » ; telle est la sentence du Seigneur, qu’on ne saurait changer. « Et que leur arc soit brisé ? ». Qu’est-ce à dire « que leur arc soit brisé ? » Que leurs pièges soient inutiles. Il avait dit auparavant : « Les méchants ont tiré leur glaive, ils ont bandé leur arc ». Il semble que par es glaive tiré il veuille marquer une attaque visible ; mais que l’arc bandé signifierait les embûches secrètes. Or, voilà qu’il se blesse de son glaive, et que ses pièges occultes sont trompés. Comment trompés ? ils ne nuisent point au juste. Mais quoi ! dépouiller quelqu’un, le réduire à la misère en lui prenant son bien, n’est-ce donc pas lui nuire ? Il a donc sujet de chanter : « Le peu que possède de juste est préférable aux grandes richesses des impies »[572].
4. Mais les méchants ont de la puissance ; ils entreprennent beaucoup, ils ont de grands moyens de réussir. Leur commandement est promptement obéi. En sera-t-il toujours ainsi ? « Les bras des impies seront brisés »[573]. Leurs bras désignent leur puissance. Que fera ce méchant dans l’enfer ? Fera-t-il comme ce riche qui faisait grande chère ici-bas, et qui ébat tourmenté dans l’abîme ?[574] « Leurs bras seront donc brisés, mais le Seigneur soutient les justes ». Comment les soutenir ? Que leur dit-il ? Ce qui est dit dans un autre paume : « Attends le Seigneur, agis avec courage, que ton cœur se fortifie, et attends de Seigneur »[575]. Que signifie : « Attends le Seigneur ? » Tu souffres pour un moment, tu ne souffriras pas toujours : ta douleur sera courte, mais ta félicité sera éternelle ; tu gémis pour un temps, tu te réjouiras sans fin. Mais tu vas défaillir au milieu de tes douleurs ? Voilà sous tes yeux l’image des souffrances du Christ. Considère ce qu’a souffert pour toi celui qui ne méritait nullement de souffrir. Quelles que soient tes souffrances, elles n’iront pas jusqu’à ces opprobres, ces fouets, cette robe dérisoire, cette couronne d’épines, et enfin cette croix qui, dans le genre humain, a disparu du nombre des supplices. Autrefois on y attachait les grands scélérats, nul n’y est cloué aujourd’hui. Elle est en honneur ; elle cesse d’être en usage, puisqu’elle n’est plus un supplice, mais sa gloire subsiste. Du lieu des supplices elle a passé sur le front des empereurs. Que réserve à ces serviteurs celui qui a élevé si haut les instruments de son supplice ? C’est donc par de tels actes, c’est par de telles paroles, c’est par ces exhortations, c’est enfin par cet exemple, que « le Seigneur affermit les justes ». Que les méchants sévissent à leur gré, et autant que Dieu le leur permettra : « Le Seigneur affermit les justes ». Quoi qu’il arrive au juste, qu’il l’attribue à la volonté de Dieu, et non au pouvoir de ses ennemis. Ton ennemi peut avoir de la fureur, mais il ne peut frapper si Dieu ne le veut point. Et si Dieu veut que son serviteur soit frappé, il sait comment il le consolera. « Car le Seigneur corrige celui qu’il aime, il frappe de verges celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants »[576]. Pourquoi donc l’impie s’applaudirait-il de ce que mon Père s’est servi de lui comme d’un fléau ? Il se sert de lui comme d’un instrument ; il me corrige pour m’adopter. Ne considérons donc point ce qu’il permet aux impies, mais le bien qu’il fait aux justes.
5. Mais pour ceux qui sont entre les mains de Dieu le fouet dont il nous châtie, nous devons souhaiter qu’un châtiment les convertisse. Telle est en effet la leçon qu’il donnait autrefois aux fidèles, quand il se servait de Saul pour les châtier, et qu’ensuite il convertissait Saut. Et quand le saint homme Ananie, qui baptisa Saul, reçut du Seigneur l’ordre d’accueillir ce même Saul qui était un vase d’élection, il répondit tout tremblant d’effroi au seul nom du persécuteur Saul ; il répondit : « Seigneur, j’ai ouï parler de cet homme, j’ai appris combien de persécutions il a fait essuyer à vos saints qui sont à Jérusalem, et maintenant il a reçu des lettres du grand-prêtre pour aller partout où il trouvera ceux qui invoquent votre nom, et les amener à Jérusalem chargés de chaînes ». Mais le Seigneur lui répondit : « Va, car je lui montrerai combien il doit souffrir pour mon nom »[577]. Je veux, dit le Seigneur, le châtier, me venger de lui ; il souffrira pour mon nom, puisqu’il a persécuté mon nom. Je me sers et je me suis servi de lui pour châtier les autres, je me servirai des autres pour le châtier. Voilà ce qui est arrivé, et nous savons les maux qu’a endurés Saul, maux plus nombreux que ceux qu’il avait faits ; il fut un avare créancier, recevant avec usure ce qu’il avait prêté.
6. Mais voyez encore si le Seigneur accomplit en lui cette parole du psaume : « Le Seigneur affermit les justes ». Non seulement, « (ainsi dit saint Paul au milieu de tourments sans nombre), mais nous nous glorifions encore dans nos afflictions, sachant que l’affliction produit la patience, la patience la pureté, la pureté l’espérance, et cette espérance n’est point vaine, car l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné »[578]. Il s’agit bien évidemment ici d’un homme juste et déjà affermi ; et comme ses ennemis ne pouvaient lui nuire après qu’il fut fortifié, de même il ne faisait aucun mal à ceux qu’il avait lui-même persécutés. « Le Seigneur », est-il dit, « fortifie les justes » Écoute encore d’autres paroles de ce juste fortifié : « Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ ? l’affliction, les angoisses, la faim, la nudité, la persécution ? »[579] Combien était uni à Jésus-Christ celui que rien de tout cela n’en séparait ! « C’est le Seigneur qui fortifie les justes ». Quelques prophètes venus de Jérusalem, et pleins du Saint-Esprit, annoncèrent à ce même saint Paul ce qu’il devait souffrir à Jérusalem ; et l’un d’eux, nommé Agabus, ayant délié la ceinture de Paul pour s’en lier selon la coutume, afin de donner par là une figure de l’avenir, s’écria : « Comme vous me voyez lié, il faut que cet homme soit lié à Jérusalem ». À cet avis donné à Saul, devenu Paul, tous les frères se mirent à le dissuader de s’exposer à de si grands périls ; ils le conjurèrent de renoncer à son voyage de Jérusalem. Mais il était déjà du nombre de ceux dont il est dit : « Le Seigneur affermit les justes. Pourquoi, dit-il, briser ainsi mon cœur ?[580] je n’estime pas ma vie plus que moi »[581]. Déjà il avait dit à ceux qu’il enfantait à l’Évangile : « Je me donnerai moi-même pour le salut de vos âmes »[582]. « Pour moi », dit-il encore, « je suis prêt, non seulement à être lié, mais à mourir pour le nom du Seigneur Jésus-Christ »[583].
7. « Le Seigneur affermit les justes ». Comment les affermit-il ? « Le Seigneur connaît les voies des hommes purs »[584]. Lorsqu’ils sont en butte à la douleur, la foule ignorante, la foule qui ne sait point discerner les voies des hommes purs, s’imagine qu’ils suivent des voies mauvaises. Mais celui qui les connaît sait par quel chemin droit il dirige ceux qui le servent dans la docilité. Aussi dit-il dans un autre psaume : « Il conduira dans l’équité ceux qui sont doux ; il enseignera les voies aux humbles de cœur »[585]. Combien d’hommes, pensez-vous, n’avaient pas horreur de ce pauvre couvert d’ulcères, près duquel ils passaient devant la porte du riche[586] ? Combien se bouchaient les narines et crachaient peut-être sur lui ? Mais Dieu savait qu’il lui réservait le paradis. Combien d’autres souhaitaient de vivre comme celui qui était revêtu de pourpre et de lin, et qui faisait chaque jour grande chère ! mais le Seigneur, qui voyait ses jours, voyait aussi dans l’avenir ses tourments, et ses tourments sans fin. Donc « le Seigneur connaît les voies des hommes purs ».
8. « Leur héritage sera éternel »[587]. Nous le voyons par la foi. Mais, pour le Seigneur, est-ce par la foi ? Il le voit d’une manière si évidente que nous ne pouvons l’exprimer, fussions-nous à l’état des anges. Alors même, ce qui nous sera manifesté n’aura point pour nous cette évidence qui éclate aux yeux de celui qui est immuable. Et néanmoins, qu’est-il dit de nous ? « Mes bien-aimés, nous sommes maintenant les enfants de Dieu, mais ce que nous serons un jour ne paraît point encore ; nous savons que quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, puisque nous le verrons tel qu’il est »[588]. Il nous est donc réservé je ne sais quel spectacle bien doux ; et si la pensée peut s’en faire une ébauche comme en énigme et au moyen d’un miroir, on ne peut toutefois exprimer aucunement la supériorité de cette douceur que Dieu réserve à ceux qui le craignent, qu’il accorde à « ceux qui espèrent en lui »[589]. C’est à cette joie ineffable que nos cœurs se préparent, au milieu des tribulations et des épreuves de cette vie. Ne vous étonnez donc pas de subir en cette vie une laborieuse préparation, puisque l’on vous réserve à quelque chose de si grand. De là ce mot d’un juste fortifié : « Les souffrances de cette vie n’ont aucune proportion avec cette gloire de l’avenir qui doit éclater en nous »[590]. Quelle sera un jour notre gloire, sinon d’être les égaux des anges et de voir Dieu ? Quel avantage ne fait pas à un aveugle celui qui lui guérit les yeux et le rend capable de voir la lumière ? Après sa guérison, il ne trouve rien d’assez digne pour remercier celui qui l’a guéri. Quel que soit le don de la reconnaissance, comment égalerait-il le bienfait ? Qu’il donne ce qu’il voudra, de l’or, de l’or entassé ; l’autre lui a donné la lumière. Pour bien comprendre que ses dons ne sont rien, qu’il essaie dans les ténèbres de voir ce qu’il donne. Et nous, que donner à ce médecin qui guérit les yeux de notre âme et nous fait voir une lumière éternelle qui est lui-même ? Que lui donnerons-nous ? Cherchons bien, afin de trouver, s’il est possible ; et, dans l’impuissance de nos recherches, crions avec le Prophète : « Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu’il m’a faits ? » Et qu’a-t-il trouvé à rendre ? « Je prendrai le calice du salut et j’invoquerai le nom du Seigneur »[591]. – « Pouvez-vous », dit le Seigneur, « boire le calice que je boirai moi-même ?[592] » puis à saint Pierre : « M’aimez-vous ? Paissez mes brebis »[593] ; pour lesquelles cet apôtre boira le calice du Seigneur. « Le Seigneur fortifie les justes. Le Seigneur connaît les voies des hommes purs, et leur héritage durera toute l’éternité ».
9. « Ils ne seront point confondus aux jours mauvais »[594]. Qu’est-ce à dire « Ils ne seront point confondus aux jours mauvais ? » Au jour de l’angoisse, au jour de l’épreuve, ils n’éprouveront point la confusion de l’homme déçu dans ses espérances. Quand un homme est-il déçu ? quand il dit : Je n’ai pas trouvé ce que j’espérais. Et cela est juste ; puisque c’était sur toi-même ou sur quelque ami que tu avais fondé ton espoir. Or, « maudit celui qui met son espérance dans un homme »[595]. Tu seras confondu, ton espérance a été déçue ; elle t’a trompé, cette espérance fondée sur le mensonge ; puisque tout homme est menteur »[596]. Mais si tu reposes en Dieu tes espérances, tu n’éprouveras point de confusion, car on ne peut tromper eu tel dépositaire. De là vient que ce juste dont je viens de parler, et que Dieu avait fortifié, n’était point confondu au temps du malheur et dans la tribulation, et s’écriait : « Nous nous glorifions dans nos afflictions, sachant que l’affliction produit la patience, la patience la pureté, et la pureté l’espérance ; or, cette espérance n’est point vaine ». Pourquoi n’est-elle point vaine ? Parce qu’elle repose en Dieu. Aussi dit-il ensuite : « Parce que l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné »[597]. Déjà le Saint-Esprit nous a été donné, et comment pourrait nous tromper celui qui nous a donné un tel gage ? Ils n’éprouveront point de confusion au jour du malheur ; et au jour de la disette ils seront rassasiés. Dès ici-bas, en effet, ils sont en quelque sorte rassasiés. Car les jours de la disette sont les jours de cette vie où les justes sont rassasiés quand les autres sont en proie à la faim. De quoi saint Paul se glorifiait-il, en disant : « Nous nous glorifions dans les épreuves », s’il eût intérieurement souffert de la faim ? On voyait au-dehors les angoisses, mais le cœur était dilaté par la joie.
10. Que fait au contraire le méchant quand l’affliction vient le saisir ? Il n’a plus rien au-dehors, tout lui manque, et sa conscience n’éprouve aucune consolation : qu’il sorte de lui-même, et tout est misère ; qu’il y rentre, et tout est pénible. Il tombe donc justement sous le coup de cette sentence : « Car les méchants périront »[598]. Comment ne périrait point celui qui n’a de place nulle part ? Ni à l’intérieur ni à l’extérieur, il n’est rien qui le console. Ce qui en effet ne peut nous consoler, nous est étranger. Car tous ceux qui n’ont point Dieu en eux-mêmes, sont esclaves de l’argent, de l’amitié, de la gloire, des biens de la terre ; or, tous ces biens corporels ne peuvent nous donner une consolation intérieure semblable à celle qu’éprouvait cet homme dont l’âme était rassasiée, et à qui cette plénitude faisait dire : « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté ; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait ; que le nom du Seigneur soit béni »[599]. Il ne reste donc pas aux méchants un lieu en dehors d’eux-mêmes, parce qu’ils y rencontrent l’affliction : leur conscience ne peut les consoler ; ils sont en désaccord avec eux-mêmes, parce qu’on ne peut être bien avec le péché. Quiconque devient mauvais est mal avec lui-même. Il faut qu’il ait ses tortures, qu’il soit lui-même son propre fléau. Déchiré par sa propre conscience, il devient à lui-même son supplice. Il peut fuir un ennemi, comment se fuir lui-même ?
11. C’est ainsi que venait à nous un homme du parti de Donat, que les siens avaient accusé et excommunié ; il cherchait près de nous ce qu’il avait perdu chez eux. Mais nous ne pouvions le recevoir ici qu’à son rang ; car, s’il quittait ce parti, il n’était point irréprochable chez eux, et l’on ne voyait point que sa démarche lui fût dictée par son choix plutôt que par la nécessité. Il ne pouvait donc trouver chez eux ce qu’il cherchait, c’est-à-dire la vaine gloire, le faux honneur, ni trouver chez nous ce qu’il avait perdu chez eux : il en mourut. Son cœur blessé poussait des gémissements ; il était inconsolable ; d’invisibles aiguillons lui déchiraient la conscience. Nous avions tenté de le consoler avec la parole de Dieu ; mais il n’était pas de ces sages fourmis qui amassent en été de quoi vivre en hiver. Quand un homme est en paix, il doit s’appliquer à recueillir la parole de Dieu, à la cacher dans le fond de son cœur, comme la fourmi abrite dans ses galeries souterraines ses travaux de l’été[600]. Voilà ce que l’on doit faire pendant l’été ; vient ensuite l’hiver ou le temps des afflictions ; et si nous ne trouvons en notre cœur de quoi vivre, il faut mourir de faim. Cet homme donc n’avait point recueilli la parole de Dieu, et l’hiver est venu, il n’a point trouvé ici ce qu’il cherchait : on ne pouvait le consoler que par là, et nullement par la parole de Dieu. Il n’avait rien à l’intérieur, et il cherchait à l’extérieur ce qu’il ne trouvait point : les sentiments de la douleur et de l’indignation le dévoraient, son âme était en proie à la plus violente agitation, qu’il cacha longtemps, jusqu’à ce qu’enfin ses gémissements éclatèrent et retentirent même à son insu parmi nos frères. C’était avec la plus vive douleur, Dieu le sait, que nous voyions cette âme si affligée, et devenue la proie de ces tortures, de ces flammes intérieures, de ces déchirements ; que vous dirai-je ? Ne pouvant se tenir dans un lieu si humble, qui eût pu être pour lui un lieu si salutaire, il nous parut encore mériter l’expulsion. Toutefois, mes frères, nous ne devons point pour cela désespérer des autres, qui pouvaient revenir par amour de la vérité, et non sous l’empire de la nécessité. Bien loin de désespérer des autres, je ne désespère pas même de celui dont je vous parle tant qu’il est en vie : car nous ne devons désespérer d’aucun homme qui est sur la terre. Il était bon de vous faire connaître ces détails, de peur qu’on ne vous les racontât autrement ; car un de leurs sous-diacres qui, sans aucune contestation avec eux, a choisi la paix et l’unité catholique et les a quittés pour venir à nous ; qui est venu comme en faisant choix de ce qui est bon, et non comme expulsé même par les méchants, a été reçu chez nous et nous a réjouis d’une conversion que nous recommandons à vos prières. Car Dieu est puissant et peut l’améliorer de plus en plus. D’ailleurs, nous ne devons prononcer ni en bien ni en mal sur le sort de personne. Pendant toute notre vie, en effet, notre lendemain est toujours ignoré. « Ils ne seront point confondus au temps mauvais ; ils seront rassasiés au jour de la famine, tandis que les pécheurs périront ».
12. « Quant aux ennemis de Dieu, aussitôt qu’ils se glorifieront et s’élèveront avec orgueil, ils disparaîtront comme la fumée qui s’évanouit »[601]. Voyez à cette comparaison ce qu’il a voulu nous enseigner. La fumée s’échappe du lieu où est le feu, s’élève dans les airs, et en s’élevant, grossit en tourbillon ; mais plus le tourbillon se dilate, plus il est vide ; or, cette immensité qui n’a ni appui ni solidité, qui est suspendue dans les airs, se dissipe à mesure qu’elle gagne les hautes régions et s’évanouit ; ses proportions démesurées ont fait sa perte. En effet, plus elle s’élève, plus elle se dilate, plus ses proportions grandissent, et plus elle diminue d’intensité, se dissipe et disparaît. « Or, les ennemis de Dieu, en se glorifiant et en s’exaltant, s’évanouiront bientôt comme la fumée » ; c’est d’eux qu’il est dit : « Comme Jannès et Mambrès résistèrent à Moïse, ceux-ci de même résistent à la vérité : ce sont des hommes corrompus dans l’esprit et pervertis dans la foi »[602]. D’où vient leur résistance à la vérité, sinon de cette enflure de cœur qui en fait le jouet des vents, qui les porte à s’élever comme s’ils avaient de la justice et de la grandeur ? Qu’eut dit l’Apôtre ? ce qui est dit de la fumée : « Mais ils n’iront pas au-delà, car leur folie sera connue de tout le monde, comme le fut alors celle de ces hommes[603]. Quant aux ennemis de Dieu, dès qu’ils se glorifieront et s’élèveront, ils s’évanouiront bientôt comme la fumée ».
13. « L’impie emprunte et ne paiera point »[604]. Il recevra et ne rendra pas. Qu’est-ce qu’il ne rendra pas ? l’action de grâces. Qu’est-ce, eu effet, que Dieu veut de vous, ou qu’en exige-t-il, sinon ce qui vous est utile ? Que de bienfaits n’a pas reçus le méchant, dont il ne rendra rien ? S’il existe, c’est un don ; s’il est homme et bien supérieur aux animaux, c’est un don ; c’est un don encore que la forme de son corps ; et dans ce corps même, c’est un don que le discernement des sens, que des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des narines pour sentir, un palais pour goûter, des mains pour toucher, des pieds pour marcher, un don que la santé du corps. Mais tous ces biens nous sont communs avec les bêtes ; l’homme a reçu de plus, dans l’esprit, le don de comprendre, de saisir la vérité, de discerner le juste de l’injuste, de rechercher, d’aimer son Créateur, de le louer et de s’attacher à lui. Le méchant aussi a reçu de Dieu ces mêmes dons ; mais comme sa vie n’est pas bonne, il ne rend pas ce qu’il doit. Donc, « le pécheur emprunte et ne paiera point » ; il ne rend rien à celui dont il a reçu, pas même l’action de grâces ; il lui rendra même le mal pour le bien, le blasphème, le murmure contre sa Providence, l’emportement.« Il emprunte alors, et ne paiera point ; quant au juste, il a de la pitié et il prête ». L’un n’a donc rien et l’autre possède. Voyez la richesse de l’un et la pauvreté de l’autre. L’un a reçu et ne rendra point ; l’autre a de la miséricorde et prête ; il a du bien en abondance. Et pourtant, s’il est pauvre ? même en ce cas il est riche. Ouvrez seulement les yeux de la foi sur les richesses. Tu peux bien voir un coffre vide, mais tu ne vois pas une conscience que Dieu même remplit. Il n’a point les richesses du dehors, mais il a au dedans la charité Que ne peut lui faire donner cette charité sans qu’elle s’épuise ? S’il a des biens extérieurs, la charité en donne, et elle donne de ce qu’elle a ; si elle ne trouve point eu dehors de quoi donner, elle donne sa bienveillance, elle donne un bon conseil, si elle le peut ; elle donne du secours, si elle en est capable ; enfin, si elle ne peut donner ni conseil ni secours, elle assiste de ses vœux, elle prie pour celui qui est dans l’affliction, et peut-être sa prière est-elle plus agréable à Dieu que le pain que donne un autre. Il a donc toujours de quoi donner, celui dont le cœur est plein de charité. Car c’est la charité que l’on appelle bonne volonté. Et Dieu n’exige pas de toi plus qu’il n’a mis dans ton cœur. La bonne volonté, en effet, ne peut demeurer oisive ; avec la bonne volonté tu ne refuseras point au pauvre le dernier sou qui te reste. Les pauvres eux-mêmes trouvent dans la bonne volonté de quoi s’assister mutuellement, et ils ne sont pas inutiles l’un pour l’autre. Tu vois un homme qui a de bons yeux conduire un aveugle ; n’ayant point d’argent à lui donner, il prête ses yeux à celui qui n’en a point. Mais pourquoi ses membres sont-ils au service de celui qui n’en a pas, sinon parce qu’il a dans l’âme une bonne volonté, qui est le trésor des pauvres ? trésor qui est un doux repos, une véritable sécurité ; trésor que le voleur ne nous enlève pas, et pour lequel on ne craint pas de naufrage ; on le garde avec foi quand on le possède ; on peut s’échapper tout nu, et néanmoins comblé de richesses. « Le juste a de la pitié, et il prête ».
14. « Mais ceux qui le bénissent auront la terre en héritage »[605] ; ceux qui bénissent le juste, le seul vraiment juste et qui donne la justice, qui fut pauvre ici-bas en y apportant les grandes richesses dont il devait combler ceux qu’il y trouve véritablement pauvres. C’est lui, en effet, qui a enrichi de l’Esprit-Saint les cœurs des pauvres, qui a comblé de l’or de la justice les âmes qui s’anéantissaient par l’aveu de leurs péchés ; lui qui a pu enrichir le pêcheur qui abandonnait ses filets, et qui méprisait ce qu’il avait pour saisir ce qu’il n’avait pas[606]. « Car Dieu a choisi ce qui est faible dans le monde, pour confondre ce qui est fort »[607]. Il ne s’est point servi d’un orateur pour gagner un pêcheur, mais d’un pêcheur pour gagner l’orateur, d’un pêcheur pour gagner l’homme du sénat, d’un pêcheur encore pour gagner le maître de l’empire. « Ceux qui le bénissent posséderont la terre en héritage » ; ils seront ses cohéritiers dans cette terre des vivants dont il est dit dans un autre psaume : « Vous êtes mon espérance et mon héritage dans la terre des vivants »[608]. « Vous êtes mon héritage », dit-il à Dieu, il ne craint pas de s’arroger la possession de Dieu même. « Ils posséderont la terre en héritage ; mais ceux qui le maudissent périront ». Or, ceux qui le bénissent ne le font que par sa grâce. Car il est venu vers ceux qui le maudissaient, et ils l’ont béni ; et c’est déjà périr pour ceux qui le maudissent, que de le bénir sous le poids de sa grâce ; ils le maudissaient par leur propre malice, et ils le bénissent par le don qu’il leur fait.
15. Écoutez ce qui suit : « Le Seigneur dirige les pas des hommes, et ils chercheront ses voies »[609]. Pour que l’homme recherche les voies du Seigneur, il faut que le Seigneur lui-même dirige ses pas. Si le Seigneur n’eût en effet dirigé les pas des hommes, ils eussent été eux-mêmes si corrompus et eussent marché dans une telle dépravation, que, dans leurs sentiers tortueux, ils n’eussent pu revenir au bien. Mais le Seigneur est venu pour nous appeler, nous racheter, répandre son sang ; ce sont là, et le prix qu’il a donné, et le bien qu’il a fait, et les douleurs qu’il a endurées. Examine ce qu’il a fait, c’est bien un Dieu ; vois ce qu’il a souffert, c’est bien un homme. Quel est ce Dieu-Homme ? O homme, si tu n’avais abandonné Dieu, un Dieu ne se ferait point homme pour toi ! C’était peu pour sa bonté, pour sa miséricorde, de t’avoir fait homme, s’il ne se fût fait homme pour toi. C’est lui qui dirige nos pas, afin que nous désirions ses voies. « C’est le Seigneur qui redresse les pas de l’homme, lequel recherche ses voies ».
16. Mais si tu veux suivre la voie du Christ, ne va point te promettre les félicités du siècle. Il a marché par des chemins difficiles, mais il a promis de grands biens ; c’est à toi de le suivre. Ne considère pas seulement le chemin à suivre, mais le point où tu dois aboutir. Tu souffriras des maux qui passeront, pour arriver à des joies éternelles. Si tu veux supporter le travail, envisage la récompense. L’ouvrier se découragerait dans la vigne, s’il n’envisageait son salaire. Et quand tu auras envisagé ton salaire, tout ce que tu souffres te paraîtra vil et peu digne d’être comparé avec le bonheur qui en sera la récompense. Tu seras étonné d’un si grand prix pour un travail si minime. Car enfin, mes frères, pour mériter un repos éternel, il faudrait un travail éternel ; et un bonheur sans fin ne devrait s’acheter que par une douleur également sans fin ; mais si ton labeur était éternel, quand pourrais-tu arriver à l’éternelle félicité ? De là vient pour la douleur cette nécessité de finir pour faire place à un bonheur sans fin. Et pourtant, mes frères, cette félicité éternelle pouvait être le prix d’une peine bien longue. Ainsi, pour mériter un bonheur sans fin, notre labeur, notre misère eussent pu durer des siècles. Et eussent-ils duré un millier d’années, qu’est-ce qu’un millier d’années en face de l’éternité ? qu’est-ce qu’un nombre fini, quelque grand qu’il soit, en face de l’infini ? Dix mille années, des millions et des milliards d’années, si l’on peut s’exprimer ainsi, tout cela finira et ne peut se comparer à l’éternité. C’est donc un autre effet de la bonté de Dieu de t’avoir mesuré une épreuve non seulement temporelle, mais encore très courte. La vie de l’homme serait courte, ne compterait que bien peu de jours, quand même Dieu ne mêlerait pas à nos misères des joies qui sont assurément plus nombreuses et plus durables que nos peines ; et ces peines en sont plus courtes et moins nombreuses, afin que nous puissions les endurer. Qu’un homme donc voie sa vie entière s’écouler jour par jour, heure par heure, dans les travaux, dans les chagrins, dans la douleur, dans les tourments, dans la prison, dans les plaies, dans la faim et dans la soif, et cela pendant toute une vie jusqu’à l’extrême vieillesse, la vie de l’homme n’a que peu de jours, et, après ce labeur, viendra le royaume éternel, la félicité sans fin, l’égalité avec les anges, l’héritage du Christ et le Christ lui-même, cohéritier avec nous. Quelle récompense, en comparaison du labeur ! Des vétérans, qui se fatiguent dans les armées, qui affrontent les blessures pendant tant d’années, qui portent les armes de la jeunesse, se retirent cassés de vieillesse ; et, pour avoir quelques jours de paix dans ces vieilles années qui pèsent sur ces hommes à qui la guerre ne pesait rien, quelles difficultés à surmonter, combien de marches, que le froid rigoureux, quelles chaleurs à supporter, quelles extrémités, quelles blessures, quels périls à braver ! Et dans toutes ces fatigues ils n’envisagent que ces quelques jours de vieillesse, qu’ils ne sont pas certains d’atteindre. Donc, « le Seigneur dirige les pas des hommes, et ils chercheront ses voies ». C’est là ce que je commençais à exposer : si tu veux suivre la voie du Christ, si tu es vraiment chrétien, et le vrai chrétien est celui qui ne méprise pas la voie du Christ, mais qui veut suivre ses pas même dans les souffrances, garde-toi de chercher une autre voie que celle qu’il a parcourue. Elle paraît difficile et néanmoins c’est la voie sûre ; l’autre peut avoir ses attraits, mais elle est infestée par les voleurs. « Et les hommes chercheront sa voie ».
17. « Quand il se heurtera, il n’en sera point troublé, parce que le Seigneur fortifie ses mains »[610]. C’est là désirer la voie du Christ Qu’il arrive à cet homme de passer par la tribulation, par le déshonneur, par les affronts, par la douleur, par les pertes et par les peines si nombreuses dans la vie humaine ; il se rappelle toutes les souffrances qu’a dû endurer Jésus-Christ, et « quand il se heurtera, il ne sera point troublé, parce que ses mains sont fortifiées par le Seigneur », qui a le premier passé par ces peines. Que pourrais-tu craindre, ô homme, puisque Dieu dirige tes pas, pour te faire désirer ses voies ? Que peux-tu redouter ? Les douleurs ? Le Christ a été flagellé[611]. Les affronts ? Il s’est entendu lire : « Vous êtes possédé du démon »[612], lui qui chassait les démons. Craindrais-tu les trames et les conspirations des méchants ? Ou a conspiré contre lui[613]. Tu ne saurais peut-être établir ton innocence en toute accusation, et tu as la douleur d’entendre de faux témoins déposer contre toi. Ils ont porté un faux témoignage contre Jésus-Christ tout le premier, non seulement avant sa mort, mais encore après sa résurrection. On produisit de faux témoins pour le faire condamner par les juges[614] ; et de faux témoins encore calomnièrent son tombeau. Jésus-Christ ressuscita avec tout l’éclat du miracle, et la terre ébranlée annonça la résurrection du Sauveur. Il y avait là une terre qui gardait la terre, mais cette terre plus dure ne put être changée. Elle rendit témoignage à la vérité, mais elle fut séduite par la terre menteuse. Les gardiens racontèrent aux Juifs ce qu’ils avaient vu, ce qui était arrivé ; mais ils reçurent de l’argent, et on leur dit : « Rapportez que pendant votre sommeil ses disciples sont venus et l’ont enlevé »[615]. Voilà de faux témoins contre sa résurrection. Mais quel aveuglement dans ces faux témoins, mes frères ; quel aveuglement ! Voilà ce qui arrive d’ordinaire aux faux témoins, c’est de tomber dans l’aveuglement su point de parler contre eux-mêmes sans le savoir, et de démasquer ainsi leur faux témoignage. Qu’ont-ils dit contre eux-mêmes ? Pendant que nous dormions, ses disciples mont venus et l’ont enlevé ». Quoi donc ? Oui fait cette déclaration ? celui qui dormait, le ne croirais pas de tels hommes, quand même ils ne me raconteraient pas leurs songes. Quelle extravagance ! Si tu veillais, pourquoi le laisser enlever ? Si tu dormais, d’où le sais-tu ?
18. Ainsi en est-il de ceux qui sont leurs enfants, comme il vous en souvient, et dont il faut dire un mot, puisque c’est l’occasion. Plus, en effet, nous voulons leur salut, et plus nous devons démasquer leur vanité. Voilà que le corps de Jésus-Christ est encore en butte aux faux témoins ; ce qu’a d’abord enduré le chef, le corps l’endure aussi. Il n’y a là rien d’étonnant, et aujourd’hui il ne manque pas de gens pour dire à ce corps du Christ répandu sur la terre : Race de traîtres. C’est là un faux témoignage, et peu de mots me suffiront pour te convaincre que tu es un faux témoin. Tu me dis : Tu es un traître. Je réponds : Tu mens. Nulle part et jamais tu n’as pu prouver ma trahison ; et moi, dans tes paroles et à l’instant, je démasque ton mensonge. Il est constant que tu as dit que nous avons aiguisé nos épées ; je cite les actes de tes circoncellions. Tu as dit, et cela y est constaté, que tu ne réclames pas les biens enlevés[616] ; et je lis dans ces mêmes actes que tu donnes procuration pour les exiger. Tu as dit encore : Nous ne présentons uniquement que les Évangiles ; et je lis une foule d’arrêts des juges, dont tu as tourmenté ceux qui sont séparés d’avec toi ; je lis des suppliques à un empereur apostat, à qui tu as dit qu’il n’y a que la justice pour avoir accès auprès de lui[617]. L’apostasie de Julien vous paraissait sans doute faire partie de l’Évangile ? Te voilà donc convaincu de mensonge. Que doit-on croire de tout ce que tu as dit de moi ? Quand même je ne pourrais démasquer la fausseté de tes reproches, il me suffit de prouver que tu es menteur. Que dis-tu ? Tel on te voit, tels on voit tous les autres. C’est avec raison que tu as envoyé partout ces paroles, tu as voulu grossir le mensonge par d’autres mensonges, afin de n’avoir plus à rougir d’avoir menti.
19. Mais il faut, dit-il, maintenir le jugement de nos pères contre Cécilien. Pourquoi le maintenir ? parce que c’est le jugement des évêques ? Il faut donc aussi maintenir le jugement porté contre toi par les Maximianistes. Car c’était auparavant, et je pense que vous le savez, que les évêques, unis à Maximien, qui était encore son diacre, vinrent à Carthage, comme le porte la requête qu’ils ont attachée à leurs actes, quand ces Maximianistes plaidaient au sujet d’une maison avec le procureur de ce Primianus qui abandonne ce qu’on lui prend. Donc, ils envoyèrent d’abord une requête à son sujet, se plaignant de ce qu’il n’avait pas voulu se rendre dans leur assemblée. Mais vois comme Dieu leur a rendu ce qu’ils ont dit de Cécilien. Admirable ressemblance ! Dieu a voulu, après tant d’années, leur remettre sous les yeux ce qui s’est passé alors, afin qu’ils ne trouvent aucun moyen de dissimuler ou de s’échapper. Ils diraient qu’ils ont oublié les actes précédents, Dieu ne permet point qu’ils les oublient ; et puisse cela servir à leur salut ! Car c’est là un effet de sa miséricorde, s’ils considéraient ce qui s’est fait. Remettez-vous donc sous les yeux, mes frères, l’unité de l’univers entier dont ils se sont séparés contre Cécilien ; représentez-vous le parti des Donatistes, d’où se sont détachés les Maximianistes contre Primianus. Ce que les premiers ont fait contre Cécilien, les seconds l’ont fait contre Primianus. C’est pourquoi les Maximianistes se vantent d’aimer mieux la vérité que les Donatistes, puisqu’en effet ils ont imité la conduite de leurs ancêtres. Ils ont élevé Maximien contre Primianus, comme les autres avaient élevé Majorin contre Cécilien, et ont renouvelé de lui et de Primianus les plaintes de leurs pères au sujet de Cécilien. Car, s’il vous en souvient bien, ceux-ci dirent que Cécilien, fidèle à sa conscience, n’avait point voulu se trouver avec eux, parce qu’il connaissait leurs intrigues ; de même ceux-là se plaignent de Primianus, qui a refusé d’aller à eux. Pourquoi trouver bon que Primianus ait connu les intrigues des Maximianistes, et ne point pardonner à Cécilien d’avoir connu les intrigues des Donatistes ? Maximien n’était pas encore ordonné, et déjà l’on accusait Primianus ; des évêques s’assemblent ; ils veulent obliger Primianus de se trouver dans leur assemblée ; il refuse d’y aller, comme le constate la circulaire insérée dans les actes. Il refusa, etje ne l’en blâme point, je l’approuve au contraire. Si tu as reconnu là quelque faction, tu as bien fait de ne point te mêler à des factieux, mais de réserver ta cause à un tribunal plus impartial de ton parti. Il restait encore la secte de Donat, et Primianus pouvait s’y justifier ; c’est pourquoi il ne voulut point aller à ceux qui ourdissaient déjà des trames. Tu vois que nous louons ta résolution à l’égard des Maximianistes ; considère bien maintenant la cause de Cécilien. Tu ne veux point le juger comme un frère, juge-le comme un étranger. Que disais-tu en toi-même en refusant de venir ? Ces gens ont conspiré contre ma vie ; ils sont gagnés contre moi ; si je me remets entre leurs mains, je fais tort à ma cause. Je n’irai point chez eux, je réserve ma cause pour des hommes plus intègres et d’une plus grande autorité. C’est là un bon avis. Mais si Cécilien a raisonné de la sorte ? Tu auras bien de la peine à nous prouver qu’une autre Lucille a corrompu ceux-ci contre toi, tu n’en trouveras pas la preuve ; et cependant Cécilien le savait tellement bien, que cela est prouvé par les actes mêmes de ce concile[618]. Mais tu as vu je ne sais quoi de ténébreux ; on t’a dit que tu avais à craindre ; j’accorde à ta crainte d’avoir pris des sûretés ; tu as bien fait de n’aller point trouver de telles gens, puisqu’il y en avait d’autres qui pouvaient te juger. Écoute maintenant Cécilien : tu t’es conservé la Numidie, et lui le monde entier. Mais si tu veux faire valoir contre lui le jugement des Donatistes, il faut donner la même valeur à celui dont tu es frappé par les Maximianistes ; s’il est condamné par des évêques, tu l’es aussi par des évêques. Pourquoi ensuite faire revoir ta cause pour obtenir l’avantage contre les Maximianistes, comme il en avait ensuite appelé, pour faire condamner les Donatistes ? Ce qui s’est donc fait alors s’est renouvelé d’une manière complète et évidente, et les Maximianistes font contre Primianus les plaintes que les Donatistes ont faites contre Cécilien. Je ne puis vous dire, mes frères, combien je suis ému et comment je rends grâces à Dieu ; c’est vraiment par un effet de sa miséricorde qu’il leur a mis sous les yeux un tel exemple, bien fait pour les éclairer s’ils étaient sages. Pour peu que cela vous plaise, mes frères, et puisque Dieu l’a fait tomber sous nos mains, écoutez le concile des Maximianistes. (Et dans son homélie, il fait lecture du concile.)
