De la Capacité politique des classes ouvrières/Texte entier

E. Dentu, libraire-éditeur (p. titre-tdm).

de la
capacité
politique
des classes ouvrières


par
P.-J. PROUDHON




PARIS
E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR
Palais-Royal, 17 et 19, Galerie d’Orléans

1865

PRÉFACE




J’ai reçu de Proudhon, quelques jours avant sa mort, la tâche de faire, sur cet ouvrage laissé par lui en épreuves et auquel il attachait une importance particulière, le travail de révision minutieuse qu’il faisait avec son éditeur pour chacune de ses publications. Je n’ai pas besoin de dire que je me suis acquitté de cette tâche avec tout le soin que me commandaient le souvenir de son amitié et le respect de son talent. Chaque ligne de ce livre a été rapprochée, par M. Dentu et par moi, du texte manuscrit et des corrections indiquées sur les placards par Proudhon lui-même. Le lecteur n’aura sous les yeux que du texte de l’auteur même, à l’exception du dernier chapitre, de la Conclusion, qu’il voulait, selon son habitude, ne rédiger qu’au dernier moment, après avoir relu en feuilles imprimées tout son livre. Cela devait former, dans son intention, douze ou quinze pages, qui n’eussent pas été sans doute les moins éloquentes de l’ouvrage. Ces pages, hélas ! c’est moi qui ai dû les écrire, et je ne saurais dire combien je suis embarrassé de l’apprendre au lecteur. J’en ai été chargé expressément par Proudhon, qui n’a cessé jusqu’à son dernier instant de se préoccuper de son œuvre, et j’ai reçu de lui à cet effet, dans une conversation suprême de plusieurs heures, des recommandations dont j’ai pris note sous ses yeux, et auxquelles je me suis scrupuleusement conformé. J’espère que le public me sera indulgent pour une collaboration si tristement imposée à mon amitié, et dont je sens mieux que personne toute l’insuffisance.


GUSTAVE CHAUDEY................................


Mai 1865.




L’AUTEUR


À QUELQUES OUVRIERS DE PARIS ET DE ROUEN


Qui l’avaient consulté sur les élections.




Décembre 1864.….........


Citoyens et amis,


Cet ouvrage a été conçu sous votre inspiration : il vous appartient.

Vous me demandiez, il y a dix mois, ce que je pensais du Manifeste électoral publié par soixante ouvriers de la Seine. Vous désiriez surtout savoir si, après vous être prononcés aux élections de 1863 par un vote négatif, vous deviez persister dans cette ligne, ou si, en raison des circonstances, il vous était permis d’appuyer de vos suffrages et de votre influence la candidature d’un camarade digne de vos sympathies.

Sur la pensée même du Manifeste mon opinion ne pouvait être douteuse, et, en vous accusant réception de vos lettres, je vous l’ai franchement exprimée. Certes, je me suis réjoui de ce réveil du Socialisme : qui donc en France aurait eu plus que moi le droit de s’en réjouir ?… Sans doute encore, l’état d’accord avec vous et avec les Soixante que la classe ouvrière n’est pas représentée et qu’elle a droit de l’être : comment eussé-je pu être d’un autre sentiment ? La représentation ouvrière, s’il était possible qu’il y en eût une, ne serait-elle pas, aujourd’hui comme en 1848, au point de vue politique et économique, l’affirmation officielle du socialisme ?

Mais de là à participer à des élections qui eussent engagé, avec la conscience démocratique, ses principes et son avenir, je ne vous l’ai pas dissimulé, citoyens, à mes yeux il y avait un abîme… Et je puis ajouter que cette réserve, de vous parfaitement accueillie, a reçu depuis lors la sanction de l’expérience.

Où en est la Démocratie française, jadis si fière et si pure, et qui, sur la foi de quelques ambitieux, s’est imaginée tout à coup que, moyennant un faux serment, elle allait marcher de victoire en victoire ? Quelle conquête avons-nous enregistrée ? Par quelle idée neuve et forte s’est révélée notre politique ? Quel succès depuis dix-huit mois a signalé l’énergie de nos avocats et récompensé leur faconde ? N’avons-nous pas été témoins de leurs perpétuelles défaites, de leurs défaillances ? Dupes de leur vain parlementarisme, ne les avons-nous pas vus, sur presque toutes les questions, battus par les orateurs du Gouvernement ? Et naguères, lorsque traduits en justice pour délit d’association et de réunion non autorisée, ils ont eu à s’expliquer à la fois devant le Pays et devant le Pouvoir, n’ont-ils pas été confondus par cette légalité à laquelle ils nous conviaient et dont ils se posaient comme les interprètes ? Quelles pitoyables intrigues ! Quelle défense plus pitoyable encore ! Je vous en ferai juges. Après tant et de si bruyants débats, pouvons-nous nier, enfin, qu’au fond nos représentants n’ont pas d’autres idées, d’autres tendances, d’autre politique que la politique, les tendances et les idées du Gouvernement ?

Aussi, grâce à eux, en est-il désormais de la jeune démocratie comme du vieux libéralisme, auquel on s’efforce de l’accoupler : le monde commence à se retirer de tous deux. La vérité, se dit-il, le droit et la liberté, ne sont pas plus de ce côté que de l’autre.

Il s’agit donc de révéler au monde, sur des témoignages authentiques, la pensée, la vraie pensée du peuple moderne ; de légitimer ses aspirations réformatrices et son droit à la souveraineté. Le suffrage universel est-il une vérité ou une fiction ? De nouveau il a été question de le restreindre, et il est certain qu’en dehors des catégories travailleuses, très-peu le prennent au sérieux.

Il s’agit de montrer à la Démocratie ouvrière, qui, faute d’une suffisante conscience d’elle-même et de son Idée, a porté l’appoint de ses suffrages sur des noms qui ne la représentent pas, à quelles conditions un parti entre dans la vie politique ; comment, dans une nation, la classe supérieure ayant perdu le sens et la direction du mouvement, c’est à l’inférieure de s’en emparer, et comment un peuple incapable de se régénérer par cette succession régulière est condamné à périr. Il s’agit, le dirai-je ? de faire comprendre à la plèbe française que si, en 1869, elle s’avise de gagner pour le compte de ses patrons encore une bataille comme celle qu’elle leur a gagnée en 1863-64, son émancipation peut être ajournée d’un demi-siècle.

Car, et vous n’en doutez pas, amis, cette protestation par bulletin blanc, si peu comprise, si mal accueillie, mais dont le public s’inquiète toujours, et que le monde politique se met de toutes parts à pratiquer ; cette déclaration d’absolue incompatibilité entre un système suranné et nos aspirations les plus chères ; ce stoïque veto, enfin, lancé par nous contre de présomptueuses candidatures, n’était rien de moins que l’annonce d’un nouvel ordre de choses, la prise de possession de nous-mêmes comme parti du droit et de la liberté, l’acte solennel de notre entrée dans la vie politique, et, si j’ose le dire, la signification au vieux monde de sa prochaine et inévitable déchéance…

Je vous avais promis, citoyens, de m’expliquer avec vous sur ces choses ; je tiens aujourd’hui ma promesse. Ne jugez pas de ce volume par son étendue, que j’eusse pu réduire à quarante pages : vous n’y trouverez rien de plus qu’une idée, l’Idée de la Démocratie nouvelle. Mais j’ai cru utile de la présenter, cette Idée, en une suite d’exemples, afin qu’amis et ennemis sachent une fois ce que nous voulons, et à qui ils ont affaire.


Recevez, citoyens et amis, mes salutations fraternelles,
P.-J. Proudhon




DE
LA CAPACITÉ POLITIQUE


DES CLASSES OUVRIÈRES




PREMIÈRE PARTIE


La démocratie ouvrière fait son entrée sur la scène politique.




Chapitre Ier. — Soirée du 1er Juin 1863.


Le lundi 1er juin 1863, vers dix heures du soir, Paris était dans une agitation sourde, qui rappelait celle des 26 juillet 1830 et 22 février 1848. Pour peu qu’on se fût laissé aller aux impressions de la rue, on se serait cru à la veille d’une bataille. Paris, entendiez-vous dire de tous côtés, revenu depuis vingt jours à la vie politique, se réveillait de sa torpeur ; il se sentait vivre ; les souffles révolutionnaires l’animaient. — Ah ! s’écriaient ceux qui s’étaient posés en chefs du mouvement, ce n’était plus à cette heure la ville neuve, monotone et fatigante, de M. Haussmann, avec ses boulevards rectilignes, avec ses hôtels gigantesques ; avec ses quais magnifiques, mais déserts ; avec son fleuve attristé, qui ne porte plus que des pierres et du sable ; avec ses gares de chemins de fer qui, remplaçant les ports de l’antique cité, ont détruit sa raison d’être ; avec ses squares, ses théâtres neufs, ses casernes neuves, son macadam, ses légions de balayeurs et son affreuse poussière ; ville peuplée d’Anglais, d’Allemands, de Bataves, d’Américains, de Russes, d’Arabes ; ville cosmopolite où ne se reconnaît plus l’indigène. C’était le Paris des anciens jours, dont le fantôme apparaissait à la clarté des étoiles, aux cris poussés tout bas de Vive la liberté !

Sauf l’emphase, ce discours ne manquait pas d’une certaine vérité. Toutefois, la nuit finit dans le plus grand calme. Plus de dix-huit mois se sont écoulés depuis cette apparition, et rien ne témoigne en ce moment qu’avant juin 1869 Paris donne le moindre signe de vie. Après ce grand effort électoral, l’esprit de la grand’ville est retombé.

Que s’était-il donc passé ? Quelle vieille nouveauté faisait trémousser la moderne Athènes ? À qui en avait la capitale de l’Ordre ? Un jeune et gentil écrivain, M. Ferry, qui a écrit l’histoire des élections de 1863, a cru pouvoir nous le dire. Suivant lui l’Opposition légale, enterrée depuis douze ans, venait, par le ministère des Cinq et la vertu du Suffrage universel, de se reconstituer. Voilà ce qui mettait Paris en jubilation.

L’Opposition légale : je vous dirai, lecteur, ce que c’est ; je vous la ferai voir à l’œuvre. Qu’il vous suffise pour le moment de savoir que sous ce titre et à l’aide de cette formule on travaille à rétablir, à la place de l’Empire, soit la république de février, soit la monarchie constitutionnelle, représentative et parlementaire, à la bourgeoisie si chère, telle à peu près que nous l’avons eue de 1814 à 1848. Hors de là, l’Opposition légale n’a pas de signification politique.

Paris donc, gardien vigilant des libertés de la nation, s’était levé à l’appel de ses orateurs, et avait répondu par un non des plus secs aux sollicitations du Gouvernement. Les candidats indépendants avaient obtenu une majorité formidable. La liste démocratique avait passé tout entière ; on connaissait le résultat du scrutin. L’administration était vaincue : ses hommes étaient repoussés par 153,000 suffrages contre 82,000. Le Peuple, qui avait fait le coup, ruminait son succès ; la bourgeoisie était partagée : une partie se montrait inquiète, l’autre laissait éclater sa joie. — Quel coup ! disait l’un ; quel soufflet ! — C’est grave, ajoutait un autre, très-grave. Paris dans l’Opposition, l’Empire est sans capitale…

C’est ainsi que les partisans de l’Opposition légale expliquaient cette manifestation mystérieuse, et dès le soir du 1er juin s’en adjugeaient le bénéfice. Sans doute la pensée d’un retour aux institutions de Juillet, peut-être même quelque ferment de la constitution de 1848, existaient chez les votants : MM. Thiers et Garnier-Pagès, sortis du scrutin comme deux numéros de loterie, l’ont fait voir. Mais l’élection ne contenait-elle que cela ? C’est ce que nous examinerons plus loin.

Or, le 1er juin 1863, il y avait éclipse de lune. Le ciel était splendide, la soirée magnifique. La brise, amoureuse et légère, semblait prendre part aux émotions réparatrices, d’ailleurs inoffensives, de la terre. Tout Paris put suivre les phases du phénomène, qui, commencé à neuf heures cinquante-six minutes, juste au moment où les bureaux d’élection venaient d’achever leur recensement, finit à une heure seize minutes du matin. — Ainsi, disaient les loustics, le Despotisme s’éclipse devant la Liberté. La Démocratie a étendu sa large main, et l’ombre s’est faite sur l’astre du 2 Décembre… M. Pelletan, au style d’hiérophante, l’un des élus, aujourd’hui l’orateur le plus agaçant du Parlement aussi bien pour ceux qui le lisent que pour ceux qui l’écoutent, n’a pas manqué de tirer, dans une de ses brochures, cet augure menaçant. — Dites plutôt, répliquaient les déconfits, que c’est la raison parisienne qui est éclipsée. Ah ! vous recommencez vos farces de 1830 et 1848 ; eh bien ! il vous arrivera pis qu’en 1830 et 1848 !…

C’est ainsi que la vanité des mortels interprète, au gré de ses passions et de ses intérêts, les signes les plus innocents. Toujours nous mettons les dieux de moitié dans nos aventures et dans nos alarmes, puis, quand l’événement vient châtier nos illusions, nous accusons les dieux. Mais trêve de présages et de pronostics. Nous avons soif de vérité et de droit ; et ni la joie des opposants ni le regret des ministériels n’en contiennent goutte. Ce qui est sûr, abstraction faite de toute corrélation astrologique, c’est que, le 1er juin 1863, quelque chose en haut au ciel, et quelque chose en bas sur la terre, par 48 degrés 50 minutes de latitude nord et 0 de longitude, a souffert une éclipse. En haut nous savons que c’était la lune. En bas, quoi ? L’Empire, la démocratie, le système parlementaire, l’opposition, la bourgeoisie, le Socialisme, ou tout ce monde à la fois ? Nous l’apprendrons bientôt. Constatons, en attendant et pour rassurer tout le monde, que ni les empires, ni les démocraties, ni les monarchies absolues ou tempérées, ni les oppositions elles-mêmes, ni la bourgeoisie, ni le prolétariat, pas plus que le soleil et la lune, ne meurent de leurs éclipses.

À travers la foule quelques hommes circulaient, qui avaient protesté, non pas contre le vote, mais contre toute nomination, et qui avaient rendu publique, en la motivant brièvement, leur protestation. Que voulaient-ils ? Rien ou tout, c’était leur mot d’ordre. Rien, c’est-à-dire le statu quo jusqu’à extinction, sans hypocrisie, sans replâtrage constitutionnel, sans mystification parlementaire, sans opposition légale ; ou tout, c’est-à-dire le suffrage universel avec ses conditions, ses garanties, ses formes, son droit, sa philosophie ; avec ses conséquences politiques et économiques, en un mot avec toutes ses réformes sociales. Ils avaient assez du débat des Chambres, et du juste-milieu, et du tiers-parti, et des moyens termes, et de toutes les conciliations et bascules doctrinaires.

— Eh bien ! leur disaient les triomphateurs, vous voilà battus, enveloppés dans la défaite de M. de Persigny. — Comment, battus ! Parlez des candidats de l’administration, si cela vous plaît : on vous les abandonne. Parlez de vous-mêmes, qui, assermentés, légalisés, ralliés quoique opposants ou plutôt parce que opposants, vous êtes faits solidaires de la fortune de l’Empire. Quant à nous, vos vrais adversaires, le procès ne fait que s’engager. Vous avez voulu des élections, on sait dans quel but ; nous les avons repoussées : entre vous et nous l’avenir prononcera. Est-ce que vos 153,000 voix sont une réponse à nos raisons ? Est-ce que la question qui nous divise est de celles que l’on tranche par un coup de majorité ? Nous vous ajournons à six ans. — Soit. En attendant nous avons 133,000 voix qui représentent à Paris l’Opposition parlementaire ; et vous, combien êtes-vous ? — Dix-huit jusqu’à cette heure ; dix-huit qui, en l’état, pesons autant que vos cent cinquante-trois mille.



Chapitre II. — Plan de campagne formé par les parrains de l’Opposition, amis du Gouvernement. — Comment la plèbe travailleuse, suivant pour la première fois une idée à elle et faisant à sa tête, déjoue leurs calculs. — Résultats numériques du scrutin : signification du vote des Paysans.


Depuis que le décret du 24 novembre était venu rendre, jusqu’à certain point, la parole au Sénat et au Corps législatif, on avait jugé, dans certaine région gouvernementale, l’Opposition de 1837 trop faible dans l’intérêt même du Pouvoir. Les victoires du Gouvernement à la Chambre étaient sans gloire : cela nuisait au prestige de la prérogative personnelle. Le pays, alléché par une première concession, regrettait vivement les mœurs politiques de la dernière monarchie ; cette fantaisie pouvait devenir dangereuse. Quelques amis de l’Empire souhaitaient donc pour lui une opposition plus nombreuse, modérée toutefois, surtout point hostile à la dynastie.

Sortie des fortes têtes du bonapartisme libéral, cette idée fut saisie au vol dans le monde en possession de fournir le Parlement d’orateurs, surtout d’orateurs indépendants. De là l’explosion de candidatures qui se fit remarquer en 1863 parmi les journalistes, les avocats, les académiciens, les gens de lettres, les professeurs, etc. Des deux extrémités de l’horizon politique, dynastiques et libéraux, se répondant comme les séraphins d’Isaïe, chantaient l’Hosannah de la réconciliation. Enfin, pensaient-ils, on allait pouvoir se mesurer au Parlement, ne fût-ce que pour l’édification du pays et l’honneur de la liberté. Qu’avait à redouter le gouvernement impérial de candidatures appuyées par la Presse, l’Opinion nationale, le Siècle, le Temps, les Débats. D’autre part, comment ces journaux et leur clientèle, n’eussent-ils pas été ravis de voir l’Empire incliner vers le régime parlementaire ? On donnerait satisfaction à la bourgeoisie ; on rendrait hommage à la politique et aux institutions de 1830 ; on contiendrait la Démocratie toujours remuante ; on consoliderait enfin, sous le patronage de l’Empereur, l’alliance des vieux partis formée en 1848, dans la célèbre rue de Poitiers, contre la révolution sociale. Et toute la badauderie d’applaudir.

La campagne électorale fut ouverte d’après ce plan, la liste des candidats d’opposition conçue dans cette pensée. Le Pouvoir comptait bien enlever, comme en 1857, la moitié au moins des élections de Paris ; il eût vu sans regret arriver à la Chambre trente députés d’opposition nommés par les départements. Dans le cas le moins favorable, la liste des candidats de la Seine était composée de manière à faire disparaître toute inquiétude.

La seule difficulté, et c’était la grande affaire, était d’empêcher la Démocratie de se livrer, soit par une abstention en masse, soit par des votes blancs, soit enfin par des nominations inconstitutionnelles, franchement et énergiquement hostiles, à quelque démonstration exorbitante. Pour ce qui est de l’abstention, l’on était à peu près certain de la conjurer à l’aide des journaux qui tous appuyaient le vote ; de l’influence de la bourgeoisie, qui par tempérament aime mieux parlementer que se taire, et à qui ses anciens chefs donnaient l’exemple. Quant au vote blanc, bien autrement redoutable, il aurait de plus contre lui la confusion qu’on en ferait avec l’abstention. Du côté du peuple, enfin, on ne pensait pas avoir rien à redouter : le peuple, en 1848, avait porté Louis-Napoléon à la présidence ; en 1851, il avait accepté le plébiscite et s’était rendu solidaire du coup d’État ; en 1852, il avait voté l’empire. Rien ne prouvait qu’il se fût retiré.

Si ce plan réussissait, et toutes les probabilités étaient qu’il réussirait, la transition de l’empire autocratique à l’empire constitutionnel et parlementaire pouvait se consommer sans secousse, sans péril pour la dynastie napoléonienne, et au moment le plus convenable. La bourgeoisie rentrait dans ces habitudes ; l’essor révolutionnaire était de nouveau conjuré, et l’on avait le temps de se mettre en garde, pour l’avenir, contre les escapades du suffrage universel.

Ce qui advint, tout le monde le sait. L’Opposition dynastique, à Paris, fit pour elle-même trop bien les choses ; l’administration, moins bien servie, n’obtint pas une nomination dans la capitale ; sa minorité fut désastreuse, et il en résulta pour le gouvernement un échec moral considérable. Or, c’est de cette défaite électorale, imprévue, inespérée, et jusqu’à ce moment inexpliquée, qu’il s’agit tout d’abord de reconnaître la cause et d’apprécier la portée.


I. — Élections de Paris. — Je demande la permission de produire quelques chiffres. Je me borne, pour ce qui concerne les élections des villes, à citer celles de la Seine : le mouvement ayant été, avec plus ou moins de force, partout le même. Voici d’abord quel fut en décembre 1851, à la suite du coup d’État, le vote des électeurs de la Seine :

Inscrits, 392,026
Votants, 296,320
Pour le plébiscite, 196,530
Contre le plébiscite, ______ 96,407
Voix perdues, 3,334
Absents, 95,636

Observations. — Dans ce scrutin, le gouvernement du 2 Décembre l’emporta de 100,000 voix sur l’Opposition, qui se composait principalement de bourgeoisie ou plutôt de classe moyenne appartenant à l’ancien parti du National et de la Réforme, mêlée d’une assez forte partie de peuple. Le peuple, à qui on venait de rendre dans son intégrité le suffrage universel et qui obéissait à d’autres inspirations, était généralement favorable au coup d’État.

Je parle pas du scrutin national de 1852 qui donna à l’empire 300,000 voix de plus que celui de 1851 n’avait donné au coup d’État. À cette époque on est encore trop près du 2 Décembre. L’opinion populaire n’a pas marché ; puis on sait que la Démocratie, pour des motifs plus ou moins plausibles se tenait à l’écart.

Arrivent les élections de 1857, dont voici les chiffres :

Inscrits, 356,000
Votants, 212,899
Pour les candidats de l’administration, 110,526
Pour les candidats de l’Opposition, 96,299
Voix perdues ou inconstitutionnelles,____ 6,074
Absents ou abstinents, 143,170

Observations. — Bien que le nombre des électeurs inscrits ait été réduit, de 1851 à 1857, de 55,957, nous voyons d’abord que le chiffre des abstentions s’est augmenté de 48,134 ; — que celui des voix données à l’administration est tombé de 196,539 à 110,526, c’est-à-dire de 86,013 ; — que celui de l’opposition est reste le même, à 198 voix près. Ainsi, il existait à Paris, en 1857, une opposition d’un peu moins de 100,000 voix qui, pendant sept ans, n’avait pas fléchi ; tandis que le gouvernement subissait une fluctuation considérable, allant de 196,359 à 110,526. Quelles étaient ces voix flottantes dont la masse, au nombre de plus de 44,000, allait en 1857 grossir le chiffre de l’abstention ? Je n’hésite point à le dire : c’étaient surtout des voix populaires, voix d’ouvriers, indifférentes à l’élection de députés ou déjà travaillées par le mécontentement[1].

Les élections de 1865 donnent le résultat suivant :

Inscrits, en nombre rond, ............................... 326,000
Votants, ............................... 240,000
Pour les candidats du Gouvernement, ............................... 82,000
Pour ceux de l’Opposition, ............................... 153,000
Bulletins blancs ou voix perdues, ............................... 4,556
Absents ou abstinents, ............................... 86,000

Observations. — Le nombre des inscrits a subi une nouvelle réduction depuis 1857 : au lieu de 336,069, il n’est plus que de 326,000; différence environ 30,000. Malgré cela, le chiffre des votes ministériels tombe de 110,526 à 82,000, différence, 28,000 ; — en revanche, les 96,299 fidèles de l’Opposition reçoivent un renfort d’environ 57,000 suffrages, qui des rangs de l’abstention passent tout à coup à ceux de l’Opposition. Il n’est pas douteux que ces 57,000 voix n’aient été fournies par la plèbe, qui depuis le vote sur le coup d’État ne paraissait plus. D’après la note de la page précédente, il est permis d’affirmer en conséquence que, sur les 153,000 voix données à l’Opposition en 1863, la moitié au moins appartiennent à la démocratie ouvrière.

Maintenant quelle signification, quelle valeur donner à ce vote ?

Il est peut-être sans exemple dans l’histoire que le Peuple, en tant que Peuple, se distinguant de la Noblesse, de la Bourgeoisie, de l’Église, ait témoigné par un acte quelconque d’une idée et d’une volonté propres. Le peuple n’a jamais su en politique qu’une chose, crier : Vive l’Empereur ! — ou Vive le Roi !Vive Monseigneur ! ou Vive notre Maître ! — La plèbe romaine, en créant l’empire, ne fonda rien ; au contraire, elle abolit tout ; la seule chose que dans sa conscience elle affirma jamais fut sa haine des patriciens ; d’elle-même elle ne produisit aucune idée. Ses démêlés avec la noblesse ne furent que des révoltes de clients, d’exploités, pour ne pas dire de serfs. En donnant à César et à ses successeurs jusqu’à Augustule la dictature perpétuelle, le peuple romain désorganisa la république et la remplaça par l’autocratie, par le néant. — Qu’ont été en France, depuis 89, les votes populaires ? une imitation ou plutôt un appoint des votes bourgeois. Le peuple a joué à la politique comme les enfants au soldat. Ni le sans-culottisme, ni le robespierrisme, ni le babouvisme, ni le bonapartisme, ne donnèrent au suffrage universel une originalité, une signification. En 1799, en 1804, en 1815, le peuple vota pour son empereur, jamais pour lui-même. La charte de 1814-1830 enlève à la multitude le droit de suffrage : qu’y perd-elle ? Qu’y perdent le droit public et la liberté ? rien. Le peuple lui-même ne paraît pas éprouver le moindre regret. La république de février lui rend la faculté électorale : comment d’abord en use-t-il ? Ses élus sont tous des bourgeois, orléanistes, légitimistes, bonapartistes et républicains pêle-mêle ; par-dessus des prêtres, des moines, des chansonniers, des évêques. À la Constituante et à la Législative la majorité est réactionnaire. Puis le peuple nomme et renomme, jusqu’à trois fois, Louis-Napoléon. Dans tout cela, je demande où est la pensée souveraine, autonome ?

Et voici que tout à coup, après douze ans de restauration impériale, ce même peuple, sans cause apparente, fait volte-face : 57,000 électeurs, de ceux qui en 1851 applaudirent au coup d’État, qui depuis avaient gardé le silence, passent à l’opposition bourgeoise, et, par un coup de bascule, décident toutes les élections de Paris contre le gouvernement ! Qu’a donc le peuple contre son grand Élu ? De quoi se plaint-il ? Se plaindre ! Cela suppose qu’à l’instar de la bourgeoisie, de l’ancienne noblesse et du clergé, le peuple aurait des idées et des intérêts de classe ; qu’il raisonnerait politique à un point de vue particulier, qu’il aspirerait en conséquence à diriger, selon ses vues propres, le gouvernement[2]. Mais c’est ce qui ne s’est jamais vu, ni depuis ni avant la Révolution.

Et voilà justement ce qui caractérise notre dix-neuvième siècle, et qui ne doit pas plus nous étonner que la polygamie et l’esclavage au temps des patriarches, la féodalité et la suprématie des papes au moyen âge.

Lorsqu’entre la monarchie de droit divin et la masse ouvrière, rustique et urbaine, il existait des classes intermédiaires ; un clergé, une noblesse, une bourgeoisie ou tiers-état, la multitude ne pouvait figurer sur la scène politique ; elle ne s’appartenait pas. Tout homme du peuple, selon sa profession, relevait d’un patron, d’un seigneur, d’un évêque ou abbé, ou du fisc. La révolution de 89 a brisé ce lien : le Peuple alors s’est trouvé abandonné à lui-même ; il a formé la classe des salariés, des prolétaires, par opposition à celle des propriétaires et capitalistes. En 1848, le socialisme, s’emparant de cette multitude inorganique, lui a donné la première ébauche ; il en a fait un corps à part, lui a soufflé une pensée, une âme, lui a créé des droits, suggéré des idées de toutes sortes : droit au travail, abolition du salariat, reconstitution de la propriété, association, extinction du paupérisme, etc. En deux mots, la plèbe qui jusqu’en 1840 n’était rien, qu’on distinguait à peine de la bourgeoisie, bien que depuis 89 elle en fût séparée de droit et de fait, est devenue tout à coup, par sa déshérence même et par son opposition à la classe des possesseurs du sol et des exploiteurs de l’industrie, quelque chose : comme la bourgeoisie de 89, elle aspire à devenir tout.

Tout va s’expliquer maintenant, dans le présent et même dans l’avenir. D’abord, en 1848, le Peuple est loin d’avoir déduit de la connaissance de lui-même la notion de ses droits et de ses intérêts. Son idée ne lui a pas été révélée, bien moins encore avait-il appris à tirer de cette idée un système politique. Obéissant à son instinct de multitude asservie, il songe d’abord à se donner un chef : ce fut Louis-Napoléon. Telle la plèbe romaine se donnait César ; tels les esclaves révoltés s’étaient donné Spartacus.

Mais le rétablissement de l’Empire n’est pas une solution formelle : il s’est trouvé, par une fortune singulière, que le même Louis-Napoléon, représentant de la plèbe, fut choisi comme protecteur des intérêts bourgeois, conservateur de l’ancienne société, que la tendance de la plèbe moderne est évidemment de refondre. Or, il est aisé de voir qu’après douze ans d’attente la plèbe avait fait demi-tour. De même que la bourgeoisie, qui devient frondeuse et fait de l’opposition à ses princes constitutionnels chaque fois que ses intérêts sont en souffrance, cette plèbe s’est mise à faire de l’opposition à son élu. Nous en connaissons le résultat, sur lequel il importe actuellement de ne pas prendre le change.

Le Peuple, en votant en 1863 et 1864 avec une fraction de la bourgeoisie et donnant ses suffrages à des candidats bourgeois, n’a nullement entendu se rallier au système de monarchie parlementaire et faire acte d’opposition légale. Il ne veut à aucun prix de ce régime, vulgairement connu sous le nom d’Orléanisme. Aussi n’a-t-il point été dupe de l’intrigue qui avait pour but de faire de la constitution ou des institutions de Juillet une sorte de remaniement de l’empire, au profit de la famille Bonaparte et à l’exclusion des d’Orléans. Le peuple a parfaitement démêlé le sens secret de cette opposition, reconnu les masques, sondé la conscience des candidats. Il sentait l’injure faite à la liberté des électeurs ; certaines palinodies, certains serments l’avaient indigné ; et dans les hommes qu’il allait envoyer au Corps législatif il ne voyait déjà plus que des ennemis de sa pensée, des auxiliaires de la réaction. Pouvait-il ignorer que M. de Girardin, ami intime du prince Napoléon, professant hautement l’indifférence pour toute espèce de gouvernement, travaillait uniquement dans l’intérêt du statu quo impérial ? — Que M. Guéroult était rallié à l’empire avec la plus grande partie de l’école saint-simonienne ? — Qu’une cordiale entente existait entre MM. Havin et de Persigny ? Peut-être avait-il oublié que M. Jules Favre, ex-secrétaire du ministère de l’intérieur sous la République, avait soutenu en 1848 contre les candidatures républicaines, avec MM. de Girardin, Victor Hugo, Garnier-Pagès, etc., l’élection à la présidence de Louis-Napoléon ; — que M. Émile Ollivier, tour à tour préfet sous le Gouvernement provisoire et la Présidence, s’était montré à Marseille fort sévère pour les socialistes. Que lui importaient en ce moment les hommes, et leurs opinions, et leurs antécédents ? Une seule passion le dominait : c’était de faire contre le Pouvoir, de qui il avait tant espéré, acte de séparation, et, pour être plus sûr de son fait, il oubliait toutes ses injures jusqu’à la dernière, le rejet de ses candidats[3].

On ne se donna pas la peine d’examiner si dans cette grande manifestation électorale, il convenait à la classe travailleuse de confondre ses rangs avec la classe bourgeoise ; si la prestation du serment, gage, sinon d’un dévouement absolu à l’empire, tout au moins d’adhésion au programme de l’Opposition légale, n’impliquait pas abandon des principes de la révolution sociale ; si le vote populaire n’aurait pas plus d’énergie, ne frapperait pas un coup plus décisif, en se bornant à remplir les urnes de bulletins sans nom et en rendant les élections de Paris impossibles. Les idées n’avaient point assez marché ; l’opinion n’était pas faite ; on s’imaginait que l’élection de représentants était essentielle à l’exercice du droit de suffrage, et l’on n’était préoccupé que d’une chose, faire tomber les votes sur des personnages dont les noms, indépendamment des dispositions secrètes des candidats, constituassent une opposition au gouvernement.

Disons les choses dans leur rude franchise : il semble que le peuple ouvrier, qui pour la première fois allait parler en son propre et privé nom, plus accoutumé aux coups de vigueur qu’à la manœuvre des idées, tenait surtout à prouver qu’en lui est le nombre et la force ; qu’au nombre et à la force il saurait joindre désormais la volonté et la résolution ; qu’il lui est aussi aisé de briser une majorité que de la faire, et qu’après avoir donné, en 1848, cinq millions et demi de voix à Louis-Napoléon ; en 1851, sept millions et demi ; en 1852, sept millions huit cent vingt-quatre mille cent quatre-vingt-neuf, rien ne l’empêcherait de les refuser aux candidats officiels, si tel était son bon plaisir.


II. — Élections des campagnes. — Ici on élève une objection à laquelle il importe que je réponde, autant pour la parfaite intelligence des élections en général que pour la juste appréciation du mouvement populaire, non-seulement à Paris, mais dans les départements.

On me fait observer, et avec raison, que dans les votes de 1848, 1851 et 1852 que je viens de rappeler, les votes des villes se trouvent groupés et confondus avec ceux des campagnes ; mais que je ne puis conclure des dispositions de la classe ouvrière de Paris et des autres centres de population à celles des paysans fidèles à l’empereur, et qui continuent de marcher sous sa bannière. Ainsi, en 1863, tandis que Paris et les principaux chefs-lieux ont donné à l’Opposition 1,900,000 suffrages, les paysans en ont apporté au Gouvernement 5,500,000, qui le mettent bien au-dessus de toutes les attaques.

Sur ce, l’Opposition et ses journaux de dire que ces votes malheureux proviennent de l’ignorance des classes rustiques, de leur isolement, de leur timidité ; mais qu’on verrait autre chose, si elles pouvaient être travaillées et endoctrinées comme la plèbe des villes… À quoi M. de Persigny, dans le discours prononcé par lui à Roanne, répond, en citant l’histoire romaine, que cette différence des votes atteste la maturité de jugement, la sagesse, l’esprit de suite et de conservation qui de tout temps ont distingué les populations rurales, comparées aux multitudes sans cesse agitées des villes.

On voit ici combien les partis aiment à se flatter eux-mêmes et à récriminer contre leurs antagonistes, sans se soucier de la réalité des faits et du vrai sentiment des peuples. Sur quoi fondé, je le demande, nos laboureurs seraient-ils réputés moins capables ou plus sages que nos ouvriers ? N’est-il pas cent fois plus rationnel de présumer que les uns comme les autres, très-sujets à se fourvoyer dans le labyrinthe de la politique, sont mus avant tout par leur sens intime et par leurs intérêts ? À cet égard, les considérations de la presse parisienne m’ont toujours paru de la plus haute impertinence, de même que les élucubrations historiques de M. de Persigny du plus haut fantaisisme. Cherchons donc quel est l’intérêt du paysan et ce que lui dicte son sens intime, et nous saurons au juste ce que nous devons penser de la majorité donnée par lui au Gouvernement.

Le vrai en ceci est que, depuis une quarantaine d’années, le même mouvement de sécession que nous avons signalé plus haut, dans la population des villes, entre l’ouvrier et le bourgeois, se manifeste parmi les populations des campagnes, entre la plèbe rustique et l’aristocratie propriétaire, celle-là surtout qui habite au sein des villes. Comme cet antagonisme a son principe au plus profond des idées, on me saura gré de le mettre dans tout son jour.

Tandis qu’au sein des villes l’ancien principe féodal s’est maintenu en se transformant et continue de se développer, — ainsi qu’en témoignent, d’un côté la féodalité industrielle et financière qui s’entend si merveilleusement à mettre à la raison la classe moyenne et le prolétariat ; d’autre part l’ambition qui possède une foule de bourgeois d’ajouter à leurs titres de fonctionnaires, de capitalistes, d’entrepreneurs et de négociants, la qualité de grands propriétaires fonciers, de suzerains du sol ; en troisième lieu, certaines tendances communistes, certaines idées corporatives mal définies des classes ouvrières, — les paysans ont marché sous l’impulsion d’une pensée fixe, celle d’assurer de plus en plus leur franchise par la libre possession du sol. La conception de la propriété, en un mot, n’est pas la même chez le citadin et chez le paysan : de là leur évolution en sens inverse. L’un cherche avant tout la rente, l’orgueil de la possession ; l’autre vise à l’indépendance du travail, à la suzeraineté de la vie agricole. Pour celui-ci la propriété c’est le franc-alleu, pour celui-là c’est encore le fief. Il est entendu que je n’emploie ces expressions que pour mieux faire ressortir ma pensée, sans que je veuille prêter à personne des idées fort au-dessus de la routine. En fait, il n’est peut-être pas un paysan, pas un bourgeois, à l’exception des juristes, qui sache ce que signifient ces termes de notre ancienne langue, fief et alleu. Mais ces mots expriment deux droits, deux ordres de faits différents, deux tendances opposées, qui se reproduisent de nos jours comme au moyen âge, et dont il n’est même possible, à mon jugement, de faire cesser entièrement aucune.

Comme autrefois, l’âme du paysan est dans l’idée allodiale. Il hait d’instinct l’homme du bourg, l’homme des corporations, maîtrises et jurandes, comme il haïssait le seigneur, l’homme aux droits féodaux ; et sa grande préoccupation est, suivant une expression du vieux droit qu’il n’a pas oubliée, d'expulser le forain. Il veut régner seul sur la terre, puis, au moyen de cette domination, se rendre maître des villes et leur dicter la loi. Cette idée de la prédominance de l’agriculture sur l’industrie est la même que celle qui fonda la suprématie de l’ancienne Rome et décida la victoire de ce peuple laboureur sur toutes les puissances industrielles et commerçantes de l’ancien monde ; qui plus tard soutint la féodalité elle-même : idée qu’adoptèrent au dix-huitième siècle les physiocrates, et qui n’est certes pas encore épuisée. De là une lutte sourde, qui déjà se laisse apercevoir dans certaines régions, et qu’un de mes amis de province me dénonçait naguères en ces termes : « Nous marchons à un antagonisme violent entre les villes et les campagnes… Les paysans sont devenus riches ; les trois quarts des gens de la ville assez besogneux ; les premiers, attirés par l’appât des bénéfices mercantiles et industriels, envahissent peu à peu les villes et s’y rendent les maîtres, pendant que les seconds restent écrasés entre cette nouvelle concurrence et la haute bourgeoisie dont le quartier général est Paris… »

Ainsi, une même pensée dirige la plèbe des campagnes et celle des villes. Dans les villes la classe travailleuse tend à supplanter la classe bourgeoise par la hausse des salaires, l’association, les coalitions, les mutualités, sociétés coopératives, etc. ; — dans les campagnes, par la hausse de la main d’œuvre et des gages domestiques, par la surenchère du sol, par la réduction des fermages, par la petite culture et la petite propriété. La guerre est donc générale : mais jusqu’à présent, faute d’une pensée mère, d’une organisation et d’une tactique, elle n’a pas produit de résultats décisifs. On se gêne, on s’entre-détruit, on s’extermine ; le paysan, voisin ou fermier, journalier ou domestique, fait de son mieux pour dégoûter le bourgeois propriétaire ; mais rien n’avance, classe ouvrière et classe bourgeoise, rente et fermage, renaissent sans cesse l’une de l’autre.

La république de 1848 a conféré aux paysans comme aux ouvriers, le droit électoral. Or, tandis que ceux-ci ont appris des bourgeois à faire opposition au Pouvoir et votent avec eux, l’Empereur, à tort ou à raison, est resté pour le paysan le symbole du droit allodial, rendu triomphant par la Révolution et la vente des biens nationaux. Dans le roi, au contraire, protecteur de la bourgeoisie ou prince de la gentilhommerie, il n’a jamais vu que l’emblème du fief, qui reparaît à son œil soupçonneux en la personne du bourgeois capitaliste, chef d’industrie, administrateur de compagnies, négociant, homme de lettres ou magistrat. Napoléon Ier le savait : c’est ce qui, malgré ses infidélités, le rendit si longtemps populaire. On put en juger en 1830, en 1840, et jusqu’en 1852. C’est à peu près ainsi que les paysans italiens regrettent le gouvernement autrichien, ennemi ou adversaire naturel de la bourgeoisie, et maudissent le Royaume constitutionnel, monument de la victoire de ces maudits messieurs, maledetti signori.

L’établissement des chemins de fer a développé une grande richesse dans beaucoup de départements, même les plus éloignés du centre, ceux surtout dont la production principale ne consiste pas en blé, tels que l’Hérault, le Gard, le Jura, le Doubs, etc.[4]. L’enchérissement universel des denrées alimentaires, venu à la suite de l’énorme développement industriel, a fait la fortune du paysan ; le marché étranger lui a été ouvert ; une masse de subsistances, les vins, fruits, légumes, qui jadis se devaient consommer sur place et à vil prix, sont maintenant exportés à des distances énormes et avec bénéfice. Le paysan ne discute pas sur les causes : Cum hoc, ergo propter hoc ; — ces biens lui sont venus sous la période impériale ; il en remercie l’empereur. Il veut la terre, absolument comme l’ouvrier veut le capital et l’instrument de travail, et il saura l’avoir, en la payant.

Ainsi la cause des paysans est la même que celle des travailleurs de l’industrie ; la Marianne des champs est la contre-partie de la Sociale des cités. Leurs adversaires sont les mêmes. Jusqu’en 1863, les deux grandes classes qui représentent le travail, paysans et ouvriers, avaient voté, sans s’être donné le mot, pour l’empereur ; en 1863 et 1864, pendant que les paysans restaient fidèles au drapeau impérial, les ouvriers, sans motif suffisant, ont passé du côté des bourgeois. Je ne veux pas dire qu’ils eussent mieux fait d’imiter leurs frères des champs ; j’entends seulement qu’il aurait été digne d’eux de leur donner l’exemple, en déclarant qu’à l’avenir ils n’entendaient plus relever que d’eux-mêmes. C’est à la démocratie industrielle de Paris et des grandes villes, qui a pris le devant, à chercher les points de raccordement qui existent entre elle et la démocratie des campagnes, et à ne point se donner aux yeux des allodiaux l’apparence de soldats du fief. Sans doute Napoléon III, de même que Napoléon Ier est encore pour les masses l’ennemi du vieux régime, l’homme qui protège le campagnard contre le féodalisme bourgeois. Sous l’influence de cette opinion, et la pression des maires, gendarmes, gardes-champêtres, etc., le paysan, qu’échauffait le cabaret, a voté pour le candidat de l’administration. Mais l’idée napoléonienne s’use comme toute chose ; l’ancien régime est loin de nous ; il a été recouvert d’une couche épaisse d’idées, de lois, d’intérêts ; des besoins nouveaux se font sentir, et déjà l’on peut prévoir, à un jour donné, un brusque revirement de la part des campagnes, pareil à celui qui, l’année dernière, entraîna le département de la Haute-Saône. Aussi bien, de vastes problèmes se présentent à résoudre devant lesquels l’autorité est impuissante : marier l’agriculture à l’industrie, et par ce moyen réconcilier les populations des villes et des campagnes ; reconstituer la propriété selon les principes de la mutualité et du droit fédératif ; envelopper la classe agricole des institutions nouvelles ; résoudre, à l’avantage des paysans comme des ouvriers, les questions du crédit, de l’assurance, des loyers, de la boucherie, des denrées maraîchères et des boissons, etc., etc.

Le paysan a horreur du fermage et du métayage, comme l’ouvrier du salariat. Il sera incomparablement plus aisé, en l’aidant à devenir propriétaire, de tirer de lui un fort impôt, part légitime de la société dans la rente foncière, que de le faire consentir à partager éternellement avec un propriétaire éloigné le croît de la terre et des animaux, obtenu par ses soins et un rude labeur.

Ainsi, toutes contradictoires que paraissent et que soient en effet, quant au résultat immédiat, les élections de la plèbe travailleuse, d’un côté à Paris et dans les grandes villes, de l’autre dans les campagnes, la pensée qui les a produites les unes et les autres est au fond la même : c’est l’émancipation complète du travailleur ; c’est l’abolition du salariat ; c’est l’expulsion du forain. Des deux parts on a voté (ceux qui ont voté, car il y a eu partout beaucoup d’abstentions) avec la même intention réformatrice, avec le même sentiment d’une force souveraine, avec la même impétuosité aveugle.

Aussi voyez quel a été le résultat de toutes ces élections inintelligibles à ceux qui en profitent et à ceux qui en pâtissent, opposants et ministériels. Tandis que le vote incompris des paysans rassure le pouvoir et désole nos prétendus libéraux, celui des ouvriers, beaucoup plus clair, a mis tout sens dessus dessous. Non-seulement le pouvoir a été frappé par eux d’épouvante, le bonapartisme déconcerté et confondu, les entremetteurs officieux, qui s’étaient flattés de marier le césarisme et la plèbe, couverts de honte, les mystificateurs mystifiés ; mais, abstraction faite de l’intérêt bonapartiste, tout a été écrasé, la liste de coalition est devenue une liste de dissolution, le parlementarisme a été démontré impraticable : faites donc de la monarchie parlementaire avec ces ouragans du suffrage universel ! — l’Opposition légale réduite à néant, les vanités bernées, les serments flétris. Oh ! certes, si le peuple n’a voulu que donner à ses patrons un vigoureux avertissement, il n’a pas manqué son but. Il s’est conduit comme le taureau qui, ayant faim et voulant éveiller le bouvier, lui perce le flanc d’un coup de corne.

Sur ce, j’ai l’honneur de faire observer au Peuple souverain :

— Oui, Majesté, tu as le nombre et la force ; et de cela seul que tu as le nombre et la force il résulte déjà que tu possèdes un droit qu’il est juste que tu exerces. Mais tu dois avoir aussi une Idée, de laquelle tu tiens un autre droit, supérieur au premier : pourquoi, dans ces élections où tu t’es si merveilleusement signalé, n’en as-tu tenu compte ? Pourquoi, au lieu d’affirmer ton Idée avec l’énergie qui te distingue, as-tu agi, au contraire, directement contre elle ? Pourquoi, fort des forts, quand tu pouvais être encore raisonnable, t’es-tu montré brutal ? Sais-tu qu’avec cette violence électorale, au lieu d’avancer les affaires, tu nous as jetés tous dans le gâchis ? Or, entends bien ce que je vais te dire : Aussi longtemps que tu seras nombre et force, sans idée, tu ne seras rien. La souveraineté ne t’appartient pas ; tes candidats seront dédaignés, et tu resteras bête de somme.


Chapitre III. — Situation impossible.


Les élections de mars 1864, qui ont porté MM. Carnot et Garnier-Pagès au Corps législatif, ont été la confirmation de celles de 1863. Une intrigue avait présidé à celles-ci, une autre intrigue a produit celles-là. La liste des candidats de l’année précédente avait été l’œuvre d’un conciliabule formé par les cinq députés sortants réunis aux directeurs du Siècle, de la Presse et de l’Opinion nationale ; les candidatures qui ont prévalu en mars dernier sont sorties d’un autre conciliabule tenu chez M. Marie, l’homme qui, six mois auparavant, conseillait à M. Carnot de s’emparer de la dictature des élections, et dans lequel figuraient à côté du maître de maison MM. J. Favre, J. Simon et Pelletan. Ce que ce quartumvirat a voulu les électeurs l’ont voté, et, comme la première fois, sans discussion, sans discernement. Comme la première fois, la multitude s’est portée avec fougue au scrutin ; comme la première fois, les candidatures ouvrières ont été sacrifiées aux candidats bourgeois ; comme la première fois enfin, l’élection ainsi obtenue n’a de signification que parce qu’elle est un coup de boutoir populaire ; en elle-même elle ne signifie rien du tout. Est-ce une résurrection, ou une génération spontanée ? On ne le saurait dire. Le seul fait remarquable de cette dernière convocation a été le manifeste des Soixante, sur lequel nous reviendrons plus loin. Sortons donc de cette arène confuse du suffrage universel ; et puisque c’est aux élections de 1863-64 que la plèbe ouvrière a fait, pour la première fois, acte de volonté et de personnalité ; puisque c’est à cette occasion que nous l’avons entendue bégayer son Idée, que nous connaissons l’intérêt qu’elle poursuit aussi bien que celui qui anime la plèbe des campagnes ; puisque son début a été tout à la fois une grande victoire et une grande faute, commençons par lui montrer les conséquences de son coup d’essai.

I. Les nations seraient-elles condamnées à ne connaître la vérité sur elles-mêmes que longtemps après le fait accompli, et les leçons de l’histoire ne sauraient-elles profiter qu’à la postérité ? Qui, parmi nous, oserait dire qu’il a foi au suffrage universel ? Ce ne sont pas les républicains, ses fondateurs, abandonnés par lui pour une restauration impériale, et qui avouent, par la bouche de M. Jules Simon, d’accord en ceci avec le gouvernement de l’Empereur, que le suffrage universel ne peut être abandonné à lui-même et qu’il a besoin d’être dirigé. Ce ne sont pas les défenseurs de l’Empire, qui viennent d’être déçus à leur tour par le vote populaire d’une façon si cruelle. Ce ne sont pas les partisans de la monarchie constitutionnelle et bourgeoise, incompatible avec la grande institution démocratique, et à qui le peuple vient de déclarer nettement, par ses choix, qu’il ne veut pas revenir à l’Orléanisme. Ce n’est pas l’Opposition, enfin, qui a eu tant de peine à faire renoncer les ouvriers à leurs candidatures. On a si peu de confiance, dans le monde politique, au suffrage universel ; il inspire de telles inquiétudes, que déjà, de différents côtés, il a été proposé de le modifier en le ramenant au système échelonné du premier Empire. Seule la multitude des villes et des campagnes croit à la grande conquête de 1848 ; elle y tient mordicùs : on commence à deviner pourquoi. De sorte que, sur la base même de notre ordre politique, il y a divergence complète, scission profonde, entre le Pouvoir, l’Opposition, les classes élevées, d’une part, et les masses travailleuses et ignorantes de l’autre : telle est la vérité, qu’on n’avoue pas, sur notre époque.

Supposez quelque Tacite résumant dans l’avenir la situation de notre pays pour l’an 1865-64, voici en quels termes il s’exprimerait :


Extrait des Annales du peuple français, mars 1864. « Des élections de cette année et de celles de l’année précédente il résulte : 1o Que le gouvernement est par sa nature incompatible avec le tempérament, les aspirations et les mœurs de la bourgeoisie ; 2o Que le peuple, sur lequel il pouvait s’appuyer, semble à son tour vouloir se retirer de lui, d’abord dans les villes, mais sans se rallier à la bourgeoisie, pendant que dans les campagnes il continue de voter avec le Pouvoir, mais dans un sentiment de réforme économique.

« D’où il suit qu’à moins que les classes travailleuses, après avoir fait connaître leur idée, n’y convertissent la France, il n’y a chance de durée, dans ce pays, pour aucune combinaison politique, pour celle que représente l’Opposition légale moins que pour aucune autre. En sorte que le Pays est dans une situation chaotique, l’État dans un équilibre instable. »


Réflexion douloureuse ! Sur près de quarante millions d’âmes qui forment la population de la France, trente-six au moins, c’est-à-dire toute la plèbe des villes et des campagnes, avec une forte partie de la classe moyenne, la plus malheureuse de la nation, sont emportées dans un vaste mouvement de réforme politique, économique et sociale. Et pour conduire cette multitude, pour l’éclairer, pour l’apaiser, de quelque côté que vous tourniez les regards, pas une Idée, pas un homme !…

Est-ce que la majorité par exemple, à laquelle les centres de population échappent, que la bourgeoisie et la plèbe industrielle abandonnent, aurait la pensée, avec ces cinq millions et demi de voix, dont les deux tiers environ sont des voix campagnardes, d’exprimer exactement la pensée du Pays ? Ce serait de sa part une illusion dangereuse. La démocratie des campagnes a les mêmes tendances et aspirations que celle des villes ; et si la première continue à voter pour le gouvernement tandis que la seconde s’est mise à la queue des bourgeois, on peut dire que d’un côté comme de l’autre, c’est l’effet d’un quiproquo ; c’est que le paysan et l’ouvrier n’en sont pas encore venus à comprendre la nécessité, pour poser leur but, de s’affirmer eux-mêmes directement contre toute pression, intérêt et influence. Le gouvernement de l’Empereur oserait-il avouer la devise du paysan : Expulsion du forain ? Pas plus que la bourgeoisie n’avoue le Droit au travail, reproduit par les candidatures ouvrières. Si l’Empereur peut s’attribuer une signification, c’est, aujourd’hui comme en 1852, de nous sauver de la révolution, en dérivant les passions populaires. M. de Persigny, qui met le bon sens rustique au-dessus des imaginations citadines, et qui à ce propos cite d’une si drôle de façon l’histoire romaine, oublie une chose : c’est que ce sont les plébéiens de la ville qui, avec leurs lois agraires, ont pris l’initiative de la révolution impériale et qui ont entraîné ceux de la province. Si plus tard les uns et les autres sont restés fidèles au nouvel ordre de choses, c’est que l’empereur des Prétoriens disposait de moyens de ralliement plus efficaces encore que le partage des territoires conquis, mais que n’aura jamais à sa disposition l’empereur des Français, je veux dire les dépouilles des nations, les tributs du monde.

Est-ce que l’Opposition légale, actuellement composée de quinze ou seize députés plus ou moins démocrates, et de vingt ou vingt-deux dynastiques, aurait la prétention à son tour de représenter le Pays, que dis-je ? ses propres électeurs ?

D’une part, elle a prêté serment d’obéissance à la constitution et de fidélité à l’Empereur, ce que n’a pas fait le corps électoral. En outre, elle est formée d’éléments hétérogènes, disparates, contradictoires : en quoi on peut l’accepter comme expression plus ou moins fidèle du passé et de ses diverses époques, mais nullement comme organe et synthèse de l’avenir, dont elle n’a pas le moindre soupçon. L’Opposition, elle aussi, a la face tournée en arrière ; elle est essentiellement conservatrice ; comme la majorité, elle est convaincue que le Peuple travailleur poursuit des espérances chimériques, que le suffrage universel, avec ses candidatures ouvrières, est fou ; elle ne voit pas à un pied de son nez. Elle n’a ni plan ni idée supérieure et commune, et on peut la défier d’en formuler une. Opposition sur quoi ? À propos de quoi ? Qui le saurait dire ? Vous parlez des dépenses : c’est article de budget, matière d’administration, de pratique ; et il s’agit d’émanciper le travail. Aucune pensée positive, mère, ne ressort de l’assemblage de ces seize noms : ce n’est ni une affirmation, ni une négation, ni une objection, ni une pétition, ni une sommation. Ce sera, si vous voulez, de la critique de détail à tous les points de vue, à la volonté de chaque député ; au fond néant. Dans la langue politique, le citoyen élu par le suffrage universel est mandataire, les électeurs sont dits commettants. Or, où est ici le mandat ? Il n’y en a pas : les députés ne pourraient pas même produire un blanc-seing. Comment d’ailleurs sauraient-ils ce qu’a voulu, ce qu’attend d’eux le commettant, quand le commettant lui-même, dans le travail d’éclosion de sa pensée, ne le sait pas encore ?…

Donc, en raison composée et de leur mandat purement fictif, et de leur serment très-explicite, et de leur antipathie pour la révolution sociale, les députés de l’Opposition, parlant un peu de toutes choses, de omni scibili, ne représentent rien, ne signifient rien, ne savent rien. Faits à l’image de l’Empereur, leur souverain, mais se refusant à n’être vis-à-vis de lui, comme l’implique la Constitution de 1852, que de simples auxiliaires, des conseillers bénévoles, aspirant au contraire à être tout, ils ne sont littéralement rien ; à moins qu’on n’en fasse des conspirateurs, ils échappent à toute détermination. Si les deux cent quatre-vingt-trois membres du Corps législatif leur ressemblaient, en autres termes, si le Corps législatif tout entier était dans l’Opposition, l’Empereur serait obligé de convoquer à nouveau les électeurs afin de savoir d’eux, par un vote explicite, ce qu’ils exigent de lui et ce dont ils ont chargé leurs représentants de lui faire part. Mais nous aurions alors un bien autre spectacle : les électeurs seraient obligés d’avouer qu’ils ne peuvent s’entendre, et que ce que la nation connaît le moins, c’est ce qu’elle pense.

II. Mais voici qui est plus triste. Non-seulement depuis les élections de 1863-64, la nation en majorité immense ne peut pas se dire représentée ; non-seulement, chose pleine de périls et qui suffit à elle seule pour créer une situation impossible, il y a discordance entre le Pays et l’État, entre la pensée secrète des masses et les idées officielles ; nous allons voir, du fait de l’Opposition, une sorte de comédie organisée pour gagner du temps, et user la Révolution. Tandis que le peuple, consumé de la fièvre des réformes, ceint ses reins et se prépare pour les grandes luttes économiques, on rêve de lui donner pour toute satisfaction je ne sais quel rafraîchissement doctrinaire.

N’oublions pas que démocrates et bourgeois, en prenant part aux élections et se donnant des représentants, se sont placés sur le terrain de la légalité impériale ; de sorte que, si par le fait des derniers votes un courant d’opposition s’est établi, cette opposition n’indique pas une rupture, mais une simple divergence de vues, un mécontentement vague qui n’altère en rien les rapports légaux et n’admet aucune prise sur la Constitution.

A moins d’événements exceptionnels, venant brusquement déplacer hommes et choses, c’est donc d’après la légalité existante que nous devons raisonner, surtout en face d’un pouvoir qui, s’il prenait fantaisie à qui que ce fût de s’en écarter, serait en droit et aurait les moyens de l’y contraindre.

Eh bien ! que ressort-il pour l’Opposition, pour la Démocratie, pour le Pays et pour le Gouvernement, de cette légalité combinée avec les votes de 1863 et 1864 ? Qu’avons-nous à en attendre au point de vue des attractions populaires, des libertés publiques et du progrès ?

Les élections de 1857 avaient porté le nombre des représentants démocrates à 5 ; il est maintenant, sauf erreur, de 15. En réunissant à ce groupe imperceptible, mais bruyant, les députés conservateurs élus en dehors de l’action démocratique et du patronage administratif, on arrive, dans les grands jours, à une minorité de 35 environ sur 283. Telle est en ce moment la puissance légale, constitutionnelle, de l’Opposition. Qu’avons-nous à attendre, d’ici à 1869, de l’efficacité de cette Opposition, de plus que ce que nous avons obtenu des Cinq, de 1857 à 1863 ? Absolument rien : loin de là, je dis que, par ce jeu régulier de la Constitution de 1852 pendant dix-sept années consécutives, l’établissement impérial, à moins d’une débâcle imprévue, produite par des causes extra-légales, aura dû naturellement se consolider.

Mais supposons qu’en 1869 le chiffre des députés de l’Opposition s’élève d’une quantité proportionnelle à l’accroissement qu’il a reçu en 1863-64, c’est-à-dire au septuple, hypothèse que l’on peut considérer comme très-favorable : l’opposition démocratique, toujours en minorité, compterait alors 105 membres ; l’opposition conservatrice, 140 ; ensemble, 245. Le Gouvernement ayant perdu la majorité devrait modifier, selon l’esprit de cette opposition nouvelle, sa politique et probablement sa Constitution. Cela se ferait d’après les formes légales, constitutionnelles ; quant aux modifications à apporter à la Constitution de 1852, elles ne pourraient être autres que celle réclamée par M. Thiers dans son premier discours, ce serait le retour au système parlementaire. L’Opposition démocratique, en raison de sa minorité, comme aussi en raison de son manque de plan politique, n’aurait rien à fournir. Tout au plus lui offrirait-on un ou deux ministères, gages du ralliement définitif de la démocratie au gouvernement impérial.

Napoléon III en serait donc quitte, comme Napoléon Ier en 1815, pour changer de Constitution ; en sorte que tout le progrès politique de la France, de 1814 à 1870, renfermé dans les limites de la Charte de Saint-Ouen, se réduirait à des substitutions dynastiques. Prend-on cela pour un échec au système ? Mais Napoléon III le premier a prévu ce revirement ; il n’ignore pas que les pouvoirs extraordinaires dont il a été revêtu en 1851 ont eu pour cause l’agitation démocratique et sociale ; que, cette agitation apaisée, il doit s’attendre à rentrer dans la moyenne constitutionnelle. C’est ce que lui-même a pris soin d’annoncer à la France par ces mots, le couronnement de l’édifice. Tel serait donc le résultat de tant de souffrances, de discussions, d’oppositions, de scrutins, de serments : pour le pays et pour la démocratie une rétrogradation de quarante années ; pour l’empire et la dynastie napoléonienne, au lieu de la prérogative autocratique, si périlleuse, la garantie des responsabilités parlementaires.

Et qui nous prouve qu’en 1869 l’Opposition tant démocratique que conservatrice comptera deux cent quarante-cinq membres ? D’ici là le Gouvernement a le temps de réfléchir et de préparer sa revanche, et les avantages de sa position sont énormes.

Une Constitution jurée par l’Opposition, et que lui, le Gouvernement, a faite ; une légalité acceptée et dont il est l’interprète ; un Sénat, espèce de chambre haute, unanime dans la pensée de l’Empereur ; dans le Corps législatif ou Chambre des représentants, une majorité écrasante ; pour répondre aux harangues de l’Opposition, outre les orateurs de la majorité, des conseillers d’État d’une habileté consommée, qui, dans leurs joutes récentes avec les avocats de la Démocratie ont été beaucoup plus souvent vainqueurs que vaincus ; dans les départements, chaque commune devenue une succursale de la préfecture ; une plèbe rustique pleine de préventions contre l’Opposition des Messieurs ; une garde nationale choisie, appuyée d’une armée innombrable, invincible, fidèle ; enfin, une masse électorale qui, jusqu’au futur scrutin de 1869, ne peut être estimée à moins de 5,500,000 électeurs contre 1,900,000 : qui est-ce qui, avec de pareilles forces, ne se chargerait d’ici à cinq ans d’écraser l’Opposition ?

Ainsi, non content de tromper la pensée du peuple, on le retiendrait lui-même dans l’immobilisme ; il aurait, en guise de progrès, toutes les distractions parlementaires ; on recommencerait, sur nouveaux frais, la comédie de quinze ans, puis celle de dix-huit ans, bien entendu avec espoir d’un meilleur succès. Certes, ceux qui en 1863-64 ont voté pour l’Opposition n’ont pas ici le mot à dire : mais je le demande à tout homme de bon sens, n’est-ce pas appeler sur nous les colères révolutionnaires, et jamais réforme, même la plus radicale, coûtera-t-elle autant que ce que menace de nous faire payer l’obstination de nus sauveurs ?

III. Après la mystification, l’usurpation. Ceux qui ont fait voter la Démocratie contre ses principes et contre sa conscience ne lui épargneront aucune honte. Ce n’était pas assez de cette position presque inexpugnable que fait au gouvernement impérial la légalité jurée, il fallait que l’Opposition y ajoutât par ses professions de foi, ses articles de journaux, ses discours et ses votes, une faculté d’absolutisme sans bornes. Sans la majorité du parlement, sans ces députés ministériels envoyés par les paysans, je ne sais vraiment où nous en serions aujourd’hui.

En ce qui touche la politique extérieure, l’Empereur a le pouvoir, d’après la Constitution, de prendre seul, contre l’avis de ses ministres, du Conseil d’État, du Sénat, du Corps législatif, les résolutions les plus graves. Il peut, à son gré et à tout propos, faire des alliances ou les rompre, déclarer la guerre et se mettre de gaieté de cœur l’Europe entière sur les bras. Laissons de côté les motifs, plus ou moins plausibles, d’une pareille prérogative, et ne la considérons qu’au point de vue des libertés publiques, des garanties constitutionnelles, des formes légales, des droits, enfin, et de la souveraineté de la nation. Jusqu’à présent il est permis de croire, d’après le témoignage des journaux de l’empire, que si Napoléon III ne s’est pas encore lancé dans une entreprise de cette nature, soit à propos de la Pologne, soit à l’occasion du Holstein, ou de la Hongrie, ou de l’Italie, etc., ç’a été par déférence pour les conseils dévoués qui l’entourent, pour la majorité du Corps législatif et du Sénat ; parce qu’il a senti que, si en fait et d’après la lettre des articles la Constitution lui accorde des pouvoirs illimités, le bon sens indique qu’il ne doit en user qu’avec la plus extrême circonspection ; que son autocratie est plus dans la forme que dans le fond ; en deux mots que, si le texte de nos anciennes constitutions républicaines a été abrogé, l’esprit subsiste, et que le premier devoir d’un chef d’État est de marcher d’accord avec l’opinion de son pays.


Or, qu’ont fait depuis un an les députés et journaux de l’Opposition ? Que font-ils encore tous les jours ? Dans leur dévouement à la cause de l’aristocratie polonaise, ils ne cessent d’exciter l’Empereur à rejeter les avertissements du Sénat et du Corps législatif ; ils le rappellent à son omnipotence ; ils le poussent à agir de son chef, motu proprio, sans autre conseil que sa volonté personnelle et son bon plaisir ; ils lui prêchent l’arbitraire ; ils lui donnent quittance de ses devoirs envers les représentants du Pays, élus comme lui du suffrage universel ; ils s’associent, autant qu’il est en eux, et en dépit de leur qualité de démocrates, à cet absolutisme, que parfois ils ont l’air de combattre. Ils lui disent que la justice de la cause couvrant l’irrégularité de la forme, l’arbitraire de la résolution, il ne doit pas hésiter, que le libéralisme le plus jaloux n’aura rien à lui reprocher. Ils prouvent ainsi que ce qu’ils blâment dans la politique du prince, ce n’est pas, comme on faisait avant 1848, son caractère personnel, c’est son défaut d’habileté ou d’audace, en ce sens que Sa Majesté ne fait pas ce qu’ils voudraient.

Voilà donc le pouvoir absolu justifié par l’Opposition sortie des scrutins de 1863-64 ; voilà, sur cette question fameuse du droit de guerre et de paix, la tradition de 89 abolie. On reconnaît ici les dictateurs électoraux de 1863-64. Jamais Mirabeau, lorsque le peuple de Paris criait contre lui à la trahison, ne réclama pour le roi constitutionnel la centième partie de ce que nos députés soi-disant démocrates offrent à Napoléon III.

Supposez maintenant que l’Empereur, cédant à ces vœux insensés, déclare la guerre à la Russie, à la Prusse, à l’Autriche, à la Confédération germanique ; que pour être agréable à 200,000 nobles polonais, à Kossuth, à Klapka, à Garibaldi, il soulève contre lui 140 millions d’âmes, et que sans autre avis il engage la France, du premier coup, pour un contingent de 400,000 hommes et trois milliards. C’est en vain que le Sénat, la majorité des députés, le Pays en masse, paysans et citadins, témoigneront de leur épouvante : l’Empereur sera dans son droit, personne ne pourra l’accuser de despotisme ; bien plus, au dire de l’Opposition, nous lui devrons des actions de grâces… — La guerre déclarée, il peut se présenter deux cas : l’Empereur sera vainqueur ou vaincu. Vainqueur, il attelle l’Opposition à son char de triomphe, et voilà de nouveau la liberté ajournée. Vaincu, c’est un héros malheureux, digne de tous nos respects.

Supposez, au contraire, que l’Empereur, mieux inspiré, dédaigne ces excitations chauviniques et se rallie décidément à la politique de paix. D’abord il s’assure la reconnaissance, du moins le silence, de tous ceux qui, dans le Pays, démocrates ou non démocrates, ne jurent pas par le génie de l’Opposition ; et tôt ou tard celle-ci, revenue de sa fringale belliqueuse, sera forcée d’avouer qu’il a été plus sage qu’elle. Quelle gloire alors pour nos mœurs représentatives ! Quel honneur pour la démocratie ! Et comme nous aurons bonne grâce, républicains rouges et socialistes, à déclamer après cela contre le pouvoir absolu ! Osez donc blâmer l’expédition du Mexique, entreprise sans conseil, mais de bonne intention sans doute, quand on propose de faire, également sans conseil, celle de Pologne !…

Ainsi, ajournement consenti pour six ans de toutes les espérances démocratiques ; — engagement pris au nom et à la face du peuple de respecter et maintenir la légalité existante, d’abord pendant ces six premières années, et plus tard jusqu’à ce que le déplacement de la majorité législative en décide autrement ; — en cas de déplacement de cette majorité, comme elle ne saurait avoir d’autre objet que le retour à la monarchie constitutionnelle, le Pays entraîné à une rétrogradation des plus dangereuses ; — entre temps, la Révolution combattue, la pensée populaire niée, les aspirations de la classe ouvrière refoulées, l’Empereur continuant à disposer souverainement des forces et des destinées de la France, excité par l’Opposition à s’emparer de la dictature militaire et à déclarer la guerre aux deux tiers de l’Europe : tel est le résultat définitif, rationnel, normal, démontré par les faits, par les chiffres, par les noms propres, par les articles de journaux et les professions de foi des candidats, des élections de 1863-64. Ah ! peuple de Paris, tu es certes le plus intelligent et le plus spirituel des peuples. Heureusement que tu possèdes, avec ces rares facultés, le privilège de te dédire et de te contredire ; sans cela il faudrait désespérer de toi.

Soit, disent nos entrepreneurs d’Opposition légale, bâtards du suffrage universel et de la bascule doctrinaire : la révolution du 2 Décembre et ce qui s’en est suivi jusqu’au 20 mars 1864, aura été pour le Pays comme une longue aliénation mentale : malheur immense sans contredit. Était-ce une raison pour croupir dans l’inertie, demeurer courbés sous la main de fer du despotisme, renoncer à toute vie politique, et retenir indéfiniment dans une sorte d’état de siége nos villes et nos campagnes ? Ne valait-il pas mieux revenir, le plus vite possible, à ces institutions de liberté et d’ordre qui marquèrent la plus belle période de notre histoire, et devions-nous repousser les efforts de ceux qui travaillaient à nous y ramener, même au prix d’une consécration nouvelle de la dynastie des Bonaparte ? Que le Pays renaisse, et que les partis se résignent : telle doit être en ce moment notre pensée à tous. Trouvez donc bon qu’à cet égard nous prenions acte de vos propres aveux en faveur des élections de 1863-64, et de cette généreuse Opposition qui en est sortie.

Eh bien, cette dernière illusion je suis forcé de vous l’enlever. Le retour au système de 1830 et à tout autre analogue, monarchie constitutionnelle ou république bourgeoise, est devenu aussi impossible que le retour au système de 1788 ou à celui de 1804. N’oubliez donc pas qu’avec le suffrage universel nous n’avons plus seulement affaire à une bourgeoisie haute et moyenne, à la France de Juillet, unanime dans ses vues politiques aussi bien que dans ses maximes économiques. Nous avons devant nous la multitude de Février, qui se sent distincte de la bourgeoisie et s’affirme en dehors et en face de son aînée ; — qui en économie sociale professe des maximes toutes différentes, et déjà ne tend à rien de moins qu’à supplanter et à absorber l’ancien Tiers-État ; — qui en politique n’a pas encore su déduire de ses principes économiques et sociaux une Constitution, mais qui ne faillira pas à cette tâche, et sur ce terrain se trouvera plus éloignée encore de la bourgeoisie constitutionnelle que sur le terrain du travail, de l’association et du salaire ; — qui, enfin, après avoir fait la Présidence et le second Empire, vient de porter brusquement une partie de ses troupes du côté de l’Opposition, non par amour des idées que l’Opposition représente, mais par ressentiment de l’impuissance du gouvernement jusqu’à ce jour à satisfaire à ses vœux. Il est à prévoir qu’un jour ou l’autre paysans et ouvriers s’entendront. Or, ce peuple de travailleurs, ce parti socialiste qui rêve d’acquérir légalement la terre et les capitaux, et que vous ne sauriez désormais éliminer de la scène politique, est foncièrement antipathique aux institutions bourgeoises, exprimées soit par la constitution de 1814-1830, soit par celle de 1848 ou celle de 1852 modifiée. Si bien, je vous le répète, que vous ne pouvez ni garder le statu quo ni rétrograder, et que votre unique chance de salut est de marcher en avant, de compagnie et sous la direction d’une plèbe dont vous connaissez plus ou moins la force, mais dont rien ne vous a encore révélé le système.

Voilà pourquoi je soutiens que les élections de 1863-64 sont un vrai coup fourré, et la situation créée par elles une impasse où personne ne saurait se mouvoir ni même se reconnaître, pas plus la Démocratie et l’Opposition que le Gouvernement. L’invasion populaire dans le scrutin a tout troublé. Le Gouvernement, qui croyait n’avoir devant lui qu’une opposition libérale et parlementaire ; l’Opposition, qui s’imaginait n’avoir à combattre que la politique du Gouvernement, se trouvent maintenant l’un et l’autre avoir devant eux cette question sociale qu’ils croyaient enterrée ; et ni l’Opposition ne peut profiter de sa victoire, ni le Gouvernement se raffermir, en acceptant ou faisant valoir les conséquences, même constitutionnelles et légales, du vote.

Les hommes d’action et les hommes d’État de la Démocratie ouvrière, rarement d’accord, ont créé cet imbroglio dont ils paraissent à peine se douter, et dont au surplus ils ne se soucient aucunement. Ils tenaient à se signaler, à faire acte d’influence, à poser la pierre angulaire de leur nouvelle destinée, quelques-uns à faire parade de leur éloquence dans un parlement. Ils ont obtenu le succès qu’ils cherchaient : à présent, advienne que pourra ! Rien n’est hardi comme l’ignorance : ceux-ci ne reculeraient pas devant le chaos…

Je vais tâcher, en exposant au grand jour la pensée et les tendances des travailleurs, en dévoilant certaines incompatibilités du régime actuel, affirmé et défendu par l’Opposition, avec cette pensée et ces tendances, d’abréger autant qu’il est en moi une situation sans exemple. Et tenez ceci pour certain, lecteur : nous ne pouvons plus échapper à la difficulté par l’ignorance, la négation ou la moquerie ; il faut bon gré mal gré, et plus tôt que tard, que nous embrassions l’Idée.



DEUXIÈME PARTIE


développement de l’idée ouvrière : création du droit économique.




Chapitre Ier. — De la capacité politique et de ses conditions : Capacité réelle et capacité légale. — Conscience et Idée.


La question des candidatures ouvrières, résolue négativement par les élections de 1863 et 1864, implique celle de la capacité politique des ouvriers, ou pour me servir d’une expression plus générique, du Peuple. Le Peuple, à qui la Révolution de 1848 a accordé la faculté de voter, est-il, oui ou non, capable d’ester en politique, c’est-à-dire, 1o de se former sur les questions qui intéressent la collectivité sociale une opinion en rapport avec sa condition, son avenir, ses intérêts ; 2o par suite, de rendre sur les mêmes questions, soumises à son arbitrage direct ou indirect, un verdict raisonné ; 3o enfin, de constituer un centre d’action, expression de ses idées, de ses vues, de ses espérances, et chargé de poursuivre l’exécution de ses desseins ?

Si oui, il importe que le Peuple, à la première occasion qui lui sera fournie, fasse preuve de cette capacité : — a) en énonçant un principe vraiment sien, qui résume et synthétise toutes ses idées, comme l’ont fait de tout temps les fondateurs de sociétés, comme ont essayé de le faire, en dernier lieu, les auteurs du manifeste ; b) en attestant ce principe par des votes conformes ; c) au besoin, et dans le cas où il devrait se faire représenter dans les conseils du Pays, en élisant pour ses mandataires des hommes qui sachent rendre sa pensée, porter son verbe, soutenir son droit, qui le représentent corps et âme, et dont il puisse dire, sans risquer d’être démenti : Ceux-ci sont les os de mes os et la chair de ma chair.

Sans cela, le Peuple fera sagement de se renfermer dans son mutisme séculaire et de s’abstenir du scrutin ; il rendra service à la Société et au Gouvernement. En résignant les pouvoirs que lui a conférés l’institution du suffrage universel, et prouvant ainsi son dévouement à l’ordre public, il fera chose plus honorable, plus utile, que de voter, à la façon de la plupart des bourgeois, pour d’illustres empiriques, se vantant de diriger une société qu’ils ne connaissent pas, au moyen de formules parfaitement arbitraires. Car si le peuple n’a pas l’intelligence de sa propre idée, ou si, l’ayant acquise il fait défaut à cette idée, il ne lui appartient pas de prendre la parole. Qu’il laisse les bleus et les blancs voter les uns contre les autres ; quant à lui, pareil à l’âne de la fable, qu’il se contente de porter son bât.

Telle est, je le répète, l’inévitable question soulevée par les candidatures ouvrières et à laquelle il faut absolument répondre : Le peuple est-il capable, oui ou non ? — Les Soixante, il faut les en féliciter, se sont prononcés bravement pour l’affirmative. Mais quelle contradiction n’ont-ils pas soulevée, et dans les journaux organes prétendus de la démocratie, et parmi les candidats, et jusque chez leurs camarades ! Ce qu’il y a eu de plus affligeant a été l’attitude de la masse ouvrière elle-même dans une occasion aussi décisive. Il a paru un contre-manifeste, signé de quatre-vingts ouvriers, protestant hautement contre la présomption des Soixante, déclarant que ceux-ci n’exprimaient nullement la pensée du peuple, leur reprochant de soulever mal à propos une question sociale quand il ne s’agissait que d’une question politique, de semer la division quand il fallait prêcher l’union, de rétablir la distinction des castes quand on ne devait s’occuper que de leur fusion, et concluant que, pour le moment, la seule conquête à poursuivre était la liberté. « Tant que nous n’aurons pas la liberté, disaient-ils, ne songeons qu’à la conquérir. » Je veux croire que ces ouvriers, en tant que citoyens et travailleurs, valaient les autres ; à coup sûr ils n’en avaient pas l’originalité, encore moins l’élan. Et l’on a pu juger, aux considérations sur lesquelles ils s’appuyaient, qu’ils ne faisaient que répéter les leçons de la Presse, du Temps et du Siècle. Aussi les félicitations de M. de Girardin et consorts ne leur ont pas manqué.

Le peuple français a des accès d’une humilité sans égale. Susceptible et vaniteux au delà de toute expression, il va, quand il se mêle de modération, jusqu’à l’abaissement. D’où vient donc que cette plèbe, si jalouse de sa souveraineté, si ardente à exercer ses droits électoraux, autour de laquelle tourbillonnent tant de candidats en habit noir, ses flagorneurs d’un moment, d’où vient, dis-je, qu’elle répugne si fort à produire ses hommes ? Quoi ! il existe dans la Démocratie ouvrière, et en bon nombre, des sujets instruits, capables de tenir la plume aussi bien que de manier la parole, connaissant les affaires, plus capables vingt fois, surtout plus dignes de la représenter, que les avocats, les journalistes, écrivains, pédants, intrigants et charlatans auxquels elle prodigue ses suffrages, et elle les récuse ! Elle n’en veut pas pour ses mandataires ! La Démocratie a horreur des candidats vraiment démocrates ! Elle met son orgueil à se donner pour chefs des individus ayant une teinte aristocratique ! Pense-t-elle donc par là s’anoblir ? D’où vient, enfin, si le peuple est mûr pour la souveraineté, qu’il se dissimule constamment derrière ses ex-tuteurs, qui ne le protègent plus et ne peuvent rien pour lui ; que devant ceux qui le salarient il baisse les yeux comme une jeune fille[5], et que, mis en demeure d’exprimer son opinion et de faire acte de volonté, il ne sache que suivre la piste de ses anciens patrons et répéter leurs maximes ?

Tout cela, il faut l’avouer, créerait contre l’émancipation du prolétariat un préjugé fâcheux, si la chose ne s’expliquait par la nouveauté même de la situation. La plèbe travailleuse a vécu, dès l’origine des sociétés, dans la dépendance de la classe qui possède, par suite dans un état d’infériorité intellectuelle et morale dont elle a conservé le sentiment profond. Ce n’est que d’hier, depuis que la révolution de 89 a brisé cette hiérarchie, que, se sentant isolée, elle a acquis la conscience d’elle-même. Mais l’instinct de déférence est encore puissant chez elle ; l’opinion qu’elle se fait de ce que l’on nomme capacité est singulièrement fausse et exagérée ; ceux qui jadis étaient ses maîtres, qui ont conservé sur elle le privilège des professions appelées libérales, auxquelles il serait temps d’ôter ce nom, lui semblent toujours avoir 30 centimètres de plus que les autres hommes. Ajoutez ce ferment d’envie qui s’empare de l’homme du peuple contre ceux de ses pareils qui aspirent à s’élever au-dessus de leur condition : comment s’étonner après cela que, déjà transformé dans sa conscience, dans les nécessités de sa vie, dans les idées fondamentales qui le dirigent, le Peuple ait conservé ses habitudes d’abnégation ? Il en est des mœurs comme du langage : elles ne changent pas avec la foi, la loi et le droit. Nous resterons longtemps encore les uns vis-à-vis des autres Messieurs et très-humbles serviteurs : cela empêche-t-il qu’il n’y ait plus ni messieurs ni serviteurs ?

Cherchons donc dans les idées et dans les faits, en dehors des adorations, génuflexions et superstitions vulgaires, ce que nous devons penser de la capacité et de l’idonéité politique de la classe ouvrière comparée à la classe bourgeoise, et de son futur avénement.

Observons en premier lieu que le mot capacité, en parlant du citoyen, se prend à deux points de vue différents : il y a la capacité légale, et la capacité réelle.

La première est conférée par la loi et suppose la seconde. On n’admettrait pas que le législateur reconnût des droits à des sujets frappés d’incapacité naturelle. Par exemple, avant 1848, il fallait pour exercer le droit électoral payer 200 fr. de contributions directes. On supposait donc que la propriété était une garantie de capacité réelle : en conséquence les censitaires à 200 fr. et au-dessus, au nombre de 230 ou 500,000, étaient réputés les vrais contrôleurs du Gouvernement, arbitres souverains de sa politique. Ce n’était évidemment qu’une fiction de la loi : rien ne prouvant que parmi les électeurs il n’y en eût pas, et même beaucoup, malgré leur cote, de réellement incapables ; comme aussi rien n’autorisant à penser qu’en dehors de ce cercle, parmi tant de millions de citoyens soumis à une simple taxe personnelle, il n’existât pas une foule de capacités respectables.

En 1848 on a, pour ainsi dire, retourné le système de 1830 : le suffrage universel et direct, sans aucune condition de cens, a été établi. Par cette simple réforme, toute la population masculine, âgée de vingt-un ans révolus, née en France et domiciliée, s’est trouvée investie par la loi de la capacité politique. On a donc encore supposé que le droit électoral, et dans une certaine mesure la capacité politique, était inhérent à la qualité d’homme mâle et de citoyen. Mais il est évident que ce n’est toujours là qu’une fiction. Comment la faculté électorale serait-elle une prérogative de l’indigénat, de l’âge, du sexe, du domicile, plutôt que de la propriété ? La dignité d’électeur, dans notre société démocratique, équivaut à celle de noble dans le monde féodal. Comment serait-elle accordée sans exception ni distinction à tous, tandis que celle de noble n’appartenait qu’à un petit nombre ? N’est-ce pas le cas de dire que toute dignité rendue commune s’évanouit, et que ce qui appartient à tout le monde n’est à personne ? Du reste, l’expérience s’est prononcée à cet égard : plus le droit électoral s’est multiplié, plus il a perdu de l’importance qu’on y attachait. Les 36 pour 100 d’abstentions en 1857 ; les 25 pour 100 en 1863, en sont une preuve. Et il est certain que nos dix millions d’électeurs se sont montrés, depuis 1848, en intelligence et en caractère, inférieurs aux 300,000 censitaires de la monarchie de Juillet.

Donc, et bon gré mal gré, dès lors que nous traitons en historiens et en philosophes de la capacité politique, il nous faut sortir des fictions et en venir à la capacité réelle : c’est aussi la seule qui nous occupera.

Pour qu’il y ait dans un sujet, individu, corporation ou collectivité, capacité politique, trois conditions fondamentales sont requises :

1o Que le sujet ait conscience de lui-même, de sa dignité, de sa valeur, de la place qu’il occupe dans la société, du rôle qu’il remplit, des fonctions auxquelles il a droit de prétendre, des intérêts qu’il représente ou personnifie ;

2o Comme résultat de cette conscience de lui-même dans toutes ses puissances, que ledit sujet affirme son idée, c’est-à-dire qu’il sache se représenter par l’entendement, traduire par la parole, expliquer par la raison, dans son principe et ses conséquences, la loi de son être ;

3o Que de cette idée, enfin, posée comme profession de foi, il puisse, selon le besoin et la diversité des circonstances, déduire toujours des conclusions pratiques.

Observez qu’en tout cela il ne peut être question de plus ni de moins. Certains hommes sentent plus vivement que d’autres, ont un sentiment d’eux-mêmes plus ou moins exalté, saisissent l’idée et l’exposent avec plus ou moins de bonheur et d’énergie, ou sont doués d’une puissance de mise en œuvre à laquelle bien souvent les plus vives intelligences n’atteignent pas. Ces différences d’intensité dans la conscience, l’idée et son application, constituent des degrés de capacité, elles ne créent pas la capacité même. Ainsi tout individu qui a la foi en Jésus-Christ, qui en affirme la doctrine par la profession de foi, et qui en pratique la religion, est chrétien, comme tel capable du salut éternel : ce qui n’empêche nullement que parmi les chrétiens il n’y ait des docteurs et des simples, des ascètes et des tièdes.

De même, être capable politiquement, ce n’est point être doué d’une aptitude particulière à traiter les affaires d’État, à exercer tel emploi public ; ce n’est pas témoigner d’un zèle plus ou moins brûlant pour la cité. Tout cela, je le répète, est affaire de talent et de spécialité : ce n’est pas ce qui fonde dans le citoyen, souvent silencieux, modéré, en dehors des emplois, ce que nous entendons ici par capacité politique. Posséder la capacité politique, c’est avoir la conscience de soi comme membre d’une collectivité, affirmer l’idée qui en résulte et en poursuivre la réalisation. Quiconque réunit ces trois conditions est capable. Ainsi nous nous sentons tous Français ; comme tel, nous croyons à une constitution, à une mission de notre Pays, en vue desquelles nous favorisons, de nos vœux et de nos suffrages, la politique qui nous paraît le mieux traduire notre sentiment et servir notre opinion. Le patriotisme peut être plus ou moins ardent en chacun de nous ; sa nature est la même, son absence une monstruosité. En trois mots, nous avons conscience, idée, et nous poursuivons une réalisation.