20. « A nos très saints frères et collègues dans toute l’Afrique ». (Toute leur unité se borne à la seule Afrique. Mais dans cette Afrique, il y a l’unité catholique avec eux, et dans les autres parties du monde, ils ne sont pas avec l’Église catholique.) « A nos frères très saints et collègues établis dans toute d’Afrique, c’est-à-dire dans la province proconsulaire, dans la Numidie, la Mauritanie, la Byzacène et Tripoli ; à tous les prêtres et diacres, à tous les peuples militant avec nous dans la vérité de l’Évangile, Victorin, Fortumat, Victorien, Miggin, Saturnin, Constance, Candoire, Innocent, Cresconius, Florent, Salvius, un autre Salvius, Donat, Géminius, Prétextat » (c’est là cet Assuritain qu’ils ont reçu dans la suite, et qui à son tour reçut celui qui l’avait condamné), « Maximien, Théodore, Anastase, Donatien, Donat, un autre Donat, Pompone, Pancrace, Janvier, Secundinus, Pascase, Cresconius, Rogatien, un autre Maximien, Bénénat, Gaïen, Victorin, Contaise, Quintaise, Félicien » (est-ce ce Mustitain qui vit encore ? C’en est peut-être un autre et d’un autre endroit), « Salvius, Miggin, Proculus, Latinus, et les autres réunis au concile de Cabarsusse, salut en Notre-Seigneur. Il n’est personne, frères bien-aimés, pour ignorer que les prêtres du Seigneur ne suivent point leur volonté, mais la loi de Dieu, soit quand ils condamnent des coupables, soit quand ils écoutent la justice pour absoudre les innocents des peines qui leur étaient infligées. C’est également s’exposer à un grand péril que d’épargner un coupable ou de s’efforcer d’accabler un innocent ; surtout qu’il est écrit : Vous ne ferez mourir ni l’innocent, ni le juste, et s vous ne justifierez point le coupable[619]. Cet oracle de l’Écriture nous imposait l’obligation d’évoquer la cause de Primianus, que le peuple saint de Carthage avait établi évêque de cette église, pour veiller sur le bercail du Seigneur. Les lettres des anciens de cette église nous forçaient d’écouter, d’examiner q toutes choses à son sujet, afin qu’après avoir stout pesé, nous pussions, ou le déclarer innocent, ce qui eût été bien désirable, ou, s’il était coupable, montrer à tous qu’il était justement condamné. Notre plus vif désir était que le peuple de l’église de Carthage pût s’applaudir d’avoir à sa tête un évêque entièrement saint, exempt de tout reproche. Il faut en effet qu’un prêtre du Seigneur soit tel qu’il puisse mériter et obtenir pour son peuple ce que ce même peuple ne pourrait lui-même obtenir de Dieu ; car il est écrit : Si le peuple a péché, le prêtre priera pour lui ; mais si le prêtre vient à pécher, qui donc priera pour lui ? »[620] (Les apôtres eux-mêmes se recommandaient aux prières des peuples, et ils disaient dans leurs prières : « Pardonnez-nous nos offenses »[621]. L’apôtre saint Jean a dit : « Devant Dieu le Père nous avons pour avocat Jésus-Christ qui est juste ; c’est lui qui est la victime de propitiation pour nos péchés »[622]. Mais ce qu’ils citent regarde ce prêtre qu’ils ne comprennent pas, et a été écrit pour avertir le peuple par cette prophétie, qu’il doit reconnaître pour prêtre celui pour qui nul ne prie. Or, quel est le prêtre pour qui nul ne prie, sinon celui qui prie pour tous ?[623] On était alors sous le sacerdoce lévitique ; alors le prêtre pénétrait dans le sanctuaire ; il offrait des victimes pour le peuple, et on avait une image du prêtre futur et non la réalité ; les prêtres d’alors étaient pécheurs comme les autres hommes ; et Dieu voulant, par cette prophétie, avertir le peuple d’appeler, par ses désirs, ce Prêtre qui intercède pour tous sans que personne doive prier pour lui, le désigne ainsi dans ces avertissements : « Que le peuple pèche, le prêtre prie pour lui ; mais si le prêtre vient à pécher, qui priera pour lui ? » Donc, ô peuple, choisis un prêtre pour lequel tu ne sois point obligé de prier, mais dont la prière devienne pour toi une sécurité. Ce prêtre est Notre-Seigneur Jésus-Christ, le seul Prêtre, le seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme[624]. « Or, les scandales de Primianus et sa perversité si particulière l’ont tellement désigné au jugement du ciel, que l’auteur de tant de crimes devait être nécessairement retranché ; lui qui, récemment ordonné » (voici qu’ils énumèrent les crimes de Primianus), « a poussé les prêtres de ce même peuple de Carthage à entrer dans une conjuration impie, et leur a demandé, comme par grâce, d’être d’accord avec lui » ; (voilà ce qu’il leur demanda ; mais eux, loin de le lui promettre, gardèrent le silence ; alors il ne craignit pas d’accomplir seul le crime qu’il méditait), « afin de condamner quatre diacres, hommes distingués et d’un mérite reconnu par tous, savoir, Maximien, Rogatien, Donat et Salgame ». ( Il y avait dans ces quatre cet auteur du schisme, qui retranchait encore à une part déjà retranchée, et qui ne gémissait point de se voir séparé de l’unité tout entière.) « Ces prêtres donc, effrayés de sa criminelle audace, ayant repoussé par leur silence toute complicité, il osa seul accomplir sa criminelle entreprise, au point de se croire en droit de porter une sentence contre le diacre Maximien, homme connu de tous pour son innocence, et cela sans aucun procès, sans accusateur, sans témoin, quand cet homme, qui n’avait pas comparu, était malade au lit ». (Voyez bien son crime.) « C’est ainsi qu’il avait déjà condamné des clercs par un emportement semblable. Et comme il avait admis des incestueux à la sainte communion, contre la loi et les décrets de tous les prêtres, malgré l’opposition de la plus grande partie du peuple ; pressé par les lettres des plus nobles parmi les anciens de corriger par lui-même ce qu’il avait fait, il a poussé la témérité jusqu’à négliger de le faire. Justement émus de cette conduite, les anciens de cette église envoyèrent à tous les évêques des lettres et des ambassadeurs, pour nous prier avec larmes de les venir trouver, afin qu’après avoir pesé toutes choses, et mûrement examiné les accusations, on rendît l’éclat à cette Église. Or, quand sur ces invitations nous sommes venus ici, cet homme bouillant, faisant valoir ses motifs que l’on connaît, s’abstint de nous rencontrer ». (Vous connaissez ce que l’on objecte à Primianus ; c’est que le parti de Donat est souillé d’inceste. Voici en effet leur règle : tel est l’homme avec qui l’on communique, tels deviennent tous les autres et la masse entière. Si donc ils disent vrai, tout le parti de Donat est souillé d’inceste. Que les Numides viennent donc nous dire : Que nous importe à nous que tu aies admis à ta communion je ne sais quels incestueux ? comment cela pourrait-il nous atteindre à une si longue distance ? Mais si vous ne voulez pas qu’un fait arrivé à Carthage ait son contre-coup en Numidie, comment ce qui se passe en Afrique a-t-il pu nuire à la terre entière ? Leur défense arrive toujours à les charger davantage et à nous excuser.) « Il s’est abstenu de nous rencontrer ». (C’est leur plainte contre Cécilien.) « S’obstinant dans sa rébellion, il a persévéré dans le mal ; puis, ayant rassemblé des hommes perdus ». (Voici quelque chose de plus : on n’a pas fait ce reproche à Cécilien ; écoutez ces reproches.) « Ayant obtenu des gardes, il assiégea les portes des églises » (assurément afin d’empêcher les évêques d’y entrer), « et nous ôta la liberté d’y entrer et d’y célébrer les saints mystères. Tout homme qui soutient la vérité peut apprécier ou juger si telle est la conduite d’un évêque, ou s’il est permis à des chrétiens d’en agir ainsi. C’est notre propre frère qui nous a fait ce que n’aurait pas fait un étranger ». (Que dirai-je de plus ? ils accumulent les accusations et condamnent Primianus ; mais lisons la condamnation.) « Nous donc, prêtres du Seigneur, en présence de l’Esprit-Saint, attendu que le même Primianus a substitué des évêques à d’autres qui étaient encore vivants ; qu’il a admis des incestueux à la communion des saints ; qu’il a tenté d’engager des prêtres à former une conjuration ; qu’il a fait jeter dans un cloaque le prêtre Fortunat, qui venait par le baptême au secours des malades ; qu’il a refusé de communiquer avec le prêtre Démétrius, afin d’obtenir la démission de son fils ; qu’il a fait un crime à ce prêtre de l’hospitalité donnée à des évêques ; que ledit Primianus a lancé la multitude pour abattre les maisons des chrétiens ; qu’il a fait assiéger d’abord, puis lapider par ses satellites des évêques et des clercs ; qu’il a fait massacrer dans une église des vieillards qui voyaient avec peine les Claudianistes admis à la communion ; qu’il a cru devoir condamner des clercs innocents ; qu’il a refusé de se présenter devant nous pour être entendu, et qu’il a fermé et fait garder les portes des églises par des gens attroupés et des archers pour nous en interdire l’entrée ; qu’il a ignominieusement repoussé les légats que nous lui avions envoyés ; qu’il a usurpé plusieurs places, d’abord par la violence et ensuite par l’autorité judiciaire ». (Il abandonne pourtant ce qu’il a pris. L’apôtre saint Paul nous dit : « Quelqu’un d’entre vous ayant un différend avec un autre, ose-t-il bien l’appeler en jugement devant les infidèles et non devant les saints ? »[625] Voyez quel crime ils reprochent à Primianus, de n’avoir pas voulu décider de ces places au tribunal des évêques, mais à celui des juges.) « Sans parler d’autres crimes dont il est coupable, et qu’une plume honnête se refuse à retracer, nous l’avons condamné à être à jamais séparé de l’assemblée des prêtres, de peur que son contact ne jette sur l’Église quelque souillure ou quelque crime. Tel est le sens de cet avertissement et de cette exhortation de saint Paul : Nous vous ordonnons, mes frères, au nom de Jésus-Christ, de vous séparer de tout frère qui marche dans le
désordre[626]. C’est pourquoi, n’oubliant point ce que nous devons à la pureté de l’Église, muons avons jugé à propos d’avertir nos saints collègues dans l’épiscopat, tous les clercs, tous les peuples qui se souviennent qu’ils sont chrétiens, d’avoir en horreur sa communion comme celle d’un damné. Quiconque aura tenté de violer par sa désobéissance ce présent décret, rendra compte de sa propre mort. Toutefois, il a paru bon au Saint-Esprit et à nous d’accorder quelque délai à ceux qui sont lents à se convertir, sen ce sens que tout prêtre ou tout clerc, assez oublieux de leur salut pour ne point se séparer de la communion de Primianus condamné, à dater du jour de sa condamnation, ou du huitième jour des calendes de juillet, jusqu’au huitième jour des calendes de janvier, tomberont sous l’anathème dont il est lui-même frappé. Quant aux laïques qui ne se seront point abstenus de toute relation avec lui depuis ledit jour de sa condamnation jusqu’à la prochaine solennité de Pâques, ils ne pourront être réconciliés à l’Église que par la pénitence, si toutefois ils rentrent en eux-mêmes. Victorin, évêque de Munat, j’ai signé. Fortunat, évêque de Dionysiane, j’ai signé. Victorien, évêque de Carcabie, j’ai signé. Florent, évêque d’Adrumète, j’ai signé. Miggin évêque d’Eléphantaire, j’ai signé. Innocent, évêque de Thébal, j’ai signé. Miggin, au nom de mon collègue Salvius, évêque de Membressitane, j’ai signé. Salvius, évêque d’Ausafe, j’ai signé. Donat, évêque de Sabrat, j’ai signé. Gémélius, évêque de Tanasbée, j’ai signé ». (Parmi ceux qui ont signé cette condamnation, nous lisons les noms de Prétextat, évêque d’Assurite, et de Félicien de Mustitane.) « Prétextat, évêque d’Assurite, j’ai signé. Maximien, évêque de Sabate, j’ai signé. Datien, évêque de Camicète, j’ai signé. Donat, évêque de Fisciane, j’ai signé. Théodore, évêque d’Usule, j’ai signé. Victorien, j’ai signé par ordre de l’évêque Agnose, mon collègue. Donat, évêque de Cebresut, j’ai signé. Natalien, évêque de Thélen, j’ai signé. Pomponius, évêque de Macriane, j’ai signé. Pancrace, évêque de Baliane, j’ai signé. Janvier, évêque d’Aquen, j’ai signé. Secundus, évêque de Jacondiane, j’ai signé. Pascase, évêque du bourg d’Auguste, j’ai signé. Creso, évêque de Conjustie, j’ai signé. Rogatien, évêque, j’ai signé. Maxime, évêque d’Erommène, j’ai signé. Bénénat, évêque de Tugutiane, j’ai signé. Ritanus, évêque, j’ai signé. Gaïanus, évêque de Tigual, j’ai signé. Victorin, évêque de Leptimagne, j’ai signé. Contaise, évêque de Bénèfe, j’ai signé. Quintaise, évêque de Capse, j’ai signé. Félicien, évêque de Mustitane, j’ai signé. Victorien, par délégation de l’évêque Miggin, j’ai signé. Latinus, évêque de Muge, j’ai signé. Proculus, évêque de Girbitane, j’ai signé. Donat, évêque de Sabrat, pour Marratius mon frère et collègue, j’ai signé. Proculus, évêque de Girbitane, au nom de Gallionus, mon collègue, j’ai signé. Secondien, évêque de Prisiane, j’ai signé. Helpidius, évêque de Tusdritane, j’ai signé. Donat, évêque de Samurdat, j’ai signé. Gétulicus, évêque de Victoriane, j’ai signé. Annibonius, évêque de Robarte, j’ai signé. Annibonius, encore à la prière de mon collègue, l’évêque d’Angendiare, j’ai signé. Tertullus, évêque d’Abite, j’ai signé. Primulien, évêque, j’ai signé. Secundinus, évêque d’Arusiane, j’ai signé. Maxime, évêque de Pittane, j’ai signé. Crescentianus, évêque de Murre, j’ai signé. Donat, évêque de Belme, j’ai signé. Persévérantius, évêque de Tébertine, j’ai signé. Faustin, évêque de Bine, j’ai signé. Victor, évêque d’Altiburitane, j’ai signé. En tout, cinquante-trois ».
21. Veuillez bien, mes frères, faire une simple remarque. C’est là ta condamnation, disons-nous à Primianus. Que veux-tu ? qu’elle ait de la valeur ou qu’elle n’en ait point ? je suis d’accord avec toi pour dire que tous ont menti contre toi ; et voici ce qui me le fait croire : c’est que tu as plaidé ta cause devant d’autres j tiges qui ont condamné ceux-là. Si donc je te crois innocent parce que, sans te présenter à des factieux, tu as prouvé ailleurs ton innocence de manière à faire condamner ceux qui t’avaient condamné ; sache à ton tour reconnaître l’innocence de Cécilien, qui a refusé de comparaître devant tes ancêtres, pour réserver sa cause au jugement de l’univers entier, comme tu as réservé la tienne au jugement du concile des Numides. Si le siège de Bagaï t’a rendu ton innocence, à combien plus forte raison le Siège apostolique lui a rendu la sienne. Ou bien veux-tu donner de la valeur à sa première condamnation ? Si elle a de la valeur, c’est contre toi. Car jamais cette condamnation n’a eu de valeur contre Cécilien, jamais elle n’en aura ; prends garde toutefois de te condamner toi-même.
22. Ils osent bien dire ici : Mais nous, qui avons ensuite condamné les Maximianistes, nous étions en plus grand nombre. Donnez donc de la valeur au jugement rendu contre Félicien, et vous en donnerez alors à celui qui frappe Cécilien. Dans leur concile de Bagaï, ils ont aussi condamné Félicien maintenant Félicien est admis à la communion ; donc, ou bien c’est un coupable que l’on a admis, ou bien un innocent que l’on a condamné. Si tu reçois un coupable, pour garder la paix avec Donat, cède à tous les peuples pour la paix de Jésus-Christ ; mais si par erreur vous avez condamné un innocent ; si trois cents évêques ont pu se tromper en condamnant Félicien, soixante-dix évêques n’ont-ils pu sans erreur condamner Cécilien ? Qu’avez-vous donc à répondre ? quand on vous objecte : Les Maximianistes vous ont condamnés les premiers ; vous répliquez en disant : Mais nous étions bien plus nombreux en condamnant les Maximianistes. On peut répondre à l’instant à chacune de vos objections : que c’est vous les premiers qui avez condamné Cécilien. Si l’on doit s’en tenir à la priorité dans le jugement, c’est aux Primianistes à céder au concile des Maximianistes ; et si l’on s’en tient au plus grand nombre, c’est aux Donatistes à céder à l’univers entier : je ne vois rien de plus juste. Les Maximianistes sont peu nombreux, mais les premiers. Un accusé n’a pas le droit de condamner. Si c’est là ton avis, comment, sous le poids d’une condamnation, as-tu pu condamner un autre ? Car il a signé avec ceux qui ont porté la sentence, et ils ne lui ont point gardé la place d’un homme qui plaide sa cause. Mais il en est autrement de Cécilien : on lui a gardé la place d’un homme qui se justifie, ainsi que le porte la sentence elle-même ; car il n’a pas été admis à la communion sans avoir purgé son accusation. Mais ici Maxime est condamné par les juges, et là il est parmi les juges qui condamnent. Que ce soit là de l’équité dans le concile de Bagaï nous voulons bien vous l’accorder. C’est à tort que les Maximianistes t’ont condamné ; comme c’est à tort que les premiers de votre secte ont condamné Cécilien. Tu t’es justifié à Bagaï, lui est justifié par une sentence d’outre-mer, sentence ratifiée par tout l’univers. Qu’as-tu donc à répondre ? Nous sommes, dis-tu, en plus grand nombre que les Maximianistes. Eh bien ! soyez plus nombreux, parlons alors du nombre. Voyez quelle différence. Les Maximianistes ont condamné eu toi un absent qui refusait de comparaître devant eux. C’est là une ressemblance, car tes ancêtres ont ainsi condamné Cécilien absent, et qui évitait leur faction. À ton tour tu les as condamnés quoique absents au concile de Bagaï : mais Cécilien s’est justifié en présence même de ses adversaires. Il y a encore une autre différence bien grande : c’est toi-même qui es allé chercher des juges en Numidie, toi qui les as établis juges, les Maximianistes ne les avaient pas demandés : tandis que Cécilien a fait condamner Donat par les juges mêmes qu’avaient demandés les Donatistes. Les Maximianistes peuvent donc te répondre et à bon droit : Nous sommes d’abord venus près de vous, nous évêques de votre province, d’un diocèse qui vous appartient ; nous avons voulu entendre votre cause ; vous avez dédaigné de vous présenter devant nous. Si vous redoutiez notre jugement, nous devions du moins choisir les juges de concert, et vous n’aviez pas droit de choisir ceux que vous vouliez. Voyez encore quelle différence. Les Donatistes alors envoyèrent à l’empereur des suppliques pour qu’il nommât des juges ; ils récusèrent ceux qui les avaient condamnés, et qu’ils avaient demandés avant leurs condamnations. On leur en donna d’autres selon leur requête, nouvelle con damnation ; ils en appelèrent à l’empereur, nouvelle condamnation. Condamné une seule fois et en son absence, un maximianiste se tait ; condamné trois fois, et toujours présent, un donatiste ne se tait point ?
23. Entre toi et les Maximianistes, il reste la question du nombre. Je l’ai dit : je suis d’accord avec toi. Trois cent dix sont plus que cent, ou ce qu’il y avait d’évêques Maximianistes contre Primianus : et les milliers d’évêques répandus par toute la terre, qui ont condamné Donat pour soutenir Cécilien, se sont-ils donc pour toi d’aucune autorité ? Mais, diras-tu : est-ce que les milliers d’évêques répandus dans le monde entier ont condamné les Donatistes ? Très bien, ils ne les ont pas condamnés. Mais pourquoi ? parce qu’ils n’ont pas assisté au jugement ; et s’ils n’ont pas assisté au jugement, ils ne l’ont point condamné, puisqu’ils ne connaissent rien de cette affaire. Pourquoi donc te séparer de ces innocents ? voilà un homme baptisé qui vient à toi des extrémités du monde, et tu veux le baptiser de nouveau, et lorsque tu le prépares à exercer ton ministère de mort, et à réitérer ce que l’on ne donne qu’une fois, il t’aborde avec de grands cris et des gémissements, et te dit : Que prétendez-vous faire ? me rebaptiser ? vous dit cet homme de je ne sais quel pays, de la Mésopotamie, de la Syrie, du Pont, ou même de plus loin. Mais vous n’avez pas le baptême, lui réponds-tu. Comment ? lisez les lettres de l’Apôtre, que l’on m’a données. Voici venir je ne sais quel homme de Galatie, du Pont, un inconnu de Philadelphie ou d’une de ces églises auxquelles saint Jean a écrit u il vient de Colosses, il vient de Philippe, de Thessalonique : Je n’ai pas le baptême, vous dira-t-il, moi qui ai reçu les lettres de l’Apôtre, par la prédication duquel vous êtes baptisés ? Tu oses bien lire ces lettres, et refuser d’être en paix avec moi ?[627]
TROISIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME 36.
modifierTROISIÈME SERMON. – ENCORE LA FORCE DU JUSTE.
modifierL’Église qui a été jeune et qui a vieilli, n’a point vu le juste manquer de pain ou de la parole de Dieu qui est le vrai pain. Elle a vu au contraire ce juste prêter, et surtout prêter au Seigneur en secourant les pauvres. Évitons le mal, mais cela est insuffisant si nous ne faisons le bien. Laissons faire l’impie dont la ruine sera complète ; dans sa malice il peut bien épier le juste, mais il ne surprendra que le corps : l’âme lui échappera toujours. Ce que les Donatistes peuvent dire d’Augustin.
1. Il nous reste, mes frères, à vous exposer à discuter la troisième partie du psaume. Je le vois ; Dieu me rappelle pour m’acquitter de ma dette, à la vérité contre mon dessein, mais non contre les desseins de sa Providence. Soyez donc attentifs, mes frères, afin que, s’il est possible, avec le secours de Dieu, je fasse droit à une obligation dont je reconnais l’existence. De qui sont ces paroles que nous venons de chanter ? « J’ai été jeune, maintenant j’ai vieilli ; et je n’ai point vu le juste abandonné, ni sa postérité mendier son pain[628] ». Si ce n’est qu’un seul homme qui parle ainsi, quelle durée peut avoir la vie un seul homme, et quelle merveille serait-ce qu’un homme placé dans quelque coin du monde, pendant toute sa vie qui est bien courte, comme toute vie humaine, quel que soit l’espace qui sépare la jeunesse de la vieillesse, n’eût point vu le juste abandonné, ni sa postérité mendier son pain ? Il n’y a là rien d’étonnant. Il est très possible qu’avant sa naissance un juste ait demandé son pain ; il est possible que cela soit arrivé dans un pays qu’il n’habitait pas. Écoutez encore une difficulté qui m’embarrasse : voilà que le premier d’entre vous, qui a déjà de longues années, en jetant les yeux sur les jours qu’il a vus s’écouler, et en ramenant dans sa pensée tout ce qu’il a pu connaître, ne voit pour mendier son pain, ni le juste, ni le fils du juste ; et néanmoins, en feuilletant les Écritures, il voit qu’Abraham, tout juste qu’il était, souffrit la faim dans le pays qu’il habitait, et dut changer de contrée[629] ; il voit que son fils Isaac, pressé aussi par la disette, alla chercher des vivres[630] en d’autres contrées. Où est maintenant la vérité de cette parole : « Je n’ai point vu le juste abandonné, ni sa postérité chercher du pain ? » Et quand même cette parole se vérifierait dans le cours de sa vie, la lecture des livres saints, plus croyable que la vie des hommes, lui montre néanmoins le contraire.
2. Que faire donc ? Aidez-moi, je vous prie, de votre zèle et de votre piété, à comprendre dans les versets du psaume quelle est la volonté de Dieu, et les instructions qu’il veut nous donner. Il est à craindre, en effet, qu’un homme faible et incapable de comprendre les saintes Écritures, voyant de bons serviteurs de Dieu dans quelque détresse et dans la nécessité de mendier leur pain, et réfléchissant à cette parole de saint Paul : « Nous travaillons dans la faim et dans la soif, dans le froid et dans la nudité »[631], ne vienne à se scandaliser et à dire en lui-même : De bonne foi, ce que je viens de chanter est-il donc vrai ; est-ce bien vrai, ce que je viens de chanter avec piété et debout dans l’Église : « Je n’ai jamais vu le juste abandonné, ni sa race mendier son pain ? » Il est à craindre qu’il ne se dise que l’Écriture le trompe ; que ses membres ne se ralentissent dans l’exercice des bonnes œuvres ; et, ce qui est pire encore, que ces membres ne se ralentissent chez l’homme intérieur, qu’il n’abjure toute œuvre pieuse et ne se dise dans son âme : À quoi bon faire le bien ? à quoi bon partager mon pain avec l’indigent et vêtir celui qui est nu, et loger chez moi celui qui n’a point de refuge, dans la foi en cette parole : « Je n’ai jamais vu le juste abandonné ni sa race mendier son pain », quand je vois tant de vrais serviteurs de Dieu en proie à la faim ? Et si je me trompe, ajoutera-t-il, au point de prendre pour juste et celui qui vit bien et celui qui vit mal, tandis que Dieu en juge tout autrement, et voit un méchant dans celui que je crois bon, du moins que dirai-je d’Abraham, que l’Écriture elle-même appelle juste ? Que dire de l’Apôtre saint Paul qui dit : « Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ ? »[632] Veut-il me souhaiter aussi les maux qu’il a dû endurer : « La faim et la soif, le froid et la nudité ? »[633]
3. Un homme qui est dans ces pensées, et dont les forces intérieures sont, comme je l’ai dit, affaiblies pour tout bien, pouvons-nous le prendre comme un paralytique, ouvrir le toit de ce passage de l’Écriture, et le descendre aux pieds du Seigneur ? Vous le voyez, il y a là de l’obscurité. S’il y a de l’obscurité, c’est qu’il y a un toit qui nous dérobe le sens, et je vois devant moi un paralytique spirituel. Je vois donc ce toit, et je sais que le Seigneur est caché sous ce toit. Je ferai alors, autant qu’il me sera possible, ce que le Seigneur approuva dans ceux qui découvrirent le toit et descendirent le paralytique aux pieds du Christ qui lui dit : « Mon fils, prenez courage, vos péchés vous sont remis[634] ». Puis il guérit cet homme de la paralysie intérieure, en lui remettant ses péchés et en affermissant sa foi. Mais il y avait là des hommes dont les yeux ne pouvaient voir la guérison de la paralysie intérieure, et qui prirent pour un blasphémateur le médecin qui l’avait faite. « Quel est », disaient-ils, « cet homme qui remet les péchés ? Il blasphème. Quel autre que Dieu peut remettre les péchés[635] ? » Et comme ce médecin était Dieu, il entendit ces pensées dans leurs cœurs. Ils croyaient que cette œuvre était vraiment de Dieu, et ils ne voyaient point Dieu présent devant eux. Ce médecin agit donc aussi sur le corps du paralytique, afin de guérir encore la paralysie intérieure de ceux qui tenaient ce langage. Il fit une œuvre qu’ils pussent voir et il leur donna la foi. Courage donc ! ô toi dont le cœur est faible, languissant jusqu’à laisser toute bonne œuvre, à la vue de tout ce qui se passe dans le monde ; toi qui es perdu intérieurement courage ! Découvrons ce toit, s’il nous est possible, afin de descendre aux pieds du Seigneur.
4. Dans l’Église, qui est son corps mystique, le Seigneur fut jeune dans les premiers temps et maintenant il a vieilli. C’est là ce que vous savez, ce que vous reconnaissez, ce que vous comprenez, parce que vous faites partie de ce corps et que vous comprenez que le Christ est notre chef, et que nous sommes les membres de ce chef[636] ? Mais n’y a-t-il que nous, et tous ceux qui nous ont précédés ne le sont-ils pas comme nous ? Tous ceux qui ont été justes dès l’origine du monde ont le Christ pour chef. Car ils ont cru qu’il viendrait comme sous croyons qu’il est venu ; et tout comme nous, ils ont été guéris par la foi qu’ils avaient en lui : c’est ainsi qu’il est le chef de toute la cité de Jérusalem, formée de tous les fidèles depuis le commencement du monde jusqu’à la fin, en y ajoutant les légions et les armées les anges, de manière à ne composer qu’une seule cité sous un seul roi, comme une seule province soumise à un seul empereur, heureuse dans une paix, dans un salut inaltérable, bénissant Dieu sans fin dans une félicité sans fin. Or, ce corps de Jésus-Christ, ou l’Église[637], ressemble à un homme : il a été jeune, et voilà qu’à la fin des siècles il jouit d’une vieillesse heureuse, de celle dont il est dit : « Ils se multiplieront dans une vieillesse féconde[638] ». Elle lest multipliée en effet parmi les nations, et sa voix est comme celle d’un homme qui considère d’abord ses jeunes années, puis celles de son déclin ; il considère tout, parce que l’Écriture lui fait connaître tous ses âges ; et dans un transport de joie il nous donne cet avis : « J’ai été jeune », dans le premier âge du monde, « et voilà que j’ai vieilli », car j’en suis aux derniers temps « et jamais je n’ai vu le juste abandonné, non plus que sa race mendiant son pain ».
5. Nous connaissons donc cet homme, jeune autrefois, maintenant vieilli, et par l’ouverture du toit nous arrivons au Christ. Mais quel est donc ce juste que l’on n’a point vu dans l’abandon, et dont la race n’a pas mendié son pain ? Savoir quel est ce pain, c’est connaître injuste. Or, le pain est la parole de Dieu, qui ne sort jamais de la bouche du juste. C’est là ce que répondit ce juste lui-même tenté dans son chef. Quand le diable dit à Jésus-Christ qui souffrait du jeûne et de la faim : « Dis que ces pierres se changent en pain », il répondit : « L’homme ne vit pas seulement-de pain, mais de toute parole de Dieu »[639]. Or, soyez, mes frères, quand est-ce que le juste ne fait point la volonté de Dieu ? Il la fait toujours, puisqu’il conforme sa vie à cette volonté, et que cette volonté de Dieu ne sort point de son cœur, car la volonté de Dieu, c’est la loi de Dieu. Or, qu’est-il dit de lui ? « Qu’il méditera cette loi jour et nuit »[640]. Tu manges du pain matériel pendant une heure, puis c’est assez ; mais le pain de la parole, tu en manges nuit et jour. L’écouter ou la lire, c’est manger ; y penser, c’est la ruminer, afin d’être parmi les animaux purs, et non parmi les impurs[641]. C’est là ce que vous dit la sagesse par la bouche de Salomon : « Un trésor désirable demeure dans la bouche de l’homme sage ; mais l’homme insensé l’avale d’un trait[642] ». Or, avaler de manière à ne rien laisser voir de ce qu’on a avalé, c’est oublier ce que l’on a entendu. Mais l’homme qui ne l’oublie point, le rumine dans sa pensée, et trouve son plaisir à ruminer ainsi. De là cette parole : « Une sainte pensée te gardera[643]. » Si donc en ruminant ce pain, tu as pour gardienne une sainte pensée, « tu n’as jamais vu le juste délaissé, ni sa race mendiant son pain ».
6. « Chaque jour il est pris de pitié et il prête[644] ». Le mot latin fœneratur peut se dire de celui qui prête et de celui qui reçoit en prêt. Il serait plus clair pour nous de dire : Il prête, fœnerat. Que nous importe ce qu’en diront les grammairiens ? Il vaut mieux me mettre à votre portée avec un barbarisme, que d’être si disert, pour vous laisser dans le désert. Donc ce juste « est chaque jour pris de pitié, et il prête ». Mais que les prêteurs ne s’en réjouissent point. De même, en effet, qu’il y a pain et pain, nous trouvons aussi prêteur et prêteur ; afin que nous découvrions totalement le toit pour arriver à Jésus-Christ. Je ne veux point que vous soyez prêteurs ; et si je ne le veux point, c’est que Dieu lui-même ne le veut point. Car si je le défends seul, et que Dieu le permette, agissez, prêtez ; mais, si Dieu ne le veut point, j’aurai beau le vouloir, celui qui le ferait courrait à sa perte. Comment savoir que Dieu ne le veut point ? Il est dit ailleurs : Le juste « n’a point donné son argent à usure[645] ». Et tous les prêteurs, ce me semble, comprennent combien l’usure est un crime détestable, odieux, exécrable. Et pourtant, moi qui vous parle, ou plutôt Dieu que nous adorons, et qui vous défend de prêter à usure, vous ordonne ailleurs de prêter à usure ; il vous dit : Prêtez à Dieu avec usure. Tu as de l’espérance en prêtant à un homme, et tu n’en aurais pas en prêtant à Dieu ? Si tu as prêté ton argent à usure, c’est-à-dire si tu l’as confié à un homme dont tu espères retirer plus que tu n’as donné, non pas ton argent seulement, mais quelque chose de plus que tu n’as prêté, soit en froment, soit en vin, soit en huile, soit en toute autre denrée ; si, dis-je, tu espères plus que tu n’as donné, tu es usurier, et en cela tu es plus blâmable que louable. Comment donc faire, me diras-tu, pour tirer un certain profit d’un prêt ? Vois ce que fait le prêteur à usure. Il veut assurément donner moins et retirer plus ; fais de même donne peu, et reçois plus. Vois les proportions larges que prendra ton usure. Donne les biens temporels et tu recevras ceux de l’éternité ; donne la terre, tu recevras le ciel. Mais à qui la donner ? me diras-tu peut-être. Voilà Dieu qui se présente, pour que tu la lui prêtes à usure, lui qui te défendait l’usure. Écoute dans l’Écriture comment tu prêteras au Seigneur : « Celui-là prête à usure au Seigneur », est-il dit, « qui a pitié du pauvre[646] ». Assurément Dieu n’a pas besoin de toi, mais un autre en a besoin. Ce que tu donnes à l’un, l’autre le reçoit pour lui. Car le pauvre n’a rien à te rendre ; il le voudrait faire, mais il ne trouve rien ; il ne lui reste que la bonne volonté de prier pour toi. Or, un pauvre qui prie pour toi, semble dire à Dieu : Seigneur, j’ai fait un emprunt, soyez ma caution. En ce cas, si le pauvre n’est pas solvable, tu auras dans Dieu une belle garantie. Voilà que Dieu te dit dans les Écritures : Donne sans crainte, c’est moi qui suais caution. Que disent ordinairement les hommes qui garantissent ? Quel est leur langage ? C’est moi qui vous le rendrai, c’est moi qui reçois, c’est à moi que vous le donnez. Croyez-vous que Dieu vous dise aussi : C’est moi qui reçois, c’est à moi que tu donnes ? Oui, assurément, si le Christ est Dieu, comme je n’en doute pas, lui qui a dit : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ». Et comme on lui demandait : « Quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim ? » afin de nous montrer qu’il est réellement caution pour les pauvres, qu’il répond pour tous ses membres, car il est le chef et eux sont les membres, et ce que reçoivent les membres, le chef le reçoit aussi : « Ce que vous avez fait au moindre de ceux qui m’appartiennent », répond-il, « c’est à moi que vous l’avez fait ». Courage donc, usurier avare, vois ce que tu as donné, vois ce que tu recevras. Si tu n’avais donné qu’une modique somme d’argent, et que l’emprunteur te donnât pour cette modique somme une magnifique villa d’un prix bien supérieur à l’argent que tu as donné, quelles actions de grâces tu lui rendrais, quelle joie serait la tienne ! Écoute quel domaine va te donner ton emprunteur : « Venez, bénis de mon Père, recevez », quoi ? ce que vous avez donné ? Oh ! non. Vous avez donné des richesses terrestres, qui se seraient rouillées en terre, si vous ne les aviez prêtées. Qu’en eussiez-vous fait si vous ne les eussiez données ? Ce qui devait périr dans la terre, se conserve dans le ciel. C’est donc ce dépôt conservé que nous devons recevoir. C’est votre mérite qui est conservé, et c’est ce mérite qui est votre trésor. Vois, en effet, ce qui va t’échoir : « Recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde ». Quelle parole, au contraire, entendront ceux qui n’ont rien voulu prêter ? « Allez au feu éternel, préparé au diable et à ses anges ». Et que faut-il entendre par ce royaume ? Ecoutes ce qui suit : « Ceux-ci iront au feu éternel, et les justes dans la vie éternelle[647] ». Voilà ce qu’il faut ambitionner, ce qu’il faut acheter, ce qu’il faut acquérir par des usures. Celui qui vous tend la main sur la terre, c’est le Christ qui règne dans les cieux. Voilà comment prête le juste : « Tout le jour il est pris de pitié, et il prête à usure ».
7. « Et sa race sera en bénédiction[648] ». Ici rejetons toute pensée charnelle. Nous voyons bien souvent mourir de faim les enfants du juste ; comment donc « sa postérité sera-t-elle dans la bénédiction ? » Cette race doit s’entendre de ses œuvres, ce qu’il sème pour récolter ensuite. Car l’Apôtre a dit : « Ne nous lassons pas de faire le bien ; car nous moissonnerons dans le temps, sans nous fatiguer. C’est pourquoi, pendant qu’il en est temps, faisons du bien à tous[649] ». Telle est votre postérité qui sera en bénédiction. Tu confies une semence à la terre, et tu la recueilles au centuple, et tu la perdrais en la confiant au Christ ? Remarque bien le mot de semence expressément employé par l’Apôtre à propos des aumônes. Voici ses paroles : « Celui qui sème peu recueillera peu ; et celui qui sème dans la bénédiction moissonnera dans les bénédictions[650] ». Mais peut-être est-ce pour toi une peine de semer, et ton cœur est-il ému à la vue des malheureux. Car nul doute qu’un jour nous ne soyons plus heureux de n’avoir plus personne à soulager. Quand tous seront devenus incorruptibles, il n’y aura plus ni affamé à qui tu puisses donner à manger, ni altéré à qui donner à boire, ni homme nu à revêtir, ni étranger à recevoir ; mais ici-bas nous semons dans les larmes, dans les tentations, dans les douleurs, dans les gémissements. Vois ce que dit un autre psaume : « Ils allaient et pleuraient en répandant leur semence ». Vois aussi que « sa semence sera en bénédiction : – mais ils reviendront avec joie en portant leurs gerbes[651] ».
8. Vois donc ce qui suit et abjure la paresse : « Evite le mal et fais le bien[652] ». Garde-toi de croire qu’il te suffira de ne point enlever à un homme son vêtement. Ne pas le dépouiller, c’est s’abstenir du mal ; mais ne le dessèche pas, ne deviens pas stérile. Sache tout à la fois, et ne pas dérober le vêtement, et revêtir celui qui est nu. C’est là éviter le mal pour faire le bien. Que m’en reviendra-t-il, diras-tu ? Déjà celui à qui tu as prêté, t’a dit ce qui t’en reviendra ; il te donnera la vie éternelle, prête-lui sans crainte. Écoute encore ce qui suit : « Détourne-toi du mal et fais le bien ; et tu habiteras les siècles des siècles ». Et ne va point croire que tes dons ne soient vus de personne, ou que Dieu t’abandonne quand, après une aumône faite à l’indigent, il te survient quelque dommage ou quelque perte à déplorer ; ne dis pas : De quoi me sert d’avoir fait de bonnes œuvres ? Je crois que Dieu n’aime point ceux qui font le bien. – D’où vient, mes frères, ce bruit, ce murmure, si ce n’est que l’on entend souvent ce langage ? Chacun le reconnaît à cet instant, ou dans sa propre bouche, ou dans bouche d’un voisin, ou dans celle d’un ami. Je supplie Dieu de le faire disparaître et d’arracher toutes les épines de son champ ; qu’il y mette le bon grain et l’arbre fruitier. – Pourquoi donc, ô homme, après avoir fait aumône, t’affliger d’une perte que tu essuies ? Ne vois-tu pas que tu perds ce que tu n’avais pas donné. Pourquoi ne pas jeter les feux sur le Dieu que tu sers ? Où est donc ta loi ? Pourquoi dort-elle ainsi ? Réveille-la dans ton cœur. Écoute ce que le Seigneur lui-même t’a dit, quand il t’exhortait à faire ces sortes de bonnes œuvres : « Faites-vous des bourses qui ne s’usent point, un trésor qui ne s’épuise jamais, dans ce ciel dont n’approche pas le voleur »[653]. Rappelle-toi ces paroles quand une perte t’afflige. Pourquoi pleurer, ô insensé, ô homme au cœur étroit, sinon dépravé ? Pourquoi as-tu perdu, sinon parce que tu n’as pas prêté ? Pourquoi cette perte ? qui te la fait essuyer ? Le voleur, diras-tu. Ne t’avais-je donc point averti de ne rien mettre où le voleur peut venir ? Si donc il s’afflige, celui qui essuie une perte, qu’il s’afflige de n’avoir point placé son argent où il n’aurait pu le perdre.
9. « Car le Seigneur aime la justice, et il n’abandonnera point ses saints[654] ». Quand les saints sont dans la peine, gardez-vous de croire que Dieu ne juge point les hommes, ou qu’il les juge sans équité. Celui qui t’avertit de juger avec justice, pourrait-il juger d’une manière perverse ? « Il aime donc la justice et n’abandonne point ses saints ». Mais il agit de manière que la vie des saints soit cachée en lui, et que tous ceux qui souffrent sur la terre soient comme des arbres que l’hiver a dépouillés de leurs fruits et de leur feuillage ; mais, quand il apparaîtra comme un soleil nouveau, ils montreront par des fruits la vie qu’ils conservaient dans leur racine. « Il aime donc la justice et n’abandonnera point ses saints ». Mais ce saint souffre de la faim ? Dieu ne l’abandonnera pas, « lui qui afflige celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants[655] ». Tu le méprises quand il est dans la peine, tu seras dans la stupeur à la vue de ses richesses. D’où lui vient sa peine ? Des maux passagers. Quand sera-t-il dans les richesses ? Quand il entendra : « Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous est préparé dès l’origine du monde[656] ». Ne recule donc point devant la peine, afin d’être parmi ceux qui méritent d’être admis. Dieu aime tellement la justice qu’il n’abandonne point les saints, bien qu’il les afflige pour un temps ; et comme il afflige celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants, il n’a pas épargné son Fils unique, bien qu’il ne trouvât en lui aucun péché. « Le Seigneur donc aime la justice, et il n’abandonne point ses saints ». Mais s’il ne les abandonne pas, leur donnera-t-il par hasard ce que tu désires ici-bas, des années nombreuses, une vieillesse prolongée ? Tu ne vois pas qu’en désirant la vieillesse, tu désires ce qui sera un sujet de plainte quand il arrivera. Ferme donc l’oreille à toute âme ou méchante, ou infirme, ou bornée, qui te dirait « Comment se peut-il que Dieu aime la justice et n’abandonnera point ses saints ? » À la vérité, il n’a point abandonné les trois enfants qui le bénissaient dans la fournaise : le feu ne les toucha point[657] ; mais les Macchabées n’étaient-ils pas des saints, quand leur corps et non leur foi succomba dans les flammes[658] ? Il est vrai, diras-tu, que c’est là une grande difficulté, de voir que ces hommes demeurent fermes dans la foi et que Dieu les abandonne. Écoute ce qui suit : « Ils seront conservés pour l’éternité ». Tu leur souhaitais quelques années ; et, pour le Seigneur, les leur accorder, c’eût été, penses-tu, ne pas les abandonner. Il accordait une protection visible aux enfants de la fournaise, aux Macchabées une protection invisible ; il confondait les infidèles en donnant aux premiers la vie du temps ; il préparait à l’impiété des juges en couronnant les seconds d’une manière invisible ; et il n’abandonnait ni les uns ni les autres, lui « qui n’abandonnera point ses saints ». Et les trois enfants n’eussent obtenu qu’une mince faveur, s’ils n’eussent eu l’éternité pour expectative « Ils seront conservés pour l’éternité ».
10. « Quant aux injustes, ils seront châtiés, et la race des impies périra. » De même que la race du juste sera en bénédiction, « la race de l’impie périra ». Car sa race signifie ses œuvres. Autrement, nous avons vu le fils de l’impie florissant dans le monde, parfois devenir juste et fleurir en Jésus-Christ. Cherche donc bien le sens, afin d’ouvrir le toit et de parvenir jusqu’au Seigneur[659]. Le sens charnel serait une erreur pour toi. Mais ce que sème l’impie, ou les œuvres des impies, périront et ne fructifieront point ; car ils n’ont de la force que pour un temps ; ils chercheront plus tard et ne trouveront rien de ce qu’ils auront fait. Car voici les plaintes de ceux qui auront perdu leurs œuvres : « De quoi nous a servi notre orgueil et le vain étalage de nos richesses ? Tout cela s’est dissipé comme l’ombre[660] ». Donc la race de l’impie périra.
11. « Quant aux justes, ils posséderont la terre en héritage[661] ». Encore une fois, loin de toi l’avarice ; qu’elle ne vienne point te promettre de vastes domaines et te faire espérer ce que tu as ordre de mépriser. Cette terre est celle des vivants, celle des saints. C’est pour cela qu’il est dit : « Vous êtes mon espérance, mon héritage sur la terre des vivants[662] ». Car si telle est ta vie, comprends alors la terre qui doit t’échoir. C’est la terre des vivants, tandis que celle-ci est la terre des mourants, et qui recevra morts ceux qu’elle nourrit vivants. Donc, telle terre, telle vie ; si la vie est éternelle, la terre aussi sera éternelle. Mais comment cette terre sera-t-elle éternelle ? « Ils l’habiteront pendant les siècles des siècles ». Il y aura donc une autre terre que nous habiterons éternellement. Car il est dit de celle-ci que « le ciel et la terre passeront[663] »
12. « La bouche du juste méditera la sagesse[664] ». C’est là le pain dont nous avons parlé : voyez avec quelles délices notre juste s’en nourrit, comment, dans sa bouche, il savoure la sagesse. « Sa langue publiera la justice, La loi de son Dieu est dans son cœur[665] ». L’on ne peut croire qu’il a dans la bouche ce qu’il n’a pas dans le cœur, à le comparer à ceux dont il est dit : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais leurs cœurs sont loin de moi[666]. Sa langue publiera la justice parce que la loi de Dieu est dans son cœur. » Et quel est son avantage ? C’est que ses pieds « ne seront point pris au piège ». La parole de Dieu, dès qu’elle est dans notre cœur, nous préserve de tout piège ; la parole de Dieu, si elle est dans notre cœur, nous détourne de la voie mauvaise ; la parole de Dieu dans notre cœur nous éloigne de toute chute. Il est avec toi celui dont la parole ne s’éloigne point de ton cœur. Mais quel mal peut arriver à celui dont Dieu est le gardien ? Tu commets un homme pour garder ta vigne, et tu oses sûreté contre les voleurs ; et toutefois, un gardien peut s’endormir, il peut s’abattre et laisser passer le voleur : « Or, celui qui garde Israël ne dormira point, ne s’assoupira point[667] car la loi de Dieu est dans son cœur ; et ses pieds ne seront point pris au piège » Qu’il vive donc en paix, qu’il soit en paix parmi les méchants, en paix parmi les impies. Quel mal peut faire au juste l’homme impie, l’homme d’iniquité ? Considère la suite : « Le pécheur épie le juste, il cherche à lui donner la mort[668] ». Il tient en effet ce langage consigné au livre de la Sagesse : « Nous sommes fatigués de le voir, car sa vie diffère de la vie des autres[669] » Il cherche donc à le faire mourir. Mais quoi ? Le Seigneur qui le garde, qui habite avec lui, qui ne sort ni de sa bouche ni de son cœur, l’abandonnera-t-il ? Où est donc ce que nous lisions plus haut : « Il n’abandonnera point ses saints[670] ? »
13. Donc « le pécheur épie le juste et cherche à lui donner la mort ; mais le Seigneur ne le lui abandonnera pas entre les mains[671] ». Pourquoi donc a-t-il abandonné les martyrs aux mains des impies ? Pourquoi ceux-ci en ont-ils fait ce qu’ils ont voulu ? Ils ont frappé celui-ci du glaive, cloué cet autre à la croix, livré celui-là aux bêtes, condamné ceux-ci au feu, jeté ces autres dans les cachots, pour les faire mourir plus lentement. Il est certain toutefois que le Seigneur n’abandonnera point ses saints ; « car le Seigneur ne le lui abandonnera pas entre les mains ». Pourquoi donc enfin a-t-il abandonné son Fils aux mains des Juifs ? Ici, ouvre le toit[672], si tu veux être guéri de toute paralysie intérieure ; arrive jusqu’au Seigneur, écoute ce que l’Écriture nous dit ailleurs, car elle prévoyait ce que les impies feraient souffrir su Sauveur ; que dit-elle donc ? « La terre est livrée aux mains de l’impie[673] ». Qu’est-ce à dire que la terre est livrée aux mains de l’impie ? La chair est entre les mains des persécuteurs. Car le Seigneur, dans cette occasion, n’a point abandonné son juste, et de cette chair captive il a tiré une âme indomptée. Le Seigneur abandonnerait le juste au pouvoir des méchants, s’il le laissait consentir à leurs desseins ; et c’est pour éviter ce malheur que dans un autre psaume le Prophète faisait cette prière : « Ne me livrez point, Seigneur, à l’homme du péché, d’accord avec mes désirs[674] ». Il est à craindre que vous ne tombiez de vos désirs dans les mains du pécheur, et que votre amour pour cette vie d’un jour ne vous jette sous sa puissance, et ne vous fasse perdre ainsi la vie éternelle. De quel désir encore ne veut-il point tomber entre les mains du pécheur ? De celui dont un autre prophète a dit : « Je n’ai point désiré le jour de l’homme, vous le savez[675] ». Car celui qui désire vivement le jour de l’homme, et qui n’a point l’espérance de la vie éternelle, ne peut que s’abandonner aux volontés d’un adversaire qui le menace de le tuer, et dès lors de lui faire perdre cette vie ou le jour de l’homme. Mais pour celui qui écoute cette parole du Seigneur : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme[676] », quand ce qui est terre serait livré entre les mains des impies, l’esprit s’en irait, la terre seule serait captive ; et, l’âme demeurant libre, la terre ressusciterait. L’esprit est changé pour aller à Dieu, la terre sera changée pour aller au ciel. Rien ne périt de cette terre livrée pour un temps aux mains des pécheurs : « Les cheveux de votre tête sont comptés[677] ». Soyez donc en sûreté, si Dieu est en votre intérieur. En chasser le diable, c’est y admettre Dieu. « Le Seigneur n’abandonnera pas le juste aux mains du méchant, et ne le condamnera point quand il le jugera ». On lit dans quelques exemplaires : « Et quand Dieu le jugera, le jugement sera pour lui ». « Pour lui », signifie qu’il sera l’objet du jugement. C’est ainsi que nous pouvons dire à quelqu’un : Jugez-moi, pour : entendez ma cause. Lors donc que le Seigneur entendra la cause de son juste : « Car nous devons tous comparaître au tribunal du Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû ses bonnes ou à ses mauvaises actions, pendant qu’il était revêtu de son corps[678] » ; quand donc arrivera le jugement du juste, Dieu ne le condamnera point, bien qu’en cette vie les hommes paraissent le condamner. Et si le proconsul prononça une sentence contre Cyprien, il y a une différence entre le tribunal de la terre et le tribunal du ciel : celui de la terre le condamna, celui du ciel lui décerna la couronne. « Il ne le condamnera point lorsqu’il passera au jugement ».
14. Mais quand cela sera-t-il ? Ne croyez point que ce soit maintenant ; car maintenant c’est le temps de travailler, le temps de semer, le temps d’endurer le froid ; mais semez en dépit des vents et de la pluie, ne soyez point paresseux ; viendra l’été qui vous consolera, et alors vous vous réjouirez d’avoir semé. Que faire donc maintenant ? « Attends le Seigneur ». Et en l’attendant, que faire ? « Garde ses voies ». Et si je les garde, quelle sera ma récompense ? « Il t’élèvera, afin que tu aies la terre en héritage[679] ». Quelle terre ? Encore une fois, ne porte point ta pensée sur quelque villa ; c’est la terre dont il est dit « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous est préparé dès l’origine du monde[680] ». Et qu’arrivera-t-il à ceux qui nous ont torturés, au milieu desquels nous gémissons, dont nous avons supporté les scandales, et dont les fureurs ont rendu vaines toutes les prières que nous faisions pour eux ? Voici la suite : « Tu seras témoin de la perte des méchants » ; et tu la verras de tout près, car tu seras à la droite et eux à la gauche. C’est ce que l’on voit des yeux de la foi ; or, ceux qui ne les ont point, s’affligent du bonheur des méchants, ils croient que leur propre justice est inutile, quand ils voient l’impie en honneur. Mais pour celui qui a l’œil de la foi, quel est son langage ? « J’ai vu l’impie élevé, il dépassait en hauteur les cèdres du Liban[681] ». Le voilà donc élevé, il plane dans les hauteurs, et après ? « Et j’ai passé, et il n’était déjà plus ; et je l’ai cherché sans trouver même sa place[682] ». Pourquoi n’était-il plus, et sa place ne se trouvait-elle point ? Parce que tu as passé. Mais si tu as encore des pensées charnelles, si un bonheur terrestre te paraît encore le vrai bonheur, tu n’as pas encore passé, tu es égal ou même inférieur à l’impie ; marche donc et passe ; et lorsque dans ta marche tu l’auras dépassé, regarde avec foi, et en voyant sa fin tu diras en toi-même : Ce n’est point là cet homme si enflé d’orgueil ; tu croiras passer près d’une grosse fumée. Car c’est encore là ce qu’a dit plus haut notre psaume : « Ils s’évanouiront comme s’évanouit la fumée ». La fumée s’élance dans les airs, s’élève comme un épais tourbillon. Plus elle s’élève, plus elle se dilate. Mais quand tu seras passé, regarde en arrière ; il n’y aura que de la fumée derrière toi, si Dieu est devant toi. Ne regarde point derrière avec des regrets, comme regarda la femme de Loth[683], qui demeura en chemin ; mais regarde avec mépris, et tu verras que le méchant n’est plus nulle part, et tu chercheras sa place. Quelle est sa place ? Sa place consiste dans son pouvoir, dans ses richesses, dans le rang qu’il occupe dans Je monde, qui lui assujettit le grand nombre, en sorte qu’il commande et qu’on lui obéit. Cette place donc n’existera plus, mais elle passera et tu pourras dire : « J’ai passé et voilà qu’il n’était plus ». Qu’est-ce à dire : j’ai passé ? Je me suis avancé, je suis arrivé à la vie spirituelle, je suis entré dans le sanctuaire de Dieu, afin de contempler la fin du méchant[684] « Et voilà qu’il n’était plus ; je l’ai cherché sans même trouver sa place ».
15 « Garde l’innocence ». Garde-la avec le même soin que tu gardais ton argent lorsque tu étais avare ; comme tu gardais ta bourse de peur qu’elle ne devînt la proie du voleur ; veille avec le même soin sur ton innocence, de peur que le démon ne te la ravisse ; qu’elle te soit un patrimoine assuré, elle qui enrichit même les pauvres. « Garde ton innocence ». De quoi te servirait de gagner de l’or et de perdre l’innocence ? « Garde l’innocence et considère la justice[685] ». Que tes yeux soient droits pour voir ce qui est droit, mais non mauvais pour voir les méchants, ni obliques de manière que Dieu lui-même te paraisse oblique ou injuste, favorisant l’impie et persécutant le fidèle. Ne vois-tu point combien ta vue est oblique ? Corrige alors tu yeux « et regarde en droite ligne ». Quelle droite ligne ? Ne considère pas les choses présentes. Et que verras-tu ? « Qu’il reste quelque chose à l’homme de la paix ». Quel est ce « reste ? » Qu’après ta mort tu ne seras point mort ; voilà ce qui reste. Il y aura donc pose le juste quelque chose après cette vie ; c’est-à-dire que sa semence sera en bénédiction. De là vient que le Seigneur a dit : « Celui qui croira en moi vivra quand même il serait mort[686] » ; car il reste quelque chose à l’homme de la paix.
16. « Quant aux méchants, ils périront, in idipsum », dit le latin. Qu’est-ce à dire, in idipsum ? Ou bien, pour l’éternité, ou toi ensemble. « Ce qui reste de l’impie périra[687]. Mais il reste quelque chose à l’homme pacifique ; donc tous ceux qui ne sont point pacifiques sont impies. « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés les enfants de Dieu ».[688]
17. « Mais le salut des justes vient du Seigneur, il est leur soutien au jour de la tribulation : Le Seigneur les aidera, les sauvera, les délivrera des mains des pécheurs[689] ». Que les justes tolèrent donc maintenant les pécheurs, que le bon grain tolère l’ivraie, que le froment tolère la paille ; car viendra le temps de la séparation, et l’on tirera le bon grain de ce que le feu doit consumer ; l’un sera mis dans les greniers célestes, l’autre jeté aux flammes éternelles ; Dieu n’avait laissé le juste et l’injuste vivre ensemble qu’afin que l’un tendît des pièges, que l’autre fût éprouvé, et qu’ensuite le premier fût condamné, le second couronné.
18. Grâces à Dieu, mes frères ; par la grâce du Christ nous avons acquitté notre dette, mais la charité me tient toujours en redevance ; car elle est une, et l’acquitter tous les jours, c’est la devoir tous les jours. Nous avons beaucoup parlé contre les Donatistes, nous avons apporté beaucoup de faits, beaucoup d’actes en dehors des règles des Écritures, parce qu’ils nous y ont forcé. Car s’ils me blâment de vous avoir fait ces lectures, j’accepte leur blâme, pourvu que vous soyez instruits. En ce cas, en effet, nous pouvons leur répondre : « J’ai fait une folie, et vous m’y avez contraint[690] ». Du reste, mes frères, conservez avant tout notre héritage, dont nous sommes assurés par le testament de notre Père, non par l’acte frivole d’un homme, mais bien par le testament de notre Père. Soyons en pleine sécurité ; car celui qui a fait ce testament vit toujours. Lui qui a fait le testament à l’héritier, jugera lui-même de son testament. Chez les hommes, autre est le testateur et autre le juge ; et pourtant, celui qui s’en tient au testament gagne sa cause auprès d’un autre qui est juge, non auprès d’un juge qui serait mort. Combien nous devons être certains de la victoire, quand c’est le testateur qui doit nous juger ! Car si le Christ est mort pour un temps, il vit pour l’éternité[691].
19. Qu’ils disent donc de nous ce qui leur plaira, nous les aimerons même en dépit d’eux. Nous connaissons, mes frères, nous connaissons ce qu’ils savent dire ; gardons-nous de nous en irriter contre eux, supportez-le patiemment avec nous. Ils voient qu’il ne leur reste aucune réplique, et ils se tournent contre nous-même, versant le blâme sur nous, disant bien des choses qu’ils savent, et bien des choses qu’ils ne savent pas. Ce qu’ils savent, c’est notre passé ; car, dit l’Apôtre, « nous fûmes jadis insensés, incrédules, éloignés de toute bonne œuvre ». Contre toute sagesse et avec folie nous avons donné dans une erreur funeste, nous sommes loin de le nier ; et moins nous nions notre passé, plus nous bénissons Dieu qui nous l’a pardonné. Pourquoi donc, ô hérétique, abandonner ta cause pour te prendre à un homme ? Qui suis-je, moi ? qui suis-je ? Est-ce que je suis l’Église catholique ? est-ce que je suis l’héritage du Christ répandu chez toutes les nations ? Il me suffit d’être dans cette Église. Tu me reproches mes fautes passées, que fais-tu là de si bien ? Je suis pour mes fautes plus sévère que tu ne peux l’être, et ce que tu blâmes, je l’ai condamné. Puisses-tu m’imiter un jour, afin que ton erreur soit aussi du passé ! Mes fautes passées, on les connaît principalement dans cette ville. Ici, je l’avoue, j’ai vécu dans le désordre ; et plus la grâce que Dieu m’a faite m’est un sujet de joie, plus mon passé, que dirai-je ? me cause de douleur. Oui, ce serait de la douleur s’il durait encore. Mais que dirai-je ? qu’il me réjouit ? je ne puis le dire ; plût à Dieu que je n’eusse jamais été de la sorte ! Mais ce que j’étais, grâce au Christ, je ne le suis plus. Quant à ce qu’ils blâment du présent, ils ne le connaissent pas. Il y a sans doute en moi quelques défauts à blâmer, mais les connaître est une grande prétention de leur part. Je fais de grands efforts dans le secret de mes pensées, pour combattre les désirs mauvais ; j’ai des luttes bien longues, presque incessantes contre les assauts de l’ennemi qui cherche ma perte. Je gémis devant Dieu, dans ma faiblesse ; et il sait ce qu’enfante mon cœur, lui qui connaît ce que je dois produire. « Peu m’importe », dit l’Apôtre, « que je sois jugé par vous ou au tribunal d’un homme ; mais je ne me juge point moi-même »[692]. Je me connais mieux qu’eux, et Dieu mieux que moi. Je demande au Christ qu’ils n’aient rien à vous reprocher à cause de moi. Car ils disent : Quels sont ces gens ? d’où viennent-ils ? nous les avons vus dans le dérèglement ; qui les a baptisés ? S’ils nous connaissent bien, ils savent que nous avons autrefois passé la mer. Ils savent que nous avons vécu en pays étranger, et que nous en sommes revenus autre que nous n’étions partis. Ce n’est point ici que nous avons été baptisés ; mais l’Église dans laquelle nous avons été baptisés[693], est célèbre dans l’univers entier. Il y a plusieurs de nos frères qui connaissent que nous avons reçu le baptême, parce qu’ils l’ont reçu avec nous. Il est aisé de savoir tout cela, pour peu que nos frères en soient dans l’inquiétude. Mais serait-ce satisfaire les Donatistes que leur apporter le témoignage d’une Église avec laquelle ils ne communiquent pas ? C’est avec raison qu’ils ignorent qu’au-delà des mers j’ai été baptisé dans le Christ, puisqu’au-delà des mers ils n’ont point de Christ. Celui-là seul possède le Christ au-delà des mers, qui est outre-mer en communion avec l’Église universelle. Comment un Donatiste pourrait-il savoir où j’ai été baptisé, lui dont la communion passe à peine la mer ? Toutefois, mes frères, que leur dirai-je ? Pensez de moi comme il vous plaira : si je suis bon, je suis froment dans l’Église du Christ ; si je suis mauvais, je ne suis que paille dans l’Église du Christ, et néanmoins je ne sors pas de l’aire. Mais toi, emporté dehors par le vent de la tentation, qui es-tu ? Le vent n’emporte pas le froment hors de l’aire ; par le lieu où tu es, reconnais ce que tu vaux.
20. Mais, me diras-tu, qui es-tu donc pour tant parler contre nous ? Qui que je sois, fais attention aux paroles, non à celui qui parle. Pourtant, diras-tu, le Seigneur a dit au pécheur : « Pourquoi ouvrir la bouche pour parler de mon alliance[694] ? » Que Dieu parle ainsi, je le sais, il y a une sorte de pécheurs auxquels Dieu le dit avec raison ; mais à quelque pécheur qu’il tienne ce langage, s’il le fait, c’est qu’il ne sert de rien au pécheur de parler de la loi de Dieu. Mais cela ne peut-il être avantageux à ceux qui l’écoutent ? Selon Jésus-Christ nous avons dans l’Église deux sortes de prédicateurs, des bons et des méchants. Que disent les bons en prêchant : « Soyez mes imitateurs comme je le suis du Christ[695] ? » Qu’est-il dit aux bons ? : « Soyez l’exemple des fidèles[696] ». Voilà ce que nous tâchons d’être ; ce que nous sommes, celui-là le sait qui entend nos gémissements. Toutefois il est dit à propos des méchants : « Les scribes et les pharisiens sont assis sur la « chaire de Moïse ; faites ce qu’ils vous disent et non ce qu’ils font[697] ». Tu le vois, dans la chaire de Moïse, à laquelle a succédé la chaire du Christ, on voit s’asseoir des bons et des méchants ; mais en disant le bien, ils ne nuisent pas à l’auditeur. Pourquoi donc as-tu abandonné la chaire à cause du méchant qui s’y assied ? Reviens à la paix, reviens à la concorde qui ne t’est point nuisible. Si mes paroles sont bonnes, mes œuvres bonnes, imite-moi ; si je ne fais pas le bien que je prêche, tu as le conseil du Seigneur ; fais ce que je dis, évite ce que je fais ; mais ne te sépare point de la chaire catholique. Voilà qu’au nom du Christ nous allons partir, et ils vont parler beaucoup. Qui les arrêtera ? Méprisez tout ce qui regarde notre personne. Ne leur dites que ceci : Mes frères, répondez à la question ; l’évêque Augustin est dans l’Église catholique ; il porte sa besace dont il rendra compte à Dieu ; je l’ai vu parmi les bons ; s’il est mauvais, il le sait ; s’il est bon, ce n’est pas même en lui que j’espère. J’ai appris avant tout, dans l’Église catholique, à ne pas mettre mon espoir dans un homme. Vous avez donc raison, vous autres, de reprendre les hommes, puisque c’est dans l’homme que repose votre espoir. Oui, quand ils accuseront notre vie, méprisez tout cela. Nous savons quelle place nous avons dans vos cœurs, parce que nous savons quelle place vous occupez dans le nôtre. Ne prenez point contre eux notre parti. Quoi qu’ils vous disent de nous, passez vite, de peur que, en vous fatiguant à me défendre, vous n’abandonniez votre propre cause. Ils agissent avec adresse ; et, dans la crainte qu’on n’aborde la discussion de leur cause, ils s’efforcent de nous détourner ailleurs, afin que, tout entiers à nous justifier, nous ne puissions rien dire pour les convaincre. Vous dites que je suis mauvais, et j’en dis bien plus de moi-même ; laissez là ce sujet, traitons la question même, écoutez la cause de l’Église et voyez où vous en êtes, Que la vérité vous parle de tous côtés, écoutez-la avec avidité ; de peur que le pain ne vous manque à jamais, quand vous cherchez toujours à blâmer, à dédaigner, à calomnier le vase dans lequel on vous le présente.
DISCOURS SUR LE PSAUME 37.
modifierHOMÉLIE AU PEUPLE, APRÈS L’ÉVANGILE DE LA CHANANÉENNE.
modifierL’AVEU DU PÉCHÉ OU LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST.
modifierLe Prophète gémit en se souvenant du repos, il craint le châtiment de Dieu, qui pourtant nous sert pour le salut. Il semble dire que les maux de cette vie doivent lui suffire ; et alors il énumère ce qu’il endure. Sa chair est malade, les flèches de Dieu le transpercent. Il est dans le trouble à la vue de ses péchés, la paix n’est point dans ses os, il est courbé sous le poids de ses fautes, son âme est dans l’illusion, son cœur dans le trouble. Il souffre l’abandon, le faux témoignage, il chancelle et on l’insulte. Toutefois, s’il s’afflige, ce n’est pas du châtiment, mais du crime. Il pratique la justice et implore le secours de Dieu.
1. Cette femme de l’Évangile nous donne une réponse bien analogue à ces paroles que nous avons chantées : « Je publie mon iniquité, je prendrai soin de mon péché »[698], le Seigneur, envisageant les péchés de cette femme, l’appela chienne en disant : « Il ne convient pas de jeter aux chiens le pain des enfants »[699]. Mais elle, qui savait et publier son iniquité, et prendre soin de son péché, ne lui point ce que disait la vérité ; au contraire, elle avoua sa misère et obtint miséricorde en s’inquiétant de son péché. Car elle avait demandé la guérison de sa fille, et peut-être dans sa fille désignait-elle sa propre vie. Écoutez donc le psaume que nous allons, autant que possible, exposer et expliquer tout entier. Que le Seigneur soit dans nos cœurs, afin que nous y trouvions des leçons salutaires, que nous les exposions telles que nous les aurons conçues, les trouvant facilement, les exposant d’une manière convenable.
2. « Psaume de David, pour le souvenir du sabbat »[700]. Tel est le titre du psaume. Nous touchons ce que l’Écriture nous raconte à propos du saint prophète David, qui fut, selon la chair, un des ancêtres de Notre-Seigneur Jésus-Christ[701] ; et, dans toutes les bonnes œuvres qu’elle nous a fait connaître, nous ne trouvons rien qui regarde le souvenir du sabbat. Qu’était-il besoin qu’il se souvint du sabbat que les Juifs observaient avec soin ; quelle mémoire fallait-il pour un jour qui revenait chaque semaine ? Il fallait l’observer, mais il n’était pas nécessaire de s’en souvenir. On ne se souvient, en effet, que d’une chose qui n’est plus devant soi ; ici, par exemple, vous vous souvenez de Carthage où vous êtes allés quelquefois ; et aujourd’hui, vous vous souvenez d’hier, de l’an passé, de toute autre année antérieure, de quelque action que vous avez déjà faite, des lieux que vous avez visités, de quelque scène que vous avez vue. Que signifie, mes frères, ce souvenir du sabbat ? Quelle âme s’en souvient de la sorte ? Qu’est-ce que le sabbat ? car David s’en souvient en gémissant. Vous avez entendu la lecture du psaume, et tout à l’heure, quand nous l’expliquerons, vous entendrez quelle douleur il y témoigne, quels gémissements lui échappent, quels pleurs, quelle tristesse profonde. Mais, bienheureux celui qui est triste de cette manière. C’est ainsi que, dans l’Évangile, le Seigneur appelle heureux quelques-uns de ceux qui pleurent[702]. Comment peut être heureux l’homme qui pleure ? Comment heureux, s’il est malheureux ? Il serait malheureux, au contraire, s’il ne pleurait point. Tel est donc celui qui se souvient ici du sabbat, je ne sais quel homme qui pleure, et puissions-nous être ce je ne sais qui ! C’est une âme qui s’afflige, qui gémit, qui pleure en se souvenant du sabbat. Or, sabbat signifie repos. Assurément, l’interlocuteur était dans je ne sais quelle agitation, puisqu’il gémissait au souvenir du repos.
3. Cet homme donc, redoutant un plus grand malheur que celui dont il était accablé déjà, raconte et offre à Dieu ses agitations. Car il dit clairement qu’il est dans la douleur, et il n’est besoin, pour le comprendre, ni d’interprète, ni de soupçon, ni de conjecture : ses paroles ne nous laissent aucun doute sur le mal dont il souffre, et il n’est nul besoin de le chercher, mais de comprendre ce qu’il dit. Et s’il ne craignait un malheur plus grand que celui dont il souffre, il ne commencerait pas ainsi : « Seigneur, ne me reprenez point dans votre indignation, ne me corrigez point dans votre colère[703] ». Il arrivera, en effet, que Dieu châtiera des pécheurs dans sa colère et les reprendra dans son indignation. Tous ceux qu’il reprendra ne seront peut-être pas corrigés ; et néanmoins, plusieurs seront sauvés par le châtiment. Il y en aura, puisque être châtié, c’est « passer comme par le feu[704] ». D’autres, au contraire, seront repris sans néanmoins se corriger. Car ce sera bien les reprendre que de leur dire : « J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez point donné à boire[705] » ; et tout ce qui vient ensuite, pour reprocher la dureté de cœur et la stérilité aux méchants qui seront à sa gauche et auxquels il dira : « Allez au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges[706] ». Cette âme donc, redoutant des maux bien plus grands que ceux dont elle gémit en cette vie, supplie le Seigneur et s’écrie : « Seigneur, ne me reprenez pas dans votre colère ». Que je ne sois point avec ceux auxquels vous direz : « Allez au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges. Ne me corrigez pas dans votre colère » ; mais plutôt, corrigez-moi dès cette vie, et rendez-moi telle que je n’aie pas besoin de passer par le feu de l’expiation, comme ceux qui doivent être sauvés, mais comme par le feu. Pourquoi, sinon parce qu’en cette vie ils élèvent sur le vrai fondement un édifice en bois, en foin, en paille ? S’ils bâtissaient en or, en argent, en pierres précieuses, ils seraient en sûreté contre l’un et l’autre feu ; non seulement contre le feu éternel qui doit dévorer l’impie pendant l’éternité, mais contre le feu qui doit purifier ceux qui seront sauvés par le feu. Il est dit en effet « qu’ils seront sauvés, mais comme par le feu ». Or, parce qu’il est dit : « Il sera sauvé », on dédaigne ces flammes. Mais, bien qu’il serve à nous sauver, ce feu sera néanmoins plus horrible que toutes les douleurs qu’un homme peut endurer ici-bas. Et pourtant, vous savez quels maux endurent les méchants, quels maux ils peuvent endurer encore sur la terre ; mais ils n’ont rien enduré que les bons ne puissent endurer. Quels supplices les lois humaines ont-elles pu infliger au magicien, au voleur, à l’adultère, au scélérat, au sacrilège, que le martyr n’ait pas souffert en confessant Jésus-Christ ? Les maux de cette vie sont donc bien plus supportables ; et toutefois, voyez avec quel empressement les hommes feront, pour les éviter, tout ce que vous leur commanderez. Combien gagneraient-ils plus à supporter ce que Dieu ordonne, pour éviter ces horribles tourments ?
4. Mais pourquoi demander de n’être point repris avec indignation, ni corrigé avec colère ? Comme si le prophète disait à Dieu : Puisque les maux que j’ai endurés sont grands et nombreux, qu’ils me suffisent, je vous en supplie. Alors il se met à les énumérer, offrant à Dieu comme une satisfaction ce qu’il a souffert, afin de ne pas souffrir davantage. « Vos flèches me pénètrent de toutes parts, et votre main s’est appesantie sur moi[707] ».
5. « En face de votre colère, il n’y a rien de « sain en mon corps[708] ». Déjà il nous racontait ce qu’il souffrait en cette vie, et ces maux viennent de la colère de Dieu, puisqu’ils viennent de sa vengeance. De quelle vengeance ? De celle qu’il a tirée d’Adam. Car le péché d’Adam ne demeura point impuni, et Dieu ne dit point en vain : « Tu mourras de mort[709] » ; et nous n’avons rien à souffrir en cette vie qui ne nous vienne de cette mort que nous avons méritée par le péché. Car nous portons un corps mortel, et qui, sans le péché, ne serait point mortel, exposé aux tentations, plein de sollicitudes, en proie aux maladies corporelles, en proie à l’indigence, assujetti aux changements, qui languit même en santé, parce qu’il ne jouit jamais d’une santé complète. Pourquoi dire : « Il n’y a rien de sain dans ma chair », sinon parce que cette santé, ou ce que l’on appelle ainsi en cette vie, n’est point une santé pour ceux qui comprennent le vrai sabbat et s’en souviennent ? Si tu es sans manger, la faim te presse bientôt. C’est comme une maladie naturelle ; et ce qui était d’abord une peine vengeresse est devenu pour nous une seconde nature. Ce qui était un châtiment pour le premier homme est naturel pour nous. De là vient cette parole de l’Apôtre : « Nous aussi, par nature, nous fûmes enfants de colère comme le reste des hommes : Enfants de « colère, par nature », c’est-à-dire soumis à la vengeance du péché. Mais pourquoi dire : « Nous fûmes ? » c’est que par l’espérance nous ne le sommes plus, bien que nous le soyons en réalité. Pourtant il est mieux de dire ce que nous sommes en espérance, parce que notre espérance est certaine et qu’elle n’a rien d’incertain qui puisse nous inspirer le moindre doute. Écoutez encore la gloire en espérance : « Nous gémissons en nous-mêmes », dit l’Apôtre, « attendant l’effet de l’adoption divine, la délivrance de notre chair[710] ». Quoi donc, Paul, n’avez-vous pas été racheté ? Le prix de votre rançon n’est-il point payé ? Un sang divin n’a-t-il pas été répandu et n’est-il pas la rançon de tous les hommes ? Qui, sans doute, mais voyez ce qu’il ajoute : « Nous sommes sauvés par l’espérance ; or, l’espérance que l’on voit n’est plus une espérance. Comment espérer ce que l’on voit ? Si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par l’espérance[711] ». Qu’est-ce qu’il attend par la patience ? Le salut. Le salut de quoi ? De son corps ; car il a dit : « La délivrance de notre chair »[712]. S’il attendait la santé de son corps, ce n’était donc point cette santé qu’il avait déjà. La faim tue un homme ainsi que la soif, si l’on n’y apporte remède. Le remède à la faim, c’est la nourriture ; le remède contre la soif, c’est la boisson ; le remède à la fatigue, c’est le sommeil. Retranchez ces remèdes, et voyez si ces maladies ne vous tuent pas. S’il y a donc en vous de quoi vous tuer, si vous ne mangez, une vous glorifiez pas de votre santé ; mais plutôt attendez en gémissant la délivrance de votre corps. Réjouissez-vous de votre rédemption, bien que vous ne soyez pas encore dans une sûreté réelle, mais seulement en espérance. Car si l’espérance ne vous fait gémir, vous n’arriverez point à la réalité. Cela donc n’est point la santé parfaite, dit le Prophète : « En face de votre colère il n’y a rien de sain en ma chair ». D’où viennent ces flèches dont il est transpercé ? C’est une peine, un châtiment, et peut-être appelle-t-il des flèches ces douleurs de l’âme et de l’esprit qu’il nous faut là endurer. Le saint homme Job a fait mention de ces flèches, et dans l’abîme de ses malheurs il dit que les flèches du Seigneur l’ont traversé[713]. Il est cependant ordinaire d’entendre par flèches les paroles du Seigneur mais pourrait-il ainsi se plaindre d’en être percé ? Les paroles de Dieu sont comme des flèches qui portent l’amour et non la douleur. Ou bien, serait-ce peut-être que l’amour et la douleur sont inséparables ? Car il y a nécessairement douleur à aimer sans posséder. Il peut aimer sans souffrir, celui qui possède ce qu’il aime ; mais, disons-nous, quand on aime et qu’on n’a point encore ce que l’on aime, on doit nécessairement gémir dans sa douleur. De là cette parole de l’Épouse des cantiques qui figurait l’Église du Christ : « L’amour m’a blessée[714] ». Elle dit que l’amour l’a blessée, parce qu’elle aimait sans posséder l’objet de son amour ; elle souffrait de ne l’avoir point. Quiconque n’a point souffert de cette blessure ne saurait arriver à la véritable santé. Car celui qui en ressent la douleur doit-il donc y demeurer toujours ? Nous pouvons alors entendre ainsi ces flèches qui transpercent le Prophète : Vos paroles ont blessé mon cœur, et ces paroles m’ont fait souvenir du repos. Ce souvenir du sabbat, que je ne possède-point encore, m’empêche de me réjouir et me fait comprendre qu’il n’y a rien de sain dans ma chair, que la santé qu’elle possède n’en mérite pas le nom quand je la compare à celle dont je jouirai dans le repos éternel, quand cette chair corruptible sera revêtue d’incorruptibilité, que cette chair mortelle sera revêtue d’immortalité[715] ; en comparaison de cette santé, celle d’ici-bas, je le vois, n’est qu’une maladie.
6. « Il n’y a nulle paix dans mes ossements, à la vue de mes péchés[716] ». On se demande quel est celui qui parle ainsi ; plusieurs pensent que c’est Jésus-Christ, à cause de quelques allusions à la passion, allusions auxquelles nous arriverons bientôt, pour montrer qu’elles prédisent la passion de Jésus-Christ. Mais, comment celui qui n’avait pas de péché[717] a-t-il pu dire : « La vue de mes péchés ne laisse aucune paix dans mes os ? » Pour comprendre ceci, nous sommes dans la nécessité de connaître le Christ tout entier, ou le chef et les membres. Souvent, en effet, quand Jésus-Christ parle, il le fait seulement comme chef, et ce chef est le Sauveur, né de la Vierge Marie[718] ; quelquefois au contraire il parle au nom de son corps qui est la sainte Église réunie dans l’univers entier. Nous autres, nous sommes aussi de son corps, si toutefois nous avons en lui une foi sincère, une espérance ferme, une ardente charité ; nous sommes en son corps, nous en sommes les membres, et nous trouvons que c’est nous qui parlons ici, selon ce mot de saint Paul : « Parce que nous sommes les membres de son corps[719] », et que l’Apôtre a répété à plusieurs endroits. Dire en effet que ces paroles ne sont pas du Christ, c’est dire aussi que ces autres ne lui appartiennent point : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Car nous y lisons aussi : « Mon Dieu, pourquoi m’abandonner ? Le rugissement de mes péchés éloigne de moi tout salut[720] ». Comme tu lis dans l’un : « La vue de mes péchés », tu lis dans l’autre : « Le rugissement de mes péchés ». Or, si le Christ est sans faute, sans péché, nous nous prenons à douter si les paroles de ce psaume lui appartiennent. Et pourtant, il serait dur et contrariant d’admettre que ce psaume ne regarde point le Christ, quand nous pouvons y lire la passion aussi clairement que dans l’Évangile. C’est là que nous lisons en effet : « Ils ont partagé mes vêtements et ont tiré ma robe au sort[721] ». Pourquoi donc le Seigneur, cloué à la croix, a-t-il récité de sa propre bouche le premier verset du psaume, et a-t-il dit : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Qu’a-t-il voulu nous faire comprendre, sinon que c’est lui qui parle dans tout le psaume, puisqu’il en a récité le commencement ? Et quand il dit ensuite : « Les rugissements de mes péchés », il n’est pas douteux que ces paroles ne soient du Christ. Mais d’où viennent les péchés, sinon de son corps mystique qui est l’Église ? Car ici le corps du Christ parle aussi bien que la tête. Comment parle-t-il comme parlerait un seul ? « Parce qu’il est dit qu’ils seront deux dans une même chair. Ce sacrement est grand, observe l’Apôtre ; je dis en Jésus-Christ et en l’Église ». C’est pourquoi, dans l’Évangile, répondant à un homme qui l’interrogeait sur le renvoi d’une Épouse, il a dit : « N’avez-vous point lu ce qui est écrit, « que Dieu, dès le commencement, fit un homme et une femme, et que l’homme quittera son père et sa mère pour à attacher à son Épouse, et qu’ils seront deux dans une même chair ? Ils ne sont donc plus deux, mais une seule chair[722] », Si donc il a dit : « Ils ne sont plus deux, mais une seule chair » ; comment s’étonner qu’une même chair n’ait plus qu’une même langue, une même parole, puisqu’il y a unité de chair, de chef et de corps ? Écoutons donc le Christ dans son unité, et néanmoins le chef comme chef, et le corps comme le corps. Il n’y a point division de personne, mais différence de dignité ; c’est le chef qui sauve, le corps qui est sauvé. Que le chef montre donc de la miséricorde, et que le corps déplore sa misère. Le chef doit purifier, le corps confesser les péchés, et néanmoins il n’y a qu’une seule voix, quand l’Écriture ne distingue point si c’est le corps ou la tête qui parle ; mais nous, qui l’entendons, nous faisons ce discernement ; et pour lui, il parle toujours comme parle un seul. Pourquoi ne parlerait-il pas « de ses péchés », celui qui a dit : « J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soit et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’ai été étranger, et vous ne m’avez point recueilli ; j’ai été malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité[723] ». Assurément le Seigneur n’a pas été en prison. Pourquoi ne parlerait-il pas ainsi, celui qui, à cette question : « Quand vous avons-nous vu ayant faim, ayant soif ou en prison, sans prendre soin de vous secourir[724] ? » a bien pu répondre au nom de ses membres, et dire : « Ce que vous n’avez pas fait au moindre des miens, vous ne me l’avez pas fait ? » Pourquoi ne dirait-il pas : « A la vue de mes péchés », celui qui dit à Saul : « Pourquoi me persécuter[725] », lui qui dans le ciel ne rencontrait plus de persécuteurs ? Dans ce cas, c’était la tête qui parlait pour le corps ; et de même ici c’est encore la tête qui tient le langage du corps, car c’est le corps que vous entendez. Mais, soit que vous entendiez le langage du corps, n’en séparez point le chef ; de même qu’en entendant les paroles du chef, n’en séparez pas le corps, car ils ne sont plus deux, mais bien une seule chair.
7. « Nulle partie de ma chair n’est saine à la vue de votre colère[726] ». Mais c’est peut-être à tort que Dieu est irrité, ô Adam, ô genre humain ; c’est à tort que Dieu s’est irrité contre toi ! puisque déjà tu as reconnu ta faute, et que, constitué dans le corps du Christ, tu as vie dit : « Nulle partie de ma chair n’est sauné à la vue de votre colère ». Expose donc la justice de cette colère divine, afin de ne point paraître excuser ta faute, accuser Dieu lui-même. Poursuis et dis-nous d’où vient cette colère ? « Nulle partie n’est saine dans ma chair à la vue de votre colère ; la paix n’est plus dans mes os[727] ». Dire que « la paix n’est pas dans ses os », c’est répéter cette pensée que « nulle partie de sa chair n’est saine ». Toutefois il n’a point répété : « A la vue de votre colère » ; mais il expose la cause de nette colère divine : « Nulle paix », dit-il, n’est « dans mes os en face de mes péchés ».
8. « Mes iniquités ont élevé ma tête, elles pèsent sur moi comme un lourd fardeau[728] », Voilà d’abord la cause, puis ensuite l’effet ; il lit d’où son mal est venu. « Mes iniquités ont élevé ma tête ». Nul n’est orgueilleux, si ce n’est le coupable qui élève sa tête en haut. Il s’élève en haut celui qui se dresse contre Dieu. Vous avez entendu dans le livre de l’Ecclésiastique : « Le commencement de l’orgueil, c’est de se séparer de Dieu[729] ». À celui qui le premier ne voulut point obéir, l’iniquité fit lever la tête contre Dieu. Et parce que l’iniquité lui avait fait lever la tête, que fit le Seigneur ? « L’iniquité pèse sur moi comme un lourd fardeau ». Élever la tête, c’est une marque de légèreté ; il semble que celui qui lève la tête ne porte rien. Comme donc ce qui peut s’élever a de la légèreté, on lui donne un poids qui le rabaisse, son œuvre descend sur sa tête et son iniquité pèsera sur son cœur[730]. Elle « pèse sur moi comme un lourd fardeau ».
9. « La pourriture et la corruption se sont mises dans mes plaies[731] ». Il n’a point la santé celui qui a des plaies, surtout quand il y a dans ces plaies corruption et puanteur. D’où vient la puanteur ? de la corruption. Qui ne comprend cela d’après les actes de la vie humaine ? Qu’un homme ait un bon odorat spirituel, il sentira l’odeur qui s’exhale des péchés. À cette odeur des péchés est opposée l’odeur dont saint Paul a dit : « Nous sommes la bonne odeur du Christ, devant Dieu, partout pour ceux qui se sauvent[732]. ». Mais d’où s’exhale cette odeur, sinon de l’espérance ? D’où encore, sinon du souvenir du sabbat ? D’une part, en effet, nous gémissons en cette vie ; d’autre part nous espérons pour l’autre vie. Ce qui nous fait gémir, c’est l’odeur fétide ; ce qui nous fait espérer, c’est la bonne odeur. Si donc nous n’étions pas attirés par cette odeur, nous n’aurions aucun souvenir du sabbat. Mais, parce que le Saint-Esprit nous la fait sentir au point de dire à notre Époux : « Nous vous suivrons à l’odeur de vos parfums[733] », nous détournons notre odorat des puanteurs, et nous nous tournons vers lui pour respirer quelque peu. Mais si nous ne sentons aussi l’odeur de nos péchés, nous ne confesserons point, dans nos gémissements, que « la puanteur et la corruption sont dans nos plaies ». Pourquoi ? « A cause de ma folie ». De même que plus haut il a dit : « A la vue de mes péchés » ; de même il dit maintenant : « A la vue de ma folie ».
10. « Je suis devenu misérable, j’ai été courbé pour toujours[734] ». Pourquoi a-t-il été courbé ? parce qu’il s’était élevé. Humiliez-vous, Dieu vous redressera ; élevez-vous, il vous abaissera. Dieu ne manquera pas de poids pour vous courber ; ce poids sera le fardeau de vos péchés, qu’il fera retomber sur votre tête, et vous en serez courbés. Mais qu’est-ce que être courbé ? c’est ne pouvoir se relever. Telle était cette femme que le Seigneur trouva courbée depuis dix-huit ans ; se relever lui était impossible[735]. Tels sont encore ceux qui ont le cœur baissé jusqu’à terre. Puisque cette femme a trouvé le Seigneur qui l’a guérie, qu’elle entende cette parole : Les cœurs en haut. Elle gémit néanmoins de se sentir courbée. Il est courbé aussi celui qui dit : « Le corps qui se corrompt appesantit l’âme, et cette habitation terrestre abat l’esprit capable des plus hautes pensées[736] ». Qu’il gémisse dans ces maux, afin d’en être guéri ; qu’il se souvienne du sabbat, afin d’arriver au véritable sabbat. Car cette fête des Juifs était une figure. Figure de quoi ? de ce que rappelle à son souvenir celui qui dit : « Je suis devenu misérable et courbé jusqu’à la fin ». Qu’est-ce à dire : « Jusqu’à la fin ? » jusqu’à la mort. « Tout le jour, je marchais dans ma douleur ». « Tout le jour », sans interruption. Tout le jour, dit-il, pour dire toute sa vie. Mais, depuis quand a-t-il connu sa misère ? depuis qu’il s’est souvenu du sabbat. Voulez-vous qu’il ne soit point contristé quand il se souvient de ce qu’il n’a pas ? « Tout le jour donc je marchais dans ma douleur ».
11. « Parce que mon âme est pleine d’illusions, et ma chair n’est point saine »[737]. L’homme dans son intégrité comprend l’âme et le corps. L’âme est remplie d’illusions, la chair n’est point saine ; quel sujet de joie lui reste-t-il ? N’est-il pas nécessairement dans la tristesse ? Tout le jour je marche dans la douleur. Soyons donc tristes jusqu’à ce que notre âme soit délivrée de ses illusions, et notre corps revêtu de santé. Car la santé dans la plénitude sera l’immortalité. Quelles illusions dans votre âme ! et, si j’entreprenais de les exposer, quand aurais-je fini ? Quelle âme ne les endure point ? Je dirai en un mot que notre âme est pleine d’illusions, et que ces illusions nous permettent souvent à peine de prier. Nous ne pouvons penser aux objets corporels qu’au moyen des images ; et souvent il nous vient en foule de ces images que nous ne cherchons point, et nous voulons aller de l’une à l’autre, voltiger de celle-ci à celle-là : et souvent tu voudrais revenir à ta pensée première, chasser celle qui t’occupe, quand une nouvelle arrive ; tu cherches à rappeler ce que tu oubliais, sans qu’il te revienne à l’esprit, et il te vient plutôt ce que tu ne voulais pas. Où était ce que tu avais oublié ? Comment est-il revenu en ta mémoire, quand tu ne le cherchais point ? quand tu le cherchais, tu n’as rencontré que mille objets que tu ne cherchais point. Je ne vous dis cela qu’en un mot, mes frères ; c’est je ne sais quelle semence légère que je répands, afin qu’en la méditant en vous-mêmes, vous sachiez ce que l’on appelle pleurer les illusions de notre âme. Elle a donc été la proie de ces illusions, elle a perdu la vérité. De même que l’illusion est pour l’âme un supplice, ainsi la vérité est une joie. Mais comme nous gémissions sous le poids de ces futilités, la vérité nous est venue, nous a trouvés affublés d’illusions, et a pris notre chair, ou plutôt l’a prise de nous, c’est-à-dire du genre humain. Elle s’est montrée aux yeux de notre chair, afin de guérir par la foi ceux à qui elle devait enseigner la vérité, afin que l’œil devenu sain pût voir cette vérité. Car le Christ est lui-même la vérité qu’il nous a promise, alors que sa chair était visible, afin de nous initier à la foi dont la vérité est la récompense. Car le Christ ne s’est point montré lui-même sur la terre, il n’a montré que sa chair. S’il se fût en effet montré lui-même, les Juifs l’auraient vu et l’auraient connu ; mais s’ils l’eussent connu, ils n’eussent jamais crucifié le Seigneur de la gloire[738]. Peut-être les disciples le virent-ils quand ils dirent : « Montrez-nous le Père et cela nous suffit[739] ». Mais lui, pour leur montrer qu’ils ne l’avaient point vu encore, ajouta : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne me connaissez point encore ? Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père[740] ». Si donc ils voyaient le Christ, comment voulaient-ils voir son Père, puisque voir le Christ, c’était voir le Père ? Donc ils ne voyaient point le Christ, puisqu’ils demandaient qu’on leur montrât le Père. Comprenez encore qu’ils ne l’avaient point vu ; il leur en fit la promesse comme récompense, en disant : « Celui qui m’aime garde mes commandements ; et celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et moi aussi je l’aimerai[741] ». Et comme si quelqu’un lui eût demandé : Que lui donnerez-vous pour gage de votre amour ? « Je me montrerai à lui », répond-il. Si donc il promet pour récompense à ceux qui l’aiment de se montrer à eux, il est clair qu’il nous promet de la vérité une vue telle que, après en avoir joui, nous ne disions plus : « Mon âme est en proie aux illusions ».
12. « J’ai été affaibli et humilié à l’excès[742] ». Le souvenir de cette hauteur du sabbat lui fait comprendre son humiliation. Celui en effet qui ne peut comprendre l’éminence de ce repos, ne peut voir où il est maintenant. Aussi est-il écrit dans un autre psaume : « J’ai dit dans mon extase : Me voilà rejeté loin de vous[743] ». Dans le ravissement de son âme, il a vu en effet je ne sais quoi de sublime, et il n’était point tout entier où il contemplait cette vision ; mais un éclair de la lumière éternelle, pour ainsi dire, lui a fait comprendre qu’il n’était point dans les régions qu’il voyait, et fait voir le lieu où il était ; alors, comme affaibli et resserré par les misères de l’humanité, il s’est écrié : « J’ai dit dans mon extase : Me voilà repoussé loin de vos regards. Ce que j’ai vu dans mon extase m’a fait comprendre combien je suis éloigné de ce lieu où je ne suis point encore. C’est là qu’était déjà celui qui raconte qu’il fut élevé jusqu’au troisième ciel, et qu’il entendait là des paroles ineffables que l’homme ne saurait redire. Mais il fut rappelé sur notre terre afin d’y gémir, d’y trouver la perfection dans sa faiblesse et d’être ensuite revêtu de force ; encouragé toutefois tans l’exercice de son ministère par la vue de ces merveilles, il ajoute : « J’ai entendu des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme de redire[744] ». À quoi bon maintenant me demander, ou à tout autre, ce que homme ne saurait dire ; s’il ne put le répéter lui qui avait bien pu l’entendre ? Pleurons toutefois et gémissons en confessant notre misère : reconnaissons où nous sommes, rappelons-nous le sabbat et attendons avec patience ce que nous a promis celui qui nous a donné en lui-même un modèle de patience. « J’ai été affaibli et humilié à l’excès ».
13. « Je rugissais dans les frémissements de mon cœur[745] ». Vous remarquez souvent que les serviteurs de Dieu pleurent et gémissent ; vous en demandez la cause, et il n’apparaît au-dehors que le gémissement de quelques serviteurs de Dieu, si toutefois il arrive aux oreilles de son voisin. Car il y a un gémissement secret que les hommes n’entendent pas ; et toutefois, si le cœur est en proie à quelque pensée ou quelque violent désir, jusqu’à trahir par quelque cri extérieur la blessure de l’homme intérieur, on en demande la cause ; et l’homme se dit en lui-même : Peut-être est-ce pour tel sujet qu’il gémit, peut-être lui a-t-on fait tel mal. Mais qui peut comprendre la raison de ses soupirs, sinon l’homme qui les entend ou qui les voit ? si dit-il : « Je rugissais dans le gémissement de mon cœur » ; parce que les hommes entendent les gémissements d’un autre homme, n’entendent souvent que les gémissements de la chair, et non le rugissement du cœur. Tel, que je ne connais point, a ravi à un autre son bien ; celui-ci gémit, mais non dans son cœur ; celui-là gémit, parce qu’il a perdu un fils, cet autre une Épouse ; tel, parce la grêle a ravagé sa vigne ; tel, parce que son vin s’est aigri ; tel, parce qu’on lui a volé un cheval ; tel, parce qu’il a subi quelque perte ; tel, parce qu’il craint un ennemi ; tous ceux-là gémissent, mais dans le rugissement la chair. Quant au serviteur de Dieu, qui rugit en se souvenant du sabbat, lequel est règne de Dieu, et que ne posséderont ni le sang ni la chair[746], il peut dire : « Je rugissais dans les frémissements de mon cœur ».