Le problème de la capacité politique dans la classe ouvrière, de même que dans la classe bourgeoise et autrefois dans la noblesse, revient donc à se demander : — a) si la classe ouvrière, au point de vue de ses rapports avec la société et avec l’État, a acquis conscience d’elle-même ; si, comme être collectif, moral et libre, elle se distingue de la classe bourgeoise ; si elle en sépare ses intérêts, si elle tient à ne se plus confondre avec elle ; — b) si elle possède une idée, c’est-à-dire si elle s’est créé une notion de sa propre constitution ; si elle connaît les lois, conditions et formules de son existence ; si elle en prévoit la destinée, la fin ; si elle se comprend elle-même dans ses rapports avec l’État, la nation et l’ordre universel ; — c) si de cette idée, enfin, la classe ouvrière est en mesure de déduire, pour l’organisation de la société, des conclusions pratiques qui lui soient propres, et au cas où le pouvoir, par la déchéance ou la retraite de la bourgeoisie, lui serait dévolu, de créer et de développer un nouvel ordre politique.

Voilà ce que c’est que la capacité politique. Il est bien entendu que nous parlons de cette capacité réelle, collective, qui est le fait de la nature et de la société, et qui résulte du mouvement de l’esprit humain ; qui, sauf les inégalités du talent et de la conscience, se retrouve la même dans tous les individus et ne peut devenir le privilége d’aucun ; que l’on observe dans toutes les communions religieuses, sectes, corporations, castes, partis, états, nationalités, etc., capacité que le législateur est inhabile à créer, mais qu’il est tenu de rechercher, et que dans tous les cas il suppose.

Et c’est d’après cette définition de la capacité que je réponds, en ce qui concerne les classes ouvrières, et indépendamment des défaillances et manifestations moutonnière dont elles donnent chaque jour encore le triste spectacle.

Sur le premier point : Oui, les classes ouvrières ont acquis conscience d’elles-mêmes, et nous pouvons assigner la date de cette éclosion, c’est l’année 1848 ;

Sur le second point : Oui, les classes ouvrières possèdent une idée qui correspond à la conscience qu’elles ont d’elles-mêmes, et qui est en parfait contraste avec l’idée bourgeoise : seulement on peut dire que cette idée ne leur a encore été révélée que d’une manière incomplète, qu’elles ne l’ont pas poursuivie dans toutes ses conséquences, et n’en ont pas donné le formulaire ;

Sur le troisième point, relatif aux conclusions politiques à tirer de leur idée : Non, les classes ouvrières, sûres d’elles-mêmes, et déjà à moitié éclairées sur les principes qui composent leur foi nouvelle, ne sont pas encore parvenues à déduire de ces principes une pratique générale conforme, une politique appropriée : témoin leur vote en commun avec la bourgeoisie, témoin les préjugés politiques de toute sorte auxquels elles obéissent.

Disons, en un style qui sente moins l’école que les classes ouvrières ne font que de naître à la vie politique ; que si, par l’initiative qu’elles ont commencé de prendre et par leur force numérique, il leur a été donné de déplacer le centre de gravité dans l’ordre politique et d’agiter l’économie sociale, en revanche, par le chaotisme intellectuel auquel elles sont en proie, surtout par le fantaisisme gouvernemental qu’elles ont reçu d’une bourgeoisie in extremis, elles n’ont pas encore réussi à établir leur prépondérance, elles ont même retardé leur émancipation et jusqu’à un certain point compromis leur avenir.




Chapitre II. — Comment la classe ouvrière s’est distinguée depuis 1789 de la classe bourgeoise, et comment de ce fait elle a acquis conscience. — État déplorable de la conscience bourgeoise.


Afin de retirer, en fait, aux classes ouvrières la capacité qui leur a été reconnue, en droit, par le suffrage universel, les journaux, surtout ceux de l’Opposition démocratique, ont eu recours à une confusion des plus grossières. À peine le manifeste des Soixante avait-il paru, que toute la presse en chœur se récria contre la prétention des ouvriers à se faire représenter comme classe. On rappela d’un ton doctoral, et en affectant un grand zèle pour les oracles de la Révolution, que depuis 89 il n’y avait plus de castes ; que l’idée des candidatures ouvrières tendait à les ressusciter ; que, s’il était rationnel d’admettre à la représentation nationale un simple ouvrier, comme on admet un ingénieur, un savant, un avocat, un journaliste, c’était en tant que ledit ouvrier serait comme ses collègues au Corps législatif une expression de la société, non de sa classe ; qu’autrement la candidature de cet ouvrier aurait un caractère scissionnaire et rétrograde ; qu’elle irait contre les libertés et les droits de 89, et deviendrait subversive du droit public, de l’ordre public, de la paix publique, par les défiances, les alarmes et les colères qu’elle soulèverait dans la classe bourgeoise. Peu s’en fallut que le manifeste des Soixante, qui, par sa pensée et ses conclusions, tendait, en effet, à désorganiser l’Opposition, ne fût traité de machination policière, contre-révolutionnaire.

Les auteurs du Manifeste avaient prévu cette objection de leurs adversaires, et d’avance ils avaient protesté contre la calomnie : toutefois il faut dire que leur justification laissait à désirer. S’ils affirmaient la distinction des deux classes, ils soulevaient contre eux les politiques du parti et se sentaient perdus ; s’ils la niaient, on leur demandait alors : Pourquoi une candidature ouvrière ! Tel était le dilemme, auquel je demande maintenant la permission de répondre.

En argumentant du mécontentement de la classe bourgeoise, les adversaires du Manifeste se contredisaient sans s’en apercevoir, et reconnaissaient implicitement une vérité profonde, que le Manifeste aurait dû affirmer hautement. On reconnaît volontiers, de nos jours, une classe bourgeoise, bien qu’il n’y ait plus de noblesse et que le clergé ne soit qu’une catégorie de fonctionnaires : comment nier la réalité ? Sur quoi reposerait alors le système orléaniste ? Que seraient la monarchie, la politique constitutionnelles ? Pourquoi cette hostilité de certaines gens contre le suffrage universel ?… Mais on se refuse à admettre la corrélative de la classe bourgeoise, la classe ouvrière : qu’on daigne expliquer cette inconséquence ?

Nos publicistes de l’Opposition n’ont pas vu, malgré leur dévotion aux idées de 89, que ce qui a créé la distinction toute nouvelle, inconnue même aux temps féodaux, de classe bourgeoise et de classe ouvrière ou prolétariat, juste au moment où disparaissaient les anciennes catégories de Noblesse, Clergé et Tiers-État, c’est précisément le droit inauguré en 89. Ils n’ont pas vu qu’avant 89 l’ouvrier existait dans la corporation et dans la maîtrise, comme la femme, l’enfant et le domestique dans la famille ; qu’alors, en effet, il aurait répugné d’admettre une classe de travailleurs en face d’une classe d’entrepreneurs ; puisque celle-ci était censée contenir celle-là ; mais que depuis 89 le faisceau des corporations ayant été brisé, sans que les fortunes et conditions entre ouvriers et maîtres fussent devenues égales, sans que l’on eût rien fait et rien prévu pour la distribution des capitaux, l’organisation de l’industrie et les droits des travailleurs, la distinction s’était établie d’elle-même entre la classe des patrons, détenteurs des instruments de travail, capitalistes et grands propriétaires, et celle des ouvriers simples salariés.

Nier aujourd’hui cette distinction des deux classes, ce serait faire plus que nier la scission qui l’amena, et qui ne fut elle-même qu’une grande iniquité ; ce serait nier l’indépendance industrielle, politique et civile de l’ouvrier, seule compensation qu’il ait obtenue ; ce serait dire que la liberté et l’égalité de 89 n’ont pas été faites pour lui aussi bien que pour le bourgeois ; nier par conséquent que la classe ouvrière, qui subsiste dans des conditions toutes nouvelles, en dehors de la solidarité bourgeoise, soit susceptible d’une conscience et d’une initiative propres ; la déclarer, par nature, sans capacité politique. Or, c’est la vérité de cette distinction qu’il importe surtout ici d’affirmer, car c’est elle qui faisait toute la valeur des candidatures ouvrières : hors de là, ces candidatures perdaient leur signification.

Quoi ! il n’est pas vrai, en dépit de la révolution de 89, ou plutôt précisément par le fait de cette révolution, que la société française, auparavant composée de trois castes, est restée, depuis la nuit du 4 août, divisée en deux classes, l’une qui vit exclusivement de son travail, et dont le salaire est généralement au-dessous de 1,250 fr. par famille de quatre personnes et par an (je suppose que la somme de 1,250 fr. est la moyenne approximative, pour chaque famille, du revenu ou produit total de la nation) ; l’autre qui vit d’autre chose que de son travail, quand elle travaille ; qui vit du revenu de ses propriétés, de ses capitaux, de ses dotations, pensions, subventions, actions, traitements, honneurs et bénéfices ? Il n’est pas vrai, à ce point de vue de la répartition des capitaux, des travaux, des privilèges et des produits, qu’il existe parmi nous, comme autrefois, mais sur un tout autre pied qu’autrefois, deux catégories de citoyens, vulgairement nommées bourgeoisie et plèbe, capitalisme et salariat ? Il n’est pas vrai que ces deux catégories d’hommes, autrefois unies et presque confondues par le lien féodal du patronat, maintenant sont profondément séparées et n’ont d’autre rapport entre elles que celui déterminé par le chapitre iii, titre viii, livre III, art. 1779 à 1799 du Code civil, relatif au contrat de louage d’ouvrage et d’industrie ? Mais toute notre politique, notre économie publique, notre organisation industrielle, notre histoire contemporaine, notre littérature elle-même reposent sur cette distinction inéluctable, que la mauvaise foi et une sotte hypocrisie peuvent seules nier.

La division de la société moderne en deux classes, l’une de travailleurs salariés, l’autre de propriétaires-capitalistes-entrepreneurs, étant donc flagrante, une conséquence devait s’ensuivre, laquelle n’a droit de surprendre personne : c’est que l’on s’est demandé si cette distinction était l’effet du hasard ou de la nécessité ; si elle était dans les vraies données de la révolution ; si elle se pouvait légitimer en droit, comme elle se constatait en fait ; en un mot si, par une meilleure application des règles de la justice et de l’économie, on ne pouvait pas faire cesser cette division dangereuse, en ramenant les deux classes nouvelles à une seule, parfaitement de niveau et en équilibre ?

Cette question, qui n’est pas nouvelle pour les philosophes, devait surgir parmi les classes ouvrières le jour où une révolution politique les mettrait, par le suffrage universel, de niveau avec les classes bourgeoises, où elles apercevraient ainsi le contraste de leur souveraineté politique avec leur état social. Alors, et seulement alors, par la position de cette grande question économique et sociale, les classes ouvrières pouvaient arriver à la conscience d’elles-mêmes ; elles devaient se dire, comme il est dit dans l’Apocalypse, que celui qui a le règne doit en avoir les avantages, Dignus est accipere divitiam, et honorem, et gloriam ; elles poseraient leur candidature à la députation et leur prétention au gouvernement. Voilà comment la plèbe travailleuse a commencé depuis seize ans de s’élever à la capacité politique ; c’est par là que la démocratie française, au dix-neuvième siècle, se distingue de toutes les démocraties antérieures : le Socialisme, comme on l’a appelé, n’est pas autre chose.

Sur ce, qu’ont fait et qu’ont dit les Soixante ? Leur Manifeste est là qui en dépose : ils se sont placés dans la situation que les événements et le droit public leur avaient faite, et ils ont parlé de l’abondance de leur conscience d’ouvriers. Convaincus pour leur part que la question peut et doit se résoudre dans le sens de l’affirmative, ils ont fait observer avec modération, mais avec fermeté, que depuis assez longtemps cette question était écartée de l’ordre du jour, et que le moment leur semblait venu de la reprendre. À cet effet, et sans examiner si leur proposition était la plus sûre manière de revendiquer leur droit, surtout si elle était d’accord avec leur idée, ils ont posé et proposé, comme signe et gage de cette reprise, la candidature de l’un d’entre eux, qu’en raison de son caractère d’ouvrier, et surtout parce qu’il était ouvrier, ils jugeaient représenter mieux que personne la classe ouvrière.

Je dis que ce fait, joint à tant d’autres de même nature qui se sont produits depuis seize ans, atteste chez les classes ouvrières une révélation jusque-là sans exemple de leur conscience corporative ; il prouve qu’une moitié et plus de la nation française est entrée sur la scène politique, portant avec elle une Idée qui tôt ou tard doit transformer de fond en comble la société et le gouvernement. Et parce qu’une soixantaine d’hommes ont essayé de se faire les interprètes de cette conscience et de cette idée, on les accuse de viser au rétablissement des castes ! On les élimine de la représentation nationale comme rétrogrades, professant des opinions dangereuses ; on va jusqu’à dénoncer leur manifeste comme une excitation à la haine des citoyens les uns contre les autres. Les journaux fulminent ; l’Opposition prétendue démocratique fait éclater son mécontentement ; on sollicite des contre-manifestes ; on demande, avec une affectation de dédain, si les Soixante ont la prétention de mieux connaître leurs intérêts et leurs droits, de les mieux défendre que MM. Marie, J. Favre, E. Ollivier, J. Simon, Pelletan. Un fait social, d’une portée incalculable, se produit au sein de la société : c’est l’avénement à la vie politique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, jusqu’à ce jour dédaignée parce qu’elle n’avait pas conscience. Et les témoins, les hérauts de ce fait, tous de la classe ouvrière, sont dénoncés à l’animadversion bourgeoise comme des perturbateurs, des factieux, des instruments de police ! Dérision !

Le principe que nous venons de poser, — et ceci ajoute à la solennité de l’événement, — de la nécessité pour une collectivité humaine, caste, corporation ou race, d’avoir conscience, soit pour se constituer en État, soit pour participer au gouvernement de la société dont elle fait partie et s’élever à la vie politique, peut être considéré comme une loi générale : il a son application dans l’histoire de tous les peuples. Pendant un temps la plèbe latine n’eut pas conscience, elle formait la clientèle des patriciens, et était gouvernée par ceux-ci selon les règles du droit familial. Quand les plébéiens réclamèrent la participation au mariage, aux sacrifices et aux honneurs, quand ils eurent leurs tribuns, dont le veto pouvait arrêter les résolutions du Sénat ; quand ils obtinrent communication des formules ; quand, enfin, par le partage des territoires conquis et de l’ager publicus, il fallut leur accorder la propriété, c’est qu’ils étaient arrivés à la pleine conscience d’eux-mêmes, et que, par cette manifestation de la conscience, ils se jugeaient les égaux du patriciat. Le malheur fut, ainsi que je l’ai fait observer précédemment (Ire partie, chap. ii, no 1), qu’ils ne surent pas s’élever de la conscience d’eux-mêmes à la connaissance d’une nouvelle loi. Ceci fut l’œuvre du Christianisme.

Un phénomène analogue vient de se passer en Russie. On serait dans une grave erreur si l’on s’imaginait que l’oukase de l’empereur Alexandre qui a conféré à la fois la liberté, la propriété et l’exercice des droits civiques à vingt-trois millions de paysans, a été un acte de son bon plaisir, un fait de juridiction gracieuse. L’événement était depuis longtemps prévu ; l’empereur Nicolas, de si terrible mémoire, en avait confié l’exécution à son héritier. Le principe de cette émancipation était dans la conscience de la classe rustique, qui, sans abjurer ses habitudes de patriarcat, sans témoigner ni envie ni haine à l’égard de ses seigneurs, demandait pourtant des garanties plus puissantes, et que l’intérêt de l’Empire était d’admettre à la vie politique.

Un mouvement semblable s’accomplit en Angleterre. Là aussi les classes ouvrières, à l’exemple de celles de France, sont arrivées à la conscience de leur position, de leur droit, de leur destinée. Elles se cotisent, s’organisent, se préparent à la concurrence industrielle, et ne tarderont pas à revendiquer leurs droits politiques, dans l’institution décisive du suffrage universel. Suivant un écrivain que j’ai sous les yeux, la population ouvrière d’Angleterre, usant d’une faculté que lui assure la loi anglaise, et que la législation de notre pays a cru devoir récemment introduire parmi nous, la faculté de coalition, serait enrégimentée au nombre de six millions. Nos associations ouvrières ne comptent pas cent mille individus !… Quelle race que ces Anglo-Saxons, tenaces, indomptables, marchant à leur but avec lenteur, mais avec certitude, et à qui, si l’on ne peut accorder toujours l’honneur de l’invention, on ne saurait bien souvent refuser, dans les grandes questions économiques et sociales, la priorité de réalisation !

L’histoire de la bourgeoisie française, depuis environ un siècle, témoigne, mais à un autre point de vue et dans un sens inverse, de la même loi. De bonne heure, dès l’origine de la féodalité, les populations urbaines, industrieuses et commerçantes, arrivèrent à la sui-conscience, qu’on me passe le mot ; de là l’établissement des communes. Tant que la bourgeoisie eut en face d’elle les deux premiers ordres, clergé et noblesse, cette conscience se soutint énergique : la classe bourgeoise se distinguait, se définissait, se sentait, s’affirmait par son opposition aux classes privilégiées ou nobles. La convocation des États généraux de 1789, où elle ne figura d’abord qu’en troisième ligne, décida de sa victoire. À dater de ce moment, clergé et noblesse ne furent politiquement plus rien ; le tiers-état, selon l’expression de Sieyès, fut tout. Mais, remarquez ceci : du jour où la bourgeoisie est devenue tout, où il n’a plus existé ni classe ni caste en dehors d’elle qui la définît, elle a commencé à perdre peu à peu le sentiment d’elle-même ; sa conscience est devenue obscure, elle est aujourd’hui près de s’éteindre. C’est un fait que je constate, sans prétendre autrement en faire une théorie.

Qu’est-ce que la bourgeoisie depuis 89 ? quelle est sa signification ? que vaut son existence ? quelle est sa mission humanitaire ? que représente-t-elle ? qu’y a-t-il au fond de cette conscience équivoque, semi-libérale, semi-féodale ? Tandis que la plèbe ouvrière, pauvre, ignorante, sans influence, sans crédit, se pose, s’affirme, parle de son émancipation, de son avenir, d’une transformation sociale qui doit changer sa condition et émanciper tous les travailleurs du globe, la bourgeoisie, qui est riche, qui possède, qui sait et qui peut, n’a rien à dire d’elle-même ; depuis qu’elle est sortie de son ancien milieu, elle paraît sans destinée, sans rôle historique ; elle n’a plus ni pensée ni volonté. Tour à tour révolutionnaire et conservatrice, républicaine, légitimiste, doctrinaire, juste-milieu ; un instant éprise des formes représentatives et parlementaires, puis en perdant jusqu’à l’intelligence ; ne sachant à cette heure quel système est le sien, quel gouvernement elle préfère ; n’estimant du pouvoir que les profits, n’y tenant que par la peur de l’inconnu et pour le maintien de ses privilèges ; ne cherchant dans les fonctions publiques qu’un nouveau champ, de nouveaux moyens d’exploitation ; avide de distinctions et de traitements ; aussi pleine de dédain pour le prolétariat que la noblesse le fut jamais pour la roture, la bourgeoisie a perdu tout caractère : ce n’est plus une classe, puissante par le nombre, le travail et le génie, qui veut et qui pense, qui produit et qui raisonne, qui commande et qui gouverne ; c’est une minorité qui trafique, qui spécule, qui agiote, une cohue.

Depuis seize ans, on dirait qu’elle revienne à elle-même et reprenne connaissance ; elle voudrait de nouveau se définir, s’affirmer, ressaisir l’influence. Telum imbelle sine ictu ! Point d’énergie dans la conscience, point d’autorité dans la pensée, nulle flamme au cœur, rien que le froid de la mort et l’impuissance de la sénilité. Et remarquez ceci. À qui la bourgeoisie contemporaine doit-elle cet effort sur elle-même, ces démonstrations de vain libéralisme, cette fausse renaissance à laquelle l’Opposition légale ferait croire peut-être, si l’on n’en connaissait le vice d’origine ? À qui rapporter cette lueur de raison et de sens moral qui n’éclaire point et ne fera pas revivre le monde bourgeois ? Uniquement aux manifestations de cette jeune conscience qui nie la féodalité nouvelle ; à l’affirmation de cette plèbe ouvrière qui a décidément pris pied sur le vieux patronat ; à la revendication de ces travailleurs auxquels d’ineptes politiqueurs refusent, à l’instant même où ils en reçoivent leur mandat politique, la capacité !…

Que la bourgeoisie le sache ou l’ignore, son rôle est fini ; elle ne saurait aller loin, et elle ne peut pas renaître. Mais qu’elle rende son âme en paix ! L’avènement de la plèbe n’aura pas pour résultat de l’éliminer, en ce sens que la plèbe remplacerait la bourgeoisie dans sa prépondérance politique, par suite dans ses priviléges, propriétés et jouissances, pendant que la bourgeoisie remplacerait la plèbe dans son salariat. La distinction actuelle, d’ailleurs parfaitement établie, entre les deux classes, ouvrière et bourgeoise, est un simple accident révolutionnaire. Toutes deux doivent s’absorber réciproquement dans une conscience supérieure ; et le jour où la plèbe, constituée en majorité, aura saisi le pouvoir et proclamé, selon les inspirations du droit nouveau et les formules de la science, la réforme économique et sociale, sera le jour de la fusion définitive. C’est sur des données nouvelles que les populations, qui ne vécurent longtemps que de leur antagonisme, doivent désormais se définir, marquer leur indépendance et constituer leur vie politique.



Chapitre III. — Dégagement de l’idée ouvrière. — 1. Système communiste ou du Luxembourg.


Je lis dans le no 1 de l’Association, Bulletin international des sociétés corporatives, les paroles suivantes :


Il n’y a plus rien à dire aujourd’hui sur la collectivité, considérée comme force économique. C’est une vérité devenue vulgaire que dix, vingt, cent ouvriers, opérant ensemble et combinant dans un but commun leur travail et leurs aptitudes, produisent plus et mieux que dix, vingt, cent ouvriers travaillant isolément. Ce qui est une question plus neuve et actuellement plus intéressante, c’est de savoir si un groupe d’ouvriers, se formant spontanément, peut se constituer lui-même, et dégager de son propre sein et par ses propres ressources la force initiatrice qui met l’atelier en mouvement, et la force directrice qui en régularise l’activité et pourvoit à l’exploitation commerciale de ses produits.

« En d’autres termes, le problème économique qui se pose aujourd’hui et qu’il s’agit d’examiner avec un soin particulier, de discuter sous toutes ses faces et d’élucider à fond, c’est de savoir si les classes ouvrières, appuyées déjà sur des droits politiques reconnus, peuvent aspirer à l’autonomie jusque dans le travail, et prétendre, comme les classes qui disposent des capitaux, aux avantages de l’association.

« Nous sommes de ceux qui pensent que le problème doit recevoir une solution affirmative. Nous croyons que les classes ouvrières peuvent, elles aussi, former des groupes libres, mettre en commun des forces, s’approprier le contrat de société, constituer en un mot, des associations dont le travail soit la base, et vivre ainsi de leur autonomie industrielle et commerciale. Nous allons jusqu’à être d’avis qu’en attendant les réformes législatives, qui devront un jour ou l’autre compléter leurs libertés civiles, elles peuvent utilement, dès aujourd’hui, pratiquer pour leur compte les textes actuels de la législation. »


Si je suis bien informé, les passages qu’on vient de lire ne sont pas une vaine phraséologie d’avocat ; c’est la pensée collective, délibérée en conseil, des cent fondateurs du journal l’Association.

À la suite de cette pensée magistrale, me sera-t-il permis à moi simple particulier d’ajouter, par forme de corollaire, qu’une des choses qui importent le plus à la Démocratie ouvrière, c’est, en même temps qu’elle affirme son Droit et dégage sa Force, de poser aussi son idée, je dirais plus, de produire tel quel son corps de Doctrine, afin que le monde apprenne du même coup que ceux qui de leur propre fonds possèdent le Droit et le Pouvoir, ont aussi, du fait de leur pratique intelligente et progressive, le Savoir. Tel est l’objet que je me suis proposé dans cet écrit. J’ai voulu, par un travail préparatoire, et sous réserve de l’opinion démocratique, juge en dernier ressort, donner dès à présent à l’émancipation ouvrière la haute sanction de la science : non que j’entende imposer à personne mes formules, mais convaincu que je suis que si la science, celle-là surtout qui a pris pour son objet les manifestations spontanées et les actes réfléchis des masses, ne s’improvise pas, elle n’en a pas moins besoin pour sa constitution d’aperçus synthétiques incessamment renouvelés, et qui, par leur caractère personnel, ne compromettent aucun principe, aucun intérêt.

Après l’éclosion de la conscience, c’est-à-dire du droit, arrive donc, dans les collectivités humaines, la révélation de l’idée. Cette marche est indiquée par la nature, et la psychologie l’explique. L’intelligence, chez l’être pensant, a pour base et condition première le sentiment. Pour se connaître, il faut se sentir : de là le soin avec lequel le Pouvoir, dans les sociétés aristocratiques et absolutistes, poursuit, réprime les réunions populaires, les conciliabules, assemblées, associations, réunions, tout ce qui en un mot peut exciter chez les classes inférieures la conscience. On veut empêcher qu’elles ne réfléchissent et ne se concertent ; pour cela le moyen est d’empêcher qu’elles ne se sentent. Elles seront de la famille, comme les chevaux, les moutons, les chiens ; elles ne se connaîtront pas comme classe, et à peine comme race. Qu’elles restent impénétrables à l’idée : à moins qu’une révélation ne leur vienne du dehors, leur servitude pourra se prolonger indéfiniment.

En France, le peuple, de même sang et dignité que la bourgeoisie, ayant même religion, mêmes mœurs, mêmes idées, ne différant que par le rapport économique indiqué par les mots capital et salariat, le peuple, dis-je, se trouva debout, en 1789, en même temps que la bourgeoisie. L’incendie de la maison Réveillon, tant d’autres actes d’une déplorable violence, témoignent que le peuple eut le pressentiment que la Révolution ne s’accomplirait pas d’abord à son profit autant qu’à celui de la classe bourgeoise. De ce soupçon trop bien justifié de la plèbe naquirent, à côté des Feuillants, des Constitutionnels, des Girondins, des Jacobins, etc., tous partis bourgeois, les partis ou sectes populaires connus sous les noms de Sans-Culottes, Maratistes, Hébertistes, Babouvistes, qui ont acquis une si terrible célébrité dans l’histoire, mais qui, de 92 à 96, eurent du moins le mérite de donner à la conscience plébéienne une secousse telle que depuis ce moment elle ne s’est plus endormie.

Alors aussi commença contre le peuple l’œuvre de répression. Comme on ne pouvait plus étouffer son sentiment, on entreprit de le contenir par une forte discipline, un pouvoir fort, la guerre, le travail, l’exclusion des droits politiques, l’ignorance, ou bien, à défaut de l’ignorance dont on rougissait, une instruction primaire qui ne donnât pas d’inquiétudes. Robespierre et ses Jacobins, la faction Thermidorienne après lui, puis le Directoire, le Consulat, tous les gouvernements qui se sont succédé jusqu’à nous, firent de la police de la plèbe, du statu quo des classes ouvrières, l’objet de leurs préoccupations constantes. M. Guizot s’était montré relativement libéral : les deux assemblées de la République furent résolument obscurantistes. Conspiration insensée ! La conscience plébéienne une fois en éveil, le prolétaire n’avait qu’à ouvrir les yeux et à dresser les oreilles pour acquérir son Idée ; elle allait lui venir par ses propres adversaires.

Les premiers qui posèrent la question sociale ne furent pas, en effet, les ouvriers : c’étaient des savants, des philosophes, des gens de lettres, des économistes, des ingénieurs, des militaires, d’anciens magistrats, des députés, des négociants, des chefs d’industrie, des propriétaires, qui tous à l’envi se mirent à relever les anomalies de la société nouvelle, et en vinrent insensiblement à proposer les réformes les plus hardies. Citons pour mémoire les noms de Sismondi, Saint-Simon, Fourier, Enfantin et son école, Pierre Leroux, Considérant, Just Muiron, Hippolyte Renaud, Baudet-Dulary, Eugène Buret, Cabet, Louis Blanc, mesdames Rolland, Flora Tristan, etc. Pendant plusieurs années, la bourgeoisie conservatrice se flatta que les ouvriers restaient sourds aux provocations de ces novateurs : 1848 lui prouva qu’elle se trompait.

Le socialisme moderne a eu des écoles nombreuses ; il ne s’est pas fondé comme secte ou église. Les classes ouvrières ne se sont données à aucun maître : Cabet, le dictateur des Icariens, en a fait à Nauvoo la triste expérience. Elle sont suivi leur inspiration, et il est peu probable qu’elles renoncent désormais à leur propre initiative. Là est le gage de leur succès.

Une révolution sociale comme celle de 89, que continue sous nos yeux la Démocratie ouvrière, est une transformation qui s’accomplit spontanément dans l’ensemble et dans toutes les parties du corps politique. C’est un système qui se substitue à un autre, un organisme nouveau qui remplace une organisation décrépite : mais cette substitution ne se fait pas en un instant, comme un homme qui change de costume ou de cocarde ; elle n’arrive pas au commandement d’un maître ayant sa théorie toute faite, ou sous la dictée d’un révélateur. Une révolution vraiment organique, produit de la vie universelle, bien qu’elle ait ses messagers et ses exécuteurs, n’est vraiment l’œuvre de personne. C’est une idée, d’abord élémentaire et qui point comme un germe, idée qui au premier moment n’offre rien de remarquable, empruntée qu’elle paraît à la sagesse vulgaire, et qui tout à coup, comme le gland enfoui dans la terre, comme l’embryon dans l’œuf, prend un accroissement imprévu, et de ses institutions remplit le monde.

L’histoire est pleine de ces exemples. Rien de plus simple au début que l’idée romaine : un patriciat, des clientèles, la propriété. Tout le système de la République, sa politique, ses agitations, son histoire découlent de là. Même simplicité dans l’idée impériale : le patriciat mis définitivement au niveau de la plèbe ; tous les pouvoirs réunis aux mains d’un empereur, exploitant le monde au profit du peuple, et placé sous la main des prétoriens. De là sortirent la hiérarchie et la centralisation impériales. Le Christianisme commence de même : Unité et universalité de la religion, fondée sur l’unité de Dieu et de l’Empire ; union intime de la religion et de la morale ; la charité posée comme acte de foi et comme devoir ; l’auteur présumé de cette idée déclaré fils de Dieu Rédempteur : voilà toute l’idée chrétienne. En 89, la Révolution se pose de nouveau tout entière dans le droit de l’homme. Par ce droit, la nation est souveraine, la royauté une fonction, la noblesse abolie, la religion une opinion ad libitum. — Nous savons quel développement ont reçu tour à tour la religion du Christ et le droit de l’homme.

Il en est ainsi de l’idée ouvrière au dix-neuvième siècle : elle n’aurait aucune légitimité, aucune authenticité, elle ne serait rien, si elle se présentait dans d’autres conditions.

Qu’est-il donc arrivé ? Le Peuple avait acquis conscience de lui-même ; il se sentait ; le bruit qui se faisait autour de lui, à cause de lui, avait éveillé son intelligence. Une révolution bourgeoise vint lui conférer la jouissance des droits politiques. Mis, pour ainsi dire, en demeure de dégager sa pensée sans le secours d’interprètes, il a suivi la logique de sa situation. D’abord, se posant en classe désormais séparée de la bourgeoisie, le Peuple a essayé de retourner contre celle-ci ses propres maximes ; il s’est fait son imitateur. Puis, éclairé par l’insuccès et renonçant à sa première hypothèse, il cherche son salut dans une idée originale. Deux courants d’opinion se sont ainsi produits tour à tour dans la plèbe travailleuse, et y entretiennent encore aujourd’hui une certaine confusion. Mais telle est la marche des conversions politiques, la même que celle de l’esprit humain, la même que celle de la science. On sacrifie au préjugé, à la routine, afin d’arriver plus sûrement à la vérité. Il est ridicule aux adversaires de l’émancipation ouvrière de se faire trophée de ces divisions, comme si elles n’étaient pas la condition du progrès, la vie même de l’humanité.

Le système du Luxembourg, le même au fond que ceux de Cabet, de R. Owen, des Moraves, de Campanella, de Morus, de Platon, des premiers chrétiens, etc., système communiste, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire, part du principe que l’individu est essentiellement subordonné à la collectivité ; que d’elle seule il tient son droit et sa vie ; que le citoyen appartient à l’État comme l’enfant à la famille ; qu’il est en sa puissance et possession, in manu, et qu’il lui doit soumission et obéissance en toute chose.

En vertu de ce principe fondamental de la souveraineté collective et de la subalternisation individuelle, l’école du Luxembourg tend, en théorie et en pratique, à ramener tout à l’État, ou, ce qui revient au même, à la communauté : travail, industrie, propriété, commerce, instruction publique, richesse, de même que la législation, la justice, la police, les travaux publics, la diplomatie et la guerre, pour ensuite le tout être distribué et réparti, au nom de la communauté ou de l’État, à chaque citoyen, membre de la grande famille, selon ses aptitudes et ses besoins.

Je disais tout à l’heure que le premier mouvement, la première pensée de la démocratie travailleuse, cherchant sa loi et se posant comme antithèse à la bourgeoisie, avait dû être de retourner contre celle-ci ses propres maximes : c’est ce qui ressort au premier coup d’œil de l’examen du système communiste.

Quel est le principe fondamental de l’ancienne société, bourgeoise ou féodale, révolutionnée ou de droit divin ? C’est l’autorité, soit qu’on la fasse venir du ciel ou qu’on la déduise avec Rousseau de la collectivité nationale. Ainsi ont dit à leur tour, ainsi ont fait les communistes. Ils ramènent tout à la souveraineté du peuple, au droit de la collectivité ; leur notion du pouvoir ou de l’État est absolument la même que celle de leurs anciens maîtres. Que l’État soit titré d’empire, de monarchie, de république, de démocratie ou de communauté, c’est évidemment toujours la même chose. Pour les hommes de cette école, le droit de l’homme et du citoyen relève tout entier de la souveraineté du peuple ; sa liberté même en est une émanation. Les communistes du Luxembourg, ceux d’Icarie, etc., peuvent en sûreté de conscience prêter serment à Napoléon III : leur profession de foi est d’accord, sur le principe, avec la Constitution de 1852 ; elle est même beaucoup moins libérale.

De l’ordre politique passons à l’ordre économique. De qui, dans l’ancienne société, l’individu, noble ou bourgeois, tenait-il ses qualités, possessions, priviléges, dotations et prérogatives ? De la loi, en définitive du souverain. En ce qui touche la propriété, par exemple, on avait bien pu, d’abord sous le régime du droit romain, puis sous le système féodal, en dernier lieu sous l’inspiration des idées de 89, alléguer des raisons de convenance, d’à-propos, de transition, d’ordre public, de mœurs domestiques, d’industrie même et de progrès : la propriété restait toujours une concession de l’État, seul propriétaire naturel du sol, comme représentant de la communauté nationale. Ainsi firent encore les communistes : pour eux l’individu fut censé, en principe, tenir de l’État tous ses biens, facultés, fonctions, honneurs, talents même, etc. Il n’y eut de différence que dans l’application. Par raison ou par nécessité, l’ancien État s’était plus ou moins dessaisi ; une multitude de familles, nobles et bourgeoises, étaient plus ou moins sorties de l’indivision primitive et avaient formé, pour ainsi dire, de petites souverainetés au sein de la grande. Le but du communisme fut de faire rentrer dans l’État tous ces fragments de son domaine ; en sorte que la révolution démocratique et sociale, dans le système du Luxembourg, ne serait, au point de vue du principe, qu’une restauration, ce qui veut dire une rétrogradation.

Ainsi, comme une armée qui a enlevé les canons de l’ennemi, le communisme n’a fait autre chose que retourner contre l’armée des propriétaires sa propre artillerie. Toujours l’esclave a singé le maître, et le démocrate a tranché de l’autocrate. On en va voir de nouvelles preuves.

Comme moyen de réalisation, indépendamment de la force publique dont il ne pouvait encore disposer, le parti du Luxembourg affirmait et préconisait l’association. L’idée d’association n’est pas nouvelle dans le monde économique ; bien plus, ce sont les États de droit divin, anciens et modernes, qui ont fondé les plus puissantes associations et en ont donné les théories. Notre législation bourgeoise (Codes civil et de commerce) en reconnaît plusieurs genres et espèces. Qu’y ont ajouté les théoriciens du Luxembourg ? absolument rien. Tantôt l’association a été pour eux une simple communauté de biens et de gains (art. 1836 et suiv.) ; quelquefois on en a fait une simple participation ou coopération, ou bien une société en nom collectif et commandite ; plus souvent on a entendu, par associations ouvrières, de puissantes et nombreuses compagnies de travailleurs, subventionnées, commanditées et dirigées par l’État, attirant à elles la multitude ouvrière, accaparant les travaux et les entreprises, envahissant toute industrie, toute culture, tout commerce, toute fonction, toute propriété ; faisant le vide dans les établissements et exploitations privés ; écrasant, broyant autour d’elles toute action individuelle, toute possession séparée, toute vie, toute liberté, toute fortune, absolument comme font de nos jours les grandes compagnies anonymes.

C’est ainsi que, dans les conceptions du Luxembourg, le domaine public devait amener la fin de toute propriété ; l’association entraîner la fin de toutes les associations séparées ou leur résorption en une seule ; la concurrence tournée contre elle-même, aboutir à la suppression de la concurrence ; la liberté collective, enfin, englober toutes les libertés corporatives, locales et particulières.

Quant au gouvernement, à ses garanties et à ses formes, la question était traitée en conséquence : pas plus que l’association et le droit de l’homme, elle ne se distinguait par rien de nouveau ; c’était toujours l’ancienne formule, sauf l’exagération communiste. Le système politique, d’après la théorie du Luxembourg, peut se définir : Une démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses, mais où les masses n’ont de pouvoir que ce qu’il en faut pour assurer la servitude universelle, d’après les formules et maximes suivantes, empruntées à l’ancien absolutisme :

Indivision du pouvoir ;

Centralisation absorbante ;

Destruction systématique de toute pensée individuelle, corporative et locale, réputée scissionnaire ;

Police inquisitoriale ;

Abolition ou du moins restriction de la famille, à plus forte raison de l’hérédité ;

Le suffrage universel organisé de manière à servir de sanction perpétuelle à cette tyrannie anonyme, par la prépondérance des sujets médiocres ou même nuls, toujours en majorité, sur les citoyens capables et les caractères indépendants, déclarés suspects et naturellement en petit nombre. L’école du Luxembourg l’a déclaré hautement : elle est contre l’aristocratie des capacités.

Parmi les partisans du communisme, il en est qui, moins intolérants que les autres, ne proscrivent pas d’une manière absolue la propriété, la liberté industrielle, le talent indépendant et initiateur ; qui n’interdisent pas, au moins par des lois expresses, les groupes et réunions formés par la nature des choses, les spéculations et fortunes particulières, pas même la concurrence aux sociétés ouvrières, privilégiées de l’État. Mais on combat ces influences dangereuses par des moyens détournés, on les décourage par les tracasseries, les vexations, les taxes et une foule de moyens auxiliaires dont les anciens gouvernements fournissent les types, et que la morale d’État autorise :

Impôt progressif ;

Impôt sur les successions ;

Impôt sur le capital ;

Impôt sur le revenu ;

Impôt somptuaire ;

Impôt sur les industries libres.

En revanche, franchises aux associations ;

Secours aux associations ;

Encouragements, subventions aux associations ;

Institutions de retraites pour les invalides du travail, membres des associations, etc., etc.

C’est, comme l’on voit, et comme nous l’avons dit, l’ancien système du privilége retourné contre ses bénéficiaires ; l’exploitation aristocratique et le despotisme appliqué au profit de la plèbe ; l’État serviteur devenu la vache à lait du prolétariat et nourri dans les prairies et pâturages des propriétaires ; en résumé, un simple déplacement de favoritisme ; les classes d’en haut jetées en bas et celles d’en bas guindées en haut ; quant aux idées, aux libertés, à la justice, à la science, néant.

Sur un seul point, le communisme se sépare du système d’état bourgeois : celui-ci affirme la famille, que le communisme tend invinciblement à abolir. Or, pourquoi le communisme s’est-il prononcé contre l’institution matrimoniale, inclinant avec Platon et les premières sectes chrétiennes au libre amour ? C’est que le mariage, c’est que la famille est la forteresse de la liberté individuelle ; que la Liberté est la pierre d’achoppement de l’État, et que pour consolider celui-ci, le délivrer de toute opposition, gêne et entrave, le communisme n’a vu d’autre moyen que de ramener à l’État, de rendre à la communauté, avec tout le reste, les femmes et les enfants. C’est ce que l’on appelle encore d’un autre nom : Émancipation de la femme. Jusque dans ses écarts, on voit que le communisme manque d’invention et se réduit à un pastiche. Une difficulté se présente : il ne la résout pas, il la sabre.

Tel est en résumé le système du Luxembourg, système qui, n’en soyons pas surpris, doit conserver des partisans nombreux, puisqu’il se réduit à une simple contrefaçon et représaille de la plèbe substituée aux droits, faveurs, priviléges et emplois de la bourgeoisie ; système dont les analogues et les modèles se retrouvent dans les despotismes, les aristocraties, les patriciats, les sacerdoces, les communautés, hôpitaux, hospices, casernes et prisons de tous les pays et de tous les siècles.

La contradiction de ce système est donc flagrante ; c’est pourquoi il n’a jamais pu se généraliser et s’établir. Constamment il s’est écroulé aux moindres essais.

Supposez un moment le pouvoir aux mains des communistes, les associations ouvrières organisées, l’impôt braqué sur les classes qu’aujourd’hui le fisc épargne tandis qu’il pressure les autres, tout le reste à l’avenant. Bientôt toute individualité possédant quelque fortune sera ruinée ; l’État sera le maître de tout : après ? N’est-il pas clair que la communauté, surchargée de tous les malheureux dont elle aura détruit ou confisqué la fortune, encombrée de tout le travail auparavant abandonné aux entrepreneurs libres, recueillant moins de forces qu’elle n’en détruit, ne suffira pas au quart de sa tâche ; que le déficit et la famine amèneront en moins de quinze jours une révolution générale, que tout sera à recommencer, et que pour recommencer on procédera par une restauration ?

Telle est pourtant l’absurdité anté-diluvienne qui depuis trente siècles a rampé, comme le limaçon sur les fleurs, à travers les sociétés ; qui a séduit les plus beaux génies et les réformateurs les plus illustres : Minos, Lycurgue, Pythagore, Platon, les Chrétiens et leurs fondateurs d’ordres ; plus tard Campanella, Morus, Babeuf, Robert Owen, les Moraves, etc.

Toutefois, il est deux choses que nous devons noter à l’avantage du communisme : la première, c’est que, à titre de première hypothèse, il était indispensable à l’éclosion de l’idée vraie ; la seconde, qu’au lieu de scinder, comme a fait le système bourgeois, la politique et l’économie politique et d’en faire deux ordres distincts et contraires, elle a affirmé l’identité de leurs principes et essayé d’en opérer la synthèse. Nous reviendrons sur ce sujet dans les chapitres suivants.



Chapitre IV. — 2. Système mutuelliste, ou du Manifeste. — Spontanéité de l’idée de mutualité dans les masses modernes. — Définition.


Ce qu’il importe de relever dans les mouvements populaires, c’est leur parfaite spontanéité. Le peuple obéit-il à une excitation ou suggestion du dehors, ou bien à une inspiration, intuition ou conception naturelle ? Voilà, dans l’étude des révolutions, ce que l’on ne saurait déterminer avec trop de soin. Sans doute les idées qui à toutes les époques ont agité les masses étaient écloses antérieurement dans le cerveau de quelque penseur ; en fait d’idées, d’opinions, de croyances, d’erreurs, la priorité ne fut jamais aux multitudes, et il ne saurait en être autrement aujourd’hui. La priorité, en tout acte de l’esprit, est à l’individualité ; le rapport des termes l’indique. Mais il s’en faut de beaucoup que toute pensée qui saisit l’individu s’empare plus tard des populations ; parmi les idées qui entraînent celles-ci, il s’en faut même beaucoup qu’il n’y en ait que de justes et d’utiles ; et nous disons précisément que ce qui importe surtout à l’historien philosophe, c’est d’observer comment le peuple s’attache à certaines idées plutôt qu’à d’autres, les généralise, les développe à sa manière, en fait des institutions et des coutumes qu’il suit traditionnellement, jusqu’à ce qu’elles tombent ès mains des législateurs et justiciers, qui en font à leur tour des articles de loi et des règles pour les tribunaux.

Ainsi, il en est de l’idée de mutualité comme de celle de communauté ; elle est aussi ancienne que l’état social. Quelques esprits spéculatifs en entrevirent, de loin en loin, la puissance organique et la portée révolutionnaire ; jamais, jusqu’en 1848, elle n’avait pris l’importance et affecté le rôle qu’elle paraît décidément à la veille de jouer. En cela, elle était restée fort en arrière de l’idée communiste, qui, après avoir jeté dans l’antiquité et au moyen âge un assez grand éclat, grâce à l’éloquence des sophistes, au fanatisme des sectaires et à la puissance des couvents, a semblé de nos jours au moment de prendre une nouvelle force.

Le principe de mutualité a été pour la première fois exprimé, avec une certaine hauteur philosophique et une intention réformatrice, dans cette fameuse maxime que tous les sages ont répétée, et que nos Constitutions de l’an ii et de l’an iii, à leur exemple, placèrent dans la Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen :


« Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ;

« Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir. »


Ce principe, pour ainsi dire à double tranchant, admiré d’âge en âge et jamais contredit, gravé, dit le rédacteur de la Constitution de l’an iii, par la nature dans tous les cœurs, suppose que le sujet à qui l’intimation en est faite, 1o est libre ; 2o qu’il a le discernement du bien et du mal, en autres termes, qu’il possède de son fonds la justice. Deux choses, je veux dire la Liberté et la Justice, qui nous rejettent bien loin par delà l’idée d’autorité, collective ou de droit divin, sur laquelle nous venons de voir que s’appuie le système du Luxembourg.

Jusqu’à présent cette belle maxime n’a été pour les peuples, selon le langage des théologiens moralistes, qu’une sorte de conseil. Par l’importance qu’elle reçoit aujourd’hui et par la manière dont les masses ouvrières demandent qu’on l’applique, elle tend à devenir précepte, à prendre un caractère décidément obligatoire, en un mot, à conquérir force de loi.

Constatons d’abord le progrès accompli à cet égard dans les classes ouvrières. Je lis dans la Manifeste des Soixante  :


« Le suffrage universel nous a rendus majeurs politiquement ; mais il nous reste encore à nous émanciper socialement. La liberté que le Tiers-État sut conquérir avec tant de vigueur doit s’étendre en France à tous les citoyens. Droit politique égal implique nécessairement un égal droit social. »


Remarquons cette façon de raisonner : « Sans l’égalité sociale, l’égalité politique n’est qu’un vain mot ; le suffrage universel une contradiction. » On laisse de côté la syllogistique et l’on procède par assimilation : Égalité politique = égalité sociale. Ce tour d’esprit est nouveau ; du reste il sous-entend, comme principe premier, la liberté individuelle.


« La bourgeoisie, notre aînée en émancipation, dut, en 89, absorber la noblesse et détruire d’injustes priviléges. Il s’agit pour nous non de détruire les droits dont jouissent justement les classes moyennes, mais de conquérir la même liberté d’action. »


Et plus bas :


« Qu’on ne nous accuse point de rêver lois agraires, égalité chimérique, qui mettrait chacun sur le lit de Procuste ; partage, maximum, impôt forcé, etc. Non, il est temps d’en finir avec ces calomnies propagées par nos ennemis et adoptées par les ignorants. — La liberté, le crédit, la solidarité, voilà nos rêves. »


Il conclut par ces mots :


« Le jour où ils (ces rêves) se réaliseront, il n’y aura plus ni bourgeois, ni prolétaires, ni patrons, ni ouvriers. »


Toute cette rédaction est un peu louche. En 1789 on n’a pas dépouillé la noblesse de ses biens ; les confiscations venues plus tard ont été un fait de guerre. On s’est contenté d’abolir certains priviléges incompatibles avec le droit et la liberté, et que la noblesse s’était injustement arrogés ; cette abolition a déterminé son absorption. Or, il va sans dire que le prolétariat ne demande pas davantage à dépouiller la bourgeoisie de ses biens acquis, ni d’aucun des droits dont elle jouit justement ; on ne veut que réaliser, sous les noms parfaitement juridiques et légaux de liberté du travail, crédit, solidarité, certaines réformes dont le résultat sera d’abolir quoi ? les droits, priviléges, et tout ce qu’on voudra, dont la bourgeoisie jouit exclusivement ; par ce moyen de faire qu’il n’y ait plus ni bourgeois ni prolétaires, c’est-à-dire de l’absorber elle-même.

En deux mots : comme la bourgeoisie a fait à la noblesse lors de la Révolution de 1789, ainsi il lui sera fait par le prolétariat dans la révolution nouvelle ; et puisqu’en 1789 il n’y a pas eu d’injustice commise, dans la révolution nouvelle, qui a pris son aînée pour modèle, il n’y en aura pas non plus.

Cela dit, le Manifeste développe sa pensée avec une énergie croissante.


« Nous ne sommes pas représentés, nous qui refusons de croire que la misère soit d’institution divine. La charité, vertu chrétienne, a radicalement prouvé et reconnu elle-même son impuissance en tant qu’institution sociale. Au temps de la souveraineté du peuple, du suffrage universel, elle ne peut plus être qu’une vertu privée…. Nous ne voulons pas être des clients ni des assistés ; nous voulons devenir des égaux. Nous repoussons l’aumône, nous voulons la justice. »


Que dites-vous de cette déclaration ? Comme vous vous êtes fait à vous-mêmes, bourgeois nos aînés, ainsi nous voulons qu’il nous soit fait. Est-ce net ?


« Éclairés par l’expérience, nous ne haïssons pas les hommes ; nous voulons changer les choses. »


C’est décisif autant que radical. Et l’Opposition prétendue démocratique a pourchassé des candidatures précédées d’une semblable profession de foi !…

Ainsi les Soixante, par leur dialectique comme par leurs idées, sortent de la vieille routine communiste et bourgeoise. Ils ne veulent pas de priviléges ni de droits exclusifs ; ils ont abandonné cette égalité matérialiste qui mettait l’homme sur un lit de Procuste ; ils affirment la liberté du travail, condamnée par le Luxembourg dans la question du travail à la tâche ; ils admettent, bien qu’également condamnée par le Luxembourg comme spoliatrice, la concurrence ; ils proclament à la fois la solidarité et la responsabilité ; ils ne veulent plus de clientèles, plus de hiérarchies. Ce qu’ils veulent, c’est une égalité de dignité, agent incessant d’égalisation économique et sociale ; ils repoussent l’aumône et toutes les institutions de bienfaisance ; à sa place, ils demandent la justice.

La plupart d’entre eux sont membres de sociétés de crédit mutuel, de secours mutuels, dont ils nous apprennent que trente-cinq fonctionnent obscurément dans la capitale ; gérants de sociétés industrielles, desquelles le communisme a été banni et qui se sont fondées sur le principe de participation, reconnu par le Code, et sur celui de mutualité.

Au point de vue des juridictions, les mêmes ouvriers demandent des chambres ouvrières et des chambres patronales se complétant, se contrôlant et se balançant les unes les autres ; des syndicats exécutifs et des prud’hommies ; en somme, tout une réorganisation de l’industrie, sous la juridiction de tous ceux qui la composent[6].

En tout cela, disent-ils, le suffrage universel est leur règle suprême. L’un de ses premiers et plus puissants effets doit être, selon eux, de reconstituer, sur des rapports nouveaux, les groupes naturels du travail, c’est-à-dire les corporations ouvrières. — Ce mot de corporations est un de ceux qui font le plus accuser les ouvriers : ne nous en effrayons pas. Comme eux, ne jugeons pas sur les mots ; regardons les choses.

En voilà assez, ce me semble, pour démontrer que l’idée mutuelliste a pénétré, d’une façon nouvelle et originale, les classes ouvrières ; qu’elles se la sont appropriée ; qu’elles l’ont plus ou moins approfondie, qu’elles l’appliquent avec réflexion, qu’elles en prévoient tout le développement, en un mot, qu’elles en ont fait leur foi et leur religion nouvelle. Rien de plus authentique que ce mouvement, bien faible encore, mais destiné à absorber non plus seulement une noblesse de quelques centaines de mille âmes, mais une bourgeoisie qui se compte par millions, et à régénérer la société chrétienne tout entière.

Voyons maintenant l’idée en elle-même.

Le mot français mutuel, mutualité, mutuation, qui a pour synonyme réciproque, réciprocité, vient du latin mutuum, qui signifie prêt (de consommation), et dans un sens plus large, échange. On sait que dans le prêt de consommation l’objet prêté est consommé par l’emprunteur, qui n’en rend alors que l’équivalent, soit en même nature, soit sous toute autre forme. Supposez que le prêteur devienne de son côté emprunteur, vous aurez une prestation mutuelle, un échange par conséquent : tel est le lien logique qui a fait donner le même nom à deux opérations différentes. Rien de plus élémentaire que cette notion : aussi n’insisterai-je pas davantage sur le côté logique et grammatical. Ce qui nous intéresse est de savoir comment, sur cette idée de mutualité, réciprocité, échange, Justice, substituée à celles d’autorité, communauté ou charité, on en est venu, en politique et en économie politique, à construire un système de rapports qui ne tend à rien de moins qu’à changer de fond en comble l’ordre social.

À quel titre, d’abord, et sous quelle influence l’idée de mutualité s’est-elle emparée des esprits ?

Nous avons vu précédemment comment l’école du Luxembourg entend le rapport de l’homme et du citoyen vis-à-vis de la société et de l’État : suivant elle, ce rapport est de subordination. De là, l’organisation autoritaire et communiste.

À cette conception gouvernementale vient s’opposer celle des partisans de la liberté individuelle, suivant lesquels la société doit être considérée, non comme une hiérarchie de fonctions et de facultés, mais comme un système d’équilibrations entre forces libres, dans lequel chacune est assurée de jouir des mêmes droits à la condition de remplir les mêmes devoirs, d’obtenir les mêmes avantages en échange des mêmes services, système, par conséquent essentiellement égalitaire et libéral, qui exclut toute acception de fortunes, de rang et de classes. Or, voici comment raisonnent et concluent ces anti-autoritaires ou libéraux.

Ils soutiennent que la nature humaine étant dans l’Univers l’expression la plus haute, pour ne pas dire l’incarnation de l’universelle Justice, l’homme et le citoyen tient son droit directement de la dignité de sa nature, de même que plus tard il tiendra son bien-être directement de son travail personnel et du bon usage de ses facultés, sa considération du libre exercice de ses talents et de ses vertus. Ils disent donc que l’État n’est autre chose que la résultante de l’union librement formée entre sujets égaux, indépendants, et tous justiciers ; qu’ainsi il ne représente que des libertés et des intérêts groupés ; que tout débat entre le Pouvoir et tel ou tel citoyen se réduit à un débat entre citoyens ; qu’en conséquence il n’y a pas, dans la société, d’autre prérogative que la liberté, d’autre suprématie que celle du Droit. L’autorité et la charité, disent-ils, ont fait leur temps ; à leur place nous voulons la justice.

De ces prémisses, radicalement contraires à celles du Luxembourg, ils concluent à une organisation sur la plus vaste échelle du principe mutuelliste. — Service pour service, disent-ils, produit pour produit, prêt pour prêt, assurance pour assurance, crédit pour crédit, caution pour caution, garantie pour garantie, etc. : telle est la loi. C’est l’antique talion, œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie, en quelque sorte retourné, transporté du droit criminel et des atroces pratiques de la vendetta dans le droit économique, les œuvres du travail et les bons offices de la libre fraternité. De là toutes les institutions du mutuellisme : assurances mutuelles, crédit mutuel, secours mutuels, enseignement mutuel ; garanties réciproques de débouché, d’échange, de travail, de bonne qualité et de juste prix des marchandises, etc. Voilà ce dont le mutuellisme prétend faire, à l’aide de certaines institutions, un principe d’État, une loi d’État, j’irai jusqu’à dire une sorte de religion d’État, d’une pratique aussi facile aux citoyens qu’elle leur est avantageuse ; qui n’exige ni police, ni répression, ni compression, et ne peut en aucun cas, pour personne, devenir une cause de déception et de ruine.

Ici, le travailleur n’est plus un serf de l’État, englouti dans l’océan communautaire ; c’est l’homme libre, réellement souverain, agissant sous sa propre initiative et sa responsabilité personnelle ; certain d’obtenir de ses produits et services un prix juste, suffisamment rémunérateur, et de rencontrer chez ses concitoyens, pour tous les objets de sa consommation, la loyauté et les garanties les plus parfaites. Pareillement l’État, le Gouvernement n’est plus un souverain ; l’autorité ne fait point ici antithèse à la liberté : État, gouvernement, pouvoir, autorité, etc., sont des expressions servant à désigner sous un autre point de vue la liberté même ; des formules générales, empruntées à l’ancienne langue, par lesquelles on désigne, en certains cas, la somme, l’union, l’identité et la solidarité des intérêts particuliers.

Dès lors il n’y a plus lieu de se demander, comme dans le système bourgeois ou dans celui du Luxembourg, si l’État, le Gouvernement ou la communauté, doivent dominer l’individu, ou bien lui être subordonnés ; si le prince est plus que le citoyen, ou le citoyen plus que le prince ; si l’autorité prime la liberté, ou si elle est sa servante : toutes ces questions sont de purs non-sens. Gouvernement, autorité, État, communauté et corporations, classes, compagnies, cités, familles, citoyens, en deux mots, groupes et individus, personnes morales et personnes réelles, tous sont égaux devant la loi, qui seule, tantôt par l’organe de celui-ci, tantôt par le ministère de celui-là, règne, juge et gouverne : Despotès ho nomos.

Qui dit mutualité suppose partage de la terre, division des propriétés, indépendance du travail, séparation des industries, spécialité des fonctions, responsabilité individuelle et collective, selon que le travail est individualisé ou groupé ; réduction au minimum des frais généraux, suppression du parasitisme et de la misère. — Qui dit communauté, en revanche, hiérarchie, indivision, dit centralisation, suppose multiplicité des ressorts, complication de machines, subordination des volontés, déperdition de forces, développement de fonctions improductives, accroissement indéfini de frais généraux, par conséquent création du parasitisme et progrès dans la misère.

Chapitre V. — Destinée historique de l’idée de mutualisme.


L’idée de mutualité conduit à des conséquences prodigieuses, celle entre autres de l’unité sociale du genre humain. Le messianisme juif avait fait ce rêve : aucune des quatre grandes monarchies annoncées par Daniel ne remplit le programme. Partout la faiblesse de l’État fut en raison de son étendue : la fin de la conquête romaine fut le signal de la grande dissolution. Les empereurs, en se partageant la pourpre, allèrent d’eux-mêmes au-devant du rétablissement des nationalités. L’Église ne réussit pas mieux que n’avaient fait Cyrus, Alexandre et les Césars : la catholicité de l’Évangile n’embrasse pas même la moitié de la population du globe. Or, ce que n’ont pu opérer ni la puissance des grands empires, ni le zèle de la religion, la logique du mutuellisme tend à l’accomplir ; et, comme elle procède, cette logique, de bas en haut, commençant par les classes serviles et prenant la société à rebours, on peut prévoir qu’elle l’accomplira.

Toute société se forme, se réforme ou se transforme à l’aide d’une idée. Ainsi, l’on a vu dans le passé, et nous voyons encore de nos jours l’idée de paternité fonder les anciennes aristocraties et monarchies : patriarcat ou despotisme oriental, patriciat romain, czarisme russe, etc. ; — la fraternité pythagorique produire les républiques de Crète, de Sparte, de Crotone, etc. — Nous connaissons, pour les avoir pratiquées, l’autocratie prétorienne, la théocratie papale, la féodalité du moyen âge, le constitutionnalisme bourgeois. Et pourquoi ne pas nommer ici l’attraction passionnelle de Fourier, le sacerdoce androgynique d’Enfantin, l’idéalisme épicurien de nos romantiques, le positivisme de Comte, l’anarchie malthusienne ou liberté négative des économistes ? Toutes ces idées aspirent à se rendre dominantes : leur prétention à l’omniarchie n’est pas douteuse.

Mais, pour fonder cette nouvelle et indéfectible unité, il faut un principe nécessaire, universel, absolu, immanent, antérieur et supérieur à toute constitution sociale, et qui ne puisse en être séparé sans que celle-ci tombe à l’instant. Ce principe, nous le trouvons dans l’idée de mutualité, qui n’est autre que celle d’une justice synallagmatique, s’appliquant à toutes les relations humaines et dans toutes les circonstances de la vie.

C’est un fait, bien digne de remarque, que jusqu’à présent la justice est demeurée comme étrangère ou indifférente à une foule de choses qui réclament son intervention. La religion, la politique, la métaphysique elle-même l’ont reléguée au second ou au troisième rang ; chaque nation, en se donnant une divinité protectrice, a nommé qui la Puissance, qui la Richesse, qui l’Amour, qui le Courage, qui l’Éloquence, la Poésie ou la Beauté ; il n’est venu à la pensée de personne que le Droit fût le plus grand et le plus puissant des dieux, supérieur même au Destin. La Justice est fille, tout au plus épouse, mais épouse répudiée de Jupiter ; un simple attribut de Jéhovah.

À l’origine des sociétés, il n’y eut à cela rien que de naturel. Sous l’influence de l’imagination et de la sensibilité, l’homme affirme en premier lieu les êtres qui le touchent ; les idées ne lui viennent que longtemps après ; et parmi les idées, les plus concrètes, les plus complexes, les plus individualisées paraissent en premier lieu ; les plus universelles et les plus simples, qui sont en même temps les plus abstraites, ne se montrent que les dernières. L’enfant commence par aimer et respecter son père et sa mère ; de là il s’élève à la conception du patriarche, prince, pontife, roi ou czar ; de ces figures il dégage peu à peu l’idée d’autorité : il lui faudra trente siècles pour concevoir la société, la grande famille dont il fait partie, comme l’incarnation du Droit.

Il est clair cependant que, quel que soit le principe sur lequel s’est établie la cité, de quelque nom qu’elle appelle sa divinité souveraine, elle ne subsistera que par la Justice. Ôtez la Justice, la société se corrompt, l’État s’écroule à l’instant. Le plus paternel des gouvernements, si la justice y fait défaut, n’est qu’une odieuse et insupportable tyrannie : tel a été, jusqu’aux réformes commencées par Alexandre II, le pouvoir des czars. Il en est de même de toute autre idée, prise pour base d’une constitution sociale : elle ne peut se passer, pas même s’abstraire du droit, tandis que le droit subsiste par lui-même, et n’a rigoureusement besoin du secours de rien autre.

Or, si la Justice est impliquée en tout système politique, si elle en est la condition suprême, il s’ensuit qu’elle est la formule même de la société, elle est le plus grand des dieux, son culte est la plus haute des religions, son étude la théologie par excellence. Elle donne le sceau à la science et à l’art : et toute vérité, toute beauté qui se proposerait contre ou hors la Justice, deviendrait par là même mensonge et illusion.

Une religion conçue, par hypothèse, sans justice, serait une monstruosité ; un Dieu injuste est le synonyme de Satan, Ahrimane, le génie du mal ; une révélation, même accompagnée de miracles, qui n’aurait pas pour but le perfectionnement de l’homme par la Justice, devrait être attribuée, c’est l’Église elle-même qui nous l’enseigne, à l’Esprit de ténébres ; un Amour sans respect est de l’impudicité ; et tout art, tout idéal, qui se prétendrait affranchi de la justice et de la morale, devrait être déclaré un art de corruption, un idéal de honte.

Cherchez maintenant dans la multitude des idées humaines, parcourez le domaine de la science sacrée et profane, vous ne trouverez pas une seconde idée comme la Justice. Eh bien, c’est cette Justice que la Démocratie ouvrière, dans son intuition toute spontanée, mais encore obscure, atteste, invoque aujourd’hui sous le nom de mutualité. Cet ordre nouveau, que la Révolution française, d’après la tradition populaire, est appelée à fonder, en réunissant tous les peuples dans une confédération de confédérations, le voilà ; cette religion de l’avenir, qui doit compléter l’Évangile, c’est la religion de la Justice.

Jésus, à l’exemple de Moïse, a parlé une fois du principe de mutualité, et spécialement du mutuum ; puis il n’y est plus revenu. Ils n’eussent ni l’un ni l’autre pu faire davantage.

Au temps de Moïse, la plèbe hébraïque ne pouvait être saisie que par une idée affective, l’autorité paternelle ou le patriarcat, se rattachant à l’autorité du Dieu Très-Haut, père céleste d’Israël. C’est pour cela que la loi moïsiaque, bien que voulant la Justice, la subordonne dans l’application à l’autorité paternelle, royale et pontificale, au culte de Jéhovah.

Au temps de Jésus, le sacerdoce, la royauté et l’aristocratie avaient abusé ; toutefois le peuple ne s’était pas élevé à la spiritualité de la justice : l’apôtre lui-même nous le déclare. À l’autorité paternelle et sacerdotale, devenue prévaricatrice et païenne, Jésus substitue donc la charité fraternelle ; il fonde la confrérie évangélique, l’Église.

Mais Jésus lui-même a annoncé qu’après lui viendrait un troisième personnage, le Paraclet, en latin advocatus, l’avocat, ou comme qui dirait l’homme du droit, le Justicier. Ce Paraclet, dont les apôtres attendaient la venue, que l’on a attendu de siècle en siècle, et sur lequel on a débité tant de rêveries, pourquoi ne dirais-je pas que nous en avons aujourd’hui la manifestation dans le mouvement régénérateur de la plèbe moderne ? La même raison qui fit comprendre au prophète de Nazareth, il y a plus de dix-huit siècle, que la charité prêchée par lui n’était pas le dernier mot de l’Évangile, est celle qui illumine notre Démocratie, quand, s’exprimant par la bouche des Soixante, elle nous dit : « Nous repoussons l’aumône ; nous voulons la justice. »

Je regrette de tenir aussi longtemps le lecteur sur ces questions un peu ardues. Mais, je le répète, il s’agit d’une révolution qui court dans les veines du peuple, la plus profonde et la plus décisive qui se soit jamais vue, à propos de laquelle j’aurais honte de papillonner et de faire de l’esprit, quand nous n’avons pas trop de tout le sérieux de nos intelligences. Que ceux qui ont besoin qu’on les amuse quand on leur parle de leurs plus grands intérêts se contentent de lire, chaque jour après dîner, dix de mes pages, puis qu’ils aillent à la comédie ou prennent leur feuilleton. Quant à moi, je le déclare, il m’est impossible de jouer avec la justice, pas plus que de plaisanter avec la misère et le crime. Si parfois le ton de pamphlet se mêle à mon exposition réformiste, ma volonté n’y est pour rien ; prenez-vous-en à mon indignation d’honnête homme.

Après avoir suivi d’aussi près que nous l’avons pu l’éclosion de l’idée mutuelliste, il convient d’en examiner la nature et la portée. Si je ne suis pas aussi bref que je le voudrais, je tâcherai du moins d’être clair et péremptoire.



Chapitre VI. — Puissance de l’idée mutuelliste ; universalité d’applications. — Comment le principe le plus élémentaire de la morale tend à devenir le fondement du droit économique et le pivot de nouvelles institutions. — Premier exemple : des assurances.


Les classes ouvrières nous ont livré leur secret. Nous savons d’elles-mêmes qu’après s’être un instant arrêtées en 1848, aux idées de vie en commun, de travail en commun, d’état-famille ou état-serviteur, elles ont abandonné cette utopie ; que, d’un autre côté, elles ne se prononcent pas avec moins de force contre le système de juste-milieu politique et d’anarchie économique des bourgeois, et que leur pensée est concentrée sur un principe unique, également applicable, dans leur pensée, à l’organisation de l’État et à la législation des intérêts, le principe de mutualité.

Cette idée traduite au grand jour, nous n’avons plus besoin d’interroger les classes ouvrières sur leurs pensées d’avenir. Leur pratique n’a pas beaucoup avancé depuis six mois ; quant à la doctrine, le principe étant donné, nous en saurons, à l’aide de la logique, autant qu’elles. Aussi bien et mieux qu’elles, nous pouvons, par le raisonnement, interroger la conscience universelle, révéler ses tendances, et mettre sous les yeux des masses leur destinée. Nous pouvons même, si elles venaient à faire fausse route, noter leurs contradictions et inconséquences, par conséquent leurs fautes ; puis, appliquant leur idée à chaque question politique, économique ou sociale, leur tracer à elles-mêmes, au cas où elles en manqueraient, un plan de conduite ou formulaire. Ce sera leur indiquer par anticipation les conditions de leur succès et les causes de leurs défaites, écrire d’avance, sous forme d’une déduction dialectique, leur histoire. La civilisation en est là aujourd’hui. L’humanité commence à se connaître et à se posséder assez pour calculer son existence à long terme : motif précieux de consolation pour ceux que la brièveté de la vie attriste, et qui voudraient au moins savoir comment ira le monde quelque cent ans après leur mort.

Reprenons donc cette idée de mutualité, et voyons ce que, sous la pression des événements et d’après les lois de la logique, la Démocratie ouvrière s’apprête à en faire.

Observons d’abord qu’il y a mutualité et mutualité. On peut se rendre le mal pour le mal, comme on se rend le bien pour le bien. On peut se rendre risque pour risque, chance pour chance, concurrence pour concurrence, indifférence pour indifférence, aumône pour aumône. Je considère les sociétés de secours mutuels, telles qu’elles existent aujourd’hui, comme de simples transitions au régime mutuelliste, appartenant encore à la catégorie des fondations charitables, de vraies surcharges que doit s’imposer le travailleur qui désire ne pas s’exposer à l’abandon en cas de maladie et de chômage. Je mets sur la même ligne les monts-de-piété, les loteries de bienfaisance, les caisses d’épargne et de retraite, les assurances sur la vie, les crèches, asiles, orphelinats, hôpitaux, hospices, enfants trouvés, quinze-vingts, invalides, chauffoirs publics, etc. On peut voir déjà, par ce qu’a fait ou tenté de faire la charité du Christ, quelle tâche incombe à la mutualité moderne. Possible que ces établissements ne disparaissent de sitôt, tant le malheur social est profond, tant sont lentes les transformations qui ont pour objet l’amélioration de masses si nombreuses et si pauvres. Mais ces institutions n’en sont pas moins des monuments de misère, et le Manifeste des Soixante nous l’a dit : « Nous repoussons l’aumône ; nous voulons la justice. »

La vraie mutualité, nous l’avons dit, est celle qui donne, promet et assure service pour service, valeur pour valeur, crédit pour crédit, garantie pour garantie ; qui, substituant partout un droit rigoureux à une charité languissante, la certitude du contrat à l’arbitraire, des échanges, écartant toute velléité, toute possibilité d’agiotage, réduisant à sa plus simple expression tout élément aléatoire, rendant le risque commun, tend systématiquement à organiser le principe même de la justice en une série de devoirs positifs, et pour ainsi dire de gages matériels.

Précisons notre pensée par des exemples. Je commence par le plus connu et le plus simple.

Tout le monde a entendu parler des compagnies d’assurance contre l’incendie, la grêle, l’épizootie, les risques de navigation, etc. Ce qu’on sait moins, c’est que ces compagnies font en général de très-gros bénéfices : il en est qui servent à leurs actionnaires, 50, 100 et même 150 p. 100 d’intérêt du capital versé.

La raison de ceci est facile à comprendre.


« Une société d’assurance n’a pas besoin de capital : il n’y a là ni travaux à faire, ni marchandises à acheter, ni main-d’œuvre à payer. Des propriétaires, en nombre aussi grand qu’on voudra, — le plus sera le mieux, — prennent l’engagement les uns envers les autres, chacun au pro-rata des valeurs qu’il veut faire assurer, de se couvrir réciproquement des pertes qu’ils auront faites par force majeure ou cas fortuit : c’est ce qu’on nomme assurance mutuelle. Dans ce système, la prime à payer par chaque associé ne se calcule qu’à l’expiration de l’année, ou à des périodes plus longues encore, selon la rareté ou la médiocrité des sinistres. Elle donc variable, et ne produit de bénéfices pour personne.

« Ou bien des capitalistes se réunissent et offrent aux particuliers de leur rembourser, moyennant une prime annuelle de x p. 1000 le montant des dégâts éventuels causés dans leurs propriétés par l’incendie, la grêle, les naufrages, l’épizootie, en un mot par le sinistre objet de l’assurance, c’est ce qu’on appelle assurance à prime fixe. » (Manuel du spéculateur à la Bourse, par P.-J. Proudhon et G. Duchêne, Paris, 1857, Garnier frères.)


Or, nul n’est tenu de cautionner autrui pour rien, et comme l’offre et la demande sont la loi du monde commercial, on comprend que les compagnies se mettant d’accord entre elles, calculant leurs risques et leurs primes de manière à ce que les pertes soient couvertes au moins deux fois par les bénéfices, doublent et triplent chaque année leur capital.

Comment donc se fait-il que l’assurance mutuelle n’ait pas, depuis longtemps, remplacé toutes les autres ? Ah ! c’est qu’il est bien peu de particuliers qui veuillent s’occuper des choses qui intéressent tout le monde, mais ne rapportent rien à personne ; c’est que le gouvernement, qui pourrait prendre cette initiative, s’y refuse, comme si la chose ne le regardait point, parce que, dit-il, c’est affaire d’économie politique, non de Gouvernement ; disons mieux, parce que ce serait porter atteinte à des compagnies de parasites, gros messieurs, vivant largement du tribut que leur payent les assurés ; c’est enfin que les essais qui ont été faits, soit en dehors de la sanction de l’État et sur une trop petite échelle, de l’assurance mutuelle, soit par l’État lui-même, mais dans des vues de sinécurisme, ont fini par rebuter les plus zélés, si bien que l’institution est restée en projet, L’assurance mutuelle, abandonnée par l’autorité publique, à qui il appartenait de la prendre en main, n’est encore qu’une idée.


« Lorsque l’esprit d’initiative et le sentiment de collectivité qui sommeillent en France auront pris leur essor, l’assurance deviendra un contrat entre les citoyens, une association dont les bénéfices profiteront à tous les assurés et non à quelques capitalistes, bénéfices qui se traduiront alors en une réduction de prime à payer. Cette idée s’est déjà produite, dans le public et dans les assemblées délibérantes, sous formes d’assurances par l’État[7]. » (Ibid.)


Ce qu’il y a lieu de craindre ici, comme toujours, c’est que le Gouvernement, sous prétexte d’utilité publique, ne crée un grand monopole, comme il a fait des Chemins de fer, des Gaz, des Omnibus, des Petites Voitures, etc. ; monopole qui servirait à doter plus d’un fidèle serviteur que la pénurie du Trésor ne permet pas de récompenser de ses longs services. Ainsi dans le régime d’insolidarité mutuelle où nous vivons, nous allons de l’exploitation des compagnies à l’exploitation par le Gouvernement, le tout parce que nous ne savons pas nous entendre, et qu’il nous plaît mieux de voir quelques-uns de nous s’enrichir par le privilége que de nous garer tous contre la spoliation et le paupérisme.

Ces faits sont parfaitement connus, et je n’ai pas la prétention de rien apprendre à cet égard au lecteur. Que demandent donc les partisans de la mutualité ?

Ils reconnaissent volontiers, avec les économistes de l’école purement libérale, que la liberté est la première des forces économiques ; que tout ce qui peut être accompli par elle seule doit lui être laissé ; mais que là où la liberté ne peut atteindre, le bon sens, la justice, l’intérêt général commandent de faire intervenir la force collective, qui n’est autre ici que la mutualité même ; que les fonctions publiques ont été précisément établies pour ces sortes de besoins, et que leur mission n’est à autre fin. Ils entendent donc que leur principe, admis en théorie, en ce qui concerne l’assurance, par tout le monde, mais jusqu’à présent écarté, dans la pratique, par la négligence ou la connivence des gouvernements, reçoive enfin sa pleine et entière application. Ils signalent dans le système contraire ce triple mal, que leur volonté arrêtée est de faire disparaître aussitôt qu’ils auront le pouvoir :

1o Un principe de droit public et économique violé ;

2o Une portion de la fortune publique sacrifiée sous forme de prime ;

3o À l’aide de cette prime, un parasitisme corrupteur créé et entretenu.

Nous ne sommes pas à la fin. L’iniquité attire l’iniquité. Un fait dont il nous serait difficile d’administrer la preuve parce que nous n’avons pas parcouru les livres des Compagnies, mais que tout nous engage à regarder comme certain, c’est qu’en matière d’assurance les petits payent pour les gros, absolument comme en matière d’impôt. En effet, les sinistres sont proportionnellement plus rares pour les petits appartements, les petits mobiliers, les petites industries, que pour les grandes manufactures et les vastes magasins : ce qui n’empêche pas la prime, à l’aide de certains accessoires, d’être plus élevée pour les assurances de la première catégorie que pour celles de la seconde.

Un abus d’un autre genre est que les Compagnies forment entre elles pour la tenue des primes un comité d’entente qui n’est autre chose qu’une coalition de l’espèce naguère défendue par la loi, et maintenant autorisée par un vote du Corps législatif. Aussi tandis que la Compagnie mutuelle pour l’assurance prendrait de 0 fr. 15 c. p. 1000, les Compagnies à prime fixe ne prennent pas moins de 10.

Mais que parlons-nous ici de mutualité ? On nous assure que les Compagnies constituées d’après ce principe tendent bien moins à se développer par la réduction des primes qu’à se rendre elles-mêmes semblables aux autres en entrant dans les voies du monopole. On vise au capitalisme. L’inertie volontaire de celles-ci est le vrai soutien de celles-là.

La prime d’assurance, disent les mutuellistes, n’est dans les conditions actuelles, pour la plus grande partie, qu’un tribut payé par le pays à l’insolidarité générale. Un jour viendra où le seul fait de la possibilité de pareilles spéculations sera imputé à prévarication et délit à tout gouvernement qui négligerait à ce point la protection des intérêts généraux.



Chapitre VII. — Loi économique de l’offre et de la demande. — Correction de cette loi par le principe de mutualité.


Ce que nous venons de dire de l’assurance peut servir de type pour une critique générale du monde économique. Tout s’y trouve, en effet : violation de la justice par le mépris du principe de mutualité ; abandon des droits de la société par l’incurie du gouvernement ; extorsion de la fortune publique sous forme de prime ; inégalité et par suite iniquité dans les transactions, où l’on voit le petit sacrifié au grand, le pauvre payer plus que le riche ; création des monopoles et annihilation de la concurrence ; développement parallèle du parasitisme et de la misère.

L’hypocrisie de nos philanthropes s’est évertuée à chercher les causes du paupérisme et du crime : ils ne les ont pas trouvées ; c’était trop simple. Ces causes se réduisent à une seule : le droit économique partout violé. Le remède n’était pas plus difficile à découvrir : retour au droit économique par l’observation de la loi de mutualité. C’est sur quoi je ne me lasserai point d’appeler l’attention du lecteur, jusqu’à pleine et entière conviction.

Tout à l’heure, en parlant de l’assurance, nous avons cité la loi si souvent invoquée de l’offre et de la demande. À chaque pétition de réforme, l’économie conservatrice et malthusienne ne manque jamais d’opposer la loi suprême de l’offre et de la demande : c’est son grand cheval de bataille, son dernier mot. Essayons donc d’en faire la critique, et de prouver que tout n’est pas également respectable et infaillible dans cette fameuse loi.

On désigne par offre et demande le débat contradictoire qui a lieu entre deux particuliers, l’un vendeur, l’autre acheteur, sur le prix d’une marchandise, d’un service, d’un immeuble, ou de toute autre valeur.

L’économie politique enseigne, et elle démontre, que le prix exact d’un produit est une quantité indéterminable, variant de minute en minute ; conséquemment que ce prix, ne pouvant être arrêté, demeure plus ou moins arbitraire, que c’est une fiction, une convention.

Le vendeur dit : Ma marchandise vaut 6 fr., en conséquence je vous l’offre pour cette somme. — Non, répond l’acheteur : Votre marchandise ne vaut que 4 fr. : je la demande à ce prix : à vous de voir s’il vous convient de me la livrer.

Il se peut que les deux interlocuteurs soient de bonne foi ; dans ce cas, respectant leur propre déclaration, ils se sépareront sans rien conclure, à moins que, par des considérations particulières, ils n’en viennent à partager, comme on dit vulgairement, la différence, et à fixer d’un commun accord le prix de la chose à 5 fr.

Mais le plus souvent ce sont deux fripons, qui cherchent à se tromper réciproquement. Le vendeur, qui sait ce que coûte de fabrication sa marchandise et quel peut en être l’usage, se dit qu’elle vaut, par exemple, 5 fr. 50. Mais il n’a garde d’avouer la vérité. Pour peu que l’état du marché, ou la simplicité du chaland l’y encourage, il en demande 6 fr. et même plus : c’est ce qu’on appelle surfaire. Pareillement l’acheteur, qui connaît son propre besoin, et qui décompose à part soi le prix de revient de l’objet, se dit : Cela peut valoir 5 fr. ; mais il dissimule et feint de ne vouloir donner que 4. fr., ce qui s’appelle rabattre.

Si tous deux étaient sincères, ils s’accorderaient vite, l’un dirait à l’autre : Dites-moi ce que vous regardez comme le juste prix, et à mon tour j’en userai de même. Cela fait, ils se sépareraient sans rien faire, à moins que l’un ne parvînt à convaincre l’autre d’erreur dans son appréciation. Dans aucun cas, ils n’essaieraient de se supplanter, le vendeur, en comptant sur le besoin qu’a le demandeur de la marchandise ; l’acheteur, en spéculant sur la nécessité qu’éprouve le vendeur de rentrer dans ses capitaux. Un pareil calcul, formulé par la parole avec l’accent de la bonne foi, est, d’une part comme de l’autre, déloyal, et aussi déshonorant que le mensonge. Il n’est donc pas vrai que la loi de l’offre et de la demande soit absolument irréfragable, entachée qu’elle est presque toujours d’une double fourberie.

C’est pour échapper à cette ignominie, insupportable à tout caractère généreux, que certains négociants et fabricants se refusent au débat de l’offre et de la demande, ne pouvant ni se résoudre à mentir ni supporter qu’on essaie de les tromper, ou que par un rabais exagéré on les accuse de surfaire ; ils vendent à prix fixe : c’est à prendre ou à laisser. Qu’un enfant se présente ou un homme fait, ils seront traités de la même manière : le prix fixe protège, chez eux, tout le monde.

Il est certain que la vente à prix fixe suppose plus de bonne foi, présente plus de dignité que la vente à marchandage. Supposez que tous négociants et producteurs en usassent de même, nous aurions, dans l’offre et la demande, la mutualité. Sans doute celui qui vend à prix fixe a pu se tromper sur la valeur de la marchandise ; mais remarquez qu’il est retenu, d’un côté par la concurrence, de l’autre, par la liberté éclairée des acheteurs. Aucune marchandise ne se vend bien longtemps au-dessus de son juste prix : si le contraire a lieu, c’est que, par une cause quelconque, le consommateur n’est pas libre. La morale publique et la régularité des transactions gagneraient donc à ce qu’il en fût ainsi ; les affaires seraient meilleures pour tout le monde. Et sait-on ce qui s’ensuivrait d’un pareil principe ? Sans doute il se ferait moins de si grosses et de si rapides fortunes ; mais il y aurait aussi moins de faillites et de banqueroutes, moins de ruines et de désespoirs. Un pays où les choses ne se donneraient que pour ce qu’elles valent, sans recherche d’agio, aurait résolu le double problème de la valeur et de l’égalité.

Je ne crains donc pas de le dire : Ici comme en ce qui concerne l’assurance, la conscience publique réclame une garantie, ce qui veut dire une meilleure définition dans la science et une réforme dans les habitudes du commerce. Malheureusement cette réforme ne peut s’obtenir qu’au moyen d’une initiative supérieure à toute individualité ; et le monde est plein de gens qui, lorsqu’on essaie de porter la lumière dans les obscurités de la science, la cognée dans les broussailles du mercantilisme, crient à l’utopie ; qui, lorsqu’on menace l’escroquerie et l’équivoque, se plaignent qu’on attente à leur liberté.



Chapitre VIII. — Application du principe de mutualité au travail et au salaire. — Du commerce véridique et de l’agiotage.


Avant la révolution de 89, la société et le gouvernement, constitués tous deux sur le principe d’autorité, avaient la forme d’une hiérarchie. L’Église elle-même, en dépit des sentiments d’égalité démocratique dont est émaillé l’Évangile, avait donné sa sanction à cet échelonnement des conditions et des fortunes, hors duquel on ne concevait que le néant. Dans le sacerdoce comme dans l’État, dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique, régnait sans conteste une loi qu’on avait fini par prendre pour l’expression de la justice même, celle d’une universelle subordination. Pas une protestation ne s’élevait, tant la loi semblait rationnelle, divine même ; et cependant l’on n’était pas heureux. La gêne était générale : l’ouvrier et le paysan, réduits au minimum de salaire, se plaignaient de la dureté du bourgeois, noble ou abbé ; le bourgeois à son tour, malgré ses droits de maîtrise, ses privilèges de monopole, se plaignait de l’impôt, des empiètements de ses confrères, des gens de justice et des gens d’Église ; le noble se ruinait, et, une fois ses biens engagés ou vendus, n’avait de ressource que dans la faveur du prince et sa propre prostitution. Chacun cherchait, sollicitait une amélioration dans sa mauvaise fortune : augmentation de gages et salaires, accroissement de bénéfices ; celui-ci réclamait la réduction d’un fermage que celui-là trouvait insuffisant ; les mieux dotés étaient ceux qui criaient le plus, abbés bénéficiaires et traitants. Bref, la situation était intolérable : elle finit par la révolution.

Depuis 89 la société a fait un immense revirement, et la situation ne paraît pas meilleure. Plus que jamais le monde demande à être bien logé, bien vêtu, bien nourri, et à travailler moins. Les ouvriers se coalisent et se mettent en grève pour la réduction des heures de travail et la hausse des salaires ; les patrons, obligés, à ce qu’il paraît, de céder de ce côté, cherchent des économies de production aux dépens de la qualité des produits ; il n’y a pas jusqu’aux parasites qui ne se plaignent que leurs sinécures ne suffisent pas à les faire vivre.

Pour s’assurer la diminution de service à laquelle avant tout ils aspirent, maintenir leur salaire en hausse et se perpétuer dans un commode statu quo, les ouvriers ne se contentent pas de se coaliser contre les entrepreneurs ; ils se coalisent en certains endroits contre la concurrence des ouvriers du dehors, auxquels ils défendent l’entrée de leurs villes ; ils se concertent contre l’emploi des machines, se mettent en garde contre l’admission de nouveaux apprentis, surveillant les patrons, les intimidant et les contraignant par une police occulte, irrésistible.