14. Et comme Dieu connaît la cause de ses rugissements, il ajoute aussitôt : « Tous mes désirs sont devant vous[747] ». Non pas devant les hommes qui ne sauraient voir le cœur ; mais c’est « sous vos yeux que sont mes désirs ». Que vos désirs soient donc devant lui ; « et mon Père qui voit dans le secret vous le rendra[748] ». Car ton désir, c’est ta prière ; et si ton désir est continuel, ta prière est continuelle. Aussi n’est-ce pas en vain que l’Apôtre a dit : « Priez sans relâche[749] ». Aurons-nous donc toujours les genoux en terre, le corps prosterné, les mains élevées, pour qu’il nous dise : « Priez sans cesse ? » Si nous appelons cela prier, je ne crois pas que nous puissions le faire sans interruption. Mais il est dans l’âme une autre prière incessante, qui est le désir. Quoi que vous fassiez, vous ne cessez point de prier, si vous désirez le repos du ciel. Si donc tu ne veux pas interrompre ta prière, n’interromps pas ton désir. Un désir incessant est une voix continuelle. Te taire, ce serait ne plus aimer, Qui donc se sont tus ? Ceux dont il est dit : « Et comme l’iniquité se multiplie, la charité se refroidit chez plusieurs[750] ». Le refroidissement de la charité, c’est le silence du cœur ; la flamme de la charité au contraire est le cri du cœur. Si la charité demeure fervente, tu cries toujours ; si tu cries toujours, tu désires toujours ; si tu désires, tu te souviens du sabbat ; et lu dois alors comprendre quel est le témoin de tes désirs. Maintenant, considère quel désir tu dois mettre sous les yeux de Dieu. Est-ce la mort d’un ennemi, dont le souhait paraît juste aux hommes ? Car souvent nous demandons ce que nous ne devons pas. Voyons ce que les hommes croient souhaiter avec justice. Souvent ils demandent la mort d’un autre pour entrer dans son héritage. Que ceux-là toutefois qui demandent la mort d’un ennemi, écoutent ce que dit le Seigneur : Priez pour vos ennemis[751]. Qu’ils n’osent donc point demander la mort d’un ennemi ; qu’ils en demandent plutôt la conversion, et l’ennemi sera vraiment mort, puisque converti, il ne sera plus un ennemi. « Tous mes désirs sont devant vous ». Mais qu’arriverait-il si le désir était devant Dieu, et que les gémissements n’y soient point ? Et comment pourrait-il en être ainsi, quand le gémissement est la voix du désir ? Aussi est-il dit : « Et mon gémissement ne vous est point inconnu ». Il n’est point caché pour vous, quoiqu’il le soit pour beaucoup d’hommes. On voit quelquefois un humble serviteur de Dieu, qui lui dit : « Mon gémissement ne vous est pas inconnu », et quelquefois on voit rire ce même serviteur de Dieu ; est-ce que le désir est mort dans son cœur ? Si ce désir y est toujours, il y a donc aussi un gémissement. Bien qu’il n’arrive pas toujours à l’oreille des hommes, il ne cesse pas néanmoins d’être dans l’oreille de Dieu.
15. « Mon cœur s’est troublé[752] » ; pourquoi s’est-il troublé ? « Et ma force m’a trahi ». Souvent je ne sais quoi de soudain vient troubler le cœur : que la terre vienne à trembler, que le tonnerre gronde au ciel, qu’il se fasse un mouvement impétueux, un bruit insolite, que l’on rencontre un lion, alors on se trouble ; que des voleurs soient en embuscade, le cœur se trouble, il craint, il est de toutes parts dans l’angoisse. Pourquoi ? « Parce que ma force m’a trahi ». Si cette même force me soutenait, qu’aurais-je à craindre ? Nulle nouvelle, nul frémissement, nul fracas, nulle chute, rien de ce qui est horrible ne pourrait nous effrayer. D’où vient alors ce trouble ? « De ce que ma force m’a trahi ». Et d’où vient cette trahison de mes forces ? De ce que « la lumière de mes yeux n’est point avec moi ». Adam n’avait donc plus déjà cette lumière de ses yeux : car cette lumière, c’était Dieu ; et après l’avoir offensé, Adam s’enfuit vers les ombrages et se cacha dans les arbres du paradis[753]. Il redoutait la présence du Seigneur, et il cherchait l’ombre des grands arbres. Déjà dans ces arbres il n’avait plus cette lumière de ses yeux qui avait fait sa joie jusqu’alors. Si donc Adam fut coupable dès l’origine, nous le sommes par naissance ; or, ces membres divers viennent se réunir au second ou nouvel Adam, car le nouvel Adam est rempli de l’esprit qui vivifie[754] ; et devenus membres de son corps, ils crient en faisant cet aveu : « La lumière de mes yeux n’est plus en moi » ; et déjà, si l’homme est racheté par cet aveu, s’il est incorporé au Christ, la lumière de ses yeux n’est-elle donc point avec lui ? Non, elle n’est plus en lui : il peut l’entrevoir encore, comme ceux qui se souviennent du sabbat, comme ceux qui regardent par l’espérance ; mais elle n’est point pour eux cette vision dont il est dit : « Je me montrerai à lui[755] ». Il y a bien là quelque lumière, parce que nous sommes enfants de Dieu et que la foi nous y fait croire ; mais ce n’est pas encore cette lumière que nous verrons : « Ce que nous serons un jour ne paraît point encore : nous savons que, quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, et nous le verrons tel qu’il est[756] ». Car à présent la lumière de la foi est la lumière de l’espérance. « Tant que nous sommes dans ce corps, en effet, nous marchons en dehors du Seigneur : car nous n’allons à lui que par la foi, sans le voir à découvert[757] ». Et tant que nous ne voyons pas ce que nous espérons, nous l’attendons « par la patience[758] ». Ce sont là des paroles d’exilés, et non pas d’hommes établis dans la patrie. C’est donc avec raison, c’est avec vérité, et s’il n’use point de déguisement c’est avec sincérité qu’il fait cet aveu : « Lumière de mes yeux n’est point avec moi »[759]. Voilà ce que souffre l’homme dans son âme, en lui-même, avec lui-même ; ce qu’il souffre de sa part, ce que nul ne lui fait endurer, si ce n’est lui-même : telle est la peine qu’il s’est attirée, et que nous avons définie tout à l’heure.
16. Mais est-ce là tout ce que l’homme endure ? Au dedans de lui-même il souffre de ses propres misères, et à l’extérieur, il souffre de tout ce que lui font endurer ceux au milieu desquels il vit ; il souffre donc ses maux particuliers, il est forcé de souffrir de la part des autres. Delà ces deux cris du Prophète : « Purifiez-moi de mes fautes cachées, et détournez de votre serviteur les fautes des autres[760] ». Déjà il a confessé les fautes qui lui sont propres et dont il voudrait être purifié : qu’il parle des péchés des autres dont il prie Dieu de l’éloigner. « Mes amis » ; que dirai-je alors des ennemis ? « Mes amis et mes proches se sont placés debout en face de moi » s. Comprenez bien cette expression : « Ils se sont élevés debout en face de mois, car ils se sont élevés contre moi, et sont tombés contre eux-mêmes. « Mes amis et mes proches se sont élevés et placés en face de moi ». Écoutons ici la voix du chef, et voyons paraître notre chef dans sa passion. Mais encore une fois, quand c’est la tête qui parle, n’en séparez point les membrés. Si le chef n’a point voulu séparer sa voix de celle du corps, le corps oserait-il bien se séparer des douleurs du chef ? Souffrez donc dans le Christ, puisque le Christ a pour ainsi dire péché dans votre faiblesse. Il parlait naguère de vos péchés, et il en parlait comme s’ils eussent été les siens. Il disait en effet : « A la vue de mes péchés », comme s’ils eussent été les siens. De même donc qu’il a voulu que nos péchés fussent les siens, parce que nous sommes ses membres, faisons de ses souffrances les nôtres, parce qu’il est notre chef. Ce n’est point pour que nous soyons traités autrement que ses amis sont devenus ses ennemis. Préparons-nous, au contraire, à prendre le même breuvage ; ne rejetons point son calice, afin de mériter, par son humilité, de soupirer après sa grandeur. Telle fut, en effet, sa réponse à ceux qui voulaient partager sa grandeur, et qui n’envisageaient point son humilité quand il leur dit : « Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même[761] ? » Donc les douleurs de notre Maître sont aussi nos douleurs ; et quand chacun de nous aura servi Dieu fidèlement, gardé la bonne foi, payé ses dettes, accompli la justice envers les hommes, je voudrais bien voir s’il n’aura point à souffrir ce que Jésus-Christ nous dit de sa passion.
17. « Mes amis et mes proches se sont tenus tout près contre moi debout ; d’autres proches se sont éloignés[762] ». Quels sont ces proches, dont les uns se sont rapprochés, dont les autres se sont éloignés ? Les Juifs étaient proches pour le Sauveur, puisqu’ils lui étaient unis par le sang ; ils s’en approchèrent et le crucifièrent. Les Apôtres étaient des proies ; mais eux se tinrent dans l’éloignement, de peur de souffrir avec lui. On pourrait encore donner cette interprétation : « Mes amis », ou ceux qui ont feint de l’être. Car ils feignirent d’être ses amis, en disant : « Nous savons que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité[763] » ; alors qu’ils voulaient le nier au sujet du tribut à payer à César, et qu’il les confondit par leur propre langage, ils voulaient paraître ses amis. Mais il n’avait pas besoin alors qu’on rendît témoignage aucun homme[764], puisqu’il savait ce qui était dans l’homme ; aussi répondit-il, en entendant ces paroles : « Hypocrites, pourquoi me tentez-vous[765] ? » Donc, « mes amis et mes proches sont venus près de moi, en face et debout ; d’autres proches se sont éloignés ». Vous comprenez mon explication. J’ai appelé ses proches ceux qui s’approchèrent de lui et néanmoins s’en éloignèrent de cœur. Comment être plus près de corps que ceux qui élevèrent Jésus sur la croix ? Comment s’en éloigner de cœur plus que ceux qui le blasphémaient ? Isaïe a parlé de cet éloignement ; voyez en effet ce qu’il dit de ceux qui sont proches et de ceux qui sont éloignés : « Ce peuple m’honore des lèvres » ; voilà un rapprochement corporel : « mais leur cœur est loin de moi[766] ». Ceux qui sont proches sont en même temps éloignés, proches des lèvres, éloignés de cœur. Toutefois, comme la crainte retint les Apôtres dans l’éloignement, on peut d’une manière plus nette et plus claire entendre des uns, qu’ils s’approchèrent, des autres, qu’ils s’éloignèrent : surtout que saint Pierre, qui l’avait suivi plus hardiment, en était encore loin, et qu’interrogé il se troubla et renia ce Maître avec lequel il avait juré de mourir[767]. Mais afin que de son éloignement il vînt à se rapprocher, il entendit après la résurrection : « M’aimez-vous ? » et il répondit : « Je vous aime[768] ». Et cette affirmation rapprochait celui que son reniement avait éloigné ; ainsi une triple protestation d’amour effaça son triple renoncement. « Et mes proches se tenaient loin de moi ».
18. « Ils emploient la violence, ceux qui en veulent à mon âme[769] ». Il est facile de connaître ceux qui en veulent à son âme ; car ils n’avaient point cette âme ceux qui ne faisaient point partie de son corps. Ceux qui cherchaient cette âme en étaient éloignés ; et la cherchaient pour la tuer. Car on peut rechercher son âme pour un bon motif ; puisque, dans un autre endroit, il nous fait ce reproche : « Il n’y a personne pour rechercher mon âme[770] ». Il se plaint donc aux uns de ce qu’ils ne recherchent point son âme, et aux autres, de ce qu’ils la recherchent. Quel est celui qui recherché son âme dans une intention pure ? Celui qui l’imite dans ses souffrances. Quels sont ceux qui la recherchaient dans une intention perverse ? Ceux qui lui faisaient violence et qui le crucifiaient.
19. Voici la suite : « Ceux qui cherchaient le mal en moi ont parlé vainement ». Que signifie : « Ceux qui cherchaient le mal en moi ? » Ils cherchaient beaucoup et ne trouvaient rien. Peut-être veut-il dire : Ils me cherchaient des crimes ; car ils cherchèrent de quoi l’accuser, « sans rien trouver[771] ». Ils cherchaient le mal chez l’homme de bien, le crime chez l’innocent ; et qu’eussent-ils trouvé chez celui qui n’avait aucune faute ? Mais comme ils cherchaient des fautes chez l’homme qui n’en avait commis aucune, ils n’avaient plus de ressource qu’à feindre ce qu’ils ne trouvaient point. C’est pourquoi, « ceux qui cherchaient le mal en moi, tenaient le langage de la vanité », non de la vérité ; « et tout le jour ils tramaient la fraude » ; c’est-à-dire, ils s’étudiaient sans cesse au mensonge. Vous connaissez tous les faux témoignages qu’ils ont apportés contre le Sauveur, même après sa résurrection. En effet, pour ces soldats du sépulcre, dont Isaïe avait dit : « Je mettrai les méchants près de son tombeau[772] » (c’étaient bien des méchants, puisqu’ils ne voulurent point déclarer la vérité, et qu’ils se laissèrent corrompre, pour semer le mensonge), voyez quelle fut l’ineptie de leur langage. On les interroge, et les voilà qui répondent : « Lorsque nous étions endormis, ses disciples sont venus et l’ont enlevé[773] ». Quelle vanité de langage ! S’ils dormaient, comment savaient-ils ce qui s’était passé ?
20. « Pour moi », dit le Prophète, « je suis comme un sourd qui n’entend rien ». Car il ne répondait pas plus à ce qu’on lui objectait que s’il n’eût point entendu. « Non plus qu’un sourd, je n’entendais pas ; et n’ouvrais ma bouche non plus qu’un muet ». Puis il répète sous une autre forme : « Je suis comme un homme qui n’entend point et qui n’a nulle réponse à la bouche[774] » ; comme s’il n’avait rien à leur dire, aucune réplique pour les confondre. Mais ne leur avait-il pas fait déjà beaucoup de reproches, tenu bien des discours, et dit : « Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites[775] », et autres choses semblables ? Pourtant, dans la passion, il ne dit rien de tout cela, non qu’il n’eût rien à dire, mais il attendait que tout fût achevé, et que s’accomplît tout ce qui était prédit à son sujet, lui dont il est écrit : « Comme une brebis devant celui qui la tond, il est sans voix et n’ouvre pas la bouche[776] ». Il devait donc se taire dans sa passion, celui qui ne se taira point au jugement. Il était venu pour être jugé, lui qui viendra plus tard pour juger ; et pour juger avec une puissance d’autant plus grande qu’il s’est laissé juger avec plus d’humilité.
21. « Parce que j’ai espéré en vous, Seigneur, vous m’exaucerez, Seigneur mon Dieu[777] ». Comme si on lui demandait : Pourquoi n’avez-vous point ouvert la bouche ? pourquoi n’avez-vous point dit : Epargnez-moi ? Pourquoi sur la croix n’avez-vous point confondu les impies ? Voilà qu’il poursuit en disant : « Parce que j’ai espéré en vous, Seigneur, vous m’exaucerez, Seigneur mon Dieu ». Il te montre ce qu’il faut faire quand viendra la tribulation, Tu cherches parfois à te justifier, et nul n’entend ta défense. Alors survient le trouble, comme ta cause était perdue, parce que nul ne vient te défendre ou te rendre témoignage. Mais garde l’innocence dans ton cœur, où nul ne peut opprimer la justice de ta cause. Si le faux témoignage a prévalu contre toi, ce n’est que devant les hommes ; mais prévaudra-t-il devant Dieu, qui sera le juge de ta cause ? Et au jugement de Dieu il n’y aura d’autre juge que ta conscience. Entre un juge qui est juste et la conscience, ne crains rien que ta cause : si tu n’as point une mauvaise causa, tu n’auras ni accusateur à craindre, ni faux témoin à repousser, ni témoin véridique à rechercher. Apporte seulement une bonne conscience, afin de pouvoir dire : « Parce que j’ai espéré en vous, Seigneur, vous m’exaucerez, Seigneur mon Dieu. »
22. « Je disais : Ne permettez plus que mes ennemis m’insultent, eux qui ont fait éditer leur insolence quand mes pieds étaient chancelants[778] ». Il revient à sa faiblesse corporelle, et ce chef a égard à ses pieds. La gloire du ciel ne lui fait point négliger ce qu’il a sur la terre, il nous regarde, il nous voit. Quelquefois, dans cette vie fragile, nos pieds sont ébranlés, ils tombent dans quelque faute ; alors s’élèvent contre nous les langues perverses de nos ennemis. C’est en ce cas que nous comprenons ce qu’ils méditaient dans leur silence, ils parlent avec aigreur et cruauté, ils se font une joie d’avoir trouvé ce qui devrait les affliger. « Et j’ai dit : Que mes ennemis ne m’insultent plus à l’avenir ». Voilà ce que j’ai dit ; et néanmoins, pour que je me corrigeasse sans doute, vous les avez, fait parler avec insolence contre moi, ô mon Dieu, « pendant que mes pieds chancelaient » ; c’est-à-dire, ils se sont élevés, et ont mal parlé quand j’étais ébranlé. Ils auraient du avoir pitié du faible, sans l’insulter, selon cette parole de l’Apôtre : « Mes frères, si quelqu’un est tombé par surprise dans quelque crime, vous autres, qui êtes spirituels, relevez-de dans un esprit de douceur ». Et il en ajoute cette raison : « Chacun craignant d’être tenté à son tour[779] ». Tels n’étaient point ceux dont il est dit : « Quand mes pieds chancelaient, ils parlaient de moi avec arrogance » ; mais ils ressemblaient à ceux dont il est dit ailleurs : « Ceux qui me persécutent, seront comblés de joie si je viens à faiblir[780] ».
23. « Je suis préparé au châtiment[781] ». Admirables paroles du Prophète, comme s’il lisait : Je suis né pour endurer les châtiments. Car il ne pouvait naître que d’Adam à qui la peine est due. Mais souvent en cette vie les méchants échappent à la peine, ou n’en souffrent que de légères, parce que leur conversion n’offre aucun espoir. Or, il est nécessaire qu’ils passent par le châtiment, ceux à qui Dieu prépare la vie éternelle ; car elle est vraie, cette parole : « Mon fils, ne t’aigris point sous le fouet du Seigneur, ne te fatigue point quand il te châtie : car le Seigneur châtie celui qu’il aime, il corrige celui qu’il reçoit au nombre de ses enfants[782] ». Que mes ennemis donc ne m’insultent plus, qu’ils ne se répandent point en outrages ; et si mon Père me châtie, « je suis préparé au châtiment » ; parce qu’il me prépare un héritage. Si tu veux échapper au fouet du Seigneur, l’héritage ne sera point pour toi. Tout fils doit passer par le châtiment : et c’est tellement sans exception, que celui-là même qui n’avait point de péché[783], n’a pas été épargné[784]. « Je suis donc préparé au châtiment ».
24. « Et ma douleur est toujours présente à mes yeux[785] ». Quelle douleur ? Peut-être celle du châtiment ? Il est vrai, mes frères, et le dis en vérité, les hommes s’affligent des châtiments, et non de ce qui amène les châtiments. Il n’en est pas ainsi de celui qui parle. Écoutez, mes frères : qu’un homme, le premier venu, essuie une perte, il est plutôt prêt à dire : Je ne mérite point cette perte, qu’à considérer pourquoi elle lui arrive ; il pleure une perte d’argent et non la perte de la justice. Si tu as péché, pleure ton trésor intérieur ; tu n’as rien peut-être en ta maison, et ton cœur est encore plus vide ; mais si ton cœur est plein de Dieu qui est son bien, pourquoi ne pas dire : « Le Seigneur l’a donné, le Seigneur l’a ôté, comme il a plu au Seigneur ainsi il a été fait, que le nom du Seigneur soit béni[786] ? » D’où vient donc la plainte de l’interlocuteur ? Du châtiment qu’il endurait ? Point du tout. « Ma douleur, dit-il, est toujours devant mes yeux ». Et comme si nous lui disions Quelle douleur ? d’où vient-elle ? « C’est », dit-il, « que je publierai mon iniquité, et je prendrai soin de mon péché[787] ». Voilà d’où vient sa douleur ; elle ne vient pas du châtiment ; elle vient de la plaie et non du remède. Car le châtiment est comme un remède pour le péché. Écoutez, mes frères : nous sommes chrétiens ; et néanmoins qu’un d’entre nous vienne à perdre son fils, il le pleure ; que ce fils devienne pécheur, il ne le pleure pas. C’est en le voyant tomber dans le péché qu’il devrait pleurer et gémir ; c’est alors qu’il faudrait le refréner, lui donner une règle de conduite, le châtier. S’il l’a fait sans être écouté, c’est alors qu’il fallait pleurer ; car, vivre dans la luxure est une mort plus funeste que ce trépas qui met fin à la luxure ; vivre ainsi, chez vous, c’était non seulement la mort, mais la puanteur. Voilà les maux qu’il faut pleurer ; les autres, il faut les supporter ; endurons ceux-ci, mais déplorons les premiers. Il faut les déplorer comme vous l’entendez faire au Prophète : « Voilà que j’annonce mon iniquité, je prendrai soin de mon péché ». Ne te crois pas en sûreté parce que tu as confessé ta faute, comme celui qui la confesse et qui est prêt à la commettre encore. Mais publie ton iniquité de telle sorte que tu penses avec soin à ton péché. Qu’est-ce à dire, prendre soin de son péché ? Prendre soin de sa blessure. Si tu disais : J’aurai soin de ma blessure, que devrait-on comprendre, sinon : Je mettrai mes soins à me guérir ? Tel est le soin à prendre de son péché, c’est une application continuelle, un effort incessant, une diligence soutenue à tout faire pour guérir notre péché. Voilà que chaque jour tu pleures ton péché, mais peut-être que tes larmes coulent sans que la main agisse. Fais des aumônes, afin que tes péchés soient rachetés, que tes dons réjouissent l’indigent, afin que tu aies à te réjouir du don de Dieu. L’indigent a besoin, et tu as besoin ; il a besoin de toi, et toi de Dieu. Tu méprises le pauvre qui a besoin de toi, et Dieu ne te méprise pas, toi qui as besoin de lui ? Comble donc l’indigence du pauvre, afin que Dieu comble ton âme. C’est dire : « Je prendrai soin de mon péché », je ferai tout ce qu’il faut faire pour effacer mon péché, le guérir complètement. « Je prendrai soin de mon péché ».
25. « Quant à mes ennemis, ils vivent »[788]. Ils ont le bonheur, ils jouissent des félicités du siècle où j’endure la fatigue, et je rugis dans les gémissements de mon cœur. Comment vivent les ennemis de celui qui disait d’eux tout à l’heure : « Qu’ils ont dit des paroles vaines ? » Écoute ce qui est dit dans un autre psaume : « Leurs fils sont comme de nouvelles plantations » ; et plus haut : « Leur bouche porte le mensonge, leurs filles sont parées comme les autels d’un temple ; leurs greniers sont pleins, ils regorgent de çà et de là ; leurs bœufs sont gras, des brebis fécondes se multiplient dans leurs étables ; on ne voit point leurs haies en ruine, on n’entend point de cris dans leurs places publiques ». Donc, mes ennemis vivent : telle est la vie qu’ils mènent, la vie qu’ils chantent, la vie qu’ils aiment, la vie qu’ils possèdent pour leur malheur. Qu’ajoute en effet le Prophète ? « Ils ont appelé heureux le peuple qui a de tels biens ». Qu’en dis-tu, toi qui as soin de ton péché ? Quel est ton langage, ô toi qui accuses ton iniquité ? « Bienheureux le peuple qui a le Seigneur pour son Dieu. Mes ennemis vivent ; ils prévalent sur moi ; ils se multiplient ceux qui une haïssent injustement »[789]. Que veut dire : Ils me haïssent injustement ? Ils haïssent celui qui leur veut du bien. Rendre le mal pour le mal, ce n’est pas être bon ; ne pas rendre le bien pour le bien, c’est de l’ingratitude ; mais rendre le mal pour le bien, c’est là haïr injustement. Ainsi firent les Juifs : le Christ est venu chez eux avec des biens, et pour ces biens ils lui ont rendu le mal. Craignons, mes frères, une faute semblable : il est si facile d’y tomber. Mais quand nous disons : Tels furent les Juifs, que chacun de nous se garde bien de se croire excepté. Que l’un de vos frères vous réprime pour votre bien, vous tombez dans cette faute, si vous le haïssez. Et voyez comme elle est facile, comme elle est bientôt commise ; évitez un si grand malheur, un péché si facile.
26. « Ceux qui me rendent le mal pour le bien, me déchirent parce que je poursuis la justice[790] ».C’est là le motif du bien pour le mal. Que signifie : « Je poursuis la justice ? » Je ne l’abandonne point. Ne prenons pas toujours la persécution en mauvaise part ; poursuivre, signifie suivre parfaitement : « Parce que j’ai poursuivi la justice ». Écoute le langage de notre chef qui gémit dans sa passion : « Ils m’ont rejeté, moi le bien-aimé, comme un mort en abomination. Était-ce peu d’être mort ? pourquoi en abomination ? Parce qu’il a été crucifié. Car cette mort sur la croix était une grande abomination pour ceux qui ne comprenaient pas que cette parole : « Maudit l’homme qui pend au bois[791] », était une prophétie. Le Christ n’a point apporté la mort ici-bas, il l’y a trouvée comme le fruit maudit du premier homme[792] ; et, se revêtant de cette mort qui était la nôtre et qui nous venait du péché, il l’a suspendue au bois. Dès lors, afin que l’on ne crût pas, comme certains hérétiques[793] l’ont fait, que Notre-Seigneur Jésus-Christ n’avait qu’une chair apparente, et qu’il n’avait point subi la mort sur la croix, le prophète s’écrie : « Maudit tout homme qui pend au bois ». Il nous montre que le Fils de Dieu a souffert une véritable mort, celle qui était due à notre chair mortelle : il craint que, s’il n’est maudit, tu ne le croies pas mort. Comme donc cette mort n’était feinte, mais descendait par la filiation de cet Adam maudit d’après cet arrêt de Dieu : Tu mourras de mort[794] ; et, comme Jésus devait subir un véritable trépas, afin qu’il donnât ainsi une vie véritable, voilà qu’il est lui-même atteint par la malédiction de la mort, pour nous mériter la bénédiction de la vie. « Ils m’ont rejeté, moi le bien-aimé comme un mort en abominations. »
27. « Ne m’abandonnez pas, Seigneur Dieu, ne vous éloignez pas de moi[795] ». Disons ces paroles en lui-même, disons-les par lui ; car il intercède pour nous[796] ; disons : « Ne m’abandonnez pas, Seigneur mon Dieu ». Il avait dit pourtant : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné[797] ? » Et voilà qu’il dit : « O Dieu, ne vous éloignez pas de moi ». Si Dieu ne s’est point retiré du corps, s’est-il donc retiré du chef ? De qui est donc cette prière, sinon du premier homme ? Or, pour nous montrer qu’il a tiré d’Adam une véritable chair, il s’écrie : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Car Dieu ne l’avait point délaissé. S’il ne t’abandonne point pourvu que tu croies en lui, ce seul Dieu Père, Fils et Saint-Esprit pourrait-il abandonner le Christ ? Mais alors, il avait personnifié en lui-même le premier homme. Nous savons, d’après l’Apôtre, « que notre vieil homme a été cloué à la croix avec lui[798] » ; et nous n’aurions pu nous dépouiller de cette vétusté, si le Christ n’eût été crucifié en sa faiblesse. Car il est venu sur la terre pour nous renouveler en lui ; et le désir de le posséder, l’imitation de ses douleurs nous font entrer dans ce renouvellement. Donc, la voix de son infirmité était notre voix disait : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » De là encore cette autre parole : « Le rugissement de mes péchés[799] ». Comme s’il disait : C’est au nom du pécheur que je vous tiens ce langage : « Seigneur, ne vous éloignez pas de moi ».
28. « Seigneur, Dieu de mon salut, soyez attentif à me secourir[800] ». Ce salut, mes frères, est celui dont se sont enquis les prophètes, au dire de saint Pierre, et que n’ont point reçu ceux qui le recherchaient ; mais ils l’ont recherché et l’ont annoncé, et nous sommes venus, nous qui avons trouvé ce qu’ils désiraient de pénétrer. Et voilà que nous-mêmes ne l’avons pas reçu encore ; d’autres viendront après nous et le trouveront de même sans le recevoir ; puis ils passeront, afin que tous, à la fin du jour, nous recevions le denier du salut avec les patriarches, les prophètes et les apôtres. Vous connaissez ces mercenaires ou ces ouvriers que le père de famille envoya dans sa vigne à des heures différentes, et qui reçurent néanmoins une même récompense[801]. Ainsi les Prophètes et les Apôtres, et les martyrs et nous, et ceux qui viendront après nous jusqu’à la consommation des siècles, nous recevrons alors le salut éternel, afin que, contemplant la gloire de Dieu, et le voyant face à face, nous le bénissions dans l’éternité sans défaillance, sans la peine cuisante de l’iniquité, sans aucune altération du péché ; nous bénirons Dieu sans soupirer davantage, nous attachant à celui après lequel nous avons soupiré jusqu’à la fin, et dont l’espérance faisait notre joie. Nous serons alors dans la cité bienheureuse où Dieu sera notre bien, Dieu sera notre lumière, Dieu sera notre nourriture, Dieu sera notre vie. Tout ce qui est notre bien, pendant que nous travaillons dans notre exil, nous le trouverons en Dieu. En lui sera ce repos dont nous ne pouvons nous souvenir qu’avec douleur. Car il nous rappelle ce sabbat dont le souvenir a inspiré tant de paroles, dont nous devons tant parler encore, que notre cœur, sinon notre bouche, doit chanter toujours ; car le silence de la bouche n’étouffe point les cris du cœur.
DISCOURS SUR LE PSAUME 38
modifierSERMON PRÊCHÉ A CARTHAGE A LA FÊTE DE SAINT CYPRIEN.
modifierLES PROGRÈS DE LA VERTU.
modifierCe cantique est celui de l’homme intérieur, qui laisse en arrière ce qui est terrestre pour s’élever à Dieu. S’il garde le silence, il perd l’occasion de dire le bien. Il parle donc, mais à Dieu. Il veut connaître sa fin ou Jésus-Christ, contempler sa beauté, connaître ses années qui demeurent. Il voit ici-bas l’avare qui thésaurise sans savoir pour qui, il conseille de confier notre argent à Dieu, qui nous instruit, nous humilie par la mort certaine, quoique l’heure en soit incertaine. Voyageurs en cette vie, allons à Dieu qui seul est souverainement. Aller en enfer c’est n’être plus, quoique l’on soit encore.
1. Le Psaume que nous venons de chanter et que nous entreprenons d’expliquer, est intitulé : « Pour la fin, psaume à David pour Idithun »[802]. Ce sont donc les paroles d’un homme appelé Idithun qu’il nous faut attendre et écouter ; et si chacun de nous peut être Idithun, il se retrouvera et s’entendra dans les paroles qu’il chantera. Cherchez quel est cet homme que l’on appelait Idithun, d’après le nom qu’il eut autrefois à sa naissance ; pour nous, écoutons le sens de ce nom, et cherchons dans cette signification à comprendre le sens de la vérité. Autant que nous avons pu le savoir par ce nom, que les hommes versés dans les saintes Écritures ont traduit du grec en latin, Idithun signifie : Qui les devance. Quel est cet homme qui devance, ou quels sont ceux qu’il dépasse ? Car on n’a pas dit simplement : Qui devance ; mais : Qui les devance. Or, est-ce en dépassant qu’il chante, ou en chantant qu’il dépasse ? Mais, soit qu’il chante en dépassant, ou qu’il dépasse en chantant, c’est le cantique de celui qui devance que nous avons chanté tout à l’heure. C’est à Dieu, que nous chantons, de voir si nous sommes de ceux qui s’avancent. Mais si l’homme qui progresse a chanté, qu’il se réjouisse d’être ce qu’il a chanté. Si tel autre qui a chanté demeure encore attaché à la terre, qu’il désire être un jour ce qu’il vient de chanter, Car cet homme que l’on appelle : Devançant les autres, devance en effet ceux qui demeurent fixés à la terre, courbés vers les choses du monde dont s’occupent leurs pensées, et qui n’ont d’espérance que dans les biens passagers. Lesquels a-t-il devancés, sinon ceux qui demeurent ?
2. Vous savez que plusieurs Psaumes ont pour titre : Cantique des degrés ; et l’expression grecque anabathmon nous en explique suffisamment la signification. Ce sont en effet des degrés que l’on monte, mais que l’on ne descend pas. Le mot latin n’ayant pu rendre la signification propre, a dit en général des degrés, et nous a laissé douter si ces degrés étaient pour monter ou pour descendre. Mais comme « il n’y a pas de discours, pas de langage dans lequel on n’entende leurs voix »[803], le texte précédent explique celui qui est venu après ; et le grec nous donne une certitude quand le latin donnait un doute. De même que dans ces Psaumes, le chantre est un homme qui s’élève, de même ici il devance les autres. Mais pour s’élever, pour devancer ainsi les autres, il n’est besoin ni de pieds, ni d’échelles, ni d’ailes ; et toutefois, si nous envisageons l’homme intérieur, c’est réellement avec des pieds, des ailes et des échelles. Si ce n’était avec les pieds, comment cet homme intérieur dirait-il : « Que le pied de l’orgueil ne me vienne point ?[804] » Si ce n’était avec des échelles, qu’aurait vu Jacob, alors que des anges montaient et descendaient ?[805] » Si ce n’était avec des ailes, pourquoi donc s’écrier : « Qui me donnera des ailes, comme à la colombe, et je volerai, et je me reposerai ?[806] Dans les choses corporelles cependant, autres sont les pieds, autres des échelles, autres des ailes. Mais chez l’homme intérieur, ailes, pieds, échelles sont les affections de la bonne volonté. Nous nous en servons pour marcher, pour monter, pour prendre l’essor. Donc, lorsque nous parlons d’un homme qui devance les autres, que celui de nos auditeurs qui veut l’imiter ne cherche point à franchir un fossé par un bond léger, ni à s’élancer comme au vol, au-delà d’un escarpement : ce que j’entends d’une manière corporelle ; car celui dont il s’agit, doit aussi franchir des fossés, « ces lieux creux et brûlés par le feu, qui périront, Seigneur, sous les regards menaçants de votre face »[807]. Or, quels sont ces lieux creux et brûlés par le feu, qui doivent périr sous le regard du Seigneur, sinon les péchés ? Ce qui est brûlé par le feu, c’est l’œuvre d’un ardent désir du mal ; ce qui est creux, c’est l’œuvre d’une lâche timidité. Car tous les péchés viennent des désirs ou de la lâcheté. Que notre héros franchisse donc tout ce qui peut le retenir sur la terre ; qu’il dresse ses échelles, qu’il déploie ses ailes, et que chacun voie s’il peut se reconnaître ici. Je ne doute point que plusieurs, par la divine miséricorde, ne s’y puissent reconnaître, qui méprisent le monde, et tous les attraits que peut nous offrir le monde, et se proposent de vivre saintement, à cause des joies spirituelles qu’ils goûtent dès cette vie. Et d’où viendront ces délices pour ceux qui marchent encore sur la terre, sinon des oracles divins, de la parole de Dieu, ou de quelque parole des saintes Écritures, que l’on aura méditée, et dont on trouvera le sens avec d’autant plus de joie qu’on l’aura recherché avec peine ? Car il y a dans les livres saints des délices pures et innocentes. S’il y en a dans l’or, dans l’argent, dans les festins, dans la débauche, dans la pêche et dans la chasse, dans le jeu, dans le divertissement, dans les folies du théâtre, dans la recherche et dans la possession des ruineux honneurs de ce monde ; si l’on en trouve dans toutes ces choses qui ne peuvent donner une joie solide, pourrait-on n’en pas trouver dans les livres saints ? Que l’âme au contraire s’élance par-dessus ces bas-fonds, qu’elle cherche son bonheur dans la parole de Dieu, et qu’elle dise avec autant de vérité que de sécurité : « Les impies m’ont raconté leurs plaisirs ; mais, Seigneur, ce n’est point comme votre loi »[808]. Qu’Idithun vienne et devance tous ceux qui se plaisent ici-bas, qu’il mette son bonheur dans les choses d’en haut, dans la parole de Dieu, dans les douceurs de la loi du Très-Haut. Mais, que dis-je ? Faut-il encore passer de ce bonheur à un autre ? Ou doit-il arrêter là sa course, celui qui veut devancer ? Écoutons plutôt ses paroles, car cet homme qui bondit me paraît avoir sa demeure dans la parole de Dieu ; c’est là qu’il a puisé ce que nous allons entendre.
3. « J’ai dit : Je veillerai sur mes voies, pour n’être point coupable dans mes paroles »[809]. Croyez-le bien, il est difficile pour un homme de lire, de parler, de prêcher, d’avertir, de reprendre, quand il est à l’œuvre, fatigué par les devoirs pénibles, comme un homme qui traite avec des hommes, bien qu’il ait devancé tous ceux qui n’ont point mis leur joie en Dieu, et de ne point faillir ou pécher par la langue. « Quiconque ne pèche point par la langue », est-il écrit, « est un homme parfait »[810]. Peut-être l’interlocuteur avait-il parlé de manière à s’en repentir, et avait-il dit quelque parole qu’il eût voulu, mais qu’il ne pouvait retenir. Ce n’est pas sans raison que notre langue est toujours humide, afin de glisser facilement. Il voit donc combien il est difficile qu’un homme soit obligé de parler et ne dise rien qu’il puisse regretter ; et, à la vue de toutes ces fautes, il se prend d’ennui et demande à Dieu de pouvoir les éviter. Telle est la peine dans laquelle se trouve l’homme qui devance. Que l’homme qui demeure en arrière ne me juge pas, qu’il prenne le devant et il éprouvera ce que je dis ; car alors il sera un témoin et un fils de la vérité. Dans cette situation il avait résolu de ne point parler, afin de n’avoir point à se repentir de ses paroles. C’est là ce qu’indiquent les premiers mots : « J’ai dit : Je veillerai sur mes voies, pour n’être point coupable dans mes paroles ». Oui, Idithun, garde tes voies, afin que tes paroles soient irréprochables : pèse bien ce que tu diras, examine, consulte la vérité intérieure ; et porte-la ensuite à l’auditeur du dehors. Tu cherches souvent à en agir ainsi dans le trouble des affaires, dans la préoccupation des esprits, alors que l’âme déjà si faible et sous le poids d’un corps qui se corrompt, veut écouter et veut parler, écouter à l’intérieur, parler au-dehors ; et, dans son empressement à parler, elle néglige de s’instruire, et il lui arrive de dire ce qu’elle aurait dû taire. Le meilleur des remèdes en ce cas est le silence. Voilà un pécheur, un pécheur qui mérite ce nom plus particulièrement, homme orgueilleux et jaloux ; il entend parler Idithum, il épie son langage, lui tend des pièges ; et il est bien difficile que dans ses paroles il n’en trouve quelques-unes qui manquent de convenance. Il est auditeur sans pardon, et jaloux jusqu’à la calomnie. C’est pourquoi Idithun, qui le devance, avait résolu de se taire et commençait ainsi son cantique : « J’ai dit : Je veillerai sur mes voies, afin de n’être point répréhensible dans mes paroles ». Tant que je serai surpris par les médisants, ou du moins tenté, sinon surpris, « je veillerai sur mes voies, pour ne point pécher en paroles ». Quoique bien au-dessus des terrestres plaisirs, quoique les frivoles affections des choses temporelles ne me touchent point ; quoique je dédaigne ces choses d’ici-bas pour m’élever à un amour meilleur, il me suffit néanmoins de goûter devant Dieu le plaisir de comprendre la supériorité de mon amour ; qu’est-il besoin de parler pour que l’on me censure, et d’ouvrir le champ aux médisances ? « J’ai donc dit : Je veillerai sur mes voies, afin de ne point pécher dans mes paroles. J’ai mis une garde à ma bouche ». Pourquoi ? Est-ce à cause des hommes pieux, des hommes qui aiment la parole de Dieu, des fidèles, des saints ? A Dieu ne plaise 1 Ces hommes écoutent avec l’intention de louer ce qu’ils approuvent ; et, quant à ce qu’ils désapprouvent, au milieu de bien des choses dont ils font l’éloge, ils aiment mieux le pardonner que l’envenimer par la calomnie. À l’égard desquels veux-tu donc veiller sur tes voies, afin de n’être pas répréhensible en paroles, et veux-tu mettre un frein à ta bouche ? Écoute la réponse : « Tandis que le pécheur se tient devant moi ». Il ne se tient pas près de moi ; mais : « Il se tient à l’encontre de moi ». Que puis-je dire enfin pour le satisfaire ? Je parle de choses spirituelles à un homme tout charnel, qui voit, qui entend au-dehors, mais qui à l’intérieur est sourd et aveugle. Car l’homme animal ne comprend point ce qui est de l’esprit de Dieu[811]. Et s’il n’était charnel, s’emporterait-il à ces calomnies ? « Bienheureux celui qui parle à une oreille qui écoute »[812], non à l’oreille du pécheur, qui se tient à l’encontre. Telle était cette multitude qui se dressait en frémissant devant celui « qui ressemblait à la brebis que l’on mène à la boucherie, et qui n’ouvrait point la bouche, non plus que l’agneau devant celui qui le tond »[813]. Que dire en effet à des hommes orgueilleux, brouillons, calomniateurs, querelleurs, verbeux ? Que leur dire de saint, de pieux, comment leur parler de religion, ô toi qui les devances ; quand le Sauveur dit à des hommes qui l’écoutaient volontiers, qui désiraient s’instruire, dont la bouche s’ouvrait à la vérité, qui la recevaient avidement : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent ? »[814] Et l’Apôtre : « Je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels » : dont il ne faut point désespérer, mais qu’il faut nourrir. Car il ajoute : « Je vous ai donné du lait comme à de petits enfants en Jésus-Christ, et non de la nourriture dont vous n’étiez pas capables ». Parlez donc au moins maintenant. « Maintenant même, vous ne l’êtes pas encore »[815]. Ne t’empresse donc point d’écouter ce que tu ne comprends point, mais grandis afin de comprendre. C’est ce que nous disons aux petits enfants, qu’il nous faut nourrir du lait de la piété dam le giron de l’Église, et rendre capables de manger à la table du Seigneur. Que dire de semblable au pécheur qui se tient en face de moi, qui se croit ou feint d’être capable d’entendre ce qui est au-dessus de lui ? Si je lui parle et qu’il ne comprenne point, il croira que je suis en défaut, et non pas son intelligence. C’est donc en vue de ce pécheur qui se tient à l’encontre de moi, que « j’ai mis un frein à ma bouche ».
4. Et qu’en est-il advenu ? « Je suis resté muet, dans l’humiliation, et n’ai dit aucun bien »[816]. Celui qui s’est avancé souffre de nouvelles difficultés, dans le degré qu’il occupe ; il tâche de s’élever sur un autre, afin d’échapper à ces difficultés nouvelles. La crainte de pécher me fermait la bouche et m’imposait silence ; je m’étais dit en effet : « Je veillerai sur mes voies, afin de ne point pécher en paroles » ; et, quand la crainte du péché me ferme la bouche, voilà que « je demeure muet, dans l’humiliation, sans dire aucun bien ». D’où vient que je disais le bien, sinon parce que je l’entendais ? « Vous ferez résonner à mon oreille la joie et l’allégresse »[817], a dit David. Et l’ami de l’Époux se tient près de lui, l’écoute, et tressaille d’entendre, non sa propre voix, mais celle de l’Époux[818]. Afin de dire la vérité, il écoute le Seigneur. Ils parlent d’eux-mêmes ceux qui disent le mensonge[819]. Notre interlocuteur a donc éprouvé quelque chose de fâcheux, et dans son aveu il nous invite à y prendre garde et à ne point l’imiter. Car, disions-nous, la crainte excessive d’échapper une parole qui ne fût pas bien, lui a fait prendre la résolution de ne dire même aucun bien ; et cette résolution de se taire l’a empêché d’écouter. En effet, si tu as devancé les autres, tu es devant Dieu, écoutant de lui ce que tu dois dire eux hommes : entre Dieu qui est riche, et l’homme qui est pauvre, désirant entendre quelque chose, tu interviens, toi qui devances afin de pouvoir écouter d’une part, et parler d’autre part : si tu ne veux point parler, tu ne mérites point d’entendre ; tu méprises le pauvre et encours le mépris du riche. Tu as donc oublié que tu es le serviteur établi par Dieu sur toute sa famille pour donner la nourriture aux autres serviteurs[820] ? Pourquoi donc chercher à recevoir ce que tu es paresseux à donner ? Il est bien juste que le refus de dire ce que tu avais reçu t’empêche de recevoir ce que tu désirais. Tu désirais quelque chose, et déjà tu possédais : donne d’abord ce que tu as, afin de mériter ainsi de recevoir encore. Donc, après avoir mis un frein à ma bouche, et m’être imposé silence, parce qu’il me paraissait dangereux de parler, il m’est arrivé, dit l’interlocuteur, ce que je ne voulais point : « Je suis devenu sourd, humilié », non que je me sois humilié ; mais « j’ai été humilié ». J’ai commencé à taire les meilleures choses, dans la crainte d’en dire de mauvaises ; et j’ai blâmé ma résolution. J’ai cessé de dire le bien. « Et ma douleur s’est renouvelée ». Le silence avait été pour moi un soulagement dans cette douleur que m’avaient infligée mes calomniateurs et mes censeurs, ce que la calomnie m’avait fait souffrir s’apaisait ; mais depuis que je ne dis plus le bien, ma douleur s’est renouvelée. Taire ce que je devais dire m’est devenu plus douloureux que dire ce que je ne devais pas. « Ma douleur s’est renouvelée ».