De leur côté les patrons ne sont point en reste avec les travailleurs : c’est la lutte du capital contre le salaire, lutte dans laquelle la victoire est assurée non aux gros bataillons, mais aux grosses bourses. Qui résistera le plus longtemps au chômage, de la caisse du maître ou de l’estomac de l’ouvrier ? À l’heure où j’écris ces lignes, la guerre est tellement vive en certaines parties de la Grande-Bretagne, que l’on craint que le libre-échange, imaginé pour le triomphe du capitalisme anglais, de la grande industrie anglaise, ne se tourne contre l’Angleterre, dont le peuple, l’organisme et l’outillage n’ont pas la souplesse qui les distingue dans notre pays de France.

Il faudrait pourtant sortir de peine, chercher remède à cette détresse ; que dit la science, je parle de la science officielle ? Rien : elle rabâche son éternelle loi de l’offre et de la demande ; loi menteuse, dans les termes où on la pose, loi immorale, propre seulement à assurer la victoire du fort contre le faible, de celui qui a contre celui qui n’a pas.

Et la mutualité, dont nous nous sommes servis déjà pour réformer l’assurance et faire une correction heureuse à la loi de l’offre et de la demande, ne peut-elle rien nous donner ? comment en faire l’application au travail et au salaire ?

Dans les pays boisés, lorsqu’à l’entrée de l’hiver il s’agit de procéder à la coupe des bois, les paysans se réunissent : tous ensemble vont à la forêt ; les uns abattent les arbres ; les autres font les fagots, merrains, etc., les enfants et les femmes ramassent les copeaux : puis, les lots faits, on tire au sort. Ceci est du travail en commun ; ce sera de l’association, si vous voulez : ce n’est pas ce que nous demandons par ces mots : application de la mutualité au travail et au salaire.

Un village a été détruit par l’incendie ; tout le monde s’est dévoué pour conjurer le désastre : on a sauvé quelque mobilier, des provisions, du bétail, des outils. La première chose à faire est de relever les habitations. On s’unit de nouveau ; on se partage la besogne ; les uns creusent des fondations nouvelles, d’autres prennent pour eux la bâtisse, d’autres se chargent des travaux de charpente, menuiserie, etc. Tout le monde mettant la main à l’œuvre le travail avance à vue d’œil, et de nouveau chaque famille retrouve sa maison, plus grande et embellie. Chacun ayant travaillé pour chacun, et tous pour tous, l’assistance ayant été réciproque, on découvre dans le travail un certain caractère de mutualité. Mais ce mutuellisme n’a pu se produire qu’à une condition, savoir la réunion de tous les efforts, et la fusion, pour un temps, de tous les intérêts, de sorte qu’ici encore nous avons plutôt une association temporaire qu’une mutualité.

Pour qu’il y ait mutualité parfaite, il faut donc que chaque producteur, en prenant certain engagement vis-à-vis des autres, qui de leur côté s’engagent de la même manière vis-à-vis de lui, conserve sa pleine et entière indépendance d’action, toute sa liberté d’allure, toute sa personnalité d’opération : la mutualité, d’après son étymologie, consistant plutôt dans l’échange des bons offices et des produits que dans le groupement des forces et la communauté des travaux.

Le groupement des forces, de même que la séparation des industries, est un puissant moyen économique ; et il en est de même, en certains cas, de l’association ou communauté. Mais rien de tout cela n’est de la mutualité ; rien de tout cela ne saurait résoudre le problème du travail libre et du juste salaire : et c’est de ce problème, c’est d’une application spéciale de la mutualité que nous avons à nous occuper en ce moment.

Pour arriver à ce but, nous avons à parcourir une route assez longue, et plus d’une idée à mettre en œuvre.

1. Depuis 1789, la France est devenue une démocratie. Tous sont égaux devant la loi, civile, politique et économique. L’antique hiérarchie a été mise à raz du sol ; le principe d’autorité s’est évanoui devant la déclaration des droits et le suffrage universel. Tous nous possédons le droit de propriété, le droit d’entreprise, le droit de concurrence ; en dernier lieu, on nous a donné le droit de coalition et de grève. Cette acquisition de droits nouveaux, qui jadis aurait pu passer pour rébellion ; ce progrès démocratique est un premier pas vers la constitution mutuelliste de la nation. Plus d’acception de personnes ; plus de priviléges de race ou de classe ; plus de préjugés de rangs : rien enfin qui s’oppose aux libres transactions entre tous citoyens, devenus égaux. L’égalité des personnes est la première condition du nivellement des fortunes, laquelle ne résultera que de la mutualité, c’est-à-dire de la liberté même.

Mais il n’est pas moins clair aussi que cette grande équation politique ne nous donne pas le mot de l’énigme : quel rapport entre le droit de suffrage, par exemple, et la fixation du juste salaire ? entre l’égalité devant la loi, et l’équilibre des services et des produits ?

2. L’une des premières idées qu’ait conçues la France démocratisée a été celle d’une tarification. Les lois de maximum sont essentiellement révolutionnaires. L’instinct du peuple le veut ainsi, et cet instinct a son côté éminemment juridique et judicieux. Il y a longtemps que je l’ai demandé pour la première fois, et jamais je n’ai obtenu de réponse : Quel est le juste prix d’une paire de sabots ? Combien vaut la journée d’un charron ? celle d’un tailleur de pierres, d’un maréchal, d’un tonnelier, d’une couturière, d’un garçon brasseur, d’un commis, d’un musicien, d’une danseuse, d’un terrassier, d’un homme de peine ? Car il est évident que si nous le savions, la question des travaux et salaires serait décidée : rien de plus aisé que de faire justice, et en faisant justice nous aurions la sécurité et le bien-être pour tous. Combien, par la même raison, devront coûter le médecin, le notaire, le magistrat, le professeur, le général, le prêtre ? Combien pour un prince, un artiste, un virtuose ? Combien est-il juste que le bourgeois, en supposant qu’il y ait bourgeois, gagne sur l’ouvrier ? Combien lui allouer pour sa maîtrise ?

L’offre et la demande, répond imperturbablement l’économiste de l’école anglaise, le disciple d’A. Smith, Ricardo et Malthus. N’est-ce pas impatientant de bêtise ? Tout métier doit produire de quoi faire au moins vivre celui qui l’exerce ; sans cela il sera abandonné, et ce sera raison. Voilà donc, pour le salaire, et conséquemment pour le travail, une première limite, un minimum, en deçà duquel nous ne pouvons reculer. Il n’est offre ni demande qui tienne : il faut pouvoir vivre en travaillant, comme disaient en 1834 les ouvriers lyonnais. Si ce minimum peut être amélioré, tant mieux : n’envions pas à l’ouvrier le bien qu’il se procure par le travail. Mais dans une société où les industries sont toutes des démembrements les unes des autres, où les prix des choses exercent les uns sur les autres une constante influence, il est clair que l’amélioration par la hausse n’ira pas loin. Chacun résiste à l’ambition de son prochain, puisque l’élévation du salaire de celui-ci se traduit nécessairement, quelle que soit notre bonne volonté à tous, en perte pour celui-là. Notre question revient donc à dire, et la chose me semble parfaitement raisonnable : le minimum de dépense nécessaire à la vie de l’ouvrier étant trouvé, à supposer qu’une semblable détermination puisse être faite, trouver la norme du salaire, ce qui revient à dire, pour notre milieu social, la condition d’accroissement du bien-être général.

Laissons donc de côté les maximums, les tarifications, réglementations et tout l’appareil de 93. Il ne s’agit pas pour nous de cela. La révolution, en nous démocratisant, nous a lancés dans les voies de la démocratie industrielle. C’est un premier et très-grand pas qu’elle nous a fait faire. Une seconde idée est sortie de là, celle d’une détermination des travaux et salaires. Jadis, cette idée eût été un scandale ; aujourd’hui elle n’a rien que de logique et de légitime : nous la retenons.

3. Pour apprécier équitablement la journée d’un travailleur, il faut savoir de quoi elle se compose, quelles quantités entrent dans la formation du prix, s’il ne s’y rencontre pas des éléments étrangers, des non-valeurs.

En autres termes, qu’est-ce que nous entendons acheter et qu’avons-nous loyalement à payer dans la journée de l’ouvrier, généralisons notre pensée, de quiconque nous rend service ?

Ce que nous avons à payer à celui dont nous réclamons le service, ce que nous entendons exclusivement acquérir, c’est le service même, rien de plus, rien de moins.

Mais dans l’usage ce n’est point ainsi que les choses se passent : il est une foule de circonstances où nous payons en sus de la valeur du produit du service demandé, tant pour le rang, la naissance, l’illustration, les titres, honneurs, dignités, la renommée, etc., du fonctionnaire. Ainsi un conseiller de Cour impériale est appointé à 4,000 fr., tandis que le président en a 15,000. Un chef de division au ministère est taxé à 15,000 fr. ; le ministre en touche 100,000. Les desservants des paroisses rurales ont été portés depuis quelques années à 800 fr. ; ajoutez 50 fr. de casuel ; les évêques reçoivent au moins 20,000 fr. Un premier sujet du Théâtre-Français ou de l’Opéra exige par an 100,000 fr. de fixe, et je ne sais combien de feux ; celui qui le double aura 300 fr. par mois. La raison de ces différences ? Elle est toute dans la dignité, le titre, le rang ; dans je ne sais quoi de métaphysique et d’idéal, qui, loin de pouvoir être payé, répugne à la vénalité……

Pendant qu’on exagère le revenu des uns par la haute opinion qu’on se fait de leurs fonctions et de leurs personnes, un bien plus grand nombre voit réduire presqu’à rien ses salaires et sa nourriture par le mépris qu’on fait de ses services et l’état d’indignité dans lequel il est systématiquement retenu. L’un est la contre-partie de l’autre. L’aristocratie suppose la servitude : à celle-là l’opulence, à celle-ci par conséquent les privations. De tout temps le droit à son propre produit a été dénié à l’esclave : même pratique à l’égard du serf féodal, à qui le seigneur prenait jusqu’à cinq jours de travail par semaine, ne lui en laissant qu’un, car le dimanche était sacré, pour pourvoir à sa nourriture hebdomadaire. La concession faite à tout travailleur du droit de disposer de son travail et des produits de son travail date de 89. Et s’imagine-t-on qu’il n’y a plus aujourd’hui de travail servile ? Je ne veux pas dire par là de travail absolument gratuit : on ne l’oserait plus ; mais de travail payé au-dessous de ce qu’exigent l’absolu nécessaire, le simple respect de l’humanité ? Ceux qui conserveraient quelque doute à cet égard n’ont qu’à ouvrir le livre de Pierre Vinçard. Nos fabriques, nos ateliers, nos manufactures, nos villes et nos campagnes regorgent de gens qui vivent avec moins de 60 centimes par jour ; quelques-uns, dit-on, n’en ont pas vingt-cinq. La description de ces misères fait honte à l’humanité : elle révèle la profonde mauvaise foi de notre époque.

Vous allez me dire qu’en tout ceci il ne s’agit que d’exceptions heureuses ou malheureuses ; que les nations aiment à s’honorer elles-mêmes en portant haut la liste civile et les émoluments de leurs princes, magistrats, grands fonctionnaires et talents illustres, qu’il est peu raisonnable d’assimiler à la vulgarité des industriels et manouvriers.

Mais descendez l’échelle sociale, au sommet de laquelle je vous ai transporté, et vous vous apercevrez à votre surprise, qu’en toute profession les hommes se jugent de même. Le médecin et l’avocat, le cordonnier et la modiste, font payer la vogue dont ils jouissent ; il y a même des gens qui mettent à prix leur probité, comme cette cuisinière qui, moyennant un plus fort gage, promettait de ne pas faire danser l’anse du panier. Quel est l’homme qui ne s’estime pas un peu plus que ses confrères, et ne s’imagine vous faire honneur en travaillant pour vous moyennant paiement ? En toute fixation de salaire, quand c’est le producteur qui la fait, il y a toujours deux parts, celle du personnage, nominor quia leo, et celle de l’ouvrier. Il y a en France cent chirurgiens qui n’eussent pas été embarrassés pour extirper la balle du pied de Garibaldi : mais il fallait, à un illustre blessé un opérateur célèbre ; Garibaldi en a paru dix fois plus héroïque et M. Nélaton dix fois plus habile. Chacun a eu sa réclame : ainsi va le monde économique.

Puis donc que nous sommes en démocratie, que nous jouissons tous des mêmes droits ; que la loi nous accorde à tous faveur et considération égales, je conclus que, quand nous nous occupons d’affaires, toute question de préséance doit être écartée, et qu’en mettant réciproquement à prix nos services, nous ne devons avoir égard qu’à la valeur intime du travail.

L’utilité vaut l’utilité ;

La fonction vaut la fonction ;

Le service paye le service ;

La journée de travail balance la journée de travail,

Et tout produit sera payé par le produit qui aura coûté même somme de peines et de frais.

Si, en pareille transaction, il y avait une faveur à accorder, ce ne serait pas aux fonctions brillantes, agréables, honorifiques, que tout le monde recherche ; ce serait, comme l’a dit Fourier, aux travaux pénibles qui choquent notre délicatesse et répugnent à l’amour-propre. Un richard a la fantaisie de me prendre pour valet de chambre : « Point de sot métier, me dirai-je ; il n’y a que de sottes gens. Les soins qui se rendent à la personne sont plus que des travaux d’utilité, ce sont des actes de charité, qui mettent celui qui les exerce au-dessus de celui qui les reçoit. Donc, comme je n’entends pas être humilié, je mettrai une condition à mon service : c’est que l’homme qui désire m’avoir pour domestique me payera 50 pour 100 de son revenu. Hors de là, nous sortons de la fraternité, de l’égalité, de la mutualité : j’irai jusqu’à dire que nous sortons de la justice et de la morale. Nous ne sommes plus démocrates ; nous sommes une société de valets et d’aristocrates. »

Mais, me direz-vous, il n’est pas vrai que la fonction, comme vous dites, égale la fonction, que le service acquitte le service, et que la journée de travail de l’un vaille la journée de travail de l’autre. Sur ce point la conscience universelle proteste ; elle déclare que votre mutualité serait de l’iniquité. Il faut donc, bon gré mal gré, nous en tenir à la loi de l’offre et de la demande, tempérée, dans ce qu’elle a de féroce et de faux, par l’éducation et la philanthropie.

J’aimerais autant, je l’avoue, que l’on me soutînt que les industriels, les fonctionnaires publics, les savants, les négociants, les ouvriers, les paysans, en un mot tous ceux qui travaillent, produisent, font œuvre utile, sont entre eux comme des animaux de genre différent, d’espèce inégale, entre lesquels on ne peut établir de comparaison. Qu’est-ce que la dignité de la bête de somme comparée à celle de l’homme, et quelle mesure commune entre la servitude de la première et la noble et libre action de l’autre ?… C’est ainsi que raisonnent les théoriciens de l’inégalité. À leurs yeux, il y aurait plus loin entre tel homme et tel homme, qu’entre tel homme et tel cheval. Ils en concluent que ce ne sont pas seulement les produits du travail humain qui sont des quantités incommensurables ; les hommes eux-mêmes seraient, quoi qu’on ait écrit, inégaux en dignité, partant en droits, et tout ce qu’on fait pour les établir de niveau est renversé par la nature des choses. Là, disent-ils, dans cette inégalité des personnes, est le principe de l’inégalité des rangs, conditions et fortunes.

À qui, par intérêt de classe et vanité de système, hait la vérité, il est toujours facile de se payer de phrases. Pascal, cherchant la philosophie de l’histoire, concevait l’humanité comme un seul individu qui ne mourait pas, accumulait en lui toutes les connaissances et réalisait successivement toutes les idées et tous les progrès. C’est ainsi que Pascal se représentait l’unité et l’identité de notre espèce, et de cette identité il s’élevait aux plus hautes pensées sur le développement de la civilisation, le gouvernement de la Providence, la solidarité des États et des races. La même conception s’applique à l’économie politique. La société doit être considérée comme un géant aux mille bras, qui exerce toutes les industries, produit simultanément toute richesse. Une seule conscience, une seule pensée, une seule volonté l’animent ; et dans l’engrenage de ses travaux se révèle l’unité et l’identité de sa personne. Quoi qu’il entreprenne, il reste toujours lui-même, aussi admirable, aussi digne dans l’exécution des moindres détails que dans les combinaisons les plus merveilleuses. Dans toutes les circonstances de sa vie, cet être prodigieux est égal à lui-même, et l’on peut dire que chacune de ses actions, chacun de ses moments paie l’autre.

Vous insistez, et vous dites : Quand on accorderait à chacun des individus dont la société se compose la même dignité morale, ils n’en sont pas moins, au point de vue des facultés, inégaux entre eux, et cela suffit pour ruiner la démocratie, aux lois de laquelle on prétend les soumettre.

Sans doute les individus, qui sont les organes de la société, sont inégaux en facultés, de même qu’ils sont égaux en dignité. Que faut-il en conclure ? Une seule chose : c’est que, tranquilles sur ce qui nous fait tous égaux, nous avons à prendre, autant qu’il est en nous, la mesure de nos inégalités.

Ainsi, réserve faite de la personnalité humaine, que nous déclarons inviolable, l’être moral mis à part, les choses de la conscience réservées, nous avons à étudier l’homme d’action, ou le travailleur, dans ses moyens et ses produits. Or, du premier coup d’œil nous découvrons ce fait important : c’est que, si les facultés humaines d’un sujet à l’autre sont inégales, les différences en plus et en moins ne vont pas à l’infini : elles restent dans des limites passablement restreintes. De même qu’en physique nous ne pouvons atteindre ni l’extrême chaud ni l’extrême froid et que nos mesures thermométriques oscillent à de faibles distances en deçà et au delà d’une moyenne fort improprement appelée zéro ; de même il est impossible d’assigner la limite négative ou superlative de l’intelligence et de la force, soit dans l’homme et les bêtes, soit dans le Créateur et le monde. Tout ce que nous pouvons, c’est, pour l’esprit par exemple, de marquer des degrés, nécessairement arbitraires, au dessus ou au dessous d’un point conventionnel et fixe que nous appellerons sens commun ; pour la force, de convenir encore d’une unité métrique, soit la force de cheval, et de compter ensuite de combien d’unités et de fractions d’unité de force chacun de nous est capable.

Comme, dans le thermomètre, nous aurons donc, pour l’intelligence et pour la force, des extrêmes et une moyenne. La moyenne est le point dont se rapprochera le plus grand nombre de sujets ; ceux qui s’élèveront ou descendront aux extrêmes seront les plus rares. J’ai dit tout à l’heure que l’écart entre ces extrêmes était assez faible : en effet, un homme qui réunit en lui la force de deux ou trois hommes moyens est un hercule ; celui qui aurait de l’esprit comme quatre serait un demi-dieu. À ces limites imposées au développement des facultés humaines s’ajoutent les conditions de la vie et de la nature. La durée maximum de l’existence est de soixante-dix à quatre-vingts ans, sur laquelle il faut déduire une période d’enfance, une d’éducation, une de retraite et décrépitude. Pour tous la journée a vingt-quatre heures, dont, selon les circonstances, neuf à dix-huit peuvent être données au travail. De même, chaque semaine a un jour de repos ; et bien que l’année soit de trois cent soixante-cinq jours, on ne peut guère compter que sur trois cents donnés au travail. On voit que si les facultés industrielles sont inégales, cette inégalité n’empêchera pas l’ensemble d’être sensiblement de niveau : c’est comme une moisson dont tous les épis sont inégaux, et qui n’en est pas moins comme une plaine unie, étendue à l’horizon.

D’après ces considérations, nous pouvons définir la journée de travail : c’est, en toute industrie et profession, ce que peut fournir de service ou produire de valeur un homme de force, intelligence et âge moyens, sachant bien son état et ses diverses parties, dans un intervalle donné, soit dix, douze ou quinze heures pour les parties où le travail peut s’apprécier à la journée ; soit une semaine, un mois, une saison, une année, pour celles qui réclament un laps plus considérable de temps.

L’enfant, la femme, le vieillard, l’homme valétudinaire ou de faible complexion, ne pouvant généralement atteindre à la moyenne de l’homme valide, leur journée de travail ne sera qu’une fraction de la journée officielle, normale, légale, prise pour unité de valeur. — J’en dis autant de la journée du travailleur parcellaire, dont le service purement mécanique, exigeant moins d’intelligence que de routine, ne peut se comparer à celui d’un véritable industriel.

En revanche et réciproquement, l’ouvrier supérieur, qui conçoit, exécute plus rapidement, rend plus de travail et de meilleure qualité qu’un autre ; à plus forte raison celui qui, à cette supériorité d’exécution joindrait le génie de la direction et la puissance du commandement, celui-là dépassant la mesure commune, recevra un plus fort salaire : il pourra gagner une et demie, deux, trois journées de travail et au delà. Ainsi les droits de la force, du talent, du caractère même, aussi bien que ceux du travail sont ménagés : si la justice ne fait aucune acception des personnes, elle ne méconnaît non plus aucune capacité.

Eh bien ! je dis que rien n’est plus aisé que de régler tous ces comptes, de balancer toutes ces valeurs, de faire droit à toutes ces inégalités ; aussi aisé que de payer une somme de cent francs, avec des pièces de quarante, de vingt, de dix et de cinq francs en or ; de cinq, de deux, de un franc, de cinquante et vingt-cinq centimes en argent, de dix, de cinq, de deux et de un centime en billon. Toutes ces quantités étant des fractions les unes des autres, elles peuvent se représenter, se compléter, s’acquitter et se suppléer réciproquement : c’est une spéculation de la plus simple arithmétique.

Mais pour que cette liquidation s’opère, il y faut, je le répète, le concours de la bonne foi dans l’appréciation des travaux, services et produits ; il faut que la société travailleuse en vienne à ce degré de moralité industrielle et économique : que tous se soumettent à la justice qui leur sera faite, sans égard aux prétentions de la vanité et de la personnalité, sans considération aucune de titres, de rangs, de préséance, de distinctions honorifiques, de célébrité, en un mot de valeur d’opinion. L’utilité seule du produit, la qualité, le travail et les frais qu’il coûte, doivent ici entrer en compte.

Cette commensuration, je l’affirme et le répète, est éminemment pratique ; et notre devoir est d’y tendre de toutes nos forces : elle exclut la fraude, les surcharges, le charlatanisme, le sinécurisme, l’exploitation, l’oppression ; mais, il faut le dire, elle ne peut être traitée comme une affaire domestique, une vertu de famille, un acte de morale privée. L’évaluation des travaux, la mesure des valeurs, sans cesse renouvelée, est le problème fondamental de la société, problème que la volonté sociale et la puissance de collectivité peuvent seules résoudre. À cet égard, il faut bien encore que je le dise, ni la science, ni le pouvoir, ni l’Église n’ont rempli leur mission. Que dis-je ? L’incommensurabilité des produits a été érigée en dogme, la mutualité déclarée une utopie, l’inégalité exagérée, afin de perpétuer, avec l’insolidarité générale, la détresse des masses et le mensonge de la révolution.

Maintenant c’est à la démocratie ouvrière de prendre en main la question. Qu’elle se prononce, et, sous la pression de son opinion, il faudra bien que l’État, organe de la société, agisse. Que si la démocratie ouvrière, satisfaite de faire de l’agitation dans ses ateliers, de harceler le bourgeois et de se signaler dans des élections inutiles, reste indifférente sur les principes de l’économie politique, qui sont ceux de la révolution, il faut qu’elle le sache, elle ment à ses devoirs, et elle sera flétrie un jour devant la postérité.

La question des travaux et salaires nous conduit à celle du commerce et de l’agiotage, par laquelle nous terminerons ce chapitre.


Chez presque tous les peuples le commerce a été tenu en méfiance et mésestime. Le patricien ou noble qui se livrait au commerce dérogeait. Toute opération commerciale était interdite au clergé, et ce fut un scandale immense, au dix-septième siècle, quand furent dévoilés les spéculations et bénéfices des jésuites. Entre autres trafics, les RR. PP. s’étaient assuré le monopole du quinquina. — D’où vient cette condamnation, aussi vieille que la civilisation, et que nos mœurs modernes, pas plus que nos maximes économiques, n’ont rachetée ? de la déloyauté, qui de tout temps a paru inhérente au trafic, et dont moralistes, théologiens et hommes d’État ont désespéré de l’expurger. La foi punique ou carthaginoise fut notée d’infamie dans l’antiquité. Mais qu’était cette foi punique ? la même que la foi grecque, la foi attique, la foi corinthienne, marseillaise, judaïque ; la même enfin que la foi romaine elle-même : c’était la foi commerciale.

Pour que le commerce fût loyal et sans reproche, il faudrait, indépendamment de l’appréciation mutuelle des services et produits dont nous avons parlé au précédent article, que le transport, la distribution et l’échange des marchandises se fissent au meilleur marché et au plus grand avantage de tout le monde. Pour cela, il faudrait qu’en chaque pays tous producteurs, négociants, voituriers, commissionnaires et consommateurs, réciproquement renseignés et dûment garantis sur tout ce qui concerne les provenances, matières premières, existences, qualités, poids, prix de revient, frais de transport, de manutention, etc., s’engageassent en outre, les uns à fournir, les autres à recevoir les quantités convenues, moyennant des prix et conditions déterminés. Des statistiques devraient donc être perpétuellement publiées sur l’état des récoltes, la main-d’œuvre, les salaires, les risques et sinistres, l’abondance et la rareté des bras, l’importance des demandes, le mouvement des marchés, etc., etc.

Supposons, par exemple, que des calculs les plus détaillés et les plus exacts, poursuivis pendant une série d’années, il résulte que le prix moyen de revient du froment, année moyenne, soit de 18 francs l’hectolitre, le prix de vente variera de 19 à 20 francs, donnant au laboureur un bénéfice net de 5.30 à 10 pour cent. Si la récolte est mauvaise, qu’il y ait déficit d’un dixième, le prix devra augmenter d’une quantité proportionnelle, d’une part afin que le laboureur ne soit pas seul en perte, de l’autre pour que le public ne souffre pas d’une hausse exorbitante : c’est bien assez qu’il périsse de la disette. En bonne économie politique, pas plus qu’en bonne justice, on ne peut admettre que la détresse générale devienne pour quelques spéculateurs une source de fortune. — S’il y a abondance de blé, au contraire, le prix devra être diminué dans une proportion analogue, d’un côté afin que le prix des céréales, en s’avilissant, ne soit pas pour le laboureur une cause de déficit, comme on l’a vu tant de fois ; de l’autre afin que le public profite de cette bonne fortune, soit pour l’année courante, soit pour les années ultérieures ; l’excédant non consommé devant être porté à l’épargne. Dans les deux cas, on voit comment la production et la consommation, en se garantissant mutuellement, à juste prix, l’une le placement, l’autre l’achat du blé, se régulariseraient ; comment l’abondance et la rareté, en se répartissant sur la masse de population, au moyen d’une intelligente mercuriale et d’une bonne police économique, n’entraîneraient pour personne, ni exagération dans le bénéfice, ni excès dans le déficit ; ce serait un des plus beaux, des plus féconds résultats de la mutualité.

Mais il est évident qu’une institution aussi précieuse ne pourrait être le fait que de la volonté générale, et c’est justement contre cette volonté que, sous prétexte de gouvernementalisme, s’élèvent les libéraux de l’économie politique. Plutôt que de faire cesser une extorsion organisée, inattaquable, invincible à la protestation philosophique et à la justice privée, ils aiment mieux assister aux bacchanales du mercantilisme : la perfection est-elle donc de ce monde, et la liberté n’est-elle pas assez féconde pour payer ses orgies ?

La Bourse et la halle, les tribunaux et les marchés retentissent de plaintes contre l’agiotage. Or, qu’est-ce en soi que l’agiotage ? Un apologiste du commerce agioteur, aussi bon logicien qu’homme d’esprit, nous le disait naguères : c’est l’art, dans une société livrée au mercantilisme anarchique, de prévoir les oscillations des valeurs, et de profiter, par des achats et des ventes faits à propos, de la hausse et de la baisse. En quoi, disait-il, ce genre d’opérations qui, il faut le reconnaître, exige une haute capacité, une prudence consommée, une multitude de connaissances, en quoi serait-il immoral ?… En effet, le milieu donné, le métier d’agioteur est aussi honorable que celui de héros ; ce n’est pas moi qui lui jetterai la pierre. Mais il faut qu’on m’avoue en revanche que si, dans une société en état de guerre, la spéculation agioteuse ne peut aucunement être incriminée, elle est essentiellement improductive. Celui qui s’est enrichi par des différences n’a aucun droit à la reconnaissance pas plus qu’à l’estime des hommes. S’il n’a escroqué ni volé personne, — je parle de l’agioteur émérite, qui ne fait usage dans ses spéculations que de son génie divinatoire, n’employant ni fraude ni mensonge, — il ne peut pas se flatter non plus d’avoir été le créateur de la moindre utilité. La conscience aimerait mieux mille fois qu’il eût dirigé ses talents vers toute autre carrière, laissant les valeurs suivre leur cours naturel, sans venir surcharger la circulation d’un prélèvement dont en définitive le public se passerait bien. Pourquoi cet écrémage, pareil à l’octroi qui se perçoit à la porte des villes, et qui n’a pas comme celui-ci pour excuse la nécessité de pourvoir aux dépenses d’une cité ? Tel est le motif qui dans tous les temps a rendu l’agiotage odieux, aussi bien aux économistes qu’aux moralistes et aux hommes d’État. Motif juste, puisqu’il se fonde sur la conscience universelle, dont les jugements sont absolus et imprescriptibles, bien différents en cela de nos législations attardées et transitoires.

Ceux qui, en témoignant de leur dévouement au statu quo politique et social, affectent tant de sévérité à l’égard des agioteurs, feraient donc bien de se montrer plus conséquents et de ne pas s’arrêter à mi-chemin. Dans l’état actuel de la Société, le commerce, livré à la plus complète anarchie, sans direction, sans renseignements, sans point de repère et sans principe, est essentiellement agioteur ; il ne peut pas ne l’être pas. Dès lors, il faut ou tout condamner, ou tout permettre, ou tout réformer. C’est ce que je vais faire comprendre en quelques mots.

Il est juste, n’est-il pas vrai, que le particulier qui entreprend à ses risques et périls une vaste opération de commerce, dont le public est appelé à profiter, trouve dans la revente de ses marchandises une honnête rémunération. Ce principe est de toute justice : la difficulté est d’en rendre l’application irrépréhensible. En fait, tout bénéfice réalisé dans les affaires, s’il n’est dû exclusivement à l’agiotage, est plus ou moins infecté d’agiotage : impossible de les séparer. Dans un milieu insolidaire, dépourvu de garantie, chacun travaille pour soi, personne pour autrui. Le bénéfice légitime ne se distingue pas de l’agio. Tout le monde s’efforce d’enlever la plus grosse prime : le commerçant et l’industriel agiotent, le savant agiote, le poëte de même que le comédien, le musicien et la danseuse, agiotent, le médecin agiote, l’homme célèbre et la courtisane agiotent autant l’un que l’autre ; il n’y a réellement que les salariés, ouvriers, manœuvres ou fonctionnaires publics qui n’agiotent pas, parce qu’ils sont payés à appointements ou salaires fixes.

Convenons-en donc : celui qui le premier, séparant dans sa pensée l’agiotage de l’échange, l’élément aléatoire de l’élément commutatif, le bénéfice de la spéculation de celui du négoce, laissa les réalités du commerce à d’autres et se contenta de spéculer sur des fluctuations, celui-là ne fit que tirer la conséquence de l’état de guerre, d’égoïsme et de mauvaise foi générale au sein duquel nous vivons tous. Il s’établit, si j’ose le dire, aux frais du public, censeur des transactions, en mettant à nu, par des opérations fictives, l’esprit d’iniquité qui préside aux opérations réelles. C’est à nous de profiter de la leçon ; car, quant à interdire par simple mesure de police les jeux de Bourse et les marchés à terme, on peut regarder une semblable entreprise comme irréalisable et presque aussi abusive que l’agiotage même.

Le mutuellisme se propose de guérir cette lèpre, non pas en l’enveloppant d’un réseau de pénalités plus ou moins judicieuses et presque toujours vaines ; non point en entravant la liberté du commerce, remède pire que le mal : mais en traitant le commerce comme l’assurance, je veux dire en l’entourant de toutes les garanties publiques, et par ce moyen le ramenant à la mutualité. Aussi bien que qui que ce soit, les partisans de la mutualité connaissent la loi de l’offre et de la demande ; ils n’auront garde d’y contrevenir. Des statistiques détaillées et souvent renouvelées ; des informations précises sur les besoins et les existences ; une décomposition loyale des prix de revient ; la prévision de toutes les éventualités, la fixation entre producteurs, commerçants et consommateurs, après discussion amiable, d’un taux de bénéfice en maximum et minimum, selon les difficultés et les risques ; l’organisation de sociétés régulatrices : tel est à peu près l’ensemble des mesures au moyen desquelles ils songent à discipliner le marché. Liberté aussi grande qu’on voudra, disent-ils ; mais, ce qui importe encore plus que la liberté, sincérité et réciprocité, lumière pour tous. Cela fait, la clientèle au plus diligent et au plus probe. Telle est leur devise : croit-on qu’après quelques années de cette réforme, nos mœurs mercantiles ne seraient pas entièrement changées, au grand avantage de la félicité publique ?



Chapitre IX. — Tendances législatives à la mutualité.


Les idées se lèvent lentement sur l’horizon de l’humanité, celles-là surtout qui témoignent du progrès de la conscience. Il fut un temps où le métier de voleur, synonyme de celui de héros, passait pour honorable. Ce fut toute une révolution sociale que ce mot écrit par Moïse dans son Décalogue : Tu ne déroberas pas ; Lo thi-gnob. Le vol, en effet, à certain moment de l’histoire, apparaît, selon l’expression de Hobbes, comme de droit naturel. Le patriarche Jacob est un adroit filou ; son nom l’indique, et sa conduite avec son frère et son oncle le prouve. En quittant l’Égypte, les Israélites empruntent, pour ne les pas rendre, la batterie de cuisine, l’argenterie, les habits de fête, et tout le meilleur du mobilier des Égyptiens ; c’est Jéhovah qui leur en a donné le conseil. La loi romaine autorise la fraude fondée sur une équivoque ; tant pis pour celui qui se laisse prendre par la parole ! Ut lingua nun cupâvit, ita jus esto, dit-elle.

N’est-ce pas une chose curieuse, et qui témoigne de la lenteur de notre progrès, que le Code civil, publié en 1805, ait cru devoir garantir les acheteurs contre les défauts cachés de la chose, autrement dits vices rédhibitoires ?


Art. 1641. — Le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose vendue, qui la rendent impropre à l’usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage que l’acheteur ne l’aurait pas acquis, ou n’en aurait donné qu’un moindre prix, s’il les avait connus.

Art. 1642. — Le vendeur n’est pas tenu des vices apparents, et dont l’acheteur a pu se convaincre lui-même.


On voit par ce second article combien est grande la circonspection du législateur. C’était déjà de sa part un grand effort que de garantir l’acheteur contre les vices cachés ; mais, pour peu que ces vices soient apparents, il se rétracte et retire sa garantie. Mais dans quel cas peut-on dire qu’un vice est caché ou apparent ? À quoi bon cette distinction ? Dites simplement que le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts qui rendent l’usage de la chose impossible, à moins qu’il ne plaise à l’acheteur de se l’approprier malgré ces défauts, ce que le compromis devra exprimer en toutes lettres. Mais voici qui dépasse mon intelligence. Après avoir, art. 1646, indiqué les règles de l’action résultant des vices rédhibitoires, le rédacteur du Code ajoute :


Art. 1649. — Elle n’a pas lieu dans les ventes faites par autorité de justice.


Que signifie cette exception ? Comment, la Justice fait exproprier un particulier ; elle met en vente sa maison, son bétail, ses meubles ; en son lieu et place, elle garantit aux acheteurs la possession paisible des objets vendus, art. 1625 ; et elle ne garantit pas les défauts cachés de ces mêmes objets, ainsi que le prescrit à tout vendeur ce même article ! Ainsi, quand l’homme s’élève, par de nouvelles lois, au droit social, la Justice, elle, s’en tient au droit de nature !…

En 1838, le législateur français éprouva le besoin de revenir sur cette garantie des vices cachés ; mais ce fut pour en donner l’énumération chez les chevaux, ânes, mulets, bœufs et moutons, et multiplier les difficultés de l’action à intenter par l’acheteur mécontent. La Justice craignait apparemment d’être allée trop loin ! Mais c’est justement la pensée contraire qui devait l’inspirer : si vous voulez moraliser le commerce, arrêter les fraudes, garantir les marchandises, les grains, les liquides, le bétail, etc., en quantité, qualité, provenance, etc., c’est surtout le vendeur que vous devez surveiller ; c’est sa responsabilité que vous devez faire intervenir, c’est entre ses mains que vous devez saisir le mal ou vice caché, comme à sa source ; c’est contre lui que vous devez faciliter l’action de l’acheteur, non le protéger contre les réclamations des plaignants. N’oubliez pas qu’en matière de trafic, c’est le vendeur qui doit être généralement présumé le trompeur, l’acheteur la dupe. Et pourquoi celui-ci, dont l’argent n’a pas de vice caché, serait-il obligé d’être si fort sur ses gardes ? Frappez sans pitié le maquignonnage, vous aurez bien mérité de la foi publique. En vous montrant surtout sévère à l’égard de l’offre, vous serez juste pour tout le monde, vous aurez fait de la mutualité.

Citons encore parmi les mesures de garantie commerciale, indiquant de la part de l’État une tendance mutuelliste, la loi du 28 juillet 1824, relative aux marques de fabrique. L’auteur de cette loi n’a eu qu’une chose en vue : protéger l’industriel contre la contrefaçon et les usurpations de titre. Mais si l’inventeur, si le fabricant habile sont protégés, l’un dans la propriété de son invention, l’autre dans sa bonne renommée, la conséquence est qu’une responsabilité égale leur incombe, et que tout produit sorti de leurs magasins, s’il est jugé de qualité inférieure, peut leur être retourné comme entaché d’un vice rédhibitoire. Que de marchandises donneraient lieu à réclamations si cette règle mutuelliste leur était appliquée ! Que de fabricants, après avoir livré à la consommation des produits de bonne qualité, une fois leur clientèle assurée et la concurrence détruite, se relâchent, et, après avoir reçu la médaille d’encouragement, devraient être coiffés du bonnet vert, et condamnés aux plus rudes indemnités. Les pertes que supporte le public du fait de tous ces charlatans, se comptent annuellement par centaines de millions ; elles défient toute police ; elles ne cesseront que devant une puissance réformatrice.



Chapitre X. — Réduction des loyers par le principe de mutualité.


Un point sur lequel la loi de mutualité est violée à outrance, ce sont les baux à loyer. Là où la population est agglomérée et condensée, comme Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse, Lille, Rouen, etc., il est difficile que chaque famille soit propriétaire de son habitation, bien que cela soit éminemment désirable ; il faut donc qu’un certain nombre de particuliers se chargent de bâtir des maisons et d’entretenir des logements pour les autres, quelque risque que courent ces derniers dans leur liberté et leurs intérêts. Mais le bail à loyer, ou l’acte par lequel le propriétaire de maisons et le locataire traitent du logement, n’est en définitive qu’une des mille transactions qui constituent la société humaine, le commerce humain, transaction soumise par conséquent aux règles du droit, je dirai même à la surveillance de la police.

Dans le département de la Seine, une population de 1,800,000 âmes, répartie sur une surface d’environ trente lieues carrées, ce qui fait 60,000 personnes par lieue carrée, est à la merci de 25 à 30,000 propriétaires. N’est-ce pas là un fait exorbitant, qui doit attirer toute l’attention et la sollicitude du Pouvoir ? Comment est logée cette population énorme, livrée sans défense à la discrétion de 25,000 spéculateurs ? Quelles conditions d’espace, de commerce, de salubrité, de prix, lui sont faites ? Se peut-il que le Pouvoir, par un respect mal entendu du droit de propriété ou d’une prétendue liberté des transactions, l’abandonne à tous les excès du monopole et de l’agiotage ?

Qui le croirait cependant ? En ce qui concerne les baux à loyer, nous en sommes toujours au vieux droit romain, à ce culte antique, tyrannique de la propriété. Le propriétaire est favorisé par la loi, le locataire tenu en méfiance ; entre eux il n’y a pas égalité. En cas de litige les présomptions sont pour le bailleur, de même que les garanties et la sécurité.

1. La créance du propriétaire est privilégiée, art. 2102 : je prendrai la liberté de demander pourquoi ? Un locataire achète à crédit le mobilier dont il garnit son appartement. Ses affaires vont mal : au bout d’un an il n’a payé personne, ni le marchand de meubles, ni le propriétaire. Celui-ci a le droit d’expulser le locataire et de saisir les meubles qui garnissent l’appartement ; tandis que le tapissier ne peut ni réclamer les objets qu’il a fournis et qui ne lui ont pas été payés, ni faire valoir son titre, conjointement avec le propriétaire ? Pourquoi cette différence ? Il s’ensuit de là qu’un propriétaire de mauvaise foi s’entendant avec un fripon, pourrait faire garnir son hôtel sans qu’il lui en coûtât rien. Est-ce de la justice ? Est-ce de la prévoyance.

2. S’il n’y a pas de bail écrit, le propriétaire est cru sur son serment, art. 1716 : pourquoi pas aussi le locataire ? — La même distinction se retrouve à l’art. 1781, à propos du louage d’ouvrage :


« Le maître, dit le Code, est cru sur son affirmation : pour la quotité des gages ; pour le paiement du salaire de l’année échue, et pour les à-comptes donnés pour l’année courante. »


Je demande encore une fois ce qui, depuis 1789, justifie cette acception de personnes ?

3. Autre inégalité : « S’il n’a pas été fait un état des lieux, dit l’art. 1751, le premier est censé les avoir reçus en bon état. » Pourquoi suis-je censé ? Les maisons n’ont-elles pas, comme les espèces chevaline, bovine et ovine, leurs vices cachés et rédhibitoires ? Qui donc ignore qu’on ne connaît bien les avantages et les défectuosités d’un appartement qu’après six mois d’habitation ?

4. Les réparations locatives sont à la charge du preneur : l’art. 1754 les définit et en donne l’énumération. L’art. 1755 ajoute, il est vrai, que le locataire ne sera pas tenu de ces réparations, dans le cas où elles seraient occasionnées par vétusté ou force majeure. Mais cette réserve est illusoire. Il est des choses dont la destinée est non pas de s’user, mais de se briser tôt ou tard par l’usage qu’on en fait : telles sont par exemple les poteries, porcelaines, glaces, etc. Une tolérance est ici nécessaire à l’avantage du preneur. Tout le monde sait qu’une maison inhabitée s’use beaucoup plus vite qu’une maison habitée : est-ce pour cette raison que le Code civil a pris la peine de charger encore la responsabilité du locataire ?

5. Le locataire répond de l’incendie, art. 1755, à moins qu’il ne prouve : que l’incendie est arrivé par cas fortuit ou de force majeure ; ou par vice de construction ; ou que le feu a été communiqué par une maison voisine.


Art. 1734. — S’il y a plusieurs locataires, tous sont solidairement responsables de l’incendie, à moins qu’ils ne prouvent que l’incendie a commencé dans l’habitation de l’un d’eux, auquel cas celui-là seul est tenu ; ou que quelques-uns ne prouvent que l’incendie n’a pu commencer chez eux, auquel cas ceux-là n’en sont pas tenus.


Ainsi le preneur, en entrant en jouissance, devient l’assureur de l’immeuble : quelle prime le bailleur paie-t-il pour cette assurance ? Car enfin l’incendie est un risque inhérent à tout objet combustible, aux maisons plus qu’à toute autre chose. Passe encore s’il était interdit, par une clause expresse du bail, au preneur de faire du feu dans l’appartement qu’il occupe : on comprendrait alors qu’il fût responsable de l’incendie. Mais non, les maisons sont louées précisément pour que l’on puisse s’y chauffer et y cuire les aliments ; et c’est en présence d’une pareille clause que le Code met l’incendie à la charge des locataires ! Mais c’est un contre-sens.

6. De l’aveu de tous les économistes, la société a un droit dans la plus-value des terrains résultant des nouvelles bâtisses, de la création de nouveaux quartiers, de l’accroissement de population, etc. En vertu de ce droit, la société pouvait intervenir, au moins d’une manière générale, dans les baux à loyer, et, en réservant les droits de la cité, protéger les locataires contre les prétentions excessives des propriétaires. Pourquoi le législateur n’en a-t-il rien fait ? Pourquoi cet abandon de valeurs considérables, qui ne sont en rien du fait des propriétaires, qui sont dues exclusivement, d’une part, à l’industrie des locataires, au développement de la cité, de l’autre ? Tel, spéculant sur la hausse des places à bâtir et le favoritisme de la loi, initié quelquefois aux projets du Gouvernement, acheta, au prix de 30 fr. le mètre carré, d’immenses terrains qu’il revendit ensuite 200 fr. On l’a su, on n’a rien dit. Pourquoi ?

Faut-il s’étonner après cela, si depuis quinze ans la hausse des loyers a été hors de toute proportion ? si le caprice des propriétaires est devenu intolérable ? Ici, l’espace jadis libre, compris dans un corps de bâtiment, se loue à 3 fr. le mètre cube ; ailleurs, il se loue 15, 20 et 25 fr. Telle maison produit 6 0/0, telle autre 30 et 50. Puis le propriétaire suit l’exemple du Code ; il fait acception des professions, sinon des personnes. On ne veut pas de tel métier ; on ne veut pas d’enfants ; on proscrit la famille ; on voudrait n’avoir plus que des couples ! Aussi entendez-vous partout crier famine. On ne travaille plus, disent les ouvriers et petits bourgeois, que pour les propriétaires et pour l’impôt. D’innombrables faillites doivent être attribuées à cette anarchie des loyers, dont on peut évaluer les bénéfices indus, par toute la France et par chacun an, à près d’un milliard.

Sous un régime de mutualité cependant, rien de plus aisé que de discipliner le bail à loyer, sans violer la loi de l’offre et de la demande, et en s’en tenant aux prescriptions de la pure justice. Les moyens, irrécusables autant qu’infaillibles, seraient au nombre de trois.

a) Loi du 3 septembre 1807, sur le taux de l’intérêt de l’argent. — Lorsque l’auteur de cette loi a dit, articles 1 et 2 :

« L’intérêt conventionnel et l’intérêt légal ne pourront excéder en matière civile, cinq p. 0/0 ; en matière commerciale, six p. 0/0, le tout sans retenue, »

il n’a pas entendu parler seulement des sommes prêtées, ou des valeurs remboursables en numéraire ; il a compris dans sa définition toute espèce de capitaux, marchandises et produits, soit en nature, soit en immeubles, aussi bien qu’en argent. Ainsi le négociant, fabricant ou agriculteur qui s’est obligé à fournir, dans un délai donné, une certaine quantité de marchandises, et qui, ayant manqué à son engagement, aura encouru des dommages-intérêts, paiera les intérêts à raison de 5 ou 6 0/0 l’an, selon que la matière sera civile ou commerciale, tout comme l’acheteur qui n’aura pas acquitté, à l’échéance, l’obligation par lui souscrite et payable en espèces.

L’argent n’est cité dans la loi que comme représentant des valeurs, moyen d’exprimer les capitaux et les produits.

Or, qu’est-ce qu’un bail à loyer ? — Un contrat par lequel l’une des parties, qu’on nomme bailleur, remet à l’autre, preneur, une maison ou un appartement, pour un temps et moyennant un prix déterminé, payable en argent. En économie politique, cette maison ou cet appartement est une valeur comme une autre, un capital comme un autre, un produit comme un autre ; je dirai même une marchandise comme une autre. Le législateur, il est vrai, ne l’a pas compris dans la loi du 3 septembre 1807. Il a laissé à la liberté des parties la fixation du taux des loyers, bien que, logiquement, cette fixation fût une conséquence de celle de l’intérêt de l’argent. C’est encore une faveur, un privilége, qu’il a accordé à la propriété. Mais il est clair que rien n’empêche la loi de revenir sur ce privilége, d’abolir cette loi spéciale, et de dire aux propriétaires de maisons : Le taux de l’intérêt de l’argent a été fixé à 5 p. 0/0 en matière civile, 6 p. 0/0 en matière commerciale, pour toute espèce de ventes, achats, locations, prestations, services, échanges, etc., sans distinction de meubles ni d’immeubles, de capitaux, de marchandises, de produits ou d’espèces. Profitant plus que personne de cette limitation, vous subirez à votre tour la loi commune ; le même intérêt que vous payez à votre banquier, à vos fournisseurs, on vous le paiera à vous-mêmes. Réciprocité, c’est justice.

b) Un autre moyen de tenir en bride la propriété bâtie serait de faire valoir le droit social dans la plus-value des terrains acquis par des causes étrangères à l’action des propriétaires. Je n’y insisterai pas davantage.

c) Enfin, pour en finir avec le vieux droit de propriété, droit mystique, plein de préjugés et d’exceptions, je proposerai de déclarer que tout bail à loyer est un acte de commerce. Ne sont-ce pas des commerçants que ceux qui louent un hôtel, le garnissent de meubles, et le relouent ensuite, à la semaine, au mois ou à l’année, par cabinets, chambres ou appartements ? Ne sont-ce pas aussi des commerçants que ces entrepreneurs faisant métier de construire des maisons, qu’ils relouent ou revendent, absolument comme les marchands ou loueurs de meubles ? En quoi ces opérations sur les maisons et bâtiments diffèrent-elles de celles que la loi définit actes de commerce : entreprises de manufactures, de fournitures, de spectacles, de constructions, affrétements, nolissements, c’est-à-dire louage de navire, etc.

Or, de l’assimilation, logique en droit, incontestable en économie politique, du bail à loyer avec les opérations de commerce sus-désignées ; de cette assimilation, dis-je, combinée avec l’application qui serait faite audit bail à loyer, de la loi de 1807, et avec le droit de la cité à la plus-value des terrains à bâtir, il s’ensuivrait :

1o Que toute la législation concernant le bail à loyer devrait être refaite dans un meilleur esprit : plus de ces faveurs au profit des propriétaires ; plus de ces caprices, plus de ces hausses effrénées qui désolent les familles, ruinent les fabricants et les boutiquiers ; l’arbitraire serait banni d’un ordre de transactions qui intéresse au plus haut degré l’existence des masses, et dont l’importance se compte en France par milliards. Une statistique des logements serait dressée par les soins de l’autorité ; une police meilleure serait organisée pour la salubrité des habitations ; des sociétés maçonniques pour l’achat des terrains, la construction, l’entretien et la location des maisons, pourraient se constituer, en concurrence avec les anciens propriétaires et dans l’intérêt de tous. Je laisse de côté le détail des réformes : il me suffit d’en avoir indiqué les principes et l’esprit.

Mais qui ne voit que, sans une manifestation éclatante de l’opinion publique, ce grand redressement restera à tout jamais une utopie ?



Chapitre XI.— Application de la mutualité au commerce de transports. — Rapports de droit économique entre les expéditeurs, commissionnaires, voituriers et réceptionnaires. — Chemins de fer et services publics.


On ne croirait jamais, si les faits de chaque jour n’étaient là pour nous en convaincre, avec quelle lenteur se forme la moralité humaine, avec quelle difficulté elle parvient à distinguer le juste de l’injuste. La condamnation du brigandage et du vol, par suite son interdiction et sa répression légale, ne remontent pas au-delà de trois mille ans. Mais on n’a guère compris jusqu’à présent sous ces mots de vol, brigandage, escroquerie, que les cas les plus violents et les plus grossiers de l’usurpation du bien d’autrui, ainsi qu’il est facile de s’en convaincre à la seule inspection des attentats à la propriété, dénombrés et définis dans le Code pénal. L’antique sagesse a eu beau nous proposer, dès le commencement, son adage mutuelliste : Fais aux autres ce que tu veux qui te soit fait ; ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas que l’on te fasse. Nous n’avons jamais vu dans cette haute prescription de droit qu’un conseil de charité, une formule de bienfaisance purement volontaire, qui n’engage pas la conscience ; nous n’avons marché qu’à l’aide du bourreau et de la police, et, sur les choses les plus importantes de l’économie sociale, nous sommes encore aussi sauvages que les premiers qui, fatigués de meurtre, de rapine et de viol, convinrent de respecter mutuellement leurs biens, leurs femmes et leurs vies, et fondèrent ainsi les premières sociétés.

Quand nous parlons aujourd’hui de mutualité, d’institutions mutuellistes, ne semble-t-il pas que nous disions une chose nouvelle ? L’homme du peuple et le bourgeois, l’entrepreneur et le salarié, le financier et le commerçant, le propriétaire et le fermier, le magistrat et le prêtre, l’économiste et le juriste, l’homme d’État et le simple citoyen, ont peine à nous comprendre ; ils ne saisissent pas nos raisonnements ; et pour eux nos paroles, inintelligibles, sont paroles perdues. L’assurance mutuelle est une vieille idée, que l’on admet volontiers, mais comme théorie, non comme acte de justice ; comme mode de transaction libre, non comme obligation de droit telle, que celui qui, spéculant sur l’insolidarité des risques, se fait du péril général un moyen de fortune, le gouvernement qui laisse faire et la société qui approuve, soient coupables. Or, si tel est, à notre époque, l’état de l’opinion sur la plus élémentaire des mutualités, l’assurance mutuelle, à quoi devons-nous nous attendre pour ce qui touche l’appréciation des valeurs, la loyauté dans les marchés, l’échange des services et des produits, les baux à loyer, etc. ? À qui ferez-vous croire que la dissimulation dans l’offre et la demande est une indélicatesse, bien plus, un véritable délit contre la justice, un attentat à la propriété ? Comment convaincre l’ouvrier qu’il ne lui est pas plus permis, de par sa conscience, de surfaire son travail qu’au patron de l’avilir ? À bon chat, bon rat, vous dit-on ; défendez-vous comme je me défends ; chacun pour soi, Dieu pour tous ; à la guerre comme à la guerre ; et cent autres maximes, retenues de l’époque barbare, où la spoliation et le vol étaient la juste récompense du guerrier.

Le propriétaire n’est-il pas maître de sa maison ? Ne l’a-t-il pas héritée de son père, ou achetée de son argent, ou bâtie de ses mains ? N’est-il pas maître de la démolir, comme de l’exhausser d’un ou plusieurs étages, de l’habiter avec sa famille, ou d’en faire une grange, un magasin, une étable ; de la remplacer par un jardin, ou un jeu de quilles ? Que venez-vous donc nous parler ici de mutualité ? Qu’est-ce que cette manière sournoise de réduire et tarifer légalement les loyers, sous prétexte d’usure, de bon marché des capitaux, de droit social à la plus-value des terrains, etc. ? Une véritable propriété entraîne droit d’accession, droit d’alluvion, partant droit exclusif à la plus-value, laquelle n’est qu’une bénédiction du ciel sur le propriétaire. Respect donc à la propriété ; rien que la loi de l’offre et de la demande, dans son énergique et primitive simplicité, ne peut être ici invoqué ; rien que sa parole ne peut lier le propriétaire.

Voilà ce que l’on dit, sans se donner même la peine de remarquer que, par un nouveau privilége, la loi de l’offre et de la demande est bien plus douce pour le propriétaire que pour le marchand, le fabricant et l’ouvrier. On marchande à l’ouvrier son salaire, au marchand sa marchandise, au fabricant son service ; on se permet de leur reprocher, comme un quasi-délit, l’exagération frauduleuse de leur prix : qui est-ce qui songe à adresser pareil reproche au propriétaire ? N’est-il pas, en quelque sorte, incorporé dans son immeuble ? Si ses conditions sont trop dures, on passe sans observation. Et du côté de l’État, quelle considération ! quels égards ! La police saisit et fait jeter les fruits verts, le lait mêlé d’eau, les boissons de fabrique suspecte, les viandes corrompues ; elle a des lois contre les accapareurs, les agioteurs ; elle sait, au besoin, mettre une limite à certains monopoles. Depuis une quarantaine d’années, le principe de l’utilité publique est venu apporter certaines entraves à l’abus de la propriété : mais que de précautions vis-à-vis de cette caste puissante, toujours traitée comme noble ! Quel soin de l’indemnité ! Que de propriétaires enrichis par l’expropriation, heureux que l’État ait jeté son dévolu sur leur héritage, comme un suzerain daignant abaisser ses yeux sur la fille de son vassal !…

Ces répugnances d’une époque saturée d’égoïsme, pétrie d’iniquité, nous allons les retrouver plus vives encore dans un genre d’industrie dont l’importance égale l’antiquité, sans que pour cela elle ait jamais été pénétrée du pur rayon du droit.

Quel lien de solidarité, conséquemment quelle mutualité établir entre le public et l’entrepreneur de transports ? Qu’on relise les art. 96 à 108 du Code de commerce, et l’on verra que le législateur, loin de chercher ici le lien de justice, n’a songé qu’à une chose, fonder la sécurité de l’expéditeur, en déterminant fortement la garantie ou responsabilité du voiturier. Ce sont comme deux mondes à part, qui ne communiquent qu’avec méfiance, et dont le rapport temporaire les laisse toujours l’un à l’autre étrangers. Le colis remis au messager, il en devient comme propriétaire : tout ce qui concerne le transport, son mode, ses conditions, sa durée, tout ce qui peut survenir dans le voyage, ne regardent que lui. Entre le voiturier et l’expéditeur le contrat se résume en deux mots : la responsabilité absolue incombe au premier ; le fret à acquitter par le second. Il suit de là que le commerce, l’industrie et l’agriculture sont en général, pour tout ce qui concerne la circulation des produits, livrés à la merci des commissionnaires de transports ; il n’y a de répit ou d’adoucissement que pendant les guerres que lesdits commissionnaires ou entrepreneurs se font entre eux, et dont le public finit presque toujours par payer les frais.

Il est certain qu’aux époques malheureuses, quand les États sont en guerre, l’industrie faible, les voyages pleins de risques, les affaires difficiles, le contrat de garantie mutuelle entre une entreprise de transports et le public est à peu près impraticable ; toujours le commissionnaire et le voiturier, aussi bien que l’expéditeur et le commettant, préféreront garder leur liberté. Mais dans un pays comme le nôtre, où les affaires depuis des siècles se sont tant développées, où la circulation est si sûre, comment les entrepreneurs de transports n’ont-ils jamais su s’entendre avec le commerce ? J’ai pratiqué pendant dix ans la navigation intérieure, et je l’ai vue s’éteindre, sans qu’elle ait pu parvenir à s’organiser. Il a fallu en venir aux concessions par l’État des chemins de fer, au monopole inhérent à ce mode de transport, à la coalition des Compagnies, enfin, pour que l’on conçût la possibilité d’un pacte équitable et avantageux à tous l’es intérêts, dans le voiturage. Rien de plus simple, pourtant, que l’idée de ce pacte.


Garantissez-nous, auraient dit les entrepreneurs de transports aux industriels, commerçants et agriculteurs des localités respectivement desservies par eux, garantissez-nous vos consignations, et nous vous garantissons de notre côté :

Tous transports des points A, B, C, D, aux points X, Y, Z ;

Nous vous garantissons ces transports, à grande"ou petite vitesse, soit en délai fixe de tant de jours et d’heures, soit en délai moral ;

Nous vous garantissons des départs périodiques, tous les deux, trois, quatre et cinq jours ;

Nous vous garantissons, enfin, des prix fixes, selon la nature des chargements.

L’engagement entre nous sera réciproque, pour une ou plusieurs années, modifiable toutes et quantes fois il se produira une invention ou une concurrence sérieuse pouvant exécuter le service à meilleur marché. Dans ce cas nous devrons être avertis, afin que nous puissions nous mettre en mesure, et conserver la préférence.


Chose singulière : si le principe de mutualité pouvait, par l’initiative de quelques individus, s’établir quelque part avec puissance et étendue, c’était évidemment dans le commerce des transports. L’appareil circulatoire une fois réformé, tout le système était entraîné. Mais telle est la fatalité qui régit les affaires humaines : jamais cet engagement si simple n’a été compris par les compagnies de navigation ; elles ne l’ont jamais proposé ; et il ne paraît pas que le public de son côté eût consenti à s’y prêter. Le public était comme les compagnies : amoureux de l’imprévu, de l’agiotage ; il se réservait. Si dès 1840 les compagnies de transports par eau et les principaux commissionnaires étaient entrés dans cette voie, leurs tarifs étant pris pour maximum et faisant loi, le pays aurait les transports, aujourd’hui, pour les voyageurs, à 5 centimes les premières et 2 centimes les deuxièmes, par tête et kilomètre ; pour les marchandises, de 1 centime 1/2 à 5 centimes, grande et petite vitesse, tant par eau que par fer.

Au lieu de cela, la navigation a été presque partout abandonnée, et les compagnies de chemins de fer, appliquant les tarifs dressés pour elles par des législateurs peu vigilants, font payer,

Aux voyageurs : 10 centimes 3, 7.7 ; et 5.7 par tête et kilomètre ;

Aux marchandises : 9, 12, 14 et 21 centimes par tonne et kilomètre.

En cas de disette, le blé qui ne devrait payer au plus que 2 centimes, en paye 5 ; — les huîtres, la marée, etc., articles de messagerie à grande vitesse, 35 centimes. Veut-on savoir, par un seul exemple, quelle est l’influence de ce tarif sur le prix des comestibles ? Tandis qu’à Bordeaux et à Mâcon les pêches, de bonne qualité, se vendaient couramment 10 centimes la douzaine, on ne les a jamais payées à Paris moins de 15, 20 et 50 centimes la pièce.

Si pourtant le gouvernement de Louis-Philippe, issu des idées de 1789, avait été moins infatué de ses idées d’autorité et de hiérarchie ; si, dès 1842, il avait été convaincu de ce principe, qu’il n’était autre chose que le représentant ou l’organe des rapports de solidarité et de mutualité de toute sorte qui existent et que le temps ne cesse de développer entre les citoyens ; il avait, dans la législation des chemins de fer, une occasion unique de constituer, avec le bas prix des transports, la mutualité industrielle et commerciale, en autres termes, de fonder le droit économique. Il se serait dit, chose que le moindre parmi les ouvriers comprend à merveille, qu’un service public, tel que celui des chemins de fer, ne peut pas être donné en usufruit à une classe de la société, et devenir, au détriment de la masse, une source de fortune pour une armée d’actionnaires ; et il aurait organisé le service des transports, ou du moins il en aurait confié l’exécution à des compagnies de travailleurs, d’après les principes de la réciprocité et de l’égalité économiques.

Qui doute aujourd’hui que le Peuple français eût pu, sans le secours de Compagnies anonymes, se donner des chemins de fer, et, se considérant à la fois-lui-même comme voiturier et expéditeur, s’assurer à perpétuité le plus bas prix de transport ? Mais des chemins de fer construits, exploités selon le principe de mutualité, n’exigeant pour salaire de leur service qu’une somme égale à leurs frais d’exploitation et entretien ; des chemins de fer pour lesquels, en vertu de l’axiome de droit que nul n’est serf de sa propre chose, Res sua nulli servit, on n’aurait pas eu à rembourser de capital d’établissement ; dont les actions n’auraient provoqué ni hausse ni baisse, puisqu’il n’y aurait eu ni concessions ni actionnaires ; des chemins de fer qui, par l’extrême bon marché, n’auraient profité qu’à la nation, sans créer de sinécures et faire la fortune d’aucun parasite, n’étaient pas ce qu’il fallait au Gouvernement. Deux cents millions, c’est à peu près la somme à laquelle se monte le revenu net annuel des voies ferrées, — laissés dans le commerce, l’agriculture et l’industrie, n’eussent pas été d’un médiocre secours pour le développement de la richesse publique[8].

Le Gouvernement et les Chambres de Louis-Philippe jugèrent qu’il valait mieux les faire passer dans la poche de leurs amis, financiers, entrepreneurs et actionnaires. Le peuple était accoutumé à tout payer, même ce que l’on faisait pour lui avec son propre argent ; que serait-il arrivé si tout à coup on lui eût appris que les chemins étant construits de ses deniers, il ne devait pour le transport que la dépense courante, et zéro d’intérêt ? On n’était pas fâché d’ailleurs de donner ce développement à la classe aisée et la moins laborieuse ; d’augmenter le nombre des partisans du pouvoir ; de créer des intérêts dévoués à l’autorité, battue chaque jour par la marée montante des intérêts populaires. Le Gouvernement actuel est si loin, lui aussi, sous tous ces rapports, d’avoir compris sa vraie loi, qu’à la suite des guerres de Crimée et de Lombardie il a ajouté un décime de guerre aux tarifs des chemins de fer, se faisant ainsi, par la plus inintelligente fiscalité, co-parasite d’une industrie dont la nature est d’être d’autant plus productive pour tout le monde, qu’elle ne doit payer de rente et produire de bénéfice pour personne.

Millions et milliards, voilà ce que coûte chaque année à la Nation la violation du droit économique, le mépris de la loi de mutualité. S’imagine-t-on, par hasard, que ce soit avec les capitaux des Compagnies que les chemins de fer ont été construits ? Non ; les Compagnies n’ont fourni qu’une fraction, la plus petite, du capital dépensé, comme pour avoir un prétexte de s’arroger la totalité du revenu. D’après la loi de 1842, les indemnités dues pour les terrains et bâtiments expropriés, de même que les terrassements, ouvrages d’art et stations, sont à la charge de l’État. Que reste-il à faire aux Compagnies ? La pose des rails et le matériel. D’après cet arrangement, quelle est la part de l’État dans la recette ? Néant : que dis-je ? non content de ne rien percevoir, l’État garantit aux Compagnies un minimum de dividende. Ainsi l’on peut dire que dans les chemins exécutés suivant la loi de 1842, l’État, c’est-à-dire le Pays, faisait la majorité des dépenses et se retirait devant les Compagnies au moment de réaliser les profits. Jamais le mercantilisme anarchique n’avait obtenu, par la faute d’un Gouvernement, pareil succès. Nous soutenions tout à l’heure que les instruments de circulation publique, création du Pays, devaient être livrés gratuitement au Pays. Le Gouvernement de 1830 les a livrés pour rien aux Compagnies, qui se font, elles, chèrement payer ; il ne s’est trompé que d’adresse.

L’idée de mutualité est des plus simples : elle n’est jamais entrée dans l’esprit des aristocraties, monarchies, théocraties et d’aucun Gouvernement. C’est dans le commerce des transports que l’initiative individuelle aurait eu le plus de puissance pour cette grande réforme : il faudra une révolution économique dans tout le pays pour la réaliser dans les canaux et les chemins de fer.



Chapitre XII. — Du crédit Mutuel[9].


Le mot crédit est un de ces termes passés dans l’usage vulgaire et dont les personnes de toutes les classes se servent à chaque instant, mais qui conserve pour l’intelligence des masses le plus d’équivoque. Le peuple le prend le plus souvent en un sens qui n’est ni celui des affaires, ni celui de l’économie politique, qui, par conséquent, n’est pas davantage celui de la mutualité. Cela vient de ce que la langue économique n’a pas été faite par des savants, comme celles de la Chimie et du Droit, mais par des praticiens sans lettres, sans philosophie, prenant au sens d’une prestation bienveillante ce qu’il fallait entendre d’une transaction intéressée, confondant ainsi les notions les plus contraires, et finissant par parler une sorte d’argot plutôt qu’un langage rationnel.

Crédit est un mot latin francisé, credit-us, ou credit-um, participe passif, masculin ou neutre, du verbe credo, qui signifie également croire et confier. Vendre à crédit est une phrase de basse latinité, comme qui dirait, vendre à qui est cru, ou vendre à confiance, c’est-à-dire sur la promesse du chaland d’un payement ultérieur. Prêter à crédit, par la même raison, est prêter, non pas sur caution ou gage, mais sur l’espoir de restitution. Crédit est donc confiance : à l’ori- gine on ne l’entendit pas autrement..

Maintenant, c’est autre chose : le crédit n’exprime nullement la confiance, malgré tout ce que disent les usuriers de l’époque. C’est une opération essentiellement mercantile et intéressée, par laquelle des individus qu’on nomme capitalistes ou marchands, font à d’autres qui en ont besoin et qu’on appelle acheteurs ou emprunteurs, l’avance de leurs capitaux ou marchandises. Or, cette avance, bien qu’elle ne soit pas accompagnée du payement voulu, n’a pas lieu sur parole et pour rien, comme l’entend le peuple ; elle se fait sur gage, hypothèque, nantissement ou caution, et moyennant une prime, qui souvent se paye d’avance, par retenue, et qu’on appelle intérêt : ce qui est juste le contraire de ce que l’on entend vulgairement par crédit.

En principe, le prêteur n’a de confiance en personne ; il ne se fie qu’aux choses. Il se peut que par bienveillance, comme homme et ami, il accorde à un autre, de la probité duquel il ne doute pas, une avance de fonds : mais ce n’est pas là ce qu’on appelle en affaires un crédit. Ce prêt de confiance, si le banquier est prudent et régulier dans ses écritures, il ne le portera pas dans son journal au compte de son ami ; il le portera au sien propre, attendu qu’une pareille avance n’est pas rigoureusement, à une date préfixe, exigible, et qu’en accordant un crédit de cette espèce, il s’est fait lui-même caution ; ce qui veut dire qu’en pareil cas il n’a véritablement confiance qu’en lui-même.

D’après cela, il y a donc deux manières d’entendre le crédit : le crédit réel, qui repose sur des réalités ou des gages ; et le crédit personnel, dont l’unique sûreté repose dans la fidélité de l’emprunteur. La tendance populaire est toute au crédit personnel : le peuple n’entend pas autrement la mutualité. Parlez à l’homme du peuple, de gage, de caution, d’une double ou triple signature, tout au moins d’un effet de commerce, représentant une valeur livrée et partout escomptable ; il ne vous comprend plus, et prend vos précautions pour une injure. Entre gens de connaissance, pense-t-il, cela ne se fait pas. — J’ai vingt ans d’exercice dans ma profession, vous dira cet ouvrier ; voici des certificats qui établissent ma moralité ; je désire me mettre à mon compte, et j’ai besoin de 3,000 fr. Pouvez-vous me les remettre ? Il tombera de son haut, si vous lui dites qu’en affaires, dans une banque mutuelle, comme dans toute autre, la règle est de ne se point fier à l’homme, mais au gage.

C’est aux gérants et directeurs des sociétés de crédit mutuel qu’il appartient de former, sous ce rapport, l’éducation du peuple. J’ai bien peur que déjà, par une complaisance intempestive, par la crainte mal fondée de manquer à leur programme, quelques-unes ne se soient prêtées à des avances imprudentes, et n’aient consenti des prêts aventurés. Il importe que les ouvriers soient ramenés aux vrais principes ; qu’ils soient bien convaincus qu’en matière de crédit, plus qu’en aucune autre, autre chose est la charité et autre chose le Droit ; qu’une société mutuelliste ne doit pas être confondue avec une société de secours ; en deux mots, que les affaires ne sont point œuvres de charité et de philanthropie. Ce n’est que rarement, et avec la plus grande circonspection, que les sociétés ouvrières doivent se permettre le crédit personnel, qui serait dans la rigueur du terme le vrai crédit, à peine de dégénérer bientôt en fondations charitables, de se voir bientôt ruinées par le favoritisme, les billets de complaisance, les garanties morales, et de se déshonorer.

Qu’est-ce donc que nous appellerons crédit mutuel ?

Les opérations de crédit se divisent en deux grandes catégories ; 1o escompte des valeurs de commerce ; 2o avances de capital à l’agriculture et à l’industrie.

Chacune de ces opérations implique un gage positif, une hypothèque réelle. Ainsi le négociant qui a besoin de numéraire s’en procure au moyen des traites ou mandats qu’il tire sur ses clients débiteurs, et qu’il a soin de faire endosser encore par un autre négociant ou banquier, quelquefois par deux, ce qui fait trois et même quatre sûretés : 1o le débiteur, 2o le tireur, 3o l’endosseur ou les endosseurs, chacune de ces personnes étant responsable par corps et par biens. Dans les moments de crise, on a vu encore les négociants se procurer de l’argent sur dépôt de marchandises, représentant trois et quatre fois la somme versée. Or, il faut que la plèbe ouvrière le sache bien : ce n’est d’aucune de ces sûretés, sur lesquelles repose le crédit, que la mutualité peut les affranchir. Il s’agit de tout autre chose.

Nous avons dit plus haut que non-seulement le crédit ne s’accorde pas sur de simples promesses, mais sur des gages, réalités ou hypothèques ; que de plus c’est une opération intéressée, impliquant pour le prêteur rémunération ou bénéfice, véritable prime, analogue à celle de l’assurance, variant de 2, 3, 4 à 5, 6, 7, 8 et 9 p. 0/0 l’an, et qui a nom intérêt. À cet intérêt, les banquiers ajoutent une commission et autres menus frais qui souvent élèvent l’intérêt de 1 p. 0/0. C’est cet intérêt, avec les accessoires, qu’il s’agit de réduire au moyen de la mutualité, aussi bien pour les escomptes du commerce que pour les prêts sur hypothèque à l’agriculture et à l’industrie.

J’ai trop écrit, depuis dix-sept ans, sur cette matière du crédit mutuel, pour que je me croie obligé en ce moment d’entrer dans de longues explications ; quelques mots suffisent.

L’intérêt de l’argent, dont la loi du 3 septembre 1807 avait fixé le maximum à 6 p. 0/0 l’an en matière commerciale, et 5 p. 0/0 en matière civile, est la plus lourde entrave qui pèse sur le travail, et pour la consommation le prélèvement le moins justifié et le plus désastreux. On peut s’en faire une idée en songeant que les escomptes du commerce produisent à la seule Banque de France et à ses succursales près de 40 millions de bénéfices net ; quant aux avances de capitaux, à l’agriculture et à l’industrie, que le total des hypothèques était, en 1857, de 12 milliards, représentant un intérêt d’au moins 600 millions.

Or, en ce qui concerne d’abord la circulation et l’escompte, il est clair que l’intérêt de commerce exigé par les banquiers à 6, 7, 8 et 9 p. 0/0 est un tribut bénévolement payé aux détenteurs de numéraire par les négociants escompteurs, puisque, de même qu’ils pourraient s’assurer les uns les autres moyennant une prime des plus légères et dont aucune compagnie ne saurait se contenter ; de même encore qu’ils eussent pu, en agissant sur les résolutions du pouvoir, se garantir les transports à 60 et 80 p. 0/0 au-dessous des transports des chemins de fer, pareillement ils pourraient se créditer les uns les autres, avec ou sans l’intervention du Gouvernement, à un taux auquel nul capitaliste ne saurait descendre.

Lorsqu’en 1848 fut créé, sous l’initiative du Gouvernement provisoire et par souscription du commerce, le Comptoir d’escompte, qui empêchait le Gouvernement, après avoir accordé à cette Banque nouvelle la double garantie des obligations de la ville de Paris et des bons du Trésor, de stipuler que les actionnaires du Comptoir jouiraient de l’escompte de leurs effets, sans intérêt, et moyennant une simple commission ? Bientôt on eût vu tout le monde rechercher la même faveur, solliciter des actions, c’est-à-dire racheter par une souscription volontaire une fois versée, le tribut payé par lui chaque année aux banquiers. Mais la République de février n’en était en 1848 qu’à la politique ; elle ne s’occupait ni de mutualité ni de gratuité ; satisfaite d’avoir mis une nouvelle machine en train, elle renonça à toute part dans les profits en faveur des actionnaires. Aujourd’hui l’État a retiré sa garantie, devenue inutile ; le capital du Comptoir, d’abord de 6,666,500 fr. pour la part à fournir par les actionnaires, a été porté à 20 millions, et les actions, de 500 fr. à l’origine, se cotent 980 fr. à la Bourse.

Quant aux avances à faire à l’agriculture et à l’industrie, comme elles se composent nécessairement de matières premières, d’instruments de travail, de bétail, de subsistances et de main-d’œuvre ; que par ces mots, crédit foncier, on n’entend aucunement des avances de terre, prés, champs, vignes, forêts, maisons ou autres immeubles, mais de simples prestations de travail et fournitures ; que le numéraire ne sert ici, comme dans le commerce, que de moyen d’échange ; que par conséquent les dites avances ne peuvent se prendre que dans l’épargne de la nation et que par conséquent l’unique mission du Crédit foncier est de faciliter, par son intermédiaire, aux emprunteurs les moyens d’y puiser ; qu’une semblable opération a bien plus le caractère d’une vente à terme que celui d’un prêt sur hypothèque, il est évident encore qu’ici la mutualité peut et doit recevoir une de ses plus belles applications, puisqu’il ne s’agit que de donner forme et pratique à ce qui, au fond, est déjà la réalité, savoir, que les vrais prêteurs sont les producteurs ; que la matière du prêt n’est pas de l’argent, mais des matières premières, des journées et instruments de travail et des subsistances ; qu’à cet effet, ce n’est pas une banque qu’il s’agit d’organiser, ce sont plutôt des magasins et des entrepôts ; enfin que toute avance de cette espèce devant être faite en vue d’une reproduction, c’est aux producteurs à organiser, au moyen d’un syndicat, leurs prestations les uns à l’égard des autres, à des conditions de bon marché impossibles à obtenir des manieurs d’argent.

On ne s’étonnera jamais assez de l’étrange fascination produite sur nos routiniers de la finance et nos prétendus économistes par l’argent. Lorsqu’en 1848 on s’occupa, dans l’Assemblée républicaine, de fonder le crédit foncier, sauveur de notre agriculture, on ne s’occupa que d’une chose : créer avec le moins de numéraire possible, la plus grande somme possible en billets de crédit ; absolument comme la Banque de France. Mais plus on y rêva, plus on rencontra de difficultés. D’abord personne ne voulut consentir à prêter ses écus à 3, 3 65 p. 0/0 d’intérêt au plus, de manière que le nouvel établissement pût les reprêter sur hypothèque à 5, 5 ½ ou 6, amortissement et frais d’administration compris, pour une durée de vingt à soixante ans. Puis, eût-on trouvé des prêteurs, à quoi cela eût-il servi ? L’hypothèque n’en eût pas moins fait son chemin, la dette agricole se serait accrue, de plus en plus irremboursable, et l’institution du crédit foncier aurait abouti à l’expropriation universelle, si, tandis que le revenu de la terre est de 2 p. 0/0, on avait persisté à emprunter à 5 et 6. La contradiction s’élevant ainsi des deux côtés, du côté des détenteurs d’argent, et du côté de la dette agricole, cette belle institution du crédit foncier, qui avait fait concevoir tant d’espérances, et dont la création fut d’abord escomptée à l’honneur du gouvernement impérial, fut abandonnée : l’agriculture, elle, s’occupe maintenant de toute autre chose. Tout à l’heure nous rappelions que le total des hypothèques s’élevait à 12 milliards. Pour que le crédit foncier pût, à l’aise, rembourser ou convertir une pareille somme, il eût fallu qu’il réunît dans ses caisses, comme la Banque, le tiers au moins de ce capital en argent, soit 4 milliards de monnaie, servant de gage à 12 milliards de billets. N’est-ce pas du dernier ridicule ? C’est pourtant contre cette pierre d’achoppement que sont venues se briser, et l’habileté de nos financiers, et la science de nos économistes, et l’espérance de nos agronomes républicains !… Stupete gentes !

Il y a donc ici, comme partout, un triple abus à détruire, abus qui aurait dès longtemps disparu sans la sottise de nos faiseurs et la complicité de nos gouvernements :

Violation de plus en plus obstinée du droit économique ;

Prélèvement en pure perte, et toujours croissante, d’une partie de la richesse créée chaque année, sous forme d’intérêts ;

Développement d’un parasitisme effréné, et de plus en plus corrupteur.

Ainsi ce qui distingue les réformes mutuellistes, c’est qu’elles sont à la fois de droit strict et de haute sociabilité : elles consistent à supprimer les tributs de tout genre prélevés sur les travailleurs, sous des prétextes et par des moyens qui seront un jour prévus par les constitutions, et imputables aux Gouvernements[10].

Cette mutualité, si ardemment niée de nos jours par les fauteurs du privilége, et qui apparaît comme le trait signalétique du nouvel Évangile, n’est pas ce que le Christ avait en vue quand il disait : Faites crédit sans en rien attendre, mutuum date, nihil inde sperantes. Les théologiens modernes, se relâchant de la morale des anciens, ont discuté sur la question de savoir si, par ces paroles, Jésus-Christ avait défendu d’une manière absolue le prêt à intérêt, s’il avait posé un précepte ou s’il n’avait entendu donner qu’un conseil. La distinction que nous avons faite précédemment entre la loi de Charité et la loi de Justice, et l’explication que nous avons donnée dans le présent article, du crédit mutuel, toujours gagé, mais non intéressé, et du crédit personnel, nous donnent le vrai sens de l’Évangile.

Moïse était venu le premier, disant au Juif : Tu ne prendras point d’intérêt à ton frère, mais seulement à l’étranger. Son but était surtout de prévenir la confusion et l’aliénation des héritages, menacés de son temps, comme du nôtre, par l’hypothèque. C’est dans ce même dessein qu’il avait ordonné la remise des dettes tous les cinquante ans. Jésus paraît à son tour, prêchant la fraternité universelle, sans distinction de Juif ni de Gentil, et généralisant la loi de Moïse : Tu prêteras à ton frère, Israélite ou étranger, sans intérêt. L’auteur de l’Évangile fermait ainsi l’âge de l’égoïsme, l’âge des nationalités et ouvrait la période d’amour, l’ère de l’humanité. Sans doute il développait avec plus d’énergie qu’on ne l’avait fait avant lui le principe célèbre, Faites aux autres comme à vous-mêmes ; mais jamais il ne lui vint à l’esprit d’organiser économiquement la mutualité, de fonder des banques de crédit réciproque, pas plus que d’imposer à personne la prestation de ses épargnes, sans indemnité et au risque de tout perdre. La proposition énoncée par lui est relative aux communautés chrétiennes : or, nous savons que ces communautés ne durèrent pas. À cette heure, nous faisons un pas de plus : sans revenir à la communauté et à la charité évangéliques, nous affirmons la mutualité économique, dans laquelle, sans imposer de sacrifice à personne, nous obtenons toute chose au juste prix du travail ; et, pour cette idée si simple, nous pouvons dire de nous-mêmes ce que les Juifs du temps de Jésus disaient de lui : Ils ne l’ont pas compris, Et sui sum non comprehenderunt[11].

L’égoïsme, déguisé sous le faux nom de liberté, nous a infectés et désorganisés dans tout notre être. Il n’est pas une de nos passions, de nos erreurs, pas une forme du vice et de l’iniquité, qui ne prélève sur nous une part de notre maigre subsistance. Nous payons tribut à l’ignorance, au hasard, au préjugé, à l’agiotage, au monopole, au charlatanisme, à la réclame, au mauvais goût, autant qu’à la sensualité et à la paresse, tribut aux crises, stagnations, coalitions, chômages, sans compter que, par nos pratiques routinières, nous payons encore à la concurrence, à la propriété, à l’autorité, à la religion, à la science même, qu’il ne saurait évidemment être question d’abolir, des tributs supérieurs aux services qu’elles rendent. Partout le droit économique est violé dans ses principes fondamentaux, et partout cette violation entraîne à notre détriment soustraction de richesse, développement du parasitisme, et corruption des mœurs publiques.



Chapitre XIII. — De l’association, dans la mutualité.


J’ai cru devoir consacrer un chapitre spécial à cette question, qui tient dans les préoccupations ouvrières une très-grande place, et sur laquelle règne encore une profonde obscurité. Autant que leurs camarades du Luxembourg, les auteurs du Manifeste préconisent l’association, et la considèrent comme moyen puissant d’ordre, de moralité, de richesse et de progrès. Mais ni les uns ni les autres ne l’ont encore su reconnaître ; tous la nomment pêle-mêle avec la mutualité, plusieurs la confondent avec la communauté ; personne, en dehors des Codes civil et de commerce, dont au surplus les ouvriers se soucient peu, n’a su en démêler le caractère, utile ou nuisible ; personne surtout n’a reconnu les modifications qu’elle est appelée à recevoir dans le régime mutuel.

J’essaierai, autant qu’il est en moi, de répandre un peu de jour sur cet intéressant sujet, et, dans l’intérêt des sociétés ouvrières qui vont se développant de toutes parts et auxquelles une foule de notabilités politiques prennent le plus vif intérêt, de combler en peu de mots cette importante lacune.

J’appelle forces économiques certaines formules d’action, dont l’effet est de multiplier la puissance du travail fort au delà de ce qu’elle serait, si elle était laissée tout entière à la liberté individuelle.

Ainsi, ce qu’on appelle Division du travail ou séparation des industries est une force économique : il a été mille fois prouvé depuis A. Smith, qu’un nombre donné d’ouvriers rendront quatre fois, dix fois, vingt fois plus de travail, en se le répartissant entre eux d’une manière systématique, qu’ils n’auraient fait s’ils avaient travaillé chacun séparément, faisant tous la même tâche, sans s’entendre et sans combiner leurs efforts.

Par la même raison, ou plutôt par une raison inverse, ce que j’ai nommé l’un des premiers, force de collectivité, est aussi une force économique : il est également prouvé qu’un nombre donné d’ouvriers exécutera avec facilité et en peu de temps un travail impossible à ces mêmes ouvriers, si, au lieu de grouper leurs efforts, ils prétendaient agir individuellement.

L’application de machines à l’industrie est encore une force économique : ceci n’a pas besoin de démonstration. En permettant à l’homme un plus grand effort, le travail devient plus utile, le produit plus considérable : l’accroissement de richesse qui en résulte atteste la présence d’une force économique.

La concurrence est une force économique, par la surexcitation qu’elle donne à l’ouvrier ;

L’association en est une autre, par la confiance et la sécurité qu’elle lui inspire ;

L’échange, enfin ; le crédit, l’or et l’argent monnayés, la propriété elle-même, qu’aucun scrupule ne doit m’empêcher de nommer ici, au moins par anticipation, sont des forces économiques.

Mais de toutes les forces économiques, la plus grande, la plus sacrée, celle qui, aux combinaisons du travail, réunit toutes les conceptions de l’esprit et les justifications de la conscience, est la mutualité, dans laquelle on peut dire que toutes les autres viennent se confondre.

Par la mutualité les autres forces économiques entrent dans le droit ; elles deviennent, pour ainsi dire, parties intégrantes du droit de l’homme et du producteur : sans cela elles resteraient indifférentes au bien comme au mal social ; elles n’ont rien d’obligatoire ; elles n’offrent aucun caractère de moralité par elles-mêmes. On connaît les excès, pour ne pas dire les massacres de la Division du travail et des machines ; — les fureurs de la concurrence, les fraudes du commerce, les spoliations du crédit, les prostitutions de l’argent, la tyrannie de la propriété. Toute cette critique est depuis longtemps épuisée ; et, avec la Démocratie actuelle, ce serait perdre le temps que d’y insister. Nous prêchons des convertis. Seule la mutualité, qui tient à la fois de l’intelligence et de la conscience ; le pacte synallagmatique, si longtemps méconnu, mais qui rallie secrètement tous les travailleurs, oblige l’homme en même temps qu’elle féconde son œuvre ; seule la mutualité est inoffensible et invincible : car la mutualité, dans les sociétés humaines et dans l’univers, est tout à la fois le Droit et la Force.