5. « Un feu s’est embrasé dans ma méditation »[821]. Mon cœur a été dans l’inquiétude. Je voyais les insensés et j’en séchais de dépit[822], et dans mon silence j’étais dévoré par le zèle de votre maison[823]. J’ai jeté les yeux sur le Seigneur qui me disait : « Méchant et paresseux serviteur, si tu donnais mon argent aux banquiers, à mon retour je le retirerais avec usure ». Et que le Seigneur détourne de ses ministres cette malédiction : « Jetez dans les ténèbres extérieures », pieds et poings liés, ce serviteur sinon dissipateur, du moins négligent à faire valoir[824]. Mais, si l’on condamne ainsi le paresseux qui a conservé l’argent du maître, que sera-ce de ceux qui l’ont dissipé dans la débauche ? « Un feu s’est embrasé dans ma méditation ». Placé dans cette alternative de parler ou de se taire, en face d’auditeurs dont les uns cherchaient à le calomnier, les autres à s’instruire ; sujet d’opprobre pour ceux qui sont dans l’abondance, de mépris pour les orgueilleux[825], et considérant combien sont heureux ceux qui ont faim et soif de la justice[826], n’ayant de toutes parts que fatigue et qu’affliction ; craignant de jeter des perles devant les pourceaux, craignant aussi de ne point donner la nourriture aux vrais serviteurs ; dans cette angoisse il cherche un état plus avantageux que ce ministère qui offre à l’homme tant de labeurs et de dangers ; il soupire après cette fin où l’homme n’aura rien de pareil à souffrir, après cette fin, dis-je, où le Seigneur dira à son fidèle serviteur : « Entre dans la joie de ton Seigneur[827] : J’ai parlé, dit-il, en mon langage »[828]. Donc, au milieu de ces angoisses, de ces dangers, de ces difficultés, parce que le bonheur que vous fait goûter la loi de Dieu n’empêche pas que la charité de plusieurs se refroidisse[829] ; au milieu de toutes ces peines, « j’ai parlé », dit le prophète, « en mon langage ». À qui ? Non point à un auditeur que je veux instruire, mais à celui que je veux pour maître, et qui m’exaucera. « J’ai parlé dans mon langage », à celui qui me dit intérieurement tout ce que j’entends de bon et de vrai. Qu’as-tu dit ? : « Seigneur, faites-moi connaître ma fin ». J’ai déjà devancé bien des objets, je suis arrivé à d’autres, et ceux auxquels je suis arrivé sont meilleurs que ceux que j’ai devancés ; mais il m’en reste beaucoup à dépasser encore. Nous ne demeurerons point toujours en ces lieux où nous devons subir la tentation, les scandales, les auditeurs et les calomniateurs. « Faites-moi donc connaître ma fin » : cette fin qui me manque, et non la course que j’ai déjà faite.
6. Il appelle fin ce but que l’Apôtre dans sa course ne perdait pas de vue, alors qu’il confessait son imperfection, envisageant en lui-même quelque chose, et cherchant autre chose ailleurs. Car il dit : « Non pas que j’aie atteint mon but ou que je sois parfait, mes frères ; je ne crois pas avoir atteint mon but »[830]. Et de peur que tu n’en viennes à dire : Si l’Apôtre ne l’a pas atteint, l’atteindrai-je, moi ? si l’Apôtre n’est point parfait, comment arriver à la perfection ? vois ce qu’il fait, écoute ce qu’il dit. Que faites-vous donc, ô Apôtre ? Vous n’avez pas atteint votre but, vous n’êtes point parfait ? Que faites-vous donc ? À quoi m’engagez-vous ? Quel modèle me proposez-vous à suivre ou à imiter ? « Tout ce que je sais, c’est qu’oubliant ce qui est derrière moi, et m’avançant vers ce qui est devant moi, je tends à cette palme de la vocation de Dieu en Jésus-Christ »[831] ; je tends à cette palme, dit l’Apôtre, je n’y suis pas encore arrivé, je ne l’ai point encore saisie. Ne retombons pas au point d’où nous nous sommes élancés, ne demeurons pas où déjà nous sommes arrivés. Courons, efforçons-nous, nous sommes dans la voie : sois moins en sûreté pour ce que tu as déjà dépassé, que soucieux pour le but où tu n’es pas encore parvenu. « Tout ce qui est en arrière », dit l’Apôtre, « je l’oublie pour m’élancer en avant, je m’efforce d’arriver à cette palme de la vocation suprême de Dieu en Jésus-Christ ». C’est lui qui est ma fin. Il est une chose, dit l’Apôtre, et ce point unique le voici : « Seigneur, montrez-nous le Père, et cela nous suffit »[832]. C’est là ce qui faisait dire au Psalmiste : « J’ai fait une seule demande au Seigneur, je la revendiquerai. Le voilà qui oublie ce qui est en arrière, pour se jeter dans l’avenir. J’ai fait une demande au Seigneur, et je la renouvellerai, c’est d’habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie ». Pourquoi ? « Afin de contempler la beauté du Seigneur ? »[833] C’est là que je me réjouirai avec le compagnon de mon bonheur, sans craindre un adversaire : quiconque voudra contempler avec moi sera pour moi un ami et non un calomniateur jaloux. C’est là ce que désirait Idithun ; il voulait le savoir dès cette vie, afin de comprendre ce qui lui manquait, et ressentir moins de joie de ce qu’il avait acquis, que de désirs pour ce qu’il devait acquérir encore ; de ne point s’arrêter en chemin après avoir franchi quelques degrés, mais de s’élancer par de brûlants désirs vers les régions éternelles ; jusqu’à ce qu’enfin, après avoir franchi quelques degrés, il parvînt à les franchir tous, et qu’au lieu de ces quelques gouttes de rosée que laisse tomber sur lui la nuée des saintes Écritures, il vînt comme un cerf à la source d’eau vive[834], qu’il vît la lumière dans la lumière[835], et se dérobât, dans la face de Dieu, au trouble des hommes[836]. C’est là qu’il dira : Il est bon d’être ici, je ne veux rien de plus, j’aime tous ceux qui se trouvent ici, je n’y crains personne. C’est là le bon, le saint désir. Soyez heureux avec nous, vous qui le ressentez, et priez pour qu’il persévère dans notre cœur, et que les scandales ne nous découragent point. Car voilà ce que nous autres demandons pour vous. Eh ! ne croyez pas que nous soyons dignes de prier pour vous, et vous indignes de le faire pour nous. L’Apôtre se recommandait aux auditeurs auxquels il prêchait la parole de Dieu[837]. Priez donc pour nous, mes frères, afin que nous voyions ce qu’il faut voir, et que nous disions convenablement ce qu’il faut dire. Du reste, ce désir, je le sais, se trouve chez bien peu, et il n’y a pour me bien comprendre que ceux qui ont goûté les choses que je dis. Toutefois nous parlons pour tous, et pour ceux qui ont ce désir et pour ceux qui ne l’ont point encore ; pour ceux qui l’ont, afin qu’ils soupirent avec nous vers le ciel ; pour ceux qui ne l’ont pas, afin qu’ils secouent leur paresse, qu’ils franchissent les degrés d’ici-bas, qu’ils arrivent enfin aux délices de la loi du Seigneur, sans demeurer dans les plaisirs des méchants. Il en est beaucoup, en effet, qui ont beaucoup à raconter, beaucoup à s’applaudir ; l’injuste vante ses injustices. On trouve à la vérité quelques plaisirs dans l’iniquité, mais non comme ceux de votre loi[838], ô mon Dieu. Qu’ils parlent donc avec nous, ceux qui croient que nous parlons à Dieu comme David. C’est là une affaire tout intérieure, on n’en peut rien dire par les paroles. Mais que celui qui s’en occupe, croie qu’un autre s’en occupe aussi. Qu’il ne s’imagine pas être le seul pour recevoir ce qui vient de Dieu. Que par leur bouche Idithun dise aussi : « Seigneur, faites-moi connaître ma fin ».
7. « Et quel est le nombre de mes jours ? »[839] le cherche ce nombre de jours qui est. Je puis lire et même comprendre un nombre sans nombre, comme il y a des années sans années. Dire années en effet, c’est comme dire un nombre ; et toutefois : « Vous êtes le même, Seigneur, et vos années ne finiront point »[840]. Faites-moi donc connaître le nombre de mes années, mais le nombre qui subsiste. Quoi donc ? Est-ce que le nombre des années où tu es arrivé n’est pas un nombre ? Assurément c’est un nombre ; et, à le bien considérer, il n’en est point : si je m’y arrête, il paraît être, il n’en est point si je le dépasse : si je m’en dégage pour contempler les choses éternelles, si je compare les choses qui passent avec celles qui demeurent, je vois ce qui est vrai ; mais qu’y a-t-il plus que nos jours pour avoir plus d’apparence que de réalité ? Dirai-je que mes jours sont bien des jours ? Oui, ces jours, les appellerai-je des jours ; et donnerai-je témérairement un si grand nom à ce qui s’écoule avec tant de rapidité ? Je ne suis pas néanmoins si près du néant que j’oublie celui qui eut : Je suis celui qui suis[841]. Y a-t-il donc un nombre pour les jours ? Oui, il en est un qui est sans fin. Quant à ceux d’à présent, je répondrai qu’il y a quelque chose, si je retiens assez du jour où tu m’interroges pour dire qu’il existe, ou bien toi-même qui m’interroges, retiens le moment où tu parles. Peux-tu le retenir ? Si tu as retenu celui d’hier, tu retiens celui d’aujourd’hui. Mais le jour filer, me diras-tu, je ne puis le retenir, il ut écoulé : je retiens celui d’aujourd’hui, ç’est avec moi. N’en as-tu pas déjà perdu qui s’est écoulé depuis l’aube ? Car n’a-t-il pas commencé à la première heure ? Montre-moi la première heure de ce jour ; montre-moi même la seconde. Elle s’est envolée, me diras-tu, mais je vous montrerai la troisième, c’est peut-être à celle-là que nous en sommes. Donc nous parlons de jours, et d’un troisième jour ; et si tu me donnes une troisième, ce sera une troisième heure, non un troisième jour. Je ne te l’accorderai même pas, pour peu que tu t’élèves avec moi au-dessus des dates terrestres. Montre-moi en effet cette troisième heure, cette heure dans laquelle tu es actuellement. Car si une partie déjà s’en est écoulée, il en reste une autre partie ; tu ne saurais me donner ce qui est écoulé, puisqu’il n’existe plus, ni ce qui en reste, puisqu’il n’est pas encore. Que me donneras-tu donc de cette heure qui s’écoule actuellement ? M’en donneras-tu suffisamment pour hasarder ce seul mot : elle est ? Mais ce mot Est[842] n’a qu’une syllabe, n’est que d’un instant, et cette syllabe a trois lettres ; or, en la prononçant, tu n’arrives pas du coup à la seconde lettre, que tu n’aies fini la première ; et la troisième ne résonne qu’après la seconde. Que me donneras-tu donc dans cette unique syllabe ? Et tu retiens des jours, toi qui ne saurais retenir une seule syllabe ? Nos instants s’envolent et emportent tout, le torrent du monde s’enfuit : « Ce torrent auquel a bu pour nous dans son chemin celui qui a élevé la tête »[843]. Ces jours donc ne sont plus : ils s’en vont presque avant d’arriver ; et quand ils sont arrivés, ils ne peuvent subsister ; ils se touchent, ils se suivent, mais ne se maintiennent point. On ne retranche rien au passé on attend un avenir qui doit passer ; on ne l’a point qu’il n’arrive, et quand il arrive on ne le retient point. « Faites-moi connaître le nombre de mes jours », non point ce nombre qui ne subsiste pas, ou plutôt ce qui est étrange et me jette dans un trouble plus dangereux, ce qui est tout à la fois et qui n’est pas ; car nous ne pouvons pas dire d’une chose qu’elle est, quand elle ne subsiste point, ni que ce qui vient et passe ne soit aucunement. Je cherche l’Être simple, l’Être véritable, je veux l’Être purement, cet Être qui est dans la Jérusalem Épouse de mon Dieu, où il n’y a plus ni mort, ni défaillance, ni jour qui passe, mais un jour qui demeure, qui n’a point eu d’hier, qui n’est point refoulé par le lendemain. C’est là, Seigneur, « ce nombre de mes jours, qui subsiste, que je demande à connaître ».
8. « Afin que je sache ce qui me fait défaut »[844]. Car c’est là ce qui me manque pendant que je travaille ici-bas ; et tant que cela me fera défaut, je ne me dis point parfait et tant que je ne le reçois point, je répète « Non que j’aie atteint déjà ou que je sois parfait, mais je poursuis cette palme du suprême appel de Dieu »[845], tel sera le prix de ma course. Cette course doit aboutir à une certaine demeure, et cette demeure sera la patrie qui ne connaît ni l’exil, ni la sédition, ni l’épreuve. Donc, « faites-moi connaître, Seigneur, le nombre de mes jours, qui subsiste, afin que je sache ce qui me fait défaut » ; parce que je n’y suis point encore parvenu ; afin que je ne m’enorgueillisse point de ce que j’ai déjà, et que je sois trouvé en Dieu ayant une justice, mais non celle qui vient de moi. En comparant ce qui est en moi avec tout ce qui n’y est point de la même manière, en voyant qu’il me manque bien plus que je n’ai, je serai plutôt humilié de ce qui me fait défaut, qu’enorgueilli de ce que je trouverai en moi. Ceux, en effet, qui croient avoir quelque chose, pendant qu’ils sont en cette vie, se privent par cet orgueil de ce qui leur manque : parce qu’ils regardent comme grand ce qui est de la terre. « Si quelqu’un s’imagine être quelque chose, il se trompe lui-même, puisqu’il n’est rien »[846]. Ils ne se grandissent pas pour cela. L’enflure, l’orgueil imite la grandeur, mais il n’a rien de solide.
9. Notre interlocuteur, qui devance les autres, roule en son âme quelque dessein que peut seul comprendre Celui qui a les mêmes pensées ; comme si Dieu, exauçant sa prière, lui eût fait connaître sa fin, et fait comprendre le nombre de ses jours, non de ceux qui passent, mais de ceux qui demeurent ; le voilà qui considère ce qu’il a dépassé, qui le compare avec ce qu’il connaît de l’éternité, et comme si on lui demandait : Pourquoi désirer de connaître le nombre de tes jours, qui subsiste ? Que penses-tu des jours présents ? Du lieu où il s’est élevé, il regarde ce qui est ici-bas et s’écrie « Voilà que mes jours ont vieilli ! »[847] Dès lors que ceux-là vieillissent, j’en veux de nouveaux, de ceux qui ne vieillissent jamais, afin que je puisse dire : « Ce qui était vieux est passé, « tout est devenu nouveau ! »[848] Aujourd’hui en espérance, bientôt en réalité. Bien que nous soyons renouvelés par la foi et l’espérance, combien nous faisons d’œuvres du vieil homme ! Car nous ne sommes pas tellement revêtus du Christ qu’il ne nous reste plus rien d’Adam. Voyez Adam vieillir et le Christ se renouveler en nous : « Quoique l’homme extérieur se détruise en nous », dit l’Apôtre, « l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour »[849]. Donc nous ne sommes point à demeure, ni pour le péché, ni pour la mortalité, ni pour le temps qui s’enfuit, ni pour les gémissements, le travail et les sueurs, ni pour ces âges qui se succèdent, nous passons insensiblement de l’enfance à la vieillesse, et en face de tout cela voyons ici le vieil homme, les vieux jours, le vieux cantique, le vieux Testament : mais considérons l’homme intérieur, et au lieu de ce qui change, voyons ce qu’il faut renouveler, nous trouverons alors l’homme nouveau, le jour nouveau, le nouveau cantique, le nouveau Testament : attachons-nous à ce qui est nouveau, de manière à ne point craindre ce qui a vieilli. Donc, en notre course en cette vie, nous passons de ce qui a vieilli à ce qui est nouveau ; et ce passage s’effectue pendant que l’homme extérieur se détériore, que l’homme intérieur se renouvelle ; jusqu’à ce que le corps qui se corrompt extérieurement, payant tribut à h nature, arrive à la mort et se renouvelle dans la résurrection. C’est alors que se renouvellera en réalité ce qui se fait ici-bas ers espérance. Tu fais donc une œuvre, maintenant, en te dépouillant de ce qui a vieilli pour courir à ce qui est nouveau. Mais Idithun, courant à ce qui est nouveau, et s’élançant vers ce qui était devant lui, s’écriait : « Seigneur, faites-moi connaître ma fin et le nombre de mes jours, qui subsiste réellement, afin que je sache ce qui me fait défaut ». Il traîne après lui le vieil Adam, et se hâte d’arriver au Christ. « Voilà », dit-il, « que mes jours ont vieilli ». Ces jours qui me viennent d’Adam, vous les faites vieux ; ils vieillissent chaque jour, ils vieillissent au point de finir entièrement. « Et tout mon être sera devant vous comme rien ». Oui, devant vous, Seigneur, tout mon être sera comme le néant, devant vous qui voyez tout cela ; et moi, si je le vois, ce n’est que devant vous, et non devant les hommes. Que dirai-je ? Quelles paroles employer pour montrer que mon être n’est rien en comparaison de Celui qui est ? Mais c’est à l’intérieur que cela se dit, comme c’est à l’intérieur que cela se fait sentir. C’est « devant vous », Seigneur, c’est-à-dire où se fixent vos yeux et non les yeux des hommes. Mais que voient vos yeux ? « Que mon être n’est rien devant vous »
10. « En vérité, tout homme vivant sur la terre n’est que vanité »[850]. « En vérité », dit le Prophète, de quoi parlait-il alors ? Voilà que j’ai passé en revue tout ce qui est périssable, j’ai méprisé tout ce qui est ignoble, j’ai foulé aux pieds ce qui est terrestre, je me suis élevé jusqu’aux délices de la loi du Seigneur, j’ai supputé avec hésitation le nombre des jours du Seigneur, j’ai désiré cette fin qui n’a point de fin, j’ai demandé pour mes jours un nombre qui subsiste, parce que le nombre des jours d’ici-bas n’est rien en vérité ; me voilà donc aujourd’hui, élevant mes désirs bien au-dessus de tout cela, si j’aspire après les choses qui demeurent : « En vérité », quel que soit mon état ici-bas, tant que je suis en ce monde, tant que je porte une chair mortelle, tant que la vie de l’homme sur la terre est une épreuve[851], tant que je gémis au milieu des scandales, tant que moi qui suis debout, j’ai à craindre la chute, tant que je suis dans l’incertitude et de mes maux et de mes liens, « tout n’est que vanité chez l’homme qui vit ici-bas ». « Tout homme », dis-je, et l’homme en retard, et l’homme qui devance les autres, et Idithun lui-même, est tributaire de la vanité : car imité des vanités, tout est vanité ; qu’a de plus l’homme de tout le labeur qui le consume sous le soleil ?[852] Mais Idithun est-il donc sous le soleil encore ? D’une part, il est sous le soleil, d’autre part, il est bien supérieur au soleil. Il est sous le soleil alors qu’il veille, qu’il dort, qu’il mange, qu’il boit, qu’il a faim, qu’il a soif, qu’il a de la vigueur, qu’il ressent la fatigue, qu’il redevient enfant, qu’il rajeunit, qu’il vieillit, qu’il est dans l’incertitude au sujet de ses désirs et de ses craintes ; en tout cela Idithun est sous le soleil, bien qu’il devance les autres. En quoi donc les devance-t-il ? Par ce désir : « Seigneur, faites-moi connaître ma fin »[853]. C’est là un désir supérieur, qui domine tout ce qui est sous le soleil. Les choses visibles sont sous le soleil mais tout ce qui est invisible n’est pas sous le soleil. La toi ne se voit point, l’espérance ne se soit point, la charité ne se voit point, la bonté ne se voit point ; enfin on ne voit point cette crainte chaste qui demeure dans les siècles des siècles[854]. Idithun trouvant en cela sa joie et sa consolation, et s’élançant au-delà du soleil, parce que sa conversation est dans le ciel, gémit de tout ce qu’il a sous le soleil il méprise tout cela et s’en afflige, et aspire avec amour à tout ce qui est du ciel. Il a parlé des choses d’en haut, laissons-le parler des choses d’en bas. Vous avez entendu ce qu’il faut désirer, écoutez ce qui est à mépriser « En vérité, tout homme vivant est vanité ».
11. « Quoique l’homme passe dans l’image »[855]. Dans quelle image, sinon de celui qui a dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ? »[856] « Quoique l’homme passe dans l’image ». Il dit ici « quoique », parce que cette image est quelque chose de grand. Et après ce « quoique » vient un « cependant » ; et de la sorte « quoique » marquera ce qui est au-delà du soleil, et « cependant » désignera ce qui est sous le soleil ; l’un a rapport à la vérité, l’autre à la vanité. « Quoique l’homme passe dans l’image, toutefois un rien le trouble ». Écoute son trouble et vois si ce n’est pas une futilité, afin de la fouler aux pieds, de la laisser en arrière, et de te réfugier dans les cieux, où il n’y a plus de vanité. Quelle est cette vanité ? « L’homme amasse des trésors et ne sait pour qui ». O folie de la vanité ! « Bienheureux celui qui a mis son espérance dans son Dieu, qui ne s’est point arrêté aux vanités et aux folies du mensonge »[857]. O avare, tu prends mes paroles pour du délire ; mon langage à tes yeux ressemble aux contes de vieilles femmes. Car toi, dans les profondeurs de ton esprit, dans ta rare prudence, tu imagines chaque jour des moyens d’acquérir de l’argent par le négoce, par l’agriculture, souvent peut-être par l’éloquence, par la jurisprudence, par la milice, et même par l’usure. En homme judicieux, tu n’omets rien, absolument rien, pour entasser argent sur argent et Je resserre avec soin dans l’ombre. Tu sais voler un homme et éviter le voleur ; tu crains pour toi ce que tu fais aux autres, et ce que l’on te fait ne te corrige pas. Mais on ne te fait rien, j’y consens ; tu es un homme prudent ; non seulement tu sais amasser, mais tu sais conserver : tu sais où il faut placer, à qui tu dois prêter, afin de ne rien perdre de ce que tu as amassé. J’interroge donc ton cœur, je fais appel à ta prudence : voilà que tu as amassé, et que tu as si bien conservé que tu n’as rien perdu ; mais, dis-moi, pour qui conserves-tu ? Je ne veux point discuter avec toi, je ne rappelle rien, je n’exagère aucunement le mal que peut causer la vanité de ton avarice ; je n’en propose qu’un seul, je ne discuterai que ce point, dont la lecture du Psaume nous offre l’occasion. Tu amasses donc, tu thésaurises ; je ne te dirai point : Lorsque tu amasses, ne peut-on pas ramasser à tes dépens ? Je ne dirai point : Quand tu veux ravir ta proie, n’es-tu pas la proie d’un autre ? Je parlerai plus clairement ; car, aveuglé par ton avarice, tu n’as ni entendu ni compris ; je ne dirai donc pas : Prends garde qu’en faisant ta proie d’un plus faible, tu ne deviennes la proie d’un plus fort. Car tu ne sais pas que tu es dans la mer, et tu ne vois pas que les gros poissons dévorent les plus petits. Je passe donc tout cela sous silence ; je ne parle point des difficultés, des dangers que l’on rencontre en amassant de l’argent, de ce que souffrent ceux qui amassent, des périls qui les environnent, de la mort qui les menace presque partout, je passe tout cela sous silence. Tu amasses donc sans aucune résistance, tu conserves, sans qu’on te prenne rien : réveille ton cœur et cette rare prudence qui me tourne en dérision, qui ne voit que folie dans mes paroles ; et dis-moi : Tu thésaurises, et pour qui ces richesses ? Je vois bien ce que tu voudrais me répondre, comme si la réponse que tu veux me faire avait échappé au Psalmiste ; tu me diras : Je conserve pour mes enfants. C’est la réponse du dévouement qui sert d’excuse à l’iniquité : je conserve, dis-tu, pour mes enfants. Oui, c’est pour tes enfants ; mais Idithun l’ignorait-il ? Il le savait fort bien, mais il comptait cela parmi les jours anciens, et n’y opposait que le mépris, parce qu’il courait vers les jours nouveaux.
12. Car enfin je vais te mettre en cause avec tes enfants. Tu passeras, et tu amasses pour ceux qui passeront, ou plutôt, tu passes, et ils passent aussi. Car j’ai dit : Tu passeras, comme si maintenant tu étais stable. Aujourd’hui même, depuis le commencement de mon discours jusqu’à présent, sais-tu que nous avons vieilli ? Tu ne remarques pas l’insensible accroissement de tes cheveux ; et maintenant que tu es debout ici, occupé de quelque affaire, lorsque tu parles, les cheveux croissent sur ta tête : car ce n’est pas un accroissement subit qui t’a fait chercher le perruquier. Le temps s’écoule donc toujours avec rapidité, soit qu’on s’en aperçoive, soit qu’on n’y prenne pas garde, soit qu’on s’occupe malencontreusement d’autre chose. Tu passes donc, et tu conserves pour ton fils qui passe. Je te demanderai tout d’abord : Es-tu bien assuré qu’il possédera ce que tu lui as gardé ? S’il n’est point encore né, es-tu certain qu’il naîtra ? Tu conserves donc pour tes enfants, et tu ne sais ni s’ils naîtront, ni s’ils posséderont : et tu ne mets pas ton argent où tu devrais le mettre. Car ton Seigneur ne donnerait pas à son serviteur le conseil de perdre son argent. Tu es le riche serviteur d’un père de famille de distinction. C’est lui qui t’a donné ce que tu aimes, ce que tu possèdes, et il ne veut point que tu perdes ce qu’il te donne, lui qui doit se donner à toi. Mais, dis-je, il ne veut pas même que tu perdes ce qu’il t’a donné pour un temps. Tu as de grands biens, des biens en abondance, qui dépassent de beaucoup tes nécessités : c’est là un superflu ; même en ce cas, je ne veux pas que tu en perdes quelque peu, dit le Seigneur ton Dieu. Et que ferai-je ? Change-les de place, celle où tu les a mis n’est pas sûre. Assurément tu veux être l’esclave de ton avarice : mais vois que mon conseil peut bien être d’accord avec cette avarice même. Tu veux en effet posséder ce que tu as, et non le perdre : je te montre le lieu où tu dois le placer. N’amasse point sur la terre, où tu ne sais pour qui tu amasses des richesses, ni quel usage ensuite en fera celui qui les possédera, et en sera le maître. Peut-être est-ce un homme ruiné qui les possédera, et qui ne pourra tenir ce que tu lui auras laissé. Peut-être les perdras-tu avant l’arrivée de celui pour qui tu les conserves. Contre toute sollicitude, voici le conseil que je te donne : « Amassez-vous des trésors dans le ciel »[858]. Si tu voulais conserver des richesses ici-bas, tu chercherais quelque coin dans ton grenier ; peut-être dans ta maison craindrais-tu tes domestiques, et confierais-tu ton trésor à quelque banquier : car chez lui un accident n’est pas facile, on n’y redoute point le voleur, tout y est bien gardé. Pourquoi ces pensées dans ton âme, sinon parce que tu n’as pas de meilleur endroit pour conserver tes richesses ? Mais si je t’en indiquais un autre ? Je te dirai donc : Ne va pas confier ton argent à ce banquier peu solvable, mais il en est un plus sûr, donne-le-lui : il a de vastes greniers où tes richesses ne se peuvent détériorer ; il est plus riche que tous les riches. Mais, me répondras-tu, comment oser m’adresser à un tel homme ? Et si lui-même t’y engage ? Eh bien ! reconnais-le enfin ; il n’est pas seulement un père de famille, mais il est encore ton maître. Je ne veux pas, dit-il, ô mon serviteur, que tu perdes ton argent, mais voici où tu dois le placer : pourquoi le mettre où tu pourrais le perdre, et si tu ne l’y perds, où tu ne peux toi-même demeurer toujours ? Il est un autre lieu où je dois t’appeler ; que ton bien t’y précède ; ne crains pas de le perdre. C’est moi qui te l’ai donné, c’est moi qui en serai le gardien. Voilà ce que te dit ton Seigneur : interroge ta foi, et vois si tu veux croire en lui. Tu me diras peut-être : Je regarde comme perdu ce que je ne vois pas ; c’est ici que je veux voir tout cela. Mais en voulant le voir ici-bas, d’abord tu ne l’y verras point, et tu n’auras rien là – haut. Tu as dans la terre je ne sais quels trésors cachés, et en marchant tu ne les portes pas avec toi. Tu viens entendre un sermon, pour amasser des richesses intérieures, et tu l’occupes des extérieures ; les as-tu donc apportées ici avec toi ? Tu ne les vois pas même à présent. Tu crois les avoir chez toi, parce que tu sais que tu les y a déposées ; sais-tu si tu ne les as pas perdues ? Combien sont rentrés chez eux sans y retrouver ce qu’ils y avaient entassé ! Voilà peut-être que la crainte saisit les cœurs des avares, et parce que j’ai dit que beaucoup n’avaient souvent point retrouvé en rentrant chez eux ce qu’ils y avaient laissé, chacun s’est dit dans son âme : A Dieu ne plaise ! ô Evêque, souhaitez-nous mieux, priez pour nous ; Dieu nous en garde ; à Dieu ne plaise qu’il en soit ainsi ; je crois que Dieu me fera trouver chez moi ce que j’y ai laissé. Tu crois en Dieu, dis-tu, mais ne crois-tu pas aussi à Dieu ? Je crois, en Jésus-Christ, que je retrouverai en sûreté chez moi ce que j’y ai laissé, que nul n’en approchera, que nul ne l’enlèvera. Tu veux avoir dans ta foi en Jésus-Christ une garantie contre les pertes de ta maison ; mais cette foi au Christ sera une garantie plus sûre encore, si tu mets tes richesses où il te conseille. Auras-tu donc de la confiance en ton serviteur et des doutes pour ton maître, de la confiance pour ta demeure, des doutes pour le ciel ? Mais, diras-tu, comment placer mon argent dans le ciel ? Je t’ai donné ce conseil, place-le où je te dis. Comment arrivera-t-il au ciel, je ne veux point que tu le saches. Place-le entre les mains des pauvres, donne-le aux – indigents, que t’importe la manière dont il parvienne au ciel ? Moi qui le reçois, ne saurai-je pas l’y envoyer ? As-tu donc oublié cette parole : « Ce que vous avez fait au moindre des miens, c’est à moi que vous l’avez fait[859] ? » Voilà quelqu’un de tes amis qui a des souterrains, des citernes ; et quand tu cherches des vaisseaux pour y conserver des liquides, soit du vin, soit de l’huile, et remiser ainsi tes récoltes pour les conserver, s’il venait te dire : Je te les conserverai ; mais s’il avait des canaux dérobés, des conduits, par lesquels s’épancherait secrètement ce que tu verserais à découvert, et qu’au moment où il dit : Verse là ce que tu as, tu visses bien que tel n’est pas l’endroit où tu croyais verser, tu hésiterais alors d’épancher tes liquides. Mais lui qui connaît les secrètes ouvertures qu’il a ménagées dans ses citernes, ne te dirait-il pas : Verse sans crainte, cela passera dans la citerne ; tu ne vois pas comment, mais compte sur moi qui ai fait ces routes ? Or, celui qui a fait toutes choses, nous a fait à tous des demeures : il veut que nous y fassions passer nos richesses, de peur que nous ne les perdions en terre. Mais quand tu les auras conservées sur cette terre, dis-moi, pour qui les amasses-tu ? Tu as des enfants ; comptes-en un de plus et donne une part au Christ. « Il thésaurise et ne sait pour qui sont ses trésors, il se trouble en vain ».
13. « Et maintenant ». Puisqu’il en est ainsi, s’écrie Idithun, qui considère certaines vanités, qui aperçoit certaines vérités, qui se trouve placé entre ce qui est au-dessus de lui et ce qui est au-dessous ; car il a au-dessous de lui ce qu’il a devancé, et au-dessus les objets où tendent ses efforts. « Et maintenant », s’écrie-t-il, que j’ai beaucoup laissé, que j’ai foulé aux pieds tant d’objets, que les choses du temps ne sont rien pour moi, je ne suis point encore parfait, je n’ai rien reçu encore. « C’est par l’espérance, en effet, que nous sommes sauvés. Or, l’espérance que l’on voit n’est plus l’espérance ; car, comment espérer ce que l’on voit ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons par la patience »[860]. Et maintenant quelle peut donc être mon espérance ? » N’est-ce « point le Seigneur ? » Celui-là est mon attente, qui m’a donné tous les biens que je méprise ; et lui, qui est au-dessus de tout, doit se donner à moi, lui par qui tout a été fait, qui m’a fait parmi tant de merveilles, c’est le Seigneur qui est mon attente. Vous voyez Idithun, mes frères, vous voyez comme il espère. Que nul homme ici-bas ne se dise donc parfait ; le croire, ce serait de l’erreur, de l’illusion, de la séduction : nul ne peut être parfait en cette vie. De quoi lui servirait cette pensée qui lui ferait perdre l’humilité ? « Et maintenant, quelle est mon espérance, sinon le Seigneur ? » Quand il sera venu, on ne l’attendra plus ; alors viendra la perfection. Quelque progrès qu’ait fait Idithun, il attend toujours. « Tout mon être est toujours sous vos yeux ». Idithun s’élance, il marche vers Dieu, il commence à être quelque peu. « Toute ma substance est devant vous ». Mais cette substance est aussi devant les hommes. Tu as de l’or, tu as de l’argent, des esclaves, des terres, des arbres, des troupeaux, des serviteurs ; tout cela peut être vu des hommes ; mais il y a une substance qui est toujours devant toi : « Et ma substance est toujours sous vos yeux ».
14. « Délivrez-moi de toutes mes iniquités »[861]. Il est vrai que j’ai dépassé beaucoup de choses, que j’en ai beaucoup foulé aux pieds. « Mais dire que nous n’avons plus de péchés, c’est nous tromper nous-mêmes et n’avoir pas en nous la vérité »[862]. J’ai surpassé bien des choses, et néanmoins je frappe ma poitrine, en disant : « Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent »[863]. C’est donc vous, Seigneur, qui êtes mon espérance, vous qui êtes ma fin. « Car le Christ est la fin de la loi pour justifier ceux qui croient »[864]. Délivrez-moi donc de ces fautes que j’ai laissées en arrière, afin que je n’y retombe plus, mais absolument de toutes celles qui me font dire en frappant ma poitrine : « Remettez-nous nos dettes ». « Délivrez-moi de toutes mes iniquités », parce que je sens et tiens pour vraie cette parole de l’Apôtre : « Quelle que soit notre perfection, soyons dans ce sentiment ».
Après avoir dit qu’il n’était point encore parfait, il ajoute aussitôt ; « Quelle que soit notre perfection, soyons dans ce sentiment ». Qu’est-ce à dire : « Quelle que soit notre perfection ? » Déjà, Paul, vous aviez dit : « Non que j’aie atteint mon but ou que je sois parfait »[865]. Suivons l’ordre des paroles : « Tout ce que je sais, c’est que, oubliant ce qui est derrière moi, et m’avançant vers ce qui est devant moi, je m’efforce d’atteindre le but et de cueillir la palme à laquelle Dieu m’appelle d’en haut par Jésus-Christ ». Il n’est donc point encore parfait, puisqu’il poursuit cette palme de la suprême vocation de Dieu, qu’il n’a pas encore cueillie, qu’il n’a pas encore atteinte. S’il n’est point encore parfait, parce qu’il est encore en arrière, qui de nous est parfait ? Et néanmoins il ajoute aussitôt : « Quelle que soit notre perfection, ayons ces sentiments ». Quoi donc, ô Apôtre, vous n’êtes point parfait et nous le serions ? Avez-vous donc oublié, mes frères, que tout à l’heure il s’est dit parfait ? Car il n’a pas dit : « Vous qui êtes parfaits, soyez dans ce sentiment » ; mais bien : « Nous qui sommes parfaits, ayons ce sentiment » ; lui qui avait dit un peu avant : « Non que j’aie atteint le but et que je sois parfait ». Car tu ne peux être parfait ici-bas qu’à la condition de savoir que tu ne peux y être parfait. Ta perfection consiste donc à élever ton vol au-dessus de certains biens, pour en suivre d’autres ; à ne devancer les uns que pour voir celui qui reste à saisir, après avoir dépassé tous les autres. Telle est la foi certaine. Quiconque pense avoir atteint déjà le but, ne s’élève qu’afin de tomber.
15. Parce que tel est mon sentiment ; parce que je me dis tout à la fois imparfait et parfait : imparfait, puisque je n’ai point reçu l’objet de mes désirs ; parfait, puisque je comprends ce qui me manque ; parce qu’il y a dans mes sentiments du mépris pour les choses humaines, que je ne mets point ma joie dans les choses périssables, que je suis la dérision de l’avare qui vante sa sagesse, et m’accuse de folie, que telle est ma conduite et que je suis cette voie ; « voilà », dit le Prophète, « que vous m’avez rendu l’opprobre des insensés ». Vous m’avez condamné à vivre, condamné à prêcher au milieu des insensés ; je ne puis être pour eux qu’un sujet de dérision. Car nous sommes en spectacle immonde, aux anges et aux hommes[866] ; aux anges qui nous bénissent ; aux hommes qui nous méprisent, ou plutôt aux anges qui nous bénissent et qui nous blâment, comme aux hommes qui nous blâment et qui nous bénissent tour à tour. À droite et à gauche, nous avons des armes avec lesquelles nous combattons dans l’honneur et l’ignominie, par la bonne et par la mauvaise renommée, comme des séducteurs, quoique sincères[867]. Ce sont les anges, ce sont les hommes qui pensent ainsi ; parmi les anges, en effet, il en est de saints auxquels nos bonnes œuvres sont agréables ; il est aussi des anges prévaricateurs, auxquels déplaît une vie sainte ; et parmi les hommes, il en est de saints qui applaudissent à notre vie ; comme il en est de très méchants qui la tournent en dérision. Ce sont là des armes d’une part, et des armes d’autre part ; les unes à droite, les autres à gauche ; et toutes sont néanmoins des armes ; je me sers de toutes ces armes, et de celles de droite et de celles de gauche, et de ceux qui me louent et de ceux qui me blâment, et de ceux qui m’honorent, et de ceux qui me navrent d’ignominie. Avec ces deux sortes d’armes, je livre un combat au diable, je le frappe des unes et des autres : dans la prospérité, si je ne me laisse point corrompre, et dans l’adversité, si je ne me laisse point abattre.
16. « Vous m’avez rendu l’opprobre de l’insensé. Je suis devenu sourd et n’ai point ouvert ma bouche »[868]. Mais vis-à-vis de l’insensé « j’ai été sourd et n’ai point ouvert ma bouche ». À qui dirais-je ce qui se passe en moi ? J’écouterai ce que le Seigneur Dieu dira en moi, car il dira des paroles de paix pour son peuple[869] ; mais « il n’y a point de paix pour l’impie », dit le Seigneur. « Je suis devenu sourd et n’ai point ouvert ma bouche. Car c’est vous qui m’avez fait ». C’est donc parce que c’est Dieu qui t’a fait que tu n’as pas ouvert la bouche ? C’est étonnant. Car le Seigneur n’a-t-il pas formé ta bouche pour la parole ? « Celui qui a planté l’oreille n’entend-il point ? Celui qui a fait l’œil ne voit-il point ? »[870] Le Seigneur t’a donné une bouche pour parler, et tu dis : « Je suis devenu sourd et n’ai point ouvert ma bouche : parce que c’est vous qui m’avez fait ? »[871] ou bien : « Parce que c’est vous qui m’avez fait », appartiendrait-il au verset suivant ? « Parce que c’est vous qui m’avez fait, détournez de moi vos vengeances »[872]. Parce que c’est vous qui m’avez fait, ne m’anéantissez point : ne me frappez que pour me faire avancer, non pour me faire succomber. Frappez-moi seulement pour m’étendre, non pour me réduire. « Parce que c’est vous qui m’avez fait, détournez de moi vos châtiments ».
17. « J’ai succombé sous le poids de votre main, quand vous m’avez corrigé ». C’est-à-dire, j’ai succombé sous le châtiment. Et toutefois, qu’est-ce que le châtiment de votre part, sinon ce qui suit : « Vous avez corrigé l’homme à cause de sa faute, vous avez fait sécher mon âme comme l’araignée ? » C’est là, chez Idithun, une haute pensée ; si l’on peut suivre cette pensée, s’élever à cette hauteur. Il dit qu’il a succombé sous les châtiments du Seigneur ; il demande que ces châtiments s’éloignent de lui, et le demande au Dieu qui l’a fait. Que celui qui l’a fait le refasse ; que celui qui l’a créé, le crée de nouveau. Toutefois, mes frères, pouvons-nous croire que ce soit sans raison qu’il a succombé, au point de vouloir une création nouvelle, une seconde formation ? « C’est pour son iniquité », dit-il, « que vous avez châtié l’homme ». Si j’ai succombé, c’est simplement parce que je suis infirme ; si je crie du fond de l’abîme, c’est simplement à cause de l’iniquité ; aussi m’avez-vous châtié, non pas condamné : « Vous avez corrigé l’homme à cause de son iniquité ». Écoute cela plus clairement dans un autre psaume : « Il est bon pour moi que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne à devenir juste devant vous »[873]. J’ai été humilié, mais c’est mon bien ; c’est un châtiment, mais aussi une grâce. Que peut donc me réserver après le châtiment celui qui fait du châtiment une grâce ? car c’est de lui qu’il est dit « J’ai été humilié, et c’était mon salut »[874] ; et : « Il m’est bon que vous m’ayez humilié, afin que j’apprenne à devenir juste. Vous avez châtié l’homme à cause de l’iniquité ». Et ce qui est écrit ailleurs : « Vous attachez la douleur à vos commandements »[875], n’a pu être dit à Dieu que par l’homme qui progresse, parce que lui seul a pu l’apercevoir. « Vous attachez », dit-il, « la douleur à vos préceptes », vous me faites de la douleur un précepte. C’est vous qui formez cette douleur que j’endure, vous ne la laissez point inachevée, mais vous la formez : et cette douleur que vous avez formée pour me l’infliger, me devenait un précepte, afin que je fusse délivré par vous. Vous formez la douleur, fingis, est-il dit ; vous la façonnez, et non, vous la simulez : ainsi façonne l’artiste ; ainsi le potier tire son nom de la poterie qu’il façonne. « C’est donc à cause de l’iniquité que vous avez châtié l’homme ». Je me vois dans les peines, je me vois dans l’affliction, et je ne vois en vous aucune injustice. Donc, si je suis dans la peine et qu’il n’y ait aucune injustice en vous, n’en faut-il pas conclure que vous châtiez l’homme à cause de l’iniquité ?
18. Et comment « l’avez-vous châtié » ou instruit ? Dis-nous cette leçon, ô Idithun comment Dieu t’a-t-il instruit ? « Et vous avez fait dessécher mon âme comme l’araignée »[876]. Telle est la leçon. Quoi de plus desséchée que l’araignée ? Je parle de l’animal. On pourrait dire aussi : Quoi de plus frêle que la toile de l’araignée ? Pressez-la légèrement du doigt, tout se brise ; rien, absolument rien n’est plus frêle. C’est l’état où vous avez réduit mon âme en me châtiant à cause de l’iniquité. Quand le châtiment rend faible, c’est que la force a du vice. Je vois que quelques-uns d’entre vous ont pris les devants et ont compris ; mais ceux dont la course est agile ne doivent pas abandonner ceux qui sont tardifs, afin que tous suivent le chemin de l’Évangile. Voici donc ce que j’ai dit et ce qu’il faut comprendre : Si la juste leçon de Dieu a réduit à cette infirmité, il y avait donc du vicieux dans la force. L’homme a déployé ses forces pour déplaire à Dieu, qui l’en a châtié par la faiblesse ; car il a déplu par un orgueil qu’a dû rabattre l’humilité. Tous les orgueilleux vantent leurs forces. C’est pourquoi beaucoup sont venus de l’Orient et de l’Occident, et ont remporté la victoire, afin de reposer avec Abraham, et Isaac, et Jacob, dans le royaume des cieux. Pourquoi ont-ils vaincu ? Parce qu’ils n’ont pas voulu être forts. Qu’est-ce à dire, qu’ils n’ont pas voulu être forts ? Ils ont craint de trop présumer d’eux-mêmes, ils n’ont point établi leur propre justice et se sont soumis à la justice de Dieu[877]. Enfin, quand le Seigneur dit : « Beaucoup viendront de l’Orient et reposeront avec Abraham, et Isaac, et Jacob, dans le royaume des cieux ; mais les enfants du royaume »[878], c’est-à-dire les Juifs qui ignorent la justice de Dieu et qui veulent établir leur propre justice, « iront dans les ténèbres extérieures » ; rappelez-vous la foi de ce centenier, de cet homme de la gentilité, si faible en lui-même, si peu fort, qu’il disait : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison ». Il ne se croyait pas digne de recevoir le Christ dans sa maison, lui qui l’avait déjà reçu dans son cœur. Car le maître de l’humanité, le Fils de l’homme, avait trouvé dans son cœur où reposer sa tête[879]. Le Seigneur, prenant en considération la parole du centenier, dit à ceux qui le suivaient : « En vérité, je vous le déclare, je n’ai pas trouvé une si grande foi en Israël »[880]. Il trouva ce centenier faible et les Israélites forts, et se prononça ainsi entre eux : « Le médecin n’est pas nécessaire à ceux qui se portent bien, mais à ceux qui se portent mal »[881]. Et pour cela, c’est-à-dire à cause de cette humilité, « beaucoup viendront de l’Orient et de l’Occident, et reposeront avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux ; mais les enfants du royaume iront dans les ténèbres extérieures ». Vous voilà mortels, portant une chair corruptible, et vous tomberez comme l’un des princes. « Vous mourrez comme les hommes »[882], vous tomberez comme le diable. De quel remède est pour vous l’assujettissement à la mort ? Le diable est superbe, comme l’ange qui n’a point une chair mortelle ; mais toi, qui es revêtu d’une chair mortelle, et à qui ne profite pas une semblable humiliation, tu tomberas comme l’un des princes. Le premier bienfait de la grâce de Dieu est donc de nous amener à confesser notre infirmité, afin que nous lui rapportions tout ce que nous avons de bonté et de puissance « Afin que celui qui se glorifie, se glorifie en Dieu[883]. Quand je suis faible », dit saint Paul, « c’est alors que je suis fort[884]. Vous avez donné à l’homme une leçon à cause de l’iniquité ; et vous avez fait dessécher mon âme comme l’araignée ».