Certes l’association, envisagée par son beau côté, est douce et fraternelle : à Dieu ne plaise que je la déshonore aux yeux du peuple !… Mais l’association, par elle-même, et sans une pensée de Droit qui la domine, n’en est pas moins un lien fortuit basé sur un pur sentiment physiologique et intéressé ; un contrat libre, résiliable à volonté ; un groupe limité, dont on peut dire toujours que les membres, n’étant associés que pour eux-mêmes, sont associés contre tout le monde : ainsi, du reste, l’a entendu le législateur : il n’a pas pu ne le pas entendre.

De quoi s’agit-il, par exemple, pour nos grandes associations capitalistes, organisées selon l’esprit de la féodalité mercantile et industrielle ? D’accaparer la fabrication, les échanges et les profits ; à cet effet, de grouper sous une même direction les spécialités les plus diverses, de centraliser les métiers, d’agglomérer les fonctions ; en un mot, de donner l’exclusion à la petite industrie, de tuer le petit commerce, par là, de transformer en salariés la partie la plus nombreuse et la plus intéressante de la bourgeoisie : le tout au profit des soi-disant organisateurs, fondateurs, directeurs, administrateurs, conseillers et actionnaires de ces gigantesques spéculations. Des exemples nombreux de cette guerre déloyale faite par les grands capitaux aux petits se voient à Paris : inutile de les citer. On a parlé d’une librairie centrale qui serait commanditée par M. Péreire et remplacerait la plupart des librairies actuelles : nouveau moyen de dominer la presse et les idées. Il n’y a pas jusqu’à la société des gens de lettres qui, jalouse des bénéfices des libraires, ne songe à se faire éditrice de tous les ouvrages publiés par des auteurs vivants. Cette manie d’envahissement n’a plus de bornes : signe non équivoque de la pauvreté des esprits. J’ai connu un établissement d’imprimerie qui cumulait, avec la composition et l’impression que l’on ne sépare guère, la librairie en gros et en détail, la papeterie, la fonte des caractères, la fabrication des presses, le clichage, la reliure, la menuiserie, etc. On voulait encore y créer une école pour les apprentis et une petite académie. Cet établissement monstre s’affaissa rapidement par le gaspillage, le parasitisme, l’encombrement, les frais généraux, le soulèvement des concurrences, la disproportion croissante entre les dépenses et les recettes. La féodalité industrielle a les mêmes tendances ; elle aura même fin.

De quoi s’agissait-il pour les associations ouvrières d’après le système du Luxembourg ? De supplanter, par la coalition des ouvriers et avec les subventions de l’État, les associations capitalistes, c’est-à-dire toujours de faire la guerre à l’industrie et au commerce libres, par la centralisation des affaires, l’agglomération des travailleurs et la supériorité des capitaux. Au lieu de cent ou deux cent mille patentés qu’il existe dans Paris, il n’y aurait plus eu qu’une centaine de grandes associations, représentant les diverses branches d’industrie et de commerce, où la population ouvrière eût été enrégimentée et définitivement asservie par la raison d’État de la fraternité, comme elle tend en ce moment à l’être par la raison d’État du capital. Qu’y auraient gagné la liberté, la félicité publique, la civilisation ? Rien. Nous eussions changé de chaînes, et, ce qu’il y a de plus triste et qui montre la stérilité des législateurs, entrepreneurs et réformateurs, l’idée sociale n’aurait pas fait un pas ; nous serions toujours sous le même arbitraire, pour ne pas dire sous le même fatalisme économique.

De ce premier et rapide coup d’œil jeté, tant sur les associations communistes, d’ailleurs restées à l’état de projet, que sur les sociétés en nom collectif, en commandite, anonymes, telles qu’elles ont été conçues dans l’anarchie mercantiliste et que les pratique, avec la sanction du législateur et la protection du Gouvernement, la féodalité nouvelle, il résulte : que les unes comme les autres ont été fondées dans des buts particuliers et en vue d’intérêts égoïstes ; que rien en elles ne décèle une pensée réformatrice, une vue supérieure de civilisation, pas le moindre souci du progrès et de la destinée générale ; tout au contraire, qu’agissant, à l’exemple, des individus, en mode anarchique, elles ne sauraient jamais être considérées que comme de petites églises organisées contre la grande, dans le sein et aux dépens de laquelle elles vivent.

Les caractères généraux de ces sociétés, recueillis par le Code, en montrent l’étroitesse d’esprit et la courte portée. Elles sont composées d’un nombre déterminé de personnes, à l’exclusion de tous étrangers ; ces personnes naturellement sont désignées par leurs noms, professions, résidences, qualités ; toutes fournissent un apport ; la société est formée dans un but spécial et pour un intérêt exclusif, et sa durée limitée. Rien en tout cela qui réponde aux grandes espérances que la Démocratie ouvrière a conçue de l’association : de quel droit se flatterait-elle de lui faire produire des résultats plus humains que ceux que nous voyons ? L’association est une chose qui se définit d’elle-même, et dont le caractère essentiel est la particularité. Peut-on faire qu’il n’y ait pas, les unes à côté des autres, séparées et distinctes, des associations de menuisiers, de maçons, de lampistes, de chapeliers, de tailleurs, de bottiers, etc., etc. ? Entre-t-il dans l’esprit de qui que ce soit que toutes ces associations se fondent les unes dans les autres et ne fassent qu’une seule et même société générale ? On peut hardiment défier la Démocratie ouvrière de se jeter dans un pareil gâchis ; que dis-je ? on peut défier, non-seulement les ouvriers, mais leurs conseils, l’Académie des sciences morales et politiques, le Corps législatif, l’École de droit en masse, de donner une formule d’association par laquelle s’uniraient, confondant leur action et leurs intérêts, deux groupes hétérogènes, tels que les maçons et les ébénistes. Donc, si les associations sont distinctes, de par la force des choses aussi, elles seront rivales ; leurs intérêts seront divergents ; il y aura des contradictions, des hostilités. Vous ne sortirez jamais de là.

Mais, me dira-t-on, n’avons-nous pas, pour accorder nos associations et les faire vivre en paix sans les fondre, le principe de mutualité ?…

À la bonne heure. Voici que la mutualité apparaît déjà comme le Deus ex machinâ. Sachons donc ce qu’elle nous enseigne ; et, pour commencer, constatons que la mutualité n’est pas la même chose que l’association, et qu’amie de la liberté autant que du groupe, elle se montre également éloignée de toute fantaisie, comme de toute intolérance.

Tout à l’heure nous avons parlé de la division du travail. Une conséquence de cette force économique, c’est qu’autant elle engendre de spécialités autant elle crée de foyers d’indépendance, ce qui implique la séparation des entreprises, justement le contraire de ce que cherchent les fauteurs d’associations communistes comme les fondateurs d’associations capitalistes. Combinée ensuite avec la loi du groupement naturel des populations par régions, cantons, communes, quartiers, rues, la division du travail aboutit à cette conséquence décisive : Que non-seulement chaque spécialité industrielle est appelée à se développer, et à agir dans sa pleine et entière indépendance, sous les conditions de mutualité, de responsabilité et de garantie qui forment la condition générale de la société ; mais qu’il en est de même des industriels qui, dans leurs localités respectives, représentent chacun individuellement une spécialité de travail : en principe ces industriels doivent rester libres. La division du travail, la liberté, la concurrence, l’égalité politique et sociale, la dignité de l’homme et du citoyen, n’admettent pas de succursales. Les Soixante disent dans leur Manifeste qu’ils ne veulent plus de clientèles : celles-ci ne seraient que la contre-partie de celles-là ; c'est toujours la même idée, c'est la même chose.

Il suit de là que le principe de là mutualité en ce qui concerne l'association, est de n'associer les hommes qu'autant que les exigences de la production, le bon marché des produits, les besoins de la consommation, la sécurité des producteurs eux-mêmes, le requièrent, là où il n'est possible ni au public de s'en rapporter à l'industrie particulière, ni à celle-ci d'assumer les charges et de courir seule les risques des entreprises. Ce n'est plus alors une pensée de système, un calcul d'ambition, un esprit de parti, une vaine sentimentalité qui unit les sujets ; c'est la raison des choses, et c'est parce qu'en s'associant de la sorte ils n'obéissent qu'à la raison des choses, qu'ils peuvent conserver, jusqu'au sein de l'association, leur liberté.

Ce côté de l'idée mutuelliste, tel qu'il résulte des principes généraux posés dans le Manifeste des Soixante, est de nature à concilier à la nouvelle démocratie les sympathies les plus vives des petits bourgeois, petits industriels et petits commerçants.

S'agit-il de la grande production manufacturière, extractive, métallurgique, maritime ? Il est clair que là il y a lieu à association : personne ne le conteste plus. S'agit-il encore de l'une de ces grandes exploitations qui ont un caractère de service public, telles que les chemins de fer, les établissements de crédit, les docks ? J'ai prouvé ailleurs que la loi de mutualité est que ces services, excluant tout profit des capitaux, soient livrés au public à prix d'exploitation et d'entretien. Dans ce cas encore il est de toute évidence que la garantie de bonne exécution et de bon marché ne peut être donnée ni par des compagnies de monopole, ni par des communautés patronées par l’État, exploitant au nom de l’État, pour le compte de l’État. Cette garantie ne peut venir que de sociétaires libres, engagés d’une part envers le public, par le contrat de mutualité, et les uns envers les autres par le contrat ordinaire d’association.

Maintenant est-il question de ces mille métiers et commerces qui existent en si grand nombre dans les villes et jusque dans les campagnes ? Là, je ne vois plus la nécessité, l’utilité de l’association. Je la vois d’autant moins que le fruit que l’on pourrait s’en promettre est acquis d’ailleurs par l’ensemble des garanties mutuellistes, assurances mutuelles, crédit mutuel, police des marchés, etc., etc. Je dis plus : ces garanties prises, il y a plus de sûreté pour le public, dans les cas dont nous parlons, à traiter avec un entrepreneur unique, qu’avec une compagnie.

Qui ne voit, par exemple, que la raison d’être du petit commerce est dans la nécessité où se trouveraient de grandes compagnies d’établir de tous côtés, pour la commodité de leurs clientèles, des magasins ou bureaux particuliers, en un mot des succursales ? Or, en régime de mutualité, nous sommes tous clients les uns des autres, succursalistes les uns des autres, serviteurs les uns des autres. En cela consiste notre Solidarité, cette solidarité qu’affirment, avec le Droit au travail, avec la Liberté du travail, avec la Mutualité du crédit, etc., les auteurs du Manifeste. Quel inconvénient trouveraient-ils donc à ce que le même homme qui, dans un système d’inféodation tel que celui des grandes compagnies capitalistes ou celui des communautés du Luxembourg, serait condamné à rester succursaliste à gage, simple salarié, devînt dans le système de la mutualité où l’agiotage n’est plus qu’un mot, commerçant libre ? La mission du commerçant n’est pas seulement d’acheter et de vendre, au point de vue exclusif de l’intérêt privé ; elle doit s’élever avec l’ordre social dont elle fait partie. Avant tout, le commerçant est un distributeur des produits, dont il doit connaître à fond les qualités, la fabrication, la provenance, la valeur. Il faut qu’il tienne les consommateurs de sa circonscription au courant des prix, des articles nouveaux, des risques d’enchérissement, des probabilités de baisse. C’est un travail continuel, qui exige de l’intelligence, du zèle, de l’honnêteté, et qui, je le répète, dans les conditions nouvelles où nous place le mutuellisme, ne requiert nullement la garantie, d’ailleurs suspecte, d’une grande association. Il suffit ici, pour la sûreté publique, de la réforme générale des mœurs par les principes. Je me demande donc : pourquoi cette individualité économique disparaîtrait ? Qu’avons-nous à faire de nous en mêler ? Organisons le droit et laissons faire la boutique. Au plus diligent et au plus probe la faveur des chalands.

Là donc, si je ne me trompe, doivent se trouver les éléments de l’alliance hautement affirmée et revendiquée par les auteurs du Manifeste entre la petite bourgeoisie industrieuse et commerçante et les classes ouvrières.


« Sans nous, disent-ils avec un sentiment profond de la vérité, la bourgeoisie ne peut rien asseoir de solide ; sans son concours notre émancipation peut être retardée longtemps encore. Unissons-nous donc pour un but commun, le triomphe de la vraie démocratie. »


Répétons-le à leur exemple : Il ne saurait être ici question de défaire des positions acquises ; il s’agit simplement, par la réduction du loyer des capitaux et des logements, la facilité et l’insignifiance du taux de l’escompte, l’élimination du parasitisme, l’extirpation de l’agiotage, la police des entrepôts et marchés, la diminution des prix de transport, l’équilibre des valeurs, l’instruction supérieure donnée aux classes ouvrières, la prépondérance définitive du travail sur le capital, la juste mesure d’estime accordée au talent et à la fonction, il s’agit, dis-je, de restituer au travail et à la probité ce que leur enlève indûment la prélibation capitaliste ; d’augmenter le bien-être général en assurant les existences ; de prévenir, par la certitude des transactions, les ruines et les faillites ; d’empêcher, comme spoliatrices, les fortunes exorbitantes sans fondement réel et légitime, en un mot, de mettre fin à toutes les anomalies et perturbations que la saine critique a de tout temps signalées comme les causes chroniques de la misère et du prolétariat.

Mais à quoi bon batailler sur les mots et perdre le temps en discussions inutiles ? Une chose certaine, c’est que le peuple, quoi qu’on en dise, a foi dans l’Association, qu’il l’affirme, la pressent et l’annonce, et que cependant il n’en est pas d’autre que le contrat de société défini par nos codes. Concluons donc, pour rester fidèle à la fois aux données de la science et aux aspirations populaires, que l’Association, dont les novateurs contemporains ont cherché la formule, comme si le législateur n’en avait rien dit, mais qu’aucun d’eux n’est parvenu à définir ; que Fourier, artiste, mystique et prophète, nommait Harmonie, et qu’il annonçait devoir être précédés d’une période de Garantisme ; cette Association fameuse qui doit embrasser la Société tout entière, et réserver néanmoins tous les droits de la liberté individuelle et corporative ; qui ne peut être par conséquent ni la communauté ou société universelle de biens et de gains, reconnue par le Code civil, pratiquée au moyen âge dans les campagnes, généralisée par la secte des Moraves, identifiée avec la constitution politique, ou l’État, et réglementée de différentes manière par Platon, Campanella, Morus, Owen, Cabet, etc. ; ni les Sociétés de commerce, en nom collectif et commandite, anonyme, participation ; concluons, dis-je, que l’Association, que la Démocratie ouvrière persiste à invoquer comme la fin de toute servitude et la forme supérieure de la civilisation, qui ne voit qu’elle n’est et ne peut être autre chose que la MUTUALITÉ ? La Mutualité, en effet, dont nous avons essayé de tracer les linéaments, n’est-elle pas le contrat social par excellence, à la fois politique et économique, synallagmatique et commutatif, qui embrasse à la fois, dans ses termes si simples, l’individu et la famille, la corporation et la cité, la vente et l’achat, le crédit, l’assurance, le travail, l’instruction et la propriété ; toute profession, toute transaction, tout service, toute garantie ; qui, dans sa haute portée régénératrice, exclut tout égoïsme, tout parasitisme, tout arbitraire, tout agiotage, toute dissolution ? N’est-ce pas là vraiment cette association mystérieuse, rêvée par les utopistes, inconnue des philosophes et des jurisconsultes, et que nous définirons en deux mots, Contrat de mutuation ou de mutualité[12] ?

Jetons un dernier regard sur ce nouveau pacte, tel qu’il se présente dès aujourd’hui dans les ébauches imparfaites, mais pleines d’espérance, que nous en présente çà et là la Démocratie ouvrière, et notons-en les caractères essentiels. Quelque restreinte qu’elle paraisse, au début, dans son personnel, spéciale dans son objet, limitée dans sa durée, modifiable et résoluble dans sa teneur, il existe dans l’association mutuelliste, — nous pouvons désormais lui donner ce nom, — une puissance de développement qui tend avec une force irrésistible à lui assimiler, à lui incorporer tout ce qui l’entoure, à transformer à son image l’Humanité ambiante et l’État. Cette puissance de développement, l’association mutuelliste la tient de la haute, moralité et de la fécondité économique de son principe.

Remarquez d’abord qu’en vertu du principe qui la caractérise, les cadres de l’Association sont ouverts à quiconque en ayant reconnu l’esprit et le but demande à y entrer : l’exclusion lui est contraire, et plus elle grandit en nombre plus elle gagne en avantages. Au point de vue du personnel, l’association mutuelliste est donc par nature illimitée, ce qui est le contraire de toute autre association.

Il en est de même de son objet. Une société mutuelliste peut avoir pour objet spécial l’exploitation d’une industrie. Mais, en vertu du principe de mutualité, elle tend à entraîner dans son système de garantie d’abord les industries avec lesquelles elle est en relation immédiate, puis les plus éloignées. Sous ce rapport encore, l’association mutuelliste est illimitée, d’une puissance d’agglomération indéfinie.

Parlerai-je de sa durée ? Il se peut que des associés mutuellistes, n’ayant pas réussi dans une entreprise, en ce qu’elle a de défini, de particulier, de personnel et de spécial, se trouvent conduits à rompre leurs conventions. Il n’en est pas moins vrai que, comme leur société était fondée avant tout sur une idée de droit et en vue de l’application économique de cette idée, elle affecte la perpétuité, comme nous venons de voir qu’elle affectait l’universalité. Le jour où les masses travailleuses auront acquis la claire notion du principe qui dans ce moment les agite, où leur conscience s’en sera pénétrée, où elles en auront fait hautement profession, toute abrogation du régime institué par elles deviendra impossible : ce serait une contradiction. La mutualité, ou la société mutuelliste est la justice ; et l’on ne rétrograde pas plus en matière de justice qu’en matière de religion. Est-ce que le monde, devenu monothéiste par la prédication de l’Évangile, a jamais songé à retourner au culte des dieux ? Est-ce que, quand les Russes abolissent chez eux la servitude, la France pourrait revenir aux constitutions féodales ? Il en sera ainsi de la nouvelle réforme. Le contrat de mutualité est irrévocable de sa nature, aussi bien dans la plus petite association que dans la plus grande. Des causes purement matérielles et externes peuvent faire résilier des sociétés de cette espèce, quant à ce qu’elles ont de spécial ; en elles-mêmes, et dans leur disposition fondamentale, elles tendent à créer un nouvel ordre de choses et ne sont plus résiliables. Des hommes, après avoir fait entre eux un pacte de probité, de loyauté, de garantie, d’honneur, ne peuvent pas se dire en se séparant : Nous nous étions trompés ; maintenant nous allons redevenir menteurs et fripons ; nous y gagnerons davantage !…

Enfin, dernier caractère, l’apport d’un capital n’est plus indispensable dans la société mutuelliste ; il suffit, pour être associé, de garder dans les transactions la foi mutuelle.

En résumé, d’après la législation existante, la société est un contrat formé entre un nombre déterminé de personnes, désignées par leurs noms, professions et qualités (Code civil, art. 1852), en vue d’un bénéfice particulier à partager entre les associés (ibid.). Chaque associé doit y apporter de l’argent, ou d’autres biens, ou son industrie (article 1835). Elle est faite pour un temps déterminé (art. 1865).

L’association mutuelliste est conçue dans un tout autre esprit. Elle admet, en tant que mutuelliste, tout le monde, et tend à l’universalité ; — elle est formée non pas directement en vue d’un bénéfice, mais d’une garantie ; — on n’est tenu d’y apporter ni argent, ni autres valeurs, pas même son industrie ; la seule condition exigée est d’être fidèle au pacte de mutualité ; — une fois formée, sa nature est de se généraliser et de n’avoir pas de fin.

L’association communiste, en tant qu’instrument révolutionnaire et formule gouvernementale, tend aussi à l’universalité et à la perpétuité ; mais elle ne laisse rien en propre aux associés, ni leur argent, ni leurs autres biens, ni leur travail, ni leur talent, ni leur liberté : c’est ce qui la rend à jamais impossible.

Les générations une fois transformées par la loi mutuelliste, rien n’empêchera qu’il continue de se former, comme à présent, des associations particulières, ayant respectivement pour objet l’exploitation d’une spécialité industrielle ou la poursuite, d’une entreprise, en vue d’un bénéfice propre. Mais ces associations, qui pourront même conserver leurs désignations actuelles, soumises les unes envers les autres et envers le public au devoir de mutualité, imbues du nouvel esprit, ne pourront plus se comparer à leurs analogues du temps actuel. Elles en auront perdu le caractère égoïste et subversif tout en conservant les avantages particuliers qu’elles tiennent de leur puissance économique. Ce seront autant d’églises particulières au sein de l’Église universelle, capables de la reproduire elle-même, s’il était possible qu’elle vint à s’éteindre.

— J’eusse bien voulu donner ici la théorie mutuelliste et fédérative de la Propriété, dont j’ai publié il y a vingt- cinq ans la critique[13]. L’étendue du sujet m’oblige à renvoyer cette importante étude à un autre temps.

— Je parlerai dans la troisième partie de ce volume du libre-échange, de la liberté de coalition et de quelques autres questions d’économie politique, qui ne peuvent se résoudre que par le principe de mutualité.



Chapitre XIV. — De la mutualité dans le Gouvernement. — Conception de l’identité du principe politique et du principe économique. — Comment la démocratie ouvrière résout le problème de la liberté et de l’ordre.


Ce qui constitue le droit économique, dont j’ai mainte fois parlé dans des publications antérieures, en d’autres termes, l’application de la justice à l’économie politique, on doit le comprendre maintenant, c’est le régime de mutualité.. En dehors des institutions mutuellistes, librement formées par la raison et l’expérience, les faits économiques ne sont qu’un imbroglio de manifestations contradictoires, produit du hasard, de la fraude, de la tyrannie et du vol[14].

Le droit économique donné, le droit public va s’en déduire immédiatement. Un gouvernement est un système de garanties ; le même principe de garantie mutuelle, qui doit assurer à chacun l’instruction, le travail, la libre disposition de ses facultés, l’exercice de son industrie, la jouissance de sa propriété, l’échange de ses produits et services, assurera également à tous l’ordre, la justice, la paix, l’égalité, la modération du pouvoir, la fidélité des fonctionnaires, le dévouement de tous.

De même donc que le territoire a été primitivement divisé par la nature et délimité en un certain nombre de régions ; puis, dans chaque région, subdivisé d’un accord mutuel entre les communes et partagé entre les familles ; — de même encore que les travaux et les industries se sont réciproquement distribués, selon la loi de division organique, et ont formé à leur tour des groupes et corporations consenties ;

Semblablement, selon le nouveau pacte, la souveraineté politique, l’autorité civile et l’influence corporative se coordonnent entre les régions, districts, communes et autres catégories, et par cette coordination s’identifient avec la liberté même.

La vieille loi d’unité et d’indivision est abrogée. En vertu du consentement, au moins présumé, des diverses parties de l’État au pacte d’union, le centre politique est partout la circonférence nulle part. Chaque groupe ou variété de population, chaque race, chaque langue est maîtresse sur son territoire ; chaque cité, garantie par ses voisines, est reine dans le cercle formé par son rayonnement. L’unité n’est plus marquée, dans le droit, que par la promesse que se font les uns aux autres les divers groupes souverains : 1o de se gouverner eux-mêmes mutuellement et de traiter avec leurs voisins suivant certains principes ; 2o de se protéger contre l’ennemi du dehors et la tyrannie du dedans ; 3o de se concerter dans l’intérêt de leurs exploitations et de leurs entreprises respectives, comme aussi de se prêter assistance dans leurs infortunes ; — dans le Gouvernement, que par un conseil national formé des députés des États, et chargé de veiller à l’exécution du pacte et à l’amélioration de la chose commune.

Ainsi, transporté dans la sphère politique, ce que nous avons appelé jusqu’à présent mutuellisme ou garantisme prend le nom de fédéralisme. Dans une simple synonymie, nous est donnée la révolution tout entière, politique et économique[15]….

Je ne m’étendrai pas davantage sur cette conclusion du mutuellisme, conclusion suffisamment accentuée dans le Manifeste des Soixante, à propos de la réorganisation corporative, de la pratique du suffrage universel et des libertés provinciales et municipales. Il suffit que j’affirme, de par la logique et à vue des faits, que dans la Démocratie ouvrière, telle qu’elle s’est annoncée depuis un an dans ses actes les plus réfléchis et les plus authentiques, la politique est le corollaire de l’économie, qu’elles se traitent toutes deux par la même méthode et d’après les mêmes principes, en sorte que la république unitaire, la monarchie constitutionnelle et l’autocratie centralisatrice n’ont dans l’avenir pas plus de chance de réussir auprès des masses que l’anarchie mercantiliste ou la communauté icarienne.

Sans doute cette conception synthétique n’a pas, à l’heure où j’écris, fait encore beaucoup de chemin ; un petit nombre d’esprits d’élite s’en doute seul. Mais les bases sont posées, les germes sont plantés ; la logique des masses et le cours naturel des choses leur donneront l’accroissement, Dabit Deus incrementum. Nous pouvons le dire en toute confiance : le socialisme chaotique de 1848 s’est débrouillé. Je ne me chargerais pas de dire tout ce qu’il porte avec lui ; ce que je sais et que je vois, c’est que, embryon déjà fort, il est constitué au complet. La calomnie et l’ignorance ne lui peuvent rien. Il a résolu son problème : calembour à part, la révolution démocratique et sociale peut se dire garantie ; son triomphe ne saurait se faire longtemps attendre.

L’idée mutuelliste, hors de laquelle nous aurons lieu de nous convaincre de plus en plus qu’il n’est pour le peuple point d’amélioration possible, point de salut, ne pouvait manquer, à son apparition, de servir de texte à quelques reproches. Deux accusations se sont produites, semblables au fond, différentes seulement par le point de vue et le tempérament de ceux qui les exprimaient. D’un côté, les anciens Démocrates ont paru craindre qu’au lieu de réformer simplement le système politique, en attaquant les abus, changeant les formes et renouvelant les institutions, ainsi que le parti républicain l’avait toujours compris, le Mutuellisme ne détruisît l’Unité même, c’est-à-dire ce qui constitue le lien social, la vie collective, ce qui donne à un peuple sa force de cohésion, et assure sa puissance et sa gloire. D’autre part, la Bourgeoisie a témoigné les mêmes méfiances ; elle a vu dans cette mutualité sans fin une tendance à l’anarchie, et elle a protesté, au nom de la liberté même, contre cette férocité du Droit individuel et cette exorbitance de la personnalité.

Quelques esprits, il faut le dire, mieux intentionnés que prudents, ont prêté le flanc à ces griefs, par la véhémence avec laquelle ils ont protesté dans ces derniers temps contre le débordement du Pouvoir central ; de sorte que si, après tant de débats, de contradictions, de fatigue, de dégoût, il nous reste quelque chose de nos anciennes opinions, quelque étincelle de notre vieille ardeur politique, on peut, en dernière analyse, l’interpréter en faveur de l’Ordre contre la Liberté. Il règne en France, depuis douze ans, une véritable force d’inertie contre tout mouvement.

Il s’agit donc à ce moment, pour la Démocratie ouvrière, et je n’ai pas besoin d’insister sur la gravité de la question, de montrer comment, avec son principe de mutualité, elle entend réaliser la devise bourgeoise de 1830, Liberté-Ordre public, ce que la Démocratie républicaine de 1848 exprimait plus volontiers par ces mots : Unité et Liberté.

C’est ici que nous allons pouvoir contempler d’ensemble, dans sa haute portée et son grand caractère, cette Idée souveraine, par laquelle s’atteste, de la manière la plus triomphante, la capacité politique des classes ouvrières.

Considérons d’abord que l’esprit humain tend essentiellement à l’unité. Cette unité il l’affirme en toutes choses : dans la Religion, dans la Science, dans le Droit. Il la veut à plus forte raison en politique ; il la voudrait, si la chose n’impliquait une sorte de contradiction, jusque dans la Philosophie et la Liberté. L’Unité est la loi de tout ce qui a vie et qui est organisé ; qui sent, qui aime, qui jouit, qui crée, qui combat, qui travaille, et, par le combat de même que par le travail, cherche l’ordre et la félicité. L’absence d’unité a été conçue comme le principe du royaume satanique ; l’anarchie, la dissolution, c’est la mort. C’est par l’unité et en vue de l’unité que se bâtissent les villes, que les législations se formulent, que les États se fondent, que les dynasties se consacrent, que les multitudes obéissent à des princes, à des assemblées, à des pontifes. C’est par horreur des déchirements, suite inévitable des discordes, que la police des gouvernements poursuit de ses méfiances et de ses colères l’investigation philosophique, et l’analyse hautaine, et la négation impie, et l’hérésie déicide ; c’est pour cette précieuse unité que les nations se résignent parfois à la plus détestable tyrannie.

Essayons de nous rendre compte, sans rien exagérer ni diminuer, de ce que c’est que l’unité.

Et tout d’abord observons que, comme il n’est pas de Liberté sans Unité, ou, ce qui revient au même, sans ordre, pareillement il n’est pas non plus d’unité sans variété, sans pluralité, sans divergence ; pas d’ordre sans protestation, contradiction ou antagonisme. Ces deux idées, Liberté et Unité ou Ordre sont adossées l’une à l’autre, comme le crédit à l’hypothèque, comme la matière à l’esprit, comme le corps à l’âme. On ne peut ni les séparer, ni les absorber l’une dans l’autre ; il faut se résigner à vivre avec toutes deux, en les équilibrant…

La question ici est donc de savoir, non pas comme le prétendent d’impuissants sophistes, si la Liberté sortira de l’Ordre, ou l’Ordre de la Liberté ; si nous pouvons nous en rapporter à celle-ci de la production de celui-là, ou si elle n’est elle-même que le dernier mot de la pensée organisatrice : l’Ordre et la Liberté n’attendent pas le concours ou la permission l’un de l’autre, ni de personne, pour se manifester. Ils existent, indissolublement liés l’un à l’autre par eux-mêmes, et de toute éternité. Il s’agit seulement de découvrir quelle est, en toute chose, leur mesure respective, et le caractère qui leur appartient.

Jusqu’à ce jour Ordre et Liberté ont été, dans le Corps politique, deux expressions provisoires, inexactes, pour ne pas dire arbitraires. L’humanité, en s’organisant et s’affranchissant elle-même — deux termes synonymes, — a passé par une suite d’hypothèses destinées à lui servir à la fois d’épreuve et de transition. Peut-être ne sommes-nous pas encore à la fin : en tout cas il est consolant pour nous, et il nous suffit dès à présent, de savoir : 1o  Qu’il y a dans la société progrès parallèle vers la Liberté et l’Ordre ; 2o  que le progrès que nous avons à effectuer en ce moment, nous pouvons le définir et l’accélérer.

D’où vient donc que tant de formes gouvernementales, tant d’États, se sont pour ainsi dire abrogés d’eux-mêmes les uns après les autres ; que la conscience universelle s’est retirée d’eux, et qu’aujourd’hui, dans l’Europe civilisée, on ne trouve plus un seul homme qui voulût jurer par l’une quelconque des constitutions antérieures ? D’où vient que la monarchie constitutionnelle elle-même, tant caressée par nos pères, œuvre de trois générations consécutives, n’a plus de chance de se relever dans la nôtre, et que par toute l’Europe elle donne des signes visibles d’affaiblissement ? C’est qu’aucune forme politique n’a encore donné la vraie solution de l’accord de la Liberté et de l’Ordre, telle que la demandent des âmes raisonnables ; c’est que l’Unité, conçue par les intelligences les plus libérales de même que par les esprits les plus absolutistes, n’est toujours qu’une unité factice, artificielle ; une unité de coercition et de contrainte, un pur matérialisme enfin, aussi étranger à la conscience qu’impénétrable à la raison : Dogme, Fiction, Drapeau, Symbole de secte, de parti, d’église ou de race ; article de foi ou raison d’État.

Rendons cela plus clair par quelques faits. La France forme une grande unité : nous pouvons, à partir de Hugues Capet, donner la date d’accession de chacune de ses provinces. En 1860, la Savoie et Nice ont été à leur tour annexées : qu’est-ce que cela prouve pour l’unité française ? Que lui font les accroissements de territoire et les conquêtes ? L’unité politique est-elle une question de superficie ou de frontières ? S’il en était ainsi, l’unité ne se trouverait que dans l’omniarchie du globe : personne ne croirait à la France, ni à l’Angleterre, ni à aucun autre État.

Du règne de la matière, passons à celui de l’esprit. Le suffrage universel, tel que l’a organisé la loi de 1852, est certainement une expression unitaire ; et l’on peut en dire autant du régime électoral de 1830, de celui de 1806, de celui de 93, etc. Eh bien, que signifient toutes ces formules ? Dans laquelle a-t-on trouvé le véritable ordre, la vraie unité politique ? Demandez plutôt dans laquelle nous avons rencontré le plus d’intelligence, le plus de conscience ; laquelle n’a pas failli au Droit, à la Liberté, au Sens commun. Tout à l’heure nous disions que l’Unité politique n’était pas une question de superficie territoriale et de frontières : elle n’est pas davantage une question de volonté ou de vote. J’irai plus loin : n’était le respect dû à la Démocratie ouvrière, qui paraît décidément tenir à ses droits électoraux, et l’espérance que depuis deux ans elle a fait naître, qui est-ce qui croirait au suffrage universel ?

Ce qu’il faut aux générations nouvelles est une unité qui exprime l’âme de la société ; unité spirituelle, ordre intelligible, qui nous rallie par toutes les puissances de notre conscience et de notre raison, et cependant nous laisse la pensée libre, la volonté libre, le cœur libre ; je veux dire ne soulève de notre part aucune protestation, comme il nous arrive quand nous sommes en présence du Droit et de la Vérité. Que dis-je ? Ce qu’il nous faut aujourd’hui est une unité qui, ajoutant à toutes nos libertés, s’accroisse à son tour et se fortifie de ces libertés elles-mêmes, ainsi que le donne à entendre le couple métaphysique pris pour devise par la Bourgeoisie de 1830, Liberté-Ordre.

Se peut-il donc que l’unité politique satisfasse à des conditions pareilles ? Assurément, pourvu toutefois qu’elle repose elle-même sur ce double fondement : Droit et Vérité ; car il n’y a que deux choses qui ne puissent jamais engendrer pour nous de servitude, la Vérité et le Droit.

Prenons un exemple : le système des poids et mesures.

Est-ce que, si notre système métrique s’établissait un jour par tout le globe, unissant ainsi tous les producteurs et négociants de la terre dans le commun emploi d’une même méthode d’évaluation et de compte, il résulterait de cette unité, moitié scientifique, moitié contractuelle, la moindre gêne et le moindre désavantage pour personne ? Loin de là, toutes les nations y trouveraient, pour leurs relations économiques, d’innombrables facilités et la suppression d’une foule d’entraves. Si, à l’heure où nous parlons, cette réforme des poids et mesures, si rationnelle, si utile, ne s’est pas encore, et d’un empressement unanime, partout accomplie, croyez-vous que cela vienne d’intérêts ou de libertés contraires ? Eh non : ce sont les préjugés locaux, les amours-propres populaires, les jalousies d’État, ce sont les servitudes de toute espèce qui affligent l’esprit humain qui s’y opposent. Ôtez cette opiniâtreté des coutumes les moins justifiées, cette dévotion des masses à la routine, cette résistance machiavélique de tout pouvoir à ce qui vient d’ailleurs que de chez lui, et demain le système métrique sera décrété par tout le globe. Le calendrier russe est de douze jours en retard sur le soleil : pourquoi la Russie n’a-t-elle pas encore adopté la réforme grégorienne ? Ah ! c’est que le gouvernement qui l’essayerait, dans l’état actuel des esprits, courrait risque d’être regardé comme apostat…

Ainsi, l’unité des poids et mesures pourrait exister, et cela nonobstant la différence des noms, des marques, des types ou effigies ; et ce serait tout à la fois un pas vers l’unité et un accroissement de la liberté. De même pour l’unité des sciences : elle peut exister, et de fait elle existe, elle s’impose, malgré la différence des langues, des méthodes et des écoles ; on ne conçoit même pas comment elle n’existerait point : nouveau pas vers l’unité universelle, nouveau et puissant moyen de liberté. De même encore pour l’unité de morale, que toute raison proclame en dépit des distinctions de cultes, de coutumes, d’institutions, et dans laquelle toute conscience trouve aujourd’hui le gage de son affranchissement.

Tel doit donc être entre les humains, créatures raisonnables et libres, ou destinées à le devenir, le lien social, principe et fondement de tout ordre politique, en un mot, l’unité. Elle se constitue invisible, impalpable, perméable en tout sens à la liberté, comme l’air traversé par l’oiseau, et qui le fait vivre et le soutient.

Eh bien, cette unité, si dégagée de toute gêne, si éloignée de toute exception, réserve ou intolérance ; cet ordre si facile, qu’on ne saurait imaginer d’autre patrie, d’autre séjour pour la liberté, est précisément ce que promet de nous donner l’organisation mutuelliste.

Qu’est-ce que la mutualité, en effet ? Une formule de justice, jusqu’à présent négligée, ou tenue en réserve, par nos différentes catégories législatives ; et en vertu de laquelle les membres de la société, de quelque rang, fortune et condition qu’ils soient, corporations ou individus, familles ou cités, industriels, agriculteurs ou fonctionnaires publics, se promettent et se garantissent réciproquement service pour service, crédit pour crédit, gage pour gage, sûreté pour sûreté, valeur pour valeur, information pour information, bonne foi pour bonne foi, vérité pour vérité, liberté pour liberté, propriété pour propriété…

Voilà par quelle formule radicale la Démocratie entreprend dès à présent de réformer le Droit dans toutes ses branches ou catégories : Droit civil, droit commercial, droit criminel, droit administratif, droit public, droit des gens ; voilà comment elle entend fonder le Droit économique.

Que ce mutualisme existe, et nous avons le lien le plus fort et le plus subtil, l’ordre le plus parfait et le moins incommode qui puisse unir les hommes, la plus grande somme de liberté à laquelle ils puissent prétendre. J’admets que dans ce système la part de l’autorité soit de plus en plus faible : qu’importe si l’autorité n’a rien à faire ? j’admets également que la charité devienne une vertu de plus en plus inutile : qu’aurons-nous à craindre de l’égoïsme ?… De quelle vertu privée et sociale accuserez-vous de manquer des hommes qui se promettent réciproquement tout, qui, sans accorder jamais rien pour rien, se garantissent tout, s’assurent tout, se donnent tout : Instruction, Travail, Échange, Patrimoine, Revenu, Richesse, Sécurité ?

— Ce n’est pas là, dira quelqu’un, la Fraternité que nous avions rêvée, cette fraternité entrevue par les réformateurs antiques, annoncée par le Christ, promise par la Révolution. Quelle sécheresse ! Quelle vulgarité ! Cet idéal peut plaire à des commis, à des experts en écritures de commerce ; il n’est pas même à la hauteur de nos vieux bourgeois.

Il y a longtemps, pour la première fois, que j’ai reçu à bout portant cette objection : elle ne m’a jamais prouvé qu’une chose, c’est que, chez la plupart de nos agitateurs, les demandes de réforme sont des prétextes : ils n’y croient pas et ne s’en soucient guère. Ils seraient fâchés qu’on leur en démontrât la possibilité et qu’on les mît en demeure de procéder à l’exécution.

Hommes que possède le culte de l’Idéal, à qui les choses de pure utilité semblent mesquines, et qui, en laissant aux autres les soins domestiques, vous figurez avoir noblement choisi, comme Marie, la meilleure part ; croyez-moi, occupez-vous d’abord du ménage, Œconomia : l’Idéal viendra tout seul. L’Idéal est comme l’Amour, si ce n’est l’amour même ; pourvu qu’on lui donne à boire et à manger, il ne tarde pas à devenir florissant. Plus on le caresse, plus il maigrit ; moins on raffine avec lui, au contraire, et plus ses générations sont magnifiques.

Quoi ! parce que les hommes de la mutualité, au lieu de faire chambrée commune, auront tous leur chez soi ; parce que tous pourront dire, avec une certitude bien rare de notre temps : celle-ci est ma femme et ceux-là sont mes enfants, au lieu de semer leur graine à tort et à travers, et d’engendrer pêle-mêle ; parce que, dans ces mœurs utilitaires, l’habitation de l’homme serait plus propre, plus belle, mieux décorée que le temple de Dieu ; parce que le service de l’État, réduit de son côté à son expression la plus simple, ne pourrait plus être un objet d’ambition, pas plus que de dévouement : vous accuserez nos citoyens de grossièreté, d’individualisme ! Vous direz que leur société n’a rien d’idéal, rien de fraternel !… Ah ! nous le savions depuis longtemps, et vous ne prenez plus la peine de vous déguiser. Il faut à votre communauté, soi-disant laborieuse et démocratique, de l’autorité, des distinctions, des corruptions, de l’aristocratie, du charlatanisme, l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’industriel par l’artiste, et l’amour libre. Honte[16] !…


Chapitre XV. — Objection contre la politique mutuelliste. — Réponse. — Cause première de la chute des États. — Rapport des fonctions politiques et économiques dans la Démocratie nouvelle.


Mais ne nous laissons pas entraîner aux digressions. Nous avons à expliquer ce que sont l’unité et l’ordre dans une démocratie mutuelliste ; et voici l’objection, bien autrement grave, que ne manqueront pas d’élever contre nous nos adversaires.

Sortons, nous diront-ils, des théories et des sentimentalités : il faut en tout État une autorité, un esprit de discipline et d’obéissance, sans lesquels aucune société ne peut subsister. Il faut dans le Gouvernement une force capable de triompher de toutes les résistances, et de soumettre à la volonté générale toutes les opinions. Qu’on dispute tant qu’on voudra de la nature, de l’origine et des formes de ce pouvoir ; là n’est pas la question. La véritable, l’unique affaire, est qu’il soit constitué vigoureusement. Nulle volonté humaine ne saurait commander à la volonté humaine, dit de Bonald, et il conclut à la nécessité d’une institution supérieure, à un droit divin. Selon J.-J. Rousseau, au contraire, la puissance publique est une collectivité qui se compose de l’abandon que fait chaque citoyen d’une portion de sa liberté et de sa fortune dans l’intérêt général : c’est le droit démocratique révolutionnaire. Qu’on suive tel système que l’on voudra, on arrive toujours à cette conclusion, que l’âme d’une société politique c’est l’autorité, et que sa sanction est la force.

C’est ainsi, du reste, que se sont constitués, dans tous les temps, les États ; et c’est ainsi qu’ils se gouvernent et qu’ils vivent. Croit-on que ce soit par un acte de leur libre adhésion que les multitudes se sont formées en faisceau et ont fondé, sous la main d’un chef, ces unités puissantes, auxquelles le travail des révolutions ajoute si peu ? Non, ces agglomérations ont été l’œuvre de la nécessité servie par la force. Croit-on que ce soit de leur plein gré, par l’effet d’une persuasion mystérieuse, d’une conviction impossible à motiver, que ces masses se laissent conduire comme un troupeau, par une pensée étrangère, qui plane sur elles, et dont personne n’a le secret ? Non, encore : cette faculté de centralisation, à laquelle tout le monde se résigne bien qu’en murmurant, est aussi l’excuse de la nécessité, servie par la force. Il est absurde de regimber contre ces grandes lois, comme si nous pouvions les changer et nous faire, sur d’autres principes, une autre existence.

Que prétend donc le mutuellisme, et quelles sont les conséquences de cette doctrine, au point de vue du Gouvernement ? C’est de fonder un ordre de choses dans lequel le principe de la souveraineté du peuple, de l’homme et du citoyen serait appliqué au pied de la lettre ; où chaque membre de l’État, gardant son indépendance et continuant d’agir en souverain, se gouvernerait lui-même, pendant que l’autorité supérieure s’occuperait uniquement des affaires du groupe ; où, par conséquent, il y aurait certaines choses communes, mais point de centralisation ; allons jusqu’au bout, un État dont les parties reconnues souveraines auraient la faculté de sortir du groupe et de rompre le pacte, ad libitum. Car il ne faut pas se le dissimuler : la fédération, pour être logique, fidèle à son principe, doit aller jusque-là, à peine de n’être qu’une illusion, une vanterie, un mensonge.

Mais il est évident que cette faculté de sécession qui, en principe, doit appartenir à tout État confédéré, est contradictoire ; elle ne s’est jamais réalisée, et la pratique des confédérations la dément. Qui ne sait qu’à l’époque de la première médique la Grèce faillit périr, trahie par sa liberté fédérale ? Les Athéniens et les Spartiates se présentèrent seuls contre le grand roi : les autres avaient refusé de marcher. Les Perses vaincus, la guerre civile éclata entre les Grecs pour mettre fin à cette constitution absurde ; ce fut le Macédonien qui en eut l’honneur et le profit. — En 1846, lorsque la confédération Suisse fut au moment de se dissoudre par la sécession des cantons catholiques (Sunderbund), la majorité n’hésita point, pour ramener les scissionnaires, à employer la voie des armes. Elle n’agit point alors, quoi qu’on ait dit, en vertu du droit fédéral, qui était positivement contre elle. Comment les treize cantons protestants, tous souverains, auraient-ils prouvé aux onze cantons catholiques, tous également souverains, qu’ils avaient le droit, en vertu du pacte, de les contraindre à l’Union dont ceux-ci ne voulaient plus ? Le mot de fédération jure contre une prétention pareille. La majorité helvétique agit en vertu du droit de conservation nationale ; elle considéra que la Suisse, placée entre deux grands États unitaires, ne pouvait, sans un extrême péril, admettre une confédération nouvelle, plus ou moins hostile ; et en cédant à la nécessité, en appuyant son droit sur l’argument de la force, elle affirme, au nom et sous les insignes de sa confédération prétendue, la proéminence du principe d’unité. — À l’heure où j’écris, et certes avec une bien moindre excuse que les libéraux suisses de 1846, puisque la liberté américaine ne court aucun risque, les États-Unis du Nord prétendent aussi retenir dans l’Union, par la force, les États-Unis du Sud, les appelant traîtres et rebelles, ni plus ni moins que si l’ancienne Union était une monarchie et M. Lincoln un empereur. Il est clair cependant que de deux choses l’une : Ou le mot de confédération a un sens, par lequel les fondateurs de l’Union ont voulu la distinguer nettement de tout autre système politique : dans ce cas, et abstraction faite de la question d’esclavage, la guerre faite au Sud par le Nord est injuste ; ou bien, sous apparence de confédération, et en attendant l’heure favorable, l’on a poursuivi secrètement la formation d’un grand empire : dans ce cas les Américains feront bien de rayer à l’avenir de leurs plateformes les mots de liberté politique, de république, de démocratie, de confédération et même d’Union. Déjà l’on commence à nier de l’autre côté de l’Atlantique le droit des États, ce qui signifie le principe fédératif, signe non équivoque de la prochaine transformation de l’Union. Ce qui est plus étrange encore, c’est que la démocratie européenne applaudit à cette exécution, comme si ce n’était pas l’abjuration de son principe et la ruine de ses espérances.

Résumons-nous : Une révolution sociale, dans le sens de la mutualité, est une chimère, parce que, dans cette société, l’organisation politique devrait être le corollaire de l’organisation économique, et que ce corollaire, que l’on avoue devoir être un État fédératif, considéré en lui-même est une impossibilité. En fait, les confédérations n’ont jamais été que du provisoire, des États en formation ; théoriquement, ce sont des non-sens. Donc la mutualité posant le fédéralisme comme son dernier mot, se donne à elle-même l’exclusion ; elle n’est rien.

Tel est l’argument décisif auquel nous avons à répondre. Mais j’ai à présenter auparavant une rectification historique.

Les adversaires du fédéralisme supposent bénévolement que la centralisation est douée de tous les avantages qu’ils refusent à la fédération ; que la première est douée d’autant d’énergie que la seconde est peu viable ; bref, qu’autant celle-ci est dépourvue de logique et de force, autant on est assuré d’en rencontrer dans celle-là, et que telle est la cause de l’énorme différence qui, jusqu’à ce moment, a signalé leurs destinées. Je devrais donc, pour ne rien omettre et égaliser les positions, opposer à la critique, du principe fédératif la critique du principe unitaire ; montrer que si les confédérations n’ont, depuis l’origine des sociétés, joué qu’un rôle en apparence secondaire ; si, grâce à la divergence de leurs institutions, elles n’ont pas fait preuve d’une longue durée ; s’il semble même impossible qu’elles se posent dans la vérité de leur principe, les États à grande centralisation, en revanche, n’ont été le plus souvent que de vastes brigandages, des tyrannies organisées, dont le principal mérite a été, depuis trente siècles, de traîner, pour ainsi dire, sur la claie les cadavres des nations, comme si le but de la Providence avait été de les châtier, par des siècles de torture, de leurs fantaisies fédérales.

Ainsi j’aurais à faire voir que l’histoire tout entière n’est qu’une suite de composition et de décomposition ; qu’aux pluralités ou fédérations succèdent sans cesse les agglomérations, et aux agglomérations les dissolutions ; qu’à l’Empire grec d’Alexandre, établi sur l’Europe et l’Asie, succéda bientôt le partage de ses généraux, véritable retour aux nationalités, comme nous disons aujourd’hui ; qu’à ce mouvement nationaliste succéda ensuite la grande unité romaine, remplacée au cinquième siècle par les fédérations germaniques et italiennes ; que nous avons vu naguère l’empire d’Autriche se faire d’absolutiste fédéraliste, pendant que l’Italie passait de la fédération au royaume ; que si le premier Empire, avec ses cent trente-deux départements, ses grands fiefs et ses alliances n’a pu tenir devant la confédération européenne, le second Empire, bien plus fortement centralisé, quoique beaucoup moins étendu que l’autre, est travaillé par un esprit de liberté bien autrement impérieux dans les collectivités provinciales et communales, que dans les individualités elles-mêmes.

Voilà ce que j’eusse aimé à développer encore, et que je me contenterai de rappeler ici, pour mémoire.

Telle est donc l’énigme que nous avons à résoudre ; elle intéresse la centralisation autant que la fédération elle-même.

1. Qu’est-ce qui fait que les États unitaires, monarchiques, aristocratiques ou républicains, tournent constamment à la décomposition ?

2. Et qu’est-ce qui fait en même temps que les fédérations tendent à se résoudre dans l’Unité ?

Voilà à quoi il faut d’abord répondre, avant de porter un jugement sur la valeur comparative des États à centralisation, et des confédérés. Et c’est précisément à quoi je réponds, conformément aux principes posés au chapitre précédent, savoir, que la Vérité et le Droit sont les seules bases de l’ordre, hors lesquelles toute centralisation devient absorbante, et toute fédération hypocrite :

Ce qui fait que les États, unitaires et fédérés, sont sujets à décomposition et ruine, c’est que, chez les premiers, la société est destituée de toute espèce de garantie, politique et économique ; et que, chez les autres, en supposant le Pouvoir aussi parfaitement constitué qu’on voudra, la même société n’a eu jusqu’à présent que des garanties politiques ; elle n’en a jamais offert d’économiques. Ni en Suisse, ni aux États-Unis, nous ne trouvons la mutualité organisée : or, sans une série d’institutions mutuellistes, sans droit économique, la forme politique reste impuissante, le gouvernement est toujours précaire, un sépulcre blanchi, disait saint Paul.

Que reste-t-il donc à faire pour mettre les confédérations à l’abri de toute dissolution, en même temps que l’on en maintiendrait le principe ainsi défini : Faculté pour toute ville, territoire, province, population agglomérée, en un mot pour tout État, d’entrer dans la confédération et d’en sortir, ad libitum ?

Remarquez que jamais semblable condition n’a été offerte à des hommes libres ; jamais pareil problème n’a été soulevé par aucun publiciste. De Bonald et Jean-Jacques, l’homme du droit divin et l’homme de la démagogie, sont d’accord pour déclarer, à la suite de Jésus-Christ, que tout royaume divisé en lui-même périra. Mais le Christ parlait en sens spirituel ; et nos auteurs sont de purs matérialistes, partisans de l’autorité, et partant de servitude.

Ce qu’il y a à faire pour rendre la confédération indestructible, c’est de lui donner enfin la sanction qu’elle attend encore, en proclamant, comme base du droit fédératif et de tout ordre politique, le Droit économique.

C’est ici surtout qu’il convient de considérer la révolution qui va s’opérer dans le système social, par le seul fait du mutuellisme dont nous avons précédemment offert à l’attention du lecteur quelques exemples. Déjà l’on a pu juger que le principe de mutualité, transporté des relations privées dans le mouvement collectif, se pose en une suite d’institutions dont il est facile d’indiquer le développement. Rappelons seulement, pour aider la mémoire, les plus saillantes.


A. — Fonctions économiques.


1. Service de Charité et secours aux personnes, formant transition entre le régime de Charité institué par le Christ et le régime de justice inauguré par la Révolution : société d’assistance, service médical, asiles, crèches, maisons de santé, pénitenceries, etc. Tout cela existe plus ou moins, sans doute, mais il y manque le nouvel esprit, qui seul peut donner l’efficacité, purger le parasitisme, l’hypocrisie, la mendicité et le gaspillage.

2. Assurances contre l’inondation, l’incendie, les risques de navigation et de chemins de fer, l’épizootie, la grêle, les maladies, la vieillesse et la mort.

3. Crédit, circulation et escompte ; banques, bourses, etc.

4. Services publics de transports par chemins de fer, canaux, rivières et voie de mer. — Ces services ne préjudicient en rien aux entreprises particulières, auxquelles ils servent au contraire de régularisateurs et de pivots.

5. Service des entrepots, docks, marchés et mercuriales. Il a pour but d’assurer en tout temps la répartition des produits au mieux du double intérêt des producteurs et des consommateurs. C’est la fin de la spéculation mercantiliste, des accapareurs, des coalitions et de l’agiotage.

6. Service de statistique, de publicité et d’annonces pour la fixation des prix et la détermination des valeurs. — Établissements sociétaires, servant de régulateurs pour le commerce de détail.

7. Compagnies ouvrières, pour l’exécution des travaux de terrassements, reboisements, défrichements, routes, chaussées, irrigations.

8. Compagnies ouvrières pour la construction des ponts, aqueducs, réservoirs, ports, tunnels, monuments publics, etc.

9. Compagnies ouvrières pour l’exploitation des mines, eaux et forêts.

10. Compagnies ouvrières pour le service des ports, gares, halles, entrepôts, magasins, etc.

11. Société maçonnique pour la construction, l’entretien, la location des maisons et le bon marché des habitations dans les villes.

12. Instruction publique, scientifique et professionnelle.

13. Propriété, révision des lois concernant le droit ; la formation, la répartition, le mode de transmission, etc., des propriétés. Réforme et consolidation du système allodial.

14. L’Impôt………


Observations. — 1. Jusqu’à présent les institutions ou fonctions auxquelles nous donnons le nom d’économiques ont été un desideratum dans la société. Nous ne les inventons pas, nous ne les créons point par un caprice d’arbitraire ; nous nous bornons à en opérer le dégagement, en vertu d’un principe aussi simple que péremptoire. Il est démontré en effet que dans nombre de circonstances, l’initiative individuelle est impuissante à réaliser ce que donne sans effort, et à bien moindres frais, la coopération de tous. Là donc où l’action privée ne peut atteindre, il est juste, c’est un droit et un devoir d’employer la force collective, la mutualité. Il est absurde de sacrifier la richesse, la félicité publique à une liberté impuissante. Là est le principe, le but, la raison des institutions économiques. Tout ce que peut exécuter l’individu, en se soumettant à la loi de Justice, sera donc laissé à l’individualité ; tout ce qui dépasse la capacité d’une personne sera dans les attributions de la collectivité.

2. Je range dans la catégorie des fonctions ou institutions économiques les établissements de Charité, l’Instruction publique et l’Impôt. La nature des choses indique la raison de ce classement. L’extinction du paupérisme et le soulagement des misères humaines ont été regardés dans tous les temps comme les problèmes les plus ardus de la science. De même que l’indigence chez l’ouvrier, les misères sociales touchent aux sources vives de la production, et compromettent directement la félicité publique. Il est donc d’une science, d’une police exacte, d’enlever toute cette catégorie d’établissements à l’action et à l’influence du Pouvoir. — Il faut en dire autant de l’Impôt. À cet égard la Révolution de 89 et toutes les Constitutions qui en sont sorties, ont posé les vrais principes, en décidant que l’impôt, demandé par le Gouvernement, devait être consenti par la nation, et la répartition faite par les conseils généraux et municipalités. Ce n’est pas le Prince qui se paie lui-même ; c’est le Pays qui paie son mandataire : d’où il résulte que ce que nous appelons aujourd’hui ministère des Finances, ne rentre aucunement dans les attributions du Pouvoir. — Quant à l’Instruction publique, qui n’est autre chose que le développement de l’éducation domestique, il faut bien la reconnaître pour fonction économique, à moins d’en refaire une fonction religieuse, et de nier la famille même.

3. On voit par les articles 4, 7, 8, 9, 10 et 11 du tableau ci-dessus, quelle est, dans la Démocratie nouvelle, l’importance des Associations ouvrières, considérées comme organes économiques et institutions de mutualité. Elles ont pour objet, non-seulement de satisfaire à l’intérêt ouvrier, mais de répondre au vœu légitime de la société, qui est d’enlever l’exploitation des chemins de fer et des mines au monopole des sociétés par actions ; — les constructions d’utilité publique au favoritisme des adjudications, et au caprice des ingénieurs de l’État ; — les eaux et forêts aux dévastations du Domaine, etc. Ces compagnies ouvrières, formées selon les prescriptions du Code civil et du commerce, soumises à la loi de concurrence, ainsi que l’a déclaré le Manifeste, et responsables de leurs actes, sont liées en outre vis-à-vis de la société qui les emploie par le devoir mutuelliste, qui est de la faire jouir de leurs services au meilleur marché possible.

À cet ensemble de fonctions économiques, s’en joint une série d’autres appelées politiques, et qui en forment le complément. Comme les précédentes, elles peuvent varier quant au nombre et à la définition : nul ne saurait se tromper sur leur caractère.


B. — Fonctions politiques.


15. Corps électoral ou suffrage universel.

16. Pouvoir législatif.

17. Pouvoir exécutif : Administration,

18. ............ --….......… Police, Justice,

19. ............ --….......… Culte,

20. ............ --….......… Guerre.

Le ministère de l’agriculture, du commerce, de l’instruction publique, des travaux publics et des finances, ont été reportés et fondus dans les fonctions économiques.


Observations. — 1. Ces fonctions sont dites politiques, par opposition aux précédentes appelées économiques, parce qu’elles ont pour objet, non plus les personnes et les biens, la production, la consommation, l’éducation ; le travail, le crédit et la propriété ; mais l’État collectif, le Corps social dans son unité et ses relations soit avec le dehors, soit avec lui-même.

2. Ces mêmes fonctions sont de plus subordonnées aux autres, et on peut les appeler des sous-fonctions, parce que, en dépit de leur majesté d’apparat, elles jouent un rôle bien moins essentiel que les fonctions économiques. Avant de légiférer, d’administrer, de bâtir des palais, des temples, et de faire la guerre, la société travaille, laboure, navigue, échange, exploite les terres et les mers. Avant de sacrer des rois et d’instituer des dynasties, le peuple fonde la famille, consacre les mariages, bâtit des villes, établit la propriété et l’hérédité.Dans le principe, ce sont les fonctions politiques qui restent confondues avec les économiques : rien, en effet, de ce qui constitue la spécialité du gouvernement et l’État, n’est étranger à l’économie publique. Que si plus tard la raison générale, en dégageant l’organisme gouvernemental, semble lui conférer une sorte de primogéniture, c’est l’effet d’une illusion historique qui ne saurait nous tromper, maintenant que nous avons rétabli la généalogie sociale dans son intégrité, et mis chaque chose à sa place. Entre les fonctions économiques et les fonctions politiques, il existe un rapport analogue à celui que la physiologie indique, chez les animaux, entre les fonctions de la vie organique, et les fonctions de la vie de relation : c’est par celles-ci que l’animal se manifeste au dehors et remplit sa mission entre les créatures ; mais c’est par les autres qu’il existe, et tout ce qu’il fait dans sa liberté d’action n’est, à vrai dire, qu’un conclusum plus ou moins raisonné de ses puissances primordiales.

3. Ainsi, dans la Constitution démocratique, telle qu’il est permis de la déduire de ses idées les mieux accusées et de ses aspirations les plus authentiques, l’ordre politique et l’ordre économique ne sont qu’un seul et même ordre, un seul et même système, établi sur un principe unique, la mutualité. De même que nous avons vu, par une suite de transactions mutuellistes, les grandes institutions économiques se dégager l’une après l’autre, et former ce vaste organisme humanitaire, dont rien jusque-là ne pouvait donner l’idée ; de même l’appareil gouvernemental résulte à son tour non plus de je ne sais quelle convention fictive, imaginée par le besoin de la république, et aussitôt retirée que posée, mais sur un contrat réel, où les souverainetés des contractants, au lieu de s’absorber dans une majesté centrale, à la fois personnelle et mystique, servent de garantie positive à la liberté des États, des communes et des individus.

Nous avons donc, non plus une souveraineté du peuple en abstraction, comme dans la Constitution de 93 et celles qui l’ont suivie, et dans le Contrat social de Rousseau, mais une souveraineté effective des masses travailleuses, régnantes, gouvernantes, d’abord, dans les réunions de bienfaisance, dans les chambres de commerce, dans les corporations d’arts et métiers, dans les compagnies de travailleurs ; dans les bourses, dans les marchés, dans les académies, dans les écoles, dans les comices agricoles ; et finalement dans les convocations électorales, dans les assemblées parlementaires et les conseils d’État, dans les gardes nationales, et jusque dans les églises et les temples. C’est toujours et partout la même force de collectivité qui se produit, au nom et en vertu du principe de mutualité ; dernière affirmation du droit de l’homme et du citoyen.

Je dis qu’ici les masses travailleuses sont réellement, positivement et effectivement souveraines : comment ne le seraient-elles pas, si l’organisme économique leur appartient tout entier : le travail, le capital, le crédit, la propriété, la richesse ; comment, maîtresses absolues des fonctions organiques, ne le seraient-elles pas, à bien plus forte raison, des fonctions de relation ? La subordination à la puissance productive de ce qui fut autrefois, et à l’exclusion de tout le reste, le Gouvernement, le Pouvoir, l’État, éclate dans la manière dont se constitue l’organisme politique :


a. Un CORPS ÉLECTORAL s’assemblant dans sa spontanéité, faisant la police des opérations, revisant et sanctionnant ses propres actes ;

b. Une délégation, CORPS LÉGISLATIF, ou Conseil d’État, nommée par les groupes fédéraux et rééligible[17] ;

c. Une Commission exécutive choisie par les représentants du peuple dans leur propre sein, et révocable ;

d. Un Président de cette Commission, enfin, nommé par elle-même, et révocable.


N’est-ce pas là, dites-moi, le système de la vieille société retourné ; système où le pays est décidément tout ; où celui qu’on appelait autrefois chef de l’État, souverain, autocrate, monarque, despote, roi, empereur, czar, khan, sultan, majesté, altesse, etc., etc., apparaît définitivement comme un Monsieur, le premier peut-être, entre ses concitoyens pour la distinction honorifique, mais à coup sûr le moins dangereux de tous les fonctionnaires publics. Vous pouvez vous vanter cette fois que le problème de la garantie politique, le problème de la soumission du gouvernement au pays, du prince au souverain, est résolu. Jamais vous ne reverrez ni usurpation ni coup d’État ; l’insurgence du pouvoir contre le peuple, la coalition de l’autorité et de la bourgeoisie contre la plèbe, est impossible.

4. Tout ceci compris, je reviens à la question d’unité posée plus, haut : Comment, avec le droit fédératif, l’État gardera-t-il sa stabilité ? Comment un système, qui consacre comme sa pensée fondamentale le droit pour chaque confédéré de faire sécession, pourrait-il ensuite agir d’ensemble et se soutenir ?

L’objection, il faut l’avouer, était sans réponse, tant que les États confédérés étaient constitués en dehors du droit économique et de la loi de mutualité : la divergence des intérêts devait tôt ou tard amener des scissions funestes, et l’unité monarchique remplacer l’équivoque républicaine. Maintenant tout est changé : l’ordre économique est fondé sur des données entièrement différentes ; l’esprit des États n’est plus le même, la confédération, dans la vérité de son principe, est indissoluble. La Démocratie, si hostile à toute pensée de scission, surtout en France, n’a rien à craindre.

Rien de ce qui divise les hommes, cités, corporations, individus, n’existe plus entre les groupes mutuellistes : ni pouvoir souverain, ni concentration politique, ni droit dynastique, ni liste civile, ni décorations, ni pensions, ni exploitation capitaliste, ni dogmatisme, ni esprit de secte, ni jalousie de parti, ni préjugé de race, ni rivalité de corporation, de ville ou de province. Il peut y avoir des diversités d’opinions, de croyances, d’intérêts, de mœurs, d’industries, de cultures, etc. Mais ces diversités sont la base même et l’objet du mutuellisme : elles ne peuvent par conséquent dégénérer en aucun cas, en intolérance d’Église, suprématie pontificale, prépotence de localité ou de capitale, prépondérance industrielle ou agricole. Les conflits sont impossibles : pour qu’ils renaissent, il faudrait détruire la mutualité[18].

D’où viendrait la révolte ? Sur quel prétexte s’appuierait le mécontentement ? — Dans une confédération mutuelliste, le citoyen n’abandonne rien de sa liberté, comme Rousseau l’exige pour le gouvernement de sa république ! La puissance publique est sous la main du citoyen ; lui-même l’exerce et en profite : s’il se plaignait de quelque chose, ce serait de ne pouvoir plus, ni lui ni personne, l’usurper et en jouir seul. Il n’a pas davantage de sacrifice de fortune à faire : l’État ne lui demande, à titre de contribution, que ce qui est rigoureusement exigé par les services publics, lesquels étant essentiellement reproductifs, dans leur juste distribution, font de l’impôt un échange[19]. Or, l’échange est augmentation de richesse[20] : de ce côté encore, la dissolution n’est point à craindre. Les confédérés se sépareraient-ils devant les risques d’une guerre civile ou étrangère ? Mais dans une confédération fondée sur le Droit économique et la loi de mutualité, la guerre civile ne pourrait avoir qu’un motif, le motif de religion. Or, sans compter que l’intérêt spirituel est bien faible quand les autres intérêts sont conciliés et mutuellement garantis, qui ne voit ici que la mutualité a pour corollaire la tolérance mutuelle ; ce qui écarte cette chance de conflit ? Quant à une agression de l’étranger, quelle en pourrait être la cause ? La confédération, qui reconnaît à chacun des États confédérés le droit de sécession, ne peut pas, à bien plus forte raison, vouloir contraindre l’étranger. L’idée de conquête est incompatible avec son principe. Un seul cas de guerre, venant du dehors, peut donc être ici prévu, à savoir, le cas d’une guerre de principe : ce serait que l’existence d’une confédération mutuelliste fût déclarée par les États ambiants, à grande exploitation et grande centralisation, incompatible avec leur propre principe, de même qu’en 92 le manifeste de Brunswick déclara la Révolution française incompatible avec les principes qui régissaient les autres États ! À quoi je réplique que la mise hors la loi d’une confédération, fondée sur le droit économique et la loi de mutualité serait justement ce qui pourrait lui arriver de plus heureux, tant pour exalter le sentiment républicain fédératif et mutuelliste, que pour en finir avec le monde du monopole, et déterminer la victoire de la Démocratie ouvrière sur toute la face du globe…

Mais qu’est-il besoin d’insister davantage ?

Le principe de mutualité, en entrant dans la législation et les mœurs, et créant le droit économique, renouvelle de fond en comble le droit civil, le droit commercial et administratif, le droit public et le droit des gens. Ou plutôt, en dégageant cette suprême et fondamentale catégorie du droit, le Droit économique, le principe de mutualité crée l’unité de la science juridique ; il fait voir, mieux qu’on ne l’avait aperçu jusqu’alors, que le droit est un et identique, que toutes ses prescriptions sont uniformes, toutes ses maximes des corollaires les unes des autres, toutes ses lois, des variantes de la même loi.

L’ancien droit, que la science des vieux jurisconsultes avait subdivisé en autant de branches spéciales qu’il s’appliquait à d’objets différents, avait pour caractère général, dans toutes ses parties, d’être négatif ; d’empêcher plutôt que de permettre ; de prévenir les conflits, plutôt que de créer les garanties ; de réprimer un certain nombre de violences et de fraudes, plutôt que d’assurer, contre toute fraude et violence, la création de la richesse et de la félicité commune.

Le nouveau Droit est au contraire essentiellement positif. Son but est de procurer, avec certitude et ampleur, tout ce que l’ancien droit permettait simplement de faire, l’attendant de la liberté, mais sans en chercher les garanties ni les moyens, sans même exprimer à cet égard ni approbation ni désapprobation. Manquer à la garantie, à la solidarité sociale ; persister dans les pratiques de l’anarchie mercantile, de la dissimulation, du monopole, de l’agiotage, est réputé désormais, de par le nouveau Droit, un acte aussi répréhensible que toutes les escroqueries, les abus de confiance, les faux, les vols à main armée et en maison habitée dont la loi s’est jusqu’à ce jour occupée presque exclusivement. Ce caractère positif du Droit nouveau, les obligations nouvelles qui en résultent, la liberté et la richesse qui en sont le fruit, nous l’avons suffisamment développé dans les questions relatives à l’assurance, à l’offre et à la demande, à la fixation des prix et valeurs, à la bonne foi commerciale, au crédit, aux transports, etc., en un mot à ce que nous avons appelé institutions ou fonctions économiques ; nous n’avons plus besoin d’y revenir.

Comment donc un groupe travailleur, après avoir fait partie d’une fédération mutuelliste, renoncerait-il aux avantages positifs, matériels, palpables, escomptables, qu’elle lui assure ? Comment préférerait-il retourner à l’antique néant, au paupérisme traditionnel, à l’insolidarité, à l’immoralité ? Après avoir connu l’ordre économique, voudrait-il se faire aristocratie exploitante, et pour la satisfaction immonde de quelques-uns, rappeler l’universelle misère ? Comment, dis-je, des cœurs d’hommes ayant connu le droit, se déclareraient-ils contre le droit, se dénonçant eux-mêmes au monde comme une bande de voleurs et de forbans ?

Aussitôt la réforme économique, mutuelliste, proclamée sur un point du globe, les confédérations deviennent partout des nécessités. Elles n’ont pas besoin pour exister que les États qui se fédèrent soient tous juxtà-posés, groupés comme dans une enceinte, ainsi que nous le voyons en France, en Italie et en Espagne. La fédération peut exister entre États séparés, disjoints et distants les uns des autres : il suffit qu’ils déclarent vouloir unir leurs intérêts et se donner garantie réciproque, selon les principes du Droit économique et de la mutualité. Une fois formée, la fédération ne peut plus se dissoudre : car, je le répète, on ne revient pas d’un pacte, d’une profession de foi, comme la profession de foi mutuelliste, comme le pacte fédératif.

Ainsi que nous l’avons dit déjà, le principe de mutualité, dans l’ordre politique aussi bien que dans l’ordre économique, est donc bien certainement le lien le plus fort et le plus subtil qui puisse se former entre les hommes.

Ni système de gouvernement, ni communauté ou association, ni religion, ni serment, ne peuvent à la fois, en unissant aussi intimement les hommes, leur assurer une pareille liberté.

On nous a reproché de fomenter, par ce développement du droit, de fomenter l’individualisme, de détruire l’idéal. Calomnie ! Où donc la puissance de collectivité produirait-elle d’aussi grandes choses ? Où les âmes se sentiront-elles plus à l’unisson ? Partout ailleurs nous avons le matérialisme du groupe, l’hypocrisie de l’association, et les chaînes pesantes de l’État. Ici, seulement, nous sentons, dans la justice la vraie fraternité. Elle nous pénètre, nous anime ; et nul ne peut se plaindre qu’elle le contraint, qu’elle lui impose un joug, ou le charge du moindre fardeau. C’est l’amour dans sa vérité et dans sa franchise ; l’amour qui n’est parfait qu’autant qu’il a pris peur devise la maxime de la mutualité, j’ai presque dit du commerce : donnant, donnant.



Chapitre XVI. — Dualisme bourgeois : antagonisme constitutionnel. — Supériorité décisive de l’Idée ouvrière.


Nous savons en quoi consiste l’Idée ouvrière, tant au point de vue des intérêts qu’à celui du Gouvernement. Nous compléterons cette exposition en disant en quelques mots ce qu’était en 1789, ce qu’a été depuis la Révolution l’idée bourgeoise. Le lecteur pourra juger ensuite, en parfaite connaissance de cause, de quel côté est aujourd’hui la capacité politique, si elle est dans la Démocratie travailleuse, ou dans le capitalisme bourgeois.

Après avoir constaté précédemment (2e partie, chap. ii) que la conscience bourgeoise avait atteint son plus haut degré d’intensité en 1789, alors que le Tiers-État, jetant par la bouche de Sieyès le défi à l’ancien régime, disait de lui-même : Que suis-je ? rien ; Que dois-je être ? tout, nous avons fait observer que, la bourgeoisie étant en effet devenue tout, mais que, rien alors ne la différenciant plus dans le corps social, elle avait commencé à perdre le sentiment d’elle-même, et qu’elle était tombée en léthargie. Nous avons remarqué que si, en 1848, après la chute de Louis-Philippe, elle avait paru sortir de sa torpeur, c’était grâce à l’insurgence des classes ouvrières, qui, se séparant ou plutôt se distinguant d’elle, ayant acquis conscience d’elles-mêmes et de leur destinée, faisaient leur entrée sur la scène politique ; c’était en un mot grâce à la terreur socialiste.

Mais une chose plus triste encore que cette chute de la conscience dans la moyenne et haute bourgeoisie, c’est qu’à la différence des classes ouvrières dont l’ascension est si rapide, la bourgeoisie n’a plus même l’intelligence de l’Idée qui jadis la gouvernait ; et qu’en tant que le Pays et le Gouvernement peuvent être considérés comme étant dans sa dépendance, ils sont, par l’effet de sa profonde nullité, à la merci de la fortune. Or, ce qui constitue la capacité politique n’est pas seulement la conscience, c’est aussi l’Idée ; et la bourgeoisie, si elle savait encore lire et penser, ne serait pas peu surprise d’apprendre que son idée est épuisée, qu’elle est aussi impuissante à faire l’ordre que la liberté, en un mot qu’elle n’a plus d’idée.

Avant 89, l’idée bourgeoise était une division de l’idée féodale. La noblesse et le clergé possédaient la presque totalité des terres, dominaient dans les châteaux, les couvents, les évêchés, les paroisses ; exerçaient les droits de main-morte et autres, rendaient la justice à leurs tenanciers et faisaient la guerre au roi, jusqu’à ce que, de défaite en défaite, ils eussent été réduits par la coalition des bourgeois et du roi à ne lui plus faire que leur cour. La bourgeoisie, de son côté, régnait sur le commerce et l’industrie ; elle avait ses corporations, priviléges, franchises, maîtrises ; pour échapper à la tyrannie des clercs et des nobles, elle avait fait alliance avec la Couronne et obtenu par ce moyen de compter pour quelque chose dans l’État. En 89 fut aboli tout ce système. La bourgeoisie, devenue tout en politique, put augmenter indéfiniment ses propriétés, continuant du reste de fabriquer et de trafiquer, comme les nobles de manger ce qui leur restait de revenu, et le clergé de chanter ses offices. D’idée il n’y en eut plus, pas plus chez les uns que chez les autres.

Je me trompe : voici ce que devint l’idée bourgeoise.

Devenue par son homogénéité, par ses capitaux, par son influence incontestée sur la plèbe, maîtresse de l’État, elle n’y vit pour elle qu’un moyen de consolider sa position acquise, et, par les emplois et le budget, de se créer un nouveau champ d’exploitation et de fortune. Substituée aux droits du clergé, de la noblesse et du roi dans les anciens états-généraux, la bourgeoisie n’aperçut nul inconvénient à conserver à l’État sa forme monarchique, centralisatrice et unitaire : seulement elle eut soin de prendre vis-à-vis du prince ses sûretés, ce que l’on nomma Charte constitutionnelle. Au fond, c’était par la bourgeoisie et pour la bourgeoisie que fonctionnait l’administration, par la bourgeoisie et pour la bourgeoisie que se percevait l’impôt, par la bourgeoisie et pour la bourgeoisie que régnait le roi.

Toute justice émanait d’elle ; le gouvernement du roi était son gouvernement ; elle entendait avoir seule le droit de faire la guerre et la paix, de même que la hausse et la baisse ; et si parfois elle eut à réprimer les velléités politiques de la Couronne, on put juger qu’elle n’était pas longtemps à faire son deuil d’une dynastie.

Cependant à ce système de centralisation politique il fallait, selon les règles de l’équilibre, un contre-poids. Ce n’était pas assez d’avoir limité, circonscrit, balancé la puissance royale, de l’avoir subordonnée à une majorité parlementaire, soumise au contre-seing de ses propres ministres : il fallait encore mettre un frein, une limite à cet immense organisme qui s’appelle le Gouvernement, si l’on ne voulait tôt ou tard être englouti par le monstre. On s’était mis en garde contre la prérogative de la Couronne : qu’était-ce que cette prérogative, purement personnelle, auprès de la puissance évolutive, absorbante, du système ?…

C’est ici que se révèle, dans sa naïveté, le génie bourgeois.

À cette force incommensurable de centralisation l’on donna donc divers contre-poids. Ce furent, en premier lieu, l’organisation du pouvoir lui-même, d’après le principe économique de la division du travail ou séparation industrielle ; — puis, le système représentatif, et le vote de l’impôt par une assemblée de représentants élus ; système en vertu duquel le pouvoir exécutif ne pouvait rien faire sans le contre-seing d’une majorité législative ; — enfin le suffrage universel. On s’était aperçu qu’aucune majorité bourgeoise n’était à l’abri des séductions des gouvernements, et l’on se dit gravement que si un ministère pouvait entraîner quelques centaines de bourgeois, jamais il ne parviendrait à corrompre tout un peuple !… L’organisation municipale et départementale pourrait être aussi comptée parmi les grands moyens de contenir constitutionnellement le pouvoir : mais ce ne fut qu’une espérance, qui ne se réalisa jamais. (Voir plus bas, 3e partie, chap. iv).

Mais de toutes les entraves à l’autorité, la plus puissante, la seule qui agisse d’une manière efficace, et qui aujourd’hui partage avec l’absolutisme impérial l’omnipotence de la nation, ce fut, devinez quoi ? l’anarchie mercantile et industrielle, le gâchis économique, la liberté de l’usure et de l’agiotage, le Chacun chez soi, chacun pour soi dans l’idéalité de son égoïsme, le Laissez faire, laissez passer dans sa plus large extension, la propriété dans toute la laideur du vieux droit quiritaire ; en deux mots la négation de toute mutualité et garantie, l’insolidarité absolue, le néant du droit économique. C’était logique : à un principe exorbitant, force était d’en opposer un autre non moins exorbitant. Abyssus abyssum invocat. Là est le grand secret du désordre contemporain : deux fléaux qui s’arc-boutent, qui, au lieu de se paralyser réciproquement, se donnent pour ainsi dire une sanction mutuelle. Depuis ils ont grandi tous deux, chacun dans sa sphère. Le pouvoir central est devenu de plus en plus absorbant et oppressif ; l’anarchie économique s’est manifestée par un agiotage effréné, des coups de commerce inouïs, des spéculations de Bourse épouvantables, un enchérissement progressif et universel.

Le bourgeois fait de la banque, de l’industrie, de l’agriculture même, de l’extraction, de la navigation, de la commission, etc. ; mais en dehors de toute convention ayant pour but de diminuer les risques, d’écarter le hasard, de fixer les valeurs, ou du moins d’en empêcher les violents écarts, de balancer les avantages entre le vendeur et l’acheteur. Il a horreur de tout ce qui pourrait, en lui donnant une garantie, lui imposer une obligation ; il nie la solidarité économique, il répugne à la mutualité. Proposez au bourgeois de s’engager dans une opération selon les règles du mutuellisme, il vous répondra : Non, j’aime mieux rester libre. Libre de quoi ? De placer, le cas échéant, son argent à plus gros intérêt, au risque de n’en pas trouver le placement ou de le placer sur une hypothèque ruineuse ; de vendre ses marchandises à gros bénéfice, au risque de se voir contraint de les vendre à perte ; de surfaire ses produits, quitte à les avilir lui-même, s’il survient stagnation ou encombrement ; d’affermer ses terres à un taux exagéré, au risque de ruiner son fermier et de n’être pas payé ; libre, dis-je, de spéculer sur la hausse et sur la baisse, d’agioter, de jouer, de faire la loi aux autres, d’user et abuser du monopole, dût-il subir des conditions plus rudes encore, et, après avoir flagellé ses confrères, être victime de leurs représailles. Le bourgeois n’est pas pour les opérations certaines, dès lors qu’elles exigent de lui une certaine réciprocité. Il recherche l’aléatoire, pour peu qu’il y ait probabilité de réussite. Tout lui est occasion, moyen ou prétexte de concurrence acharnée, sans distinction de ce qui est le fait de l’homme et de ce qui résulte de la force des choses. L’assurance même, si aisée à mutualiser, il la pratique de préférence en mode monopoleur.

Cette insolidarité économique, je devrais dire cette non-moralité des transactions, préconisée par l’économie politique de l’école anglaise, le bourgeois s’en est fait un principe, une théorie, une doctrine. Pour lui, l’idée d’un Droit économique, complément et corollaire du Droit politique et du Droit civil, n’existe pas ; c’est un non-sens. Chacun chez soi, chacun pour soi ; Dieu (!) pour tous. Telle est sa devise. La science économique, telle qu’il la comprend, ne repose pas sur une notion à deux termes, notion synthétique et positive par conséquent, qui fait la science des intérêts à l’image de la justice même ; elle repose sur des notions élémentaires, simplistes, antinomiques, qui, ne pouvant se déterminer d’elles-mêmes et trouver leur équilibre, font de la science une bascule et une contradiction perpétuelle. Pour le bourgeois, par exemple, il n’y a pas de valeur vraie, bien qu’il parle sans cesse de la loi de l’offre et de la demande ; bien que ces deux termes, offre et demande, impliquent, chacun à un point de vue différent, l’idée d’une valeur exacte, dont le débat entre l’offreur et le demandeur indique la recherche. Aux yeux du bourgeois la valeur est essentiellement arbitraire, d’opinion. De ce que la valeur est mobile il conclut qu’elle est nécessairement fausse ; et Dieu sait combien cette fausseté qu’il impute aux choses lui rend excusables les égarements de sa conscience ! Aussi ne le verrez-vous jamais, ni dans ses transactions, ni dans les réflexions qu’elles font naître en lui, s’inquiéter de l’équilibre des valeurs, du juste prix des marchandises, de la balance des services, du taux normal de l’intérêt ou du salaire : ce n’est pas lui qui donne dans ces chimères. Acheter, s’il peut, trois francs ce qui en vaut six ; vendre six francs ce qui en vaut trois, et cela en dépit de la connaissance personnelle qu’il a de la situation et des choses, en dépit du dommage que peut éprouver le prochain : voilà sa maxime commerciale, et il la professe sans vergogne. Dites-lui après cela que ses rentes, ses intérêts, ses bénéfices, tout ce profit qu’il serait aisé, en changeant de pratique, de légitimer, dans une suffisante mesure, mais qu’il préfère tirer, lui, par une guerre de ruses, d’embuscades, de surprises, du monopole que lui assurent la supériorité de ses capitaux et les ambages de son commerce ; dites-lui que tout cela est de la déloyauté, il se fâche, et c’est ce qui sauve son honorabilité. Au moins il est convaincu que les actes, plus ou moins scabreux, auxquels il se livre tous les jours, du matin au soir, ayant leur nécessité ont leur légitimité ; qu’il n’y a par conséquent escroquerie ni vol, sauf dans les cas définis par le Code.

Que dites-vous après cela de ces exhibitions académiques, où l’on décerne prix sur prix aux jeunes écrivains qui se signalent dans la guerre contre le socialisme, en justifiant des doctrines immondes ; de ces conférences, de ces cours, où l’on affecte de venger la propriété outragée ; de ces missions malthusiennes, où l’on se vante de poser les rapports entre une économie politique de mangeurs d’hommes, et les principes éternels de la justice et de la morale ? Parce qu’on dispose des chaires, des fauteuils, des concours, des écoles, aurait-on l’espoir de faire illusion aux masses et de prendre la conscience humaine pour dupe ? Misérables sophistes, qui n’ont pas même l’esprit de voir que les masses, préoccupées de leur misère, ne les comprennent point, et qu’ils n’ont rien à apprendre à ceux qui les paient ! Ils osent parler d’une morale économique, quand tout leur effort, pendant quarante ans, a été de prouver qu’autre chose est la morale, et autre chose l’économie politique ; que là où la première dit oui, la seconde peut fort bien dire non ; quand le plus clair de leurs théories consiste à repousser, du domaine de l’économie politique, l’intervention du droit, le rappel à la solidarité humaine, comme un attentat à la science et à la liberté ! Lequel d’entre eux oserait répondre affirmativement à cette question : Existe-t-il, en dehors du Droit économique, basé sur l’obligation de mutualité, une science, une vérité économique ? Interrogez-les, et vous verrez leur réponse.

Quelle vertu, quelle bonne foi pourrait tenir dans une société dont la maxime fondamentale est que la science économique n’a rien de commun avec la justice ; qu’elle en est radicalement indépendante ; que l’idée d’un Droit économique est une utopie économique ; qu’ainsi l’ordre économique, existant, à ce qu’on prétend, par lui-même, ne repose sur aucune donnée juridique ; que les hommes peuvent se promettre entre eux tout ce que bon leur semble, mais qu’en réalité ils ne se doivent, du fait de leurs relations économiques, absolument rien ; qu’en conséquence, chacun ayant le droit de suivre exclusivement son intérêt, l’ami pourra légalement, rationnellement, scientifiquement, ruiner son ami, le fils abandonner son père et sa mère ; l’ouvrier trahir son patron, etc. ? Quel respect, dis-je, pour la propriété dans un pareil système ? quelle puissance dans l’association ? quelle considération du pouvoir ? quelle religion de la loi ? quelle dignité de l’homme ? Je remplirais un volume des infamies débitées, sous le couvert de leur prétendue science, par les soi-disant économistes : je laisse cette exécution à de plus jeunes. Grâce au ciel, la postérité ne fera pas défaut à la cause.

L’immoralité de l’idée bourgeoise s’est révélée particulièrement à l’occasion du libre-échange. Pas un bourgeois qui ne tienne à avoir la balance favorable et qui ne se croie perdu s’il ne l’obtient ; mais pas un en même temps qui ne déblatère contre l’affreux monopole de ses confrères et qui ne trouve équitable qu’on fasse cesser à leur égard la protection. Qu’on le dégrève, lui, rien de mieux : il y va de l’intérêt de la société. Mais qu’on grève les autres, ce sera justice. Même chose pour l’escompte. Quel négociant, petit ou gros, ne serait heureux qu’on lui garantît l’escompte de son papier à deux signatures au lieu de trois, et au taux fixe de 1/2 pour 100 au lieu de 5, 6, 7, 8 et même 9 qu’on lui extorque arbitrairement, à l’improviste, dans les moments les plus difficiles ? C’est justement cet état de fixité de l’escompte et de régularité du crédit que se proposent de créer à perpétuité les partisans de la mutualité. Mais attendez : le bourgeois ne sera pas toujours malheureux ; lui aussi aura son jour de veine. Le voilà qui, après une suite de campagnes heureuses, a réalisé cent mille, deux cent mille francs. L’argent regorge à sa caisse ; vite il le porte à la Banque. Oh ! alors, ne lui parlez plus d’escompte à demi pour 100 et à deux signatures. Il est riche, maître de la position ; il fait la loi aux banquiers, banquier lui-même. Qu’on fasse les conditions dures à ses concurrents moins heureux ; que l’usure les dévore !… Il trouvera que les affaires sont superbes ; il se rapprochera du Gouvernement et votera pour le ministère.

Tel est le bourgeois dans les affaires, tel vous le retrouvez en politique. Au fond il n’a pas de principes ; il n’a que des intérêts. Le cours de la Bourse décide de sa manière de voir. Tour à tour courtisan du Pouvoir ou partisan de l’Opposition ; humble solliciteur ou détracteur acharné ; criant Vive le Roi ! ou Vive la Ligue ! suivant que la Bourse monte ou descend, que ses marchandises s’écoulent ou lui restent, suivant que, grâce à l’intervention de quelque haut personnage, une forte commande de l’État, donnée à lui ou à son concurrent, est venue le sauver de la ruine ou le plonger dans une situation désespérée.

C’est dans les ouvrages d’économie politique publiés depuis trente ans et dans les critiques qui en ont été faites, qu’il faut voir à quel point cette malheureuse bourgeoisie est déchue, et dans quel abîme l’ont précipitée à l’envi ses hommes d’État, ses représentants, ses orateurs, ses professeurs, ses académiciens, ses sophistes et jusqu’à ses romanciers et ses dramaturges. On s’est appliqué à détruire en elle avec le sens commun le sens moral ; et ceux qui ont accompli cette belle œuvre, elle les a appelés ses sauveurs. Quos vult perdere Jupiter, dementat.

Ce qui distinguait surtout la nation française au sortir du creuset de la Révolution, et qui fit d’elle pendant près d’un demi siècle la nation modèle, ce fut cet esprit d’égalité, cette tendance au nivellement, qui sembla un moment à la veille de résoudre toute aristocratie capitaliste et tout salariat dans une classe unique, celle que l’on a si justement appelée classe moyenne. À l’égalité des droits, à celle des partages, à la liberté de l’industrie il n’y avait qu’à ajouter l’impulsion toute puissante des institutions mutuellistes, et la révolution économique s’accomplissait sans secousse : l’Ordre, si cher à la bourgeoisie, n’eût pas été troublé un seul instant.

Depuis tantôt vingt-cinq ans, le pays a subi une influence et une direction contraires ; grâce à la législation sur les mines, au privilége de la Banque, surtout aux concessions de chemins de fer, la féodalité capitaliste et industrielle a pris décidément le dessus ; de sorte que la classe moyenne va s’éteignant de jour en jour, attaquée, de front par la hausse des salaires et le développement de la société anonyme ; sur les flancs par l’impôt et la concurrence étrangère ou libre-échange ; et remplacée finalement par le fonctionnarisme, la haute bourgeoisie et le salariat.

D’où est venue cette déchéance de la classe moyenne, déchéance qui traîne à sa suite celle de la nation et de la liberté ? Des théories économiques qu’elle a follement acceptées, de ce faux libéralisme par lequel elle n’a pas encore cessé de jurer, et qui lui a donné pour tout bien la centralisation administrative, la permanence des armées, le charlatanisme parlementaire, la concurrence anarchique, le parasitisme monopoleur, la hausse continue du loyer de l’argent et des capitaux, le cosmopolitisme du libre-échange, la cherté universelle, et par suite les coalitions ouvrières et les grèves. Mais il n’est si grand mal auquel on ne puisse trouver remède ; comme la cause est commune entre les travailleurs des villes et ceux des campagnes (voir plus haut 1re partie, chap. ii), elle le devient également entre la Démocratie ouvrière et la classe moyenne : puissent-elles comprendre l’une et l’autre que leur salut est dans leur alliance !

Aussi bien, pouvons-nous dire que désormais, entre la bourgeoisie capitaliste-propriétaire-entrepreneur et gouvernement, et la Démocratie ouvrière, les rôles, à tous les points de vue, sont intervertis. Ce n’est plus celle-ci qu’il faut appeler la masse, la multitude, la vile multitude ; ce serait plutôt celle-là. Pris dans sa collectivité, le peuple des travailleurs n’est plus ce monceau de sable qui servait à Napoléon Ier à définir la société. Qu’est-ce que la société ? disait-il. Une administration, une police, des tribunaux, une église, une armée ; le reste de la poussière. Rudis indigestaque moles. Maintenant la plèbe travailleuse fait corps ; elle se sent, elle raisonne, elle vote sans conseil, hélas ! mais enfin elle vote avec une volonté qui lui est propre, et déjà elle développe son Idée. Ce qui ne pense pas, qui est retombé à l’état de tourbe et de masse indigeste, c’est la classe bourgeoise.

Tandis que le Peuple, sous l’impulsion d’une conscience énergique et grâce à la puissance d’une idée juste, se présente au monde avec la puissance et dans l’éclat d’une formation organique, revendiquant sa place aux conseils du Pays, offrant à la classe moyenne une alliance que celle-ci sera avant peu trop heureuse d’obtenir, nous voyons la haute Bourgeoisie, après avoir roulé de catastrophe politique en catastrophe politique, parvenue au dernier degré du vide intellectuel et moral, se résoudre en une masse qui n’a plus rien d’humain que l’égoïsme, chercher des sauveurs quand il n’y a plus pour elle de salut, afficher pour tout programme une indifférence cynique, et, plutôt que d’accepter une transformation inévitable, appeler sur le Pays et sur elle un nouveau déluge, en repoussant avec acharnement ce qu’elle-même salua et adora en 1789, le Droit, la Science, le Progrès, en un mot la Justice.




TROISIÈME PARTIE


incompatibilités politiques. — conclusion.




Chapitre Ier. — Une excommunication politique ; nécessité pour la Démocratie ouvrière de dénoncer la scission.


Considérons que depuis 1848 la nation française se trouve divisée en sept partis principaux :

a) Légitimistes ;

b) Orléanistes ou monarchistes constitutionnels ;

c) Bonapartistes ou impérialistes ;

d) Cléricaux, épiscopaux ou jésuites ;

e) Républicains conservateurs, ne différant des précédents que par la suppression de la couronne ; du reste, professant sur les questions économiques les mêmes principes que les monarchistes ;

f) Républicains radicaux ou Démocrates, autrement dits Rouges ou Socialistes, auxquels se rattachent désormais, par la logique de l’idée

g) Les Fédéralistes.

Chacun de ces partis se subdivise en plusieurs nuances : c’est ainsi, pour ne parler que des radicaux, que nous les avons vus (2e partie, chap. ii) se partager en deux écoles, celle des Communistes ou du Luxembourg, et celle des Mutuellistes récemment inaugurée par les Soixante.

À peine la République était instituée, le 24 février 1848, à la place de la monarchie, que l’antagonisme, bientôt la guerre civile éclata entre les anciens partis, a, b, c, d, e coalisés, et le parti nouveau, F—G, accusé par les champions de la vieille idée de conspirer contre la propriété, la religion, la famille et la morale.

L’effet de cette réprobation fut, pour le parti réprouvé, des plus heureux. Il commença la dissolution des anciens partis en les obligeant à s’entendre ; puis il rendit la République solidaire du socialisme, en prouvant que celui-ci était la conséquence de l’autre. À partir des séances du Luxembourg, surtout de la journée du 16 avril, la guerre à la République sociale devint la préoccupation de tous les Pouvoirs, passant de l’un à l’autre comme un héritage sinistre, du Gouvernement provisoire au général Cavaignac, du général Cavaignac au président Louis-Napoléon, enfin du président Louis-Napoléon au Gouvernement impérial, à qui le ralliement des partis rivaux, battus en même temps que la Démocratie sociale dans la journée du 2 Décembre, valut le titre de Sauveur de la Société.

Considérons d’après cela que la défaite de la Démocratie rouge ou socialiste, d’abord en 1848 et 1849, puis en 1851 et 1852, est le pivot de notre histoire contemporaine ; que telle est encore aujourd’hui la principale raison d’être du Gouvernement impérial ; que dans sa politique de chaque jour le second Empire n’a jamais perdu de vue cette condition de son existence ; que rien n’indique qu’il ait aujourd’hui la pensée de changer de conduite, d’autant moins qu’aux élections de 1863 et 1864 le parti radical s’est manifesté d’une manière redoutable, et que le risque de socialisme est le seul lien qui rattache au Gouvernement impérial les partis momentanément évincés, mais nullement réconciliés, de la Légitimité, de l’Orléanisme, de la République conservatrice et de l’Épiscopat.

Ainsi le Gouvernement impérial, sur lequel les entrepreneurs d’Opposition constitutionnelle essaient de rejeter l’impopularité qui les atteint tous, ne peut être regardé, de notre point de vue socialiste, que comme une expression réactionnaire. La situation serait pour nous absolument la même si, à la place de la dynastie napoléonienne, les événements avaient porté au pouvoir soit Henri V ou le comte de Paris, soit quelque Africain continuateur de Cavaignac.

Le fait qui entre tous témoigne de l’immutabilité de cette politique, nonobstant tous les changements de règne, c’est que la féodalité industrielle et financière, préparée de longue main pendant les trente-six années de la Restauration, de la Monarchie de Juillet et de la République, et dans laquelle sont entrés les hommes de tous les régimes, n’a cessé depuis le coup d’État de se fortifier et de s’étendre. C’est dans ces dernières années qu’elle a complété son organisation et pris son assiette : les élections de 1863 l’ont envoyée en nombre au Parlement. Chose singulière, comme si cette féodalité songeait à identifier, à l’exemple du socialisme, la Politique et l’Économie politique, on la voit peu à peu faire corps avec le Gouvernement, l’inspirer, le dominer. Pendant onze ans elle a été, avec l’Église et l’armée, le nerf de l’Empire, et l’on ne saurait dire que jusqu’à ce jour sa fidélité ait été ébranlée.

Cependant les grandes Compagnies ont consommé leur coalition ; encore un peu, et les classes moyennes, absorbées par la haute concurrence ou ruinées, seront entrées dans la domesticité féodale ou rejetées dans le prolétariat. Alors aura sonné l’heure décisive, et si une autre loi du 31 mai ne vient au secours du système, la question se videra sur le champ de bataille du suffrage universel. Comment se comporteront, dans ces nouveaux comices, les classes moyennes ? Auront-elles le même désintéressement que celui dont naguère et si imprudemment ont fait preuve les classes ouvrières ? Se rallieront-elles à cette plébécule, après l’avoir entraînée ? Nous venons de la voir à l’œuvre cette pauvre petite bourgeoisie ; nous savons comment elle vote et pour qui elle vote. Sans conscience d’elle-même et privée d’idée, trompée par ses journaux sur toutes les questions du siècle, toujours disposée à croire qu’un simple changement dans le personnel et dans la routine du Pouvoir apportera un adoucissement à son martyre, incapable de se frayer une route hors des sentiers battus, ne sachant pour toute politique que nommer des candidats de coterie contre des Candidats d’administration, aura-t-elle du moins le bon esprit de se rattacher à l’élément jeune, au parti qui pense, qui veut, qui marche, qui l’appelle et qui est fort ?

De ces considérations il résulte donc que depuis le 2 Décembre 1851, pour ne pas remonter jusqu’au 24 juin 1848, la Démocratie socialiste peut se regarder comme politiquement excommuniée, je ne voudrais pas dire proscrite. Nos idées, si ce n’est nos personnes, sont hors le gouvernement, hors la société ; on n’a pas encore osé les mettre tout à fait hors la loi. Le principe de la liberté des opinions est là qui s’y oppose. Mais on leur ôte, à ces idées, autant que possible, les moyens de propagande ; on les livre à des organes infidèles ; l’usage de la presse périodique, conservé à tous les anciens partis, prodigué à tous les charlatans, à tous les renégats, à tous les proxénètes, nous est spécialement et obstinément refusé. Si parfois une idée inspirée de nos principes se produit devant le public, s’offre au Pouvoir, vite elle est dépêchée par les équarrisseurs privilégiés, ou écartée, j’en sais quelque chose, par la coalition des idées contraires. Les exhumés du Gouvernement provisoire ne se sont pas montrés plus ardents, en mars 1864, contre les candidatures ouvrières, que les chefs de la féodalité financière n’ont fait depuis douze ans contre les plans économiques des démocrates.

En présence d’un état de choses où nous détruire c’est sauver la société et la propriété, où l’ostracisme intellectuel et l’inquisition des idées apparaissent, si la Démocratie n’apprend à s’organiser et à mieux lutter, dans les certitudes de l’avenir, que pouvons-nous faire, si ce n’est d’accepter fièrement notre réprobation, et, puisque le vieux monde nous repousse, de nous en séparer radicalement ?

Que ce mot de séparation, ami lecteur, ne soit pour vous ni un sujet d’alarme, ni un prétexte de calomnie. Vous seriez dans une égale erreur, si vous alliez conclure de cette décisive parole que je n’ai à conseiller au peuple que la révolte ou la résignation.

Loin de moi d’abord toute pensée d’antagonisme, tout ferment de haine et de guerre civile. On sait assez que je ne suis pas précisément ce qu’on appelle un homme d’action. La séparation que je recommande est la condition même de la vie. Se distinguer, se définir, c’est être ; de même que se confondre et s’absorber, c’est se perdre. Faire scission, une scission légitime, est le seul moyen que nous ayons d’affirmer notre droit, et, comme parti politique, de nous faire reconnaître. Et l’on verra bientôt que c’est aussi l’arme la plus puissante, comme la plus loyale, qui nous ait été donnée, tant pour la défense que pour l’attaque. Depuis longtemps la Démocratie socialiste ne s’affirmait plus que par des publications individuelles, paraissant à de rares intervalles ; le Manifeste des Soixante fut un premier et vigoureux essai de manifestation collective, directement émané du Peuple. On sait quelle était la conclusion, par trop naïve, de ce manifeste, et comment, après avoir été reçue d’abord avec acclamation, elle fut ensuite écartée par la majorité des électeurs démocrates. On n’a pas voulu des candidats ouvriers, et ça été un bonheur pour tous. Mais pareille tentative ne doit se renouveler : il y aurait honte et sottise. Le moment est venu, au contraire, d’agir par une scission digne et raisonnée, d’ailleurs inévitable. En quoi consiste cette scission ? Je m’en vais le dire.

La Démocratie ouvrière, en montrant aux élections de 1863-64 sa résolution de faire valoir son droit politique, a révélé en même temps son idée et ses hautes prétentions. Elle ne vise à rien de moins qu’à opérer, à son bénéfice, une révolution économique, sociale.

Mais, pour accomplir une si grande œuvre, il ne suffit pas de manifestations électorales, plus ou moins équivoques, de professions de foi publiées dans les journaux ; de conférences plus ou moins suivies données par quelques orateurs, avec la permission de la police ; il ne suffit pas même que quelques praticiens, passant de l’apostolat à l’action, appellent autour d’eux, dans des associations de secours mutuels ou de coopération, quelques centaines de zélateurs. L’œuvre réformatrice pourrait s’éterniser sans produire d’autre résultat que de divertir de temps à autre les conservateurs. Il faut agir politiquement et socialement, faire appel, par tous les moyens légaux, à la force collective, mettre en branle toutes les puissances du pays et de l’État.

Lorsque Louis XVI, après quinze ans d’efforts inutiles, sentant son impuissance, se résolut enfin à triompher des résistances conjurées de la cour et de la ville, de la noblesse, du clergé, de la bourgeoisie, des parlements, des financiers et du peuple lui-même, il convoqua les États-généraux de la nation. La suite a prouvé que ce n’était pas trop de ce branle-bas universel pour faire passer dans la législation et dans les faits : une révolution déjà accomplie dans les esprits.

Depuis 89, la nation française a changé douze ou quinze fois sa constitution ; et chaque fois il a fallu mettre en mouvement la force et l’intelligence du pays.

Des créations bien moindres, relativement insignifiantes, ont nécessité le concours irrésistible du Pouvoir et de l’Opinion. Pour établir la Banque de France, Bonaparte n’eut pas trop de la dictature consulaire, soutenue d’une coalition de financiers.

Le second Empire a-t-il pu fonder le Crédit foncier, objet de tant d’espérances, prévu par la royauté, promis par la république, réclamé à la fois par l’agriculture et l’industrie, par les villes, et les campagnes ? Non, l’Empire est resté, en face de cette création nationale, impuissant, et l’on peut le défier de soulever un pareil fardeau.

Est-ce donc que la Démocratie ouvrière, avec ses petites et pauvres associations, avec ses souscriptions à cinq centimes par semaine, avec ses moyens ordinaires de persuasion et de propagande, s’imaginerait pouvoir accomplir un de ces vastes mouvements qui régénèrent les sociétés et changent en quelques années la face du globe ? Elle ne parviendrait seulement pas à organiser un système général d’assurances et à remplacer la prime fixe par la mutualité. Que serait-ce s’il lui fallait sérieusement faire concurrence à la Banque de France, au Crédit Mobilier, au Comptoir d’escompte, à toutes ces agglomérations financières dont le capital, espèces, se compte par milliards ?

Est-ce que, sur une démonstration théorique prouvant au pays qu’il a tout intérêt à payer le loyer de l’argent à demi pour cent au lieu de huit, les compagnies financières iront se convertir à la mutualité ? Et les compagnies de chemins de fer se dessaisiront-elles de leurs tarifs ? Et les rentiers, dont la créance s’élève maintenant à dix milliards, consentiront-ils des conversions ? Et le commerce entrera-t-il, sans autre invitation, dans les voies de la garantie et du bon marché ? Et les ouvriers, dont l’indigence réclame de tous côtés une hausse de salaire, donneront-ils l’exemple, en offrant, sur l’espoir de réductions proportionnelles sur les subsistances et les logements, de travailler davantage et à plus bas prix ? Je laisse de côté le Gouvernement, qui, harcelé de tous côtés, se gardera de rien retrancher de l’étendue et de l’intensité de son pouvoir.

Une idée malheureuse, selon moi, de l’école phalanstérienne, fut d’avoir cru qu’elle entraînerait le monde, s’il lui était permis seulement de planter sa tente et de construire un premier phalanstère modèle. On supposait qu’un premier essai, plus ou moins réussi, en amènerait un second, puis que, de proche en proche, les populations faisant boule de neige, les trente-sept mille communes de France se trouveraient, un matin, métamorphosées en groupes d’harmonie et phalanstère. En politique et économie sociale, l’épigénèse, comme disent les physiologistes, est un principe radicalement faux. Pour changer la constitution d’un peuple, il faut agir à la fois sur l’ensemble et sur chaque partie du corps politique, nous ne saurions trop le rappeler. Quoi ! pour réparer un misérable chemin vicinal, il faut l’initiative d’un préfet, c’est-à-dire de l’autorité centrale, et les prestations de vingt communes ; et l’on se figurerait qu’au moyen de quelques souscriptions, de quelques dons volontaires, avec la ferveur si promptement épuisée d’une plèbe aussi mobile qu’impuissante, on enlèvera une nation de trente-sept millions d’âmes ! Pareilles rêveries doivent être renvoyées à l’école de la Fraternité, de l’État-famille ou de l’amour libre.

Je dis donc que, comme il est des choses, et même de très-grandes choses, dont l’exécution, le développement ou le succès peuvent s’effectuer sans autre secours que la parole ; telles sont les sciences et les philosophies, telles furent autrefois les religions ; il en est d’autres qui ont besoin de toutes les facultés, de tout le dévouement et de tous les sacrifices d’un peuple : parmi ces choses figurent au premier rang les Constitutions politiques et les Réformes sociales. Prêchons, écrivons, publions, discutons, c’est notre droit : ainsi l’a voulu la Révolution française, en proclamant la grande loi du progrès, et comme condition ou instrument de ce progrès, la liberté de la pensée et de publicité des opinions. Mais que la Démocratie n’oublie pas qu’en décrétant la liberté de la pensée et de la presse, la Révolution en a voulu et garanti la conséquence : à savoir que le Gouvernement appartiendrait à la majorité, en autres termes que le Pouvoir suivrait l’opinion ou la pensée publique, quelque part qu’il lui plût d’aller, pourvu que cette pensée fût celle de la majorité.

Ainsi la Démocratie ouvrière, aujourd’hui comme en 1848, tient dans ses mains les éléments de son triomphe. Il s’agit pour elle de conquérir la majorité à son idée ; cela fait, de s’imposer au Pouvoir en revendiquant son autorité souveraine. La seule question est de savoir si, pour arriver à son but, la Démocratie ouvrière suivra la voie ordinaire des élections et des débats parlementaires, voie prévue et plus ou moins garantie par les constitutions antérieures, ou si elle ne ferait pas mieux, pour son idée, pour sa dignité et pour ses intérêts, sans s’écarter toutefois de la légalité, de prendre une autre attitude.

Ici je soutiens que la formule représentative, telle qu’elle a été conçue et appliquée en France depuis 1789, n’est plus de mise ; que la Démocratie ouvrière a d’autres devoirs à remplir que de se donner des avocats et d’organiser, au moyen de ces langues courantes, une critique du Pouvoir compromettante pour elle seule, et à tous les points de vue inutile.

Rappelons-nous que depuis 1789, les vieux partis, divisés seulement par leurs préjugés de partis, moins que cela, par leurs couleurs dynastiques, sont à l’état de coalition permanente contre la plèbe, dont ils redoutent l’impatience ; que malgré l’ardeur de leurs polémiques leur système politique à tous est au fond le même ; que ce système a pour caractère essentiel, d’un côté la concentration gouvernementale, toujours et fatalement exprimée par la prérogative d’un chef de l’État ; d’autre part, l’anarchie économique, qui, sous le nom de liberté, couvre les usurpations, monopoles, parasitismes, agiotages et usures dont subsiste depuis 89 la nouvelle caste ; que dans cette combinaison étrange d’autorité monarchique et d’anarchie capitaliste et mercantile qui constitue l’Ordre bourgeois, l’Opposition au Pouvoir apparaît à son tour comme partie intégrante du système, nullement comme protestation éventuelle ; qu’elle fait antithèse au Gouvernement, mais n’est point l’ennemie du Gouvernement ; à telles enseignes, que les vieux partis légitimiste, orléaniste, bonapartiste, républicain de la forme, se succédant au pouvoir à tour de rôle, peuvent se prêter et se prêtent en effet serment sans engager leur opinion : il suffit, pour l’acquit de leur conscience, qu’ils s’abstiennent de conspirer, et restent fidèles à la caste et au système.

Les événements des seize dernières années ont mis tout cela dans le plus grand jour.

En 1848, la République établit le suffrage universel, nomme une assemblée de législateurs, se donne une constitution. Qu’a-t-elle fait en tout cela que solfier une variation sur l’idéal qui nous possède depuis 89 ? En quoi l’administration, la justice, la politique, en quoi le Gouvernement et l’économie publique ont-ils différé de ce qu’ils avaient été sous la fin du règne de Louis-Philippe ? Personne, ni dans le parti légitimiste, ni dans le parti bonapartiste ou orléaniste, ne s’est trouvé le moins du monde dérouté ; tout le monde s’est senti à l’aise dans la nouvelle république ; le clergé lui-même, qui avait traité l’ancienne d’hérétique, a pris part aux travaux de la seconde. Cette république, œuvre des praticiens de la forme, n’avait donc rien qui la distinguât de la monarchie ; et nous avons eu raison, nous autres socialistes, de la répudier.

Arrive le 2 Décembre, La Constitution de 1852 se substitue à celle de 1848 ; pendant quelques années, les hommes qu’avait évincés le coup d’État se tiennent, par sentiment de dignité personnelle, à l’écart. Puis ils se ravisent, et nous les avons vus tous, royalistes, républicains, membres du Gouvernement provisoire, reprendre leurs places d’opposants dans le Parlement. C’est que dans la Constitution de 1852, comme dans celle de 1848, ils avaient reconnu, sous des traits fort peu défigurés, leur idéal.

Quant à la Démocratie socialiste, à la plèbe travailleuse, ce fut autre chose : on peut dire d’elle qu’elle n’a trouvé son idéal au fond d’aucune des constitutions que la France s’est données depuis 89, et que la Révolution se résume tout entière pour elle dans ces formules vagues : Suffrage universel, Droit au travail, Abolition du prolétariat, etc. En 1848, elle proteste contre la Constitution ! en 1863, elle remet à l’ordre du jour la réforme économique.

En 1848, nous étions dans la République comme chez nous ; la Constitution, malgré tout ce qu’elle disait et tout ce qu’elle ne disait pas, témoignait de notre existence, de nos prétentions, de notre prochain triomphe. Notre soumission était conditionnelle, temporaire ; nous pouvions user, sans contradiction, sans apostasie, comme sans parjure, de toutes les garanties légales pour organiser nos forces et préparer la transformation de la République. Appuyés sur le droit de 1848, nous attendions 1852.

Aujourd’hui, après la restauration du trône impérial, après la loi qui prescrit le serment aux députés, après le décret du 24 novembre 1860, après la rentrée des anciens partis et la résurrection de l’Opposition constitutionnelle, la position de la Démocratie radicale n’est plus la même. À défaut du Gouvernement qui a gardé le silence, l’Opposition nous l’a fait entendre : Vous n’êtes rien ici ; votez avec nous, ou retirez-vous. C’était le cas pour la Démocratie ouvrière de répondre comme les dix tribus de Jéroboam : Eh bien ! faites vos affaires, bourgeois ; rentrons dans nos tentes, Israël !

Il n’en fut rien. La Démocratie ouvrière, préférant l’action au conseil, s’était mise en tête de frapper un coup : au lieu de se séparer avec éclat, elle se refit humble suivante ; comme le petit du sarigue elle rentra pour ainsi dire dans la matrice qui l’avait portée, et vota, par une détestable tactique, pour le compte d’une Opposition qui ne voulait ni ne pouvait la reconnaître.

Je conclus donc que l’idéal politique et économique poursuivi par la Démocratie ouvrière n’étant pas le même que celui auquel s’acharne en vain depuis soixante-dix ans la classe bourgeoise, nous ne pouvons figurer, je ne dis pas seulement dans le même parlement, même dans la même Opposition ; les mots chez nous ont un autre sens que chez ceux-là ; — que ni les idées, ni les principes, ni les formes de Gouvernement, ni les institutions et les mœurs ne sont les mêmes ; qu’il n’est pas jusqu’à ces libertés et garanties de 89, toujours et inutilement promises, qui dans le constitutionnalisme bourgeois ne soient d’une réalisation impossible, tandis que dans le système démocratique elles coulent d’elles-mêmes et sans difficulté aucune. D’où cette conséquence inéluctable que, si la plèbe travailleuse a cru pouvoir aux dernières élections repousser les candidats du Gouvernement comme représentants d’une idée contraire à son principe, à plus forte raison devait-elle repousser ceux de l’Opposition, les uns comme les autres étant l’expression de la même idée, de la même politique, du même ordre, avec cette différence toutefois que les candidats ministériels se donnent franchement pour ce qu’ils sont, tandis que les autres trompent leurs électeurs en couvrant d’un masque leur idée.

Que la classe ouvrière, si elle se prend au sérieux, si elle poursuit autre chose qu’une fantaisie, se le tienne pour dit : Il faut avant tout qu’elle sorte de tutelle, et que, sans se préoccuper davantage de Ministère ni d’Opposition, elle agisse désormais et exclusivement par elle-même et pour elle-même. Être une puissance ou rien, telle est l’alternative. En votant pour les candidats du 31 mai 1863, puis pour ceux du 20 mars 1864, la Démocratie socialiste a manqué de résolution et d’intelligence. Elle s’est oubliée, et pour qui ? Pour l’ennemi. Par le Manifeste des Soixante elle s’était élevée à la hauteur d’un patriciat ; par son vote elle est redescendue au rang des affranchis.



Chapitre II. — 1. Morale politique : le serment avant et depuis 89 ; contradiction du serment civique et constitutionnel. — La morale politique, en France, faussée par suite de l’adultération du serment.


Une chose passée en maxime chez nos soi-disant hommes politiques, dont le métier est de faire de l’Opposition à tous les gouvernements, ce qui ne les empêche pas de se rallier en définitive à tous les gouvernements, c’est que, pour combattre utilement le Pouvoir, la première condition est de se placer sur son propre terrain, en autres fermes, d’accepter la loi dont il est l’auteur et l’organe. Ce qui veut dire en bon français que pour se débarrasser d’un homme, le plus sûr moyen est de s’introduire dans son domicile, et au moment où il vous salue, de l’assassiner. Rhéteurs, prêts à pérorer sous tous les régimes ; avocats, plaidant non-seulement toutes les causes, mais devant tous les tribunaux, acceptant toutes les juridictions, s’accommodant de toutes les procédures ; athées, faisant gloire de leur indifférence, parce qu’ils sont incapables de s’élever aux principes ; à qui toutes les professions de foi sont égales, parce que leur âme a perdu le sens du droit, et qui ne répugnent à fléchir le genou devant aucune idole, parce qu’ils méprisent encore plus les hommes que les dieux ! Pour ces sophistes, rien d’inconciliable, rien de contradictoire, rien d’incompatible, rien qui répugne. Ils ont des conciliations, des accommodements, des justifications pour tout. Qu’il s’agisse de la Constitution de 1848 ou de celle de 1852, des commissions militaires ou du jury, de la loi de sûreté générale ou de l’haheas corpus, du devoir civique ou de la féauté dynastique : ils n’y voient pas de différence, ils ne s’aperçoivent pas de la transition. C’est ainsi que nous les avons vus prendre gaîment leur parti du serment exigé par la Constitution de 1852 pour l’élection au Corps législatif, et quand la Démocratie républicaine hésitait devant cet hommage impérial, la pousser, par l’emportement de la passion, à commettre ce que dans le calme de la raison elle avait regardé d’abord comme une félonie.

Plus d’une fois, depuis trois ans, j’ai eu l’occasion de traiter cette grave question du serment qui résume toute la morale politique, et chaque fois mes observations sont restées sans réponse. Je veux y revenir encore, certain d’avance que moins que jamais l’on me répondra. Mais je tiens à démontrer, à propos du serment, d’abord, que notre malheureuse nation ne sait décidément plus ce qu’elle fait ni où elle va ; en second lieu, qu’il est incompatible avec la foi démocratique et sociale, pour ne pas dire avec la conscience moderne.

Avant 89, sous le régime qu’avec plus ou moins de raison l’on avait qualifié de droit divin, le serment était prêté individuellement au roi. Dans cette condition, il n’y avait du moins pas d’équivoque. Le roi, c’était d’abord un personnage parfaitement déterminé, sur l’identité duquel il n’y avait pas à disputer et à se tromper ; puis c’était la nation incarnée, la loi vivante, l’État. Le roi, c’était tout. Avec lui, pas de distinction à faire, pas de réserves à établir, pas de conditions à poser. Le droit était fixé ; la morale politique avait son critère. Le serment, formel ou tacite, vous enchaînait à la personne royale, symbole, expression et organe de la nation, de ses droits, de sa constitution, de ses franchises, ou, comme nous disons plus ambitieusement, de ses libertés. Cette conception de la royauté et du serment, empreinte de religion, avait donc son avantage : jamais dynastie ne se montra pire que cette abominable famille des Valois, qui commence à François Ier et finit à Henri III ; ce fut pourtant la notion de royauté qui, en leurs personnes, à travers d’épouvantables guerres civiles, sauva la nationalité française.

Depuis 89 de nouvelles idées, que je suis assurément loin de réprouver, ont régi la nation. Avec le droit divin le serment féodal fut aboli, remplacé par le serment civique. Qu’est-ce que le serment civique ?

D’après la Constitution de 1791, titre II, art. 5, le serment civique est ainsi conçu :


« Je jure d’être fidèle à la Nation, à la Loi et au Roi, et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution du Royaume, décrétée par l’Assemblée nationale constituante aux années 1789, 1790 et 1791. »


Notons la différence. On ne prête plus serment de fidélité à une personne, le Roi ; mais à une triade, la Nation, la Loi, le Roi. La Nation est nommée la première, afin d’inculquer sa souveraineté éminente ; la Loi vient ensuite, expression de la volonté nationale ; le Roi, après. Simple représentant de la Nation et exécuteur de ses volontés, le Roi est nommé le dernier : il n’y a pas égalité entre les termes de la triade, il y a gradation. L’esprit de la Révolution, telle qu’on la concevait en 89, est tout entier dans cette formule de serment.

Le serment civique fut aboli avec la Constitution de 91 : les Constitutions de l’an ii, de l’an iii et de l’an viii n’en font plus mention. Napoléon Ier le rétablit en 1804, sous cette forme :


« Je jure obéissance aux constitutions de l’Empire et fidélité à l’Empereur. »


Napoléon, il est facile de le voir, dans l’intérêt de son despotisme, se rapprochait le plus qu’il pouvait de la formule féodale ; lui aussi, comme Louis XIV, disait : L’État c’est moi, et se considérait comme le vrai représentant du Peuple, la Loi vivante et l’incarnation de la France.

Mais la Révolution est inexorable Napoléon ne peut s’empêcher de rappeler dans la formule du serment les constitutions de l’Empire, constitution de 1804, constitution de 1802, constitution de 1799, cette dernière se référant à la Révolution et aux principes de 89. C’en est assez : Napoléon aura beau dissimuler et beau faire, l’esprit nouveau se remontre derrière ces constitutions. Au fond, le serment de 1804 est le même que celui de 1791, et il en sera de même des serments prêtés aux rois de la branche aînée et de la branche cadette, et plus tard à Napoléon III.

Voici donc qui est parfaitement entendu : Désormais le monarque n’est plus seul ; que dis-je ? il n’est pas même le premier. Il y a quelqu’un au-dessus du prince, quelque chose au-dessus du trône ; ce quelqu’un est la Nation, ce quelque chose est la Loi. Impossible de purger le serment de ces deux images ; impossible de rétablir dans les cœurs, dans sa vérité, la religion monarchique.

Ces observations faites, examinons quelle peut être la puissance de ce nouveau serment.

D’abord, quant à l’intention, il appert de sa teneur qu’on a voulu, par cette formule explicite, satisfaire aux nouvelles idées, consacrer le nouveau droit, rendre le serment lui-même moins mystique, moins idolâtrique, plus digne de l’homme et du citoyen. En groupant ces trois grands noms, la Nation, la Loi, le Roi, on a cru donner au serment, avec plus de rationalité, plus de majesté. En rendant les trois termes, pour ainsi dire, solidaires ; en rappelant les constitutions, expression la plus haute de la Loi, on a cru consolider l’édifice social, communiquer à la Couronne l’inviolabilité de la Loi et l’indestructibilité de la Nation. Ces pensées ont été certainement présentes à l’esprit des fondateurs ; eh bien, c’est justement ce qui prouve que lesdits fondateurs ont agi plutôt en poëtes qu’en hommes d’État. Leur rhétorique tombe devant le sens commun.

Il est évident, en effet, qu’un serment collectivement prêté à trois personnes, ou si vous aimez mieux à trois principes, ne saurait avoir la même certitude qu’un serment prêté à un seul ; de même qu’une obligation de faire ou de ne pas faire pourra donner lieu à beaucoup plus d’interprétations, de difficultés, de chicanes, selon qu’elle aura été contractée envers une ou plusieurs personnes, sous des conditions déterminées ou mêmes sans conditions. De cela seul que le serment politique est collectivement prêté depuis 1789 à la Nation, à la Loi et au Roi, — peu importe qu’on l’avoue ou qu’on le dissimule, — il est conditionnel, sujet à interprétation, il implique réciprocité. C’est à tort que le Président du Corps législatif prétend fermer la bouche au député, qui, avant de lever la main et de prononcer la formule, demande à donner une explication. La nature même de l’acte implique pour celui qui jure le droit de s’expliquer.

Au reste, il est tellement vrai que le serment politique est devenu, depuis 1789, un simple contrat synallagmatique entre le Prince et ceux qu’auparavant il nommait ses sujets, que les Constitutions de 91, 1804 et 1814, les plus monarchiques de nos Constitutions, imposent au Roi ou à l’Empereur un serment équivalent à celui qu’on leur prête à eux-mêmes, serment qui rappelle et implique les principes de 89, l’esprit de la Révolution et l’obligation pour le chef de l’État de les défendre. La Constitution de 1852 est la seule qui fasse exception à cette règle. Pure omission, dont j’ose dire que Napoléon III n’oserait se prévaloir.

Maintenant voici le pis. Il peut arriver que les Trois à qui le serment est prêté et qui sont censés inséparables, la Nation, la Loi, le Roi, se mettent en contradiction et se divisent. Les Nations, comme les individus, sont sujettes à des écarts ; leur caractère, leurs sentiments, leurs opinions varient. La Loi aussi peut varier, ne fût-ce que dans la pensée de ceux qui, par raison d’intérêt ou par la nature de leurs fonctions, sont appelés à l’interpréter. Le Roi, enfin, est sujet à variation. Comme principe, il ne reste jamais semblable à lui-même : le roi de 1791 n’est pas le même que celui de 1788 ; celui de 1830 ne ressemble guère plus à celui de 1814. Comme influence personnelle, il varie encore davantage et d’une manière plus dangereuse : la dynastie de Bourbon régnerait peut-être encore, si Charles X avait été animé du même esprit que Louis XVIII. Entre trois éléments aussi variables, l’accord ne saurait aller loin ; l’antagonisme est fatal.

Que peut donc être dans la pratique un semblable serment, et quelle utilité réelle peuvent en retirer les Trois auxquels il s’adresse : Pays, Constitution et Gouvernement ? C’est en vain que les rois de la Charte reçurent le serment de la France entière, je veux dire de la France politique et officielle : serment des pairs et des députés, serment de la magistrature, de l’administration, de l’Église, de la Légion d’honneur, de l’armée, etc. Tout s’évanouit dans un orage, comme si ces serments avaient été écrits sur les feuilles des arbres du boulevard. On en fut quitte pour dire au roi : Sire, c’est vous qui n’avez pas tenu votre serment ! Et tout fut rompu. Cela fut renouvelé tant de fois depuis 89, qu’on a pu de nos jours citer l’exemple de tel personnage qui dans le cours de sa carrière avait prêté, en tout bien tout honneur, une douzaine de serments. En 1814, l’armée a vu, non sans scandale, les généraux de l’Empire, oubliant ou plutôt interprétant leur serment politique et militaire, arracher à l’Empereur, leur chef, son abdication. Hélas ! n’avait-il pas juré, lui aussi, de maintenir l’intégrité du territoire de la république… ; de respecter et faire respecter l’égalité des droits, la liberté politique et civile ?… Donnant, donnant, Sire ; vous n’avez pas tenu votre serment, et nous non plus, nous ne tiendrons pas les nôtres. Vous n’avez respecté ni l’égalité des droits, ni la liberté civile et politique, et le territoire de la république est envahi. Votre abdication !… Triste mais inévitable résultat du serment civique. Jamais, j’ose le dire, pareille défection ne se fût vue sous les anciens rois.

Ainsi depuis 1789, sauf quelques courts intervalles, les Français n’ont cessé de s’enchaîner par serment à leurs constitutions et à leurs princes, et aucun de ces serments n’a été tenu. Sans cesse constitutions et dynasties ont été renouvelées, en dépit du serment ou en vertu du serment, on ne sait lequel dire : soit que la constitution fût insuffisante ou ne remplît pas son objet ; soit que le prince eût encouru le reproche de mauvaise foi ; soit plutôt que, par le travail des idées et le progrès du temps, nation, prince et constitution ne s’entendissent plus. Qu’on se figure les trois personnes de la Trinité divine en conflit : à qui s’adressera la prière des mortels ? Qui devrons-nous adorer du Père, du Fils ou de l’Esprit ? Baptisés et confirmés au nom des Trois, auquel porterons-nous notre hommage ? Il n’y aura plus de Dieu ; nous serons sans religion, et ce sera fait du royaume céleste.

Telle est la position où la France s’est trouvée, notamment en 1814, 1815, 1830 et 1848. Que de lâches compositions ! Que de défaillances ! Que de trahisons déguisées sous le nom de transitions ! Pendant un temps la conscience publique s’est soulevée contre ces indignités. Le peuple, dans sa naïveté, ignorant de la fatalité politique qui gouvernait les hommes et les choses, ne comprenant pas qu’un sujet fidèle pût renier son maître, pas plus qu’un chrétien ne saurait renier son Dieu, le peuple, dis-je, siffla les ingrats et les traîtres ; leur mémoire en est restée entachée. Aujourd’hui, la logique révolutionnaire a achevé son œuvre : nous jurons tous, et nous nous parjurons ; cela passe, comme on dit vulgairement, ainsi qu’une lettre à la poste. Nous en sommes même venus à faire du serment, donné à contre-cœur et mentalement désavoué, un acte de vertu. Ces assermentés intrépides, dont on se moquait il y a trente ans, on en fait l’éloge en pleine académie. C’est qu’en effet, eussions-nous cent fois la certitude que ces lâches écoutèrent bien plus la voix de l’intérêt que celle du devoir, devant la contradiction du système le fait et le droit manqueraient toujours pour asseoir contre eux une accusation de parjure. Rien d’étonnant alors qu’après leur avoir donné en masse notre absolution, nous ayons fini par suivre leur exemple.

Suivons cette transformation étrange de nos mœurs publiques.

En vertu du plébiscite de 1851, Louis-Napoléon était donc chargé de donner une constitution nouvelle. Afin d’éloigner de son gouvernement les influences perfides, les personnalités ennemies, il fit du serment de fidélité à sa personne une condition d’admission à tous les emplois, notamment à celui de député. Évidemment l’auteur de la constitution de 1852 aura supposé que les hommes notables des anciens partis, ses ennemis naturels, ou refuseraient, en gens d’honneur, de s’engager par un tel serment, ou que, l’ayant prêté, ils le tiendraient. D’abord ces prévisions parurent se justifier. La plupart des hommes politiques qui avaient marqué sous les derniers gouvernements se tinrent à l’écart : ceux qui se rallièrent le firent sérieusement, avec toute la bonne foi qu’on pouvait en pareil cas exiger. Tous se montrèrent, à de rares exceptions près, conseillers bienveillants, éclairés, discutant avec le Pouvoir, non pour l’attaquer et l’ébranler, mais pour l’avertir, pour le servir et le consolider. De leur côté, MM. Cavaignac, Goudchaux et Carnot refusèrent le serment avec éclat, et ce refus leur fit autant d’honneur qu’en avait procuré aux autres leur ralliement. En 1863, après une attente plus que décennale, les résolutions changent. Orléanistes, légitimistes et républicains se disent qu’il faut rentrer au parlement, se former en Opposition légale. Comment ont-ils envisagé la condition du serment ? Aucun n’a parlé : il est périlleux de s’expliquer en pareil cas. Mais nous pouvons préjuger leur pensée secrète, d’après la situation et d’après leurs actes.


2. — Le Serment et le parti Orléaniste.


M. Thiers, dès son premier discours, n’a point dissimulé les sentiments d’affection qui le rattachaient à la famille d’Orléans. Son langage plein de candeur et de dignité a séduit tout le monde, et lui a valu plutôt des approbations que des réprimandes. Aussi bien le gouvernement impérial ne lui demande-t-il pas son amitié. Puis M. Thiers a fait entendre qu’avant tout, fidèle aux idées de 89, il regardait la monarchie constitutionnelle, telle qu’elle était sortie de la révolution de Juillet, comme la plus heureuse expression de ces idées, mais que l’existence de cette monarchie ne tenant pas à telle famille plutôt qu’à telle autre, il était prêt à se rallier au Gouvernement impérial, si celui-ci de son côté se déclarait disposé à entrer dans son système. « Admettez ma théorie sur la responsabilité ministérielle, a-t-il dit, et je suis à vous. En attendant, permettez-moi de rester dans l’Opposition. »

Ce qu’a déclaré pour son compte particulier M. Thiers, s’applique à tous les députés de l’opinion orléaniste.

Il suit de là, très-nettement, que M. Thiers et ceux qui le suivent, plus amis du reste des d’Orléans que des Bonaparte, — ils en conviennent, — sont contraires à la Constitution de 1852 ; que si, comme simples citoyens, et surtout pendant le temps qu’ils exercent leurs fonctions de députés, on n’a pas à craindre qu’ils se permettent la moindre attaque contre le Gouvernement, la moindre démarche inconstitutionnelle ; s’ils se tiennent éloignés des conspirations ; comme députés ils ne se conforment pas à leur serment qui est d’obéir à la constitution : ce qui n’aurait pas de sens ou qui signifie, avant tout, qu’ils n’exprimeront contre la Constitution aucun blâme, ne se permettront aucune critique systématique de nature à la détruire dans l’opinion. Sous ce rapport, le serment prêté par M. Thiers est évidemment un serment que n’a point ratifié sa raison, et que sa conduite au Parlement contredit chaque jour : ce que j’appelle, moi, un faux serment.

Assurément M. Thiers, en posant sa candidature, n’a point envisagé avec cette logique rigoureuse les suites de son action. Homme de son siècle, où les serments comptent pour si peu, où la morale politique est si flexible ; esprit pratique et de juste-milieu, il s’est dit qu’il ne fallait point outrer les choses pas plus que les amoindrir ; que telle était de nos jours, et d’après tous les précédents à partir de 89, la signification du serment politique : 1o Reconnaissance du Gouvernement impérial, comme gouvernement de fait et de droit du pays ; 2o Promesse de ne rien dire ni faire qui pût en amener le renversement. D’où M. Thiers a cru pouvoir conclure que le plus sûr était de s’en tenir à cette interprétation suffisamment explicite ; qu’aller au-delà serait dépasser les bornes et accorder au Pouvoir plus que lui-même ne demandait ; que les meilleurs amis de l’Empire ne s’engageaient en réalité à rien de plus ; qu’à plus forte raison l’on ne pouvait exiger de M. Thiers, partisan du régime parlementaire et membre d’une opposition acceptée comme légale, qu’il se fît le champion d’un système politique qu’il n’approuvait pas, le garant d’une dynastie qu’il n’avait point cherchée ; d’autant moins qu’après tout le serment qu’on l’obligeait de prêter, par sa nature, par l’ensemble de nos constitutions, par toute notre histoire depuis 89, était réciproque ; de telle sorte que si le chef de l’État, par quelque faute grave, ainsi que nous en avons eu plus d’un exemple, venait à perdre sa couronne, il était de toute justice de l’en accuser lui-même, non les citoyens honorables qui, après l’avoir servi de leurs avertissements, de leurs protestations, de leur serment, se seraient tenus vis-à-vis de lui dans une attitude de réserve.

Voilà ce qu’a dû penser, en substance, M. Thiers ; ce que tout le monde dans l’Opposition pense comme lui. Et notez que je me garderai fort de rien opposer à ces allégations ; je ne les réfuterai pas, je n’y contredis point. On ne contredit pas ce qui est de soi contradictoire. Ici les faits, ainsi que je l’observais tout à l’heure, le droit nouveau, les textes constitutionnels, les sous-entendus de l’opinion, tout proteste du pour et du contre, et fait aux adversaires du pouvoir qui lui ont prêté serment, une part de raison : comment pourrais-je donc les réfuter ?

Mais c’est justement cette situation ambiguë que je dénonce ; c’est cette contradiction immorale, dont je n’accuse personne d’avoir été l’inventeur puisqu’elle résulte de nos révolutions, c’est cette hypocrisie légale, que je reproche à tous ces serments prêtés d’une main si légère, par des hommes qui y regarderaient probablement à deux fois, s’ils n’étaient d’avance convaincus de l’insignifiance de leur promesse. Ce que je reproche, dis-je, à tous ces serments, c’est d’être prêtés sciemment en vain, malgré la défense du Décalogue : Non assumes nomen Dei tui in vanum ; c’est de ne contenir qu’une promesse négative, une obligation passive, qui laisse la porte ouverte au dénigrement, à la dénonciation, à l’attaque ; de n’offrir aucune garantie à l’autorité et de profiter seulement aux ambitieux qui, parfaitement convaincus de leur inefficacité, ne craignent pas de s’en charger. Ce que je reproche à ces serments, c’est d’avoir perverti les consciences ; c’est que chacun, dans le monde politique, puisse dire, avec une sérénité d’âme que ne connurent jamais les Jésuites : J’ai prêté serment, et je ne le violerai pas. Mais je ne garantis rien, je ne réponds de rien ; pour satisfaire à ma promesse, il suffit que je me tienne coi. Que le Pouvoir se défende, c’est son affaire ; qu’il se sauve ou se perde, je n’en puis mais et m’en lave les mains !

Quoi ! vous appelez cela tenir un serment, et vous vous prenez pour des hommes sérieux ! Mais quelle est donc, s’il vous plaît, la cause qui chez nous, depuis trois quarts de siècle, a fait sombrer les gouvernements ? N’est-ce pas l’incertitude des systèmes, la pluralité des principes, l’obscurité du droit, la contradiction perpétuelle entre la Nation et l’État, le soupçon constitutionnellement élevé sur la bonne foi du prince, sur l’excès de son influence ; par suite, l’âpre critique d’adversaires qui, ayant juré de l’épargner au moins, sinon de le soutenir, lui ont porté les premiers coups, la mollesse de ses défenseurs, l’abandon de ses créatures, la perfidie des oppositions ? Que des esprits superficiels, qui croient à l’efficacité des serments, et qui ont trouvé dans le rétablissement de l’Empire la réalisation de leurs vœux, se lient à Napoléon III par une promesse solennelle ; et puis que, dans leur inexpérience des révolutions, dans l’indiscrétion de leur parlementage, dans l’excès même de leur zèle, ils compromettent peu à peu le Pouvoir que leur intention était de défendre, et finissent par le perdre : il n’y a rien en cela que de naturel, rien que d’explicable. Ces hommes sont de bonne foi, et méritent autant d’indulgence que de compassion. Un jour ils sentiront la contradiction dont ils sont les jouets : Dieu veuille alors que la sincérité de leurs cœurs ne s’en aille pas avec celle de leurs illusions ! Mais vous, les habiles, vous, les sophistes, qui connaissez le terrain sur lequel vous marchez, qui de l’ambiguïté des situations, de l’antithèse des principes, du double sens des paroles, de l’oscillation des intérêts et de la bascule des pouvoirs, savez vous faire des moyens d’attaque irréprochables devant les constitutions et les lois, êtes-vous de bonne foi ? Pouvez-vous parler de votre innocence ? Vos discours ne sont-ils pas autant de trahisons ?… Vous dites, parlant du Pouvoir : Que ne change-t-il de politique ! Que ne change-t-il de constitution ! C’est-à-dire, que ne donne-t-il sa démission entre nos mains !… Comme si notre pays n’avait pas essayé toutes les formes de Gouvernement ! Comme si nous n’en étions pas en ce moment au pur scepticisme ! Et qui donc ignore aujourd’hui que de toutes ces constitutions dont le tourbillon nous entraîne, la meilleure ne vaut jamais les autres, et que la préférence affectée pour celle-ci à l’exclusion de celle-là n’est toujours qu’un moyen d’opposition ? Vous opérez le vide autour du Pouvoir ; vous creusez le fossé au pied de ses murailles ; vous minez ses fondements ; vous donnez le signal aux conjurés, et quand l’édifice saute, vous vous écriez en battant des mains : Ce n’est pas notre faute ; nous avons tenu notre serment. Ah ! vous ressemblez à la femme dont il est parlé dans l’Écriture, qui, couverte de la souillure de son adultère, proteste de sa pudeur. Vous vous posez en Judiths, et vous n’êtes que des Putiphars. Débarrassez-nous de vos serments ; vous aurez plus fait pour la Liberté que par l’exécution de trente dynasties.


3. — Le Serment et les partis Légitimiste et Républicain.


De tous nos orateurs assermentés, qui ne marchent pas avec le Pouvoir, le moins reprochable est sans contredit M. Thiers. Historien du Consulat et de l’Empire, admirateur du premier Napoléon, on ne saurait lui supposer une antipathie bien profonde pour la postérité de son héros. Partisan de la forme monarchique, aimant la force, l’autorité et l’initiative dans le Gouvernement, passionné pour la gloire militaire, qu’a-t-il tant à reprocher au Gouvernement impérial ? Lorsqu’il dit à l’Empereur : Faites comparaître vos ministres, au lieu de nous envoyer vos conseillers d’État, et je suis avec vous ; ne semble-t-il pas que son adhésion ne tienne plus qu’à un fil ? Qui donc plus que lui, sans se rallier au Gouvernement impérial, pouvait se croire autorisé à prêter serment ?

Et pourtant il est aisé de voir que ce serment n’a rien de rationnel, pas plus que la condition à laquelle M. Thiers subordonne son ralliement, — et dont il est moins dupe que personne. M. Thiers, qui, dans l’avant-dernier volume de son histoire, a mis l’Acte additionnel de 1815 bien au-dessus de la Charte de 1814, ne peut ignorer que le mode de discussion actuellement suivi au Corps législatif est emprunté à ce même Acte additionnel : comment ce qui, venant de Napoléon Ier, a reçu l’approbation réfléchie de M. Thiers après une expérience personnelle de vingt ans, peut-il être repoussé par lui, mis en pratique par Napoléon III ? Donc M. Thiers s’est dit que l’Empereur ne pouvait transiger sur ce point, et c’est parce qu’il juge la transaction impossible qu’il en fait une condition, qu’il en fera, s’il peut, une nécessité. Comédie !

Mais que penser de MM. Berryer, Marie, J. Favre et autres qui, indépendamment des considérations de bonne foi parlementaire, de sincérité constitutionnelle et de morale publique, semblaient avoir des raisons toutes particulières de se refuser au serment ?

M. Berryer est partisan de la monarchie constitutionnelle : cela ne fait pas de doute. Seulement, tandis que M. Thiers déclare ne pas tenir à une dynastie plutôt qu’à une autre, et subordonner son ralliement à l’adoption de sa maxime favorite : Le roi règne et ne gouverne pas, M. Berryer regarde la légitimité dynastique comme essentielle à la Constitution, ce qui aboutit à une maxime diamétralement contraire à celle de M. Thiers : Le roi règne et gouverne. Mettez Henri V à la place de Napoléon III, sans changer un mot à la Constitution de 1852, et M. Berryer pourra se dire satisfait. Ici question d’homme et de dynastie ; là question de parlement. Du moins on conçoit que la Constitution de 1852 se modifie, puisqu’elle-même se déclare modifiable ; en sorte que M. Thiers peut dire que son serment indique de sa part une espérance, espérance déjà en cours de réalisation. Mais M. Berryer, comment, serviteur de Henri V, peut-il jurer par Napoléon ? Quelle transition possible de l’un de ces personnages à l’autre ? C’était beaucoup, en 1814, que la dynastie légitime se fût ralliée à la Révolution en donnant la Charte ; M. Thiers a raconté la joie qu’en éprouva la France entière. Maintenant cette dynastie et ceux qui la représentent peuvent-ils aller jusqu’à reconnaître, ainsi que l’ont fait sans difficulté les princes d’Orléans, ainsi que l’avouent les Bonaparte, que la question dynastique est entièrement subordonnée au choix du peuple ; en conséquence, que la légitimité traditionnelle, à-priorique, du comte de Chambord est un mot, et que Napoléon III, empereur élu, souverain de fait et de droit, est légitime ? Si M. Berryer accorde cela, il a fait un pas immense dans le système de la Révolution : qui l’empêche alors de se rattacher, comme M. de La Rochejaquelein, au bonapartisme ? Si au contraire il rejette cette conclusion, qu’est-ce que son serment ?

Même argumentation à l’égard, de MM. Marie, J. Favre, Pelletan et consorts. On les croyait, bien des gens les supposent encore républicains. Cela veut dire à tout le moins que, si d’un côté M. Thiers et ses amis regardent la monarchie comme essentielle au Gouvernement, mais sans tenir à une dynastie spéciale, dont le choix dépend du suffrage populaire ; si, d’un autre côté, M. Berryer et le parti légitimiste soutiennent que cette monarchie doit avoir ses racines dans une sphère plus élevée que le suffrage universel, les républicains prétendent, quant à eux, que l’élément monarchique est inutile, voire même nuisible ; que le véritable prince est l’assemblée même des représentants, tout au plus un chef révocable, nommé par elle ou élu par le peuple. Suppression de la royauté et de la dynastie : voilà ce qui distingue les républicains. Je veux, pour un moment, qu’aux termes des constitutions et selon l’esprit de la légalité démocratique, ils puissent aller, sans manquer à leurs principes, jusqu’à reconnaître Napoléon III comme souverain de fait et de droit, et, par cette interprétation large de leur serment, se croire en règle avec le Pouvoir et avec l’opinion. Il restera toujours ceci : tandis que M. Thiers met pour condition à son ralliement la substitution de la Charte de 1830 à celle de 1852, eux veulent revenir à la Constitution de 1848 ; en autres termes, ils demandent que Napoléon III abdique son titre impérial, comme excédant la limite posée par le suffrage universel ; qu’il renonce pour lui et sa race au bénéfice des sénatus-consultes de 1852 et 1856 ; qu’il rétablisse le statu quo du 1er décembre 1851, et, au cas où il voudrait rester à la tête du Gouvernement, qu’il se soumette de nouveau, comme Président de la République non à vie, au suffrage du peuple. Espèrent-ils obtenir de Sa Majesté une pareille concession ? Le dire serait regardé comme une bouffonnerie. Croient-ils l’y contraindre ? Que devient alors leur serment ? Donc, si les républicains de l’Opposition ne sont entrés au Parlement qu’avec l’arrière-pensée de forcer la position et de rétablir la république, ils avouent que leur but est d’abroger l’Empire ; donc, à moins de les supposer secrètement renégats, ils ne se conforment pas à leur serment ; ils font plus, sans le vouloir peut-être, ils conspirent. Mais que dis-je, sans le vouloir ? Ils le nieraient sans doute, et avec indignation, s’ils étaient interpellés à ce sujet ; au fond du cœur, ils ne seraient pas fâchés que la Démocratie le crût. Telle est la déplorable conscience qu’a faite à nos hommes politiques le serment.


4.Le Serment, et la Démocratie nouvelle.


En France, le serment politique, multiple en ses termes, complexe en sa formule, hétéroclite en ses données, contradictoire dans son expression, déshonoré par ses antécédents, impuissant et mensonger, est un de ces actes que doit s’interdire tout homme, tout parti qui réfléchit.

On ne prête pas un serment ambigu, équivoque, à double tranchant, impliquant dans ses termes sa condition résolutoire, parce que ce n’est pas sérieux.

On ne le prête pas à un pouvoir auquel on n’est pas rallié et dont on se déclare systématiquement l’adversaire, parce que c’est une forfaiture.

On s’en abstient surtout, quand il est prouvé que ce serment, même prêté avec l’intention de ne le pas tenir, entraîne de fait l’abjuration, le suicide moral et la déchéance politique du parti qui le prête. Or, c’est ce qui serait arrivé à la Démocratie ouvrière, si dans les dernières élections elle avait agi en connaissance de cause, si contre ce serment il ne s’était élevé dans son sein une protestation formelle. La démonstration de cette dernière proposition complétera ma thèse.

Les hommes des vieux partis qui, sans se rallier ni à la politique de l’Empereur, ni à la Constitution de 1852, ni à la dynastie napoléonienne, ont cru devoir néanmoins, après douze ans d’une abstention loyale, se soumettre au serment constitutionnel afin de rentrer dans l’arène politique, ne l’ont pas fait sans raison ; ils avaient des motifs apparemment, et de plusieurs sortes, motifs personnels et motifs politiques.

Laissons de côté les motifs personnels : ils ne nous apprendraient rien d’avouable.

Venant donc aux considérations politiques, que trouvons-nous ? C’est, naturellement, qu’aux yeux de l’Opposition, le gouvernement est mauvais ; qu’il manque aux principes de 89 ; qu’il viole les droits et les libertés de la nation ; qu’il surcharge par la prodigalité de ses dépenses les contribuables, et pousse à la révolution sociale ; en deux mots, que la politique de l’Empereur, au dedans et au dehors, est détestable. Tel est le jugement de l’Opposition.

Elle se dit en conséquence, mais tout bas, si bas qu’elle n’entend pas elle-même ses paroles, qu’il faut en finir, si possible, avec un pareil régime ; que la grandeur des motifs couvre suffisamment ce qu’il peut y avoir d’irrégulier dans l’entreprise ; qu’au surplus on n’en veut pas directement à la personne du Prince ni à sa dynastie ; MM. Thiers, Berryer, Marie, J. Favre ne sont pas, à Dieu ne plaise ! des régicides ; qu’on ne combat en Napoléon III qu’un système, une politique, contraires aux droits et aux libertés du Pays, aux grands principes de la Révolution ; et que si, dans l’insurrection des consciences, malheur arrivait à quelqu’un, ce quelqu’un ne pourrait en rapporter la faute qu’à lui-même.

En deux mots, les vieux partis coalisés contre le Gouvernement impérial savent très-bien ce qu’ils font. Ils n’auraient garde de s’embarquer dans une affaire que la morale politique, surtout en cas d’insuccès, ne manquerait pas de qualifier de haute trahison, s’ils ne se sentaient raffermis dans leur for intérieur par la considération d’un intérêt de premier ordre et d’un droit national. Celui qui fait tant que de rompre un serment, ne le fait pas pour rien, sans un prétexte honnête, sans une puissante excuse.

Mais la Démocratie ouvrière, qu’a-t-elle cherché en entrant dans cette coalition bourgeoise ? Qu’en attend-elle pour elle-même ? Quelle part lui sera faite dans ce vieux système qu’il s’agit de restaurer, aussi bien contre les tendances socialistes, que contre l’absolutisme impérial ?

La Démocratie ouvrière sait quelle est la profession de foi politique et sociale de l’Opposition, profession de foi qui lui est commune avec le Gouvernement. Remettons-la sous les yeux du lecteur :

1. C’est que la nation française, soit les 37 millions d’âmes qui peuplent nos 89 départements, forme un corps politique unique et indivisible ; — 2. Que ce corps politique se compose des éléments ci-après : un Peuple souverain, un Pouvoir qui le représente, une Constitution qui détermine leurs droits et attributions respectifs et leurs rapports ; — 3. Que le Pouvoir est, comme le corps politique ou l’État, également un et indivisible, la constitution à haute centralisation ; — 4. Que cette centralisation politique a pour contre-poids l’indépendance et l’insolidarité des industries, l’absolutisme des propriétés, l’anarchie mercantile, conduisant fatalement à la féodalité industrielle et financière, à la subalternisation du travail au capital. Tel est l’idéal politique de nos adversaires : le reste, constitutions, dynasties, présidences, dictatures ou directoires, élections et représentation, pouvoir exécutif et pouvoir législatif, responsabilité du prince ou responsabilité des ministres, est accessoire, question de forme. Voilà, dis-je, ce que dans l’Opposition et le Gouvernement on appelle la chose publique, chose dont chacun aspire à se saisir à tour de rôle, à laquelle tous sont dévoués, comme à leur patrie même, à la vie et à la mort, et dont l’intérêt sacré va jusqu’à les décider, dans les cas graves, à prêter serment de fidélité et obéissance à leurs ennemis intimes, à leurs rivaux. Voilà ce qu’il s’agit pour eux de sauver, ou du moins d’arracher aux griffes de l’aigle impériale, qui, disent-ils, s’est fait la part trop grosse. Quand la patrie est en danger, qui hésiterait à la sauver, même au prix d’un faux serment ?

Mais nous, Démocrates du siècle nouveau, plèbe du travail et du droit, qui nous flattons de régénérer les mœurs sociales et politiques, qu’avons-nous à faire dans cette intrigue ? Nous flatterions-nous, par hasard, qu’elle tournât à notre profit ? Mais comment ne pas voir qu’en nous ralliant à l’Opposition, nous ne faisons que substituer une domination à une autre, en sorte que le seul fruit que nous ayons à recueillir de notre serment, sera d’avoir sacrifié nos intérêts et nos consciences sur l’autel des intérêts bourgeois ? Nous nous serons faits conspirateurs, apostats, parjures, pour le compte d’une coalition, formée beaucoup moins contre l’Empire que contre nous. Qui sont-ils, en effet, ces hommes qui paraissent si acharnés à la perte du Gouvernement impérial ?

De vieux légitimistes, restes de l’antique noblesse, vivant de leurs titres, de leurs rentes, de leurs privilèges, de leurs complaisances, plus que de leur main-d’œuvre ; ayant besoin de la protection du prince plus que de la mutualité de leurs pairs, résignés d’avance, avec M. Berryer, à passer, s’il faut, pour le salut de la société, de la dynastie des Bourbons à celle des Bonaparte. Sans doute ils ne franchiront le pas qu’à la dernière heure, mais ils le franchiront : les principes et la chose publique avant tout.

Des millionnaires orléanistes, la crème et la fleur de la bourgeoisie, financiers, spéculateurs, ayant la main dans toutes les grandes affaires, vivant d’actions, de subventions, de pots-de-vin, de différences et de réalisations, bien plus que de leur travail personnel, et pour qui le protectorat gouvernemental, autocratique, aristocratique ou parlementaire, l’un ou l’autre, est indispensable. Car, toute fortune, toute aisance qui ne procède pas directement du labeur personnel, ne pouvant être attribuée qu’au privilége, au monopole, à l’agiotage, a nécessairement sa garantie dans le Pouvoir, puisque si elle n’avait pas sa garantie dans le Pouvoir, elle serait perdue.

Un clergé qui, quels que soient ses mécontentements, ne peut pas davantage se dispenser de jurer : que deviendrait-il sans l’État ? Ceci est de tradition depuis Constantin. Jésus-Christ n’a-t-il pas prescrit de rendre à César ce qui est à César ? Il est vrai qu’il y ajoutait ce correctif, et à Dieu ce qui est à Dieu, ce qui change singulièrement la question.

Des républicains de la forme, enfin, et peut-être quelques démocrates communistes, les uns comme les autres ayant parfaitement le droit d’entrer dans la coalition et de se montrer coulants sur le serment, centralisateurs avant tout, indivisibilistes, unitaires, hommes d’autorité, attendant de l’État plus que d’eux-mêmes, par conséquent clientèle dévouée du souverain de fait, pour peu qu’il montre de complaisance envers le souverain de droit, qui dans leur opinion n’est autre qu’eux-mêmes.

Non, nous ne pouvons pas, hommes du nouveau pacte social, qui rejetons avant tout l’indivision politique et l’insolidarité économique, nous ne pouvons pas nous associer à un serment que prêtent à l’envi tous nos adversaires, amis ou ennemis de l’Empire ; parce que, dans ce serment, ils trouvent en définitive le maintien de leur système, leur conservation et notre ruine ; parce qu’après avoir juré avec eux il nous faudrait jurer encore contre eux ; parce qu’en votant contre le Gouvernement il nous faudrait voter en même temps contre l’Opposition, et que pour faire ainsi la guerre à tous les anciens partis réunis, ce n’est pas dans le Parlement que nous devons chercher légalement notre champ de bataille, c’est hors du Parlement.

— Bah ! disait l’un, je serai fidèle à Napoléon III comme lui-même a été fidèle à la Constitution de 1848. Qu’avez-vous à redire à cela ? — Deux choses : la première que vous n’en aurez pas moins commis un parjure, qu’aucun exemple, aucune représaille ne peut justifier ; la seconde que vous n’aurez pas huit millions de voix pour vous relever de votre serment, comme Napoléon III les a eues en 1851 et 1852.

— Le serment politique, alléguait un autre, doit être assimilé au serment professionnel : ce n’est rien de plus. — Il est vrai que pour plus d’un la qualité de représentant, rapportant 12 à 15,000 francs de revenu, est une profession. À cela je n’ai rien à répondre.

La plupart, impatientés, se récrient : que de tels scrupules sont hors de saison ; que nous ne sommes point obligés de nous montrer plus difficiles que tant d’autres ; qu’avant tout, si nous voulons servir nos idées, il faut agir, et que nous nous privons d’un immense moyen d’action et de propagande en renonçant par une fausse délicatesse, aux avantages du parlement.

Fais ce que dois, dit le proverbe, advienne que pourra. Contre ce proverbe la morale des Jésuites n’a pas prévalu  ; en serait-il autrement pour celle de l’École normale ?... Eh bien, je vais faire voir que cet appât de la tribune publique, auquel le Peuple s’est laissé séduire, n’a été qu’un leurre ; que toutes ses espérances ont été trahies par ses représentants, et qu’elles le seront toujours ; qu’il n’y a rien à faire pour nous au Corps législatif, et que si nous y paraissions, ce ne pourrait être qu’un instant, pour révéler l’impuissance et du Pouvoir et de l’Opposition, et nous retirer ensuite chargés de leur malédiction commune. Il est beau de souffrir affront pour la vérité ; mais cela ne vaut pas un parjure.



Chapitre III. — Du Suffrage universel. — Incompatibilité.


La loi qui organise le suffrage universel soulève vingt questions, toutes plus graves les unes que les autres, et sur chacune desquelles il y aurait procès à intenter à MM. les députés de l’Opposition. Parmi ces questions j’en effleurerai deux ou trois, à seule fin de prouver, d’abord que nos députés, quand ils parlent du suffrage universel, tournent perpétuellement dans le sophisme que les vieux logiciens nommaient ignoratio elenchi, ignorance du sujet ; puis qu’entre leur foi politique, suffisamment indiquée par leur serment, et le véritable droit électoral, il y a incompatibilité complète.


I. Que le droit de suffrage est inhérent à l’homme et au citoyen. — L’année dernière, le parti clérical belge, parti qui comprend plus de la moitié de la Belgique, décidé à faire un pas en avant, et adoptant les idées de M. de Genoude sur le suffrage universel, proposa une loi qui, élargissant le droit électoral, pourrait être considérée comme un premier essai de suffrage universel et direct. Grand fut le scandale parmi les soi-disant libéraux qui, s’attribuant le monopole du progrès, se virent tout à coup distancés par leurs adversaires, devenus les promoteurs de l’émancipation politique des masses. La proposition des cléricaux fut traitée d’hypocrite, de révolutionnaire ; on ameuta contre elle l’esprit de conservation, plus féroce encore dans la Belgique constitutionnelle que dans la France impériale ; bref, au projet d’accorder à tout citoyen le droit électoral, sans autre condition que l’âge de majorité et le domicile, les libéraux en substituèrent un autre qui soumettait l’exercice du droit de suffrage à certaines conditions d’instruction et de capacité. On devait exiger, disaient-ils, que tout électeur sût au moins lire et écrire, c’est-à-dire qu’il eût reçu l’instruction primaire. La proposition des cléricaux fut donc écartée : ce fut une des causes qui amenèrent leur défaite aux élections du 11 août.

Certes il est à désirer que tout citoyen ait acquis le degré de connaissance, très-modeste, qu’on trouve partout chez les plus humbles maîtres d’école : mais l’objection des libéraux de Belgique, n’en est pas moins contraire à tous les principes, pleine de mauvaise foi à l’égard du parti rival, et de malveillance pour le peuple. En Démocratie, — n’oublions pas que les Belges se posent en démocrates, — le droit électoral est inhérent à la qualité d’homme et de citoyen, comme le droit de propriété, le droit d’hériter, le droit de tester, le droit de travailler, le droit d’ester et de revendiquer en justice, le droit de s’associer, le droit d’acheter et de vendre, le droit de bâtir, comme celui de se marier et d’avoir des enfants ; comme l’obligation du service militaire, comme celle de payer l’impôt. A-t-on songé, pour l’exercice de ces droits, qui tous découlent du droit de souveraineté démocratique, à exiger du citoyen qu’il fit au préalable ses preuves d’instruction ? Quoi ! vous accordez à l’illettré tous les droits dont l’ensemble constitue la plus haute dignité pour l’homme et le citoyen, et vous lui refusez le premier de tous, le plus élémentaire, celui par lequel il est appelé à déclarer que tels hommes, chargés de légiférer pour lui, de réviser les comptes de l’administration, et de voter les charges qu’il aura à supporter, ont ou n’ont pas sa confiance ! Il y a là plus qu’une inconséquence constitutionnelle, il y a, convenons-en, une usurpation bourgeoise. Qu’on exclue du droit de suffrage les insensés, les mineurs, les traîtres, les infâmes : je puis encore le comprendre. Les uns sont hors la loi et la société ; les autres sont privés de leurs facultés viriles, ou ne les ont pas encore acquises. Mais l’instruction, même primaire, pas plus que l’instruction supérieure, ne peut être assimilée à une faculté : le prétendre serait tout simplement renouveler l’argument de Tartuffe, disant que s’il acceptait la donation d’Orgon, qui pour lui déshéritait ses enfants, c’était de peur qu’une si belle fortune ne tombât en des mains infidèles. Ici, les libéraux de Belgique ont agi en Tartuffes ; les cléricaux ont parlé comme la Révolution.

Du principe, incontestable dans une société et un État démocratiques, que le droit électoral est inhérent à l’homme et au citoyen, se déduisent des conséquences, ou si l’on aime mieux, des corollaires du plus grand intérêt. C’est, d’abord, que l’égalité politique une fois déclarée, mise en pratique par l’exercice du suffrage universel, la tendance de la nation est à l’égalité économique. Toute l’histoire le confirme : posez en principe l’inégalité des fortunes, l’inégalité politique en sera la conséquence ; vous aurez une théocratie, une aristocratie, société hiérarchique ou féodale. Changez maintenant la constitution politique, et de l’aristocratie passez au régime démocratique, la tendance sociale sera inverse : le système des garanties politiques conduira à la mutualité du garantisme économique, N’est-ce pas justement ce qu’entendaient les candidats ouvriers ! Mais c’est aussi ce que leurs concurrents de la bourgeoisie ne veulent pas. Nous aussi nous avons notre tartufferie libérale. Tel qui s’est fait poursuivre, à l’occasion des dernières élections, pour délit d’association illicite, disait au commissaire de police, chargé de la perquisition domiciliaire : Eh ! Monsieur, pouvez-vous oublier que si j’ai posé, ma candidature contre le Gouvernement, c’est afin d’empêcher celle d’un ouvrier ?… Qu’on s’en souvienne : entre l’égalité, ou le droit politique, et l’égalité, ou le droit économique, il existe un intime rapport, en sorte que là où l’un des deux est nié, l’autre ne tardera pas à disparaître. Les dictateurs qui ont fait les élections de 1863-64 ne l’ignoraient pas ; la Démocratie travailleuse, qui s’est prêtée de si bonne grâce à leur manœuvre, le savait-elle ?


II. Des circonscriptions électorales. — D’après la loi française, le suffrage universel est direct. Ceci résulte encore du principe que le suffrage universel, autrement dit le droit politique, est inhérent à l’homme et au citoyen, sa prérogative essentielle, inaliénable. Aussi, toutes les fois que les ennemis de la liberté et de l’égalité ont essayé de les détruire, d’abord dans l’opinion, plus tard dans la pratique, se sont-ils efforcés, non-seulement de restreindre le droit électoral, mais de le rendre autant que possible indirect. C’est ainsi que d’après la Constitution de l’an viii, la souveraineté du Peuple devant passer, comme dans une tréfilerie, par quatre degrés d’élection, finissait par n’être plus qu’une ombre de souveraineté, dont la réalité restait tout entière aux mains du premier Consul. Le peuple votait tout de même : il eût voté à trente-six degrés comme à quatre. Un avantage que les classes gouvernantes ont sur les classes gouvernées, est que celles-ci ne s’aperçoivent jamais quand on se moque d’elles.

Mais voici qui devient plus sérieux.

Si le droit politique est inhérent à l’homme et au citoyen, conséquemment si le suffrage doit être direct ; le même droit est inhérent aussi, à plus forte raison, à chaque groupe naturellement formé de citoyens, à chaque corporation, à chaque commune ou cité ; et le suffrage, dans chacun de ces groupes, doit être également direct. Ainsi le veut la Démocratie, ou comme qui dirait le partage de la souveraineté, d’après la maxime : Chacun chez soi, chacun pour soi, garantie pour tous. Est-ce ainsi que l’entendent, d’un côté le Gouvernement, de l’autre, l’Opposition ?

Tout le monde s’est accordé à blâmer les circonscriptions actuelles. Les députés de l’Opposition ont fait comme les autres ; ils n’avaient garde de laisser échapper ce grief. On a dit, et avec raison, que les groupes électoraux étaient formés arbitrairement, en dépit des relations de voisinage, d’industrie, d’intérêts, contre la raison naturelle, contre la raison économique, on pouvait ajouter, contre le principe du suffrage universel et direct. Des populations que la nature et le développement historique avaient jointes, accoutumées à vivre ensemble comme en famille, ont été divorcées ; d’autres, qui ne se connaissaient pas, confondues. C’était autant de personnes morales dont l’individualité était détruite, obligées qu’elles étaient de voter hors de leur centre, pour des gens et des intérêts qu’elles ne connaissaient point. Des députés dévoués au Gouvernement impérial s’en sont plaints hautement ; ils ont osé dire que c’était un mal ; qu’il ne fallait jamais, pour déjouer une élection opposante, d’ailleurs problématique, rompre violemment les affinités naturelles ou en créer d’imaginaires. Tout cela est on ne peut plus rationnel ; mais tout cela est incompatible avec le système du Gouvernement et de l’Opposition, et ce que je ne comprends pas, c’est que celle-ci ait eu le courage de s’en prévaloir. Qu’elle réponde donc à l’objection que je m’en vais lui faire.

Dans notre système de monarchie centralisée, d’Empire autocratique, de République une et indivisible, c’est tout un, les groupes ou circonscriptions naturelles, dont certain député du Nord demandait avec tant d’insistance le maintien, n’ont droit au respect du Pouvoir qu’autant qu’il y trouve convenance pour l’unité nationale, première loi du Pays et du Gouvernement. C’est en vue de former cette unité, par une fusion complète, que les anciennes divisions provinciales furent brisées en départements ; — c’est dans le même but que l’ancienne Démocratie, faisant à son insu les affaires de la Couronne, n’a cessé de protester contre l’esprit de clocher ; — c’est animée du même esprit que la Constitution de 1848 a posé cette maxime de droit public, conservée et merveilleusement pratiquée par le Gouvernement impérial : Les représentants du peuple français ne sont pas les représentants de leurs départements respectifs, ils sont les députés de la France entière. C’est enfin dans le même but que MM. de Girardin et Laboulaye, le premier dans la Presse, le second dans ses conférences publiques, réclament l’unité de collège, comme le moyen le plus puissant d’arrêter les élans et d’effacer les divergences du suffrage universel, par là d’annuler l’esprit de localité, et de maintenir, sous une apparence de démocratie marchant à l’union, la subordination politique et économique des masses ouvrières. Qu’est-ce en effet que cette unité de collège, sinon une manière de rendre le suffrage indirect, en faisant voter par grandes masses, au lieu de voter, comme le voulait la Constitution consulaire, par degrés ?

Voyez, en effet, les conséquences.

Sous la république une et indivisible, comme sous la monarchie centralisée, tout citoyen est éligible dans les quatre-vingt-neuf départements ; il peut poser sa candidature, non-seulement dans le département qu’il habite, là où il exerce son industrie, où il a ses propriétés, dont il connaît la population, les affaires et les besoins ; mais il peut se présenter aussi là où il est inconnu, où il n’a aucune espèce d’intérêt, où rien, hormis sa qualité de Français, son talent d’avocat ou de poëte célèbre, ne le recommande. Il peut poser, dis-je, sa candidature, non-seulement dans son département et dans tout autre département que le sien, mais dans deux et même dans plusieurs départements à la fois, dans dix départements ; il peut la poser, comme M. Bertron, l’ami du genre humain, dans les quatre-vingt-neuf départements. La pluralité des candidatures, chose anormale, au point de vue de la division naturelle de la population et du territoire, monstrueuse dans un État fédératif, est de plein droit dans une république unitaire. Or, qu’est-ce que cette pluralité de candidatures, sinon une promiscuité au moyen de laquelle on confond tout, localités, opinions, intérêts ? Appellerez-vous suffrage direct, le suffrage donné par dix mille communes séparées de mœurs, de territoire, d’affaires, d’idées même, à un individu qui leur est étranger à toutes, qui ne les intéresse et ne les représente qu’au point de vue d’un sentiment passager ou d’une fantaisie de circonstance ? Pour que le suffrage soit direct, il ne suffit pas qu’il soit décerné directement de l’électeur à l’élu ; il faut qu’il représente non moins directement des opinions, des droits, des intérêts et des affaires : car un État, une société ne se compose pas uniquement de volontés, il se compose aussi de choses.

Et il est si vrai que cette manière de pratiquer le suffrage universel est en violation du principe démocratique, qu’elle est au contraire l’acheminement le plus sûr à la monarchie, ce qui n’arriverait certainement pas, si les votes étaient, comme ils devraient l’être, véritablement directs.

En avril 1848, M. de Lamartine fut nommé, le même jour, par dix départements. Personne ne doute que si, quinze jours après, la présidence de la République eût été mise aux voix, il n’eût été nommé à la place de Louis-Napoléon. En 1863, M. Émile Ollivier était candidat dans cinq départements : c’est alors, tout le monde l’a remarqué, que cet orateur commença d’affecter la dictature de l’Opposition. Mais le fait le plus curieux en ce genre est celui de M. Jules Favre.

En 1863, M. Jules Favre était, comme on sait, simultanément candidat à Paris et à Lyon. Dans cette dernière ville, il avait pour concurrent, outre le candidat ministériel, un sincère démocrate, M. le docteur Barrié, citoyen des plus honorables, qui du reste ne demandait pas mieux que d’entrer, sous les auspices de M. Jules Favre, dans l’Opposition. M. Jules Favre fut élu à Paris au premier tour de scrutin ; à Lyon, il y eut ballottage. Qu’arriva-t-il ? L’élu de Paris n’en maintint pas moins sa candidature à Lyon, et M. le docteur Barrié, en vertu de cette étrange loi que nous a faite la démagogie, que de deux candidats, de la même opinion, celui qui a obtenu le moins de voix doit en cas de ballottage se retirer, donna sa démission de candidat. C’est ainsi que M. Jules Favre, déjà couronné, put enlever à Lyon un nouveau laurier. La conséquence, dès longtemps prévue, de cette double élection de M. Jules Favre, fut, à Paris, celle de M. Garnier-Pagès.

Bien des gens trouveront sans doute, comme moi, que c’est là forcer le principe du suffrage direct. Ils diront que si la pluralité des candidatures est logiquement de droit dans un État unitaire, le contraire a nécessairement lieu dans une Démocratie, surtout dans une Démocratie ouvrière ; que la formalité ultérieure de la vérification des pouvoirs ne saurait altérer en rien ce principe, puisqu’en effet, et les mots le disent, c’est le vote des électeurs qui fait l’élection, non la vérification de l’assemblée ; qu’il y aurait donc eu lieu pour le Gouvernement de faire annuler la seconde élection de M. Favre comme abusive, exorbitante, et j’ajoute, anti-démocratique, anti-républicaine, si le Gouvernement avait été moins soigneux de son propre intérêt. Il n’en a rien été, et cela devait être. Le Gouvernement impérial avait avantage à trouver la chose toute simple : c’était le principe monarchique qui en la personne de M. Favre s’affirmait. Passez-moi mes circonscriptions, et je vous passerai vos candidatures.

Maintenant, je le demande à tout homme de bonne foi : De quel front des représentants soi-disant démocrates, qui entendent et pratiquent ainsi l’unité, ont-ils pu faire au Pouvoir un grief de ses circonscriptions, parfaitement légales et conformes au principe d’unité, d’autant plus irréprochables que pour mieux servir l’unité elles violaient tous les rapports naturels, mais qui n’en furent pas moins jugées, et par tout le monde, arbitraires ? Le Pouvoir était dans son droit, non-seulement aux termes de la loi électorale qui lui confie le soin des circonscriptions, mais aux termes de la Constitution de 1852 et de toutes celles qui l’ont précédée, mais d’après l’esprit et la pratique de soixante-dix années de gouvernement. Le Gouvernement impérial pouvait répondre : J’ai brisé les groupes naturels partout où je les ai trouvés contraires au grand principe de notre unité politique ; en le faisant, j’ai usé d’un droit et rempli un devoir. Ce n’est pas à vous, accapareurs de candidatures, escamoteurs d’élections, plus unitaires que le Gouvernement, plus despotes que l’Empereur, de m’en faire un reproche.


III. De la corruption électorale. — Lors de la dernière vérification des pouvoirs au Corps Législatif, nombre de faits furent dénoncés par l’Opposition pour abus d’influence, ce qui veut dire pour corruption électorale. À quoi les commissaires du Gouvernement répliquèrent en dénonçant à leur tour certains actes des candidats de l’Opposition tout aussi répréhensibles que ceux des candidats du Gouvernement. Les séances du Corps Législatif ont été sténographiées ; le Moniteur est là. Rien de plus aisé que de faire voir, pièces en main, que les puritains de la Démocratie n’ont pas été plus exempts de reproche que leurs adversaires, et qu’en bonne justice le Pays fera bien, à la première occasion, de renvoyer les parties dos à dos.

Mais la question est de savoir si, avec le suffrage universel et direct, le reproche de corruption et de vénalité peut, en droit, être soulevé, alors même que le délit aurait, en fait, été commis ; et c’est ici que j’accuse les députés de l’Opposition de fausser par leur sophistique l’opinion du Pays, après lui avoir donné par leurs brigues le plus détestable exemple.

Dans un système d’élections censitaires, tel qu’il existait en France avant la Révolution de 1848, alors que le corps électoral se composait exclusivement de citoyens payant 200 fr. au moins de contributions directes, on comprend que, l’usage se soit établi parmi les aspirants à la députation de solliciter les suffrages des électeurs, Cette sollicitation n’avait rien d’obligatoire ; mais elle était à peu près générale. La masse de la nation étant représentée par une sorte de jury formé de 250 à 300,000 électeurs, et le député devant être considéré non comme leur délégué particulier, mais comme celui de la nation tout entière, on pouvait admettre que le candidat, en même temps qu’il se portait au nom du Pays, fît valoir auprès des électeurs-jurés les titres qu’il croyait avoir à leur préférence. C’était, au fond, une réserve en faveur de la souveraineté des masses, un hommage tacitement rendu au suffrage universel. Une telle brigue était rationnelle, partant honorable.

Alors aussi le reproche de corruption pouvait en certains cas être élevé contre une élection, et frapper à la fois l’élu et les électeurs. On supposait alors que le corps électoral, corps privilégié, avait manqué à ses devoirs politiques, en n’écoutant, que son égoïsme de caste, sans tenir compte, des intérêts supérieurs de la Constitution et du Peuple. C’est ainsi que, l’année qui précéda la Révolution de Février, l’élection de M. Charles Laffite fut quatre fois annulée par la Chambre.