19. « Mais c’est en vain que l’homme se trouble en cette vie »[885]. Il en revient à ce qu’il a dit un peu plus haut : quel que soit le progrès de l’homme, il se trouble vainement en cette vie, puisqu’il est dans l’incertitude. Qui peut être assuré même de son propre bien ? « C’est en vain qu’il se trouble ». Qu’il jette ses anxiétés au sein de Dieu[886], qu’il y jette ses inquiétudes, que ce soit Dieu qui le nourrisse et qui le garde. Qu’y a-t-il ici-bas de certain, sinon la mort ? Considérez tous les liens ou tous les maux de cette vie, dans la justice ou même dans l’injustice, qu’y a-t-il ici-bas de certain, sinon la mort ? Tu avances dans la vertu : tu sais ce que tu es aujourd’hui ; mais tu ne sais ce que tu seras demain. Tu es pécheur : tu sais ce que tu es aujourd’hui ; tu ne sais ce que tu seras demain. Tu espères de l’argent, tu ne sais s’il arrivera. Tu espères une Épouse, tu ne sais si tu l’obtiendras, ni celle que tu auras. Tu espères des enfants, tu ne sais s’il t’en naîtra ; sont-ils nés, tu ne sais s’ils vivront ; vivent-ils, tu ne sais si la santé les favorisera ou leur fera défaut. Tourne-toi de toutes parts, tu ne vois qu’incertitude : la mort seule est certaine. Tu es pauvre, il n’est pas certain que tu deviennes riche ; tu es ignorant, il n’est pas certain que tu deviennes savant ; tu es malade, il n’est pas certain que tu guérisses. Tu es né, il est certain que tu mourras ; et en cela même la mort est certaine, le jour de la mort est incertain. Dans toutes ces incertitudes, il n’y a que la mort qui soit certaine ; encore son heure est-elle incertaine, et il n’y a que la mort que l’on cherche à éviter, bien qu’elle soit inévitable. « Tout homme vivant est vainement troublé ».
20. Bien au-dessus de toutes ces frivolités, touchant déjà aux biens supérieurs, foulant aux pieds les choses terrestres auxquelles néanmoins il serait réduit, « Seigneur », s’écrie Idithun, « exaucez ma prière »[887]. De quoi me faut-il me réjouir, de quoi gémir ? Je me réjouis de ce qui est déjà passé, je gémis de ce qui me reste encore. « Exaucez ma prière et mes supplications, prêtez l’oreille à mes sanglots. » Est-ce à dire qu’après m’être lancé de la sorte, et avoir franchi tant d’obstacles, je n’ai plus rien à pleurer ? N’ai-je pas à pleurer davantage ? « Car, multiplier la science, c’est multiplier la douleur »[888] N’est-il pas vrai que, plus je désire ce que je n’ai point encore, plus je gémis jusqu’à ce qu’il arrive, plus je répands de larmes jusqu’à ce que j’en jouisse ? N’est-il pas vrai que plus les scandales se multiplient, que plus abonde l’iniquité, que plus la charité se refroidit, et plus je dis : « Qui donnera de l’eau à ma tête, et à mes yeux une source de larmes ?[889] Exaucez ma prière et mes supplications ; prêtez l’oreille à la voix de mes sanglots ». Ne restez point muet éternellement. « Ne vous taisez pas devant moi » ; je vous écouterai. Car le Seigneur a un langage secret ; il parle au cœur de beaucoup et dans ce silence du cœur un grand bruit se fait entendre, quand le Seigneur dit à haute voix : « C’est moi qui suis ton salut. Dites à mon âme : C’est moi qui suis ton salut »[890]. En disant : « Ne vous taisez point devant moi », il demande au Seigneur que cette voix qui lui dit : « Je suis ton salut », ne se taise jamais dans son cœur.
21. « Car je suis un étranger devant vous »[891]. Moi étranger, chez qui ? Quand j’étais chez le diable, j’étais étranger, mais j’avais un détestable maître d’hôtel ; maintenant je suis déjà chez vous, mais encore étranger. Comment suis-je étranger ? Oui, étranger pour l’endroit d’où je dois émigrer encore, et non pour celui où je dois demeurer éternellement. Que l’on appelle ma demeure l’endroit où je serai éternellement ; mais quand je dois émigrer, je suis étranger ; et pourtant je suis étranger chez Dieu, quoique je doive y avoir une demeure pour toujours. Mais quelle est cette maison où je dois aller en quittant ce lieu de passage ? Reconnaissez donc la demeure splendide dont saint Paul a dit : « Dieu nous donnera une habitation, une maison que l’homme n’a point faite, une demeure éternelle dans les cieux »[892]. Mais, si cette maison du ciel est éternelle, une fois que nous y serons arrivés, nous ne serons plus étrangers. Comment serais-tu étranger dans une demeure éternelle ? Ici-bas, toutefois, où le maître de la maison doit te dire : Va, sans savoir quand le dira-t-il, sois toujours prêt. Or, tu seras prêt, si tu désires la demeure éternelle. Garde-toi de lui en vouloir, parce qu’à son gré il te dit : « Pars ». Il n’a point souscrit d’obligation envers toi, il ne s’est engagé à rien, et tu n’es point venu lui offrir une certaine somme d’argent, pour louer sa maison, un temps fixé : tu t’en iras quand le Seigneur voudra. C’est donc gratuitement que tu demeures aujourd’hui. C’est là-haut qu’est ma patrie, ma demeure. « Je suis devant vous comme un étranger et un voyageur ». Ici on sous-entend « devant vous ». Beaucoup sont voyageurs avec le diable ; mais ceux qui ont déjà cru, ceux qui sont fidèles, sont voyageurs, il est vrai, parce qu’ils ne sont pas encore arrivés à la patrie, à la véritable demeure ; néanmoins ils ont leur demeure en Dieu. « Pendant que nous avons un corps, nous marchons en dehors du Seigneur, et notre ambition est de lui plaire, soit que nous soyons éloignés de lui, soit que nous soyons en sa présence[893]. Je suis voyageur et étranger comme tous mes ancêtres ». Si donc je suis comme tous mes ancêtres, puis-je refuser d’être voyageur quand eux-mêmes ont voyagé ? Arriverai-je à la demeure fixe à d’autres conditions qu’ils n’y sont arrivés ?
22. Que me reste-t-il donc à demander, puisque je dois certainement sortir d’ici ? « Laissez-moi quelque relâche, afin que je goûte le rafraîchissement avant de partir »[894]. Vois, Idithun, de quels nœuds il te faut délivrer, afin qu’ensuite tu goûtes avant ce départ le rafraîchissement que tu désires. Tu as quelques ardeurs que tu voudrais tempérer, et tu demandes « quelque rafraîchissement », et tu voudrais « quelque relâche ». Quelle relâche peut t’accorder le Seigneur, à moins de t’enlever ce remords qui te fait dire : « Remettez-nous nos dettes ? »[895] Pardonnez-moi donc avant que je m’en aille pour n’être plus. Délivrez-moi de mes péchés avant mon départ, afin que je ne parte point avec mes péchés. Faites-moi rémission, afin que ma conscience demeure en repos, et qu’elle soit délivrée des cuisantes inquiétudes : inquiétudes qui me font penser à mon péché. « Donnez-moi quelque relâche, afin que j’aie du rafraîchissement », avant tout, « avant que je ne parte, et désormais je ne serai plus ». Car si vous ne me permettez aucun rafraîchissement, j’irai et ne serai plus. « Avant que je ne parte » pour cet endroit où je ne serai plus, si j’y arrive. « Donnez-moi quelque relâche et quelque rafraîchissement ». On se demande ici comment l’interlocuteur ne sera-t-il plus. N’irait-il point dans le repos ? Dieu préserve Idithun d’un tel malheur ! Assurément Idithun ira de plain-pied dans le repos. Mais supposez un homme injuste, qui ne soit point Idithun, qui ne fasse aucun progrès ; un homme qui amasse, qui couve son or, un homme injuste, orgueilleux, plein de jactance, de vanité, de mépris pour le pauvre couché à sa porte ; cet homme ne sera-t-il plus ? Que signifie donc : « Je ne serai plus ? » Car si le mauvais riche n’était plus, qui donc brûlait ? Qui demandait que Lazare laissât tomber une goutte d’eau pour rafraîchir sa langue ? Qui disait : « Abraham, ô mon Père, envoyez Lazare ? »[896] Celui qui parlait ainsi existait réellement ; celui qui – brûlait existait, puisqu’il doit ressusciter au dernier jour pour être, avec le démon, condamné au feu éternel. Que signifie donc : « Je ne serai plus », à moins qu’Idithun n’envisage ici ce que signifie être et ne pas être ? De l’œil de son cœur, de la force de ses yeux il voyait cette fin qu’il avait désiré voir quand il s’écriait : « Seigneur, montrez-moi ma fin ». Il voyait le nombre de ses jours, celui qui subsiste : il comprenait que tout ce qui est intérieur n’est rien en comparaison de l’être véritable, et il avouait que lui-même n’était pas. Dans ce qu’il voyait, il y a des choses qui demeurent, d’autres qui sont mobiles, périssables, fragiles ; et même cette douleur éternelle de l’enfer, pleine de corruption, ne se prolonge que pour finir indéfiniment. Il a envisagé cette contrée bienheureuse, cette patrie céleste, cette incomparable demeure où les saints participent à la vie éternelle, à l’immuable vérité ; et il appréhende d’aller hors de là, où l’être n’est plus : il soupire après ce séjour où est l’être parfait. Cette comparaison l’établit donc entre l’un et l’autre, et dans sa crainte, il s’écrie : « Donnez-moi quelque relâche, afin que j’obtienne du rafraîchissement, avant d’aller où je ne serai plus ». Car si vous ne me faites remise de mes péchés, j’irai loin de vous pour l’éternité. Loin de qui irai-je pour l’éternité ? Loin de celui qui a dit : « Je suis celui qui suis » ; loin de celui qui a dit : « Va dire aux enfants d’Israël : Celui qui est m’a envoyé vers vous »[897]. Celui-là donc va au néant qui tourne le dos à celui qui est, dans la stricte vérité.
23. Aussi, mes frères, si je vous ai causé de la fatigue corporelle, supportez-la ; je me suis fatigué moi-même ; mais en vérité c’est vous-mêmes qui vous êtes fatigués. Si je vous voyais prendre à dégoût mes paroles, je me tairais aussitôt.
DISCOURS SUR LE PSAUME 39
modifierSERMON AU PEUPLE
modifierLES DIVERTISSEMENTS DU MONDE.
modifierLe monde sévit contre nous, tantôt à la manière du lion, tantôt à la manière du serpent ; cette manière, la plus à craindre, est celle des hérétiques rebaptisants. Le Seigneur nous exauce en nous tirant du péché, en nous établissant sur le Christ ou sur la pierre. À la vue de la voie étroite et de la voie large, les justes craignent de prendre la mauvaise voie ; le Seigneur les guidera et leur donnera en spectacle les merveilles de la grâce, comme la marche sur l’eau de saint Pierre. Dans le spectacle de la terre un seul est couronné ; pour nous, ce sont tous ceux qui courent, pourvu qu’ils arrivent au but. Jésus-Christ vient établir le nouveau sacrifice. Signe de Caïn et du peuple juif. Prédication de la vérité, de la miséricorde, de l’humilité. Soyons confus de nos péchés.
1. De toutes les prédictions qu’a faites Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous voyons les unes s’accomplir, et nous espérons l’accomplissement des autres ; toutes néanmoins s’accompliront, parce qu’elles sont émanées de la vérité, qui exige autant de fidélité dans la foi qu’elle en met elle-même dans ses paroles. Celui qui croit sera dans la joie quand ces choses s’accompliront ; et celui qui ne croit pas sera confondu. Que les hommes le veuillent ou ne le veuillent pas, qu’ils le croient ou ne le croient pas, ces choses s’accompliront, selon cette parole de l’Apôtre : « Si nous le renonçons, il nous renoncera aussi ; si nous avons confiance en lui, il demeurera fidèle, car il ne saurait se contredire »[898]. Avant tout cependant, mes frères, souvenez-vous d’une courte parole que nous venons d’entendre dans l’Évangile, et retenez-la bien : « Celui-là sera sauvé qui aura persévéré jusqu’à la fin »[899]. Déjà nos pères ont été traduits devant les assemblées ; ils ont plaidé leur amuse devant leurs ennemis qu’ils aimaient ; te leur ont donné et la leçon qu’ils pouvaient donner, et la charité selon leurs forces ; alors le sang des justes a été répandu, et ce sang est devenu, dans l’univers entier, une semence d’où a surgi la moisson de l’Église. Ensuite est venu le temps des scandales, de l’hypocrisie, des épreuves de la part de ceux qui disaient : Le Christ est ici ou il est là[900]. Notre ennemi fut d’abord un lion attaquant avec violence ; aujourd’hui, c’est un serpent qui use d’artifice. Mais comme nous sommes les membres de celui à qui il est dit : « Vous foulerez aux pieds le lion et le dragon »[901], qu’il foule aujourd’hui le dragon et nous mette hors de ses embûches, comme jadis il foula sous les pieds de nos pères le lion qui sévissait ouvertement et qui traînait les martyrs à la torture. C’est contre ce dragon que l’Apôtre nous mettait en garde quand il disait : « Je vous ai fiancés à cet unique Époux, Jésus-Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure ; mais je crains que, comme Eve fut séduite par les artifices du serpent, vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la chasteté qui est en Jésus-Christ »[902]. Le serpent donc, cet ancien adultère, cherche à corrompre la pureté, non de la chair, mais du cœur ; de même que l’homme adultère s’applaudit de son iniquité, quand il a corrompu la chair, ainsi tressaille le démon quand il a flétri l’âme. De même que nos pères avaient besoin de patience contre le lion, ainsi nous faut-il de la vigilance contre le serpent. Toutefois la persécution, soit du lion, soit du serpent, n’a jamais fait défaut à l’Église ; et la ruse est plus à redouter encore que la violence. Autrefois il forçait les chrétiens à renier le Christ, aujourd’hui il enseigne aux chrétiens à renier le Christ ; la violence jadis, la leçon aujourd’hui. Alors il recourait à la force, aujourd’hui c’est aux embûches ; on le voyait alors frémissant, on le découvre avec peine, aujourd’hui qu’il glisse et qu’il rampe. On sait comment alors il forçait les chrétiens à l’apostasie. On les entraînait pour qu’ils abjurassent le Christ, et la confession leur valait la couronne. Maintenant qu’il enseigne à renier le Christ, il trompe d’autant plus facilement que celui à qui l’on enseigne à renoncer au Christ ne s’aperçoit point qu’il s’en éloigne. Qu’est-ce que les hérétiques[903] disent maintenant au chrétien catholique ? Viens, fais-toi chrétien. Mais lui dit-on : Fais-toi chrétien, pour qu’il réponde : Je ne le suis pas ? Autre est ce langage : Viens, fais-toi chrétien, et autre : Viens, abjure le Christ. Un mal visible, c’est le rugissement du lion que l’on entend de loin, que l’on évite de loin. Mais le dragon se glisse, il rampe et dérobe sa marche légère ; il se traîne et ne fait résonner qu’un astucieux sifflement ; mais il ne dit pas : Renonce au Christ. Qui l’écouterait, avec tant de martyrs qui ont obtenu la couronne ? Mais il dit : Sois chrétien. Quiconque l’entend, charmé de sa voix, sinon encore infecté de son venin, répond : Mais je suis chrétien. S’il se laisse ébranler, si la dent du serpent le saisit, il répond : Pourquoi me dis-tu : Sois chrétien ? Quoi donc ? Ne suis-je pas chrétien ? Non, dit l’autre. Moi, je ne suis pas chrétien ? Non, encore une fois. Alors fais-moi chrétien, si je ne le suis pas. Viens alors, mais quand l’évêque te demandera : Qui es-tu ? Ne réponds pas : Je suis chrétien ; dis que tu ne l’es pas, afin que tu puisses le devenir. Car s’il entendait la profession de foi d’un chrétien, il n’oserait le rebaptiser. Mais quand il entendra ce qu’il n’est pas, il lui donnera ce qu’il paraît ne pas avoir, afin de s’abriter lui-même contre toute peine[904], en se conformant à la déclaration qu’on lui fait. Dis-moi donc, ô hérétique, pourquoi te croire exempt de fautes ? Que me dit cette déclaration ? Que ce n’est pas toi, mais ce chrétien qui renie le Christ ? Mais si le renégat est coupable, que sera-ce de celui qui lui donne des leçons d’apostasie ? Seras-tu donc innocent, quand tes leçons de chrétien obtiennent le même effet que les menaces d’un païen ? Que fais-tu enfin ? Parviens-tu à dépouiller cet homme de ce qu’il a, parce que tu lui fais dire qu’il ne l’a pas ? Sans l’en dépouiller, tu fais qu’il l’ait pour sa condamnation. Ce qu’il avait, il l’a toujours, car le baptême est comme un caractère indélébile ; l’ornement du soldat devient l’accusation du transfuge. Que fais-tu, en effet ? Tu mets le Christ sur le Christ. Si tu avais ta simplicité, tu ne chercherais pas un double Christ. Mais enfin, as-tu donc oublié que le Christ est la pierre, et que « cette pierre, qu’ont rejetée les architectes, est devenue la pierre angulaire ? »[905] Si donc le Christ est la pierre, et que tu veuilles mettre le Christ sur le Christ, aurais-tu oublié cette parole de l’Évangile, qu’une pierre ne restera pas sur une pierre ?[906] Telle est la force d’union qui est dans la charité, que de tant de pierres vivantes qui servent à construire le temple de Dieu, il ne se forme qu’une seule pierre. Mais toi qui fais schisme, tu retires les autres de cet édifice pour les inviter à la ruine ; et ces embûches sont nombreuses et de chaque jour ; et nous les voyons, et nous en souffrons, et nous faisons tous nos efforts-pour les réprimer, tantôt par la discussion, tantôt par la conviction, en allant les instruire, en les effrayant, mais toujours dans la charité, Et quand, malgré nos efforts, ils persévèrent dans leur malice, et que notre cœur s’attriste de la mort de nos frères ; quand il plaint ceux qui sont dehors, qu’il craint pour ceux du dedans, au milieu d’angoisses sans nombre, des continuelles épreuves de cette vie, que ferons-nous ? Car l’accroissement de l’iniquité attiédit la charité, « puisque la charité de beaucoup s’affaiblit par l’abondance de l’iniquité »[907]. Que ferons-nous donc, sinon ce qui suit, si néanmoins nous le pouvons avec le secours de Dieu : « Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin sera sauvé »[908].
2. Disons donc avec notre psaume : « J’ai attendu patiemment le Seigneur »[909]. Ce n’est point un homme quelconque avec ses promesses, un homme capable de tromper et de se tromper, que j’ai attendu avec patience ; ni un homme pour me consoler, et qui séchera dans sa douleur, avant d’adoucir la mienne. Qu’il me console, mes frères, celui qui est triste avec moi ; que nous puissions gémir ensemble, pleurer ensemble, prier et attendre ensemble. Qui pouvons-nous attendre, sinon le Seigneur qui ne nous trompera point dans ses promesses, bien qu’il en diffère l’accomplissement ? Il les accomplira, certainement il les accomplira ; il en a déjà mis sous nos yeux une grande partie, et Dieu ne nous eût-il rien montré, que nous ne devrions pas douter de sa véracité. Supposons qu’il nous a tout promis sans rien donner encore ; il a la bonté pour promettre, la fidélité pour tenir parole ; pour toi, demande avec piété, et si tu es petit, si tu es faible, demande miséricorde. Ne vois-tu pas les petits agneaux frapper de leurs têtes les mamelles de leur mère, pour en tirer du lait ? « J’ai attendu », dit le Prophète, « j’ai attendu le Seigneur ». Qu’a fait le Seigneur ? A-t-il détourné de toi son visage ? A-t-il méprisé ta patience ? Ne t’aurait-il pas vu ? Il n’en est pas ainsi. Qu’est-ce donc ? « Et il s’est rendu attentif, et il a écouté ma prière »[910]. Il a écouté, il a exaucé. Ce n’est donc pas en vain que tu as attendu, puisque ses yeux te fixaient et ses oreilles t’entendaient. « Car les yeux du Seigneur sont sur de juste, et ses oreilles attentives à ses prières »[911]. Mais quoi ! lorsque ta vie était un désordre, tes paroles un blasphème, ne voyait-il pas ? n’entendait-il pas ? Que devient donc cette parole du Psalmiste, que la face du Seigneur est sur ceux qui commettent le mal ? et pourquoi ? « Pour effacer leur mémoire de dessus la terre »[912]. Donc, lorsque tu commettais le mal, Dieu te voyait, mais il n’était pas attentif à tes besoins. Dès lors c’était peu, pour celui qui a patiemment attendu le Seigneur, de dire : Le Seigneur m’a vu ; mais il dit : Il s’est rendu attentif, c’est-à-dire, il a pris soin de me consoler, de me lire du bien. À quoi a-t-il été attentif ? « A exaucer ma prière ».
3. Que t’a-t-il donné ? Qu’a-t-il fait pour toi ? « il m’a tiré de l’abîme de la misère et d’un lac fangeux, il a consolidé mes pieds sur la terre et a dirigé mes pas. Il a mis dans ma bouche un cantique nouveau, un hymne à notre Dieu »[913]. Il nous a donc fait de grands biens, et nous est redevable encore. Mais que celui qui a déjà reçu ces promesses ait la foi pour le reste, lui qui aurait toujours dû croire, n’eût-il rien reçu. Dieu a voulu par des effets nous montrer qu’il est fidèle dans ses promesses et large dans ses dons. Qu’a-t-il donc fait dès cette vie ? « Il m’a tiré de l’abîme de la misère ». Quel est cet abîme de misère ? C’est l’abîme du péché creusé par les convoitises de la chair. Tel est ce lac bourbeux. D’où Dieu t’a-t-il retiré ? d’une certaine profondeur. Aussi criais-tu dans un autre psaume : « Du fond de l’abîme j’ai crié vers vous, ô mon Dieu »[914]. Mais ceux qui crient déjà du fond de l’abîme ne sont pas au plus profond : leurs cris les soulèvent. Ceux-là sont plus bas dans l’abîme, qui ne savent pas qu’ils y sont plongés. Tels sont les orgueilleux qui méprisent, au lieu de prier avec piété, de gémir avec larmes : ces âmes que désigne cet autre passage de l’Écriture « Quand le pécheur arrive dans les profondeurs du mal, il méprise »[915]. Dès qu’un homme compte pour rien d’être pécheur, dès qu’au lieu de confesser ses crimes, il va jusqu’à les défendre, il est au plus profond de l’abîme. Mais celui qui dans l’abîme pousse des cris, a déjà soulevé sa tête du fond de cet abîme afin de crier. Dieu l’a entendu et l’a tiré des profondeurs de la misère, et du lac bourbeux. Déjà il a la foi qu’il n’avait pas ; il a l’espérance dont il était sevré ; il marche avec le Christ, lui qui errait avec le diable. Aussi dit-il que le Seigneur « a consolidé ses pieds sur la pierre, qu’il a dirigé ses pas. Cette pierre était le Christ »[916]. Soyons donc sur la pierre, marchons avec droiture. Car nous devons marcher encore afin d’arriver. Que disait en effet saint Paul, affermi sur la pierre, lui dont les démarches étaient redressées ? « Non que j’aie atteint déjà mon but, ou que je sois parfait. Non, mes frères, je ne crois pas être arrivé à mon but »[917]. Qu’avez-vous donc obtenu, si vous n’avez point reçu ? D’où vient cette action de grâces qui vous fait dire : « Mais j’ai obtenu miséricorde ? » C’est que ses pieds sont redressés et qu’il marche sur la pierre. Que dit-il en effet ? « Il est un fait, c’est que j’oublie ce qui est en arrière »[918]. Qu’est-ce qui est en arrière ? L’abîme de misère. Qu’est-ce encore ? Le lac bourbeux, les charnelles convoitises, les ténèbres de l’iniquité. « J’oublie ce qui est en arrière, pour m’élancer vers ce qui est devant moi ». Il ne dirait pas qu’il s’élance, s’il était parvenu. Car l’âme s’élance par l’amour de ce qu’elle désire, et non par la joie de ce qu’elle a obtenu. « Je m’élance », dit-il, « vers ce qui est en avant, je cours vers la palme de la céleste vocation qui est en Dieu par Jésus-Christ »[919]. Il courait donc, il voulait remporter la palme. Et ailleurs, sur le point de cueillir cette palme, « J’ai achevé ma course »[920], dit-il. Quand il disait donc : « Je cours vers la palme de la céleste vocation », parce que ses pieds étaient redressés, raffermis sur la pierre, déjà il marchait dans le bon chemin : il avait des grâces à rendre, il avait des demandes à faire, à rendre grâces de ce qu’il avait reçu, à demander ce qui lui était dû encore. Qu’avait-il reçu ? Le pardon de ses fautes, les lumières de la foi, la force de l’espérance, le feu de la charité. De quoi le Seigneur lui était-il redevable ? « Il ne me reste plus », dit-il, « qu’à recevoir la couronne de justice ». Il y a donc envers moi des arrérages ? Quels arrérages ? « La couronne de justice, que le Seigneur, comme un juste juge, m’accordera en ce grand jour »[921]. Dans sa bonté paternelle, il m’a tiré d’abord de l’abîme des misères, m’a remis mes fautes, m’a soulevé du lac bourbeux : dans l’équité d’un juge, il tient sa promesse envers celui qui marche dans la bonne voie, après l’avoir fait tout d’abord marcher dans cette voie. Ce juge équitable tiendra donc sa promesse ; mais envers qui ? « Celui qui aura persévéré jusqu’à la fin sera sauvé »[922].
4. « Il a mis dans ma bouche un cantique nouveau »[923]. Quel est ce nouveau cantique ? « Un hymne à notre Dieu ». Tu chantais autrefois peut-être des hymnes aux dieux étrangers, vieilles hymnes que chantait le vieil homme et non l’homme nouveau : que le vieil homme se renouvelle et chante un cantique nouveau, qu’il se renouvelle et qu’il aime ces nouveautés qui le rajeunissent. Qu’y a-t-il de plus ancien que Dieu, qui est avant tout, sans fin comme sans commencement ? Il est nouveau pour toi quand tu reviens à lui ; car, en t’éloignant de lui, tu avais vieilli, et tu avais dit : « Je vieillis au milieu de mes ennemis »[924]. Nous chantons donc un hymne à notre Dieu, et cet hymne nous délivre. « Je logerai, j’invoquerai le Seigneur et je serai délivré de mes ennemis »[925]. Un hymne est en effet un cantique de louanges. Invoque en louant, non pas en blâmant. Si tu demandes que Dieu afflige ton ennemi, si tu veux te réjouir du mal d’autrui, et que tu demandes ce mal à Dieu, tu le rends complice de ta méchanceté. Mais le rendre complice de ta méchanceté, ce n’est plus l’invoquer avec louange, c’est l’invoquer en le blâmant. Tu crois alors que Dieu est semblable à toi. De là vient ce reproche qu’il te fait ailleurs : « C’est là ce que tu as fait, et je me suis tu. Ton iniquité m’a jugé semblable à toi »[926]. Invoque alors le Seigneur en le bénissant ; ne va point le croire semblable à toi, pour te rendre semblable à lui. « Soyez parfaits comme votre Père est parfait, lui qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, qui fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes »[927]. C’est à toi de louer le Seigneur de manière à ne souhaiter aucun mal à tes ennemis. Et quel bien faut-il désirer pour eux ? le même que pour toi. Ce n’est pas à tes dépens que la grâce les fera bons, et ce qui leur sera donné ne diminuera rien de ce qu’elle te donne, Ton ennemi n’est ton ennemi qu’à cause de sa malice ; qu’il devienne bon, et il sera pour toi un ami, un compagnon ; il sera même un frère, et tu voudras aimer avec lui ce que tu aimes. Loue donc le Seigneur en l’invoquant, et chante un hymne à ton Dieu. « C’est », dit le Seigneur, « un sacrifice de louanges qui doit m’honorer ». Quoi donc ? La gloire de Dieu en sera plus grande si vous le glorifiez ? Est-ce ajouter à sa gloire, que lui dire : Je vous glorifie, ô mon Dieu ? Le rendons-nous plus saint en lui disant : Seigneur, je vous bénis ? Pour lui, nous bénir, c’est nous rendre plus saints, plus heureux ; nous glorifier, c’est nous élever en gloire et en honneur : mais nous, le glorifier, c’est profit pour nous, rien pour lui. Comment le glorifier ? En chantant sa gloire, mais nullement en lui en donnant. Aussi après avoir dit : « C’est un sacrifice de louanges qui doit m’honorer », qu’a-t-il ajouté ? Afin que nul ne croie faire un avantage à Dieu en lui offrant ce sacrifice de louanges. « Tel est », dit le Seigneur, « le chemin où je lui montrerai mon salut »[928]. Tu le vois, louer Dieu est un avantage pour toi, plutôt que pour le Seigneur. L’as-tu loué ? Tu es dans la voie droite. L’as-tu blâmé ? tu es égaré.
5. « Il a mis dans ma bouche un cantique nouveau, un hymne à notre Dieu ». On me demandera peut-être quel est celui qui parle dans ce psaume. Je le dirai en un seul mot, c’est Jésus-Christ. Mais, comme vous le savez, mes frères, et comme il est bon de le répéter souvent, le Christ parle quelquefois de lui-même, c’est-à-dire comme notre chef. Car il est le Sauveur de son corps[929], il est notre chef, le Fils de Dieu, né de la Vierge ; il a souffert pour nous, il est ressuscité pour notre justification, il est assis à la droite de Dieu, afin d’intercéder pour nous[930], et d’assigner jugement la félicité aux bons, le châtiment aux méchants. Ce chef, qui est le nôtre, a bien voulu devenir le chef d’un corps, en prenant de nous une chair dans laquelle il pût mourir pour nous ; pour nous encore il l’a ressuscitée, afin de nous donner en cette chair un modèle de cette résurrection, qui nous apprît à espérer ce que nous n’espérions pas, et qui consolidât nos pieds sur la pierre, en nous faisant marcher dans le Christ. Il parle donc tantôt au nom du chef, et tantôt en notre nom ou au nom des membres. Quand il dit : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger »[931], c’étaient ses membres qui parlaient, et non point lui-même. Quand il dit : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? »[932] c’était le chef réclamant pour les membres. Et pourtant il, n’a point dit : « Pourquoi persécuter mes membres ? » mais bien : « Pourquoi me persécuter ? » Si nous souffrons en lui, nous serons couronnés avec lui. Telle est la charité du Christ. Que peut-on lui comparer ? C’est pour l’en bénir qu’il a mis un hymne dans notre bouche, et il parle ainsi dans ses membres.
6. « Les justes verront, ils craindront, ils espéreront dans le Seigneur ». Les justes verront. Quels justes ? Les croyants. « Car le juste vit de la foi »[933]. Tel est l’ordre qui règne dans l’Église : les uns précèdent, les autres suivent ; ceux qui précèdent servent de modèles à ceux qui viennent après : et ceux qui suivent prennent exemple sur ceux qui précèdent. Mais ceux qui se donnent en exemple à ceux qui les suivent, n’ont-ils donc point de guide ? S’ils ne suivent personne, ils vont s’égarer. Ils suivent donc aussi un guide, qui est le Christ. Les plus saints dans l’Église, n’ayant aucun homme à imiter sur la terre, parce qu’ils ont devancé tous les autres, ont toujours à imiter le Christ, qu’ils suivront jusqu’à la fin. Et vous voyez ces degrés marqués par l’apôtre saint Paul : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis du Christ »[934]. Que ceux alors dont les démarches sont redressées sur la pierre, servent de modèle à ceux qui ont la foi. « Soyez », dit-il, « l’exemple des fidèles »[935]. Ces fidèles sont les justes qui, s’attachant du regard à ceux qui les ont précédés dans le bien, les suivent en les imitant. Comment les suivent-ils ? « Les justes verront et ils craindront ». Ils verront, et ils craindront de suivre une fausse voie, quand ils verront que les plus saints marchent dans la bonne. Alors ils diront en eux-mêmes ce que disent ordinairement les voyageurs, quand ils en voient d’autres marcher hardiment, marcher dans un chemin qu’eux-mêmes ne connaissent pas, et qui leur laisse quelque incertitude : Ce n’est pas en vain, se disent-ils, que ces autres prennent ce chemin pour aller où je veux aller moi-même. Pourquoi marchent-ils résolument par cet endroit, sinon parce qu’il est dangereux d’aller par cet autre ? « Les justes donc verront, et ils craindront ». Ils voient ici un étroit sentier, là une voie large : ici de rares voyageurs, là une grande foule[936]. Or, si tu es juste, ne compte pas, mais pèse ; apporte-moi une balance, non point une balance trompeuse, puisqu’on t’appelle juste, et qu’on a dit de toi : « Les justes verront et ils craindront ». Garde-toi donc de compter cette foule d’hommes qui marchent – par la voie large, qui vont demain remplir le théâtre, qui célébreront demain la fondation de cette ville et qui la déshonorent par leurs désordres. Ne considère donc point cette foule : elle est nombreuse, qui peut la compter ? Mais il y en a peu dans la voie étroite. Apporte-moi, dis-je, une balance, et pèse bien ; vois combien de paille tu soulèves pour si peu de grains. C’est là ce que doit faire le juste et le fidèle qui suit. Que feront ceux qui précèdent ? Ils seront sans orgueil, sans hauteur, sans fraude pour ceux qui suivent. Comment pourraient-ils tromper ceux qui suivent ? En leur promettant de les sauver par eux-mêmes. Que devront faire ceux qui suivent ? « Les justes verront, et ils craindront, et ils espéreront dans le Seigneur », et non dans ceux qui les précèdent ; en considérant ceux qui marchent devant eux, ils les suivent à la vérité, ils les imitent, mais ils attachent leur pensée sur celui qui a donné à ceux-ci la grâce de les précéder, et ils espèrent en lui. Alors, tout en les imitant, ils mettent leur espérance dans celui qui a fait ceux-ci tels qu’ils sont. « Les justes verront, et ils craindront, et ils espéreront dans le Seigneur » : c’est encore ce qui est dit dans un autre psaume : « J’ai levé les yeux vers les montagnes »[937] ; et par ces montagnes nous avons entendu les hommes illustres, les grands hommes de la vie spirituelle, qui ont acquis dans l’Église, non l’enflure, mais une grandeur solide. Ce sont eux qui nous ont ouvert les saintes Écritures, les prophètes, les évangélistes, les saints docteurs. « C’est là, c’est vers ces montagnes que j’ai levé les yeux, et de là me viendra le secours ». Et de peur que nous ne voyions là un secours humain, le Prophète ajoute : « Tout mon secours est dans le Seigneur qui a fait le ciel et la terre[938]. Les justes verront et ils craindront, et ils mettront leur espoir dans le Seigneur ».
7. Courage, mes frères ; que ceux qui veulent espérer dans le Seigneur, qui voient et qui craignent, se gardent bien de marcher dans les voies mauvaises, dans les voies larges ; qu’ils choisissent la voie étroite, où les pas de quelques-uns sont déjà redressés sur la pierre ; et qu’ils écoutent maintenant ce qu’ils ont à faire : « Bienheureux l’homme qui a mis son espérance dans le nom du Seigneur, qui n’a point tourné ses regards vers les vanités et vers les folies du mensonge »[939]. Dans ce chemin que tu voulais prendre, remarque la foule de la voie large : ce n’est pas en vain qu’elle conduit à l’amphithéâtre, ni en vain qu’elle conduit à la mort. La voie large est le chemin de la mort ; sa largeur nous plaît un instant ; mais elle devient étroite, et pour l’éternité. La foule toutefois y marche, la foule s’y presse, la foule s’y livre à ses ébats, la foule y vient de toutes parts. Garde-toi bien de les imiter, de quitter ta voie ; ce sont là des vanités, des folies menteuses. Que le Seigneur ton Dieu soit toujours ton espérance : n’attends de lui rien autre chose, mais qu’il soit lui-même ton espérance. Le grand nombre attend de Dieu de l’argent, d’autres espèrent que Dieu leur donnera des honneurs fragiles et périssables, toute autre chose que Dieu lui-même ; pour toi, ne demande à Dieu que lui seul ; méprise tout ce qui n’est pas lui, ne cherche que lui ; oublie tout le reste pour te souvenir de lui ; laisse tout en arrière pour courir à lui. C’est lui assurément qui l’a redressé dans tes égarements, lui qui te dirige dans la voie droite, lui qui te fera parvenir au terme. Qu’il soit donc ton espérance, puisqu’il te conduit et te fera arriver. Où l’avarice doit-elle te mener et aboutir ? Tu cherchais des domaines, lu voulais posséder la terre, tu évinçais tes voisins ; ceux-ci évincé, tu portais envie à d’autres voisins ; ton avarice ne voyait de bornes que les rivages de la nec Arrivé sur ces bords, tu voudrais les îles ; possédant la terre, tu voudrais prendre le ciel. Laisse là tous ces désirs : celui qui a fait le ciel et la terre a bien plus d’attraits.
8. « Bienheureux l’homme qui a mis son « espérance dans le nom du Seigneur, qui n’a point tourné ses regards sur les vanité et sur les folies du mensonge ». Pourquoi des folies mensongères ? La folie est menteuse, la sagesse est véridique. Tu prends ce que tu vois pour des biens, illusion ! tu manques de sagesse, l’excès de la fièvre t’a rendu frénétique ; ce que tu aimes n’est pas réel. Louer un cocher, acclamer un cocher, raffoler d’un cocher ; voilà ton occupation. C’est là une vanité, une folie menteuse. Nullement, répond-il ; rien de mieux, rien de plus amusant. Que dire à ce fiévreux ? Si vous avez quelque pitié, priez pour ces gens-là. Souvent quand on désespère d’un malade, le médecin se tourne vers ceux qui pleurent autour de lui dans la maison, qui sont suspendus à ses lèvres pour entendre ce qu’il pense du malade en danger ; le médecin est alors dans l’angoisse, il ne voit rien de boni promettre, il craint d’effrayer en disant le mal qu’il appréhende ; alors il choisit na parti modéré : Dieu est bon, dit-il, priez pour ce malade. Auquel de ces insensés pourrai-je donc m’adresser ? Qui voudra m’entendre ? Qui d’entre eux ne nous croit point misérables ? Parce que nous ne sommes point faux avec eux, ils pensent qu’il y a perte pour nous dans la privation de ces plaisirs nombreux et variés dont ils raffolent, sans voir combien ils sont faux. Comment donner à ce malade, malgré lui, un œuf ou un breuvage salutaire ? Quel moyen trouver pour le guérir ? Dans la crainte qu’il ne meure de faim et qu’il n’en vienne à rendre impossible son retour à la santé, je l’engage à prendre quelque nourriture ; et le voilà qui s’apprête à frapper, qui s’emporte contre le médecin. Aimons-le, bien qu’il nous frappe ; ne l’abandonnons pas malgré ses injures ; il reviendra au bien et nous remerciera. Combien peuvent ici se reconnaître, se voir, se parler mutuellement dans l’Église de Dieu ; maintenant qu’ils sont dans le giron de la sainte Église, ils se sentent des affections déjà plus saintes pour entendre la parole de pour accomplir les devoirs et les prévenances de la charité, pour demeurer dans l’Église, afin d’être mêlés au troupeau de Jésus-Christ. Ils se voient et se parlent nullement l’un de l’autre. Quel est, disent-ils, amateur du cirque ? cet homme infatué lutteur, et qui vantait les comédiens ? Voilà ce qu’un homme dit d’un autre, et cet autre de lui. Voilà leur langage, langage qui doit nous réjouir. Quand ceux-ci nous comblent de joie, ne désespérons point de leur salut. Prions pour eux, mes frères bien-aimés : ce qui formait jadis le nombre des impies, augmente aujourd’hui le nombre des impies . « Il n’a point regardé les vanités et les folies mensongères ». Cet homme est vainqueur, il a pris tel cheval, il prononce, il joue le rôle du devin ; il affecte la divination ; et, se séparant de la source de la divinité, souvent il se prononce, et souvent il se trompe. Pourquoi ? Parce que ce sont là des folies menteuses. Comment se fait-il que leurs oracles se vérifient quelquefois ? C’est afin qu’ils séduisent les insensés, et que sous un spécieux amour de la vérité, ils tombent dans le piège du mensonge ; qu’on les laisse en arrière, qu’ils soient abandonnés et retranchés. S’ils étaient nos membres, qu’ils soient mortifiés. « Mortifiez vos membres sur la terre «[940] », nous dit l’Apôtre. Que notre Dieu soit notre espérance. Celui qui a tout fait, est bien supérieur à tout ; celui qui a fait tout ce qui est beau, a plus de beauté lui-même ; l’auteur de tout ce qui est fort, de tout ce qui est grand, a plus de force et plus de grandeur : il sera pour toi tout ce que tu pourras désirer. Apprends donc à auner le Créateur dans la créature, et dans l’œuvre l’ouvrier ; ne t’éprends d’aucune de ses œuvres, afin de ne point perdre celui dont tu es l’ouvrage. « Bienheureux donc l’homme qui a mis son espérance dans le nom du Seigneur, qui ne s’est point arrêté aux vanités et aux folies du mensonge ».
9. Mais un homme frappé de ce verset, et qui voudra se corriger, un homme que saisit de crainte la justice de la foi, et qui veut marcher dans la voie étroite, viendra peut-être me dire : Je ne pourrai marcher dans cette voie, si rien ne l’offre à mes yeux. Que faisons-nous donc, mes frères ? Le renverrons-nous, sans qu’il ait rien vu ? Il en mourra, il n’y tiendra pas, il ne pourra nous suivre. Que faire ? Remplaçons donc ses spectacles par d’autres spectacles. Et quels spectacles donner à un chrétien que nous voulons retirer des spectacles mondains ? Grâces en soient rendues au Seigneur notre Dieu ; dans le verset suivant, le psalmiste nous indique le genre de spectacle que nous devons mettre sous les yeux de ceux qui veulent des spectacles. Le voilà qui s’exile du cirque, de l’amphithéâtre ; qu’il cherche des spectacles, qu’il cherche à voir ; nous ne l’abandonnerons point sans spectacles. Par quoi les remplacerons-nous ? Écoutez ce qui suit : « Vous avez fait, Seigneur mon Dieu, de nombreuses merveilles[941] ». Il se repaissait des spectacles des hommes, qu’il envisage les merveilles de Dieu. Ces merveilles de Dieu sont innombrables ; qu’il les admire et les contemple. Pourquoi n’en est-il pas ému ? Il vante un cocher qui conduit quatre chevaux et les fait courir sans aucun choc ; et le Seigneur n’a-t-il pas aussi des miracles spirituels dans le même genre ? Que cet homme mette le frein à son avarice, le frein à sa nonchalance, le frein à son injustice, le frein à son imprudence, le frein à tous ces mouvements dont la fougue enfante les vices, qu’il leur mette un frein et se les assujettisse, qu’il gouverne ses passions sans en être l’esclave ; qu’il les dirige où bon lui semble et ne se laisse pas entraîner malgré lui. Il louait un cocher ; on le louera à son tour comme le cocher de ses passions ; il demandait un vêtement pour un cocher, lui-même sera revêtu d’immortalité. Tels sont les jeux et les spectacles auxquels Dieu nous fait assister. Du haut du ciel, il nous crie : Je vous regarde ; combattez, je vous soutiendrai ; remportez le prix et je vous couronnerai. « Vous avez fait, Seigneur mon Dieu, de nombreuses merveilles ; et dans vos conseils nul ne peut vous ressembler »[942]. Vois maintenant un histrion. Il a mis tous ses soins pour apprendre à marcher sur une corde, il s’y suspend et se tient ainsi en suspens. Mais voyez Dieu qui vous donne de plus grands spectacles. Cet homme apprend à marcher sur une corde, en fait-il marcher un autre sur la mer ? Oublie donc le théâtre, et vois notre bienheureux Pierre, non plus un funambule, mais un mariambule, si je puis dire ainsi. À ton tour, marche aussi, non plus sur ces eaux de la mer, où la marche de Pierre était une figure, mais sur d’autres eaux, puisque ce siècle est une mer. Il a son amertume dangereuse, il a ses flots de tribulations, ses tempêtes de tentations : il a pour poissons des hommes qui paraissent heureux de leur malheur, et se dévorent mutuellement ; c’est là que tu dois marcher, c’est là ce que tu dois fouler aux pieds. Tu veux des spectacles, sois toi-même un spectacle. Ne perds point courage ; vois celui qui t’a précédé et qui te crie : « Nous sommes en spectacle à ce bas monde, et aux anges et aux hommes »[943]. Foule aux pieds la mer, afin de n’y être pas submergé. Tu n’iras, tu ne marcheras que sur l’ordre de celui qui le premier marcha sur la mer, comme le disait autrefois saint Pierre : « Si c’est vous, Seigneur, faites que j’aille à vous sur les eaux »[944]. Et comme c’était lui-même, il entendit sa prière, il exauça son désir, il l’appela sur les eaux, et le souleva quand il enfonçait. Telles sont les merveilles du Seigneur qu’il te faut contempler ; mais vois de l’œil de la foi. Fais toi-même ces merveilles ; car si les vents se déchaînent, si les flots se soulèvent, si la faiblesse humaine te fait désespérer de ton salut, tu as une prière toute préparée Seigneur, je péris. Si déjà tu marches sur la pierre, tu n’as pas à craindre sur les eaux ; mais si tu n’étais sur la pierre, tu serais englouti par les flots ; car il nous faut marcher sur ce rocher que ne recouvre point leur fureur.