Avec le suffrage universel et direct, le principe est autre et les choses ne peuvent plus se passer de la même manière. D’un côté, ce n’est plus un corps privilégié qui nomme, au nom de dix millions de citoyens âgés de vingt-un ans révolus et domiciliés, les représentants du Pays ; c’est le Peuple souverain, ce sont ces dix millions d’électeurs, supérieurs dans leur collectivité à la Constitution au prince, à l’État, supérieurs à toute loi écrite ou tacite, et dont l’intérêt n’est par conséquent primé par aucun autre, qui sont appelés à nommer directement et sans intermédiaire, leurs députés.

Une première conséquence de ce principe sera donc que, dans l’esprit du suffrage universel, ce n’est plus au candidat à solliciter les électeurs, mais plutôt aux électeurs à solliciter le candidat. Que si le contraire continue d’avoir lieu, cette sollicitation n’a plus le même sens qu’auparavant ; c’est, pour le moment et en attendant que le Peuple ait fait son éducation, une manière d’exposer aux électeurs la nature des intérêts que le député aura à défendre, des difficultés à vaincre, des questions à résoudre. Tôt ou tard d’ailleurs il faudra, revenir à la règle ; ou le suffrage universel s’affaisserait dans sa propre et native ignorance.

Mais la conséquence la plus importante de l’établissement du suffrage universel et direct, c’est que l’inculpation de vénalité ne peut plus, en droit, être articulée contre aucun de ses choix, alors même qu’il serait établi qu’il y a eu, de fait, corruption.

Toute élection est essentiellement faite en vue, non-seulement d’une question de droit, mais encore et surtout d’une ou même de plusieurs questions d’intérêt, particulières aux électeurs. Or si le droit, incorruptible de sa nature, se distingue nettement de ce qui n’est pas lui, et répugne par conséquent à toute confusion et équivoque, il n’en est pas de même de l’intérêt, dont on peut dire au contraire que le principe est la corruption même. Et qu’est-ce qui constitue la vénalité ou corruption politique ? Le motif intéressé ; je vous défie de répondre autrement.

Toute la question est donc de faire que les intérêts en vertu desquels se déterminent les électeurs soient ou deviennent des intérêts honnêtes, vertueux, légitimes ; non des intérêts honteux et coupables. Mais, dites-moi, qui est ici le juge de l’intérêt, et qu’appelez-vous intérêt coupable, intérêt légitime ? Quelle différence pouvez-vous faire, dans un cas d’élection violemment disputée, entre l’homme que le département appelle son bienfaiteur, et celui qu’il vous plaît de traiter de corrupteur ? Car si j’admets que vous protestiez contre la corruption, je ne pense pas que votre intention soit de proscrire le bienfait, d’empêcher le dévouement, et d’enseigner aux masses l’ingratitude. Quelle différence donc, je vous en supplie, au point de vue de l’honorabilité politique, entre le candidat qui promet héroïquement de faire déclarer la guerre universelle pour la défense de l’aristocratie polonaise, et celui qui, s’adressant à des sentiments moins chevaleresques, s’engage à soutenir la paix, dans l’intérêt des paysans, des ouvriers, des bourgeois ? Entre celui qui, arborant hautement le drapeau des intérêts matériels, promettra de faire, à la demande de ses commettants directs, creuser un canal, construire un chemin de fer, etc., et celui qui, se plaçant au point de vue plus élevé des intérêts généraux, jurerait de s’opposer à ces constructions, s’il jugeait que l’utilité, publique commande de les reporter dans un autre département ? Entre M. Havin, M. Frédéric Morin, ou tout autre, promettant de soutenir les intérêts de leurs électeurs dans les journaux dont ils disposent, et M. Lévy ou M. Delessert, s’engageant à les servir de leur influence au ministère ? M. Pinard, directeur du Comptoir d’escompte, offrant aux électeurs de les faire jouir d’un taux fixe de 3 ou 4 pour 100 au lieu de 6 et 7, serait-il plus corrupteur que M. Carnot, offrant pour garantie du serment qu’il vient de prêter à Napoléon III, celui prêté en 1815 par son père à Napoléon Ier ?

À ce propos, je ne puis m’empêcher de remarquer que l’exclusion de M. Bravay, deux fois élu par le département du Gard, a été de la part du Corps Législatif un acte d’insigne arbitraire. On a fait courir le bruit que le vrai motif de cette exclusion était moins dans la corruption des électeurs que dans l’indignité de l’élu, accusé de faits que la morale mercantile la moins sévère réprouverait hautement. Admettons que l’inculpation fût fondée. Les députés pouvaient, si le fait allégué était vrai, exercer sur leur futur collègue une pression qui l’aurait contraint à se démettre : mais il fallait commencer par déclarer la régularité de l’élection, puisqu’en effet l’élection était régulière. Il appartenait ici à l’Opposition de prendre en main la défense de la loi. Au lieu de cela, on a trouvé plus commode de faire de la vertu, peut-être de la calomnie, puisque tout s’est fait à huis-clos, aux dépens de la liberté et de la légalité électorale. Ce n’est pas tant sur M. Bravay que rejaillit cette éviction, que sur les électeurs eux-mêmes.

Croit-on que les démocrates socialistes qui ont voté pour M. Pelletan, bien que, disaient-ils, ce candidat ne fût pas des leurs, aient voté dans leur opinion pour des prunes ? Ils ont fait une mauvaise spéculation politique : voilà tout. Le 14 juillet 1789 a trouvé son salaire dans la nuit du 4 août. Il en sera de même de tous les votes du suffrage universel et direct, ou le suffrage universel et direct serait absurde.

Ne parlons donc pas de vénalité et de corruption sous l’empire du suffrage universel : la logique ne le permet pas, et le respect du peuple aussi bien que de l’institution le défend. Ce serait un crime de lèse-majesté. Dire, d’un côté, que le suffrage universel et direct a été établi pour couper court à toute entreprise de corruption électorale ; convenir ensuite, comme l’a fait M. Jules Simon, que le suffrage universel et direct a besoin d’être dirigé, et que le jour où l’Opposition sera au pouvoir, elle ne le laissera certainement pas sans direction ; promettre aux électeurs de prendre en main leurs intérêts, et les punir ensuite d’avoir cru à ces engageantes circulaires ; se contredire à tout propos, et ne pas même se douter que du pluriel à l’universel la conclusion ne vaut pas : tel est depuis un an le spectacle que nous a donné l’Opposition. Et nous, Démocrates socialistes, nous lui eussions apporté nos voix ! Nous eussions choisi pour nos représentants des hommes dont nous connaissions à fond les préjugés politiques ; qui, dans leur dictature électorale, venaient de nous donner un échantillon de leur modestie et de leur respect pour la liberté des suffrages ; qui du deuil de la liberté n’avaient pas craint de se faire un instrument d’usurpation ; qui, par leur serment, avaient trahi la morale républicaine ; qui, par la multiplicité de leurs candidatures, affectaient déjà la Présidence à la République ; qui, dans nos prévisions aujourd’hui trop bien justifiées, ayant à contrôler la conduite du Gouvernement, allaient lui donner gain de cause, sur tous les points, en raisonnant du suffrage universel comme ils eussent fait il y a vingt ans du suffrage censitaire ; des hommes que nous eussions dû combattre en pleine Chambre des députés, si par impossible nous fussions devenus leurs collègues ; des hommes enfin, qui, appelés au gouvernement de la République et à la représentation du Peuple, n’ont su comprendre, ni en 1848, à l’explosion des idées sociales, ni en 1852, à la suite du coup d’État, ni en 1863-64, à l’apparition des candidatures ouvrières, que le suffrage universel et direct était autre chose qu’une gigantesque fournée d’électeurs ; que par lui tout était changé de fond en comble dans le système politique et économique, depuis la constitution du Pouvoir central jusqu’à la dernière école de village !…

Ils parlent de liberté et de corruption. Se doutent-ils seulement de ce qui fait la liberté et l’intégrité du suffrage universel ?

Dans une Démocratie organisée suivant les vraies notions de la souveraineté populaire, c’est-à-dire selon les principes du droit contractuel, toute action oppressive ou corruptrice de la part du Pouvoir central sur la Nation est rendue impossible : l’hypothèse même en est absurde. Et comment cela ?

C’est que, dans une Démocratie vraiment libre, le Pouvoir central ne se distingue pas de l’assemblée des députés, organes naturels des intérêts locaux appelés en conciliation ;

C’est que chaque député est ayant tout l’homme de la localité qui l’a choisi pour son représentant, son émanation, l’un de ses citoyens, son mandataire spécial chargé de défendre ses intérêts particuliers, sauf à les accorder au mieux avec les intérêts généraux devant le grand jury ;

Que les députés réunis, en choisissant dans leur sein une commission exécutive centrale, ne la font pas distincte d’eux-mêmes, supérieure à eux, pouvant soutenir avec eux un conflit, comme ferait un élu royal ou présidentiel du peuple ;

C’est enfin que, pour régler les intérêts généraux, appel est fait directement aux intérêts locaux, et que c’est de leur débat, de leur balancement les uns par les autres, de leur mutuelle transaction, que résulte ensuite la loi, et avec la loi l’action de l’autorité centrale ; complétement dégagée vis-à-vis des électeurs, lesquels n’ont rien à en attendre, pas plus qu’elle-même n’a à redouter rien de leur animadversion.

En sorte que, comme nous l’avons dit plus haut, l’hypothèse d’une transaction coupable, d’un fait de corruption, d’un complot ourdi à prix d’or contre les libertés publiques entre l’autorité supérieure du Pays et une partie des électeurs, ce qui revient à dire entre les députés et leurs propres commettants, devient contradictoire, impossible.

Des esprits sérieux, qui auraient eu, avec le sentiment de la situation, l’intelligence de ces principes fondamentaux du Droit public, ne se seraient pas chargés d’une mission comme celle assumée par nos députés soi-disant démocrates. Ils ne se fussent point, de gaîté de cœur, associés à cette incompatibilité invincible du suffrage universel et direct exercé dans un État à grande centralisation. Ils se seraient dit que, si le suffrage universel exige en dernière analyse autant de représentants qu’il existe de groupes naturels, ou si l’on aime mieux, autant de députations qu’il y a de souverainetés provinciales ; si en dépit de la faveur accordée par toutes les constitutions monarchiques aux doubles, triples, quintuples et décuples candidatures, la raison et le droit des peuples ne permettent pas qu’un seul homme soit le représentant de plusieurs circonscriptions, on peut encore moins admettre qu’un seul député, un seul pouvoir, soit le représentant de tout un peuple, et cela au moment même où le Peuple se donne des représentants par localités ; qu’une expérience de quarante années a suffisamment fait justice de cet antagonisme ; que le temps est passé où, dans l’incertitude générale des vrais principes du gouvernement, la conscience publique pouvait admettre ces sortes de transactions ; et que tout ce qu’avaient à faire en cette occurrence de vrais amis de la liberté, fondateurs d’une Démocratie, était de décliner le mandat parlementaire et de se déclarer impossibles.



Chapitre IV. — De la liberté municipale : Que cette liberté, essentiellement fédéraliste et inconpatible avec le système unitaire, ne peut êtreréclamée par l’Opposition ni accordée par le Gouvernement impérial.


Une des questions sur lesquelles l’Opposition se flatte le plus d’enlever l’approbation du Pays et d’avoir raison du Pouvoir, est celle des libertés municipales. C’est surtout à la population parisienne que, dans leur zèle pour l’indépendance des communes, les députés opposants aiment à faire leur cour, sans nul souci de leur serment et de leurs propres convictions, pas plus que de la logique et des faits. Depuis douze ans la ville de Paris est administrée par une commission impériale : s’en est-elle trouvée mieux ? s’en est-elle trouvée plus mal ? On peut soutenir le pour et le contre. Mais qu’elle ait gagné ou perdu, la ville de Paris, à ce qu’on assure, regrette ses conseillers municipaux : quelle occasion pour des représentants de faire de la popularité !

La question des libertés municipales est des plus compliquées et des plus vastes ; elle touche essentiellement au système fédératif, je dirais volontiers qu’elle est toute la fédération. Aussi ne pensé-je pas avoir besoin de protester de mon adhésion à une pareille réforme, en faveur de laquelle je me suis prononcé depuis bien longtemps et en mainte circonstance. Ce que je me propose de faire aujourd’hui, c’est de montrer, par quelques observations décisives, à quel point ceux qui, par esprit d’opposition où par toute autre cause, font le plus de bruit des libertés municipales, et qui néanmoins demeurent attachés au système de centralisation unitaire, sont en contradiction avec eux-mêmes ; quel triomphe ils préparent à leurs adversaires, et quelle déception au Pays !

Je dis donc que la liberté municipale est par nature incompatible avec l’unité gouvernementale, telle que l’ont voulue et définie successivement toutes nos constitutions, J’ajoute que cette incompatibilité est plus grande encore à Paris, à raison de son titre de capitale, que dans aucune autre ville de France.

Rendons cette proposition plus explicite encore, s’il est possible. Ainsi qu’il a été dit plus haut (IIe partie, chap. ix), deux principes sont considérés dans le monde bourgeois, tel que l’a fait la Révolution, comme les deux colonnes de la société et de l’État : ce sont, d’une part, le principe de centralisation politique, de l’autre, celui d’insolidarité économique, en autres termes d’anarchie mercantile et industrielle, qui faisant contre-poids au premier aboutit nécessairement à la féodalité du capital. Or, ces deux principes devant, selon les lois de l’évolution historique qui régissent tous les gouvernements, produire avec le temps leurs conséquences, et la liberté municipale leur faisant obstacle, il en résulte que la vie communale doit, comme plus faible, se subordonner progressivement à l’action du centre ; et que si l’autorité supérieure, le Pouvoir central, a établi son siége dans une ville, cette ville devenant capitale doit, plus qu’aucune autre et plus promptement qu’aucune autre, perdre son caractère de municipe.

Telle est la proposition, évidente par elle-même pour quiconque a l’intelligence des termes dont elle se compose, que j’oppose aux municipalistes parisiens, et qui met à néant leurs revendications.

Quant à ceux de mes lecteurs qui n’ont pas l’habitude de saisir du premier coup dans une formule tout ce qu’elle contient, je crois devoir leur rappeler quelques faits, qui leur rendront la chose tout à fait palpable.


I. Décadence des libertés municipales. — L’unité française est le produit authentique de notre histoire. Elle commence à la conquête romaine, se continue par celle des Francs ; puis, disloquée, ou plutôt transformée par le système féodal, elle se recommence, à l’avénement de la dynastie capétienne, par l’action des rois. Le faisceau national, tel que nous le voyons aujourd’hui, s’étant donc formé par annexions successives, on conçoit que les provinces et communes progressivement englobées durent, pendant un certain temps, conserver quelque chose de leur autonomie, ce qu’elles appelaient leurs coutumes, franchises, etc. Mais peu à peu l’administration et la juridiction royale prévalurent. Après Richelieu, le gouvernement des provinces, confié à des intendants, hommes du prince, ressortit exclusivement de la Couronne, et devint à peu près uniforme. Les réformateurs de 89, reprenant l’œuvre monarchique, érigèrent ce régime d’unité en doctrine d’État, aux acclamations jusqu’à ce jour prolongées de tout le peuple.

Toutefois, les communes conservèrent longtemps encore quelque reste de vie après la consommation de la grande unité. La province, vague, épandue, était depuis des générations broyée et absorbée, que la commune, avec son esprit local, avec la condensation de sa vie, résistait encore. Elle fut directement atteinte par les Constitutions de l’an ii et de l’an iii, qui firent de l’administration municipale une simple subdivision de l’administration centrale, puis par l’institution des préfets, 17 février 1800, qui remplacèrent les commissaires centraux de la République, et eurent pour les assister les conseils de préfecture. À cette époque, on peut dire que le mal était fait et irréparable. Quinze ans plus tard, à la chute de l’Empire, la commune avait vécu, et ce fut en vain que le libéralisme essaya de la faire revivre.

J’ai dit plus haut (IIe partie, chap. xii), comment la bourgeoisie, effrayée de l’exorbitance du pouvoir central et de l’exemple donné par Napoléon Ier, avait essayé de s’assujettir le Gouvernement en lui donnant un triple contre-poids : 1o le système constitutionnel, représentatif et parlementaire ; 2o une organisation municipale et départementale ; 3o l’anarchie économique. C’est du second de ces contre-poids, renouvelé des anciennes communes, que je me propose maintenant de dire quelques mots.

On s’occupa beaucoup, sous le règne de Louis-Philippe de cette Organisation municipale et départementale ; ce fut, comme le Crédit foncier et tant d’autres choses, un des mirages du règne bourgeois. On en avait parlé sous la Restauration ; Napoléon Ier lui-même avait paru s’y intéresser ; on en parle plus que jamais sous le règne de son héritier. Les gens du juste-milieu, toujours les plus nombreux et les moins intelligents dans notre pays, sont ceux qui insistent sur ce point avec le plus de force. Il leur semble qu’en restituant à la commune une certaine initiative, on finirait par donner au pouvoir central un équilibre stable ; qu’on enlèverait à la centralisation ce qu’elle a d’atroce, surtout qu’on échapperait au fédéralisme, qui leur est aussi odieux en 1864, qu’il l’était, mais pour d’autres raisons, aux patriotes de 93. Ces braves gens admirent volontiers la liberté suisse et américaine ; ils nous en régalent dans leurs livres ; ils s’en servent comme d’un miroir pour nous faire honte de nos adorations ; mais, pour rien au monde ils ne toucheraient à cette belle unité qui fait, selon eux, notre gloire, et que les nations, assurent-ils, nous envient. Du haut de leur suffisance académique, ils traitent d’exagérés les écrivains qui, soucieux de la logique et de l’histoire, fidèles aux pures notions du droit et de la liberté, ne croient point aux résurrections politiques, et, fatigués d’éclectisme, veulent s’affranchir une bonne fois des jongleries doctrinaires.

M. Édouard Laboulaye est un de ces génies ramollis, fort capable de saisir la vérité et de la montrer aux autres, mais pour qui la sagesse consiste à écourter les principes au moyen de conciliations impossibles ; qui ne demandent pas mieux que d’imposer des limites à l’État, mais à condition qu’on leur permette d’en imposer aussi à la liberté ; qui seraient heureux de rogner les ongles au premier, pourvu que l’on coupât les ailes à la seconde, dont la raison, enfin, tremblante devant toute synthèse large et forte, se plaît à barboter dans l’amphigouri. M. Laboulaye, que la Démocratie a failli nommer, à la place de M. Thiers, son représentant, fait partie d’un groupe d’hommes qui, tout en revendiquant contre l’autocratie impériale les soi-disant garanties de Juillet, se sont donné pour mission de réfuter les aspirations du socialisme et du fédéralisme. C’est lui qui a écrit cette belle pensée, que j’ai eu un moment l’idée de prendre pour épigraphe : « Quand la vie politique est concentrée dans une tribune, le pays se coupe en deux, Opposition et Gouvernement. » Eh bien ! que M. Laboulaye et ses amis, si zélés pour les franchises municipales, daignent répondre à une question, à une seule.

La commune est par essence, comme l’homme, comme la famille, comme toute individualité et toute collectivité intelligente, morale et libre, un être souverain. En cette qualité la commune a le droit de se gouverner elle-même, de s’administrer, de s’imposer des taxes, de disposer de ses propriétés et de ses revenus, de créer pour sa jeunesse des écoles, d’y installer des professeurs, de faire sa police, d’avoir sa gendarmerie et sa garde civique ; de nommer ses juges, d’avoir ses journaux, ses réunions, ses sociétés particulières, ses entrepôts, sa banque, etc. La commune, en conséquence, prend des arrêtés, rend dès ordonnances : qui empêche qu’elle aille jusqu’à se donner des lois ? Elle a son église, son culte, son clergé librement choisi, son rituel même et ses saints ; elle discute publiquement, au sein du conseil municipal, dans ses journaux et dans ses cercles, tout ce qui se passe en elle et autour d’elle, qui touche à ses intérêts et qui agite son opinion. Voilà ce qu’est une commune : car voilà ce qu’est la vie collective ; la vie politique. Or, la vie est une, entière, indivisible ; elle repousse toute entrave, ne connaît de limite qu’elle-même ; toute coercition du dehors lui est antipathique, et, si elle ne peut en venir à bout, mortelle. Que M. Laboulaye et ses coreligionnaires politiques nous disent donc comment ils entendent accorder cette vie communale avec leurs réserves unitaires ; comment ils échapperont aux conflits ; comment ils pensent maintenir côte à côte la franchise locale avec la prérogative centrale, restreindre celle-ci et arrêter celle-là ; affirmer à la fois, dans un même système, l’indépendance des parties et l’autorité du Tout ? Qu’ils s’expliquent, afin qu’on les connaisse et qu’on les juge.

Point de milieu : la commune sera souveraine ou succursale, tout ou rien. Faites-lui la part aussi belle que vous voudrez : dès l’instant qu’elle ne relève pas de son droit propre, qu’elle doit reconnaître une loi plus haute, que le grand groupe dont elle fait partie est déclaré son supérieur, non l’expression de ses rapports fédéraux, il est inévitable qu’un jour ou l’autre elle se trouve en contradiction avec lui, et que le conflit éclate. Or, dès qu’il y aura conflit, la logique et la force veulent que ce soit le Pouvoir central qui l’emporte, et cela sans discussion, sans jugement, sans transaction, le débat entre supérieur et subalterne étant scandaleux, inadmissible. Donc nous reviendrons toujours, après une période d’agitation plus ou moins longue, à la négation de l’esprit de clocher, à l’absorption par le centre, à l’autocratie. L’idée d’une limitation de l’Etat par les groupes, là où règne le principe de la subordination et de la centralisation des groupes eux-mêmes, est donc une inconséquence, pour ne pas dire une contradiction. Il n’y a d’autre limite à l’État que celle qu’il s’impose volontairement en lui-même en abandonnant à l’initiative municipale et individuelle certaines choses dont provisoirement il ne se soucie point. Mais vienne le jour où il croira devoir revendiquer, comme étant de son domaine, les choses qu’il en avait d’abord détachées, et ce jour arrivera tôt ou tard, puisque le développement de l’État est indéfini, et non-seulement l’État obtiendra gain de cause devant les tribunaux, il aura raison devant la logique.

Puisqu’on se dit libéral, et qu’on est si osé que de parler des limites de l’État, tout en réservant sa suzeraineté, que l’on dise encore quelle sera la limite de la liberté individuelle, corporative, régionale, sociétaire, la limite de toutes les libertés. Que l’on explique, puisqu’on se croit philosophe, ce que c’est qu’une liberté limitée, primée, gardée à vue ; une liberté à qui l’on a dit, en lui passant la chaîne et l’attachant au piquet : Tu paîtras jusque-là, tu n’iras pas plus loin !…

Les faits ont confirmé toute cette critique. Pendant les trente-six années de régime parlementaire qui ont suivi la chute du premier Empire, les libertés municipales et départementales n’ont cessé de déchoir, sans même que les gouvernements se donnassent la peine de les attaquer. Le mouvement s’accomplissait de lui-même, par la seule nature du principe unitaire. Enfin, après une série d’envahissements, dont le détail serait superflu, la commune fut définitivement ralliée à l’État par la loi du 5 mai 1855, qui attribue à l’Empereur, ou aux préfets ses missi dominiri, la nomination des maires et adjoints. Par la loi du 5 mai 1855 la commune est donc devenue ce que dès 1789, 1793 et 1795, la logique de l’unité avait décidé qu’elle serait, une simple succursale de l’autorité centrale.

Je dis que ce résultat était inévitable, qu’il ne faut pas y voir autre chose qu’un produit de la raison publique engagée dans la voie de la monarchie et de l’unité ; que ce que le Gouvernement impérial a fait en 1855 est la conséquence, imposée par les événements, de ce qu’avaient fait auparavant tous ses devanciers ; et que se faire contre lui, de ce développement nécessaire, un moyen d’opposition, alors que l’on se déclare soi-même partisan de l’unité, c’est de deux choses l’une : faire acte d’ignorance ou de mauvaise foi. Le régime municipal, tel qu’il existait encore sous Louis-Philippe, bien que singulièrement déchu, constituait, en regard de la préfecture, un double gouvernement, imperium in imperio ; à moins que l’on ne dise que c’est la préfecture qui faisait double emploi avec la commune et avec la province : ce qui reviendrait exactement au même.

En rendant la loi du 5 mai 1855 le gouvernement de Napoléon III n’a donc fait autre chose que mettre à exécution un arrêt de l’histoire, exercer son droit, et, j’ose le dire, remplir son mandat impérial. C’est la destinée monarchique, unitaire et centralisatrice de la France qui se poursuit : ce n’est point à une Opposition semi-dynastique, constitutionnelle, bourgeoise, unitaire, et dûment assermentée, à en faire un texte de reproche.


II. Paris capitale et municipe. — Quant à la ville de Paris, et à celle de Lyon, dont les conseils municipaux sont nommés par l’Empereur, c’est-à-dire, transformés en commissions, tandis que partout ailleurs les citoyens participent à l’administration de leurs localités par l’élection de leurs conseils, il y a encore moins lieu d’accuser le Gouvernement. Les deux capitales de l’Empire sont traitées, je ne dis pas selon leurs mérites, ce que l’on pourrait prendre pour une ironie injurieuse, mais comme il convient à leur dignité qu’elles soient. Paris ne peut jouir à la fois des honneurs de capitale et des prérogatives, si faibles pourtant, laissées aux municipalités. L’un est incompatible avec l’autre ; il faut en prendre son parti.

Paris est le siége du Gouvernement, des ministères, de la famille impériale, de la Cour, du Sénat, du Corps législatif, du Conseil d’État ; de la Cour de cassation, de l’aristocratie provinciale elle-même et de son innombrable domesticité. C’est là que se rendent les ambassadeurs de toutes les puissances étrangères et qu’affluent les voyageurs, au nombre parfois de 100 et 150,000, spéculateurs, savants et artistes, du monde entier. C’est le cœur et la tête de l’État, entouré de quinze citadelles et de quarante-cinq kilomètres de remparts, gardé par une garnison qui est le quart de l’armée effective du pays, et qu’il faut défendre et préserver coûte que coûte. Tout cela, évidemment, dépasse de beaucoup les attributions d’une municipalité, et le Pays entier se soulèverait, si, par le fait d’une constitution municipale, Paris devenait pour ainsi dire l’égal de l’Empire ; si l’Hôtel-de-ville se posait en rival du Luxembourg, du Palais-Bourbon et des Tuileries ; si un arrêté de municipaux pouvait faire échec à un décret impérial ; si, en cas d’invasion, la garde nationale parisienne, capitulant avec l’étranger victorieux, prétendait contraindre, par l’ascendant de son exemple, l’armée de ligne à déposer les armes.

C’est dans la capitale que se trouvent les académies, les hautes écoles, même celle des mines ; les grands théâtres ; là que les grandes compagnies financières et industrielles ont leur siége, là que le commerce d’exportation a ses principaux établissements. C’est à la Banque et à la Bourse de Paris, que se constituent, se discutent, se liquident toutes les grandes entreprises, opérations, emprunts, etc., de la France et du monde. Tout cela, il faut en convenir, n’a rien du tout de municipal.

Laisser ces choses à la discrétion d’une municipalité, ce serait abdiquer. Entreprendre de séparer les affaires municipales de celles de la capitale, ce serait tenter une division impossible ; en tout cas, créer entre la municipalité et le Gouvernement, entre l’Empire et la capitale, un perpétuel conflit. Séparez donc, dans les embellissements de Paris, ce qu’il ne doit qu’à ses propres ressources, de ce qui lui vient du budget de l’État ; séparez, dans le développement de cette immense capitale, ce qu’il est juste d’attribuer à l’activité, à l’industrie, à l’influence de ses habitants d’avec ce qui appartient à l’influence supérieure du Gouvernement et du Pays ! Bon gré mal gré, il faut que les mairies ne soient autre chose que des succursales de la Préfecture. La concurrence de l’Hôtel-de-ville, de 89 à 95, a porté les plus rudes coups à la monarchie ; elle n’a guère moins fait de mal à la Révolution, et je m’étonne que des partisans de l’unité, tels que M. Picard, songent à ressusciter une pareille domination. Non, Paris, tant qu’il restera ce que l’ont fait la politique et l’histoire, le foyer de notre agglomération nationale ; tant que, capitale de l’Empire, de la Monarchie ou de la République française, le nom ne fait rien à la chose, il aspirera au titre, supérieur encore, de métropole de la civilisation, Paris ne peut s’appartenir. Une semblable possession de lui-même serait une véritable usurpation ; le Gouvernement y consentirait que les départements ne le pourraient permettre. Paris a une existence à part : comme la Rome des empereurs, il ne peut être administré que par des magistrats impériaux.

Ce que je dis est si vrai et découle tellement de la nature des choses, que, même dans une France confédérée, sous un régime que l’on peut regarder comme l’idéal de l’indépendance, dont le premier acte serait de rendre aux communes la plénitude de leur autonomie et aux provinces leur souveraineté, Paris, de ville impériale devenant ville fédérale, ne pourrait cumuler les attributions de ses deux natures, et devrait fournir des garanties aux provinces, en admettant l’autorité fédérale en part de son administration et de son gouvernement. Sans cela Paris, grâce à sa puissante attraction, à l’influence incalculable que lui donnerait sa double qualité du plus puissant des États confédérés et de la capitale de la Confédération, redeviendrait bientôt roi de la République, à la domination duquel les provinces ne parviendraient à se soustraire qu’en rendant, comme en Suisse, l’autorité fédérale pour ainsi dire nomade, et lui assignant pour siége, tantôt Rouen ou Nantes, tantôt Lyon, Toulouse ou Dijon, et Paris, une fois seulement tous les dix ans. À combien plus forte raison Paris, chef-lieu de l’Empire, ne peut-il prétendre à une autonomie qui serait pour l’Empereur le partage de la souveraineté, sinon même une abdication !

Au reste, examinez la physionomie de la capitale, étudiez sa psychologie, et vous reconnaîtrez, si vous êtes de bonne foi, que Paris a marché à l’unisson du Pays et du Gouvernement. Plus il est entré dans sa gloire, plus il a perdu de son individualité et de son caractère, plus sa population, incessamment renouvelée par les départements et par l’étranger, s’éloigne de l’autochthonie. Sur 1,700,000 habitants dont se compose la population du département de la Seine, combien y a-t-il de vrais Parisiens ? Pas 15 p. 100 : tout le reste est venu du dehors. Sur les onze représentants que la ville de Paris a envoyés au Corps législatif, je ne crois pas qu’il y en ait quatre de race parisienne. Quant à l’opinion de ces représentants, que l’on suppose très-gratuitement être l’opinion de la ville de Paris, quel cas pouvons-nous en faire ? Qui me dira l’opinion de Paris ? Est-ce celle des 153,000 électeurs de l’Opposition ? Comment alors ont-ils nommé des sujets aussi disparates que MM. Thiers, Guéroult, Havin, J. Favre, E. Ollivier, J. Simon, Garnier-Pagès, Darimon, Pelletan ? Et que deviennent, d’un côté les 82,000 voix données au Gouvernement, d’autre part les 90,000 qui se sont abstenues ?… Que dire des 400,000 âmes qui sur le total de 1,700,000 habitants ne sont pas représentées ? Est-ce par les jour-naux que nous connaîtrons l’opinion parisienne ? Mais ils se contredisent comme les représentants, et pour qui a vu de près ces diverses officines, toute considération tombe à l’instant. Paris est un monde : cela veut dire qu’il n’y faut plus chercher ni une individualité, ni une foi, ni une opinion, ni une volonté ; c’est une pluralité de forces, de pensées, d’éléments, en agitation chaotique. Paris, considéré comme ville libre, commune indépendante, individualité collective, originalité, a vécu. Pour qu’il redevînt quelque chose, il faudrait qu’il recommençât, avec conscience et résolution, un mouvement en sens inverse ; qu’il déposât, avec sa couronne murale, sa couronne de ville capitale, et arborât le drapeau de la fédération. Si tel est le signal qu’a entendu donner M. Picard, en revendiquant au nom de la ville de Paris le rétablissement des libertés municipales, à la bonne heure. On peut applaudir à ses efforts. Dans le cas contraire, M. Picard s’est complétement fourvoyé, et M. Billaut avait raison de lui dire que jamais le Gouvernement ne se dessaisirait de l’administration de la capitale.

Pour moi, je le déclare en me résumant : je crois, comme à un axiome de ma raison, en thèse générale, que toute évolution d’une existence finie doit avoir une fin, laquelle fin est le commencement d’une autre existence ; en particulier, que le développement de l’unité française, commencé il y a près de 2,000 ans, touche à son terme ; que la centralisation chez nous n’a plus rien à englober, le Pouvoir plus rien à absorber, le fisc plus rien à pressurer ; que d’ailleurs l’antique esprit des communes est mort, bien mort, témoin Paris ; et que le simulacre d’institutions municipales, dont nous avons été leurrés depuis la proclamation de la fameuse République une et indivisible, a fait son temps. Je crois que nous ne sommes séparés du pur communisme, politique et économique, que par l’épaisseur d’une constitution, je veux dire d’une feuille de papier. Et comme, selon moi, les nations ne peuvent mourir ni la civilisation rétrograder, je reste convaincu, au fond de mon âme, que le moment approche où, après une dernière crise, à l’appel de nouveaux principes, un mouvement en sens inverse commencera. Alors et seulement alors, mais sous des formes et dans des conditions nouvelles, nous retrouverons nos libertés. De cette opinion, qui certes ne m’est point particulière, je donne, par les voies de la presse, communication au public, à la Démocratie ouvrière, dont je ne fais en ce moment que déduire l’idée mère. J’ignore quel cas la Démocratie fera de mes avertissements ; mais elle conviendra au moins d’une chose : c’est qu’avec de tels pensers dans l’âme, et sur les conditions de la liberté municipale, et sur la centralisation politique, nous n’avions que faire, mes amis et moi, d’envoyer un fondé de pouvoirs au Corps législatif, là où nous savions d’avance que, s’il restait fidèle à son mandat, il ne pourrait causer que du scandale ; si, au contraire, il obéissait à son serment, il deviendrait traître à sa religion politique et à ses amis.



Chapitre V. — Le Budget. — Impossibilité d’un Impôt normal, avec le système politique suivi par l’Opposition et le Gouvernement. — Amortissement, dotations, pensions, traitements, armée, chemins de fer, etc. — MM. Thiers, Berryer, J. Favre, et l’Opposition prétendue démocratique.


La discussion du budget est chaque année l’occasion d’immenses discours, auxquels on peut défier les plus intelligents de rien comprendre, si ce n’est les chiffres dans leur brutalité arithmétique et fiscale. Quant à la raison des chiffres, c’est-à-dire à ce que chacun désirerait justement connaître, néant à la requête. Tout ce qui ressort pour le public de la discussion, c’est que l’Opposition reproche sans cesse au Gouvernement de dépenser trop, et que le Gouvernement ne se lasse pas de lui prouver qu’elle dépenserait encore plus. Qui a tort, qui a raison, sur cette grave question du budget, de l’Opposition ou du Gouvernement ? C’est ce que je me propose, une fois pour toutes, d’éclaircir.

Dans l’examen qui va suivre, il est entendu que je ne fais acception d’aucune constitution : à mes yeux toutes se valent. Du moment qu’une constitution pose ou suppose l’indivision de la souveraineté, soit la centralisation, je ne trouve rien à dire en sa faveur : elle ne se prête pas à la liberté, à l’égalité, à l’économie. Le député a pour mission principale d’examiner, discuter et voter l’impôt : de ce mandat résulte pour lui la nécessité d’apprécier la politique du Pouvoir et de juger ses actes. Nous allons le voir tourner comme un cheval aveugle dans son manège.

Supposons que, sans s’inquiéter davantage du serment, la Démocratie travailleuse, dont nous connaissons suffisamment les principes tant politiques qu’économiques, envoie au Corps législatif un député qui la représente réellement : le devoir de ce député serait des plus simples et n’exigerait pas de frais d’éloquence. Il dirait à la Chambre une fois pour toutes :

« Nous sommes intimement convaincus, mes commettants et moi, que votre système politique, par suite votre système fiscal, repose sur une conception erronée, sur une base fausse. Pris dans son ensemble et ses détails, votre budget est en contradiction avec les principes les plus certains de l’économie politique.

« La première condition d’un système financier régulièrement établi est que le budget des dépenses, partant celui des recettes, au lieu de s’accroître indéfiniment, oscille, selon les situations et la nature des affaires, entre 5 et 10 pour 100 du produit national ; que dans les circonstances les plus malheureuses il ne dépasse pas 10 pour 100 (la dîme, la fameuse dîme), et qu’il se tienne le plus près possible de 5 pour 100 (le vingtième). De la sorte il n’y aura jamais d’emprunts, à plus forte raison jamais de dette ni flottante ni consolidée. Or, vous avez si bien fait par votre politique, renouvelée de l’ancien régime quoi qu’on dise, qu’à dater de la liquidation Ramel, qui mit le Consulat si à l’aise et fit les trois quarts de son succès, l’impôt s’est relevé graduellement à 15, 18 et 20 pour 100 du produit total du Pays ; bientôt même il atteindra 25 pour 100. C’est-à-dire qu’il est permis de prévoir que nos frais d’État, qui ne devraient pas dépasser six à sept cent millions, monteront dans quelques, années à trois milliards, Remarquez, citoyens, mon raisonnement. Je parle d’une proportion, non d’un chiffre précis : je dis que le budget doit varier entre 5 et 10 pour 100, minimum et maximum, du produit collectif de la nation, tandis qu’aujourd’hui il est de plus du sixième de ce produit. Lors donc que vous répondez, pour expliquer cet accroissement du budget dans les douze, vingt-quatre et trente-six dernières années, que les métaux précieux ont baissé de valeur, que les substances alimentaires ont enchéri, que toutes choses, jusqu’aux salaires des ouvriers, ont haussé, et que M. Thiers et les députés de l’Opposition conviennent de ce fait, je réplique que vous n’êtes pas à la question et que vous éludez la difficulté. Le Pays est surchargé, c’est indubitable. Personne n’oserait affirmer que sa production dépasse ni même atteigne au chiffre de treize milliards ; et vous prélevez deux milliards et deux ou trois cent millions pour le Gouvernement, environ le sixième ou 17.5 pour 100 : voilà ce qu’on vous reproche. Or, comme il y a assez longtemps que les contribuables se plaignent, et que les causes de cette exorbitance fiscale sont connues, nous demandons que dores et déjà vous vous occupiez de la réforme politique et sociale, seul moyen d’alléger le budget. Sinon, je déclare que j’ai mandat de refuser tout subside et de voter contre l’impôt.

« La seconde règle, en ce qui touche les finances publiques, est que l’impôt, réduit à sa juste mesure, soit également réparti entre les citoyens, en proportion directe de leur revenu. De là, le double problème de ce que l’on a appelé l’assiette de l’impôt et sa péréquation. Mais il a été vingt fois prouvé que, dans les conditions politiques faites au pays, l’impôt est réparti entre les citoyens précisément en raison inverse de leur fortune ou revenu. Pour la seconde fois, je demande au nom de mes commettants la réforme du système, je la demande de suite : sinon je proteste contre toute espèce d’impôt, je ne vote pas le budget. » .

Cela dit, le représentant démocrate, après avoir essuyé les murmures de l’assemblée et l’indignation du ministère, saluerait ses collègues et ne reparaîtrait plus. Qu’aurait-il à faire davantage ?

Il est évident, en effet, qu’un homme de l’opposition légale, si énergique de tempérament, si fort de langue que nous le supposions, ne procédera jamais, vis-à-vis du Gouvernement et du fisc, avec cette logique péremptoire empruntée au Manifeste des Soixante. La classe ouvrière, disaient-ils, a assez attendu ; il est temps de passer des espérances aux réalités. Et ils concluaient à une candidature ouvrière. Bonnes gens !

Est-il donc vrai qu’entre le système politique fatalement suivi par l’Opposition et le Gouvernement, et l’économie des dépenses, il existe une incompatibilité essentielle, en sorte que le pays soit condamné à voir toujours, son budget grossir et sa dette s’accroître, sans qu’il y ait à cela d’autre remède que la périodicité des banqueroutes ?

Telle est la question à laquelle je n’hésite point à répondre par une affirmation catégorique, affirmation du reste facile à justifier, ainsi qu’on va voir.

On ne peut pas, dans un grand État comme la France, fortement centralisé et dont l’action doit s’étendre sans cesse, à peine d’une prompte et rapide décadence, au dehors sur toutes les affaires du globe, au dedans sur le domaine social et économique, arrêter jamais un budget :

1o Parce que dans une puissance ainsi constituée le chapitre de l’imprévu, surtout en ce qui concerne l’extérieur, est énorme, et qu’au budget ordinaire vient sans cesse s’ajouter un extraordinaire ;

2o Parce que, comme nous l’avons précédemment expliqué, la centralisation étant expansive, envahissante de sa nature, les attributions de l’État grandissent continuellement aux dépens de l’initiative individuelle, corporative, communale et sociale ;

3o Parce qu’en conséquence, pour faire face à ce double besoin, l’État est obligé de charger de plus en plus les contribuables, d’où résulte dans le Pays, augmentation du parasitisme, diminution du travail utile, en un mot, disproportion croissante entre la production nationale et les dépenses d’État.

Passons en revue quelques-uns des chapitres du budget.


1o Dotations, pensions. — De même que la monarchie, son état-major, ses pompes et tous ses accompagnements sont l’expression la plus élevée du système, de même on peut dire que la partie du budget qui les concerne, la moins importante dans une démocratie mutuelliste, est au contraire, dans un grand empire, la plus inviolable, une dépense aussi sacrée que la gloire même. Quel député oserait y porter atteinte ?

L’assermenté, centralisateur, unitaire, ne fût-ce que par position, par son serment, par convenance, sachant vivre avec les puissances, parfait gentleman, repoussera toute idée de mutualité, de fédération, de nivellement. Y crût-il qu’il n’aurait garde, par une profession de foi intempestive et un acte décisif, de s’engager dans une telle voie. Ce serait de mauvais goût, d’un grossier et maladroit politique. Aller désorganiser les services publics, briser cette superbe machine de l’État : à Dieu ne plaise ! Ce n’est pas lui, homme comme il faut, esprit bien fait, qui assumera cette responsabilité : il est trop patriote pour cela. Ignore-t-il quelles effroyables conséquences sortiraient d’un pareil vote ? Ne sait-il pas que, comme les fonctions publiques sont solidaires, les dépenses le sont également ; qu’on ne peut pas toucher à une plutôt qu’à une autre, et qu’en réduisant les frais généraux de la nation de 20, 18, 17, à 10, 7 ou 5 pour 100, il frapperait toute l’économie du système ? Devant cette immolation il sent faillir son courage ; il reconnaît qu’entre cette vaste hiérarchie, ce monde des classes favorisées, ce gouvernement qui les protége, ce régime budgétaire qui en est l’expression, et lui, il s’est formé une sorte de contrat mystique, qui lui fait considérer présentement les réformes comme des utopies, contrat qu’il ne saurait violer, bien qu’il ne lui ait pas prêté serment comme à l’Empereur.

Par exemple, la fonction de député se traduit en langage budgétaire par une indemnité de 2,500 fr. par mois, soit pour six mois, 15,000 fr. Cette indemnité n’est pas le seul avantage qu’un député retire de son mandat, surtout s’il appartient à l’Opposition. D’abord il y gagné la réputation d’un grand citoyen, armé jusqu’aux dents pour la défense du droit, de la fortune et des libertés publiques ; s’il est avocat, le bruit de ses discours lui vaudra une nombreuse clientèle ; s’il est écrivain, professeur ou romancier, les journaux et les éditeurs vont se le disputer… La conséquence du refus de l’impôt, de la démission qui naturellement devrait s’ensuivre, serait donc, pour un représentant vraiment démocrate, après une séance comme celle que j’ai décrite plus haut, la renonciation à tous les bénéfices de l’emploi. Mais c’est ce que ne fera jamais un membre de l’Opposition législative, non point assurément par avarice, mais par le juste sentiment qu’il a de sa position, des convenances et des devoirs qu’elle lui impose. Convaincu de l’utilité de ses services, doutant plus que jamais, par l’expérience qu’il a acquise au Parlement, à la Cour, des hommes et des choses, de l’opportunité et de l’efficacité des réformes, irait-il abandonner au hasard des vents et des flots le vaisseau de l’État, laisser le Pouvoir sans surveillance, la pensée du Pays sans organe ? Non, non, il ne désertera pas son poste… Ce qui veut dire, au point de vue du budget, pour qui toute question de politique et de morale se résout en article de recette et de dépense, qu’entre le devoir du représentant démocrate et le serment de fidélité à l’indemnité, — je m’embrouille, — entre le devoir de représentant démocrate et le serment de fidélité à l’Empereur, il y a incompatibilité matérielle.

Si je me suis permis, à propos du budget, de toucher cette question excessivement délicate de l’indemnité, on va voir que ce n’est nullement par l’effet d’une intention malicieuse, mais bien pour donner un point de départ à ma démonstration. Que me suis-je proposé de prouver, en effet, dans ce chapitre ? Que toute réforme budgétaire, réclamée par le Pays, d’une exécution facile, j’ose le dire, dans le système de mutualité et de fédération, est absolument incompatible dans le système auquel s’est inféodée l’Opposition. Or, c’est ce que nous allons toucher du doigt. Si tel est en effet pour le député assermenté, bien que titré d’opposition légale, le respect de son propre traitement, pourrait-il manquer d’égards pour le traitement auquel on a donné le nom incompréhensible pour moi de liste civile ? Oserait-il proposer à ce sujet la moindre réduction ? Ce serait une injure au Prince, une sorte de crime de lèse-majesté. M. Thiers, l’homme de toutes les indiscrétions, parce qu’il a le talent de tout dire, n’a pas osé en parler. D’ailleurs la dignité d’un si grand État, le prestige de cette belle unité française, s’y opposent. Car telle est la grandeur du pouvoir confié au Prince ; telle doit être sa magnificence.

Même raisonnement à l’égard des princes et princesses, de MM. les Sénateurs, de MM. les Maréchaux anoblis, de Messeigneurs les cardinaux, de MM. les ministres, etc. En régime unitaire, ce sont articles privilégiés, dépenses de majesté, qui se votent sans discussion.

Voici donc tout un chapitre du budget, et l’un des plus considérables, celui des Dotations, auquel il est interdit au député de l’Opposition, qu’il soit ou non fidèle, in petto, à son serment, de toucher. Et la raison, c’est, encore une fois, qu’il est lui-même partie prenante du budget ; c’est qu’il est un des hauts personnages de l’État, et que toute demande de réduction sur la liste civile, faisant déroger la Couronne, impliquerait amoindrissement proportionnel de toutes les positions. Rien ne guérit de la manie des réformes comme l’exercice du Pouvoir, comme la participation au budget. Une semblable diminution du monde officiel serait-elle tolérable ? Dans une Démocratie fédéraliste cela ne ferait pas la moindre difficulté ; avec une centralisation aussi imposante que la nôtre, c’est inadmissible.

La Suisse, dont la population totale est d’environ deux millions cinq cent mille âmes, est une confédération formée de dix-neuf cantons et six demi-cantons, en tout vingt-cinq États indépendants les uns des autres, jouissant chacun de tous les attributs de la souveraineté, se gouvernant eux-mêmes d’après des constitutions et des lois qu’ils se sont respectivement données. Au-dessus de ces vingt-cinq États et de ces vingt-cinq constitutions existe l’Assemblée fédérale, organe du pacte fédéral, laquelle choisit dans son sein, pour les affaires de la République, une sorte de commission exécutive, dont le Président, véritable chef de la Confédération helvétique, est appointé à douze mille francs. Les citoyens confédérés trouvent que c’est suffisant. Sur ce pied, et en admettant que les grands fonctionnaires de l’État doivent être rétribués en raison de la population, la France, dont la population est quinze fois et demie celle de la Suisse, aurait à payer, chaque année, à son président fédéral, 186,000 fr. Est-ce que M. Tolain lui-même, et M. Blanc, et M. Coutant, auraient osé appuyer au Corps législatif une semblable proposition ?

Soyons donc logiques : la France actuelle est une souveraineté indivisible, Empire glorieux et fort, dont le budget ne se gouverne pas par les mêmes lois que celui d’une Démocratie ouvrière, mutuelliste et fédérative. Autant la liste civile actuelle, de vingt-cinq millions en numéraire, plus la jouissance des domaines de la Couronne, paraîtrait exorbitante dans un régime de garantie interprovinciale, de self-government municipal, d’association mutuelle, en un mot de fédération, autant, il faut le reconnaître, elle est en rapport avec le gouvernement établi. Cela est si vrai qu’en 1852, la concentration du Pouvoir s’étant accrue de toute la différence qui existe entre la constitution de 1830 et celle du coup d’État, la liste civile, de 12 millions sous Louis-Philippe, a été portée à 25. Or, demandez à M. Thiers, à M. Berryer, si, au cas où la dynastie selon leur cœur remonterait sur le trône, ils proposeraient de lui servir une liste civile moindre de 12 millions ? Ils vous répondront l’un et l’autre que pareille idée serait indécente ; et que mieux vaudrait découper l’État en 36 morceaux. Vous voulez de la monarchie, de l’autocratie : mettez-y le prix. On l’a vu en 1849, quand l’Assemblée constituante alloua au Président de la République, commandant les armées de terre et de mer, 50,000 fr. par mois. Le Président n’avait pas de quoi payer le thé à ses officiers.


2o Après la liste civile et les dotations, viennent les pensions, subventions, encouragements, récompenses, fonds secrets, secours, etc., toutes les dépenses d’administration gracieuse, formant un total d’au moins 150 millions. Je ne veux pas dire que ces 150 millions doivent être rayés d’un trait de plume, sans distinction ni discernement. Il est parfois des infortunes extraordinaires, des besoins d’urgence, de grands services rendus, auxquels il appartient à l’État de faire face, et que le budget ne saurait ni prévoir, ni mentionner autrement. Mais je dis que la plus grande partie de ces dépenses est incompatible avec un régime de mutualité, de perpétuité du service, où la condition générale est un labeur de toute la vie, et dont le but avoué, en garantissant à tous le travail, l’échange et le bon marché, en remplaçant la bienfaisance et la charité par la Justice, est de niveler les conditions et d’éteindre simultanément le paupérisme et le parasitisme. De ce chef encore le représentant démocrate n’aurait rien à voter : il ne pourrait que protester contre le crédit ouvert au budget. L’assermenté, au contraire, qui à peine entré au Corps législatif prévoit le jour où il en sortira ; qui songe dès lors à s’assurer une retraite, une sinécure ; qui, s’il n’attend rien du Gouvernement auquel il fait opposition, est prêt à recevoir des deux mains de celui qui viendra après ; l’assermenté, dis-je, est gouverné par de tout autres considérations. Il sait que la charité a pour corollaire la faveur : — Faisons, se dit-il, aux autres comme nous souhaitons qu’il nous soit fait, et il vote. Le chapitre des pensions, secours, fonds secrets, etc., inadmissible dans une Démocratie travailleuse, est indispensable à une Monarchie : c’est, après la liste civile et les dotations, celui que l’on conteste le moins.


3o Parlons de l’armée. M. Thiers, qui a beaucoup étudié cette matière, juge qu’une armée de six cent mille hommes sur le papier n’en représente qu’une de quatre cent mille sous les armes, et que, pour une grande monarchie comme la France, ce n’est pas assez. M. Berryer, moins belliqueux que M. Thiers, arrive par grand effort à demander une réduction de cinquante mille hommes, = 50 millions. Mais voici M. Jules Favre, le soi-disant républicain, qui demande d’un coup trois déclarations de guerre, une pour le Danemark, une pour la Pologne, une pour l’Italie. Si la politique de M. Favre était suivie, les quatre cent mille hommes de M. Thiers seraient au-dessous de leur tâche ; il en faudrait cinq cent mille, = 100 millions à ajouter au budget. Par bonheur, le Gouvernement impérial est en ce moment pour la paix européenne : nous l’échappons belle.

Sauf la diversité des évaluations, tout cela est d’une logique irréfutable. Avec le système d’autorité et de concentration à l’intérieur, nous avons, au dehors, la politique d’intervention, d’influence, de prépotence et de gloire : l’un est le pendant et le corollaire de l’autre. Sans une garnison permanente de deux cent cinquante mille hommes, l’Unité française se briserait, en morceaux ; sans une armée toujours prête à marcher de cent cinquante mille hommes, donnant crédit à nos conseils, personne ne s’occuperait de nous, et il se pourrait que la plus grande et la plus glorieuse des nations ne pesât pas plus dans les conseils de la Providence que le Montenegro ou les îles Ioniennes.

Quant à moi, qui me soucie aussi peu de donner des conseils que d’imposer des lois, qui n’aspire à influencer personne, et dont la seule ambition serait de donner aux autres l’exemple du travail, de l’économie, du bien-être, de la liberté et des mœurs, je déclare n’avoir que faire de cet état militaire et de la diplomatie qui l’accompagne. Les quatre à cinq cents millions que chaque année il nous en coûte sont à mes yeux en pure perte : À quoi bon dès lors irais-je charger un représentant d’en éplucher le détail, puis d’homologuer la somme ?…

Un citoyen de Hollande me disait un jour : Devinez quelle est la garnison de Rotterdam, la seconde ville des Pays-Bas, port de mer, de plus de cent mille habitants, population mêlée, bruyante, sans cesse agitée par le travail et l’orgie ? — Un régiment, répondis-je, croyant être modéré. — Personne, répliqua le Hollandais. Il y a un poste de municipaux, qui suffit largement au maintien de l’ordre. L’armée des Pays Bas ne sert qu’à Java et à Bornéo, pour tenir en respect les sauvages.

Qu’on me permette d’ouvrir ici une parenthèse.

Le Royaume des Pays-Bas a conservé les mœurs fédérales des Provinces-Unies : c’est ce qui fait la supériorité de sa civilisation. La Belgique, au contraire, nous a emprunté notre administration, notre état militaire, notre monarchie constitutionnelle, notre parlementarisme ; sa bourgeoisie s’est faite à l’image de la nôtre. Comme chez nous le parti prétendu libéral est devenu le parti de la réaction, et ce sont les cléricaux qui réclament le suffrage universel. Depuis sa séparation d’avec la Hollande, la Belgique, qui devait prendre l’essor, est tombée en décadence. Est-ce le fait de la séparation ? Non, c’est le fait du système. La dette de la Belgique est d’environ 700 millions. D’où lui vient cette dette ? De son régime unitaire, de son armée. Otez le militarisme, la centralisation : la Belgique, en payant pour ses frais d’État moitié moins, ne devrait rien ; elle aurait fait des économies. Mais là aussi, les mêmes causes produisant les mêmes effets, les mêmes effets suggèrent les mêmes idées, qui finiront par amener les mêmes résultats. Il existe en Belgique une démocratie ouvrière digne de fraterniser avec la Démocratie française, et qui déjà peut-être la dépasse. Sauront-elles s’entendre !


4o Marine.— Notre patriotisme s’afflige de voir la marine française si fort au-dessous de celle de la Grande-Bretagne, et la domination des mers passer définitivement à nos rivaux. M. Berryer s’est fait en dernier lieu l’interprète de ce sentiment. Mais à qui la faute ? Pour avoir une marine nombreuse et puissante, il faudrait la soutenir ; or, le Traité de commerce lui a porté la plus rude atteinte (voir plus bas, chap. ix), et les honorables de l’Opposition démocratique sont partisans de ce traité. Il y aurait bien un moyen pour nous de tenir tête aux Anglais, moyen économique, pacifique et démocratique ; ce serait de nous ménager des alliés puissants, tels que la Russie et l’Allemagne, dont les flottes jointes à la nôtre rétabliraient l’équilibre. Mais l’Opposition ne cesse de demander que nous déclarions la guerre à la Russie et à l’Allemagne, de compte à demi avec l’Angleterre. Ne pouvant donc ni remplir ses cadres au moyen de la marine de commerce et de pêche, ni s’assurer de puissants auxiliaires, ni accepter la prépondérance britannique, le Gouvernement impérial est bien obligé de demander au budget les moyens d’entretenir sa flotte : et c’est ce que M. Dupuis de Lôme, commissaire du Gouvernement, a expliqué avec une puissance d’argumentation et un luxe de chiffres écrasants. J’ai été affligé de voir tant de trésors sacrifiés à une politique aussi mal entendue, tant de constructions magnifiques, qui ne serviront jamais qu’à transporter des canons et des soldats ; et je n’ai pu m’empêcher de me dire qu’avec le quart de cet argent, 25 ou 30 millions chaque année, employés, non en primes aux armateurs, mais en fournitures de fer, de bois, de cuivre et de houille, nous nous donnerions en peu de temps une marine aussi forte en personnel et en matériel et aussi bien achalandée que celles des États-Unis et de l’Angleterre.

Et pourquoi notre Opposition en veut-elle à la Russie et à l’Allemagne ? Parce que d’un côté la Russie, au lieu de rétablir dans sa souveraineté la noblesse polonaise, s’est avisée, après avoir émancipé et doté ses paysans, de donner aussi la terre à ceux de Pologne ; et que, d’autre part, si, par l’adjonction du Holstein, l’Allemagne confédérée devenait une puissance maritime, cela ferait ombrage à l’Angleterre et à nous-mêmes. Mais à quoi bon maintenir à si grands frais l’unité politique, si par elle nous n’obtenons la prépotence sur terre et sur mer ? Des travailleurs, des mutuellistes devenus hommes d’État se réjouiraient de ce progrès des classes agricoles en Pologne et en Russie, ainsi que du développement de la Confédération germanique et de la liquidation du royaume danois, dont le chef, on a fini par l’avouer, avant de se faire battre par les Allemands, avait eu la sottise de se mettre vis-à-vis d’eux dans son tort. Mais, faut-il le répéter sans cesse ? Messieurs de l’Opposition voient les choses autrement. Ce sont des centralisateurs, des unitaires, bourgeois constitutionnels, ralliés à toutes les aristocraties de l’Europe, et qui, prenant Napoléon Ier pour modèle, Napoléon III pour instrument, posent, les uns en prétendants à la présidence de la République une et indivisible, les autres en Moncks.

On nous a dit, c’est M. Thiers si j’ai bonne mémoire, que l’activité de la France était immense, et qu’à cette activité prodigieuse il fallait une alimentation proportionnée, ce qui veut dire un Gouvernement fort, entreprenant, et un gros budget.

Remarquez bien, lecteur, qu’il s’agit ici, non de la France travailleuse, cultivatrice et industrielle, à laquelle je ne refuserai jamais ni entreprise ni débouché, mais de la France centralisée, gouvernée, imposée ; de la France qui tantôt bataille et tantôt parlemente ; qui agiote sur sa propre richesse, ou qui, croyant la doubler, la gaspille en créations superflues : France improductive dont les instincts, les besoins, les sentiments, les appétits, les opinions, ne sont pas les mêmes que ceux de l’autre, et chez laquelle tantôt fonctionne pour la terreur de l’Europe et l’épuisement du pays, tantôt sommeille sans utilité pour personne une force d’action immense. Eh bien, c’est justement cette France agglomérée que je voudrais transformer en même temps qu’on créerait un système de garanties politiques et économiques qui rendrait à chacun de nous, à chacune de nos villes, et de nos provinces et à la nation tout entière, quatre fois plus de force que la centralisation ne nous en prend pour le dépenser en pure perte. Hélas ! je ne le sens que trop : le jour est loin encore où de pareils vœux seront compris, même des intéressés. Supposez un des nôtres faisant entendre au Corps législatif de semblables paroles : tous ses collègues de la gauche crieraient haro sur le monstre ; il serait déclaré par la Démocratie de l’action traître à la patrie, ennemi des nationalités, agent de la coalition ; et, si après un tel scandale, il ne se hâtait de se démettre, on saurait l’y contraindre.


5o Algérie. — Après trente-cinq ans de possession, nous devrions avoir en Algérie cinq cent mille familles d’Europe, soit une population de deux millions au moins d’habitants, français et autres, la plupart cultivateurs, tous propriétaires, formant de Bone à Oran une confédération maritime, presque aussi grande que la Suisse, s’administrant et se gouvernant elle-même, ayant ses assemblées de province et son assemblée générale, son conseil exécutif et ses municipes ; et sans autre rapport avec la mère-patrie que les échanges, et provisoirement l’envoi d’une armée de moins en moins considérable, et dont l’Algérie ferait les frais, en disposant elle-même comme Charles X disposait des Suisses.

Pour exécuter ce plan, il y avait un moyen facile. La terre, une terre excellente, abonde en Algérie. Cette terre, il fallait, non pas la vendre, mais la donner pour rien à tous ceux de nos nationaux qui auraient offert d’aller s’établir en Afrique avec leurs femmes et leurs enfants, et d’en cultiver le sol de leurs propres mains. À ceux qui n’auraient pu payer leur voyage et se procurer le premier capital d’établissement, il fallait assurer le passage gratuit, des grains, du bétail, des instruments de travail et des provisions pour la première année.

Il fallait avancer de trois ans le congé des militaires qui auraient consenti, en prenant femme, à peupler la colonie, et qui eussent ainsi formé le premier noyau d’une garde nationale et armée régulière indigène. La moitié de ce que la France a dépensé depuis trente-quatre ans en Algérie, aurait largement suffi pour la création de cette France africaine.

Les nécessités les plus instantes de la mère-patrie, les plus hautes considérations d’économie publique, indépendamment du bon emploi des fonds de l’État, l’exigeaient.

En 1830, le chiffre de la population agricole, en France, était au reste de la population, à peu près comme 24 est à 8, soit environ de vingt-quatre millions d’âmes sur trente-deux. C’est-à dire que les trois quarts, de la nation s’occupaient surtout de la production des subsistances : de là, le bien-être relativement supérieur dont tous les hommes de cinquante-cinq à soixante ans se souviennent d’avoir été témoins sous la Restauration. Moins de luxe, mais beaucoup plus d’aisance, et la vie à bon marché.

Depuis 1830, la proportion de la classe rustique dans la totalité de la nation a notablement changé : elle ne dépasse de guère aujourd’hui vingt-quatre millions d’âmes, si tant est qu’elle atteigne encore à ce chiffre ; tandis que la population industrielle, fonctionnaires, soldats, prêtres, etc., compris, se serait accrue de plus de quatre millions. De là, une cause de cherté manifeste : les denrées alimentaires ayant dû enchérir, ou peu s’en faut, 1o de la différence de quatre à cinq millions de bouches de plus à nourrir ; 2o du surcroît de travail imposé, pour cet objet, aux vingt-quatre millions de cultivateurs.

Pour maintenir le statu quo des quinze années de la Restauration, au point de vue de l’aisance populaire, il eût fallu, en même temps que la population industrielle, manufacturière, militaire, fonctionnaire, artistique, etc., s’élevait de huit millions à douze, que la population des campagnes s’étendît de vingt-quatre millions à trente-six, et le territoire avec elle, de cinquante-deux millions d’hectares à soixante-dix-huit. Qu’est-ce que les Provinces-Rhénanes, et la Belgique, et la Hollande, regorgeant de population, incapables de se nourrir elles-mêmes ; qu’est-ce que la ligne du Rhin tout entière, réunie à la France par un coup de baguette magique, aurait fait pour parer au paupérisme qui s’avançait sur nous ?

La conquête de l’Algérie avait résolu le problème. Elle nous donnait la terre et s’offrait à nous nourrir, ne nous demandant que le surplus de nos bras ; en entretenant le bon marché des subsistances, pendant que de notre côté nous eussions poursuivi le développement de nos richesses mobilières, elle eût doublé notre fortune.

Le système ne l’a pas voulu. La terre a été refusée aux colons : une pensée fâcheusement conçue, songea à en former des apanages à des compagnies concessionnaires ; la bourgeoisie avait pris goût aux concessions de toute espèce, et le Gouvernement ne trouvait rien de plus beau que de se recréer, par ces distributions de la fortune publique, une féodalité. Mais il eût fallu donner, avec le sol, des serfs pour le cultiver ; et ceci dépassait les pouvoirs du Gouvernement. Alors, on a désespéré de la colonisation algérienne ; on n’a plus songé qu’à en faire un champ d’exercice pour nos soldats. Alors la centralisation, incompatible avec toute liberté, s’est renforcée en Algérie de la prépotence du pouvoir militaire, incompatible avec le travail ; et la conquête de 1830, chère au peuple, légitime espoir de la Nation, est devenue un fardeau insupportable pour nos hommes d’État. Nous avons fait le vide en Afrique ; nous avons chassé les Bédouins, les Turcs, les Kabyles etc. ; il n’y a pas cent cinquante mille Français, de tout âge et de tout sexe, dans ce même pays qui fut pour les Romains une terre d’abondance : là, comme au Canada, comme à la Louisiane et à Saint-Domingue, comme dans l’Inde orientale, nous nous sommes montrés incapables de posséder la terre.

Qu’ont imaginé cependant nos députés de l’Opposition pour faire revivre, entre nos mains malheureuses, cette terre africaine ? Une seule chose, de doubler sa députation !… Nous ne l’eussions jamais cru, si nous n’en avions été témoins, que tant de sottise pût tomber sur un pays du haut d’une tribune.


6o Chicanes d’Opposition. — Ainsi, forcée par son principe qui lui est commun avec le Gouvernement, de voter le budget dans son ensemble, l’Opposition se réduit à faire au Pouvoir une guerre de chicane ? Elle blâme telle expédition qui lui déplaît, approuve telle autre dont les motifs n’ont pourtant rien de plus solide ; critique les écritures, la comptabilité ; ajoute, retranche coupe, rogne, taille ; propose des amendements en chausses-trappes ; pose des questions de non-confiance. Les dix-huit années de Louis-Philippe se sont perdues à ce jeu, qu’on recommence aujourd’hui. M. Vuitry, répondant à M. Thiers au nom du Gouvernement, a pu dire, sans être démenti, qu’en définitive, sur un budget de 2 milliards et 300 millions, M. Thiers ne trouverait pas 10 millions à supprimer. Est-ce la peine de se dire de l’Opposition, et cela méritait-il de tenir six mois en haleine le Corps législatif ?

Le Gouvernement désirait contracter un emprunt de 300 millions de francs. À peine demandé, aussitôt accordé. Qui donc eût voulu empêcher le Gouvernement de faire face à ses engagements, arrêter les travaux, ôter le pain à cent mille ouvriers, paralyser l’action du Pouvoir ? Mais, eu accordant le crédit, M. Thiers y mettait une condition qui devait rendre l’opération tellement laborieuse que le ministère en eût perdu le fruit, et qu’en y souscrivant il se fût reconnu, par le fait, indigne de la confiance du Pays. C’est ce que n’a pas eu de peine à démêler le commissaire du Gouvernement. Tel est l’art du parlementage, la grande tactique de l’Opposition. Et nous enverrions des représentants jouer, au nom de la Plèbe travailleuse, ce jeu indigne !

Je retrouve dans un journal une série d’amendements présentés l’an dernier par MM. les députés de l’Opposition démocratique.


« Supprimer 100,000 fr., traitement du Directeur de la presse. »


Manière de plaider la cause de la liberté de la presse, toujours en instance depuis 1789. Mais il s’agit précisément de savoir si la presse peut être libre dans le système de centralisation admis par les députés prétendus démocrates ; si, par conséquent, cette liberté est compatible avec le système de leur choix et avec leur serment. Car si elle ne l’était pas, il n’y aurait rien à supprimer : c’est ce que nous examinerons tout à l’heure..


« Réduire de 600,000 fr. les dépenses secrètes de sûreté publique. »


Manière de demander le retrait de la loi de sûreté générale. Or, remarquez qu’il n’est point question ici pour les députés de supprimer le budget de la police, ni celui de l’administration gracieuse, ni aucune des dépenses de majesté, dont le total monte au moins à 150 millions. Il ne s’agit que de 600,000 fr., à réduire sur ce respectable total. Ainsi, à 600,000 fr. près, le Gouvernement et l’Opposition sont d’accord de l’utilité de toutes ces dépenses. Était-ce la peine, ô Démocrates, de vous tant démener pour enlever l’élection des quatorze qui ont signé cet amendement ?


« Retrancher 92 millions 22,745 fr., montant du produit de la dotation de l’amortissement. »


Il est certain, on l’a dit mille fois, que depuis sa fondation l’amortissement n’a rien amorti du tout ; au contraire, les fonds qui lui sont alloués pour cet objet, ont servi à couvrir les dépenses ordinaires. Rien de plus logique que de supprimer une institution inutile ; mais alors voici ce qui va arriver. Si l’on cesse de payer pour l’amortissement la somme de 92 millions 22,745 fr., on continuera de la payer pour les dépenses ordinaires auxquelles cette dotation a été affectée, simple modification d’écritures, qui n’intéresse en rien la bourse du contribuable. M. Berryer, en jurisconsulte, a dit sur ce sujet d’excellentes choses, mais inutiles, le Gouvernement étant au fond de son avis.


« Retrancher 120,000 fr., montant du traitement de deux vice-présidents. » (Ministère d’État.)


C’est une superfluité, je le veux bien, que ces 120,000 fr. N’y aurait-il rien de plus à grapiller sur les 150 millions dont il a été parlé plus haut ?


« Ouverture au ministère des travaux publics, dans le budget ordinaire, d’un crédit de 13 millions pour faire face aux dépenses résultant de la garantie d’intérêts accordée aux Compagnies de chemins de fer. »


Je n’ai pas vu clairement ce dont il s’agissait, et la discussion ne m’en a pas appris davantage. Mais il me semble singulier que ce soient les députés de l’Opposition démocratique qui aient cru devoir prendre l’initiative d’une semblable allocation. La garantie d’intérêt accordée par le Gouvernement aux Compagnies de chemins de fer a été généralement un fait de mauvaise administration : pourquoi ne lui en avoir pas laissé toute la responsabilité ?


« Ouverture de crédits, 1o de 50,000 fr. pour études d’un projet de loi sur l’instruction primaire gratuite et obligatoire ; 2o de 200,000 fr. pour subvention à la caisse de retraite des instituteurs ; 3o de 6 millions pour établissements d’écoles de filles. »


Manière de poser le principe de l’instruction gratuite et obligatoire, et de faire sa cour au peuple. Mais on n’appelle gratuit que ce qui ne coûte rien à personne ; et puisque nos excellents députés réclament, pour l’instruction primaire seulement, des millions et des centaines de mille francs, il est clair d’abord que les contribuables payeront ; et puisqu’il est prouvé que l’impôt est acquitté par chaque famille en raison inverse de son revenu, il s’ensuit, par une dernière et fatale conséquence, que ce sera toujours le peuple qui payera. Maintenant il s’agit de savoir si le peuple peut payer plus qu’il ne paye ; si, après tant de sacrifices, il obtiendra enfin cette instruction tant désirée ; s’il est possible qu’on la lui donne ; si, en fin de compte, elle lui serait bonne à quelque chose. Nous reviendrons sur ce sujet dans un des chapitres suivants.

Ainsi ce magnifique système de contributions, dont nous voyons depuis trois quarts de siècle toutes les Oppositions discuter, contradictoirement avec le Pouvoir, les innombrables articles, n’est autre chose que le corollaire du système politique, dont je répète que le Gouvernement actuel est l’une des innombrables incarnations. Qui vote le budget se prononce nécessairement pour le système ; qui affirme celui-ci suppose du même coup celui-là. Le débat, toujours plus ou moins acrimonieux, auquel se livrent chaque année l’Opposition et le ministère, n’est que pour l’acquit de la conscience bourgeoise, qui veut que le budget soit vérifié, discuté et voté : débat inutile, qui jamais ne touche aux principes et ne roule que sur des détails d’application. C’est ce que prouvent tous nos changements de ministère, de constitution et de dynastie, à chacun desquels on a vu le Gouvernement changer plus ou moins de ton, de langage et de politique, mais sans que le budget ait cessé de s’accroître. D’accord sur les totaux, le Gouvernement et les partis, le ministère et l’Opposition ne diffèrent que sur le titre à donner aux allocations et la manière de les motiver. Or, ce sont justement les totaux budgétaires que la Démocratie ouvrière ne peut accorder, attendu qu’elle rejette le système unitaire : donc, à quoi bon se donner des représentants ?


7o Liquidation finale. — L’Europe monarchique, aristocratique, bourgeoise, épiscopale et pontificale, conservatrice en un mot, est chargée d’une dette dont le total dépasse soixante milliards.

Cette dette, pour la très-grande partie, date généralement de la Révolution française, en 1789. Depuis cette époque, elle n’a cessé de s’accroître : elle augmente toujours. Ainsi la dette française, que la liquidation Ramel avait réduite, en 1798, à 40 millions d’intérêts, soit, en capital, à 5 pour 100, 800 millions de fr. ; s’élevait déjà, en 1814, à 63, 507,637 fr. de rente 5 pour 100 ; elle était portée au budget de 1857, pour 511,525,062 fr. ; dette viagère comprise. Je n’ai pas sous les yeux les chiffres du budget de 1865 : mais la somme n’est certes pas moindre. C’est un fait acquis que notre dette dépasse aujourd’hui dix milliards.

Quelle est l’origine indestructible, indélébile, de toutes ces dettes ? Nous l’avons expliqué plus haut, au commencement de ce chapitre : le régime de centralisation qui oblige l’État à un accroissement perpétuel de dépenses, au dedans et au dehors. De 1798 à 1814, pendant toute la durée du Consulat et du premier Empire, l’accroissement de la dette fut relativement faible, la plus grande partie des dépenses extraordinaires étant couvertes par les contributions que l’Empereur imposait aux étrangers vaincus. Mais en 1815, ceux-ci prirent leur revanche ; la France envahie fut à son tour condamnée à un milliard de contributions ; et il n’est que juste de reporter sur le premier Empire une partie de la dette actuelle. C’est la fantaisie d’unité qui a creusé, depuis cinq ans, en Italie, cet effrayant déficit qui, d’après tous les calculs, porte la dette péninsulaire à cinq milliards ; c’est la fureur d’union qui, en moins de temps encore, aura créé dans la grande république américaine une dette que certains financiers portent à 16 milliards, pour les États du Nord seulement. Ajoutez-y la dette du Sud, et vous ne serez certainement pas éloigné de 20 milliards.

Le système dynastico-bourgeois, qui, dans les grands foyers de civilisation, a créé cette dette formidable ; qui aime à se décorer lui-même du titre de parti de la conservation et de l’économie, a-t-il du moins la volonté, ou seulement l’espoir, de rembourser un jour cette dette ? Et comment compte-t-il y parvenir ?

La réponse à cette question doit être méditée.

En premier lieu, il est de principe dans le monde conservateur, dynastico-bourgeois, qui a pour devise Ordre et Liberté, qu’un grand État ne peut exister sans une dette publique, plus ou moins considérable. Cela semble tellement en dehors des notions d’économie vulgaire et du sens commun, qu’on est tenté de prendre la proposition en pitié, ainsi que font bon nombre d’économistes. En y regardant de plus près, on s’aperçoit bien vite que la chose est beaucoup plus raisonnable qu’il ne semble. La dette publique, consolidée, flottante, viagère, dans un État comme la France, l’Angleterre, l’Italie unifiée, l’Autriche, etc., n’est pas autre chose que l’attache du rentier au budget, le lien par lequel le monde conservateur se rallie à la fortune du Gouvernement. Que de fois n’avez-vous pas entendu dire qu’un État lesté d’une dette de dix milliards, divisée entre un million de créanciers, n’avait rien à craindre ? C’était la politique de César. Plus il se chargeait de dettes, plus il augmentait le nombre de ses partisans.

Je sais bien, et l’on ne manquera pas de me dire que les créanciers de l’État ne font autre chose que recevoir l’intérêt légitime de leurs capitaux, qu’ils ne peuvent être assimilés à des sinécuristes, apanagistes, concessionnaires à titre gratuit. À cela je réponds, que les emprunts d’État sont généralement contractés à des taux usuraires, 6, 7, 8 et même 10 pour 100 ; que même au taux légal de 5 pour 100 les capitaux bourgeois, placés sur l’État, produisent le double de ce que la terre rend aux propriétaires ; et que là est une des causes qui, en élevant d’une manière anormale le loyer de l’argent, élève du même coup celui des maisons, fait hausser le prix de toutes les denrées, et entretient un système de cherté au préjudice des masses, mais au grand avantage des prêteurs de numéraire.

On voit donc, d’après cette première observation, que si la politique conservatrice fait des dettes, elle ne tient pas précisément à les rembourser. Il faut des dettes au système unitaire.

Mais, direz-vous, les dettes ne peuvent pas s’augmenter indéfiniment. Si un intérêt de 500 millions nous semble aujourd’hui une charge trop lourde, nous ne pourrions pas en porter une d’un milliard…

C’est ici qu’il importe de se bien rendre compte du système financier, sous un Gouvernement de centralisation et d’unité.

Certes, les créanciers de l’État savent aussi bien que personne que la dette publique ne peut pas grossir toujours, et qu’en suivant ce mouvement, on doit aboutir à la banqueroute. Ils s’y attendent ; mais qu’ont-ils à craindre ? N’ont-ils pas, dans le principe, en souscrivant les divers emprunts dont s’est formée successivement la dette, placé leurs capitaux à un intérêt double, triple, et quelquefois quadruple de celui que rend habituellement la terre ? n’ont-ils pas perçu cet intérêt pendant cinquante, soixante-quinze, cent et cent cinquante ans ? ne sont-ils pas rentrés dix fois, vingt fois dans leurs capitaux ? n’ont-ils pas ajouté à tout cela les bénéfices de l’agiotage ? ne savent-ils pas que, même dans le cas d’une banqueroute, ils ne perdront pas tout ; que la réduction ne sera que partielle, et que, la liquidation opérée, ils se retrouveront dans une situation relativement excellente ?

Autant donc l’unitarisme et sa politique, par nature, recherchent les dettes, autant ils ont peu à redouter de la banqueroute.


« L’histoire fournit de nombreux exemples de banqueroutes partielles. Sans remonter aux altérations des monnaies sous Philippe le Bel, nous trouvons dans les temps modernes les faits suivants :

« Règne de Henri IV : — Sully réduit les intérêts accordés aux prêteurs sous les règnes précédents, et affecte les à-comptes déjà payés au remboursement du capital.

« Règne de Louis XIV. — Sous l’administration de Desmarets, on suspend le payement du capital et des intérêts d’une foule de créances, notamment des fonds déposés à la caisse des emprunts.

« Règne de Louis XV. — À la chute de la banque de Law, on fait une réduction arbitraire des dettes de l’État. — Peu de temps après, l’abbé Terray refuse de payer un grand nombre de dettes, ainsi que les rescriptions du Trésor.

« Révolution française. — Les mandats et les assignats de la Révolution subissent une large réduction. — En 1798, le ministre Ramel réduit la dette des deux tiers.

« Gouvernement provisoire. — En 1848, le gouvernement de la République, héritier du déficit creusé par la monarchie orléaniste, offre aux déposants des caisses d’épargne et aux porteurs de bons du Trésor des titres de rente au lieu d’espèces. C’était une transaction, lorsque de fort honnêtes gens conseillaient la banqueroute pure et simple[21] »


Et maintenant, ce qui s’est déjà vu tant de fois, ne sommes-nous pas destinés, un peu plus tôt, un peu plus tard, à le revoir ? Je demande donc, en prévision de cette échéance fatidique, si ce ne serait pas compromettre l’avenir des classes laborieuses et trahir leurs intérêts, que de les pousser à des élections qui ne pourraient avoir d’autre résultat que de les rendre garantes, en les y faisant participer, d’un ordre de choses économique contre lequel elles protestent ?



Chapitre VI. — Liberté de la presse. — Droit de réunion et d’association : leur incompatibilité avec le système unitaire.


Liberté de parler et d’écrire : liberté de s’associer et de se réunir : encore un sujet sur lequel l’Opposition constitutionnelle aime à s’ébattre, au grand dommage du Pouvoir qui ne sait que répondre, de la Constitution qui n’en peut mais, du Pays qu’elle abuse, mais pour sa plus grande gloire et popularité à elle-même. Vraiment, il faut que ces hommes aient bien peu réfléchi sur les soixante-quinze dernières années de notre histoire, pour nous ressasser comme ils font ces libertés que fait fuir leur politique, ou qu’ils soient bien convaincus qu’ils pérorent devant un public de sots.

Quoi ! depuis l’invention des caractères mobiles par Jean Guttenberg en 1438 jusqu’à la Révolution française, la presse a été considérée comme une invention diabolique, en butte à l’animadversion non-seulement de la Congrégation de l’Index, la moins redoutable des puissances qui la menacent, mais de tous les Gouvernements, de tous les partis, de toutes les sectes, de tous les priviléges bourgeois et nobiliaires ; — depuis la Révolution jusqu’à nos jours, pour ne parler ici que de nous, elle a été poursuivie par tous les Gouvernements qui, en se référant aux principes de 89, promettaient implicitement de la laisser libre : et l’on en est à se douter que cette répression unanime, acharnée, pourrait bien être due à quelque incompatibilité fatale, plutôt qu’à la volonté des hommes d’État !

La Convention a terrorisé la presse ; le Directoire a dû, pour sa défense, sévir incessamment contre les journaux et les clubs : il les a fructidorisés comme il faisait les représentants du peuple et les directeurs eux-mêmes ; le Consulat a fini la guerre d’un coup en bâillonnant la presse tant périodique que non périodique ; la Restauration a forgé contre elle un arsenal de lois ; la royauté de Juillet a fulminé sa législation de Septembre, à laquelle la République de Février, quatre mois après son installation, s’est vue dans la nécessité de revenir ; le Gouvernement du 2 Décembre, enfin, ne s’est cru en sûreté qu’après avoir édicté son Décret du 17 février 1852.

Le droit d’association et de réunion a suivi la fortune de la presse. Après l’avoir inscrit au nombre des principes de 89, toutes les polices l’ont restreint, réglementé, proscrit. En ce qui concerne le droit de se réunir, de s’associer, de s’entendre, de même que celui de publier sa pensée par le discours ou par l’impression, notre législation se compose, depuis soixante-quinze ans, de la somme des tyrannies que tous les partis libéraux et réactionnaires, républicains et monarchiques, sortis de la Révolution, ont successivement exercées les uns contre les autres ; jamais, au grand jamais, la liberté n’a été franchement constitutionnelle et légale ; toujours elle a été une déception.

Et dans cette série, dans cette réciprocité de répression, de prévention, de restriction, on ne sait voir toujours que l’aveuglement, la mauvaise foi constante, immatriculée, de cet être anonyme qui a nom Gouvernement ! On accuse les princes et les ministres, on n’accuse jamais qu’eux seuls : comme si les factions, les assemblées, les directoires, les républiques démocratiques et bourgeoises, ne s’étaient pas montrés aussi intolérants que les empereurs et les rois ! C’est après quatre siècles et plus d’incompatibilité déclarée entre l’autorité politique et religieuse et la presse, après soixante-quinze ans de contradiction révolutionnaire, que des représentants du peuple, des savants, des philosophes, des légistes dont ce devrait être la mission d’éclairer le public en remontant aux causes du mal et en recherchant l’antagonisme des idées, s’en viennent rebattre niaisement des lieux communs insipides, cent fois mis en avant par des gazetiers à la plume vénale, des démagogues calomniateurs, des avocats sans convictions, de plats pédants, et cent fois dédaignés par les hommes politiques de tous les partis et de toutes les écoles ! Où en sommes-nous donc et quel profit retirons-nous de nos expériences ? On parle de bas-empire : j’ai bien peur qu’il ne faille dire la basse démocratie, la basse bourgeoisie, la basse écrivasserie. Qui nous délivrera de ce tohu-bohu ? Quand bannirons-nous ce parlage d’autant de mauvais goût que de mauvaise foi, peste de la tribune, fléau de la presse et de la pensée libre ?

La vérité sur les rapports entre le Pouvoir et la presse est pourtant si aisée à saisir, si évidente, si palpable !… Il est vrai que le Pouvoir, qui a le sentiment profond de cette vérité, n’ose rien dire, de crainte que le public, dûment éclairé, ne finisse par prendre contre lui des conclusions analogues à celles que lui-même ne cesse de prendre contre son ennemie. Le Gouvernement préfère garder le large, ne donner que des explications incomplètes, accuser l’audace des partis, soutenir qu’il n’en veut ni à la liberté, ni à la philosophie, ni aux droits du Pays ; qu’il ne poursuit que l’abus, le mensonge, la calomnie, l’outrage à la religion et aux mœurs ; s’assurer au besoin du silence quand il ne peut s’assurer des écrivains, et, sous des apparences de modération et d’impartialité, régenter de haut les idées en intimidant les esprits.

Quant à ceux dont le métier, érigé presque en prérogative constitutionnelle, est de contredire tout ce que dit, de dénigrer tout ce que fait le Gouvernement, ils n’ont garde de dévoiler non plus le fond des choses : où serait alors leur espérance et que deviendrait leur ambition ? Ce qu’ils veulent, c’est d’arriver à leur tour au Pouvoir, bien entendu sans changer de système ; entre temps, et pendant qu’ils tiennent le Ministère acculé dans la résistance, affecter le rôle du libéralisme toujours bien venu des masses. Ils invoquent les principes sacrés de 89, les droits imprescriptibles de la pensée humaine, s’attachant à rendre toute répression odieuse, toute restriction ridicule ; attribuant à l’impéritie du Pouvoir, à ses maximes erronées, à sa détestable politique, la peur qu’il a de l’opinion, et par suite la guerre qu’il fait à la presse ainsi qu’aux associations et réunions de citoyens. Quittes, plus tard, lorsqu’à leur tour ils seront aux affaires, à protester de l’excellence de leurs intentions et à rejeter sur l’atrocité des factions les mesures de défense que leur aurait imposées l’intérêt supérieur de l’État ! Depuis 89 nous assistons à cette comédie, digne de la foire, où M. le commissaire est toujours battu, et Arlequin glorifié.

Voulez-vous donc la connaître, ami lecteur, cette vérité si honteusement méconnue sur les rapports de la presse avec le Pouvoir, vérité que tous sentent en leur for intérieur, mais qu’aucun n’articule ? Eh ! bon Dieu, je viens, tout en discourant, à propos de la presse, du Pouvoir et de l’Opposition, de vous l’indiquer, et vous n’y avez pas pris garde : c’est qu’il y a incompatibilité radicale, essentielle, entre le système d’État unitaire que nous nous sommes fait, que tous nos gouvernements ont reçu la mission d’appliquer et de maintenir, que l’Opposition affirme, et l’exercice des droits que la Révolution nous a garantis, droit à la liberté, droit au travail et à l’assistance, droit à l’instruction et aux emplois, droit de se réunir et de s’associer, par-dessus tout droit de publier ses opinions par les voies de la presse.

Il y a, dis-je, en France, incompatibilité entre le système unitaire et la presse :

1o Du côté du Pouvoir, parce qu’en dépit des principes qui donnent la souveraineté à la nation le Pouvoir est en fait souverain, prétendant agir et se faire respecter comme tel ; qu’en sa qualité de souverain il est antipathique à l’examen, au contrôle, aux comptes-rendus, à toute discussion et critique de ses actes ; d’autant plus antipathique qu’on lui a donné plus de grandeur, que ses attributions sont plus multipliées, sa puissance plus envahissante et plus universelle, et que par là il se sent l’objet de plus de compétitions et de colères ;

2o Du côté de la presse, parce que, dans le système économico-politique dont elle fait partie, et qui sert de contre-poids au Gouvernement, constituée en anarchie et monopole, elle est naturellement et sauf de rares exceptions de mauvaise foi, injurieuse, vénale, pleine de partialité et de calomnie, sans principes, sans garanties, d’autant plus ardente à poursuivre le Gouvernement que, même en ayant tort, elle y trouve popularité et profit, son but d’ailleurs, le même que celui de l’Opposition, étant de s’emparer du Pouvoir même.

Entre une presse ainsi faite et un Pouvoir démesuré, dont il semble qu’on ait à dessein voulu faire un appât à toutes les ambitions, l’incompatibilité est donc profonde, la guerre inévitable.

J’ai besoin d’insister sur ce côté vraiment étrange de notre système politique : je supplie en conséquence le lecteur de m’accorder quelques minutes de patience.

Remarquez d’abord que le Gouvernement, par l’immensité de ses attributions, par l’excès de sa centralisation, est organisé de manière à soulever à la fois contre lui le plus d’impatience et le plus d’envie possible. Tandis que les uns voudraient le briser, les autres songent à s’en saisir ; les mêmes critiques, les mêmes reproches serviront contre lui aux uns et aux autres. Je répète et ne saurais trop répéter que cette situation est fatale ; qu’elle résulte de la constitution unitaire de l’État, du rôle exorbitant que le Gouvernement est appelé à jouer, du droit dévolu à tout citoyen d’exprimer son opinion sur la politique du ministère, et de l’arrière-pensée qui a fait de la compétition systématique des minorités contre les majorités une garantie contre l’absolutisme du Gouvernement.

Observez en second lieu que le Pouvoir est seul contre tous, en sorte qu’il ne lui sert absolument de rien d’avoir raison, s’il n’a pas en même temps avec lui une majorité qui l’appuie, attendu qu’entre lui et ses adversaires la question n’est pas précisément une question de droit, c’est une question de force. Or, si énorme que soit le personnel gouvernemental, il ne saurait tenir devant la majorité de la nation ; et puisque, par la nature des choses, le mécontentement inévitable de la nation la porte à se séparer insensiblement du Pouvoir et à se grouper contre lui, il est inévitable qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard la nation ait prise sur son gouvernement. Ajoutez ici les cas d’imprudence, d’impéritie, de témérité, etc., de la part des hauts personnages de l’État, et vous n’aurez fait qu’ajouter de nouvelles probabilités à leur défaite.

Considérez maintenant que le Gouvernement est antipathique à toute critique et à tout contrôle, d’autant plus antipathique que ses attributions sont plus élevées, son mandat plus étendu, son personnel plus nombreux. Quiconque est constitué en autorité aspire à se rendre inviolable : la Charte de 1814 n’avait-elle pas rendu tels les propres adversaires du Prince, les Députés ?

Ainsi, à côté du chef de l’État il existe une administration de l’État, une justice de l’État, une armée de l’État, une marine, des travaux, des industries, une université, etc., de l’État, dont le personnel tout entier se considère comme faisant plus ou moins, à l’instar du Prince, partie intégrante de l’État ; qui compte dans le système pour un peu plus que ses services et traitements, et que vous ne sauriez assimiler à une bande de salariés que l’entrepreneur d’industrie embauche le matin et qu’il renvoie le soir après leur avoir payé leur journée. C’est le monde de l’autorité, de la majesté, de l’inviolabilité. Le juge est inviolable et presque sacré sur son tribunal ; le garde champêtre et le gendarme sont crus dans leurs rapports jusqu’à inscription de faux ; et les attentats à la personne des fonctionnaires, à raison de leurs fonctions, sont punis autrement que les attentats à la personne des citoyens.

Tout cela, personnel et matériel, ne fait en réalité, et en dépit de notre métaphysique constitutionnelle, qu’un corps, une âme, une intelligence, une volonté. Dans ce grand corps, trop près de nous pour que nous en puissions saisir l’ensemble et en suivre les mouvements, fermentent des passions intenses ; de redoutables colères éclatent ; l’injure est vivement sentie, la contradiction jugée insupportable. La moindre attaque, s’adressant soit aux personnes, soit au système, paraît crime d’État. Je vous laisse à penser ce que pèse, à l’occasion, dans la main de ce Briarée, un petit personnage, titré de citoyen, aux intentions plus ou moins suspectes, souvent sans expérience et sans génie, qui, abondant en son propre et privé sens, s’ingère d’appliquer à la raison supérieure de l’État, sans doute faillible, mais dont il ne lui sera jamais donné de sonder la profondeur, le contrôle de son opinion !… Tout Pouvoir, vous dis-je, comme le chef de famille au milieu de ses enfants, supporte impatiemment la critique, même bienveillante : que sera-ce si elle se montre injurieuse ? Que sera-ce surtout si l’on a d’avance la certitude que les attaques n’ont d’autre but que de déposséder le haut personnel et de faire passer cette riche proie de l’État, cette distribution de faveurs et d’emplois, ce maniement du budget, cette volupté immense de commander à une nation et de diriger sa destinée, de faire passer tout cela, dis-je, aux mains d’une faction, d’une dynastie rivale ? L’autorité se soulèvera dans toutes ses puissances ; autant les partis d’opposition mettent d’ardeur à la poursuite, autant l’armée gouvernementale déploiera d’énergie pour la résistance. Alors, que la majorité se prononce pour le Pouvoir, au moins dans le Parlement, et vous aurez, selon les temps, les lois de Septembre ou le décret du 17 Février 1852 ; la justice sévira, et le Gouvernement se verra délivré pour quelque temps de ses implacables adversaires, par la condamnation, l’incarcération, le sac des imprimeries, l’amende et la transportation. Au contraire, que le Pouvoir sente sa popularité faiblir, il se montrera plus réservé.

Ce qui ajoute à l’antipathie du Pouvoir pour ce régime d’examen, à l’antagonisme déclaré entre lui et la presse, c’est le tempérament anarchique, immoral, plein de mauvaise foi, de celle-ci ; ce sont ses habitudes de charlatanisme, de vénalité et de calomnie.

La cause première de cette démoralisation de la presse, démoralisation aujourd’hui parvenue à un tel degré que le public en souffre encore plus que le Pouvoir, c’est que, malgré la loi qui les a rendus responsables et pour ainsi dire érigés en censeurs, les typographes ne peuvent pas se livrer à l’examen des écrits qu’ils impriment ; ils sont contraints de se renfermer dans l’exercice de leur industrie. Règle générale, d’ailleurs conforme aux vrais principes de l’économie politique et du droit, l’imprimeur ne connaît pas du contenu des publications. À part les cas, assez rares, de complot, de diffamation ou d’obscénité, il laisse entièrement aux écrivains la responsabilité de leur copie.

La situation ainsi faite, on peut dire que la presse est livrée à toutes les infamies. C’est de nos jours qu’on a appris à tirer parti de la publicité ; c’est aussi de notre temps qu’il faut dater le déluge de mensonges qui a perverti la raison publique. Sur tous les sujets, la presse s’est montrée corrompue et vénale. Elle s’est fait une habitude et un métier de parler, ad libitum, pour, contre ou sur tous les sujets ; de combattre ou défendre toute espèce de cause ; d’annoncer ou démentir toute sorte de nouvelles ; de prôner ou de dénigrer, moyennant payement, toute idée, toute invention, tout ouvrage, toute marchandise, toute entreprise. La Bourse et la banque, la commandite et la boutique, la littérature et l’industrie, le théâtre et les arts, l’Église et l’enseignement, la politique et la guerre, tout lui est devenu matière d’exploitation, moyen d’agitation, de chantage et d’intrigue. La Cour d’assises, pas plus que la tribune, n’a été à l’abri de ses mensonges et de ses fraudes. Tel coupable a été par elle innocenté ; tel innocent chargé du crime. Les questions les plus importantes de la politique sont devenues entre ses mains des affaires d’argent : question d’Orient, vendue ; question d’Italie, vendue ; question Polonaise, vendue ; question des États-Unis, vendue. Je ne dis pas que la vérité parfois ne lui échappe, soit indifférence, soit qu’elle y ait intérêt, soit qu’en affectant sur certains sujets une attitude sévère, elle se ménage de trafiquer plus avantageusement, en un autre temps, de son opinion.

Quel Pouvoir se sentirait la moindre considération pour une telle presse ? Le public a été empoisonné d’idées fausses, engourdi dans ses préjugés ; tous les intérêts mis en souffrance, la paix de l’Europe à chaque instant compromise, les masses surexcitées, le Gouvernement, enfin, sous tous les régimes, discrédité, ruiné dans l’opinion, et cela toujours au moment où il semblait mériter l’indulgence du pays. On crie contre la répression : comparée à la multitude des méfaits, à la profondeur de l’immoralité, elle est insignifiante. Mille années de prison et cent millions d’amende n’expieraient pas les crimes de la presse seulement depuis le 2 Décembre.


Contre ce débordement on ne connaît pas de remède. La règlementation n’y peut rien. La presse est de droit industrie libre, dans laquelle le Gouvernement n’a pas à intervenir. Les lois relatives à l’exercice de la profession d’imprimeur et de libraire sont des lois d’exception, contraires au droit des citoyens, de qui seuls relèvent les choses de l’ordre économique, et en opposition avec le grand principe constitutionnel qui a fait de la faculté de contrôle l’une des garanties de la nation. Pendant tout le règne de Louis-Philippe et pendant la République, les journaux avaient joui de la faculté illimitée de rendre compte à leur manière des débats du parlement : on sait à quel point fut poussé à ce propos l’art du travestissement et de la calomnie. Le Gouvernement impérial voulut mettre un terme à cette mauvaise foi : le moyen était simple, c’était d’imposer aux journaux le silence, ou la reproduction pure et simple du Moniteur. Mais c’était poser un principe qui pouvait mener loin. L’Opposition réclama au nom des franchises de la presse et des intérêts des journalistes ; le Gouvernement fut forcé de transiger, et, chose tout à fait irrégulière, contraire au droit du public et à la vérité constitutionnelle, c’est à la Présidence que se fait le compte-rendu abrégé pour tous les journaux.

La concurrence est tout aussi impuissante, quoi qu’on ait dit, et il n’est pas vrai que la presse puisse être à elle-même son contre-poison. Par la nature des choses, la presse, surtout la presse périodique, est classée de manière à exclure de nouvelles catégories, ce qui limite, annule la concurrence. Ainsi, sans parler des brevets qui limitent le nombre des imprimeries, ni du décret de 1852 qui limite celui des journaux, il est évident qu’il ne peut exister qu’un nombre déterminé de journaux officieux, de journaux indépendants, de journaux monarchiques et de journaux démocratiques ; de catholiques, d’israélites et de protestants ; de journaux de finance, du commerce, des cours et tribunaux ; de revues, recueils, etc., etc. Or, remarquez que tous ces journaux, en tant qu’indépendants, sont hostiles au Pouvoir : à quoi lui serviraient des concurrences ? Essaiera-t-il d’en créer de nouvelles, à sa dévotion, comme il a fait récemment par la publication du Moniteur du soir ? Dans un autre système que le nôtre, où la publication des actes du Gouvernement, les nouvelles officielles, les annonces, la mercuriale, le bulletin de Bourse, les comptes-rendus des académies, des tribunaux et des chambres pourraient être considérés comme service public, il n’y a pas de doute que le Gouvernement aurait parfaitement le droit de créer de pareilles publications, et même de les distribuer gratuitement. Sous le régime actuel, toute entreprise de ce genre est considérée comme un empiètement de l’État sur le droit des industriels. Aussi lorsque M. Guéroult, parlant pour toute la presse, est venu exprimer son mécontentement de l’extension donnée au Moniteur, et soutenir par les plus pitoyables raisons la plus pitoyable des thèses, le commissaire du Gouvernement s’est-il borné à faire valoir le précédent du Moniteur lui-même, assurant qu’il ne s’agissait que d’un supplément, et protestant du respect de l’autorité pour les droits du journalisme mercantile et de l’industrie gazetière.

Le Pouvoir, enfin, essaiera-t-il de la suppression générale ? Il ne l’a pas osé en 1852, et la chose paraît impossible. Napoléon Ier, au dire de M. Thiers, semblait en 1815 converti à cet égard : ce qui est certain, c’est que la négation de la liberté de la presse n’est rien de moins que l’abolition des principes de 89, la destruction de toutes les garanties politiques. Il est vrai qu’à cet égard l’Opposition constitutionnelle a la première donné l’exemple, et créé un précédent décisif aux dernières élections. Des journalistes amis de la liberté, qui eussent compris leur devoir, se seraient empressés, il y a dix-huit mois, de mettre leurs feuilles à la disposition des comités démocratiques et de toutes les opinions privées d’organe. Au lieu de cela ils ont jugé plus utile à leur ambition de s’emparer des élections et d’accaparer les suffrages : c’est ainsi que MM. Guéroult, Havin, Darimon et leurs collègues ont escaladé la députation. Que répondraient-ils aujourd’hui si l’Empereur tenait au Pays ce discours : « La France, que j’ai sauvée en 1851 de la guerre civile et du parlementage, se perd de nouveau avec ses fantaisies de tribune et de presse. Je les supprime l’une et l’autre. Le Moniteur du matin et celui du soir seront chargés de pourvoir à tous les besoins de la publicité ? »

Eh bien ! dira-t-on, puisque la presse est un des rouages indispensables de notre système politique ; qu’elle n’est susceptible ni de réglementation, ni de concurrence, ni de suppression, le plus simple est de l’abandonner à elle-même et de la laisser libre. C’est la thèse de M. de Girardin, qui, pour rassurer le Gouvernement, s’efforce de lui faire accroire que la presse est impuissante.

La presse est un instrument de publicité, indifférent par lui-même à la vérité comme au mensonge, à la liberté comme au despotisme, et qui ne vaut que par la puissance des partis qu’elle sert. Or, peut-on dire que les partis armés de la presse, du droit de réunion, etc., soient impuissants contre le Pouvoir ? Mais c’est sur cette puissance des partis qu’est fondé le système parlementaire ; et voyez l’usage que depuis 89 ils en ont fait.

L’ancienne monarchie, qui convoqua les États-Généraux et fit la Révolution, réformée elle-même par l’Assemblée constituante, a duré trois ans et demi.

La première république avait maintenu par ses Constitutions de l’an ii et de l’an iii, toutes les libertés et les droits donnés par la Royauté défunte. Pouvait-elle moins faire ? Elle a duré sept ans ; elle a passé, comme un éclair sinistre, à travers les conspirations ; elle s’est installée par un coup d’État, elle a vécu de coups d’État, et elle est morte d’un coup d’État.

La seconde république avait également donné et garanti, par la Constitution de 1848, toutes les libertés et tous les droits. Elle a duré trois ans ; comme l’autre elle a vécu de réactions et de coups d’État, et elle a fini par un coup d’État.

Les Gouvernements qui ont malmené la presse, le premier Empire, la Restauration, la Royauté de Juillet ont duré plus que les autres : ce qui prouve que la presse est comme la prostituée, une puissance lâche, qui s’incline sous les coups. Je ne veux pas dire que cet exemple soit bon à suivre, puisqu’à la fin nous avons eu raison de tous ces Gouvernements, puisque le plus long de ces règnes n’a pas été de dix-huit ans, et que dix-huit ans ne sont pas la durée d’un État. Je veux seulement faire observer que l’incompatibilité née de la Presse n’est pas moindre, soit qu’on l’enchaîne, soit qu’on lui laisse la liberté, puisque dans le premier cas elle empoisonne le Gouvernement, et que dans le second elle l’étrangle.

Se figure-t-on par hasard que si l’Opposition actuelle, par quelque coup de fortune, arrivait au Pouvoir, elle aurait trouvé plus que Napoléon III et ses devanciers le secret de vivre avec la liberté de la presse ? L’accord ne durerait pas quinze jours. Nous savons de vieille date quel est le libéralisme de ces hommes ; nous les avons vus récemment à l’œuvre, à propos de leurs candidatures. L’un des moins inculpés, M. Marie, nous a prouvé, dans le procès qu’il a plaidé pour la reine de Suède contre les Mémoires de Marmont, qu’il ferait à l’occasion un excellent censeur. Mais, indépendamment des dispositions plus ou moins pacifiques de ce personnel, qui donc pourrait sans un frémissement d’indignation, les voir revenir ? Quoi ! l’on rendrait les finances à M. Garnier-Pagès, l’instruction publique à M. Carnot, la justice à M. Marie, l’intérieur à M. Jules Favre ! Nous serions des saints de bois, des républicains de carton, qu’à la vue de ces assermentés nous ne pourrions nous taire ; à défaut de nos plumes, les pavés se lèveraient. Bonnes gens, qui depuis trois quarts de siècle vous laissez empaumer avec ces libertés de comédie, comprenez-le donc une fois : ce n’est point avec cette avocasserie, avec ce patelinage jeté comme un graillon sur une centralisation énorme, doublée d’une anarchie mercantile incurable, cuirassée d’une féodalité financière qui domine l’État lui-même, que vous arriverez à la liberté et à l’ordre, pas plus qu’à la confiance. Le seul fait de l’indivision systématique de la souveraineté en France, combiné avec votre insolidarité économique, vous est un gage assuré que les jours de calme et d’abondance ne reviendront plus.

Que le Gouvernement, que la bourgeoisie connaissent la vérité de leur situation. À la démoralisation politique manifestée par le peu d’importance attaché au serment, s’ajoutent, comme corollaires, l’incompatibilité de l’unitarisme et de toutes les libertés, l’impossibilité d’un budget normal, le désespoir de la félicité publique et du progrès. Tout devient alors conspiration contre le Gouvernement établi, tout lui est hostile : conférences littéraires, scientifiques ou morales, lectures poétiques, séances académiques, discours d’inauguration, cours publics, sermons de l’avent et du carême, spectacles, banquets, anniversaires, sociétés de bienfaisance ; il faut qu’il empêche tout ou boive la ciguë.

Réunions et associations. — Inutile, à présent, de parler des réunions et associations politiques. Comment supporter, à côté d’un Pouvoir centralisé, la formation de foyers ennemis ? La liberté municipale est intolérable, et l’on autoriserait celle des clubs ! En 1848, la loi sur les réunions et associations politiques semblait obscure ; il me souvient pourtant que les arguments de l’Opposition, tirés du droit naturel et du droit écrit, ne me convainquirent nullement. L’incompatibilité était flagrante : on s’en aperçut le 21 février, quand la seule tentative d’une réunion détermina la chute du Gouvernement. N’est-ce pas la réunion de la rue de Poitiers qui a tué la République ? En 93, la société des jacobins n’est-elle pas devenue maîtresse de la Convention ? Et plus tard, après la mort de Robespierre, n’a-t-il pas fallu la supprimer ?…

Quelle pitié de voir d’anciens députés, candidats au Corps législatif, des hommes qui, par les décrets des 27 et 28 juillet 1848 peuvent se vanter d’avoir eu leur part dans cette législation contre la liberté de la presse et le droit d’association et de réunion, s’ériger en conseillers du peuple pour l’interprétation du décret du 2 février 1852 ; organiser, sous ce prétexte, par tout l’Empire, une vaste conspiration électorale ; puis, quand le Pouvoir leur demande compte de leur conduite, quand il leur oppose les textes formels de l’art. 291 du Code pénal, de la loi du 10 avril 1834, du décret du 28 juillet 1848 ; quand il publie leurs correspondances si curieuses, au lieu d’avouer franchement leur délit, au lieu de déclarer que, placés entre un droit et un devoir incompatibles, ils ont sacrifié le moins important au plus considérable, protester de la bonne foi de leurs intentions, et balbutier de misérables sophismes ! La Démocratie contemporaine n’a rien vu de plus misérable que la défense des Treize devant la police correctionnelle. C’est dans ce procès qu’on a pu juger du machiavélisme d’une Opposition qui, pour sauver son détestable système d’unité, aux dépens de sa propre dignité, trompe le Pays et se pose en martyre, comme si entre le droit de réunion et la centralisation de l’État, nos lois et notre histoire ne proclamaient pas hautement qu’il y a contradiction.

Des réunions, des associations libres dans un système comme le nôtre, où par la nature des choses les griefs contre le Pouvoir fourmillent, où les ambitions pullulent, où les partis et les coteries sont constamment en action ! Mais regardez donc ce qui se passe dans les plus inoffensives de ces sociétés, dans celles qu’autorise le Gouvernement. On cherche des allusions partout ; on en crée là où les orateurs n’en ont pas voulu faire : plus les attaques sont perfides, aiguës et pénétrantes, plus on s’entête contre l’autorité qui s’en préoccupe, plus on l’accuse de tyrannie. Pour le Pouvoir plus de justice : de lui on n’admet pas d’explications ; on refuse de l’entendre ; on organise contre lui la conspiration du serpent, qui se bouche les oreilles, dit l’Écriture, afin de conserver contre l’enchanteur la liberté de ses dents et de son venin. On dénature ses paroles, on calomnie ses actes, on l’étouffe, on l’écrase, on procède à son égard comme vis-à-vis d’un écrivain en défaveur ; si bien qu’en définitive il ne reste au Pouvoir, dont le terme est arrivé, qu’à prendre héroïquement son parti, qui est d’user jusqu’au bout des moyens que la loi a mis en ses mains, et de mourir dignement après avoir combattu courageusement.

On objecte l’exemple de l’Angleterre, que sais-je encore ? de la Belgique ; on n’ose plus parler des États-Unis ; on demande, si les Anglais ont su accorder leurs libertés avec leur Gouvernement, pourquoi nous n’en ferions pas autant ?

Eh ! sans doute, nous sommes aussi capables que les Anglais de jouir à la fois des avantages de la liberté et du Gouvernement ; qui jamais a soutenu le contraire ? Mais c’est à condition que nous changerons notre système centralisateur et notre système économique : hors de là, point de salut.

L’Angleterre n’est pas un État aussi fortement centralisé que la France ;

Son économie publique est toute différente de la nôtre : si le commerce et l’industrie en Angleterre sont, comme chez nous, pleinement libres et insolidaires, il n’en est pas de même de la propriété foncière, dont le régime n’est pas celui de l’abus, jus utendi et abutendi, mais du fief ;

Il n’y a pas trois dynasties et une république en perpétuelle compétition : tout le monde reconnaît la souveraineté de la maison de Hanovre et de la reine Victoria ;

La société anglaise n’est pas démocratique : c’est une espèce de féodalité fondée sur la double aristocratie terrienne et capitaliste ;

L’Angleterre enfin est demeurée fidèle à sa religion d’État : si elle tolère le culte papiste, c’est qu’elle ne croit pas avoir à le craindre.

Or, tant que la souveraineté sera partagée de la sorte en Angleterre, tant que ni la monarchie, ni l’aristocratie, ni la bourgeoisie, ni l’Église, ne se sentiront menacées, la liberté, ainsi limitée et déterminée, ne rencontrera pas d’obstacle sérieux du côté du Pouvoir. Le jour au contraire où la Plèbe serait admise à l’exercice des droits politiques, où la guerre serait déclarée à l’aristocratie terrienne et industrielle, où la dynastie et la royauté elle-même seraient mises en question, où l’épiscopat prendrait ombrage des progrès du papisme, où la centralisation, activée par ce mouvement révolutionnaire, aurait dû prendre un surcroît d’intensité, ce jour-là, on peut s’y attendre, il existe en Angleterre un arsenal de lois qu’on laisse dormir, mais dont le Gouvernement n’hésiterait pas à faire usage, et l’incompatibilité entre le Pouvoir et la Liberté apparaîtrait dans tout son éclat.

La Belgique est dans une situation analogue : de temps en temps elle nous donne d’étranges preuves de l’amour de son Gouvernement pour la liberté, et j’en aurais long à dire sur cet intéressant pays, si le libéralisme unitaire dont nous l’avons doté faisait illusion à personne. Il n’y a peut-être à cette heure, dans toute l’Europe, que l’Italie, où la Liberté vive dans une sorte d’intelligence avec le Gouvernement : cela tient à leur préoccupation commune, devant laquelle tout intérêt s’efface, toute difficulté disparaît : la formation et le complément de l’unité italienne. Et encore !


Ma thèse serait incomplète, et il manquerait quelque chose à mes preuves, si je ne montrais en quelques lignes à quelles conditions peut exister dans un grand État la Liberté.

Supposons cette belle unité française divisée en trente-six souverainetés, d’une étendue moyenne de 6,000 kilomètres carrés, et d’un million d’habitants. Supposons en chacun de ces trente-six États, le Pouvoir réduit à ses attributions essentielles, le budget ramené à ses justes limites, le même principe gouvernant à la fois l’ordre politique et l’ordre économique, la société, organisée selon la loi de mutualité, en harmonie avec le Gouvernement régi lui-même par le principe fédératif ; au-dessus des États confédérés un Conseil suprême, presque sans attributions administratives et juridiques, disposant d’un budget minime ; dont le mandat serait surtout de protéger à la fois, en chaque État, les citoyens contre les usurpations locales, et les Gouvernements locaux contre l’insolence des factions, pendant que lui-même serait garanti par la convention de tous les États. Aussitôt tout change, comme une décoration de théâtre. D’abord la centralisation, principe de discorde, son Pouvoir, ses richesses, sa gloire n’éveillent plus l’ambition de personne. Tout-puissant pour protéger et se défendre, puisqu’il est l’organe de la Confédération, le Pouvoir central est incapable d’usurpation et de conquête. Il n’a pas même de territoire à lui. Que lui peuvent dès lors les partis ? Que lui voudraient-ils ? que leur rapporterait-il ? La puissance d’attaque diminue donc ici comme le carré de la surface offerte pour point de mire ; la liberté elle-même se désintéresse d’une semblable guerre, et tout en conservant ses prérogatives, tout en exerçant ses droits, devient plus amie ; la presse, entourée d’institutions mutuellistes, ayant perdu ces dimensions énormes que lui avait données la centralisation, se moralise ; la complicité du public à son tour, complicité bien involontaire, disparaît avec l’influence des grands journaux de la capitale et le chiffre de leurs abonnements. Les États formant entre eux un pacte d’assurance mutuelle, aucun complot ne saurait les atteindre : qui voulez-vous qui complote et pour quoi ? Réunissez-vous, associez-vous ; écrivez et parlez : qu’importe au Gouvernement ? Partout l’Ordre est consolidé ; le Pouvoir placé sous l’œil et la main du Pays, formé de l’élite des citoyens, peut se moquer des excentricités de la critique, et quelle que soit sa sensibilité, laisser sans souci, tout imprimer et tout dire.

Après ce long exposé, je m’abstiendrai de réflexions.




Chapitre VII. — Instruction publique. — Que l’instruction du peuple, telle qu’il a droit de l’obtenir, est incompatible avec le système économico-politique adopté par l’Opposition et le Gouvernement. Conditions d’un enseignement démocratique.


Messieurs les députés de l’Opposition prétendue libérale ont fait un certain bruit de ce que l’on appelle enseignement gratuit et obligatoire, qu’ils ont mis le Gouvernement impérial en demeure d’établir. Moyen charlatanesque de popularité, qui ne manque guère son effet sur la multitude ; au fond, jonglerie insigne et triste capucinade. J’ai vu en Belgique le parti libéral jeune, ainsi qu’il aime à se désigner, se promettre un superbe triomphe de cette ridicule utopie. Battu sur tous les points par le parti libéral vieux, il en a été pour la honte, et le seul résultat que la Belgique ait retiré de cette discussion, c’est que le Peuple, auquel on a l’air comme chez nous de s’intéresser si fort, commence à crier : Ni cléricaux ni libéraux ! Ni libéraux vieux ni libéraux jeunes !

Il faut avouer que dans la dernière session du Corps législatif notre Opposition s’est merveilleusement comportée avec le Pouvoir. Elle lui a préparé, mitonné autant de victoires qu’il en a voulu. Par deux fois, lors de la discussion de l’adresse, et, en dernier lieu, à propos du vote du budget de l’instruction publique, il lui a été prouvé, par faits et chiffres, qu’aucun Gouvernement n’avait fait pour l’instruction du peuple autant que le Gouvernement impérial ; qu’il était allé au-devant de tous les désirs de l’Opposition ; qu’il avait même plus fait qu’elle n’avait cru pouvoir demander ; que depuis le 2 Décembre l’enseignement populaire avait fait de notables progrès ; qu’on ne pouvait pas, en un jour, chasser l’ignorance pas plus qu’on ne peut éteindre la misère ; mais que déjà il était permis de dire que c’était moins l’instruction qui manquait au peuple que le peuple lui-même qui par son inertie manquait à l’instruction ; que presque partout l’instruction était gratuite, mais que l’embarras était de la rendre obligatoire, et que si l’Opposition possédait ce secret, le Gouvernement ne demandait pas mieux que de le connaître. C’était chose amusante de voir les jérémiades philanthropiques de M. Jules Simon amener des réponses positives, péremptoires qui, si elles n’ôtaient rien à la générosité de ses sentiments, lui faisaient voir du moins qu’avant de se lancer dans la critique, il eût bien fait de s’informer de l’état des choses et des efforts de l’Autorité.

C’est ainsi que nos honorables de l’Opposition, grands citoyens, cherchent à droite et à gauche des occasions d’attaque, car il faut qu’ils attaquent, et se font des misères et des négligences du Pouvoir un marche-pied pour leur ambition. Jamais le parlementarisme ne m’a semblé plus misérable que dans cette circonstance ; jamais il ne m’a inspiré tel dégoût. J’ai vu, sur cette question de l’enseignement populaire, toujours lamentable et toujours sans remède, car je ne saurais prendre pour guérisons de vains palliatifs, j’ai vu, dis-je, le Pouvoir obtenir une couronne, grâce aux interpellations de ceux-là même qui s’étaient donné la tâche spéciale de l’accuser et de démontrer son incurie. Nommez, nommez des représentants d’Opposition, Démocrates !

Je veux une fois de plus, sur cette grosse question de l’enseignement, montrer que les vrais principes sont à peu près méconnus par tout le monde ; qu’il n’est même pas possible, ni au Pouvoir, ni à l’Opposition, de s’y référer, tant il y a d’incompatibilité entre leur système et l’émancipation intellectuelle du peuple.

Puisque c’est à l’occasion du budget que la question de l’enseignement populaire a été soulevée et que chaque année elle revient dans les chambres, c’est au point de vue du budget que je veux à mon tour l’examiner.

Posons d’abord comme principe qu’il n’y a et ne peut y avoir de gratuit que ce qui ne coûte rien à personne ; que l’instruction, de même que la nourriture, le vêtement et l’habitation doivent se payer ; que si celui qui en fait la demande et à qui on la donne ne paye pas, un autre devra payer pour lui, ce qui revient à dire que l’Enseignement gratuit et obligatoire rentre dans la catégorie des institutions de Charité, dont le Manifeste des Soixante a déclaré qu’elles avaient fait leur temps et que le peuple n’en voulait plus. D’où il suit que le Gouvernement, qui donne gratuitement, comme M. Jules Simon le réclame, l’instruction primaire à tant de milliers de pauvres enfants, n’est qu’un distributeur d’aumônes ; que, s’il s’agit seulement d’apprendre, de gré ou de force, tant bien que mal, à lire, écrire, compter, réciter les patenôtres, à quelques millions de pauvres enfants, le Gouvernement pourrait fort bien se décharger de ce soin et laisser faire les sociétés de bienfaisance, les curés, sœurs de charité, frères de la Doctrine chrétienne, unis aux Conseils municipaux. Mais nous touchons ici une incompatibilité d’un autre genre : un Gouvernement à grande centralisation ne peut laisser rien faire en dehors de son initiative, pas même l’enseignement de la Croix de par Dieu, pas même l’aumône. C’est tout un État dans l’État que les Sociétés de Saint-Vincent, les sociétés de secours, les écoles de charité, les presbytères, les fabriques, et les Frères !…

On nous accuse parfois, nous autres socialistes, de ne servir que du réchauffé. Mais qui donc a inventé l’enseignement gratuit, la charité de l’enseignement, sinon les prétendus libéraux, plagiaires de l’Évangile, qui le premier donna mission aux apôtres de prêcher et d’enseigner les nations, sans se préoccuper du paiement ? En y ajoutant l’obligation, ces prétendus libéraux manifestent leur humeur despotique ; ils rétrogradent au delà des premières communautés chrétiennes.

Quels sont donc les principes fondamentaux de l’enseignement dans une société justicière, mutuelliste et libre ?

En premier lieu, l’instruction de l’homme doit être, comme autrefois le progrès dans la piété, tellement conçue et, combinée qu’elle dure à peu près toute la vie. Cela est vrai de tous les sujets, et des classes ouvrières encore plus que des savants de profession. Le progrès dans l’instruction, comme le progrès dans la vertu, est de toutes les conditions et de tous les âges : c’est la première garantie de notre dignité et de notre félicité.

Mais il est une époque d’éducation préparatoire, un temps d’écolage, pendant lequel l’enfant et l’adolescent ne font guère autre chose que se munir des connaissances élémentaires, s’exercer aux travaux de l’industrie, demeurant ainsi, en partie du moins, à la charge des familles, jusqu’à ce qu’ils soient en état de pourvoir seuls à leur instruction ultérieure et à leur subsistance. C’est de cette période primaire de l’enseignement, la seconde de la vie humaine, que nous avons à nous occuper : elle s’étend, en moyenne, pour l’un et l’autre sexe, de l’âge de sept ans révolus à dix-huit, ans, soit un laps de dix à douze années.

Il importe d’observer ici deux choses. D’abord l’instruction doit comprendre l’apprentissage ; la séparation de l’enseignement littéraire et scientifique de l’apprentissage industriel a été jugée par les hommes qui se sont le plus occupés de pédagogie (voir l’Émile de Rousseau), une chose mauvaise, et toutes les tendances modernes lui sont contraires. En second lieu, l’instruction qu’exige la Démocratie nouvelle doit être à tous les points de vue bien supérieure à celle que la moyenne des ouvriers reçoit aujourd’hui, et qui n’est que l’insigne de l’indigence. Ce que nous demandons n’est plus cette éducation servile, que comportait la hiérarchie féodale présentement en train de se reformer, et dont la propriété païenne s’accommodait elle-même ; c’est une éducation sérieusement libérale, à la hauteur du suffrage universel, et qui concoure, avec les institutions de mutualité et de garanties, avec l’association ouvrière et la fédération des communes et provinces, à entretenir un certain niveau entre les corporations, les conditions et les fortunes. Hors de là, l’enfant envoyé aux écoles ne sera toujours qu’un jeune serf dressé pour la servitude, au mieux des intérêts et de la sécurité des classes supérieures : or, nous voulons des travailleurs civilisés et libres.

Cherchons donc, en gros, ce que devrait être et ce que coûterait, dans la France démocratique et régénérée, l’enseignement. La solidarité la plus intime, ainsi qu’on s’en convaincra tout à l’heure, existant, pour ce grand intérêt, entre les provinces et communes, j’établis mon calcul, non sur une commune, prise pour modèle, mais sur la France entière.

Je suppose la population des quatre-vingt-neuf départements de l’Empire parvenue au chiffre de 40 millions d’âmes : en comptant les étrangers non recensés, elle n’est pas de beaucoup au-dessous.

Sur ce nombre, 8 millions, peu plus peu moins, de l’âge de sept ans révolus à celui de dix-huit ans révolus, sont appelés à fréquenter les écoles. C’est de ces 8 millions d’enfants et adolescents des deux sexes, partie la plus intéressante de la nation, qu’il s’agit de faire des sujets intelligents, instruits, laborieux, honnêtes, capables de devenir à leur tour de dignes fondateurs de famille, d’habiles ouvriers et contre-maîtres, des citoyens dévoués, etc.

De même que l’instruction littéraire implique une pluralité assez considérable de connaissances, ce qui impose dans les écoles une pluralité d’instituteurs et de professeurs, de même aussi l’instruction professionnelle, telle qu’une saine économie politique, la dignité de la Démocratie, et la sécurité des sujets la veulent, implique une certaine pluralité d’industries, ce qui suppose pluralité de maîtres et de contre-maîtres, pluralité d’écoles et d’ateliers, et, par conséquent, dans certains cas, déplacement des jeunes gens.

Je laisse de côté l’organisation des cours, les méthodes d’enseignement, tout ce qui ne ressortit pas directement au budget.


1. Frais d’écolage et apprentissage : papier, plumes, encre, fournitures de bureau, livres, instruments de physique, chimie, géométrie, et de travail ; mobilier des écoles, salles d’étude ; honoraires des instituteurs, professeurs, maîtres ; voyages : etc., etc.,..................... 0 fr. 15 cent, par jour et par élève, soit pour l’année 54 fr. 75 cent, et, pour huit millions de jeunes gens 438,000,000.

2. Nourriture et entretien, blanchissage, médicaments, etc., etc. : — 40 cent, par jour et par élève, soit pour l’année 146 fr., et pour huit millions de jeunes gens. 1,168,000,000.

Ensemble 1,006,000,000.


Je dis seize cent six millions, au plus bas prix, qu’il en coûtera, bon an mal an, pour l’éducation de 8 millions de jeunes gens des deux sexes, sur une population de 40 millions d’âmes. Ce calcul n’a rien d’exagéré : cinquante-cinq centimes par jour et par élève, de sept à dix-huit ans, pour frais de nourriture, écolage et apprentissage, sont certes une évaluation des plus modestes. Supposant le produit de la nation de 12 millards, l’épargne de 2 milliards, ce qui est fort exagéré ; la consommation de 10 milliards : les huit millions de jeunes gens, formant le cinquième de la population, ne coûteraient que 1,606 millions, c’est-à-dire moins du sixième de la dépense nationale : ce qui est certainement au-dessous de la vérité.

Or, toute cette dépense doit être payée, et elle se payera en effet, ou bien l’éducation sera abandonnée. Par qui se payera-t-elle ? Pour le découvrir, commençons par voir ce qui se fait aujourd’hui.

L’instruction littéraire, scientifique et professionnelle, telle qu’elle se donne aujourd’hui, est payée :

1o Par l’État (universités, instituts, académies, collèges, lycées, etc.) ;

2o Par les communes ;

3o Par la bienfaisance publique ;

4o Par les familles ;

5o Par les élèves eux-mêmes.

Ce qui n’est pas payé, faisant déficit au budget, ne tarde pas à faire déficit à l’enseignement, et a pour conséquence l’ignorance de la jeunesse, la misère.

Pour quelle part chaque catégorie payante entre-t-elle aujourd’hui dans les frais de l’enseignement.

Le budget de l’instruction publique, payé par l’État, est de 25 ou 30 millions, je ne saurais dire au juste. Or, quelle que soit dans les conditions actuelles de la société la dépense totale de l’éducation de notre jeunesse, jusqu’au moment où elle est capable de gagner sa vie, on peut regarder la somme mise à la charge de l’État comme insignifiante, un rien.

Ce que paient les communes, je l’ignore : mais à coup sûr ce serait exagérer que de supposer leur quote-part égale à celle de l’État : soit pour les deux 50 millions.

Faut-il attribuer à la bienfaisance publique, une troisième somme de 25 millions ? Soit : il en résultera que, sur une dépense qu’on ne saurait dans un bon système d’éducation publique évaluer à moins de 1,606 millions, l’État, les communes et la bienfaisance publique ne fourniraient pas 75 millions, ou 5 pour 100, car il faudrait encore déduire de ces 75 millions les rétributions scolaires acquittées par les parents. Est-il clair, d’après ce calcul, que ni l’État, ni les communes, ni la bienfaisance publique réunis, ne peuvent rien ou presque rien pour l’enseignement de la jeunesse ? Que vient-on donc nous parler d’enseignement gratuit et obligatoire ?

Les vrais payants, ceux qui supportent la presque totalité du fardeau, ce sont les parents et les jeunes gens : les premiers, par les avances de toute sorte qu’ils prodiguent à leur progéniture ; les seconds par leur travail, pendant toute la durée de leur apprentissage.

Or, qu’arrive-t-il avec cette misère endémique, contre laquelle nous appelons à grands cris l’instruction, et qui est elle-même le plus grand obstacle à l’instruction ? C’est que bien souvent la famille est hors d’état de donner à l’enfant la nourriture, le vêtement et autres accessoires, indispensables à la fréquentation de l’école et de l’atelier. Tout au contraire, c’est la famille elle-même qui réclame le service de l’enfant, et qui la première exerce sur lui ce système d’exploitation que d’autres continueront à sa suite, et qui ne finira qu’avec la vie du sujet. La conséquence, c’est que l’école est abandonnée le plus tôt possible, bien longtemps avant que le jeune homme ait meublé son intelligence, souvent même qu’on ne la fréquente pas du tout ; c’est en second lieu qu’on choisit les métiers les plus élémentaires, ceux qui n’exigent presque pas d’apprentissage, souvent même, comme pour l’école, qu’on s’abstient d’acquérir une profession. Pas plus d’industrie que de littérature, misère sur misère.

Il faudrait donc, d’après le principe de l’enseignement gratuit et obligatoire, que l’État se substituant à la famille pauvre se chargeât de tous les frais d’éducation des enfants ; que de plus, dans les cas non rares où la famille tire quelque service de l’enfant, l’État servît aux parents une indemnité. Supposez le nombre des enfants pauvres, dont les parents sont dans l’incapacité absolue de faire les frais d’une éducation quelconque, seulement de un million, à cinquante-cinq centimes par tête et par jour, ce sera donc une somme de plus de 200 millions par an qu’il en coûtera à l’État. Où en sommes-nous ? Mais cette dépense sera beaucoup plus considérable : car si sur huit millions d’enfants de sept à dix-huit ans, nous n’en supposons qu’un million dans une complète indigence, il s’en faut de beaucoup que les sept autres millions puissent, avec les seules ressources de leurs parents, recevoir l’éducation complète, telle que la demande et a droit de l’obtenir la Démocratie ouvrière ; j’ose dire que le huitième à peine, un million, serait à même, par leurs familles, d’en obtenir le bienfait. C’est donc encore une subvention plus ou moins considérable que l’État aura à fournir aux familles, ou mieux aux écoles primaires, supérieures et professionnelles chargées de l’instruction, de l’entretien, de la nourriture, etc., des enfants : 400, 800, 1,200 millions par an ! Où voulez-vous que l’État prenne de pareilles sommes ?

Ainsi il reste prouvé, par le plus simple calcul, que dans l’état actuel de notre société, l’instruction de la jeunesse, à l’exception d’une élite de privilégiés, est un rêve de la philanthropie ; que, de même que le paupérisme, l’ignorance est inhérente à la condition du travailleur ; que cette infériorité intellectuelle des classes laborieuses est invincible ; bien plus, que dans un régime politique hiérarchisé, avec une féodalité capitaliste et industrielle, un mercantilisme anarchique, cette instruction, en elle-même désirable, serait en pure perte, même dangereuse ; et que ce n’est pas sans raison que les hommes d’État, tout en s’occupant de l’instruction du peuple, l’ont de tout temps réduite aux simples éléments. Ils ont tous vu qu’à un degré supérieur elle deviendrait inharmonique, et, par l’encombrement des capacités, un grave péril pour la société et pour le travail même.

Donc, pas d’hypocrisie, pas de vaine démonstration de popularisme. Messieurs de l’Opposition libérale ont trop souvent témoigné de leur antipathie à l’égard du socialisme pour renier aujourd’hui leurs convictions. À quelques millions près à distribuer aux instituteurs et institutrices, ils sont d’accord avec le Gouvernement, que leur mandat constitutionnel est du reste de harceler. Ce qu’ils veulent pour le peuple n’est pas l’instruction ; c’est tout simplement une première initiation aux éléments des con-naissances humaines, l’intelligence des signes, une sorte de sacrement de baptême intellectuel consistant dans la communication de la parole, de l’écriture, des nombres, des figures, plus quelques formules de religion et de morale. Ce qui leur importe, c’est qu’en voyant ces êtres que le travail et la modicité du salaire retiennent dans une barbarie forcée, dévisagés par la fatigue quotidienne, courbés vers la terre, les natures délicates qui font l’hon-neur et la gloire de la civilisation, puissent du moins constater en ces travailleurs voués à la peine le reflet de l’âme, la dignité de la conscience, et, par respect pour elles-mêmes, n’avoir pas trop à rougir de l’humanité.

Eh bien ! ce qui, dans l’état présent des choses est d’une absolue et radicale impossibilité, devient facile dans un système mutuelliste, qui, avec le juste sentiment du droit des masses, mais sans la moindre pensée d’innovation, se bornant à faire ce qui s’est fait dans tous les temps, le fera seulement avec plus d’ensemble et d’intelligence.

Voici en quelques mots tout le système :

1. En principe, tout chef de famille doit être, en mesure de pourvoir, par l’échange de ses services ou produits, aux premiers frais d’éducation de ses enfants, depuis le jour de leur naissance jusqu’à l’âge de sept à huit ans. Cette faculté du chef de famille est garantie par la réforme économique, dont ce n’est plus ici le lieu de nous occuper.

2. À partir de l’âge de sept ans jusqu'à dix-huit, l’éducation et l’instruction de la jeunesse seront continuées, soit par les parents eux-mêmes, à domicile, si tel est leur désir ; soit dans des écoles particulières, instituées et dirigées par eux et à leurs frais, si mieux ils n’aiment confier leurs enfants aux écoles publiques. La plus grande liberté pour cet objet est laissée aux parents et aux communes : l’État n’intervenant qu’à titre d’auxiliaire, là où la famille et la commune ne sauraient atteindre.

3. Dans les écoles de l’État, le principe est que l’instruction professionnelle devant se combiner avec l’instruction scientifique et littéraire, en conséquence les jeunes gens, à partir de la neuvième année et même plus, tôt, étant astreints à un travail manuel, utile et productif, les frais d’éducation doivent être couverts, et au-delà, par le produit des élèves.

C’est ce qui à lieu chez tous les paysans, dont les enfants sont employés de bonne heure aux travaux des champs, en même temps qu’ils reçoivent l’instruction du village ; — ce que l’on voit également dans les métiers et manufactures, où les apprentis, travaillant sans ou moyennant salaire, paient de leur travail leur apprentissage, tout en continuant leurs études de mathématiques, dessin, etc.

Admettons, pour ne point surcharger cette jeunesse, et conserver un lien entre les écoles et les familles, que celles-ci demeurent chargées de ces trois articles, habit, linge et chaussure ; ce qui réduira d’un tiers environ le travail à exiger des enfants, et portera au compte des familles une somme de 500 millions, soit un franc par semaine et par famille.

Le Gouvernement, soit par l’organisation des grands travaux qui le concernent et dont bon nombre peuvent être exécutés par la jeunesse des écoles ; soit par des arrangements pris avec les exploitations agricoles et manufacturières, chantiers, fabriques, ports, mines, de même qu’avec les chefs d’industrie et de métier, est chargé de généraliser l’application de ce grand principe ; de traiter avec les compagnies, entrepreneurs, fabricants et artisans ; de recevoir le prix des travaux exécutés ; et, toutes dépenses acquittées, de distribuer le surplus aux élèves, à titre de salaire, proportionnellement à la capacité et aux services de chacun.

On comprend, sans que j’aie besoin de le dire, que les Associations ouvrières sont appelées à jouer ici un rôle important. Mises en rapport avec le système d’instruction publique, elles deviennent à la fois foyers de production et foyers d’enseignement. La surveillance des pères n’abandonne pas les enfants ; les masses travailleuses sont en rapport quotidien avec la jeune armée de l’agriculture et de l’industrie ; le travail et l’étude, si longtemps et si sottement isolés, reparaissent enfin dans leur solidarité naturelle. Au lieu de se renfermer dans une spécialité étroite, l’éducation professionnelle comprend une série de travaux qui, par leur ensemble, tendent à faire de chaque élève un ouvrier complet. L’industrie libre y trouve son compte. La sécurité des familles, celle de l’État, y gagnent encore plus. Le contrat d’apprentissage, formé sous la protection de l’enseignement public, se trouve par la puissance de cette nouvelle et grande institution converti en un pacte de mutualité entre tous les pères de famille des diverses professions, qui ne font pour ainsi dire qu’échanger leurs enfants.

Quant au salaire à allouer à cette jeunesse, quant au produit à attendre de ses exercices, que pourrait-on y trouver d’exorbitant ? Il n’y a rien en tout cela, je le répète, qui ne se pratique tous les jours, et cinquante-cinq centimes par jour, en moyenne, ne représentent pas une tâche exorbitante, pas plus pour des jeunes filles de quinze à seize ans que pour des garçons de dix-huit.

J’ai dit et je soutiens que dans un système d’association industrielle, de fédération politique et de garantie mutuelliste, rien n’est plus facile que d’organiser un pareil système d’éducation et d’enseignement, qui, comprenant l’instruction scientifique et professionnelle, la nourriture, le blanchissage et l’habitation, le tout équivalent à une somme de seize cents millions par année, ne coûterait rien ni aux familles, ni aux communes, ni à l’État. J’ajoute maintenant que, sous le régime d’autorité politique, de féodalité industrielle et financière, de bohème artistique et littéraire, d’anarchie mercantile et d’exploitation réciproque qui prévaut partout, rien ou presque rien de tout ce que je viens de dire n’est praticable. Ni le travail et la subsistance des familles, premières éducatrices, ne sont garantis ; ni l’instruction littéraire et scientifique, hors des cas rares, ne peut être combinée avec l’instruction industrielle ; ni la grande industrie et les travaux de l’État ne sont organisés en vue de ces millions de jeunes travailleurs, dont la force perdue est énorme, et qui livreraient leur travail si joyeusement et à si bas prix.

Étonnez-vous encore que notre jeunesse soit mal élevée ; que le peu qu’elle apprend soit pire qu’une complète ignorance ; que refoulée dans l’étroitesse de ses fonctions parcellaires notre classe ouvrière se montre si peu digne de ce beau nom, et qu’elle mérite plutôt celui de classe des manœuvres, classe des mercenaires ! Contradiction odieuse ! Nous avons huit millions de jeunes gens de sept à dix-huit ans, dont le produit, évalué de 10 centimes à 1 fr. par jour, en ne comptant que trois cents jours de travail dans l’année, couvrirait et au-delà les 12 ou 1,300 millions qu’ils coûteraient au Pays, ne laissant à la charge des familles que les frais d’habillement, linge et chaussure. Et ces jeunes gens, nous ne savons en tirer parti ; et parce que, faute de savoir en tirer parti, nous ne savons où prendre les frais que leur instruction réclame, nous les abandonnons à l’exploitation de leurs malheureux parents, ou, ce qui est pire, des grands spéculateurs de l’industrie monopoleuse, et l’ignorance les refoule dans les limbes de la mendicité et du crime.

De là, cette lèpre hideuse de l’ignorance des masses, que les plus conséquents de nos hommes d’État en sont venus à considérer comme de nécessité providentielle, et que la haute exploitation serait peut-être fâchée de voir guérie ; — de là ces institutions de la charité, qu’on croirait inventées tout exprès pour donner à des inférieurs juste le degré de savoir que réclame une consciencieuse obéissance ; de là enfin les impuissances et les hypocrisies du libéralisme. Nos députés de l’Opposition demandent 6 millions 250,000 fr. de crédit à ajouter au budget de 1865 pour faire des études (!) sur l’enseignement gratuit et obligatoire, établir en attendant des écoles de filles, et donner quelques encouragements aux maîtres d’école. Une autre fois, si leur demande est accueillie, ils solliciteront de nouveaux millions pour des essais. Comme tout cela témoigne d’un vrai sentiment démocratique ! Quelle bonne foi surtout, quel dévouement, quelle science de la société dans cet enseignement gratuit et obligatoire !… Eh ! Messieurs, ayez donc le courage de vos doctrines, et rendez justice à ce Gouvernement qui, dans la naïveté de sa philanthropie devançant vos vœux, fait les choses peut-être mieux encore que vous ne le voudriez. La question de l’enseignement démocratique vous dépasse : vous n’avez ni le cœur assez haut ni la conscience assez vigoureuse. Que feriez-vous, ennemis acharnés du socialisme, du mutuellisme, du garantisme, du fédéralisme, adversaires implacables des candidatures ouvrières, que feriez-vous de ces huit millions de jeunes gens en qui il s’agit de développer, par une éducation intégrale, comme disait Fourier, le plus grand nombre d’aptitudes et de créer la plus grande capacité possible ? Irez-vous leur dire que leurs espérances sont vaines ; qu’il n’y a pas place sur terre pour tant de gens habiles, d’ouvriers artistes, d’industrieux lettrés, de travailleurs pouvant se passer d’interprètes et d’avocats ? Oseriez-vous avouer que dans votre système mi-parti de hiérarchie et d’anarchie, de coalition et de concurrence, il vous faut, et en grand nombre, des manœuvres, des hommes-machines, des prolétaires ? Arrière donc ! Vous n’êtes point faits pour nous représenter.


Chapitre VIII. — Que la garantie du travail et de l’échange est incompatible avec le système unitaire. — Comment la centralisation politique et la féodalité capitaliste et mercantile sont alliées contre l’émancipation des travailleurs et le progrès des classes moyennes. — Conspiration du libre-échange.


I. — Dans la seconde partie de cet écrit, Chap. xiv, xv et xvi, nous avons montré, et plus d’une occasion s’est offerte depuis d’en réitérer la remarque, que la centralisation politique a pour principal corollaire et contre-poids l’anarchie mercantile, c’est-à-dire la négation de tout droit économique, de toute garantie sociale, en un mot, de toute mutualité. Autant l’unitarisme gouvernemental se montre incompatible avec les libertés de 89, toujours promises et jamais accordées, autant il se concilie merveilleusement avec la spéculation agioteuse, l’insolidarité des producteurs et les coalitions du monopole. Les économistes du système l’ont compris ; c’est la base sur laquelle ils fondent l’espoir d’une aristocratie nouvelle. — À vous, diraient volontiers au prince les exploiteurs des masses, les adversaires de l’égalité et des classes moyennes ; à vous, le domaine politique ; à nous, l’empire des intérêts ! Organisez, centralisez, disciplinez votre gouvernement, laissez-nous le soin de constituer notre domination sur l’antagonisme universel.

On n’aurait qu’une idée imparfaite de ce que j’ai appelé, au commencement de cette troisième partie, Incompatibilités politiques, si je ne faisais voir qu’elles ont leur développement dans ce que l’exploitation capitaliste industrielle appelle effrontément ses libertés ! Je choisis pour cette démonstration les grandes conquêtes de la féodalité nouvelle : le libre-échange et la liberté des coalitions.

L’Opposition a laissé passer les débats sur le traité de commerce sans demander une seule fois la parole : elle s’est bornée à voter silencieusement avec la majorité contre M. Pouyer-Quertier et ses adhérents. Elle est convaincue in petto, cette brave Opposition, que le Gouvernement impérial, en signant le traité de commerce, a bien mérité du pays, et elle lui envie cette initiative ; mais il lui en eût coûté de faire connaître à cet égard ses sentiments. Un député de l’Opposition croirait trahir son mandat en rendant, à l’occasion, justice au Gouvernement avec la même énergie qu’il l’accuse : ainsi sont faits ces quêteurs de popularité, ainsi procède leur politique.

J’ai regretté que l’Empereur, avant de s’engager dans une voie qu’il ne connaissait point, où sa religion ne pouvait manquer d’être trompée, n’eût pas cru devoir mettre à l’ordre du jour de la France entière cette question du libre-échange, en proposant un grand concours, dont les documents publiés eussent servi à former l’opinion du pays et celle du Corps législatif. J’aurais entrepris de traiter ce sujet, comme je l’ai fait pour l’impôt, la propriété littéraire, le principe fédératif, le droit de la guerre et les traités de 1815 ; et le cœur me dit qu’entre le charlatanisme des uns, la présomption des autres et l’ignorance de presque tous, j’aurais peut-être réussi à épargner à une nation un acte politique que la postérité appréciera avec la même sévérité que tous ceux du même genre que des conseillers mal inspirés ont fait adopter, à d’autres époques, à leurs gouvernements.

Il me serait impossible, quant à présent, d’embrasser dans toute son étendue un sujet aussi vaste que celui du commerce international. Une pareille question sortirait tout à fait de mon cadre. Tout ce que je veux aujourd’hui est de mettre à jour ce fait curieux, auquel peu de gens s’attendent, savoir, que la théorie du libre-échange, en vertu de laquelle le traité de commerce a été préparé, conseillé, et à la fin signé, est un mensonge économique, et que c’est ce qui résulte des révélations les plus récentes du Gouvernement. Je serais heureux que cette thèse, dont je ne fais ici que donner la substance, et qui n’a jamais été bien comprise, fût développée par un écrivain de plus de loisir que je n’en ai, et qui s’appuierait de tous les documents, chiffres, faits de statistique, considérations politiques et philosophiques qu’elle comporte.

De tous les droits de l’homme et du citoyen, celui auquel les classes ouvrières tiennent le plus, et avec raison, puisque de lui dépendent leur subsistance et leur liberté, est le droit au travail ; parlons plus correctement si nous ne voulons être repris, c’est la garantie du travail. Or, savez-vous, travailleurs, pourquoi l’Assemblée constituante, en 1848, s’est refusée à vous donner cette garantie ? Par un motif bien simple, et dont vous allez juger : c’est que, pour garantir le travail aux ouvriers, il eût fallu pouvoir garantir le placement des produits aux patrons, ce que l’Assemblée, ce que tout gouvernement unitaire, antimutuelliste, allié à la féodalité mercantile et anarchique, est radicalement incapable de faire. Garantissez, vous dis-je, à la bourgeoisie manufacturière et commerçante, travaillant pour le marché intérieur ou pour l’exportation, le placement de ses marchandises, et elle vous garantira à son tour travail et salaire : elle ne demandera pas mieux. Hors de là, votre droit au travail est un rêve, un véritable effet sans cause, et le pouvoir qui assurerait en votre nom un pareil engagement serait perdu.

Eh bien, chose dont personne ne paraît s’être douté, cette double garantie du travail et de l’échange, si précieuse au maître aussi bien qu’à l’ouvrier, avait reçu jadis une première ébauche, dans ce que l’on appelle en économie politique, balance du commerce ou système protectionniste exprimé par la douane.

Dans une république, la protection donnée par l’État au travail et au commerce du pays, est un contrat de garantie en vertu duquel les citoyens se promettent réciproquement pour leurs ventes et achats, la préférence, toutes choses d’ailleurs égales, sur les étrangers. Cette préférence est inhérente au droit républicain ; à plus forte raison, qu’on me permette d’en faire l’observation en passant, au droit républicain fédératif. Sans cela, à quoi servirait d’être membre d’une république ? Quelle attache le citoyen aurait-il à un ordre de choses où il verrait son travail, les produits de son industrie, injurieusement dédaignés pour ceux de l’étranger ?

Dans les États monarchiques, le principe est différent, bien que le résultat soit le même : c’est le Souverain, Empereur ou Roi, chef de la famille politique, protecteur naturel, qui donne leur garantie au commerce et au travail. Jusqu’en 1859, sous tous les règnes, cette pensée avait été dominante en France. Le Roi, à qui la Constitution donnait le droit de faire les traités d’alliance et de commerce, savait qu’en réservant une protection, taxe de douane, en faveur de l’industrie, de l’agriculture et du commerce de la nation, il ne faisait que stipuler au nom de tous les intérêts, comme organe de leur mutualité. C’était un premier jalon dans le progrès économique, la pierre angulaire du garantisme à venir, de la liberté et de l’égalité futures.

La douane, je le sais, est un établissement des plus incommodes ; d’énormes abus s’y sont introduits : où n’en trouve-t-on pas ? Que de fois les taxes de douane n’ont été que des instruments de monopole, le secret des fortunes les plus illicites ! Que de fois la protection destinée au travail et au commerce s’est changée en faveur pour des industries arriérées ou des entreprises absurdes ? Avant de se faire une arme du libre-échange, le monopole a exploité la protection : ne craignons pas de le proclamer bien haut. Nos ennemis sont partout, faisant front de tous côtés et flèche de tout bois : c’est ce qui rend la solution du problème économique si difficile. Je ne viens donc pas défendre la douane, dont le travail n’a plus besoin, je ne veux qu’en justifier l’intention, mais l’abolition des douanes n’est point, comme on voudrait presque le faire croire, le dernier mot de la science ; et je répète, contre des calomnies intéressées, que le but, la pensée première de cette institution fut de créer entre producteurs et échangistes un lien de garantie, dont la conséquence immédiate était la garantie du travail aux ouvriers. Ceux qui ont fait le traité de commerce oseraient-ils dire qu’ils se sont préoccupés le moins du monde de ce grave intérêt[22].

Une conséquence de cette protection mutuelle, dans un pays où elle eût été appliquée avec intelligence, c’est que la collectivité des producteurs et échangistes, c’est que l’État lui-même, tous enfin, en se garantissant la préférence des ventes et achats, auraient été conduits, dans leurs intérêts respectifs, à se garantir aussi, avec les meilleures qualités, les plus bas prix possibles, par conséquent réduction au minimum des frais d’État ou impôts, frais de banque, de change, de commission, de circulation, etc., qui, dans la France actuelle, forment au moins 25 p. 100 des prix de revient.

Ainsi, garantie du travail pour les ouvriers ; garantie de débouchés pour les maîtres ; réduction de l’impôt du côté de l’État et des services publics ; réduction des intérêts à percevoir, sous toutes les formes, par le capital, sur la production et la circulation des marchandises : voilà par premier aperçu, ce que contenait l’idée de protection, ce qu’il y avait au fond de cette vilaine chose, la douane.

Lors donc que les économistes du libre-échange, académiciens, professeurs, conseillers d’État, journalistes, quelques-uns même ex-manufacturiers, soutenus par les Anglais Bright et Cobden, proposèrent à Napoléon III de trancher, de son autorité autocratique, une question d’intérêt national et de droit mutuel, question qui ne relevait de la compétence impériale qu’autant que l’Empereur devait se considérer comme le père et le protecteur de tous, Sa Majesté était fondée à répondre : — « Eh ! quoi, je n’ai qu’un moyen d’arriver à cette garantie du travail que la république n’a pu donner aux ouvriers ; et ce moyen, vous parlez de me l’ôter, pour la glorification d’un vain système ! De même, pour arriver à la réduction de l’impôt, dompter le fisc et refréner son humeur envahissante, je n’ai qu’une ressource, c’est d’opposer à ses demandes la nécessité de maintenir au plus bas le prix de revient de nos produits : et vous m’excitez à lâcher la bride du budget, en rompant entre les départements, les communes et l’industrie, ce lien puissant de mutualité ! Vis-à-vis de cette féodalité financière, enfin, qui domine le Pouvoir et nous fait trembler tous, nous n’avons aussi qu’un moyen, qui est d’apprendre à nous passer de ses services en pratiquant de plus en plus cette salutaire mutualité : et vous parlez d’aggraver encore cette charge du capitalisme, en lui associant l’intérêt étranger ! Mais que deviendrons-nous quand, toute solidarité éteinte, l’économie nationale plongée dans l’anarchie, chacun se sera mis à la hausse ; quand le propriétaire doublera ses loyers ; quand l’ouvrier réclamera une augmentation de salaire ; quand le banquier élèvera le taux de son escompte ; quand le marchand augmentera le prix de ses marchandises ; quand moi-même, enfin, je serai obligé d’élever le traitement du fonctionnaire et le prêt du soldat ?… Garantissez-moi du travail pour nos millions d’ouvriers ; garantissez-moi pour ce travail un juste salaire, garantissez-moi la rentrée facile d’un impôt de deux milliards et bientôt cinq cents millions ; assurez l’Empire contre cette aristocratie qui bientôt nous engloutira tous ; et je fais ce que vous me demandez ; je livre à votre expérimentation les grandes industries du pays, agriculture, viticulture, extraction, construction, élevage, etc. Je consens à me faire, pour quelques années seulement, éditeur responsable de votre libre-échange. »

Ce n’est pas avec cette réserve que le Gouvernement impérial a saisi la question : il est vrai qu’il ne s’est trouvé personne, parmi ses serviteurs et amis, pour lui montrer la vérité à travers les sophismes qui l’assaillaient. On a pris pour de la justice les suggestions de l’envie ; on a méconnu, nié, au nom de la liberté, la solidarité économique, fondement de la liberté et de l’État ; on a rompu le dernier lien qui unissait la classe ouvrière à la classe bourgeoise ; on a élargi le champ d’opération de l’agiotage cosmopolite, de la spéculation sans patrie ; on n’a pas même été insensible au plaisir de faire la chose dont on devait se défier le plus, puisque c’était de toutes la plus agréable à l’Angleterre. Aussi, comme on devait s’y attendre, le budget n’a pas cessé de monter ; la vie est devenue de plus en plus chère et difficile. Mais le Gouvernement pourra dire, et ce sera sa gloire, s’il faut en croire ses imprudents conseillers, qu’il ne protège désormais personne, ni les ouvriers, ni les maîtres, ni le travail national, ni le commerce national, ni l’industrie, ni l’agriculture, ni même le territoire national, attendu qu’il ne tient qu’aux capitalistes étrangers, amis du libre-échange, d’en acquérir les plus beaux lopins. Et réciproquement chacun, se voyant abandonné à sa propre force pourra dire qu’il ne tient plus à sa nationalité. Qu’importe désormais aux départements une France à laquelle ils ne devront rien ? De deux choses l’une : ou ils soutiendront, par leur seul effort, la concurrence étrangère, et dans ce cas ils n’en seront redevables qu’à eux-mêmes ; ou bien ils succomberont à la concurrence, et alors ils pourront accuser cette France à laquelle le sort les a attachés.

Mais sachons en quoi consiste cette fameuse théorie du libre-échange, à laquelle, par la plus étrange des fortunes, il a été donné de prévaloir, en France, sous le règne d’un Bonaparte et au profit de l’Angleterre, sur la raison économique du pays, et éventuellement sur la masse des intérêts français.

II. — Les évangélistes du libre-échange, Cobden et Bastiat, soutiennent en substance :

1o Quant au principe : Que toute cette mutualité est inutile, que ni les producteurs et consommateurs, ni les ouvriers et patrons, ni la bonne foi des transactions et la morale publique, ni la sécurité de la Nation et de l’État, n’en ont besoin ; — qu’un système de garanties mutuelles ayant pour but de neutraliser les effets fâcheux de la concurrence, du monopole, de la propriété, de l’emploi des machines, du crédit, de l’impôt, etc., serait une entrave déguisée, pire que les inconvénients auxquels on se proposerait de porter remède, pire que la douane ; que le plus sûr pour tout le monde est donc de ne rien promettre, rien garantir, ni travail, ni échange, ni qualité, ni bon marché, ni probité, mais de s’en tenir à la liberté pure et simple, pleine et entière, et d’agir au gré de ses intérêts ; qu’il n’est Droit, Justice, Morale, Religion, Police, qui vaille la Liberté, la liberté anarchique, la liberté absolue.

2o Quant aux effets du libre-échange, soit en ce qui concerne le travail des ouvriers, les débouchés du commerce, le danger à courir pour les industries peu avancées, soit relativement à la sortie du numéraire et aux crises financières toujours et de près suivies par les crises commerciales ; les théoriciens du libre échange prétendent que toutes ces appréhensions sont chimériques ; qu’en définitive les produits ne s’échangent pas contre du numéraire, mais contre des produits ; que si, entre deux nations, A et B, qui commercent entre elles, il y a cette année un solde métallique à payer par A, l’année prochaine, ce solde devra être acquitté par B ; qu’en effet, plus l’argent abonde en un pays, plus sa valeur relative, comme marchandise, diminue ; plus, par conséquent, il tend de lui-même à refluer vers les pays qui en manquent, c’est-à-dire à s’échanger contre des marchandises ; qu’ainsi s’effectue, sans déficit pour personne, la balance ; enfin, que tout climat n’étant pas propre à la production de toute espèce de richesse, ce serait pour une nation le plus mauvais calcul que de s’opiniâtrer à produire chèrement des choses pour lesquelles la nature ne l’a pas outillée, et qui lui viennent d’ailleurs à plus bas prix.

Telle est, réduite à son expression la plus concise et dégagée des déclamations qui l’obstruent, la théorie du libre-échange. Elle n’est ni moins ni plus que ce que je viens de dire, et elle ne saurait être ni moins ni plus : puisque si elle faisait la moindre réserve contre la liberté absolue de l’individu en faveur de la garantie sociale, nationale, la théorie n’existerait plus.

Le libre-échange, même sans réciprocité, entendez-vous ? c’est-à-dire avec toutes les inégalités que la nature et la fortune, le capital et l’indigence, la civilisation et la barbarie, ont accumulées entre les hommes. Certes, je ne puis croire que MM. Bright et Cobden, dans leurs conférences avec Napoléon III, aient poussé jusque-là leur principe. Sans réciprocité ! il y avait de quoi soulever dix fois le bon sens impérial.

J’ai prévenu que je n’entrerais pas dans une discussion longuement développée du libre-échange : le but que je me propose en ce moment n’est pas celui-là. Je me borne, après avoir résumé en une page cette fameuse théorie, à indiquer aussi sommairement les éléments de sa réfutation.

La théorie libre-échangiste, considérée dans sa formule philosophique, est aujourd’hui fort répandue, elle règne autre part encore que dans l’économie politique, et tend à se substituer partout où elle se produit aux principes de la Morale, du Droit et de l’Art même. Cette théorie, radicalement fausse, est la même que celle si connue et si discréditée, que celle de l’Art pour l’Art, l’Amour pour l’Amour, le Plaisir pour le Plaisir, la Guerre pour la Guerre, le Gouvernement pour le Gouvernement, etc., toutes formules qui, faisant abstraction de la morale, de la science, du droit, des lois de la logique, de la nature et de l’esprit, reviennent à celle-ci : la Liberté pour la Liberté.

Non, dis-je, il n’est pas vrai que la Liberté puisse, par elle-même, suppléer aux lois de la Conscience, aux principes de la Science et du Goût ; en autres termes, il n’est pas vrai que la Vérité, la Raison, le Devoir et le Droit, l’Amour et le Goût se résolvent dans ce terme unique, la Liberté. L’Intelligence est autre chose que la Liberté ; l’Amour et l’Art, autre chose que la Liberté ; la Société et la Justice, à plus forte raison, autre chose que la Liberté. De ces divers principes indispensables à l’ordre social, aucun n’est donné dans la Liberté, bien que tous la requièrent ; et c’est pourquoi il ne suffit pas que ni l’échange, ni le travail, ni le crédit ou la propriété soient libres, pour qu’on les déclare équitables et encore moins garantis. J’affirme, autant qu’homme du monde, la Liberté ; je la veux et la revendique ; mais elle ne me suffit pas. Je réclame, en outre, dans mes relations économiques avec mes semblables, de la Vérité, de la Mutualité et du Droit, de même que je veux dans l’Art, du goût et de la raison ; dans l’Industrie, de l’utilité ; dans la Science, de l’exactitude et de la méthode. Or, ces conditions sans lesquelles la Liberté n’existe pas pour moi, non plus que l’Art, la Philosophie, la Science, etc., sont justement ce qui fait défaut dans le libre-échange.

Si le principe du libre-échange est, à priori, démontré faux par la philosophie et par la morale, les considérations de fait alléguées en sa faveur sont également fausses et controuvées.

Il n’est pas vrai qu’une nation doive abandonner les industries qui lui produisent le moins, pour s’en tenir à celles qui lui produisent le plus. Ce serait renoncer aux trois quarts du travail humain. Toute production a son point de départ et sa matière dans le sol ; mais le sol ne se distingue pas seulement selon des aptitudes, il se diversifie aussi suivant sa fécondité. Et puisque la terre a dû être partagée entre ses habitants, il faut bien, en vertu de la solidarité politique et sociale, que les plus favorisés protègent, en quelque façon, de la supériorité de leurs cultures et de leurs industries les moins heureux.

Il n’est pas vrai, d’un autre côté, que les inégalités de climature et de terrain puissent, avec le temps, à force de capitaux, de travail et de génie, se compenser, comme le suppose la concurrence internationale réclamée par les libre-échangistes. Les causes de la richesse sont changeantes ; l’industrie change à son tour, et le milieu social, par ses variations, affecte incessamment le marché, la production elle-même. Aujourd’hui à l’un la palme de l’échange ; demain à l’autre : faire de cette mobilité, de cet antagonisme, une loi internationale, au lieu d’y pourvoir par un pacte de mutualité, n’est-ce pas, comme je le disais tout à l’heure, rechercher la concurrence pour la concurrence, l’échange pour l’échange, à la place d’une garantie universelle instituer un agiotage humanitaire ?

Il n’est pas vrai, comme le prétendent mensongèrement les économistes, que l’or et l’argent monnayés soient un produit comme un autre, se comportant de la même manière que les autres sur le marché, de sorte que le solde en numéraire à payer à une nation par une autre soit chose indifférente : non, cela n’est pas vrai, la crise financière à laquelle nous assistons depuis six mois, crise qui a fait monter le taux de l’escompte de six à huit pour cent, et qui a fini par se transformer de crise financière en crise commerciale et industrielle, le démontre.

Il n’est pas même vrai, entendez bien ceci, Messieurs du libre-échange, que même dans le cas d’une parfaite réciprocité, je veux dire là où la balance du commerce serait également favorable aux deux parties, les avantages soient égaux ; il faut tenir compte du plus ou du moins, soit de valeur utile donnée par la nature, soit de valeur échangeable créée par le travail et qui existe dans les produits[23].

Il n’est pas vrai, enfin, et cette négation résulte des précédentes, que, chez le peuple qui aurait constamment la balance favorable, tout soit profit et augmentation de richesse : à côté des exportateurs enrichis et de leurs adhérents, il existera toujours, et fatalement, une masse de travailleurs, leurs compatriotes, ruinés ou appauvris.

Telles sont les propositions principales que j’eusse voulu développer avec étendue contre les jongleries du libre-échange ; malheureusement, ce n’en est pas pour moi le lieu. Au reste, à quoi bon ? Les fauteurs du traité de commerce sont aussi convaincus de leur vérité que moi-même ; il suffit, pour le moment, que je prouve, par leurs aveux et par les déclarations du Gouvernement, que leur théorie est un mensonge économique.

Lorsque M. Pouyer-Quertier s’en vint, dans la dernière session du Corps législatif, critiquer le traité de commerce, établir, avec des montagnes de chiffres, l’énormité de notre déficit, lorsqu’il fit voir que dans ce traité, digne pendant de ceux de 1786 et 1717, tout était bénéfice pour l’Angleterre, tout désavantage pour nous ; comment, à mesure que l’importation augmentait de notre côté, diminuait en même temps, et le travail, et la somme des salaires, et la sécurité des ouvriers ; l’alarme fut au camp, les figures étaient piteuses. Qu’allait devenir l’infaillibilité gouvernementale, si la situation dénoncée par M. Pouyer-Quertier se maintenait encore un ou deux ans ?… Alors on ne se moquait pas du vieux préjugé concernant la balance du commerce : que n’eût-on pas donné pour l’avoir au moins égale ? On ne traitait pas le grand Colbert, fondateur de l’industrie et du commerce français, créateur de toutes les magnificences de Louis XIV, de petit génie, pour avoir entouré cette industrie naissante de tant de protection. On ne plaisantait pas avec ces énormes sorties de numéraire. Que fut-il donc répondu au député de Rouen ? Lui dit-on que le défaut de réciprocité qui se trahissait à chaque instant dans les applications du Traité était un grief absurde ; que la réciprocité n’était rien, que la liberté était tout ; que ce qui faisait l’excellence du principe sur lequel avait été basé le Traité, c’était justement d’avoir pu dispenser les contractants de toute réciprocité ?… Entrant ensuite dans le détail, fit-on observer à M. Pouyer-Quertier, qu’il avait tort de s’inquiéter du solde que nous pourrions avoir à payer en espèces, attendu qu’en fin de compte les produits s’échangent contre des produits, et que, dussions-nous laisser prendre sur nous hypothèque ou céder quelques portions de territoire, comme fait l’Italie unitaire, nous pouvions tenir pour certain que tôt ou tard les espèces nous rentreraient ? Lui répliqua-t-on, lorsqu’il étala le triste état de notre marine, que cette infériorité toute spéciale, trop bien constatée, loin d’être pour nous un mal devait plutôt être considérée comme un bien, puisqu’il s’ensuivait que le fret était plus cher par navire français que par navire anglais, et l’Angleterre se mettant à cet effet à notre service, nous étions fondés à regarder ce pays comme notre tributaire ?…

Non, rien de tout cela, rien de ce qu’allèguent dans leurs livres les théoriciens, n’a été opposé au digne représentant du commerce français. On s’est bien gardé d’apporter devant le Corps législatif de pareils raisonnements. La majorité se fût soulevée d’indignation. On a amoindri, tant que l’on a pu, les faits désolants cités par l’orateur ; on a contesté l’exactitude de quelques-uns de ses calculs ; enfin, passant condamnation pour les années 1859-1862, on a dit que l’avenir changerait les rapports ; que l’on ne possédait pas encore tous les documents pour 1863, mais que, d’après les faits déjà connus, il y avait tout lieu d’espérer que, cette année 1864, la balance nous deviendrait favorable.

C’est-à-dire que, dans toute cette discussion à propos du Traité de commerce, discussion dans laquelle, indépendamment de la grandeur des intérêts, il s’agissait, chose bien autrement grave, d’une doctrine, de la doctrine du libre-échange, pas un mot emprunté à cette doctrine n’a été allégué par ses défenseurs ; tout au contraire on s’est servi, pour la défendre, de considérations protectionnistes ; on a parlé de ses futurs résultats comme on aurait fait de ceux de la douane ! On a dit que la France, considérée comme puissance industrielle, ne reconnaissait point de rivale ; qu’au travail comme à la guerre, elle brillerait, quand elle voudrait, au premier rang ; qu’elle ne se doutait pas elle-même de l’immensité de ses ressources ; que son grand défaut était de se défier de son génie ; que si, dans un début, elle avait faibli sur quelques points, bientôt elle reprendrait sur tous ses avantages ; qu’alors, au lieu d’accuser d’imprudence l’initiative du Gouvernement, elle remercierait sa sagesse de l’avoir débarrassée de toutes ces entraves, etc., etc.

C’était le cas pour nos députés patriotes de s’écrier : Qui trompe-t-on ici ? Quoi ! nous sommes censés unis avec l’Angleterre par un traité de libre-échange, et nous raisonnons protection ! À qui reproche au Gouvernement la disproportion énorme de nos importations sur nos exportations, à qui lui démontre que la balance est de deux ou trois cents millions contre nous, on répond : Patience ! vous l’aurez à votre tour favorable !… Mais est-ce que nos députés patriotes, avec leur verbiage, entendent mot aux questions économiques ? D’autres tendent le filet ; quant à eux, ils se chargent de troubler l’eau. Parlez à ces grands politiques du principe des nationalités : à la bonne heure. Cela ne se définit pas plus que cela ne se voit : mais ils vous en entretiendront trois heures sans cracher ni boire. S’agit-il du travail national, de l’industrie nationale, des garanties nationales, de tout ce qui, dans une nation, constitue réellement la nationalité, pour eux, c’est du matérialisme, de l’égoïsme, du chauvinisme : ils n’y comprennent plus rien. Oh ! l’Angleterre est bien servie par la presse et par la tribune françaises. Nos orateurs de l’Opposition sont au niveau de nos écrivains. Qu’ils passent le détroit ; ils seront reçus en amis et en frères.

Certes, le Gouvernement de l’Empereur peut se vanter d’avoir été plus heureux que logicien. Si l’on peut s’en rapporter aux documents fournis par l’administration, l’année 1863 n’a point ressemblé aux précédentes ; l’année 1864, ils s’en flattent d’avance, leur ressemblera encore moins. Non-seulement le chiffre de nos exportations de 1863 a dépassé celui de nos exportations de 1862 ; il a dépassé encore, et de beaucoup, celui de nos importations. Ainsi nous nous sommes relevés. Le Gouvernement, que faisaient trembler les prédictions de M. Pouyer-Quertier, est hors de péril. La balance nous est redevenue favorable. C’est à nous que l’étranger devra payer un solde, qui ne sera pas moindre, assure-t-on, de 255 millions.


« Le total des marchandises importées pour notre consommation, en 1863, a été de 2 milliards 367 millions, contre 2 milliards 198 millions, en 1802, et 2 milliards 442 millions en 1861.

« Le total des marchandises françaises exportées a été, en 1863, de 2 milliards 622 millions. En 1862, il se tenait à 2 milliards 243 millions, et en 1801, à 1 milliard 926 millions. »

« Ainsi, en 1803, contrairement à ce qui s’était produit en 1861, et avait si bien servi de texte aux déclamations protectionnistes notre exportation a de beaucoup dépassé notre importation : la voici, malgré la fermeture partielle du marché américain, arrivée à 2 milliards 622 millions. »

L’administration triomphe de ces chiffres : elle ne paraît pas se douter qu’ils sont, au point de vue des principes, la condamnation du traité de commerce. Notez pourtant que les Anglais continuent, plus que jamais, de s’applaudir des bons effets de ce traité. Sans doute que, plus raisonnables que nous ne sommes, ils ne tiennent pas à avoir la balance favorable, bien moins encore à jouir de la réciprocité. Notez de plus que c’est juste au moment où, d’après les comptes-rendus officiels de la douane, les espèces métalliques devraient nous rentrer par centaines de millions, que nous sommes en proie à cette crise financière qui ébranle le monde économique jusqu’en ses fondements. Mais je tiens l’administration véridique : que répliquerait-elle à M. Pouyer-Quertier, si revenant à la charge, il lui tenait ce discours :

« Ah ! nous n’en sommes donc plus à la théorie du libre-échange, puisque nous nous réjouissons de si bon cœur, en vrais protectionnistes que nous sommes, de ce que la balance est pour nous. Eh bien, raisonnons dans cet ordre d’idées, dont le Gouvernement de l’Empereur eût bien fait de ne s’écarter jamais, et poussons le raisonnement jusqu’à sa dernière conséquence.

« Pour arriver à ces totaux formidables, 2 milliards 622 millions de marchandises exportées, contre 2 milliards 367 millions de marchandises importées, en tout 4 milliards 989 millions d’échanges ; — pour soutenir aussi vaillamment la concurrence britannique, comme vous aimez à vous en vanter vous-mêmes, comment nous y sommes-nous pris ? C’est ce qu’il importe actuellement d’éclaircir.

« D’abord le Gouvernement a affranchi de tous droits ou considérablement dégrevé les matières premières destinées à alimenter notre travail national. Il en est résulté pour le Trésor un déficit qui a dû être couvert par d’autres recettes. Jusque-là nous ne voyons pas qu’il y ait eu pour la nation grand profit. Puis, le Gouvernement ayant fait en faveur du Traité les premiers sacrifices, ç’a été le tour des producteurs et exportateurs, d’opérer leur dégrèvement. On aura, sans nul doute, renouvelé les machines, amélioré les procédés, multiplié les essais ; on a diminué les salaires ; on s’est contenté de moindres bénéfices ; on a cherché à obtenir des réductions sur l’escompte, le change, la commission, le fret, etc. Quel a été le montant de ces sacrifices et de ces faveurs ? Combien faudra-t-il d’années, pareilles à 1863, pour nous en couvrir ? Aux avances prématurées des entrepreneurs, se sont jointes les souffrances des salariés : quelles compensations, sur les bénéfices plus ou moins réels de cet immense trafic, leur seront allouées ? Déjà ils se sont coalisés pour la hausse, au grand déplaisir des patrons : pensez-vous qu’un peu de protection pour tout le monde n’eût pas été préférable ? Comparant les deux situations de 1858 et 1863, est-il certain que notre commerce international, dont les quantités viennent de prendre un si formidable accroissement, nous laisse un bénéfice proportionnel ? Car si, comme il est permis de s’y attendre, le bénéfice était le même, le résultat serait glorieux : nous aurions travaillé davantage pour ne pas gagner plus. Supposant en outre les profits actuels de notre commerce extérieur supérieurs à ce qu’ils étaient il y a cinq ans, valent-ils le surcroît de peine que nous nous sommes donné, les risques plus graves que nous avons courus ? Sur quatre-vingt-deux articles dénommés au tableau, il en est dix-sept dont les sorties, au lieu d’augmenter, ont baissé ensemble de trente-deux millions. L’excédant de profit obtenu par les soixante-cinq autres ne doit-il pas venir aussi en dédommagement à ceux-là. Aucune solidarité de ce genre n’existe chez nous entre les diverses industries : loin de là, l’esprit du traité de commerce serait plutôt d’en effacer jusqu’à la trace. Faut-il laisser périr les infirmes ? Ce serait nous amoindrir comme organisme de production. Nous imposerons-nous en leur faveur de nouvelles taxes ? Ce serait de la protection. — Et notre marine, où en est-elle ? La laisserons-nous tomber, faute d’un fret rémunérateur ? Mais nous tenons à notre marine de guerre, et une marine de guerre est impossible sans une marine de commerce. Donc, nous ajouterons au fret demandé par les navires anglais tant pour cent de prime aux navires indigènes, afin qu’ils puissent soutenir la lutte. Mais c’est de la protection. Nous payerons une prime à nos pêcheurs : toujours de la protection. — Encore si le succès, tel quel, de 1863, pouvait nous garantir celui des années suivantes. Mais rien n’est plus journalier que le commerce ; l’avantage obtenu cette fois peut être perdu l’année prochaine, de sorte que, sans parler des chômages, de la pléthore, de la surproduction, des crises et banqueroutes, nous vivons, du fait seul de la concurrence, dans de perpétuelles alarmes. »

Voilà ce que M. Pouyer-Quertier et ses amis seraient en droit d’objecter et à quoi il faudrait répondre, avant de se féliciter, comme on le fait aujourd’hui, des résultats du traité de commerce. Et quand on aurait fourni tous ces éclaircissements, qu’aurait-on prouvé ? Une seule chose : c’est que le peuple français est un peuple de ressources ; que son industrie est merveilleuse, sa résignation encore plus grande ; qu’il n’est témérité ou aventure dont il ne parvienne, à force de dévouement, de privation et de génie, à se racheter ; mais nullement que la théorie du libre-échange soit une vérité, bien moins encore que ce vaste système d’importation et d’exportation puisse faire la félicité d’un peuple. Tout au contraire, il est prouvé, par l’exemple de l’Angleterre et de la Belgique, que si le commerce et l’industrie d’exportation sont pour un certain nombre de capitalistes et d’entrepreneurs, la source des grandes et rapides fortunes, c’est en même temps pour les masses ouvrières, la cause des plus profondes misères et de la plus irrémédiable servitude.