10. Vois donc les merveilles du Seigneur. « J’ai annoncé, j’ai publié ces merveilles ; ils se sont multipliés à l’infini »[945]. Il y a un nombre d’élus, mais il y a au-delà de ce nombre. Il y a un nombre déterminé qui appartient à la Jérusalem céleste. « Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui »[946]. Les chrétiens qui le craignent, les chrétiens fidèles, les chrétiens qui gardent ses préceptes, qui marchent dans les voies de Dieu, qui s’abstiennent du péché, qui confessent cour qu’ils ont pu commettre : ceux-là sont du nombre des élus. Mais est-ce tout ? Il y en a au-delà du nombre. Car, s’il y a peu d’assistants ici, peu en comparaison de cette foule des grandes assistances : quelles multitudes ne remplissent point parfois nos églises, n’en pressent point les murailles, ne se serrent point jusqu’à s’étouffer ? S’il y a des jeux publics, on les voit incontinent courir à l’amphithéâtre ; ceux-là sont au-delà du nombre, Mais nous parlons ainsi pour les faire entrer dans le nombre ; absents d’ici, ils ne peuvent nous entendre ; mais ils vous entendront quand vous en serez sortis. « J’ai annoncé » dit le prophète, « j’ai parlé ». C’est le Christ qui parle de la sorte ; il a prêché comme chef, il a prêché par ses membres, il a envoyé des prédicateurs, il a envoyé des apôtres. « Leur langage a été entendu par toute la terre, et leurs paroles jusqu’aux confins de l’univers »[947]. Combien de fidèles s’assemblent à leurs paroles, combien accourent en foule ; beaucoup se convertissent en réalité, beaucoup ne le font que faussement ; la conversion réelle est pour le plus petit nombre, la fausse conversion pour le plus grand : car « ils se multiplient à l’infini ».
11. « J’ai annoncé vos merveilles, je les ai prêchées : ils se sont multipliés à l’infini. Vous n’avez voulu ni sacrifice ni offrande »[948]. Ce sont là les merveilles de Dieu, les desseins de Dieu à qui nul n’est égal ; il veut détourner de sa vaine curiosité cet amateur des spectacles, et lui faire chercher avec nous des spectacles plus saints, plus avantageux, qui donnent la vraie joie à ceux qui les trouvent ; et telle sera cette joie qu’il n’aura plus à craindre l’échec de celui qu’il aimera ; il aime un cocher, et il supportera les huées, si ce cocher est vaincu ; que ce cocher soit vainqueur, voici un manteau. Pour le misérable qui vient l’acclamer ? Non, le vêtement est pour le vainqueur, les huées pour celui qui applaudissait le vaincu. Pourquoi donc partager la confusion d’un homme dont tu ne partages point le manteau ? Il en est bien autrement dans nos spectacles. « Il est vrai », dit saint Paul, « que tous partent » dans votre lice, dans vos spectacles ; « mais un seul reçoit le prix »[949] ; les autres sont vaincus et s’en vont Ils ont persévéré à courir ; mais un seul ayant reçu le prix, il n’y a plus rien pour les autres qui ont également travaillé. Notre course est bien différente. Tous ceux qui prennent part à la course et persévèrent à courir, emportent le prix : le premier arrivé attend pour recevoir sa couronne avec les autres. Notre arène est en effet l’œuvre de la charité, non de la cupidité : tous ceux qui courent sont unis par la charité, et cette charité même la course.
12. « Vous n’avez voulu ni sacrifice ni offrande », dit à Dieu le Psalmiste. Dans l’ancienne loi, quand le véritable sacrifice connu des fidèles nous était annoncé par des figures, on célébrait alors les figures de l’avenir : beaucoup en comprenaient le sens, mais beaucoup plus encore l’ignoraient. Les Prophètes et les saints patriarches savaient ce que l’on célébrait ; mais le reste de ce peuple inique était charnel, au point de figurer lui-même les événements de l’avenir. Or, il arriva que le premier sacrifice fut aboli, que disparurent ces holocaustes de béliers, de boucs, de taureaux et d’autres victimes ; Dieu n’en voulut plus. Pourquoi n’en voulut-il plus ? Pourquoi d’abord en avait-il voulu ? Parce que tout cela n’était que comme une promesse de Dieu ; or, quand on a donné ce que l’on a promis, les paroles de la promesse ne sont plus rien. Un homme est engagé à sa promesse jusqu’à ce qu’il l’ait tenue ; quand il l’a accomplie, il change alors de langage. Il ne dit plus : Je donnerai, ce qu’il promettait de donner ; mais bien : J’ai donné ; l’expression est changée. Pourquoi cette expression a-t-elle été d’abord agréable à Dieu, et pourquoi l’a-t-il changée ? C’est que cette expression était celle de son temps, et qu’elle lui a plu selon l’époque. Elle était d’usage dans le temps des promesses, mais quand les promesses ont reçu leur accomplissement, alors les expressions promissives ont disparu pour faire place au langage de l’accomplissement. Donc, ces sacrifices, qui étaient le langage de la promesse, ont disparu. Qu’a-t-on donné pour les accomplir ? Ce corps que vous connaissez, mais que vous ne connaissez pas tous[950] ; et plaise à Dieu que vous, qui le connaissez, ne le connaissiez point pour votre condamnation ! Soyez attentifs, car c’est le Christ Notre-Seigneur qui parle, tantôt dans ses membres, et tantôt par lui-même ; voyez en quel temps il est dit : « Vous n’avez voulu ni des sacrifices, ni de l’offrande ». Qu’est-ce donc ? Sommes-nous présentement abandonnés sans sacrifice ? A Dieu ne plaise. « Vous m’avez donné un corps parfait ». C’était pour donner la perfection à ce corps que vous n’avez plus voulu de ces offrandes ; vous les avez agréées avant que mon corps fût parfait. L’accomplissement des promesses a supprimé le langage primitif. Si l’on emploie en effet les paroles de la promesse, c’est que cette promesse n’est pas accomplie. Cette promesse était exprimée par des signes ; les signes ont disparu quand s’est montrée la vérité promise. Nous sommes dans ce corps, nous en faisons partie ; nous savons ce que nous recevons ; et vous qui ne le savez pas encore, puissiez-vous l’apprendre, et quand vous l’aurez appris, puissiez-vous ne pas le recevoir pour votre condamnation ! « Car celui qui mange et boit d’une manière indigne, mange et boit son propre jugement »[951]. Ce corps est parfait pour nous, devenons parfaits dans ce même corps.
13. « Vous avez refusé le sacrifice et les oblations ; mais vous m’avez donné un corps parfait ; vous n’avez demandé pour le péché ni holocauste, ni sacrifice ; alors j’ai dit : « Me voici »[952]. Est-il besoin d’expliquer ces paroles : « Vous avez refusé le sacrifice et l’oblation ; mais vous m’avez donné un corps parfait. Vous n’avez demandé pour le péché ni l’holocauste, ni le sacrifice », qu’il demandait autrefois. « Alors j’ai dit : Me voici ». Il est temps que vienne la promesse, puisque les signes de la promesse vont disparaître. En effet, unes frères, voyez les uns abolis, l’autre accomplie. Que la nation juive me montre aujourd’hui un prêtre. Où sont leurs sacrifices ? Ils ont disparu, il n’en est plus rien. Les aurions-nous réprouvés alors ? Nous les réprouvons aujourd’hui, parce que l’heure en est passée ; ils sont hors de propos, hors de convenance. Tu me les promets encore, et je tiens déjà la promesse. Ils ont encore quelques observances dans leurs fêtes, afin de n’être point sans aucun signe. Caïn lui-même, cet aîné, assassin de son plus jeune frère, eut un signe pour empêcher qu’on ne le tuât, ainsi qu’il est écrit dans la Genèse : « Le Seigneur mit une figure sur Caïn afin que nul n’osât le tuer »[953]. De là vient la durée de la nation juive. Toutes les nations soumises à la domination romaine se sont fondues dans le droit romain, en ont accepté les pratiques superstitieuses ; puis est venue la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui les en a séparées. Mais la nation juive est demeurée avec son signe, le signe de la circoncision, le signe des azymes ; nul n’a tué Caïn, nul ne l’a tué, il a toujours sa marque. Il est maudit sur la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de sa main le sang d’Abel. Car il a répandu le sang et ne l’a point recueilli ; il l’a répandu, une autre terre l’a reçu ; et il est maudit sur cette terre qui a ouvert sa bouche et recueilli ce sang précieux : et cette terre qui l’a recueilli, c’est l’Église. C’est donc d’elle qu’il est rejeté. Et ce sang crie de la terre vers moi. C’est de cette terre que le Seigneur a dit : « La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi »[954]. Il crie, dit le Seigneur, de la terre vers moi. Il crie vers le Seigneur, et celui qui l’a répandu est sourd, parce qu’il ne l’a point bu. Les Juifs sont donc maintenant comme Caïn, avec un signe. Les sacrifices que l’on offrait chez eux ont disparu ; et ce qui leur en est resté, pour servir de signe comme à Caïn, est accompli sans qu’ils le sachent. Ils immolent l’agneau, ils mangent des pains azymes : « Car Jésus-Christ, notre agneau pascal, a été immolé pour nous ». Je reconnais donc en lui cet Agneau qui a été tué ; où sont les azymes ? « C’est pourquoi », continue saint Paul, « célébrons notre solennité, non dans le vieux levain ni dans le ferment de la malice et de l’iniquité » : (il montre par là ce qu’est le vieux levain, une pâte vieillie et aigrie), « mais avec les azymes de la sincérité et de la vérité »[955] Ils sont demeurés dans l’ombre sans pouvoir envisager le soleil de justice ; mais nous qui sommes dans la lumière, nous recueillons le sang du Christ. Si nous avons une vie nouvelle, chantons un cantique nouveau, une hymne à notre Dieu. « Vous n’avez pas voulu d’holocauste pour le péché ; alors j’ai dit : Me voici ».
14. « Il est écrit de moi à la tête de votre livre que j’accomplirai votre volonté ; je l’ai voulu, ô mon Dieu, et votre loi est gravée au fond de mon cœur »[956]. Le voici qui revient à ses membres, et lui-même fait la volonté de son Père. Mais au commencement de quel livre est-il écrit de lui ? Peut-être au commencement de ce livre des Psaumes. À quoi bon chercher plus loin et feuilleter d’autres livres ? Voilà qu’à la tête du livre des Psaumes nous lisons : « Bienheureux l’homme qui n’est point allé dans le conseil des méchants, qui ne s’est pas arrêté dans la voie des pécheurs, qui ne s’est point assis dans la chaire de pestilence, mais qui n’a d’autre loi que la volonté du Seigneur » ; ce qui revient à dire : « Je l’ai voulu, ô mon Dieu, votre loi est gravée dans le fond de mon cœur » ; ou bien : « Et qui jour et nuit médite sa loi »[957].
15. « J’ai annoncé votre justice dans une grande assemblée »[958]. Il parle ici aux membres, il les engage à faire ce qu’il a fait. Il a prêché, prêchons aussi ; il a souffert, souffrons avec lui ; il a été glorifié, nous serons glorifiés avec lui. « J’ai prêché votre justice dans une grande assemblée ». Jusqu’où s’étend cette assemblée ? Dans l’univers entier. Que renferme-t-elle ? Toutes les nations. Pourquoi toutes les nations ? Parce que c’est la postérité d’Abraham, dans laquelle tous les peuples doivent être bénis[959]. Pourquoi encore toutes les nations ? « Parce que leur voix s’est répandue par toute la terre »[960]. « Dans une grande assemblée. « Voilà que je ne retiendrai point mes lèvres, Seigneur, vous le savez ». Mes lèvres parlent, et je ne les empêcherai pas de parler. Le sen de mes lèvres arrive aux oreilles des hommes, mais vous connaissez mon cœur. « Je n’empêcherai donc point mes lèvres, Seigneur, vous le savez ». Autre est ce qu’entend l’homme, et autre ce que connaît le Seigneur. Ainsi donc, parlez des lèvres, mais soyez près de Dieu par le cœur, afin que nous ne prêchions pas seulement des lèvres, et qu’on ne dise point de nous : « Faites ce qu’ils vous disent et non pas ce qu’ils font »[961] ; ou que l’on ne dise pas de ce peuple, dont la bouche loue Seigneur, tandis que le cœur en est loin : « Ce peuple me loue des lèvres, mais leur cœur est loin de moi[962]. Car c’est la croyance du cœur qui nous conduit à la justice, et la confession des lèvres qui nous mène au salut »[963]. C’est ce que fit le larron, crucifié avec Seigneur, et qui, à la croix même, le reconnut pour le Seigneur. D’autres ne le reconnurent point aux miracles qu’il faisait, lui le reconnut à la croix. Il était cloué à la croix par tous ses membres ; ses mains y étaient clouées, ses pieds étaient transpercés, son corps était collé au bois ; les autres membres de ce corps n’étaient point libres ; il ne restait que la langue et le cœur ; il crut du cœur et il confessa de la langue. « Souvenez-vous de moi », dit-il, « Seigneur, quand vous serez dans votre royaume ». Il croyait son salut bien éloigné encore ; il eût été heureux de l’obtenir, même après un temps bien long ; il espérait pour l’avenir, et il n’attend pas un jour. « Souvenez-vous de moi », dit-il, « quand vous serez dans votre royaume », et Jésus répond : « En vérité, je vous le dis, aujourd’hui vous serez avec moi dans le paradis »[964]. Or, le paradis a des arbres de bonheur : aujourd’hui avec moi sur l’arbre de la croix, aujourd’hui avec moi sur l’arbre du salut.
16. « Voilà que je ne fermerai point mes lèvres, Seigneur, vous le savez », de peur qu’il ne croie dans son cœur, et que la crainte ne ferme ses lèvres à la confession de sa foi. Il y a des chrétiens, en effet, qui ont la foi dans le cœur ; mais au milieu des païens aux paroles amères, qui n’ont qu’une feinte politesse, qui ont l’âme corrompue, qui sont sans foi, badins, railleurs, pour peu qu’on leur fasse un crime d’être chrétiens, ils n’osent confesser des lèvres la foi qu’ils ont dans le cœur, ils interdisent à ces lèvres de dire au-dehors ce qu’ils savent, ce qu’ils croient intérieurement. Mais le Seigneur les condamne. « Celui », dit-il, « qui aura rougi de moi devant les hommes, je rougirai de lui devant mon Père »[965], c’est-à-dire, je ne le connaîtrai point : parce qu’il a rougi de me confesser en présence des hommes, à mon tour, je le désavouerai devant mon Père. Que les lèvres parlent donc selon le cœur ; c’est un avis contre la crainte. Que le cœur ait en lui ce que disent les lèvres ; c’est un conseil contre le déguisement. Souvent la crainte empêche de dire ce que l’on sait, ce que l’on croit ; souvent la dissimulation nous fait dire ce que nous n’avons pas dans le cœur. Que les lèvres et le cœur soient d’accord. En demandant la paix à Dieu, sois en paix avec toi-même ; qu’il n’y ait aucun désaccord entre le cœur et les lèvres. « Je ne tiendrai point mes lèvres fermées, Seigneur, vous le savez ». Comment Dieu le sait-il ? Et que sait-il ? Il voit dans le cœur où l’homme ne voit point. Aussi le Prophète a-t-il dit : « J’ai cru ». Le voilà donc qui possède un cœur ; il a ce que Dieu veut voir ; et alors qu’il ne retienne point ses lèvres. Mais il ne les ferme point. Que dit-il en effet ? « C’est pour cela que j’ai parlé »[966]. Et comme il a dit ce qu’il croyait, il cherche ce qu’il rendra au Seigneur pour le bien que le Seigneur lui a fait, et il ajoute « Je prendrai le calice du salut, et j’invoquerai le nom du Seigneur »[967]. Il n’a pas craint cette parole du Seigneur : « Pouvez-vous boire le calice que je boirai moi-même ? »[968] Il confesse de bouche ce qu’il a dans son cœur, et il en arrive aux souffrances. Mais dans ses souffrances, en quoi lui nuit son ennemi ? « Car la mort des justes est précieuse devant la face du Seigneur »[969]. Ces morts auxquelles aboutissait la fureur des païens nous consolent aujourd’hui. Nous célébrons la fête des martyrs, nous les prenons pour modèles, nous considérons leur foi, comment ils furent découverts, comment emmenés, quelle fut leur contenance devant les juges. Ils n’avaient dans l’Église de Dieu aucune hypocrisie, et unis par les liens de la charité, ils confessèrent le Christ ; membres qu’ils étaient, ils ont désiré suivre leur chef. Mais qu’étaient-ils pour avoir ce désir ? Ils étaient patients dans les douleurs, fidèles dans leur confession, véridiques dans leurs paroles. Ils lançaient à la face de leurs interrogateurs, les flèches de Dieu, et leurs blessures enflammaient la colère ; ils firent à plusieurs les blessures du salut. Voilà ce que nous nous représentons, ce que nous voyons, ce que nous désirons imiter. Voilà les spectacles des chrétiens, que Dieu contemple du haut du ciel ; c’est à cela qu’il nous exhorte, pour cela qu’il nous soutient ; c’est à ces luttes qu’il promet et décerne des récompenses. « Je ne tiendrai point mes lèvres fermées ». Garde-toi de craindre et de tenir tes lèvres fermées. « Seigneur, vous le savez » ; mon cœur ressent ce que disent mes lèvres.
17. « Je n’ai point recelé ma justice dans « mon cœur »[970]. Qu’est-ce à dire : « Ma justice ? » Ma foi, parce que « le juste vit de la foi »[971]. Ainsi un persécuteur demande, comme il en avait jadis le pouvoir : Qui es-tu ? es-tu païen ou chrétien ? Chrétien, répond l’interrogé. Voilà sa justice : il a cru et il vit de la foi. Il n’a pas enfoui sa justice dans son cœur. Il n’a point dit en son âme : Je crois au Christ, à la vérité ; mais à ce persécuteur furieux et menaçant, je ne dirai point que je crois ; mon Dieu voit bien ma foi dans mon cœur ; il sait que je ne le renonce point. Voilà ce qui est dans ton cœur, j’y consens ; mais sur tes lèvres ? Je ne suis pas chrétien ? Alors le témoignage de tes lèvres est contraire à celui de ton cœur. « Je n’ai point caché ma u justice dans mon cœur ».
18. « J’ai proclamé votre vérité et votre salut ». J’ai chanté votre Christ, qui est « votre vérité comme votre salut o. D’où vient que le Christ est la Vérité ? « Je suis la Vérité », a-t-il dit[972]. De quelle manière est-il pour lui le salut ? Siméon, dans le temple, reconnut le saint Enfant dans les bras de sa Mère, et s’écria : « Mes yeux ont vu votre salut »[973]. Le vieillard reconnut l’Enfant, il redevint enfant dans l’Enfant divin, et se renouvela par sa foi. Il avait reçu une réponse du ciel, et il parla de la sorte ; le Seigneur lui avait promis qu’il ne sortirait point de cette vie sans avoir vu le salut de Dieu. Il est bon que Dieu fasse connaître ainsi le Sauveur aux hommes ; mais qu’ils s’écrient : « Montrez-nous, Seigneur, votre miséricorde, et donnez-nous votre Sauveur »[974], ce Sauveur de Dieu dans toutes les nations. Car, après avoir dit en un endroit : « Que le Seigneur nous prenne en pitié, nous bénisse et projette sur nous la lumière de sa face, afin que sur la terre nous connaissions votre voie »[975] ; il ajoute aussitôt : « Et que les nations connaissent votre salut ». Il dit d’abord : « Afin que sur la terre nous connaissions votre voie » ; et ensuite : « Que les nations connaissent votre salut ». Comme si on lui disait : Quelle est cette voie que tu veux connaître ? Les hommes cherchent après la voie ; est-ce la voie qui vient aux hommes ? Eh bien ! c’est votre voie qui est venue vers les hommes, qui les a trouvés dans l’égarement, et qui a invité à marcher en elle ceux qui étaient en dehors. Marchez en moi, a-t-elle dit, et vous ne vous égarerez pas : « Je suis la voie, la vérité et la vie »[976]. Ne dis donc plus : Où est la voie de Dieu ? en quelle contrée dois-je aller ? quelle montagne me faut-il gravir ? quelles campagnes explorer ? Cherches-tu la voie de Dieu ? Le salut de Dieu est lui-même la voie de Dieu, et il se trouve partout, parce que le salut du Seigneur est dans toutes les nations. « J’ai proclamé votre vérité et votre salut ».
19. « Je n’ai point caché votre clémence ni votre vérité au milieu d’un grand peuple »[977]. Soyons donc ce peuple, faisons partie de ce grand corps ; ne cachons ni la miséricorde, ni la justice de Dieu. Veux-tu entendre la miséricorde du Seigneur ? Retire-toi de tes péchés, et il te pardonnera tes péchés. Veux-tu connaître la vérité du Seigneur ? Pratique la justice, et ta justice sera couronnée. On te prêche aujourd’hui sa miséricorde, pour te montrer ensuite sa vérité. Car Dieu n’est pas miséricordieux jusqu’à être injuste, ni juste au point de manquer de miséricorde. Est-ce peu de miséricorde pour toi que d’oublier tes actes jusqu’à présent ? Tu as vécu dans le désordre jusqu’aujourd’hui, tu y vis encore ; commence aujourd’hui à bien vivre, et tu n’échapperas pas à cette clémence. Si telle est la miséricorde, quelle est la vérité ? Toutes les nations seront rassemblées devant lui, et ce pasteur séparera les brebis d’avec les boucs pour mettre les brebis à la droite et les boucs à la gauche. Que dira-t-il aux brebis ? « Venez les bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé ». Et aux boucs ? « Allez au feu éternel »[978]. C’est là qu’il n’y aura plus de pénitence. Après avoir méprisé la bonté de Dieu, tu en sentiras la justice ; mais si tu n’as point méprisé sa bonté, sa vérité te remplira de joie.
20. « Pour vous, Seigneur, n’éloignez pas de moi vos miséricordes »[979]. Le Christ envisage ses membres malades. Parce que je n’ai point caché votre miséricorde ni votre vérité au milieu d’un grand peuple, de cette Église qui est une dans toute la terre ; arrêtez vos regards sur les membres malades, sur les coupables, sur les pécheurs, et ne détournez point d’eux vos miséricordes. « Votre amour et votre vérité veillent toujours sur moi ». Je n’oserais revenir à vous si je n’étais assuré votre pardon ; et je ne pourrais persévérer je n’étais sûr de vos promesses. « Votre amour et votre vérité veillent toujours sur moi ». Je considère que vous êtes bon, je sais que vous êtes juste ; j’aime le Dieu bon, je crains le Dieu juste. L’amour et la crainte dirigent, parce que « votre miséricorde et votre vérité veillent toujours sur moi ». Pourquoi ont-elles cette vigilance et ne dois-je point les perdre de vue ? « Parce que je suis environné de maux sans nombre »[980]. Qui peut énumérer les péchés ? qui peut compter ses propres fautes et celles des autres ? Leur poids faisait gémir celui qui a dit : « Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes cachées, et n’imputez pas à votre serviteur celles des autres »[981]. Comme si c’était peu de nos propres fautes, nous sommes chargés de celles autres ; je crains pour moi ; je crains pour mon frère qui est bon ; je tolère celui qui est méchant ; et sous un tel fardeau, que deviendrons-nous, si la divine miséricorde ne nous soutient ? « Mais vous, Seigneur, ne vous éloignez pas de moi ». Demeurez près de moi. De qui le Seigneur s’approche-t-il ? De ceux qui ont le cœur brisé[982]. Il s’éloigne des orgueilleux, s’approche des humbles. Car, du haut de son trône, le Seigneur regarde les humbles[983]. Mais que l’orgueilleux ne croie pas échapper à ses yeux ; car « il voit de loin ce qui est élevé ». Il voyait de loin le Pharisien qui se vantait, et il aidait de tout près le publicain qui avouait ses fautes[984]. L’un vantait ses mérites et cachait ses blessures ; l’autre, sans parler de ses mérites, exposait ses plaies. Il se présentait au médecin, car il se savait malade ; il savait qu’il avait besoin de guérison ; il osait lever les yeux vers le ciel et se frappait poitrine ; il ne se pardonnait point à lui-même, afin que Dieu lui pardonnât ; il voyait ses fautes, afin que Dieu ne les vît plus ; il se châtiait, afin que Dieu l’épargnât. Ainsi parle l’auteur sacré ; écoutons pieusement ses paroles, aimons-les pieusement, et répétons-les du cœur, de la langue et de tout ce que nous avons de plus intime. Que nul ne se croie juste ; celui qui parle est vivant ; il vit, et plaise à Dieu qu’il vive. Il vit encore ici ; il vit, mais avec la mort ; et si l’esprit est vivant à cause de la justice, le corps est mort à cause du péché[985]. « Et le corps qui se corrompt, appesantit l’âme, et cette habitation terrestre abat l’esprit capable des plus hautes pensées »[986]. À toi donc de crier, à toi de gémir, à toi d’avouer ta misère, mais non de t’élever, de te vanter, de te glorifier de tes mérites ; car si tu as quelque chose dont tu puisses te réjouir, qu’as-tu que tu n’aies pas reçu ?[987] « Je suis environné de maux sans nombre ».
21. « Mes iniquités m’ont investi, et je n’ai pu en soutenir la vue »[988]. Il y a quelque chose que nous devons voir ; qui donc nous empêche de le voir ? N’est-ce point le péché ? Pour nous empêcher de voir la lumière, il ne faut, dans notre œil, qu’une humeur, qu’un peu de poussière, qu’une fumée, un rien qui y pénètre ; et cet œil malade ne peut supporter la lumière ; comment élever à Dieu un cœur malade ? Ne faut-il pas le guérir, afin que tu voies ? N’est-ce pas orgueil de ta part de dire Je verrai et ensuite je croirai ? Qui parle de la sorte ? Quel est celui qui veut voir et qui dit : Je verrai d’abord, puis je croirai ? Je veux montrer la lumière, ou plutôt la lumière se veut montrer à moi. À qui ? Elle ne peut se montrer à un aveugle, qui ne la voit point. Pourquoi ne la voit-il point ? Son œil est chargé de péchés nombreux. Que dit-il, en effet ? « Mes iniquités m’ont investi, et il m’a été impossible de voir ». Il faut donc éloigner les iniquités, remettre les péchés, soulager l’œil de son poids, guérir ce qui est malade et appliquer le précepte comme un cuisant collyre. Fais d’abord ce qui t’est commandé ; guéris ton cœur, purifie-le, aime ton ennemi[989]. Et qui aime son ennemi ? C’est toutefois l’ordre du médecin : il est amer, mais efficace. Que puis-je te faire ? dit-il. Telle est ta maladie, que tu seras guéri par là. Il dit même plus Quand tu seras guéri, mon ordonnance ne sera plus difficile ; c’est avec plaisir que tu aimeras ton ennemi ; tâche de te guérir. Dans les tribulations, dans les angoisses, dans les tentations, sois fort, sois constant ; c’est la main d’un médecin et non d’un larron. Mais, dit le pécheur, après avoir accompli les préceptes, en commençant par la foi ; après avoir purifié mon cœur selon vos conseils, que verrai-je, une fois que mon cœur sera guéri, purifié ? » Bienheureux ceux dont le cœur est « pur, parce qu’ils verront Dieu »[990]. Pour cela, répond-il, je ne le puis aujourd’hui, puisque « je ne puis voir à cause des iniquités qui m’ont investi ».
22. « Elles sont plus nombreuses que les cheveux de ma tête »[991]. Il prend les cheveux de sa tête pour exprimer un grand nombre. Qui peut compter les cheveux de sa tête ? Encore moins ses péchés, plus nombreux que ses cheveux. Ils paraissent petits, mais le nombre en est grand. Tu as évité les plus graves, tu ne commets point l’adultère, tu t’abstiens de l’homicide, tu ne ravis pas le bien d’autrui, tu ne profères ni blasphème, ni faux témoignage : ce sont là les montagnes du péché. Tu as donc évité les plus graves, mais que fais-tu des moindres ? Ces moindres, ne les crains-tu pas ? Tu as jeté la montagne loin de toi, prends garde que le sable ne t’ensevelisse. « Mes iniquités sont plus nombreuses que les cheveux de ma tête »[992].
23. « Et mon cœur a défailli ». Faut-il s’étonner que ton cœur soit éloigné de Dieu, quand il s’abandonne lui-même ? Qu’est-ce à dire : Mon cœur a défailli ? C’est-à-dire, mon cœur ne peut point se connaître lui-même. Voilà ce que signifie : « Mon cœur a défailli ». C’est par le cœur que je veux voir le Seigneur, et je ne le puis, à cause du grand nombre de mes péchés. C’est peu encore : mon cœur ne peut même se comprendre. Non, mon cœur ne se comprend point, que nul ne le croie. Est-ce que Pierre se connaissait dans son propre cœur, quand il disait : « Je serai avec vous jusqu’à la mort3 ? » Il avait dans le cœur une fausse présomption, il y cachait une véritable crainte : et son cœur ne pouvait comprendre son cœur. Son cœur ne se croyait point malade, mais le médecin le voyait. Ce qui lui fut alors prédit s’accomplit. Dieu voyait en lui ce que lui-même n’y voyait point ; c’est que son cœur l’avait abandonné, c’est que son cœur était caché à son cœur même. « Et mon cœur a défailli ». Mais quoi ! quels doivent être nos cris ? nos paroles ? « Qu’il vous plaise, Seigneur, de me délivrer »[993]. Comme s’il disait : « Seigneur, si vous voulez, vous pouvez me guérir[994]. Qu’il vous plaise, Seigneur, de me délivrer, soyez attentif à me secourir ». Ce langage est celui des membres pénitents, des membres qui souffrent, des membres qui crient sous le fer des médecins, mais qui espèrent. « Seigneur, soyez attentif à me secourir ».
24. « Qu’ils soient confondus et couverts de honte, ceux qui cherchent mon âme pour me la ravir »[995]. Dans un autre endroit il se plaint en disant : « Je regardais à droite, et je voyais, et nul ne cherchait mon âme »[996] ; c’est-à-dire, nul ne cherchait à m’imiter. C’est le langage du Christ dans sa Passion : Je regardais à ma droite, non pas du côté des Juifs impies, mais à ma droite, du côté des Apôtres eux-mêmes. « Et nul ne recherchait mon âme ». Ils étaient si loin de rechercher mon âme, que le plus présomptueux renia mon âme[997]. Mais comme on peut rechercher un homme, ou pour jouir de son amitié, ou pour le persécuter, le Christ veut ici couvrir de honte et flétrir certains autres qui recherchent son âme. Et pour qu’on n’attribue pas ses paroles le même sens qu’à sa plainte, qu’on ne recherche point son âme, il ajoute : « Afin de la ravir » ; c’est-à-dire, ils cherchent mon âme avec des desseins de mort : qu’ils soient donc, poursuit-il, confondus et flétris. Beaucoup en effet ont cherché son âme, et n’ont trouvé que la honte et la confusion ; ils ont cherché son âme, et dans leur intention ils la lui ont ôtée ; mais il avait le pouvoir de la donner et le pouvoir de la reprendre[998]. Ils tressaillirent donc lorsqu’il la donna, et furent dans la confusion quand il la reprit. « Qu’ils soient dans la honte et dans la confusion, ceux qui cherchent mon âme pour me la ravir ».
25. « Qu’ils reculent en arrière, chargés d’ignominie, ceux qui me veulent du mal »[999]. Ne prenons pas en mauvaise part ces paroles : « Qu’ils reculent en arrière ». C’est un bien qu’il leur souhaite ; c’est la parole de celui qui dit sur la croix : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font »[1000]. Pourquoi donc leur dit-il de retourner en arrière ? C’est que ceux qui auparavant étaient orgueilleux, et tombèrent à la renverse, devinrent humbles et se relevèrent. Quand ils prennent le devant, ils veulent précéder le Seigneur, être plus parfaits que le Seigneur ; mais demeurer en arrière, c’est reconnaître qu’il est plus parfait, qu’il doit marcher devant, et eux venir après, qu’il doit les guider et eux le suivre. Aussi reprit-il Pierre qui lui donnait un conseil peu sage. Le Seigneur allait souffrir pour notre salut, il annonçait à ses disciples ce qui allait arriver dans sa Passion ; et Pierre lui dit : « Non point, Seigneur, veillez sur vous, il ne vous arrivera rien de tel ». Le voilà qui veut marcher devant le Seigneur, donner des conseils au Maître. Or, pour lui rappeler qu’il ne doit point précéder, mais suivre : « Arrière, Satan », lui dit le Seigneur. Tu es Satan, dit-il, parce que tu veux marcher devant celui qu’il te faut suivre : mais si tu marches arrière, et que tu me suives, tu ne seras plus Satan. Que sera-t-il donc ? « Sur cette terre j’établirai mon Église ».
26. « Qu’ils reculent en arrière chargés d’ignominie, ceux qui me veulent du mal ». Il y a des esprits méchants, qui maudissent leurs cœurs autant qu’ils paraissent bénir. Vous dites à l’un : Es-tu chrétien ? Sois chrétien à ton tour, répond-il. Cette parole est bonne, et Dieu ne leur en tiendra pas compte, mais du sens qu’il y ajoute ; comme il tint compte aux Juifs du souhait qu’ils firent à l’aveugle-né quand il fut guéri : accablé de leurs questions arrogantes, « Voulez-vous », dit-il, « devenir aussi ses disciples ? » « Les Juifs alors le chargèrent de malédictions », dit l’Évangéliste, « ils le maudirent en disant : Pour toi, sois son disciple »[1001]. Comme ils le maudissaient, le Seigneur le bénit. Il fit ce qu’avaient dit les Juifs, et rendit à ceux-ci leurs malédictions. « Qu’ils reculent en arrière, couverts d’ignominie, ceux qui me veulent du mal ». Quelques-uns, sans être bons, nous souhaitent du bien ; il faut s’en défier. De même en effet que les premiers, en voulant nous maudire, nous souhaitent pourtant du bien, quoique dans une intention mauvaise ; ainsi d’autres, avec bonne intention, nous souhaitent ce qui un mal. Voici : tel qui te dit : Sois chrétien, te dit du bien, mais avec mauvaise intention ; mais que l’on vienne te dire : Nul n’est meilleur que toi, et que l’on t’applaudisse de la sorte dans ta vie criminelle, car le pécheur est loué dans les désirs de son âme, et l’on applaudit à celui qui fait le mal[1002] ; on t’applaudit pour ton malheur : de même que le premier te maudissait pour ton bonheur, le second te bénit pour ton malheur. Mais fuis, mais évite chacun de ces deux ennemis. L’un sévit, l’autre caresse : ni l’un ni l’autre ne sont bons ; l’un a recours à la colère, l’autre est fourbe dans ses éloges. Évite l’un et l’autre, et prie pour l’un et pour l’autre. Car celui qui faisait cette prière : « Qu’ils retournent sur leurs pas, couverts d’ignominie, ceux qui me veulent du mal », celui-là jette les yeux sur une autre catégorie de fourbes et de méchants, qui nous bénit pour nous perdre : « Que ceux-là soient chargés de leur propre honte, qui me disent : Courage ! courage ! » Ils donnent de fausses louanges : c’est un grand homme, un homme de bien, un lettré, un savant ; pourquoi est-il chrétien ? Ils applaudissent en vous ce que vous ne voudriez pas qu’on louât ; ils blâment ce qui fait votre joie. Mais dis-leur seulement : Pourquoi donc, ô homme, louer en moi la bonté, la justice ? Si vous me croyez tel, bénissez Jésus-Christ qui m’a fait ainsi. Mais lui : Non pas, ne va point te calomnier toi-même, c’est toi qui t’es fait ce que tu es. « Qu’ils soient couverts de confusion ceux qui me disent : Courage ! courage ! » Qu’est-il dit ensuite ? « Qu’ils tressaillent, qu’ils soient dans la joie, Seigneur, ceux qui vous cherchent ! »[1003] Ce n’est pas moi, c’est bien vous qu’ils cherchent : Ce n’est point à moi qu’ils disent : Courage ! courage ! mais ils voient que si j’ai quelque sujet de m’applaudir, c’est en vous que je me glorifie : « Que celui, en effet, qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur[1004]3. Qu’ils tressaillent, qu’ils soient dans la joie, ceux qui vous cherchent, et qu’ils disent toujours : Que le Seigneur soit glorifié ». Quand le pécheur devient juste, bénis celui qui justifie l’impie[1005] ; s’il reste dans son péché, bénis encore celui qui l’appelle au pardon ; s’il s’élance dans la carrière de la justice, bénissons aussi celui qui l’appelle à la récompense. « Que le Seigneur reçoive toujours les bénédictions de celui « qui aime son salut ».
27. « Pour moi », à qui ils voulaient tant de mal ; « pour moi », dont ils cherchaient l’âme afin de la perdre ; et, pour parler de cette autre catégorie : « Pour moi », à qui tous criaient : Courage ! courage ! pour moi, « je suis pauvre et dans l’indigence ». Il n’y a rien en moi que l’on puisse louer. Que Dieu déchire mon sac, et me couvre du vêtement de sa gloire. « Je vis, non pas moi, mais le Seigneur vit en moi »[1006]. Si le Christ vit en toi, si le bien qui est en toi vient du Christ, tout ce que tu as est du Christ. Qu’es-tu donc par toi-même ? « Je suis pauvre et dans l’indigence ». Je ne suis point riche, puisque je ne suis point superbe. 2 était riche celui qui disait : « Seigneur, je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme les autres hommes »[1007] ; mais il était pauvre ce publicain qui disait : « Seigneur, ayez pitié de moi qui suis un pécheur ». L’un rejetait le trop plein de son âme, l’autre pleurait à la faim. « Je suis pauvre et dans l’indigence ». Et que deviendras-tu avec ton indigence et ta pauvreté ? Va mendier à la porte du Seigneur ; frappe et l’on t’ouvrira. « Je suis pauvre et dans l’indigence ; mais le Seigneur prendra soin de moi. Jette dans le Seigneur tes angoisses, espère en lui et il fera le reste »[1008]. Pourquoi te charger de toi-même ? Comment pourvoir à tes besoins ? Abandonne ces soins à celui qui t’a fait. Si, même avant que tu fusses, il a pris soin de toi, comment t’abandonnerait-il, maintenant que tu es ce qu’il te voulait ? Car déjà tu es fidèle et tu marches dans les voies de la justice. Il t’abandonnerait, « Celui qui fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes »[1009], alors que dans ta justice tu vis de la foi ? il pourrait te mépriser[1010], te négliger, te rejeter ? Loin de là, puisqu’il a soin de toi dès ce monde ; il te vient en aide, il te donne ce qui est nécessaire, écarte ce qui est nuisible. Te donner, c’est te consoler, pour que tu demeures ferme ; te reprendre, c’est te châtier, de peur que tu ne périsses. Le Seigneur a donc soin de toi, ne t’inquiète point. Il te porte, celui qui t’a fait ; garde-toi d’échapper à la main de ton Créateur ; échapper à cette main, c’est te briser dans ta chute. C’est l’effet de la bonne volonté que tu demeures dans les mains de ton Créateur. Dis alors : Mon Dieu l’a voulu, il me portera, il me soutiendra. Jette-toi donc dans ses bras : ne crois pas t’y précipiter comme dans le vide ; loin de toi cette pensée. C’est lui qui a dit : « Je remplis le ciel et la terre »[1011]. Il ne te manquera nulle part ; pour toi, ne lui manque jamais, ne te manque pas à toi-même.
28. « C’est vous, Seigneur, qui êtes mon soutien, mon protecteur, ne tardez point »[1012]. Il prie, il implore, il craint de manquer de courage : « Ne tardez point ». Que signifie : « Ne tardez point ? Si ces jours n’eussent été abrégés, nulle chair n’eût pu être sauvée »[1013]. Voilà ce que nous lisions tout à l’heure à propos des jours de tribulation. Ce sont les membres de Jésus-Christ qui invoquent le Seigneur comme s’ils ne formaient qu’un seul homme, qu’un seul corps du Christ, répandu dans toute la terre, un seul mendiant, un seul pauvre ; car il est pauvre aussi, lui qui de riche est devenu pauvre, selon cette parole de l’Apôtre : « Etant riche, il est devenu pauvre, afin de vous enrichir de sa pauvreté »[1014]. Il enrichit les vrais pauvres, il appauvrit les faux riches. C’est ce pauvre qui crie à Dieu : « Des extrémités de la terre, je crie vers vous, quand mon âme est dans l’ennui »[1015]. Voici venir les jours des tribulations, et des plus grandes tribulations ; ils viendront, selon le témoignage de l’Écriture ; et à mesure qu’ils approchent, les tribulations s’accroissent. Que nul ne se promette ce que l’Évangile ne promet point. Je vous conjure, mes frères, d’examiner si les Écritures nous ont trompés en rien ; si elles ont fait une prédiction, et qu’il soit arrivé le contraire de ce qui était prédit : il est de toute nécessité que tout arrive comme elles l’ont marqué. Or, les Écritures n’ont d’autres promesses pour cette vie, que peines, qu’afflictions, qu’angoisses, que surcroîts de douleurs, que tentations sans nombre. C’est à tout cela qu’il faut nous préparer, de peur d’être surpris et de tomber dans le découragement. « Malheur aux femmes enceintes, aux nourrices »[1016] vous venez de l’entendre. Les femmes enceintes figurent ceux qui – sont enflés d’espoir ; les nourrices, ou celles qui allaitent, marquent ceux qui jouissent de ce qu’ils ont désiré. Une femme enceinte, en effet, a l’espérance d’un fils, mais d’un fils qu’elle ne voit pas encore ; celle qui allaite, embrasse le fils qu’elle espérait. Prenons, pour plus de lumière, une comparaison : Quelle villa magnifique a mon voisin ! si elle m’appartenait ! comme je la joindrais à la mienne, et des deux n’en ferais qu’une seule ! L’avarice aussi aime l’unité : ce qu’elle aime est un bien ; mais elle ne sait où il faut l’aimer. Cet homme convoite la terre de son voisin, mais ce voisin est riche, il n’a besoin de rien, il a des honneurs, il a même de la puissance, et il y a plus de motifs peut-être d’appréhender sa puissance, qu’il n’y en a d’espérer sa terre : notre avare n’espérant rien, ne conçoit pas, son âme ne ressemble pas à la femme enceinte. Mais que le voisin soit pauvre, qu’il se trouve dans la nécessité de vendre son bien ou qu’on puisse l’y forcer, notre avare ouvre les yeux, il espère la villa son âme est enceinte, elle a l’espoir qu’elle pourra acquérir et posséder la terre d’un voisin pauvre. Et lorsque ce voisin dans l’indigence, pressé par le besoin, vient trouver son voisin riche, pour lequel peut-être il est d’ordinaire obséquieux, pour qui il a de la déférence jusqu’à se lever à son arrivée, le saluer en inclinant la tête ; prêtez-moi, je vous en prie, dit-il, je suis dans le besoin, un créancier me presse. Je n’ai rien sous la main, répond le riche, qui aurait si l’autre voulait vendre. Nous savons tout cela, nous avons eu de ces gens parmi nous ; puissions-nous n’en plus avoir ! Nous ne sommes pas d’hier, nous ne sommes pas pour aujourd’hui seulement ; il est temps encore de se corriger : nous n’en sommes pas encore à cette séparation des uns à droite, des autres à gauche[1017] ; nous ne sommes pas encore dans les enfers, où était c riche qui soupirait après une goutte d’eau[1018] : écoutons pendant que nous sommes en vie, et corrigeons-nous. Ne désirons pas le bien des autres, afin de ne ressembler pas aux femmes enceintes ; ne les possédons point, afin de ne point les embrasser, comme on embrasse des enfants : « Malheur aux femmes qui seront en ces jours enceintes, ou nourrices ». Il faut changer, il faut élever notre cœur, ne pas demeurer de cœur ici-bas. C’est une région maudite, qu’il nous suffise de la nécessité d’y demeurer de corps ; ne faisons rien de ce qui n’est pas nécessaire. Qu’à chaque jour suffise sa peine[1019] ; et que notre cœur habite plus haut. « Si vous êtes ressuscités avec le Christ (dit l’Apôtre aux fidèles, qui reçoivent le corps et le sang du Seigneur) « si vous êtes ressuscités avec le Christ, ayez du goût pour les choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu. Cherchez les choses d’en haut, et non les choses de la terre. Car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ »[1020]. Ce qui nous est promis n’apparaît pas encore ; il est préparé, mais vous ne le voyez point. Tu es gros de désirs, sois-le de ces désirs-là ; que telle soit ton espérance : et alors tu aboutiras à un enfantement certain, non plus à un avortement, ni à rien d’ici-bas ; tu embrasseras dans l’éternité le fruit que tu auras mis au monde. C’est ainsi que le prophète Isaïe s’écriait : « Nous avons conçu et nous avons enfanté un souffle de salut »[1021]. Tout cela est donc dans l’éloignement, on ne le donne point aujourd’hui, mais un jour on le donnera. Combien Dieu nous a-t-il déjà donné ? qui pourra compter ses dons d’après les saintes Écritures ? Il y est parlé de l’Église, nous la voyons établie ; il y est parlé de la destruction des idoles, et nous voyons qu’elles ne sont plus ; il y est écrit que les Juifs perdront leur royaume, c’est ce que nous voyons ; il y est écrit qu’il y aura des hérétiques dans l’avenir, et nous les voyons ; il y est parlé du jour du jugement, il est parlé encore de la récompense des bons, de la peine des méchants ; et Dieu, que nous voyons fidèle en tout le reste, pourrait-il faiblir et nous tromper en ce dernier point ? « Le Seigneur prendra soin de moi. C’est vous, ô mon Dieu, qui êtes mon soutien, mon protecteur ; ô mon Dieu, ne tardez point. Si ces jours n’eussent été abrégés, nulle chair n’eût pu être sauvée ; mais ils seront abrégés en faveur des élus »[1022]. Ces jours seront des jours de tribulation et ne seront pas aussi longs qu’on le croit. Ils passeront avec rapidité, et alors viendra le repos qui ne passera point, quoiqu’on doive, ce semble, acquérir par une longue douleur un bien sans limite.
DISCOURS SUR LE PSAUME 40
modifierSERMON AU PEUPLE POUR UNE FÊTE DE MARTYRS.
modifierLE CHRIST DANS LES MARTYRS
modifierLes Juifs ont crucifié Jésus afin d’empêcher que l’on crût à lui, et sa mort a répandu son nom dans toute la terre ; le sang des martyrs a multiplié les chrétiens. Le salut pour nous est de comprendre pourquoi Jésus s’est anéanti jusqu’à mourir ; celui qui le comprend ne sera point livré à l’ennemi qui est le diable, lion quand il persécute les martyrs, serpent quand il séduit par l’hérésie. Dieu vient à notre secours, empoisonne nos plaisirs, nous fait aimer ce qui est aimable, et guérit notre âme qui a péché. Nos ennemis entrent pour voir les hypocrites dans l’Église, comme Judas dans le collège apostolique ; ils cherchent le mal, Dieu en tire le bien. Accomplissement des prophéties en Jésus-Christ.
1. En ce jour où nous célébrons les saints martyrs, pour glorifier les douleurs du Christ, chef des martyrs, qui ne s’est point épargné lui-même en appelant ses soldats au combat, mais qui a le premier combattu, le premier vaincu, afin d’encourager les combattants par son exemple, de les soutenir de sa majesté, de les couronner selon ses promesses ; écoutons quelques passages de ce psaume qui regardent la passion. Nous l’avons dit souvent, et nous ne craignons pas de répéter ce qu’il vous est bon de retenir, c’est que Notre-Seigneur Jésus-Christ parle souvent en son propre nom, c’est-à-dire en qualité de chef, et souvent encore il parle dans la personne de ses membres, c’est-à-dire de nous-mêmes et de sa sainte Église ; de telle sorte néanmoins qu’une seule personne semble parler, afin de nous faire comprendre que la tête et les membres subsistent dans une parfaite unité, et qu’ils sont inséparables ; telle est l’union dont il est dit : « Ils seront deux dans une même chair »[1023]. Si donc nous reconnaissons qu’il n’y a pour deux qu’une même chair, n’attribuons aux deux qu’une même voix. Commençons notre discours par ce verset que nous avons chanté, en répondant au lecteur, bien qu’il soit tiré du milieu du psaume : « Mes ennemis m’outragent dans leurs discours ; ils s’écrient : Quand mourra-t-il ? Quand périra son nom ? »[1024] C’est Notre-Seigneur Jésus-Christ qui parle ; mais voyez si l’on ne peut pas l’entendre aussi des membres. Cela fut dit quand Notre-Seigneur vivait encore sur la terre dans une chair mortelle. Les Juifs en effet voyaient la multitude accepter son autorité, ainsi que sa majesté et sa divinité qui éclataient dans ses miracles ; alors, stigmatisés par la parabole de ceux qui avaient dit : « Voici l’héritier, venez, tuons-le, et l’héritage sera pour nous »[1025] ; ils dirent en eux-mêmes, c’est-à-dire entre eux, ce mot fameux du grand-prêtre Caïphe : « Vous voyez qu’il est suivi d’une grande foule, que le monde court après lui ; si nous le laissons vivre, les Romains viendront nous exterminer, nous et notre ville. Il est bon qu’un homme meure pour le peuple, et non que toute la nation périsse ». Or, l’Évangéliste ajoute à ces paroles d’un homme qui ne savait ce qu’il disait : « Il ne parlait pas ainsi de lui-même ; mais, étant pontife cette année, il prophétisa que Jésus-Christ devait mourir pour le peuple et pour la nation »[1026]. Et néanmoins, à la vue du peuple qui le suivait, ils dirent : « Quand mourra-t-il, quand périra son nom ? » c’est-à-dire, quand nous l’aurons fait mourir, son nom n’existera plus sur la terre, et une fois mort, il ne séduira plus personne ; sa mort seule fera comprendre aux hommes qu’ils ne suivaient qu’un homme et qu’il n’ avait en lui aucune espérance de salut ; ils abandonneront son nom et il ne subsistera plus. Il est donc mort, mais son nom n’a point péri, il s’est répandu par toute la terre ; il est mort, mais c’était le grain de froment qui doit mourir pour faire surgir une abondante moisson[1027]. Lors donc que Notre-Seigneur Jésus-Christ fut glorifié, les hommes crurent en lui plus que jamais et en plus grand nombre ; et les membres entendirent le langage que le chef avait entendu. Le Seigneur était remonté lins les cieux et souffrait encore en nous sur la terre, lorsque ses ennemis dirent : « Quand mourra-t-il et quand périra son nom ? » De là viennent les persécutions que Satan souleva contre l’Église pour perdre le nom du Christ. Ne croyez pas en effet, mes frères, que les païens qui sévissaient contre les chrétiens, ne se proposaient pas d’effacer de la terre le nom du Christ. C’est pour tuer le Christ, non plus dans le chef, mais dans les membres, que l’on égorgea les martyrs. Or, l’effusion de ce sang précieux servit à multiplier les membres l’Église, et la mort des martyrs fut ajoutée à cette semence divine. La mort de ses justes précieuse devant le Seigneur[1028]. Les chrétiens allèrent donc chaque jour se multipliant, et ce souhait de leurs ennemis. « Quand mourra-t-il, quand périra son nom ? » ne fut pas accompli. On le fait encore aujourd’hui. On voit les païens se réunir, compter les années, prêter l’oreille au dire de certains fanatiques : Un jour viendra qu’il n’y aura plus de chrétiens[1029] ; le culte de nos idoles sera rétabli comme auparavant. Ils disent encore : « Quand mourra-t-il, quand périra son nom ? » Deux fois vaincus, soyez donc sages pour la troisième : le Christ est mort, et son nom n’a point disparu ; les martyrs sont morts, et l’Église s’en accroît davantage, et le nom du Christ se répand dans toutes les nations ; lui qui a prédit sa mort et sa résurrection, qui a prédit la mort et le couronnement des martyrs, a prédit aussi ce qui doit arriver à son Église. S’il a dit vrai deux fois, aura-t-il menti la troisième ? Vous n’avez donc contre lui qu’une fausse opinion ; mieux vaudrait pour vous croire en lui, « afin de comprendre sa pauvreté, son indigence[1030] ; car de riche qu’il était, il s’est fait pauvre, afin que vous fussiez enrichis de sa pauvreté »[1031], dit saint Paul. Cette pauvreté est pour lui une cause de mépris, et l’on dit : C’était un homme. Que pouvait-il être ? Il est mort, il a été crucifié : vous rendez un culte à un homme, vous mettez votre espoir dans un homme, vous adorez un mort. Erreur. Comprends donc, ô mon frère, ce pauvre, cet indigent, afin que sa pauvreté t’enrichisse. Comprends-tu le pauvre et l’indigent ? Sais-tu bien que c’est le Christ lui-même qui est ce pauvre, cet indigent d’un autre psaume : « Pour moi, je suis pauvre, je suis indigent, mais le Seigneur a pris soin de moi ? »[1032] Qu’est-ce que comprendre le pauvre et l’indigent ? C’est comprendre « qu’il s’est anéanti, prenant la forme d’un esclave, se rendant semblable aux autres hommes, reconnu homme par ses dehors » ; lui qui était riche devant son Père, pauvre à nos yeux ; riche dans le ciel, pauvre sur la terre ; riche parce qu’il était Dieu, pauvre parce qu’il était homme. Ton trouble viendrait-il de ce que tu vois un homme, tu vois une chair, tu envisages sa mort, tu persifles sa croix ? C’est là ton trouble ? Comprends donc ce pauvre, cet indigent. Qu’est-ce à dire ? Comprends que, dans cette infirmité que tu vois, il y a une divinité cachée ; qu’il est riche, parce qu’il l’est de lui-même ; qu’il est pauvre, parce que tu l’étais. Sa pauvreté néanmoins fait notre richesse, comme son infirmité fait notre force, comme sa folie fait notre sagesse, comme sa nature mortelle fait notre immortalité[1033]. Considère quel est ce pauvre, n’en juge point par la pauvreté des autres. Il est venu enrichir les pauvres, lui qui s’est fait pauvre. Ouvre donc le giron de ta foi, et reçois-y ce pauvre pour ne pas demeurer dans ta pauvreté.
2. « Bienheureux celui qui comprend le pauvre et l’indigent, le Seigneur le délivrera au jour mauvais »[1034]. Ce jour mauvais viendra ; bon gré mal gré, il viendra ; viendra le jour du jugement, jour mauvais si tu n’as pas compris le pauvre et l’indigent. Car alors apparaîtra clairement ce que tu refuses de croire aujourd’hui ; mais tu ne pourras échapper à l’évidence, toi qui ne crois pas à l’invisible. Tu es invité à croire ce que tu ne vois pas, afin d’échapper à la confusion lorsque tu verras. Comprends donc le pauvre et l’indigent, c’est-à-dire Jésus-Christ, comprends les richesses cachées dans celui que tu vois pauvre. Car en lui sont cachés les trésors de la sagesse et de la science[1035]. Il te délivrera au jour mauvais, parce qu’il est Dieu ; parce qu’il est homme, il a ressuscité ce qu’il y avait en lui d’humain, l’a changé, l’a amélioré, l’a élevé au ciel. Mais cette nature divine qui a voulu ne faire en l’homme et avec l’homme qu’une seule personne, ne pouvait ni décroître, ni croître, ni mourir, ni ressusciter. Il est mort à cause de l’infirmité de l’homme ; mais, après tout, Dieu ne saurait mourir. Que le Verbe de Dieu ne meure pas, n’en sois pas étonné, puisque l’âme d’un martyr ne meurt point. N’entendions-nous pas tout à l’heure Jésus-Christ qui nous disait : « Ne craignez « point ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme ? »[1036] Donc, à la mort des martyrs les âmes ne sont point mortes, et le Verbe serait mort quand le Christ expira ? Le Verbe de Dieu est bien plus que l’âme humaine, puisque celte âme de l’homme a été faite par Dieu ; et si elle est faite par Dieu, elle est faite par le Verbe, puisque tout a été fait par lui[1037]. Donc le Verbe ne meurt pas, puisque l’âme faite par le Verbe est immortelle. Mais de même que nous disons : L’homme est mort, bien que son âme ne meure point ; nous disons de même sans erreur que le Christ est mort, bien que la divinité ne meure pas en lui. D’où vient sa mort ? de sa pauvreté, de son indigence. Que sa mort ne te blesse point, ne t’empêche point de contempler sa divinité. « Bienheureux celui qui comprend le pauvre et l’indigent ». Jette les yeux sur les pauvres, sur les indigents, sur ceux qui ont faim, qui ont soif, qui sont étrangers, qui sont nus, qui sont malades, qui sont en prison ; comprends bien ce pauvre, car si tu le comprends, tu comprendras aussi celui qui a dit : « J’ai eu faim, j’ai eu soif, j’ai été nu, étranger, malade, prisonnier »[1038]. Et de la sorte, le Seigneur te délivrera au jour mauvais.
3. Vois aussi quel sera ton bonheur. « Que le Seigneur le conserve ». Le prophète souhaite le bonheur à l’homme qui comprend le pauvre et l’indigent. Ce souhait est une promesse : ceux qui en agissent ainsi peuvent attendre en toute sécurité : « Que le Seigneur le conserve et le vivifie »[1039]. Qu’est-ce à dire, « le conserve et le vivifie ? » En quel sens « le vivifie ? » Dans le sens de la vie éternelle. Car on ne donne la vie qu’à celui qui est mort. Mais un mort peut-il comprendre le pauvre et l’indigent ? Le prophète nous promet donc la vie dont parle saint Paul : « Le corps est mort à cause du péché, mais l’esprit vit à cause de la justice ; or, si celui qui a ressuscité le Christ d’entre les morts habite en vous, il rendra aussi la vie à vos corps mortels, à cause de l’esprit qui habite en vous »[1040]. C’est là cette vie qui est promise à celui qui comprend le pauvre et l’indigent. Mais saint Paul a dit à Timothée, que « nous avons reçu la promesse de cette vie et de la vie future »[1041], donc, ceux qui ont l’intelligence du pauvre et de l’indigent ne doivent pas croire que, certains d’aller au ciel, ils sont négligés sur la terre ; qu’ils n’ont à espérer que pour l’avenir et l’éternité, et que Dieu ne prend aucun soin de ses saints et de ses fidèles en cette vie : aussi le prophète, après nous avoir dit ce que nous devons attendre principalement : « Que le Seigneur le conserve et le vivifie » ; jette les yeux sur la vie actuelle et s’écrie : « Qu’il le rende heureux sur la terre ». Élevé donc tes regards sur ces promesses de la foi chrétienne : Dieu ne t’abandonne pas sur la terre, et il te fait des promesses pour le ciel. Beaucoup de mauvais chrétiens, de ces consulteurs d’éphémérides, qui observent les temps et les jours, pressés par les reproches qu’ils reçoivent de nous ou de chrétiens qui valent mieux qu’eux, au sujet de ces pratiques nous répondent : Ces choses nous servent pour la vie présente, mais nous sommes chrétiens pour la vie éternelle ; nous croyons au Christ afin qu’il nous donne la vie céleste, mais cette vie temporelle, qui est aujourd’hui la nôtre, il n’en prend aucun souci. Il ne leur reste plus qu’à dire, en résumé, qu’il faut honorer Dieu en vue de la vie éternelle, et le diable en vue de la vie temporelle. Mais Jésus-Christ lui-même va leur répondre : « Vous ne pouvez servir deux maîtres »[1042]. Or, tu sers celui-ci à cause de tes espérances du ciel, et tu sers celui-là à cause de tes espérances de la terre ; combien ne serait-il pas mieux de servir celui qui a fait le ciel et la terre ? Celui qui a pris soin qu’il y eût une terre, négligera-t-il son image sur la terre ? Donc, « Que le Seigneur conserve, qu’il vivifie » celui qui comprend le pauvre et l’indigent. De plus, qu’en lui donnant la vie pour l’éternité, il lui donne le bonheur sur la terre ».
4. « Qu’il ne le livre point entre les mains de son ennemi »[1043]. Cet ennemi, c’est le diable. Que nul, en entendant ces paroles, ne pense à aucun homme qui serait son ennemi. Déjà peut-être il pensait à son voisin, à tel autre avec lequel il est en procès, à celui-ci qui veut le dépouiller de son bien, à celui-là qui veut le forcer à vendre sa maison. Loin de vous ces pensées ; mais pensez à celui dont le Seigneur a dit : « C’est l’homme ennemi qui a fait cela »[1044]. C’est lui, cet ennemi qui veut se faire adorer en vue des biens de la terre, dans son impuissance à renverser le nom chrétien : il se voit en effet distancé par la gloire et la renommée du Christ ; il voit, qu’égorger des martyrs, c’est leur procurer une couronne et un triomphe sur lui-même, qu’il ne réussit à persuader aux hommes que le Christ n’est rien, qu’il lui est difficile de tromper en déshonorant le Christ, et il s’efforce de tromper en le comblant d’éloges. Quel était jadis son langage ? Quel homme adorez-vous ? un Juif mort, un crucifié, un homme de rien qui n’a pu se défendre du trépas. Mais quand il a vu le genre humain accourir au nom du Christ, et au nom du crucifié les temples renversés, les idoles brisées, les sacrifices éteints, les hommes comprendre que tout cela est prédit dans les Prophètes, s’éprendre d’admiration et fermer leur cœur à toute injure contre le Christ, il s’est revêtu des louanges du Christ et a pris un autre moyen de nous détourner de la foi. Elle est belle, dit-il, cette loi des chrétiens, elle est puissante, elle est divine, ineffable ; mais qui la peut accomplir ? Au nom de notre Sauveur, mes frères, foulez aux pieds le lion et le dragon[1045] ! Dans ses blasphèmes insolents, c’était le lion qui frémissait ; dans ses éloges astucieux, c’est le dragon qui tend des embûches. Qu’ils embrassent la foi, ceux qui avaient quelque doute, et qu’ils ne disent pas : Qui peut accomplir cette loi ? S’ils comptent sur leurs forces, ils ne l’accompliront point. Mais qu’ils croient en se reposant sur la grâce de Dieu, qu’ils viennent dans cette confiance, qu’ils viennent chercher du secours, et non leur condamnation. C’est au nom du Christ que vivent tous les fidèles ; chacun selon son état accomplissant les préceptes du Christ, voit dans le mariage, soit dans le célibat, soit dans la virginité, ils vivent autant que Dieu leur donne de vivre ; ils ne présument point de leurs forces, mais ils savent qu’ils n’ont à se glorifier que de Dieu. « Qu’avez-vous que vous n’ayez point reçu ? Si vous avez reçu, pourquoi vous glorifier, comme si vous n’aviez pas reçu ? »[1046] Ne me dis plus alors : Qui accomplit la loi ? Il l’accomplit en moi, celui qui est venu vers le pauvre avec ses richesses : c’était le pauvre à la vérité qui venait vers le pauvre, mais plein de richesses pour celui qui n’en avait point. L’homme qui a ces pensées, qui comprend le pauvre et l’indigent, qui ne dédaigne pas la pauvreté du Christ, qui comprend les richesses du Christ, celui-là devient heureux sur la terre ; il n’est pas livré aux mains de cet ennemi qui cherche à lui persuader de servir Dieu pour les biens du ciel, et le diable pour les biens de la terre. « Que Dieu ne le livre point aux mains de son ennemi ».
5. « Que le Seigneur lui porte secours »[1047]. Mais où ? Peut-être dans le ciel, peut-être dans ce qui concerne la vie éternelle, en sorte qu’il lui reste à servir le diable, dans les privations terrestres, et à cause des nécessités de cette vie ! Non. Tu as la promesse de la vie présente et de la vie future[1048]. Il est venu te trouver sur la terre, celui qui a créé le ciel et la terre. Écoute enfin ce qu’il dit ensuite : « Que le Seigneur lui porte du secours sur son lit de douleur ». Ce lit de douleur, c’est l’infirmité de la chair. Ne dis point : Je ne puis maîtriser, ni porter, ni refréner ma chair : Dieu te donne cette puissance. « Que le Seigneur te porte secours sur ton lit de douleur ». Ton lit te portait et tu ne portais pas ton lit ; mais tu avais une paralysie intérieure ; le Christ est venu te dire : « Prends ton grabat et va dans ta maison[1049]. Que le Seigneur lui porte du secours sur son lit de douleur ». Le Prophète en appelle maintenant à Dieu, comme si on lui demandait : Puisque Dieu nous porte du secours, pourquoi donc avons-nous à subir tant de douleurs en cette vie, tant de scandales, tant de travaux, tant de troubles du côté de la chair et du monde ? Il en appelle à Dieu et nous expose la sagesse de ses remèdes. « Pendant son infirmité », dit-il, « vous avez bouleversé toute sa couche ». Mais qu’est-ce que cela : « Vous avez bouleversé toute sa couche pendant son infirmité ? » Cette couche se dit de quelque chose de terrestre. Toute âme infirme en cette vie cherche quelque chose de terrestre où elle se puisse reposer, car elle ne peut supporter que difficilement la fatigue d’une tension de l’esprit vers Dieu ; elle cherche donc sur la terre quelque objet qui lui serve de repos, où elle puisse en quelque sorte s’étendre et faire une pose, comme sont les choses que peuvent aimer les âmes innocentes. Il n’est point ici question de ces convoitises perverses qui font que les uns se délassent au théâtre, les autres dans le cirque, dans l’amphithéâtre, celui-ci dans les jeux, celui-là dans la bonne chère, plusieurs dans les voluptés de l’adultère, d’autres dans les violences de la rapine, d’autres enfin dans la fraude et dans les artifices de la fourberie ; tout cela est pour ces hommes un délassement. Comment un délassement ? lis y trouvent une félicité. Mais éloignons tout cela pour en venir à l’homme innocent. Il trouve son repos dans sa maison, dans sa famille, dans son Épouse, dans ses enfants, dans sa pauvreté, dans son champ médiocre, dans le petit jardin qu’il a planté, dans quelque bâtisse qu’il a faite avec soin ; c’est en cela que se délassent les justes. Toutefois, Dieu qui veut que nous n’ayons d’amour que pour la vie éternelle, mêle des amertumes à nos plaisirs les plus innocents, afin de nous y faire sentir la tribulation et de retourner ainsi notre couche, dans notre infirmité. « Pendant mon infirmité vous avez bouleversé toute ma couche ». Qu’il ne cherche donc point pourquoi il trouve des épines même dans ses œuvres les plus innocentes. L’amertume des choses de la terre lui apprend à s’élever à un amour supérieur ; de peur que ce voyageur qui va dans sa patrie ne prenne l’hôtellerie pour sa maison, « vous avez bouleversé toute sa couche pendant son infirmité ».
6. Mais pourquoi en agir ainsi ? C’est que Dieu flagelle celui qu’il reçoit parmi ses enfants »[1050]. Pourquoi encore ? Parce qu’il a été dit à l’homme : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front »[1051]. Si donc l’homme doit reconnaître que c’est à cause de ses péchés, qu’il subit tous ces châtiments dont Dieu se sert pour bouleverser notre couche dans notre infirmité, qu’il se convertisse et qu’il se dise : « Pour moi, j’ai dit : Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, car j’ai péché contre vous ». O mon Dieu, exercez-moi par les châtiments ; vous jugez bon d’exercer celui que vous recevez parmi vos enfants, vous qui n’avez pas épargné votre Fils unique. Pour lui, il a subi le châtiment sans être coupable ; et moi je dis : « Ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous ». S’il a subi des incisions, celui qui n’avait aucune gangrène ; si, lui qui est pour nous la guérison, n’a pas dédaigné les brûlures du remède ; pouvons-nous témoigner de l’impatience, quand le médecin nous coupe et nous brûle, c’est-à-dire, nous met à l’épreuve de toutes les tribulations, nous guérit de notre péché ? Livrons-nous donc entièrement à la main du médecin : il n’est pas dans l’erreur, et ne tranche point la chair vive au lieu de la chair corrompue ; il juge de ce qu’il voit, il sait jusqu’où va le mal, lui qui a fait la nature ; il discerne ce qui est son œuvre et ce qui est l’œuvre de nos convoitises. Il sait qu’il a donné à l’homme en santé des préceptes pour l’empêcher de tomber dans la langueur ; qu’il lui a dit dans le paradis : Mange ceci, ne touche point à cela[1052]. L’homme en santé n’a pas écouté le précepte du médecin qui l’aurait empêché de tomber ; qu’il l’écoute dans sa maladie, afin d’en relever. « Pour moi, j’ai dit : Seigneur, ayez pitié de moi, guérisses mon âme, parce que j’ai péché contre vous ». Dans mes actions, dans mes fautes, je n’accuse pas le hasard, je ne dis pas : Voilà ce que m’a fait le destin ; je ne dis point : C’est Vénus qui m’a fait adultère, Mars qui m’a fait brigand, Saturne qui m’a fait avare ; « j’ai dit : Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous ». Est-ce le Christ qui parle ainsi ? Est-ce lui, notre Chef sans péché ? Est-ce lui qui a restitué ce qu’il n’avait point enlevé[1053] ? Est-ce lui qui seul est libre parmi les morts[1054] ? Il était libre en effet parmi les morts, parce qu’il était sans péché ; puisque tout homme qui pèche devient esclave du péché[1055]. Est-ce donc bien lui ? C’est lui dans ses membres, car la voix de ses membres est sa voix, comme la voix de notre chef est notre voix. Nous étions en lui quand il disait : « Mon âme est triste jusqu’à la mort »[1056]. Car il ne craignait pas de mourir, lui qui était venu pour mourir ; il ne refusait pas de mourir, celui qui avait la puissance de donner sa vie, et la puissance de la reprendre[1057] ; mais les membres parlaient dans la personne du chef, et le chef parlait au nom des membres. C’est donc en notre nom, qu’il exhale cette plainte : « Guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous ». Car nous étions en lui, quand il dit : « O Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »[1058] En effet, dans le psaume qui contient ce verset, nous lisons à la suite : « Les rugissements de mes péchés »[1059]. Quel péché y avait-il en lui, sinon que notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que le corps du péché fût anéanti, et que désormais nous ne fussions plus esclaves du péché[1060]. Disons-lui donc, et disons en lui : « Pour moi, Seigneur, prenez-moi en pitié, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous ».
7. « Mes ennemis m’outragent dans leurs discours, ils ont dit : Quand mourra-t-il, quand périra son nom ? »[1061] Nous avons déjà imposé ces paroles, nous avons commencé par là ; allons plus loin, il n’est pas nécessaire de répéter ce qui est frais encore dans votre mémoire et dans vos cœurs.
8. « Ils entraient afin de me voir »[1062]. L’Église endure ce qu’a enduré le Christ, la passion du chef devient la passion des membres. Le serviteur est-il donc plus grand que son Seigneur, et le disciple au-dessus du maître ? « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront à votre tour ; s’ils ont traité de Béelzébub le père de famille, combien plus ses serviteurs[1063] ? Ils entraient donc afin de voir ». Ce Judas était près de notre chef, il entrait auprès de notre chef, afin de voir, c’est-à-dire d’espionner ; non pas afin de trouver des motifs de croire, mais afin d’avoir quoi de trahir. Celui-là donc entrait afin de voir, et notre chef a voulu nous servir d’exemple. Qu’est-il arrivé ensuite aux membres après l’exaltation du chef ? Saint Paul n’a-t-il pas dit : « Quelques faux frères se sont introduits dans l’Église pour espionner notre liberté ? »[1064] Ceux-là aussi entraient donc pour voir. Il est en effet des hypocrites, des méchants déguisés, qui se joignent à nous sous les apparences de la charité, qui épient tous les mouvements, toutes les paroles des saints, qui tendent partout des pièges. Et que leur arrive-t-il ? Lisez ensuite : « Leur cœur a proféré des choses vaines » ; c’est-à-dire, qu’ils affectent dans leurs discours une feinte charité ; ce qu’ils disent est vain, sans vérité, sans solidité. Et comme ils cherchent les occasions de nous accuser, que dit le prophète ? « Ils se sont amassé l’iniquité ». Car nos ennemis préparent des calomnies contre nous ; c’est beaucoup pour eux d’avoir des prétextes de nous accuser. « Ils ont amassé contre eux l’iniquité ». Contre eux, dit le Prophète, et non contre moi. De même que Judas le fit contre lui-même, et non contre le Christ, ainsi les hypocrites le font contre eux, non contre l’Église ; car c’est d’eux qu’il est dit ailleurs « L’iniquité a menti contre elle-même[1065]. C’est contre eux-mêmes qu’ils ont amassé l’iniquité ». Et de même qu’ils entraient pour voir, « ils sortaient dehors et ils parlaient ». Celui qui était entré pour voir, sortait dehors et parlait. Plût à Dieu qu’il fût dedans et qu’il parlât selon la vérité ! Il ne sortirait point dehors où il dit le mensonge. Il est un traître et un persécuteur, celui qui sort au-dehors pour parler. Si tu fais partie des membres du Christ, viens à l’intérieur, demeure uni au chef. Tolère l’ivraie, si tu es le bon grain ; tolère la paille, si tu es le froment[1066] ; si tu es un bon poisson, souffre dans le filet des poissons mauvais. Pourquoi t’envoler avant qu’il soit temps de vanner ? Pourquoi prévenir le temps de la moisson, pour arracher le froment avec toi ? Pourquoi rompre le filet avant d’être sur les bords ? « Ils sortaient dehors, et ils parlaient ».
9. « Tous mes ennemis tenaient contre moi le même langage »[1067]. Ils tenaient le même langage contre moi ; combien eût-il été mieux qu’ils tinssent un même langage avec moi ? Qu’est-ce à dire : « Le même langage contre moi ? » ils formaient tous le même dessein, la même conspiration. C’est donc le Christ qui leur dit : Vous vous unissez contre moi, unissez-vous à moi. Pourquoi contre moi ? pourquoi pas avec moi ? Si vous aviez toujours le même sentiment, vous ne seriez point déchirés par le schisme. Car l’Apôtre leur dit : « Je vous supplie, mes frères, d’avoir tous le même langage, afin qu’il n’y ait aucun schisme parmi vous »[1068]. Mes ennemis murmuraient contre moi le même langage ; tous méditaient le mal contre moi », ou plutôt contre eux, car ils se sont amassé l’iniquité ; mais aussi contre moi, car il faut les juger d’après leurs intentions. De ce qu’ils n’aient rien pu faire, n’en concluons pas qu’ils ne voulaient rien faire. Le diable aussi voulut exterminer le Christ, et Judas le voulut mettre à mort : mais la mort et la résurrection du Christ nous ont donné la vie ; et néanmoins le diable et Judas ont reçu la récompense de leur volonté perverse, et non point de notre salut. Car, vous le savez, c’est d’après l’intention qu’un homme doit être jugé digne de récompense ou de châtiment, et nous voyons des hommes faire à d’autres des souhaits tels que nous pouvons le désirer, et qui sont accusés de malédiction. Quand cet homme, jadis aveugle, mais dont les yeux elle cœur étaient rendus à la lumière, confondait les Juifs aux yeux ouverts, au cœur aveugle, « Voulez-vous », leur dit cet homme déjà éclairé, « voulez-vous aussi être ses disciples ? »« Mais eux », dit l’Évangile, « s’écrièrent en le maudissant : Pour toi, sois son disciple »[1069]. Puisse tomber sur chacun de nous cette malédiction qu’ils lui jetaient ! Elle est appelée malédiction à cause de l’erreur malveillante de ceux qui la profèrent, et non du mal que contiennent les expressions : l’historien qui nous la raconte envisage plutôt leur intention que leurs paroles. « Ils méditaient le mal contre moi »[1070]. Or, quel mal arriva-t-il au Christ, quel mal aux martyrs ? Dieu changea tout en bien.
10. « Ils ont arrêté contre moi une parole d’iniquité ». Quelle parole d’iniquité ? Jette les yeux sur notre chef : « Tuons-le, et l’héritage sera pour nous »[1071]. Insensés, comment donc aurez-vous son héritage ? Parce que vous l’aurez tué ? Eh bien ! le voilà tué, et l’héritage ne sera point pour vous. « Celui qui dort ne se relèvera-t-il donc pas ? » Quand sa mort vous donnait des jubilations, il dormait ; car il dit dans un autre psaume : « Pour moi, j’ai dormi ». Ses ennemis furieux voulurent le mettre à mort : « Pour moi », dit-il, « j’ai dormi ». Car si je l’avais voulu, je n’aurais éprouvé aucun sommeil. « Je me suis endormi, parce que j’ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir aussi de la reprendre[1072]. J’ai dormi, j’ai pris mon sommeil et je me suis éveillé5 »[1073]. Que les Juifs donc s’emportent, que la terre soit livrée aux mains de l’impie[1074], que mon corps soit entre les mains des persécuteurs, qu’ils le suspendent à la croix, l’y attachent avec des clous, le percent d’une lance : « Celui qui dort ne se lèvera-t-il point ? » Pourquoi a-t-il dormi ? Parce que le vieil Adam était la figure de l’Adam futur[1075] : « Et Adam dormait quand Dieu tira Eve de son côté »[1076], Adam était donc la figure du Christ, Eve la figure de l’Église : d’où elle fut appelée mère des vivants. Quand le Seigneur forma-t-il Eve ? Quand Adam dormait. Quand les sacrements de l’Église coulèrent-ils du flanc du Christ ? Quand il dormait sur la croix. « Celui qui dort ne se lèvera-t-il donc point ? »
11. D’où vient ce sommeil ? De celui qui est entra pour voir, et qui s’est amassé l’iniquité. « Car l’homme de ma paix, en qui je me confiais, qui mangeait mon pain, a levé le talon contre moi »[1077]. Il a levé le pied contre moi, il a voulu me frapper. Quel est cet homme de sa paix ? Judas. Mais le Christ a-t-il eu confiance en lui, pour dire : « En qui je me confiais ? » Ne le connaissait-il point dès le commencement ? Ne savait-il pas ce qu’il serait avant qu’il fût né ? N’avait-il pas dit à ses disciples : « Je vous ai choisis douze et l’un de vous est un démon ? »[1078] Comment donc a-t-il espéré en lui, sinon parce que ce Judas est parmi ses membres, et que plusieurs fidèles ayant espéré en Judas, le Seigneur se personnifie en eux ? Beaucoup de ceux qui croyaient en Jésus-Christ voyaient Judas marcher parmi les douze disciples, et quelques-uns espéraient en lui ; car il était semblable aux autres ; et parce que le Christ était en cens de ses membres qui avaient cet espoir, comme il est dans ceux qui ont faim et soif, il a pu dire : « J’ai eu confiance », comme il a dit : « J’ai eu faim ». Si donc nous lui disons : Seigneur, quand avez-vous espéré ? comme on lui a dit : Quand avez-vous eu faim ? de même que dans cette occasion il nous a dit : Ce que vous aven fait au plus petit des miens, c’est à moi que vous l’avez fait ; de même il peut nous dire ici : Quand le moindre des miens avait confiance en Judas, c’était moi qui avais confiance, En qui ai-je eu la confiance ? En « l’homme de ma paix, en qui j’ai espéré, qui mangeait mon pain ». Comment l’a-t-il désigné dans sa passion, d’après ces paroles du Prophète ? Il le fit connaître par un morceau de pain[1079], afin que l’on reconnût que c’était de lui qu’il était dit : Qui mangera mon pain ». Et quand Judas vint ensuite pour le livrer, il lui donna le baiser[1080], afin de montrer que c’était lui que désignait cette parole : « L’homme de ma paix ».
12. « Mais vous, Seigneur, ayez pitié de moi »[1081]. Il parle ici sous la forme de l’esclave, sous la forme du pauvre et de l’indigent. « Bienheureux celui qui comprend le pauvre et l’indigent[1082]. Ayez pitié de moi, ressuscitez-moi, et je me vengerai d’eux ». Voyez quand s’est dite cette parole, maintenant accomplie. Les Juifs ont mis à mort le Christ pour ne point perdre leur patrie[1083] ; et, après sa mort, ils la perdirent ; arrachés de leur royaume, ils furent dispersés. Le Christ, après sa résurrection, leur rendit la souffrance, et la rendit comme un avertissement, non point comme une condamnation. Cette cité dans laquelle tout un peuple frémissait, comme le lion qui enlève et qui rugit, s’écriait : « Crucifiez-le, crucifiez-le »[1084], renferme aujourd’hui des chrétiens, et pas un seul juif, tous les Juifs en sont expulsés. L’Église du Christ est plantée en ce lieu d’où l’on a extirpé les épines de la Synagogue. Leur feu s’est donc allumé comme le feu dans les épines[1085] ; mais le Seigneur était un bois vert. « C’est ce qu’il dit lui-même à quelques femmes qui le pleuraient comme un homme qui va mourir : « Ne pleurez point sur moi, mais pleurez sur vous et sur vos enfants »[1086] ; prédisant ainsi : « Ressuscitez-moi, et je me vengerai d’eux. Si l’on traite ainsi le bois vert, que fera-t-on au bois sec ? »[1087] Quand le bois vert pourra-t-il être consumé par le feu des épines ? « Ils ont pris flamme comme le feu dans les épines »[1088]. Le feu consume les épines ; et à quelque bois vert qu’on l’applique, il ne s’allume que difficilement ; la sève du bois vert résiste longtemps à cette flamme lente et sans vigueur, capable néanmoins de consumer des épines. « Ressuscitez-moi, je me vengerai d’eux ». Ne croyez pas, mes frères, que le Fils ait moins de puissance que le Père, parce qu’il dit : « Ressuscitez-moi », comme s’il ne pouvait se ressusciter lui-même. Car le Père a ressuscité seulement ce qui pouvait mourir ; c’est-à-dire, la chair est morte, la chair est ressuscitée. Ne croyez pas non plus que Dieu, le Père du Christ, a pu ressusciter le Christ en cette chair de son Fils, et que le Christ, Verbe de Dieu, égal à son Père, n’aurait pu ressusciter sa chair. Écoutez dans l’Évangile : « Détruisez ce temple de Dieu et je le rebâtirai en trois jours ». Et pour dissiper tous les doutes : « Il parlait ainsi », dit l’Évangéliste, « du temple de son corps[1089], Ressuscitez-moi, et je me vengerai d’eux ».
13. « Voici en quoi j’ai connu votre amour pour moi, c’est que mon ennemi n’a pas triomphé de moi »[1090]. Voir le Christ à la croix, c’était un bonheur pour les Juifs ; ils croyaient avoir assouvi leur volonté de lui nuire ; ils ont contemplé dans le Christ à la croix, le fruit de leur cruauté ; ils branlaient la tête : « S’il est le Fils de Dieu, qu’il descende de la croix »[1091]. Lui qui le pouvait, n’en descendait pas ; loin de montrer son pouvoir, il enseignait la patience. S’il fût descendu de la croix quand ils parlaient ainsi, il eût paru céder à leurs insultes ; on eût pu croire qu’il ne pouvait supporter les opprobres. Il demeura donc à la croix, nonobstant leurs blasphèmes ; il était ferme quand eux chancelaient. Car s’ils branlaient la tête, c’est qu’ils n’étaient pas unis au Christ, qui est le véritable chef. Grande leçon de patience que nous donne le Christ ! car, tout en refusant d’agir selon les provocations des Juifs, il fit quelque chose de plus grand, puisqu’il est plus merveilleux de sortir du tombeau que de descendre de la croix. « C’est que je ne serai point pour mon ennemi un sujet de triomphe ». Ils tressaillirent donc à ce moment : mais le Christ ressuscita, mais le Christ entra dans sa gloire. Aujourd’hui qu’ils voient tout le genre humain croire en son nom, qu’ils osent aujourd’hui le provoquer, aujourd’hui branler la tête : ou plutôt, que leur tête soit immobile, et, si elle s’agite, que ce soit dans la stupeur et dans l’admiration. Ils disent en effet aujourd’hui : Serait-il donc celui qu’ont prédit Moïse et les Prophètes ? Ils ont dit de lui « qu’il a été conduit comme une brebis pour être immolé ; que, comme l’agneau devant celui qui le tond, il est demeuré sans voix, et n’a pas ouvert la bouche ; que nous sommes guéris par ses blessures »[1092]. Or,
nous voyons que ce crucifié entraîne après lui le genre humain, et que nos pères ont dit en vain : « Tuons-le, de peur que le monde ne le suive »[1093] Peut-être ne le suivrait-on pas s’il n’était point mort. « Pour moi, le signe de votre amour, c’est que je ne serai pas un sujet de triomphe pour mon ennemi ».
14. « Vous m’avez au contraire soutenu à cause de mon innocence »[1094] : véritable innocence ! intégrité sans tache, paiement sans dette, châtiment sans faute ! « Vous m’avez soutenu à cause de mon innocence, et m’avez affermi en votre présence pour jamais »[1095]. Vous m’avez affermi pour jamais, et affaibli pour un temps, affermi en votre présence, affaibli en présence des hommes. Quoi donc ? Louange à Dieu, gloire à Dieu. « Béni soit le Seigneur, Dieu d’Israël »[1096]. Car il est le Dieu d’Israël, notre Dieu, le Dieu de Jacob, le Dieu du second fils, le Dieu du second peuple. Qu’on n’ose point nous dire : C’est des Juifs que l’on parle ainsi ; je ne suis point d’Israël. Les Juifs sont bien moins enfants d’Israël. Car l’aîné des deux frères, c’est le peuple rejeté ; le second, c’est le peuple chéri de Dieu. Aujourd’hui s’accomplit cette parole : « L’aîné servira le plus jeune »[1097]. Aujourd’hui, mes frères, les Juifs sont nos serviteurs ; aujourd’hui ils sont nos colporteurs, ils portent les livres que nous étudions. Écoutez en quoi les Juifs nous rendent service et non sans raison. Caïn, ce frère aîné qui tua son frère le plus jeune, fut marqué d’un signe, afin qu’on ne le tuât point, c’est-à-dire, afin qu’il demeurât lui-même un peuple[1098]. Or, les Juifs ont les Prophètes et la loi, et cette loi et ces Prophètes ont annoncé le Christ, quand nous avons affaire aux païens et que nous leur montrons aujourd’hui, dans l’Église du Christ, l’accomplissement de ce qui a été prédit longtemps d’avance concernant le nom du Christ, le Christ dans son chef et dans ses membres, nous prenons les livres des Juifs, afin que ces païens ne puissent croire que nous avons fabriqué ces prophéties, et que nous avons ajusté sur l’événement ces annonces de l’avenir. Car les Juifs sont nos ennemis, et ces livres de nos ennemis nous servent à convaincre les païens. Dieu a donc tout réglé, tout disposé pour notre salut. Il a prédit avant nous, il accomplit la prophétie de nos jours, et ce qui n’est point encore accompli, s’accomplira. Il a donc tenu sa promesse de manière à nous faire croire à ce qu’il nous doit encore ; car il nous donnera ce qu’ils n’ont pas donné encore, comme il a donné aujourd’hui ce qu’il n’avait pas donné auparavant. Si quelqu’un veut voir où sont écrites ces promesses, qu’il lise Moïse et les Prophètes. Si quelque ennemi veut s’opiniâtrer en disant : Vous vous êtes fait vos prophéties, montrons-lui les livres des Juifs, puisque l’aîné doit être le serviteur du plus jeune. Que nos adversaires y lisent des oracles accomplis aujourd’hui sous nos yeux ; et disons tous : « Béni soit de siècle en siècle le Seigneur Dieu d’Israël ; et tout le peuple dira : Amen, Amen ».
- ↑ Ps. 31,1
- ↑ Id. 1
- ↑ Id. 3
- ↑ Rom. 10,10
- ↑ Ps. 31,4
- ↑ Ps. 31,5
- ↑ Id. 6
- ↑ Id. 7
- ↑ Id. 8
- ↑ Ps. 30,9
- ↑ Id. 10
- ↑ Ps. 31,10
- ↑ Id. 11
- ↑ Eph. 6,19
- ↑ Ps. 100,1 ; Prov. 4,27
- ↑ Rom. 4,1-2
- ↑ 1 Cor. 1,31
- ↑ Rom. 4,3
- ↑ Gen. 15,6
- ↑ Jac. 2,1
- ↑ Gal. 5,6
- ↑ Rom. 13,10
- ↑ Gal. 5,4
- ↑ Rom. 12,9-10
- ↑ 1 Cor. 12,13
- ↑ 2 Cor. 13,13
- ↑ 1 Tim. 1,5
- ↑ Gal. 5,6
- ↑ Rom. 3,28
- ↑ Ps. 36,37
- ↑ 1 Cor. 12,2
- ↑ Rom. 4,5
- ↑ Id. 1,25
- ↑ Rom. 3,23
- ↑ Id. 4,3
- ↑ Rom. 6,23
- ↑ Lc. 10,30
- ↑ Rom. 4,4
- ↑ Id. 5
- ↑ Id. 5,6
- ↑ Ps. 35,3
- ↑ Id. 31,1-2
- ↑ Gal. 5,6
- ↑ Mt. 23,27
- ↑ Jn. 1,47
- ↑ Id. 48
- ↑ Ps. 50,7
- ↑ Mt. 21,19
- ↑ Ps. 50,2
- ↑ Jn. 1,48
- ↑ Ps. 31,2
- ↑ 2 Cor. 12,8-10
- ↑ Lc. 18,11
- ↑ 1 Cor. 4,7
- ↑ Lc. 18,11
- ↑ Lc. 18,8
- ↑ Id. 9
- ↑ Id. 13
- ↑ Ps. 50,19
- ↑ Lc. 18,13
- ↑ Id. 14
- ↑ Lc. 18,14
- ↑ Ps. 31,4
- ↑ Id.
- ↑ Id. 5
- ↑ Id.
- ↑ Ps. 40,5
- ↑ Id. 31,6
- ↑ Gal. 4,4-5
- ↑ Rom. 7,23-24
- ↑ Gal. 4,4
- ↑ 2 Cor. 6,2
- ↑ Id.
- ↑ Ps. 31,6
- ↑ Ps. 3,9
- ↑ Ps. 31,7
- ↑ Prov. 5,15
- ↑ Rom. 4,5
- ↑ Ps. 91,2
- ↑ Ps. 11,5
- ↑ Phil. 2,8
- ↑ Mt. 3,13
- ↑ Jn. 14,6
- ↑ Ps. 50,19
- ↑ Ps. 31,7
- ↑ Id.
- ↑ Rom. 12,12
- ↑ Id. 8,23-25
- ↑