III. — Quelques mots encore sur ce sujet, et je termine.

Le libre-échange, de même que le libre travail, la libre concurrence, et une foule d’autres choses qu’il est de mode aujourd’hui, dans un certain monde, de qualifier libres, peut se prendre en deux sens fort différents. Ou bien, il s’agit, en effet, d’une liberté de commerce entourée de toutes les garanties de sincérité, de mutualité et d’égalité que réclame le droit économique, et dont nous avons parlé précédemment dans la deuxième partie de ce travail ; dans ce cas, il est clair que la liberté des échanges ainsi pratiquée ne peut être que loyale, utile, féconde, absolument irréprochable ; il est à peine besoin d’ajouter que nous sommes, au plus haut degré, libre-échangiste. Ou bien, l’on n’entend parler, avec les économistes de l’école anglaise, que de l’échange fait ad libitum, en toute licence, en dehors de toute réserve de droit, de mutualité, égalité et sûreté : dans ce cas, il n’est pas moins évident qu’un pareil trafic, trafic de surprise, anarchique et plein de mauvaise foi, n’est qu’un leurre grossier, que tout économiste honnête homme et soucieux des intérêts de son pays repoussera avec indignation. Cette manière d’entendre le libre-échange est celle que nous repoussons et combattons de toutes nos forces ; nous en avons dit en partie les raisons, que nous allons rappeler en quelques lignes.

Les effets du commerce ad libitum, ou commerce anarchique, destitué de toutes garanties, doivent être étudiés à deux points de vue différents : 1o suivant que les marchandises échangées par les deux nations seront en quantités respectivement inégales, et que l’une ayant plus livré que reçu, plus exporté qu’importé devra recevoir de l’autre un solde en espèces ; ou bien 2o, suivant que les quantités échangées ayant été les mêmes, la balance sera en équilibre, et qu’il n’y aura de solde à acquitter par personne.

Le premier de ces deux cas, celui de l’inégalité des livraisons donnant lieu à un solde en espèces, est le seul dont on se soit occupé jusqu’à présent, ainsi qu’on a pu en juger d’après la dernière discussion du Corps législatif. Tout le monde, adversaires et partisans du Traité de commerce, représentants et ministres, hommes du Pouvoir et de l’École, ont parfaitement compris ce qu’aurait de grave pour les intérêts français le fait d’une balance constamment défavorable. Crise financière et monétaire, achat de métaux précieux, hypothèques prises par l’étranger sur le territoire national, sont les moindres conséquences qui devaient en résulter. Aussi, en présence des faits alarmants dénoncés par M. Pouyer-Quertier, le mensonge libre-échangiste n’a pu tenir. Tous les sophismes ont été oubliés ; et l’on n’a eu de repos que lorsque, sur la foi des statistiques officielles, on a cru pouvoir dire au Pays : rassurez-vous ; nous aurons à recevoir cette année même un solde de 255 millions en espèces !… Ni la prudence du Pouvoir ni la critique bourgeoise ne sont jamais allées au delà.

Tout n’est pas dit cependant, parce que l’encaisse de nos banques aura été préservé, voire augmenté ; et de ce que, des deux côtés du détroit, la masse des échangistes n’aurait rien perdu, ou même aurait fait des bénéfices, il ne s’ensuivrait point que la situation du pays ne serait pas devenue pire.

Qui dit libre-échange, au sens où ce mot est employé par l’école anarchique, dit naturellement, et dans le même sens, libre concurrence : ces deux expressions peuvent être considérées comme synonymes. Ce n’est pas tout : au libre-échange et à la libre concurrence viennent s’ajouter, par la loi des analogies et la force des conséquences, et toujours d’après la même définition négative de la liberté, la libre industrie, le libre crédit, la culture libre, la propriété libre, l’hypothèque libre, etc. Toutes ces catégories de la liberté peuvent se résumer en une formule unique, qui sera l’économie politique libre, c’est-à-dire anti-juridique, anti-mutuelliste, anti-sociale.

Nous connaissons les effets bons et mauvais de la libre concurrence pratiquée de peuple à peuple, sur la plus vaste échelle ; nous avons vu, et l’histoire de chaque jour témoigne, qu’elle se manifeste par des différences, ce qui veut dire des soldes de 200 à 300 millions, des emprunts proportionnés, des cessions de territoire, traînant à leur suite l’inféodation, l’exhérédation, la dénationalisation. En France, pour ne point sortir de notre pays, la haute banque est tenue principalement par des étrangers : Anglais, Hollandais, Belges, Allemands, Suisses, Israélites, etc. ; le meilleur de nos propriétés en Touraine, Bourgogne, Bordelais, etc. ; nos crus les plus précieux, ont passé également entre les mains d’étrangers. Le peuple français, classe ouvrière et classe moyenne, ne sera bientôt plus chez lui que fermier et salarié.

Et, en effet, de même que le libre-échange ou la libre concurrence implique comme corollaires, la libre industrie, le libre crédit, le libre agiotage, la libre coalition, la libre propriété ; pareillement, le grand commerce et la grande concurrence, organisés par le libre-échange international, entraînent la grande industrie, la grande banque, les grandes compagnies, les gros intérêts, la grande spéculation, la grande culture, la grande propriété : ce que vous pouvez résumer par cette formule : la féodalité capitaliste — industrielle — mercantile — propriétaire libre.

Quelques chiffres, un simple calcul va vous donner le secret de cette effrayante transformation, tant de fois dénoncée depuis vingt-cinq ans.

Dans quelles conditions un pays peut-il nourrir le plus grand nombre d’habitants, en ménageant à tous la plus grande somme de bien-être possible ? Le savez-vous, braves salariés, qui ne posséderez jamais un pouce de terre, et qui battez des mains aux mots de libre-échange comme à celui de nationalité ? Y avez-vous seulement réfléchi ?

La réponse est aisée, et rien que sur son énoncé, vous ne douterez pas de sa certitude : c’est quand tout le monde est propriétaire, que les fortunes sont le plus égales, et que chacun travaille.

Je ne crois pas qu’un seul économiste, pas même un aristocrate, mette en doute la vérité de cette proposition. Suivez maintenant mon raisonnement.

La France actuelle compte environ 54 millions d’hectares de superficie.

Sur ces 54 millions d’hectares, il existe approximativement :


Terres labourables ............................... 27,000,000 hect.
Vignes et potagers ............................... 2,777,00
Prés ............................... 4,834,000
Cultures diverses ............................... 4,000,000
Landes, pâturages, bruyères ............................... 7,800,000
Bois, forêts ............................... 8,500,000
Rivières, lacs, ruisseaux,
étangs, canaux, etc.
............................... 213,800


Une famille de paysans propriétaires, cultivant de leurs propres mains, et composée en moyenne de quatre à cinq personnes, peut vivre à l’aise sur une propriété ainsi composée.


Terres arables ............................... 3 hect
Vignes et jardins ............................... 30 ares
Prés ............................... 54
Cultures diverses ............................... 12
Part de jouissance dans les eaux et forêts,
landes, bruyères, etc.
............................... 96
............................... -------- --------
Ensemble 4 hect. 92 ares


En deux mots, une famille de paysans, composée de quatre à cinq personnes, vivra à l’aise sur un patrimoine d’environ 5 hectares de superficie. Elle trouvera dans cette exploitation, outre la contribution à payer à l’État, un supplément de denrées qui lui servira les produits industriels, draps, linges, taillanderie, mobilier, poterie, etc., dont se compose le ménage agricole : ce que nous évaluerons, avec l’impôt, au tiers de la consommation.

D’après cela, nous trouvons, que la population de la France, sous ce régime de petite propriété et de travail universel, pourrait être de 9 millions de familles agricoles, viticoles, etc., donnant ensemble 40 millions d’habitants ; plus un tiers de ce nombre pour la population industrielle, les fonctionnaires, l’armée, etc., 13, 500, 000 ; en tout 53 millions 500,000 personnes pour la France entière. Beaucoup de gens prétendent que la France en nourrirait le double.

Or, de combien s’en faut-il que la population actuelle de l’Empire atteigne à ce chiffre ? — 16 millions à peu près.

Quelle est la cause de ce déficit ? — La cause, je l’ai dite tout à l’heure : c’est que les propriétaires sont en minorité, que les fortunes sont très-inégales, et que trop de gens ne travaillent point, ou se livrent à un travail improductif. La cause, c'est la grande concurrence, la grande industrie, la grande banque, les grandes compagnies, la grande spéculation, la grande propriété, en un mot la féodalité capitaliste, mercantile, industrielle et propriétaire, à laquelle nous laissons toute liberté de se développer aux dépens des classes moyenne et travailleuse, et qui dans ce moment travaille à se généraliser par toute l'Europe et sur la face du globe, par le libre-échange.

Nous avons vu tout à l'heure que pour faire vivre à l'aise une famille de paysans, de quatre à cinq personnes, et lui procurer en outre de quoi payer, avec l'impôt, les divers produits de l'industrie que réclame son bien-être, il suffisait de 3 hectares de terre labourable, 30 ares de vigne, 50 de pré, etc., en tout près de 5 hectares. — Cette superficie territoriale, partie cultivable, partie non cultivable et abandonnée au domaine public, est loin de suffire à une famille vivant de fermages, et qui, par conséquent ne travaille pas. Dans mon pays, qui n'est peut-être pas des meilleurs, mais qui n'est pas non plus des pires, la rente foncière, nette, est d'environ 50 fr. par hectare de terre labourable : en sorte que pour fournir à une famille de petits bourgeois campagnards un revenu de 5,000 fr., il ne faut pas moins de 100 hectares de terre, non compris les accessoires obligés en prés, broussailles, pâtis, etc. ; trente fois ce qui suffit à une famille de paysans travailleurs !... Pesez ceci, démocrates qui admirez le libre-échange : la propriété nécessaire à une famille bourgeoise, vivant modestement, mais seulement de ses rentes, est à celle qu'exige le paysan travailleur, comme 30 est à 1. Le reste est à l'avenant.

La surface des propriétés bâties, servant à loger la nation tout entière, était évaluée, il y a douze ans, à 241,842 hectares ; soit, en supposant le nombre des familles de 10 millions, 241 mètres carrés par famille, évaluation beaucoup trop faible, puisque, dans les villes surtout, nombre de maisons sont à plusieurs étages. Une maison de 241 mètres de superficie est une grande maison de paysan, et s’il y a un étage, elle peut passer pour un castel. Or, que de familles, dans les villes susdites, occupent moins de 40 mètres carrés !

Ce n’est pas tout : il faut au grand propriétaire des avenues, des parcs, cours, basse-cours, terrains, allées, du terrain mort : là surtout éclate la magnificence. Tel particulier dépense plus à cette extermination du sol que tout un canton pour ses chemins vicinaux.

D’après quelques statistiques, on peut évaluer la quantité de viande de boucherie, charcuterie, volaille, poisson et gibier, consommée en France, à 900 millions de kilogrammes, soit, par personne et par an, 22 kil. 5, ou mieux encore, 62 grammes (deux onces) par tête et par jour. Les prix varient, selon les qualités et le choix des morceaux, de 1 fr. 20 à 3 fr. 60 le kilogramme pour le bœuf ; 90 cent. à 2 fr. 20 pour le mouton et le veau ; 1 fr. 40 à 1 fr. 60 le porc. En supposant que dans un régime de garantie mutuelle et d’égalité, la production de la viande ne fût pas plus considérable, ces 62 gr., soit demi-livre par famille de paysan et par jour, seraient mieux que rien : il y aurait juste de quoi graisser leur soupe et frotter leur pain. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Chez nous, comme en Angleterre, en Flandre, en Hollande, ceux qui peuvent payer la viande en mangent de fortes quantités, en sorte que si l’on peut porter à 12 millions le nombre de ceux qui participent à la consommation, il y a 25 millions d’âmes qui s’en abstiennent.

On calcule qu’il se récolte en France, bon an, mal an, 30 millions d’hectolitres de vin. Sur ce nombre 5 à 6 millions sont convertis en eau-de-vie, et autant peut-être livrés à l’exportation. Restent 20 millions d’hectolitres pour la consommation quotidienne, soit 50 litres par tête et par an, ou si l’on aime mieux, un canon à peu près par jour. Tout individu qui boit plus d’un canon de vin dans sa journée, oblige un autre individu à s’en abstenir.

Voici à peu près de quoi se compose la nourriture quotidienne de l’ouvrier à Paris :


Pain, 750 grammes ............................... 0 fr. 30 c.
Potage ............................... 15
Viande et légumes ............................... 50
Vin, un quart de litre ............................... 20
Café ............................... 10
------- -------
Total 1 fr. 25 c.


Faisons maintenant la carte, non pas du millionnaire, mais simplement de l’homme aisé et modeste :


Déjeuner : café, côtelette
ou beefsteack
............................... 1 fr. 50 c.
Dîner : pain ............................... 20
viande, poisson, volaille ............................... 1 50
Potage ............................... 50
Légumes ou salade ............................... 75
Dessert ............................... 50
Vin ............................... 1
Café, liqueurs ............................... 80
------- -------
Total 6 fr. 75 c.

Rien de plus aisé, comme l’on voit, à un homme ordinaire que de consommer, sans fatigue, autant que cinq autres : la question est qu’il puisse payer. Mais il ne s’agit pas en ce moment de cela. Existe-t-il un rapport économique entre cette inégalité de jouissance et le libre-échange ? À quoi je réplique que personne ne conservera à cet égard le moindre doute, pour peu qu’il réfléchisse à ce qui vient d’être dit dans les pages qui précèdent, et que nous allons résumer en quelques mots :

Dans une société démocratisée, où la propriété foncière a été rendue divisible et aliénable ; où le partage dans les successions est égal ; où le paysan qui cultive paye la terre à plus haut prix que le rentier, qui l’afferme à 2 p. 0/0, où, enfin, par l’égalité du droit civil et politique, il y a tendance énergique au nivellement, il ne reste qu’un moyen de conserver le parasitisme et l’inégalité des jouissances, c’est de combiner ensemble : 1o la centralisation ; 2o l’impôt (V. plus haut, ch. Ier) ; 3o la dette publique (ibid) ; 4o les grands monopoles (compagnies financières, de chemins de fer, de mines, de gaz, notaires, agents de change, etc.) ; 5o l’insolidarité ou anarchie économique ; 6o la liberté des usures ; 7o le libre-échange.

En résultat, pour faire vivre, je ne dis pas magnifiquement, mais confortablement 250,000 familles, soit un million de personnes sur un effectif de 40 millions, il faudra, à raison de 10,000 francs en moyenne par famille, prélever sur la consommation du pays, 2 milliards 500 millions ; — la rente foncière ne suffisant pas, puisqu’elle ne donne guère plus de 50 francs net par hectare, il faudra organiser une vaste féodalité mercantile et industrielle ; créer une foule d’emplois publics, des sinécures ; — il faudra diminuer la production des céréales afin d’augmenter d’autant celle des avoines et fourrages, c’est-à dire de la viande, puisque la quantité produite, en toute nature, ne suffira pour en donner au demi-quart des habitants ; il faudra reconstituer de grandes propriétés, des domaines somptueux, où le luxe ait de l’espace et s’étende à l’aise ; il faudra, en un mot, réduire la population, attendu qu’il y en aura toujours trop, ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre.

Le libre-échange est le grand ressort de cette machine. Par lui, la concurrence anarchique est élevée, dans tous les pays échangistes, à sa plus haute puissance ; le petit commerce, la petite fabrique, sont écrasés ; la petite culture est dans une certaine mesure atteinte ; la classe moyenne anéantie, la plèbe ouvrière domptée ; tout cela d’autant plus sûrement, que le dernier et le plus rude coup partant du dehors semble l’effet du destin et ne laisse aucune place à la plainte ; et que, grâce au prestige de ce mot liberté, si étrangement prostitué, on a rendu les travailleurs eux-mêmes complices de leur propre infortune (V. au chapitre suivant).

Ainsi la fatalité des choses conduit les sociétés européennes à une sorte de pacte tacite qui, s’il n’y est mis ordre par la perspicacité de l’opinion publique et la vigilance des Gouvernements, pourra quelque jour se formuler en ces termes :


1. Une coalition est formée entre les grands propriétaires, grands exploiteurs, entrepreneurs, armateurs et agioteurs de l’Europe et du globe, contre la multitude associée, en garantie des petits propriétaires, petits capitalistes, petits industriels, commerçants, voituriers, laboureurs, et généralement contre tous ouvriers, journaliers, manouvriers, employés ou salariés, tendant, par l’égalité politique et civile, le droit économique et le contrat de mutualités au nivellement des conditions et fortunes, et conséquemment à la défaite des susdits grands propriétaires, grands capitalistes, etc.

2. L’association des petits propriétaires, petits capitalistes, etc., ayant pour principe et moyen d’action leur protection et garantie mutuelle, la coalition des grands capitaux, grandes industries, grandes propriétés, adopte le principe contraire, l’insolidarité, ou libre-échange.

3. En vertu de ce principe ; le prix des marchandises de toute nature est fixé par les coalisés provisoirement à un taux qui permettra de faire cesser le plus promptement possible la concurrence des associés garantistes, et d’amener de leurs industries et propriétés dans les grandes.

4. Du même coup, la spécialité industrielle-agricole se déterminera d’elle-même en chaque région, et se fixera d’un commun accord sur le genre de production où elle excellera. — Les terres de qualité inférieure seront replantées en forêts, prairies naturelles, ou livrées à la vaine pâture. La coalition regarde comme un devoir pour elle d’arrêter l’exorbitante de population par une forte organisation des grands capitaux ; grandes industries, grandes propriétés, et du libre-échange.

5. Après la victoire de la coalition, il sera procédé à une constitution économique et définitive de la société, sur les bases d’une hiérarchie nouvelle, qui fixera à jamais les droits, rapports et obligations de tous, ainsi que les prix des produits et services, appointements, revenus et dividendes, et mettra un terme aux révolutions.


Quand je donne au libre-échange ce nom de coalition, il est entendu que je n’accuse pas de complot les hommes du Pouvoir et les représentants de l’aristocratie capitaliste, mercantile et industrielle : personne, ni dans la bourgeoisie haute et moyenne, ni dans le Gouvernement, ni même dans l’école, n’a jamais suivi jusqu’au bout les conséquences du libre-échange : l’intelligence des intéressés, nous l’avons vu par les discours prononcés au Corps législatif, n’est jamais allée au delà de ce que l’on a appelé Balance du commerce. Ce que j’ai voulu dénoncer, c’est la connexité des faits économiques, de laquelle naît dans le Gouvernement et dans l’aristocratie, une sorte de logique ou instinct qui les fait aller à leur but avec une certitude qui ressemble à de la préméditation. Mais, je le répète, le savoir économique de tout ce monde est loin d’atteindre à cette profondeur ; et s’il est un trait qui caractérise aujourd’hui les classes élevées c’est, ainsi que je l’ai fait voir ailleurs (IIe partie, ch. ix), l’absence totale de principes, ou, pour mieux dire, l’inintelligence absolue des idées qui les font mouvoir, et le parti pris d’une existence au jour le jour.

Un dernier mot à présent sur la conduite qu’avaient à tenir, lors des dernières élections, à propos du Traité de commerce, les démocrates adversaires du libre-échange.

D’après la Constitution de 1852 et la plupart de celles qui l’ont précédée, le Chef de l’État fait les traités de commerce. La Constitution de 1848 avait eu soin de le répéter en propres termes. Napoléon III, en signant celui de 1860, n’avait donc fait qu’user de sa prérogative. Aussi M. Pouyer-Quertier, tout en critiquant le traité, ne s’est-il pas permis d’en demander la résiliation ; il s’est borné à d’humbles remontrances, suppliant qu’on s’arrêtât dans cette voie s’il en était temps encore.

Mais nous, démocrates mutuellistes, qu’eussions-nous pu dire ? Sans doute que parmi les nôtres il en est plus d’un qui eût aimé à voir nos idées, si radicales, si nettes, se produire en pleine tribune : Que le traité violait la loi de garantie, fondamentale, selon nous, en démocratie et en économie publique ; que le gouvernement, en interprétant, comme il l’avait fait, la prérogative impériale, avait méconnu le sens de la Constitution ; que c’est à la nation elle-même, convoquée dans ses conseils généraux, ses chambres de commerce, ses comices, à déterminer, d’accord avec le prince, les conditions de ses échanges avec l’étranger ; mais qu’on ne saurait, depuis 89, reconnaître dans le chef de l’État une sorte d’omnipotence sur le commerce, l’industrie, la propriété, les valeurs, les salaires ; enfin, que la conduite du Pouvoir était contradictoire, puisque, après avoir proclamé le principe du libre-échange pour faire le traité de commerce, il s’efforçait de justifier le susdit traité par des arguments empruntés au système de la protection ; en conséquence, que l’on demandait l’abrogation du traité.

Mais remarquez qu’une pareille déclaration de principes, en supposant qu’elle n’eût pas été arrêtée dès le début comme offensante, n’aurait pas échappé à un ordre du jour, qui l’eût déclarée incompatible avec le système économico-politique établi. Ne voyez-vous pas, en effet, que tout est ici d’accord et marche d’ensemble : la centralisation et l’anarchie économique ; les gros budgets et les gros monopoles ; la dette publique et la dette hypothécaire ; la liberté des usures et le libre-échange ?… Son discours prononcé, le représentant de la Démocratie mutuelliste n’avait plus qu’à donner sa démission ; était-ce la peine de poser sa candidature et de prêter serment ?…


Post-scriptum. — Il est inutile, ce me semble, d’insister davantage et d’expliquer par le menu comment, avec le principe de mutualité, la Démocratie ouvrière entend résoudre le problème du commerce international, si mal à propos nommé du libre-échange. Il est évident que là où la prime d’assurance serait réduite à 1/2 ou 1/4 p. 0/0 ; où les transports par eau s’effectueraient à 1/2 centime par tonne et kilomètre, ceux par fer à un et 2 centimes au plus ; — où les effets de commerce s’escompteraient à 1/2 ou 1/4 p. 0/0 ; où le crédit agricole et industriel, organisé sur d’autres principes, consisterait surtout en fournitures vendues à long terme, non en numéraire, ce qui équivaudrait à des prêts à 2 p. 0/0 ; — où la dette publique et la dette hypothécaire actuelle seraient éteintes ; où l’impôt serait diminué de moitié et même des deux tiers ; où, par une organisation mieux entendue de la propriété, un territoire comme le nôtre pourrait entretenir neuf millions de familles agricoles ; où l’industrie serait rendue solidaire de l’agriculture ; où l’instruction publique serait réorganisée sur le principe du travail des enfants, de 9 à 18 ans ; où l’association ouvrière aurait posé ses larges fondements ; où la centralisation gouvernementale enfin, aurait fait place à l’autonomie provinciale et municipale ; il est évident, dis je, que le problème serait résolu ; la protection existerait, ipso facto, dans les conditions les moins onéreuses, les plus libérales et les plus efficaces ; la douane serait inutile et pourrait être partout abolie ; et chaque nation maîtresse chez soi, sûre d’elle-même, n’aurait rien à craindre ni de la concurrence ni de l’hypothèque étrangère.



Chapitre IX. — Les coalitions ouvrières : question insoluble dans le régime économico-politique actuel. — Phénomène curieux de contradiction sociale. — Rôle de l’Opposition.


C’est le Gouvernement impérial qui a saisi le Corps législatif de la loi sur les coalitions : l’initiative en avait été prise par l’Empereur lui-même dans son discours d’ouverture. La majorité était peu favorable au projet : elle sentait le danger de toucher à des questions brûlantes, où, quelque parti que l’on prenne, les inconvénients balancent toujours les avantages, et dont la discussion n’aboutit jamais qu’à troubler et aigrir l’opinion. Cependant la majorité a voté la loi : d’abord, parce qu’elle était la majorité, et qu’une majorité résiste rarement à la volonté du Pouvoir, puis, parce qu’elle s’est imaginée, à l’exemple du Gouvernement, que cela ferait plaisir aux ouvriers.

Dans l’Opposition, les uns, ils étaient deux, ont appuyé le projet de loi, le jugeant populaire ; les autres, enchérissant sur la proposition du chef de l’État, ont proposé l’abrogation pure et simple des articles 414, 415 et 416 du Code pénal. On eût dit un assaut entre législateurs, à qui s’entendrait le mieux à renverser l’ordre, social. Ça été, comme d’habitude, une course au clocher… de la popularité. M. Émile Ollivier a été nommé rapporteur de la loi et chargé de la soutenir à la tribune. M. Jules Simon, d’après ce qui a transpiré dans le public, s’était prononcé d’abord pour le maintien des articles du Code, ce qui était assurément le parti le plus sage. Puis, faisant tout à coup volte-face, il se décida, au nom de l’Opposition, à soutenir la thèse contraire. Du reste, le public a pu juger, par la prolongation et le désordre des réfutations, quelle obscurité règne encore sur ces questions ambiguës, et combien il importe qu’un homme, avant de solliciter le mandat législatif, s’assure de l’état de ses lumières.

Certes, si nos honorables, avant de se jeter dans le débat, avaient pris la peine de se renseigner sur la question, ils auraient pu donner au Gouvernement une fière leçon de Droit économique. Pénétrant les motifs les plus secrets de la loi, après en avoir fait ressortir le vice fondamental, ils en auraient montré, avec une énergie et une évidence croissantes, les contradictions, les déceptions, et l’auraient livrée en lambeaux aux réclamations des maîtres et au bon sens des ouvriers. Malheureusement l’Opposition ne sait pas le premier mot de ces choses : quant à garder un silence prudent, comme elle avait fait à propos du Traité de commerce, il n’y avait pas à y compter. S’abstenir, quand le Gouvernement prenait en main la défense du peuple ! Quelle attitude pour des élus de la Démocratie !.. Donc, ils ont parlé : nous les jugerons bientôt sur leurs discours. En attendant, je le dis aux travailleurs : ils peuvent se flatter d’avoir été en cette circonstance étrangement mystifiés par les péroreurs. Que ceci leur serve de leçon pour l’avenir, et leur apprenne à ne jamais transiger avec le Droit et la Vérité.

I. Ceux de mes lecteurs qui n’ont jamais entendu parler de ce que j’appelais, il y a quelque vingt ans, contradictions économiques, ne seront sans doute pas fâchés que je leur en fasse voir ici un des plus curieux échantillons. Je les préviens seulement qu’ils me doivent au moins cinq minutes d’attention : il s’agit pour eux de suivre une observation pendant cinq ou six pages. Je tâcherai de me rendre aussi intéressant que clair.

En 1843, une vaste coalition des exploiteurs houillers se forma dans le département de la Loire ; elle produisit dans tout le pays une grande agitation, et provoqua des plaintes nombreuses. À l’exemple des compagnies propriétaires, les ouvriers mineurs se coalisèrent à leur tour, et n’ayant pu obtenir la hausse de salaires qu’ils sollicitaient, se mirent en grève. Quelle fut, en cette circonstance, à l’égard des uns et des autres, la conduite de l’autorité ? Et d’abord, que disait le Droit, que prescrivait la Morale ? C’est ce qui résultera des lignes suivantes, que j’écrivais un peu plus tard, alors que la coalition houillère durait encore, en 1845 :


« Le Pouvoir interviendra-t-il pour ramener la concurrence entre les compagnies, empêcher l’entente, et maintenir le bas prix des charbons ? L’art. 419 du Code pénal semble lui en faire un devoir ; en réalité, il ne le peut pas. La coalition, que la conscience publique n’a pas hésité à dénoncer, coalition présumable, probable, indubitable, est ici couverte par une association régulière, contre laquelle on ne saurait élever aucune objection. L’accusation qu’on porterait serait toute de sens intime, non de certitude ; partant elle serait arbitraire. Remarquez, en effet, que la concurrence anarchique, qui depuis 89 forme la base de notre système économique, a pour correctif la société de commerce, laquelle peut fort bien servir à déguiser une coalition, mais qui est cependant autre chose qu’une coalition. Dans la circonstance, comment affirmer, malgré les actes, que nous avons affaire avec celle-ci plutôt qu’avec celle-là ? Pourvu qu’il n’y ait pas de désordre, le Pouvoir laissera faire et regardera passer. Quelle autre conduite saurait-il tenir ? Peut-il interdire une société de commerce légalement constituée ? Or, la Réunion des mines de la Loire est une société de commerce. Peut-il obliger des voisins à s’entre-détruire, en livrant leurs produits, en haine les uns des autres, à un prix inférieur à celui de revient ? Personne ne l’oserait prétendre. Peut-il leur défendre de réduire leurs frais par une direction commune ? Ce serait absurde. Peut-il fixer un maximum ? Ce serait attenter à la liberté du commerce, violer la loi de l’offre et de la demande. Si le Pouvoir se permettait une seule de ces choses, il renverserait l’ordre établi. Le Pouvoir ne saurait donc ici prendre aucune initiative ; il est institué pour protéger également, et la propriété, et la concurrence, et l’association, sauf la perception des patentes, licences, contributions foncières, et autres servitudes qu’il a établies sur les propriétés. Ces réserves faites, le Pouvoir n’a point à s’immiscer dans les opérations du commerce et de l’industrie, tant qu’elles n’offensent pas la bonne foi et l’ordre, tant qu’elles ne présentent pas les caractères de coalition prévus par l’art. 419 du Code pénal. La société n’a donné pour cela au Pouvoir aucun mandat. Le droit social, ou pour mieux dire le droit économique, que l’on aurait ici à invoquer, n’est pas défini ; qui sait d’ailleurs si ce droit économique ne serait pas précisément la négation de cette concurrence revendiquée contre les Compagnies houillères par les consommateurs leurs clients, concurrence que ne leur à point imposée non plus la loi de 1810, qui a fait de la richesse minérale, enfouie sous le sol, une nouvelle espèce de propriété ? »


Voici donc quelle était au vrai la position. La loi de 1810 avait créé dans le département de la Loire une multitude de propriétés minérales. Las de se ruiner par une folle concurrence, un certain nombre de propriétaires se forment en compagnie anonyme, se donnent une administration et une direction unique, réduisent leurs frais, diminuent le nombre de leurs ouvriers, tentent du même coup une réduction de salaires, enfin, relèvent les prix : et le public, et les ouvriers de crier. Mais en quoi les propriétaires associés avaient-ils forfait au droit établi ? En rien, répondent ici d’un commun accord tous les économistes. Entre les producteurs et les consommateurs de houille il n’a point été fait de pacte qui oblige les uns à livrer aux autres la houille à un prix déterminé, pas plus que les seconds à payer aux premiers un prix invariable. Aucune garantie de ce genre n’existe entre eux : tous sont régis par la loi commune, loi pleine d’éventualités, de l’offre et de la demande. Si les charbons de la Loire paraissent trop chers, que les consommateurs s’entendent pour en faire venir d’Alais, d’Épinac ou de la Grand’Combe ; qu’ils en fassent venir de Belgique ou d’Angleterre ; qu’ils creusent de nouveaux puits. Voilà leur garantie ; voilà le droit ; voilà la loi.

Ceux de mes lecteurs qui ont compris ce que j’ai dit plus haut, IIe partie, ch. iv à ix, de l’idée mutuelliste, qui fait aujourd’hui la base de l’émancipation démocratique, par opposition à l’idée anarchique ou bourgeoise, sentiront d’autant mieux quelle était, en 1845, en présence de la coalition houillère, la position du Gouvernement. Le droit économique, alors comme aujourd’hui, c’était l’absence même du droit. Or, puisque c’était en vertu de ce non-droit que la question devait être jugée, sauf réserves plus ou moins obscures du Code pénal, je soutiens que les extracteurs de la Loire, bien que la conscience publique se soulevât, et sans doute avec raison, contre leur monopole, étaient dans leur droit, et que le Pouvoir n’avait rien à leur reprocher.

Ainsi voilà qui est clair. En 1845, après une période de vive concurrence, pendant laquelle le prix de la houille tomba fort au-dessous de ce qu’il aurait dû être, les compagnies de la Loire se fusionnent : aussitôt on crie à la coalition. J’étais sur les lieux : dans mon opinion, si l’on ne pouvait affirmer que la fusion fût une pure coalition, il y avait en elle de la coalition. Sous ce rapport, et dans la mesure que j’indique, la conscience publique ne se trompait pas. Mais cette coalition était impossible à saisir ; on peut même et l’on doit dire que, eu égard au milieu social dans lequel ils agissaient, les coalisés étaient relativement dans leur droit ; ils s’étaient pour ainsi dire, en faisant une chose inique de sa nature, mis en règle ; ils ne se permettaient rien de plus que ce que fait tout négociant qui profite de la sûreté du monopole qui lui est momentanément dévolu par les circonstances pour élever ses prix ; en un mot ils étaient d’accord avec la légalité.

Eh bien ! c’est ce double caractère d’immoralité foncière et de légalité conventionnelle que nous surprenons dans le même fait, caractère d’immoralité provenant d’un abus de la propriété et d’une coalition contre l’intérêt général, et caractère de légalité provenant d’une association libre dans un milieu anarchique ; c’est ce double caractère, dis-je, qui constitue la contradiction économique ; et j’ajoute qu’aussi longtemps que l’anarchie existera, et qu’elle sera considérée comme la forme du droit économique, cette contradiction est insoluble.


Voyons maintenant la coalition ouvrière. Je reprends ma citation.


« Mais quand l’ouvrier mineur s’avisa de défendre son salaire contre le monopole, en se mettant en grève, et d’opposer coalition à coalition, ce fut autre chose : le Pouvoir fit fusiller le mineur. Et le public d’accuser l’autorité, partiale, disait-on, vendue au monopole, etc. — Pour moi, j’avoue que cette façon de juger les actes de l’autorité me parut beaucoup plus sentimentale que philosophique, et que je ne saurais m’y associer sans réserve. Possible qu’on eût pu se dispenser de tuer personne ; possible aussi qu’on eût tué plus de monde : le fait à relever ici, par le juriste et l’économiste, n’est pas le nombre des morts et des blessés : cela regarde l’hôpital ; c’est le principe même de la répression. Les ouvriers étaient-ils dans leur droit, comme nous venons de voir que les Compagnies étaient dans le leur ; et s’ils n’étaient pas dans leur droit, peut-on dire que le Pouvoir qui les refoulait à la pointe des baïonnettes ne fût pas dans le sien ? Toute la question est là. Ceux qui critiquent l’autorité auraient fait comme elle, sauf peut-être l’impatience de la répression et la justesse malheureuse du tir ; ils auraient réprimé, ils n’eussent su faire autrement. Et la raison, que l’on essaierait en vain de méconnaître, c’est, chose douloureuse, que dans ce système d’économie anarchique, la société en commandite est chose légale, la loi de l’offre et de la demande, avec toutes ses conséquences déloyales et subversives, chose légale, tandis que la coalition des ouvriers, suivie de grève, n’étant ni de l’association, ni de la concurrence, ni de l’offre ou de la demande, ne pouvait, à aucun point de vue, se faire considérer comme légale. »


Il a plu au Corps législatif, en 1864, de légaliser ce que la législation de 1845 considérait comme illégitime, à savoir, les coalitions ; et l’on m’objectera peut-être que cette variation dans la légalité d’un même fait ôte à mon raisonnement son caractère de certitude absolue. Mais, d’abord, je fais mes réserves sur la loi de 1864, que je mets fort au-dessous de celle de 1845, ainsi que je le montrerai tout à l’heure ; de plus, je prie le lecteur de remarquer que je raisonne des ouvriers exactement comme j’ai raisonné tout à l’heure des Compagnies ; que si je repousse le droit de coalition, chez ceux-là, je le repousse également chez celles-ci ; et que la seule différence que je fais entre les unes et les autres, est que les premières avaient dû couvrir leur délit par une association régulière, tandis, que les seconds n’invoquaient d’autre droit ou prétexte que la force. Qu’on me laisse maintenant achever mon exposition.

Je disais donc que les ouvriers, de Saint-Étienne et Rive-de-Gier, qui en 1845, sous l’impulsion d’un sentiment de justice que je ne nie pas, se coalisèrent et se mirent en grève, agirent en violation flagrante de la loi ; que pour donner à leur coalition une apparence de droit, ils auraient dû, au lieu de s’assembler tumultueusement, se former préalablement en compagnie ouvrière pour l’extraction des minerais, de même que les maîtres s’étaient formés en société anonyme pour l’exploitation en commun de leurs propriétés et la vente de leurs produits. Sans cette condition, lesdits ouvriers ne pouvaient être regardés que comme une multitude de perturbateurs qu’aucune forme légale ne protégeait contre les présomptions de la justice, et contre lesquels le Pouvoir était appelé à sévir malgré qu’il en eût.

En deux mots, les ouvriers mineurs, dont l’intérêt, d’accord avec la conscience publique, murmurait contre l’abus du monopole, et qui, je le reconnais expressément, n’avaient pas tort, au for intérieur, de se plaindre, n’étaient nullement admissibles à se coaliser comme ils le prétendaient. Ils violaient la loi, une loi d’ordre et de haute morale sociale ; ils n’étaient pas en règle ; ils outrepassaient, au for extérieur, leur droit. Et c’est ce double caractère de justice dans le plainte des ouvriers et d’immoralité dans leur grève qui constitue une nouvelle contradiction, inévitable, fatale, comme celle que nous signalions tout à l’heure, et, dans le milieu où elle se produisait, insoluble.

La contradiction va plus loin encore : elle n’existe pas seulement dans les actes respectifs dés ouvriers et dès maîtres ; elle se rencontre, bien plus odieuse, dans la faveur généralement accordée à ces derniers, et la répression qui est le privilége ordinaire des autres ; c’est ici surtout que je supplié le lecteur de retenir ses sentiments, et de considérer les choses avec le froid regard de la pure intelligence et d’une haute justice.

Il semble, n’est-il pas vrai, que ce soit accorder beaucoup trop d’importance à des formalités dont le seul but aurait, été, chez les ouvriers comme chez les patrons, de déguiser une chose mauvaise en soi, la coalition. Qu’importe que les propriétaires fussent ou non associés, si le résultat pour le public et pour les ouvriers était le même, la hausse des prix et la baisse des salaires ? Qu’importe d’un autre côté que les ouvriers se formassent en compagnies de travailleurs, plus ou moins régulières, si, pour les propriétaires, le résultat demeurait identique, la hausse des salaires ? Il appartenait à la justice d’apprécier les faits et gestes de chacun, et de sévir contre tous.

Voilà ce que l’on objecte, et à quoi il est difficile de ne pas accorder au moins une apparence d’équité. Mais un examen plus approfondi vient de nouveau faire tomber cette sentimentalité, en faisant, voir que dans ces luttes de coalitions entre ouvriers et maîtres, luttes qui se terminent presque toujours à l’avantage de ceux-ci et au détriment de ceux-là, des intérêts d’un ordre plus élevé se trouvent en jeu, je veux dire la réalisation du droit dans le corps social, manifestée par l’observation des formes légales, et le progrès des mœurs, qui ne permet pas que la violence, eût-elle cent fois raison, l’emporte sur la loi, celle-ci ne servît-elle que de palliatif à la fraude.

Que les ouvriers le sachent donc, non pour leur confusion, mais pour leur plus prompt avancement : c’est cette ignorance, ce manque d’habitude, je dirai même cette incapacité des formes légales, qui a fait jusqu’à présent leur infériorité, et motivé tant de fois les rigueurs du Pouvoir contre leurs folles insurrections. Qu’ils méditent les sages paroles que nous avons déjà citées d’après leur nouvel organe, l’Association :


« Ce qui est une question plus neuve et actuellement plus intéressante, c’est de savoir, non plus seulement si l’homme du peuple est capable d’exprimer un vote politique ; c’est de savoir si un groupe d’ouvriers, se formant spontanément (et d’après les règles supérieures du droit), peut se constituer lui-même en atelier et dégager, de son propre sein et par ses propres ressources, la force initiatrice qui met l’atelier en mouvement et la force directrice qui en régularise l’activité et pourvoit à l’exploitation commerciale de ses produits. »


Que les ouvriers n’oublient pas surtout que, sous le régime d’anarchie économique et de non-réciprocité où nous vivons, la société, plus ou moins nivelée quant au droit politique, est demeurée pour tout le reste féodale. Et les classes ouvrières n’ont elles pas prouvé, en 1863 et 1864, en portant la masse de leurs suffrages sur des bourgeois, qu’elles acceptaient cette infériorité ? La plèbe travailleuse, dont je sers ici de mon mieux les nobles aspirations, n’est encore, hélas ! qu’une multitude inorganique ; l’ouvrier ne s’est pas placé sur le même plan que le maître, ainsi qu’il résulte de l’obligation du livret et de l’art. 1781 du Code civil, ainsi conçu : « Le maître est cru sur son affirmative. » Article que Napoléon Ier traduisait brutalement : La parole de l’ouvrier ne vaut pas celle du maître.

Voilà pourquoi, allant au fond des choses, j’osais, en 1845, écrire encore ces douloureuses paroles :


« Tant que le travail ne se sera, pas fait reconnaître pour souverain, il doit être traité en serf. La société n’existe qu’à ce prix. Que chaque ouvrier ait individuellement la libre disposition de sa personne et de ses bras, cela peut s’accorder ; mais que des bandes ouvrières, sans égard aux grands intérêts sociaux, pas plus qu’aux formalités légales, entreprennent par des coalitions de faire violence à la liberté et aux droits des entrepreneurs, c’est ce qu’à aucun prix la société ne peut permettre. User de force contre les entrepreneurs et propriétaires ; désorganiser les ateliers, arrêter le travail, risquer les capitaux, c’est conspirer la ruine universelle. L’autorité qui fit fusiller les mineurs de Rive-de-Gier fut bien malheureuse. Mais elle agit comme l’ancien Brutus, placé entre son amour de père et son devoir de consul : il fallait sacrifier ses enfants, pour sauver la République. Brutus n’hésita pas, et la postérité n’a pas osé le condamner. »

(Contradictions économiques, t. Ier, chap. vi.)...............................


Ainsi, qu’il s’agisse de patrons ou d’ouvriers, la contradiction est complète : elle consiste en ce que, d’un côté, en se plaçant au point de vue de l’anarchie ou du non-droit économique, préconisé par l’école, revendiqué par la bourgeoisie haute et moyenne, et, tacitement du moins, reconnu par le législateur, les coalitions, les grèves, les accaparements, les monopoles, sont libres et de droit ; — d’autre part, en se plaçant au point de vue de la solidarité sociale et de la justice, que nul ne saurait méconnaître, les mêmes coalitions, grèves, accaparements, machinations pour la hausse et la baisse, sont illicites de leur nature et doivent être réprimés. J’ajoute, qu’aussi longtemps que l’anarchie économique, faisant contre-poids à la centralisation gouvernementale, sera regardée comme l’une des colonnes de la société, la contradiction que je viens de dénommer sera insoluble, et tout le mal qui en résulte sans remède.

Qu’a prétendu faire à présent le Corps législatif par sa loi sur les coalitions, et qu’a-t-il obtenu ? C’est ce que nous avons à examiner.

II. — Présentée par l’Empereur, soutenue par une partie de l’Opposition, enviée, dénigrée par l’autre ; votée non sans regret par la majorité, accueillie avec satisfaction par la masse ouvrière, entourée de tout ce qui pouvait lui assurer la popularité et le prestige, cette loi n’en à pas moins sa source au plus profond de la pensée malthusienne. C’est, comme le prétendu libre-échange, de l’égoïsme élevé à la puissance gouvernementale. Peut-être est-ce justement pour cela que tout le monde en a voulu ; tant les consciences sont aujourd’hui faussées ; tant les opinions, dans les différentes classes de la société, sont à rebours de leurs principes, de leurs tendances et de leurs définitions !

Reportons-nous à nos origines. Grâce à l’établissement du suffrage universel, le peuple a monté, dans l’ordre politique, d’un cran ; la bourgeoisie a paru descendre en proportion. Mais ce que celle-ci a perdu d’un côté, on peut dire qu’elle l’a regagné de l’autre, le développement de la féodalité industrielle et financière, qui domine l’Empire et tient en respect la politique, formant ici une sorte de compensation. En somme, le pays en est resté au même point, constitué sur l’unitarisme gouvernemental et l’anarchie économique, desquels s’engendrent l’infériorité du travail à l’égard du capital, l’antagonisme des classes, la contradiction dans les lois, la réciprocité de l’exploitation et la commune immoralité.

Loin de travailler à résoudre ce dualisme, le Gouvernement, à l’exemple de ses devanciers, cherchait plutôt à l’étendre dans l’intérêt de sa conservation. Que pouvait-il souhaiter de mieux, avec une bourgeoisie nécessiteuse, toujours prête à accuser le Pouvoir ; avec une plèbe indigente, convaincue que l’État tient dans ses arcanes les sources de la richesse ? que pouvait, dis-je, avoir de plus agréable un Gouvernement de centralisation et d’insolidarité, que de voir inculquer à tous cette théorie pour lui si commode : autre chose est dans une nation le système des intérêts, autre chose celui de l’État ; autres sont les attributions de la société, autres celles du Gouvernement ? À la première l’initiative, partant la responsabilité de tout ce qui concerne l’économie publique, production, circulation, crédit, richesse, bienfaisance, propriété, travail, salaire, échange, etc. ; au second la prérogative purement politique, administration, police, justice, guerre, travaux publics, etc. Que le peuple, sans empiéter sur les fonctions du pouvoir, sans exiger de lui rien qui dépasse ses facultés et ses attributions, apprenne donc à user de ses droits ; qu’il connaisse l’étendue de ses devoirs ; qu’il se montre, dans la limite de ses libertés, fécond et hardi ; que tout en gardant une sage réserve sur les affaires d’État, il développe en lui-même l’esprit d’entreprise, n’attendant rien que de lui-même, de son intelligence et de ses efforts. Là, est pour une nation la véritable indépendance, le principe du bien-être et de la gloire. À ces conditions, Français, l’ordre ne sera jamais troublé parmi vous. Tout malentendu entre le Pays et le Pouvoir s’évanouira ; l’entente la plus cordiale régnant alors entre les citoyens et le Gouvernement, nous verrons enfin cette conciliation si précieuse et depuis si longtemps cherchée entre l’autorité et la liberté.

C’est dans cet esprit de dualisme que les conseillers du Gouvernement semblent avoir depuis quelques années comme la pensée d’un acte économico-politique jusqu’ici sans exemple. Cette effrayante responsabilité de l’ordre et du bien-être que de tout temps on a fait peser sur les pouvoirs établis, on a entrepris de la rejeter sur la nation, à laquelle on semble dire :

Vous vous plaignez de la cherté générale, et vous en accusez, entre autres, les consommations improductives de l’État. —Mais est-ce au Pouvoir que vous devez vous en prendre ? Accusez plutôt l’insuffisance des récoltes, celle du travail, les bévues du commerce et de l’industrie, toutes choses qui vous concernent exclusivement, mais qui sortent de la compétence de l’autorité. — Vous criez contre l’augmentation des loyers. Et que voulez-vous que j’y fasse ? Le prix des locations, comme celui du pain, de la viande et de toutes les marchandises, dépend de la loi éternelle de l’offre et de la demande, loi que le Pouvoir n’a point faite, et qu’il ne dépend pas de lui de réformer. — Vous signalez avec amertume le paupérisme qui grandit, et les faillites qui se multiplient ? Mais à qui la faute ? Ne voyez-vous pas que ces deux faits sont en sens inverse l’un de l’autre, et que si l’un semble déceler un manque de richesse, l’autre dénote non moins certainement l’incapacité des spéculateurs, producteurs et manipulateurs ? — Vous dénoncez les monopoles, fort bien. À cet égard le Pouvoir a fait pour vous tout ce qui dépendait de lui : il a inauguré parmi vous le libre-échange. Que pouvait-il davantage ? — Maintenant c’est la crise financière. Eh bien, à la liberté des échanges, je propose d’ajouter la liberté des usures : serez-vous enfin satisfaits ? Ne dites-vous pas à chaque instant que la liberté est le remède contre tous maux ? Est ce ma faute, si vos importations ont nécessité des sorties considérables de numéraire ? Puis-je avec des pierres créer de l’or et de l’argent ?..

C’est dans ce milieu chaotique, incandescent, que, sur la proposition de l’Empereur, qui depuis quelques années avait pris l’habitude de remettre les condamnations prononcées pour délit de coalition, le Corps législatif vient de lancer sa fameuse loi. On a dit aux ouvriers et aux maîtres : Vous, vous réclamez contre l’excès du travail et la faiblesse du salaire ; vous, vous protestez contre l’exigence des ouvriers et la nullité de vos bénéfices. Il ne m’appartient pas, il n’appartient pas à l’État, au Gouvernement, de s’immiscer dans vos débats d’atelier. Je veux pourtant donner aux uns une garantie nouvelle, aux autres une immunité de plus. J’abolis le délit de coalition, défini par les art. 414, 415, 416 du Code pénal. Coalisez-vous les uns contre les autres, ou accordez-vous ; désormais cela vous regarde. Faites-vous bonne et rude guerre ; vous êtes les maîtres, le Gouvernement s’en lave les mains. Seulement ne contraignez personne, non compettite intrare. Désormais la liberté de coalition, la liberté des grèves, comme le libre-échange ; comme la libre usure, comme le libre travail, comme toute liberté de faire ou de ne pas faire, vont être inscrites au nombre des droits de l’homme et du citoyen.

Peut-être si l’Opposition, aux yeux myopes, avait découvert ces motifs dans le blanc des lignes du projet de loi, l’aurait-elle pris à un tout autre point de vue. Elle se serait dit que le Pouvoir, afin de décharger d’autant sa responsabilité, désertant les questions de Droit économique et créant, en guise dé garanties et de liberté, l’universel antagonisme, c’était à elle de prendre en main la défense de ce droit économique. Mais l’Opposition n’a rien compris à ce qui se passait sous ses yeux ; et c’est elle aujourd’hui, non le Gouvernement, que nous avons à convaincre.

Les arguments présentés par le rapporteur, M. Émile Ollivier, en faveur du projet de loi, arguments adoptés par l’Opposition tout entière, qui n’a fait d’objection que contre le texte même de la loi, sont au nombre de trois principaux, nous allons les répéter l’un après l’autre :

1o Le délit de coalition, a dit M. Ollivier, n’existe que par la volonté du législateur ; il peut donc être aboli par un acte en sens contraire de cette volonté. Considérée en elle-même, la coalition n’est pas autre chose que l’association, un fait de sa nature parfaitement légitime. — Notons en passant la remarquable intelligence avec laquelle le rapporteur a saisi sa thèse. Il a fort bien compris une chose : c’est que, s’il est des faits qui, par l’effet d’une convention sociale, peuvent être rendus licites ou illicites, il en est d’autres illicites par nature, qu’aucune loi ne peut innocenter, et en faveur desquels tout ce qui se ferait serait nul de soi : en sorte que, si les lois de la morale sont immanentes à la conscience, elles sont plus hautes que la conscience, elles sont universelles, imprescriptibles, immuables. —De ce nombre était, il y a un an, le fait défini par le Code pénal, sous le nom de coalition. Qui donc avait raison, de M. Ollivier, orateur en ce moment de la pensée impériale, ou du Code de 1810 ?

À quoi je réponds que la loi nouvelle, qui sous certaines réserves autorise les coalitions, soit de la part des patrons, soit de la part des ouvriers, est mauvaise, parce que toute coalition est, de sa nature, un fait dommageable, immoral, par conséquent illégitime. Le sens commun, l’expérience universelle et le bon usage de la langue, s’accordent à le proclamer.

Que la coalition soit une association, comme le prétend M. Ollivier, je le veux bien, mais à condition que l’on reconnaîtra avec moi que c’est une association en mode subversif, et pour cette raison toujours prise en mauvaise part. Sur ce point, la politique et l’économie politique s’expriment de même. Je n’ai pas sous la main le Dictionnaire de l’Académie, mais voici ce que je lis dans un lexique publié par Ch. Nodier.


« Coalition : Concert de mesures pratiquées par plusieurs personnes, dans la vue de nuire à d’autres ou à l’État. — Réunion de différents partis ; ligue de plusieurs puissances. »


Tel est en effet le vrai sens du mot coalition, sens sur lequel je répète que tout le monde, la politique et l’économie politique s’accordent, et qu’il est impossible de changer, puisque, si l’on parvenait à changer ce sens, il faudrait créer un autre mot pour exprimer ce que de tout temps on a voulu faire signifier à celui-là : une association contre les intérêts du public ou de l’État. Quel est donc, je ne dis pas l’écrivain ou le philologue, mais l’homme du peuple, si peu au courant qu’on le suppose des choses de ce monde, si étranger à la grammaire et à la logique, qui ne comprenne à merveille qu’une coalition d’entrepreneurs ou de marchands n’est pas la même chose qu’une association de ces mêmes personnages ; pareillement qu’une coalition ouvrière n’est pas la même chose qu’une association d’ouvriers ? de même qu’une coalition de partis, comme on en a tant vu sous Louis-Philippe et la République, n’est pas la même chose qu’une association ou fusion des partis ? de même que les coalitions formées par les Rois de l’Europe contre la Révolution française, n’étaient pas des alliances politiques comme la quadruple alliance de 1832, comme celle qui faillit se former en 1854 contre le czar Nicolas, ou même comme la Sainte-Alliance, créée en vue de la perpétuité de l’équilibre européen, et dans laquelle entrèrent d’abord tous les États de l’Europe ?

Le fameux pacte de famine, dont il fut tant parlé dans les premiers temps de la révolution, était le produit d’une coalition ; jamais, bien que les coalisés se donnassent eux-mêmes le titre d’associés, on n’y verra ce qui s’appelle une société de commerce.

On a prétendu, en faveur d’une politique fâcheuse, réhabiliter un terme suspect ; on est allé jusqu’à vouloir réhabiliter la chose ; dans ce but, on a forgé cette expression monstrueuse, droit de coalition. C’est ainsi qu’on pervertit, avec les langues, les idées et les mœurs.

Eh bien, non : il n’y a pas plus de droit de coalition, qu’il n’y a un droit du chantage, de l’escroquerie et du vol, pas plus qu’il n’y a un droit de l’inceste ou de l’adultère. Aucune dialectique, aucune définition, aucune convention, aucune autorité ne feront jamais que de pareils faits soient légitimes ; que l’appropriation, par la force ou par la fraude du bien d’autrui, ou l’amour libidineux avec la femme du prochain puissent être assimilés à l’acquisition par le travail et le mariage ; c’est ce que le Corps législatif a implicitement reconnu, en réservant certains cas où ce prétendu droit de coalition serait considéré comme abusif, c’est-à-dire où la coalition reparaîtrait telle qu’on la voyait auparavant, malfaisante et coupable.

Et qu’est-ce qui constitue cette malfaisance de la coalition ? Qu’est-ce qui en fait la culpabilité ? Il nous incombe de le préciser.

Tout producteur, ouvrier ou maître, tout commerçant, a le droit de retirer de son produit, service ou marchandise, un prix ou salaire rémunérateur ; — et réciproquement tout acheteur ou consommateur a le droit de ne payer le produit ou service d’autrui que juste ce qu’il vaut. L’observation de cette règle est une des conditions de la félicité publique.

Mais comment obtenir ce juste prix du salaire ? Dans l’état actuel de la société, le droit à une rémunération équitable, soit par le producteur, soit par le consommateur, n’a qu’une manière de s’exercer : la liberté commerciale. En autres termes, l’unique garantie d’un prix ou salaire suffisant offerte à tous, soit qu’ils vendent, soit qu’ils achètent, est la libre concurrence.

Ainsi, contre l’exagération arbitraire du prix des marchandises, le consommateur a pour garantie la concurrence des producteurs et marchands entre eux ; — contre l’exigence des salariés, le patron ou entrepreneur a la concurrence des ouvriers ; — contre l’avarice des maîtres, l’ouvrier a la concurrence des maîtres entre eux, et la sienne propre ; en tant qu’il est facultatif aux ouvriers de s’associer et de faire concurrence à leurs maîtres.

Le Droit économique nous a appris à développer cette garantie de la libre concurrence. Grâce au principe de mutualité, nous pouvons nous dispenser dans la plupart des cas, d’en venir à une concurrence onéreuse et en pure perte : il suffit, après avoir reconnu le besoin de la consommation, et amiablement débattu le prix de revient, de la promesse mutuelle de livraison et acceptation des produits, en quantité et à un prix déterminés. Mais nous ne sommes pas, il s’en faut, en régime mutuelliste : et c’est pourquoi, malgré ses inconvénients graves, la liberté ou concurrence, notre garantie unique, doit être conservée hors d’atteinte.

Or, quel est le but des coalitions ? Précisément de détruire la liberté commerciale, d’anéantir la concurrence, et de lui substituer, quoi ? la contrainte. Contrainte, lorsque, par l’accaparement des marchandises et la connivence des détenteurs, le commerce, auparavant multiple et libre, se trouve transformé en monopole ; contrainte, lorsque, par une convention secrète des entrepreneurs, les ouvriers, trop nombreux, pressés par le besoin, subissent une réduction de salaire ; ou bien lorsque, par une grève de leurs ouvriers, les maîtres doivent se résigner à leurs demandes. Dans tous les cas, il y a violation de la liberté commerciale, suppression de la garantie économique.

Mais toute transaction commerciale accomplie par l’un des contractants sous l’empire de la contrainte, n’est autre chose qu’une extorsion pouvant motiver une plainte et donner lieu à des dommages-intérêts : comment les auteurs de la loi nouvelle ne l’ont-ils pas vu ? La liberté dans les transactions humaines est-elle chose à leurs yeux si indifférente que l’État puisse, sans inconvénient pour les personnes et pour la société, avec avantage pour tous, au contraire, en délaisser la protection ? Se seraient-ils imaginé, par hasard, qu’en autorisant toute espèce de coalition, ils augmenteraient partout et d’autant la liberté, par suite la concurrence, et en définitive le bon marché et la richesse ? Ce serait de leur part la plus déplorable des erreurs. Là où le monde est livré à la contrainte ; où la force seule fait loi et droit, le travail est synonyme d’esclavage, le commerce est un pur brigandage, la société une caverne de voleurs. Ce n’est pas seulement la logique la plus rigoureuse qui le dit, c’est le sens commun et la pratique de tous les siècles.

Je regrette, pour la gloire parlementaire de M. Émile Ollivier, d’avoir à le dire ; je le regrette pour le corps législatif et pour le Gouvernement ; je le regrette pour mon pays et pour la Démocratie ouvrière : la loi qui autorise les coalitions est foncièrement, anti-juridique, anti-économique, contraire à toute société et à tout ordre. Toute concession obtenue sous son influence est abusive et nulle de soi, pouvant donner lieu à revendication et poursuite correctionnelle[24].

2o Mais, dit-on, et ceci est le second argument du Rapporteur : s’il est facultatif à un ouvrier de demander une hausse de salaire ou de donner congé, pourquoi la même faculté ne serait-elle pas acquise à plusieurs ? Pourquoi pas à tous les ouvriers d’un même atelier, d’une même corporation, d’une même ville ? Comment ce qui est licite venant d’un seul serait-il coupable venant d’une multitude ?

J’ai été surpris de rencontrer ce sophisme dans l’argumentation de l’illustre avocat ; il m’a prouvé, entre autres, choses, que M. Émile Ollivier, avec sa merveilleuse facilité de parole, ignorait jusqu’aux règles de la logique. Quoi ! il en est à savoir que la conclusion de l’unité à la collectivité n’est pas vraie ! Et pourquoi n’est-elle pas vraie ? Parce qu’une collectivité est une unité d’ordre supérieur, dont les fonctions et attributs sont tous différents, souvent inverses de ceux de l’unité simple. M. Ollivier possède son Code civil ; il n’est pas communiste, nous le savons tous ; c’est un défenseur dévoué de la propriété. Eh bien ! M. Ollivier sait-il en quoi la propriété diffère de la communauté ? C’est tout uniment que celle-ci est collective, tandis que l’autre est individuelle. Sortir de l’indivision, comme parle le Code, là est le fait novateur, capital, révolutionnaire, qui constitue la propriété. Que répondrait M. Ollivier à un communiste qui, reprenant son argument en faveur du droit de coalition, lui dirait : Si la propriété, selon vous, est une institution si utile, si féconde quand elle se rapporte à un seul, combien ne le sera-t-elle pas davantage, dans une collectivité indivise ?… M. Ollivier s’écria un jour en plein parlement : Je suis républicain ! Vraiment, la manière dont il raisonne du droit de coalition m’en ferait douter, et je lui pose la même question que tout à l’heure : Qu’est-ce qui distingue, suivant lui, la République de la Monarchie ? C’est, entre autres, qu’en Monarchie la souveraineté se résume en un homme, le Roi ; tandis qu’en République, elle est distribuée dans un Sénat, une assemblée de rois, disait à Pyrrhus le philosophe Cynéas. Que répondrait cependant M. Ollivier à un partisan de l’Empire qui lui dirait : Vous vous inclinez devant la majesté d’une assemblée, organe et représentant de la Nation ; à combien plus forte raison devez-vous honorer l’Empereur, en qui se résume la puissance, la richesse, l’autorité et toutes les libertés du Peuple ?

J’aurais honte d’insister davantage. Vous demandez en quoi la coalition diffère logiquement et juridiquement de l’unité ? C’est que la coalition est une collectivité, et qu’à ce titre elle est destructive de la concurrence, tandis que l’action d’un seul est impuissante.

3o Le dernier motif allégué par M. Émile Ollivier en faveur de la loi est le pire de tous. On a feint de croire que les patrons, possédant du fait de leur position supérieure et de leur petit nombre la faculté de se coaliser impunément, le seul parti à prendre par le législateur était d’égaliser les conditions, en mettant les ouvriers sur le même pied que les maîtres et débarrassant les tribunaux de toute espèce de poursuites. Que dites-vous, lecteur, de l’invention ? À toi, à moi la paille de fer ! N’est-ce point là faire de la police, de l’ordre, du droit, à la manière de mon oncle Thomas ? (V. Pigault-Lebrun.) Suivez dans ses conséquences ce beau principe de la neutralisation du crime et du délit par la faculté accordée à tous de le commettre, et dites-moi quel besoin après cela la Société peut avoir d’un Gouvernement ?

Ainsi, sous prétexte de relever la classe ouvrière d’une soi-disant infériorité sociale, il faudra commencer par dénoncer en masse toute une classe de citoyens : la classe des maîtres, entrepreneurs, patrons et bourgeois ; il faudra exciter la Démocratie travailleuse au mépris et à la haine de ces affreux et insaisissables coalisés de la classe moyenne ; il faudra préférer à la répression légale la guerre mercantile et industrielle ; à la police de l’État l’antagonisme des classes ; à la discipline de la loi le régime de la force ; et, devant cette nécessité funeste, l’Opposition ne protestera pas ; elle n’essaiera pas d’éclairer le Pouvoir, quand celui-ci, dans l’irréflexion de son libéralisme, préoccupé du bien-être des ouvriers, criera sans le savoir : Haro sur le bourgeois ! Elle lui répondra, au contraire : Tue, tue !

Mais où donc est la preuve que les coalitions bourgeoises sont plus aisées à dérober à la connaissance de la justice que les coalitions ouvrières ? Quoique moins bruyantes, ne sont-elles pas, par leurs effets, tout aussi apparentes que les autres ? N’ont-elles pas pour témoins tous ceux qui en pâtissent, travailleurs et consommateurs ? Et quand il serait vrai que l’impunité leur fût acquise, à qui la faute, s’il vous plaît ? Ne serait-ce pas précisément au Pouvoir et à sa police ? En sorte que la calomnie contre la classe bourgeoise admise par l’Opposition, ne serait qu’un moyen de couvrir le défaut de vigilance de l’autorité ! Avez-vous réfléchi, ô rapporteur maladroit, où pouvait conduire votre argumentation ?

Ce qui met à nu l’esprit de la loi sur les coalitions, au moins en ce qui concerne l’Opposition, dont le devoir était ici, plus que jamais, de s’opposer, et qui ne s’est pas opposée, qui loin de s’opposer a enchéri, c’est qu’après avoir remplacé les art. 414, 415 et 416 du Code pénal, on a laissé subsister, sans modification, les art. 419 et 420, dont toute l’énergie se tire précisément des articles supprimés, c’est-à-dire du délit même de coalition.


Art. 419. Tous ceux qui, par des faits faux ou calomnieux semés à dessein dans le public, par des sur-offres faites aux prix que demandaient les vendeurs eux-mêmes, par réunion ou coalition entre les principaux détenteurs d’une même marchandise ou denrée, tendant à ne la pas vendre ou à ne la vendre qu’à un certain prix ; ou qui, par des voies ou moyens frauduleux quelconques, auront opéré la hausse ou la baisse du prix des denrées ou marchandises ou des papiers et effets publics au-dessus ou au-dessous des prix qu’aurait déterminés la concurrence naturelle et libre du commerce, seront punis d’un emprisonnement d’un mois au moins, d’un an au plus, et d’une amende de 500 fr. à 10,000 fr. Les coupables pourront, de plus, être mis, par l’arrêt ou le jugement, sous la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus.

Art. 420. La peine sera d’un emprisonnement de deux mois au moins et de deux ans au plus, et d’une amende de 1,000 à 20,000 fr., si ces manœuvres ont été pratiquées sur grains, grenailles, farines, substances farineuses, pain, vin, ou toute autre boisson. La mise en surveillance qui pourra être prononcée sera de cinq ans au moins et de dix ans au plus.


Je demande comment la liberté de coalition peut être autorisée dans les nouveaux art. 414, 415 et 416, puis retirée dans les articles maintenus, 419 et 420 ?… On me répondra sans doute que dans les trois premiers articles il s’agit des coalitions des patrons contre les ouvriers, tendant à forcer l’abaissement des salaires, et des ouvriers contre les patrons, tendant à forcer la hausse des salaires ; tandis que dans les art. 419 et 420 il est question de réunions ou coalitions entre les principaux détenteurs d’une même marchandise, tendant à ne la vendre qu’à un certain prix. — Mais, et c’est ici surtout que je me récrie contre la nouvelle loi, la coalition pour la hausse ou la baisse des salaires, est absolument la même chose que la coalition pour la hausse ou la baisse des produits, marchandises et denrées : c’est ce qu’avait compris l’ancien législateur, lorsqu’il écrivit son § V, titre II, livre III du Code pénal, paragraphe qui n’est autre chose que le développement de la même idée. Tout produit, en effet, marchandise, denrée, ou valeur quelconque, se compose de travail ; par conséquent, toute coalition ayant pour but de provoquer, la hausse ou la baisse de celui-ci, a pour résultat d’amener la hausse ou la baisse de celles-là. La logique, le droit et la science économique sont ici d’accord. Donc, s’il est juste, dans l’intérêt de la liberté du commerce, de la concurrence industrielle et du juste prix des denrées, de réprimer toute coalition ou manœuvre ayant pour but d’en amener la hausse ou la baisse, il est juste, à plus forte raison, d’empêcher les coalitions et réunions tendant à faire hausser ou baisser les prix du travail, puisque c’est de travail que se composent toutes valeurs. Et réciproquement, s’il est juste, moral, utile de rendre libres toute coalition d’ouvriers ou de maîtres, tendant à la hausse ou à la baisse des salaires, à plus forte raison, il est juste, moral, utile d’autoriser les coalitions tendant à la hausse ou à la baisse des marchandises, puisque ce qui détermine le prix de ces dernières, ce sont les salaires.

En un mot, la liberté des coalitions pour la hausse des salaires implique la liberté des coalitions pour la hausse des marchandises, denrées, grains, farines, boissons, etc., la liberté des accaparements et des monopoles, la liberté des sur-offres, qui n’est autre que la liberté des enchères, et vice versa. Au point de vue de la concurrence, ou, ce qui revient au même, de la liberté commerciale, seule garantie du juste prix et du juste salaire, le travail des ouvriers et les marchandises des patrons, ne forment pas devant la loi des catégories séparées ; ils constituent une seule et même catégorie, soumise à une seule et même justice.

Comment donc, je le répète, le nouveau législateur, renversant l’économie du Code donné par l’ancien, a-t-il pu autoriser certaines coalitions, pendant qu’il laisserait subsister l’interdiction des autres ? D’où lui est venue cette subversion inconcevable de la logique, de la science et du droit ? N’est-ce pas, ainsi que nous l’avons plus haut remarqué, que le Gouvernement, désirant alléger sa responsabilité de tous les accidents économiques dont se plaignent si fréquemment au Pouvoir la bourgeoisie et le peuple, cherté des subsistances, augmentation des loyers, concurrence étrangère, crises monétaires, crises commerciales, insuffisance des salaires, etc., s’est imaginé, sur la foi de ses conseils, qu’il pouvait changer, avec les définitions, la nature des choses, et s’est décidé, à l’applaudissement de nos soi-disant économistes, à proclamer, à côté de la liberté du travail, de la libre concurrence, de la liberté de l’offre et de la demande, d’autres libertés équivoques et contradictoires, destructives des premières libertés, des échanges internationaux : liberté des usures, liberté de l’agiotage, liberté du monopole, liberté de coalition ? Il a suffi d’un mot pour tout confondre : liberté du bien et du mal, du vrai et du faux, du juste et de l’injuste !… Ici du moins, le Gouvernement peut invoquer pour son excuse la sincérité de ses intentions, et la vogue de son libéralisme malthusien ; mais l’Opposition, quelle excuse, quel prétexte, quelle idée peut-elle invoquer ?

Et maintenant que je crois avoir renversé l’échafaudage de sophismes sur lequel de présomptueux tribuns ont cru pouvoir établir une législation imprudente, qu’il me soit permis d’adresser quelques paroles de franchise à la Démocratie travailleuse. Surprise dans son ignorance par le projet de loi, pauvre, mécontente, facile à passionner et à séduire, elle n’a pas eu le temps de se consulter, et s’est laissé prendre à l’appât d’une rectification de salaires ; là est aussi son excuse ; qui aurait la cruauté de jeter le blâme à toute une multitude qui se croit, non sans raison, lésée, et qui a faim ?

Mais, a dit la Sagesse antique, la Faim est mauvaise conseillère, malesuada fames ; et tout ce que nous avons dit jusqu’à présent de la loi de coalition serait, il faut le reconnaître, de peu d’effet sur l’esprit des masses, si nous ne leur en dévoilions en même temps les funestes conséquences.

Dans l’état actuel des choses, les prix et salaires n’ont qu’une seule garantie d’équité, la liberté des transactions, vulgairement la concurrence. Cette garantie, nous l’avons démontrée insuffisante ; et c’est parce que tous producteurs, échangistes, consommateurs, ouvriers et maîtres, ont le sentiment de cette insuffisance, qu’ils se laissent aller à des actes de déloyauté réprimés par la loi, tels que accaparement, agiotage, coalition, etc. ; mais actes dans lesquels il existe presque toujours, à côté du principe d’iniquité et de mauvaise foi, un élément de justice, ainsi que nous l’avons fait remarquer dans la coalition des exploiteurs houillers de la Loire, puis dans la contre-coalition des ouvriers. Telle est l’origine de la contradiction que nous avons signalée aussi bien dans la loi qui défend et réprime les coalitions, que dans les coalitions elles-mêmes : l’insuffisance de la garantie. Ce n’est point une raison, aux uns pas plus qu’aux autres, de violer la loi et de contraindre la liberté, puisque en pareille matière toute contrainte, de quelque part qu’elle vienne, implique extorsion et vol ; à plus forte raison n’est-ce pas un motif pour le législateur de lâcher la bride à la violence et à la fraude, et d’ériger en droit la liberté des coalitions, puisqu’une semblable liberté n’est autre chose qu’une liberté délictueuse. Mais si l’insuffisance de la garantie accuse l’imperfection de la loi, elle vient aussi en atténuation du délit ; et c’est surtout dans l’intérêt des consciences, qu’il ne faut jamais désespérer, que la vraie science se montre et semble si scrupuleuse à démêler ici ce que nous avons nommé contradiction.

Actuellement les classes ouvrières, délaissant la pratique bourgeoise et s’élançant vers un idéal supérieur, ont conçu l’idée d’une garantie qui doit les affranchir tout à la fois et du risque d’avilissement des prix et salaires, et du remède funeste des coalitions. Cette garantie consiste, d’une part, dans le principe d’association, par lequel ils se préparent, sur toute la face de l’Europe, à se constituer légalement en compagnies de travailleurs, concurremment avec les entreprises bourgeoises ; et d’un autre côté, dans le principe plus général encore et plus puissant de la mutualité, par lequel la Démocratie ouvrière, consacrant dès à présent la solidarité de ses groupes, prélude à la reconstitution politique et économique de la société. C’est là, dans l’énergie combinée de ces deux principes, l’association et la mutualité, sur lesquels nous n’avons pas à insister davantage, que se trouve le système de garanties morales et matérielles auxquelles la civilisation aspire.

J’ai donc le droit d’adresser aux ouvriers ce reproche :

Pourquoi, partisans de l’association et de la mutualité, abandonnez-vous votre Idée, cette idée généreuse, rénovatrice, qui doit porter la plèbe moderne bien au delà de l’ancienne société nobiliaire et bourgeoise ? Pourquoi cette hostilité qui tout à coup se révèle parmi vous contre vos maîtres ? — « Nous ne pouvons rien contre la bourgeoisie, disait le Manifeste des Soixante, et la bourgeoisie de son côté ne peut rien sans nous. » Avez-vous publié ces paroles, ou si ce n’était de votre part qu’hypocrisie ? Il semblait, aux dernières élections, qu’un pacte fut signé entre vous et les bourgeois. Ce pacte, l’avez-vous rompu, prenant en apparence, sur une question équivoque, votre parti contre vos patrons ?

Je comprends que vous profitiez des facilités de la loi pour obtenir le redressement de quelques menus griefs comme il s’en rencontre partout dans les affaires humaines ; j’admets qu’à cette occasion vous ayez sollicité de la bienveillance des entrepreneurs quelque adoucissement à votre situation : ce que je réprouve, c’est qu’engagés par vos paroles, par vos principes, par vos actes, engagés par des votes que je n’hésite point d’ailleurs à traiter d’imprudents, vous ayez tout à coup affiché les prétentions les plus injustes, et vous soyez de gaîté de cœur constitués, vis-à-vis de ceux dont naguère vous sollicitiez l’alliance, en état de guerre.

Sous menace de grève, les uns, c’est le très-grand nombre, ont exigé une augmentation de salaire, les autres une réduction des heures de travail ; quelques-uns les deux à la fois. Comme si vous ne saviez pas, de longue main, que l’augmentation des salaires et la réduction des heures de travail ne peuvent aboutir qu’à l’enchérissement universel ; comme si vous pouviez ignorer qu’il ne s’agit point ici de réduction ni d’élévation des prix et salaires, mais d’une péréquation générale, condition première de la richesse !

On est allé plus loin. On a prétendu imposer, avec l’augmentation des salaires, leur égalité. Triste réminiscence du Luxembourg, que le Manifeste des Soixante avait pourtant condamnée, en professant hautement la libre concurrence.

Une fois sur la pente de l’arbitraire, la Démocratie ouvrière, pas plus que le despotisme, ne sait s’arrêter. Dans certains corps de métier, défense est faite aux patrons d’embaucher un seul homme contre le gré des coalisés ; défense de former des apprentis ; défense d’employer des étrangers ; défense d’appliquer des procédés nouveaux, etc. D’association, de mutualité, de progrès on ne parlera bientôt plus, si les ouvriers, à l’exemple des grands monopoleurs, ont la faculté de substituer l’extorsion à la libre concurrence.

Et qu’avez-vous, en fin de compte, obtenu par l’exercice d’un si beau droit ? Que de déceptions à enregistrer déjà, et combien vous attendent encore !

Tout d’abord, pour organiser une coalition il faut se réunir et s’entendre. Or, le droit de coalition n’implique pas celui de réunion ; et bon nombre parmi vous, si je suis bien informé, ont encouru des condamnations pour fait de réunion illicite.

Pour que la coalition soit efficace, il importe qu’elle soit unanime ; et c’est à quoi la loi a pourvu, en défendant, sous des peines sévères, toute atteinte à la liberté du travail, ce qui ouvre la porte aux défections. Espérez-vous, ouvriers, maintenir contre l’intérêt privé, contre la corruption, contre la misère, cette unanimité héroïque ? L’histoire des portefaix de Marseille témoigne du contraire[25].

Mais si le législateur de 1864 a pu vous accorder le droit de vous coaliser contre les maîtres, par cela même il l’a accordé aux maîtres contre vous. C’est donc la guerre organisée entre le travail et le capital. Lequel des deux pensez-vous, dans l’état actuel, qui triomphe de l’autre ?

Un établissement, au capital de trois millions, occupe 1,000 ouvriers qui, un beau matin, se mettent en grève. L’entrepreneur refuse. Au bout de quinze jours, les ouvriers auront généralement épuisé leurs économies, soit à 2 fr. par jour et par travailleur, une somme de 30,000 fr. L’établissement en sera quitte pour passer par profits et pertes une somme de 5,000 fr., intérêt à 4 pour 100 pendant quinze jours, d’un capital de trois millions ; soit, par action, 0 fr. 84 cent. Au bout d’un mois, l’ouvrier ayant épuisé ses ressources, devra recourir au Mont-de-Piété. Le capitaliste n’aura perdu qu’un douzième de ses intérêts, le capital ne sera pas entamé. Évidemment la partie n’est pas égale.

Et que feront, que diront les ouvriers, si les maîtres, armés aussi bien qu’eux du droit de se coaliser ; armés du libre-échange, de la libre concurrence, de la libre usure, font venir des ouvriers de l’étranger ? Que feront-ils s’ils en demandent à l’armée ? Que feront-ils, si les maîtres alléguant la stagnation des affaires, une crise commerciale, renvoient la moitié des ouvriers, les plus tapageurs et les plus mauvais, et ne conservent que les meilleurs et les plus dociles ? Que feront-ils si, devant la concurrence étrangère, les entrepreneurs ferment leurs ateliers ; si le travail national vaincu, et vaincu par sa propre cherté, ils renoncent à leur industrie et se mettent en liquidation ?

Je l’ai dit et je le répète : une position fatale est faite en ce moment à la classe moyenne. Je n’ai garde d’en accuser personne, ni le Gouvernement, qui a cru faire acte de libéralisme en signant le Traité de commerce, changeant la loi sur les coalitions, et faisant mettre à l’étude une loi plus funeste encore sur la liberté de l’usure ; ni la haute banque, ni les grandes compagnies, ni la grande propriété. Personne n’a la moindre conscience de ce qui se passe en lui : s’il était possible d’imaginer une incarnation du destin, et de donner à cette incarnation une âme, un esprit, une conscience, je dirais de ce monde anarchique et féodal tout à la fois, qu’étant inconsciencieux, partant irresponsable, comme le destin qu’il représente, toute accusation tombe devant lui. Ce que j’accuse, ce sont d’abord les instincts contre-révolutionnaires de l’époque, dont le principe est dans la terreur socialiste ; c’est ce système de concentration politique, balancé par un capitalisme anarchique, système incompatible avec les libertés et garanties de 89, ayant elles-mêmes leurs expressions dans la classe moyenne.

Cette classe moyenne, au sein de laquelle la Démocratie travailleuse, mieux inspirée, déclarait, il y a un an, vouloir s’absorber tout entière, ne semble-t-il pas qu’on travaille de toutes parts avec une sorte de fanatisme à la démolir, qu’on veuille la ramener au salariat ? Chaque jour la faillite fait de larges trouées dans les rangs des petits bourgeois ; chose plus insupportable encore, la gêne continue, la vie au jour le jour, la misère secrète les déciment. Les ouvriers n’ont vu que leurs propres angoisses ; ils ne se doutent pas des tribulations bourgeoises. Devenus par la loi sur les coalitions les auxiliaires de l’aristocratie capitaliste contre la petite industrie, le petit-commerce et la petite propriété, sans doute ils voteront, en 1869, pour les candidats de l’administration ; ce sera logique. Libre coalition, libre usure, libre-échange, mériteront de leur part, contre leurs alliés naturels, cette preuve de dévouement. Qu’ils y songent cependant : ce n’est pas par ces actes contradictoires qu’ils prendront la tête de la civilisation et réformeront la société. Ce n’est point en se livrant, âmes viles, aux fantaisies de la contre-révolution qu’ils feront croire à la puissance de leur Idée, et que la capacité politique s’élèvera en eux à la hauteur de la science économique.


CONCLUSION




De ce livre, produit de si profondes études et d’une si puissante méditation, sur les matières les plus ardues de la science économique et politique, il se dégage, après une lecture attentive, quelques idées assez simples, qu’il convient, selon le désir de l’auteur, de relever ici sommairement.

Il ne suffit pas, pour qu’un peuple fasse sentir efficacement son action dans la politique, qu’il soit investi du suffrage universel, et qu’il exerce son droit de voter ; il faut qu’il ait conscience de sa situation et de sa force, et qu’il vote en connaissance de cause.

L’émancipation des classes ouvrières ne commencera que le jour où elles auront une notion claire de leurs intérêts propres.

Selon Proudhon, les classes ouvrières n’ont fait leur véritable entrée sur la scène politique qu’aux dernières élections, avec le Manifeste des Soixante. C’est alors seulement que, dans un langage à elles, elles ont essayé d’exprimer des idées à elles.

Mais elles n’ont pas su trouver la ligne politique qui devait les conduire à la manifestation la plus efficace de ces idées.

Les classes ouvrières ont des intérêts distincts de la bourgeoisie. Elles doivent avoir une politique distincte de la politique bourgeoise.

Le suffrage universel n’est une vérité, une réalité, que s’il se prête à la manifestation régulière de cette diversité d’intérêts et de politique.

La légalité politique, c’est cela, précisément cela ; ce n’est pas autre chose. Elle ne peut consister que dans cette balance, cette pondération, cette juste proportion à établir, au moyen de l’organisme électoral, entre toutes les forces qui doivent coexister, sans se confondre, dans la société.

En France, dans l’état actuel des choses, avec les complications du système électoral, à défaut des garanties qui assurent le mieux la préparation sérieuse de l’élection, en l’absence d’une presse vraiment indépendante, en présence de la doctrine qui fait un devoir au gouvernement de ne point abandonner le suffrage universel à sa spontanéité, les classes ouvrières ne sont pas en mesure de donner une expression positive à leurs idées ni à leurs intérêts.

Elles ne peuvent manifester leurs idées et leurs intérêts que négativement.

Elles ne peuvent se faire prendre en considération qu’en refusant leur participation directe à une politique qui ne leur permet pas de produire nettement leurs prétentions.

S’il convient qu’elles votent, pour prouver qu’elles tiennent à leur droit de suffrage, il faut que leur vote soit par lui-même l’expression de ce dissentiment, de cette volonté de rester à l’écart.

Le protestant ne va pas à la messe des catholiques.

Le catholique ne va pas au prêche des protestants..

Le libre penseur ne va ni au prêche ni à la messe.

L’électeur ouvrier, par la même raison, ne doit pas aller à l’Église de la politique bourgeoise.

C’était la signification importante du vote en blanc, qui n’a pas été comprise en 1863, mais qui le sera certainement quelque jour, dès que les classes ouvrières en seront venues à se rendre bien compte de leur situation.

Cette situation, quelle est-elle, que doit-elle être ?

C’est celle de gens qui, ayant besoin de grandes réformes dans l’ordre économique, doivent vouloir que leur intervention dans la politique leur fournisse les moyens d’obtenir ces réformes.

La meilleure politique, pour les classes ouvrières, sera celle qui les conduira le mieux à ce but.

S’il arrive que la politique ouvrière dérange les combinaisons de la politique capitaliste, il faut que les ouvriers sachent accepter les capitalistes pour adversaires. Il n’y a, en cela, rien que de naturel, rien que d’obligé, rien que de nécessaire. La politique n’est point une affaire de sentiment. Ce n’est, au fond, ce ne doit être que la lutte régularisée, la lutte légale des intérêts. En somme donc, telle sera l’idée économique des classes ouvrières, telle devra être leur idée politique.

La politique n’est rien, si elle n’a pas pour objet de résoudre toutes les grandes questions économiques ; l’accession des classes ouvrières au droit de suffrage politique n’est rien, si elle n’a pas pour résultat de leur donner les moyens légaux d’améliorer leur condition sociale.

Les ouvriers proposeront leur idée ; les capitalistes la combattront. Les uns et les autres auront raison sur quelques points, tort sur d’autres. La discussion, les polémiques de la presse, la tactique électorale feront le reste, et la raison publique videra le débat.

Voilà la liberté ! voilà la légalité ! voilà l’ordre !

Rien ne serait plus faux que de concevoir l’ordre comme la suppression de toute question, de toute discussion, de tout antagonisme.

Aux dernières élections, les ouvriers sont entrés en lice avec un programme émanant d’eux-mêmes. Que disent-ils ? que demandent-ils ?

Ils disent que les intérêts du travail, dans l’ordre économique actuel, sont loin d’être traités aussi avantageusement que les intérêts du capital.

Ils demandent que cette situation désavantageuse du travail en face du capital soit relevée.

Ils demandent que dans toutes les relations de la vie civile ou commerciale, dans toutes les transactions, dans tous les contrats, le travailleur soit, en face de ses contractants, sur le pied d’une égalité parfaite.

Ils demandent, soit qu’il s’agisse de vendre, soit qu’il s’agisse d’acheter, soit qu’il s’agisse d’emprunter, soit qu’il s’agisse de donner ou prendre à bail une maison ou un champ, ou de stipuler un louage d’ouvrage, ou de faire un commerce, ou d’entreprendre une industrie, ou de former une société, que le travailleur soit au bénéfice des mêmes avantages légaux que le capitaliste.

Ils demandent que toutes les grandes entreprises d’utilité publique, que toutes les grandes institutions économiques soient conçues et établies en faveur du travail autant que du capital.

Avantage pour avantage, utilité pour utilité, service pour service, produit pour produit, appréciation équitable des valeurs et des services échangés, sans aucun privilége de situation, sans aucune préséance reconnue, sans aucune faveur législative au profit de l’une des parties et au détriment de l’autre ; voilà, selon les ouvriers, ce que le travail a intérêt à réclamer, voilà ce qu’il réclame, voilà ce qu’il veut obtenir, et ce qu’il obtiendra ! Voilà la vérité, voilà le droit, voilà la justice !

Et c’est là ce qui s’appelle la mutualité !

C’est dans cette idée de mutualité, si simple et si forte, dont il a été fait, à la deuxième partie de ce livre, quelques applications si saisissantes, sur les questions vitales de l’économie politique, que se trouve, selon Proudhon, tout l’avenir du peuple, tout l’avenir des travailleurs.

C’est là que se trouve le vrai développement des principes de 89.

C’est là que se trouve la vraie politique des classes ouvrières.

Toute politique qui n’est pas la mise en œuvre de cette idée n’est pas, ne doit pas être la leur. Elles n’ont que faire de s’y intéresser, si ce n’est pour chercher toutes les occasions légales de s’en séparer et de lui opposer leur protestation.

Proudhon ne se dissimulait aucun des nombreux obstacles que doit rencontrer cette politique ouvrière.

Il y en a de fort considérables dans l’ordre politique.

Proudhon en a fait le sujet de la troisième partie de ce livre. Il a exposé là tout ce qui, politiquement, est incompatible avec les idées et les tendances des classes ouvrières.

Selon lui, il n’y a rien à attendre, pour elles, de l’action législative, tant que leurs efforts auront à se heurter au système de centralisation qui domine en France toutes les institutions politiques et administratives.

Le système de centralisation fait obstacle à la liberté dans son principe même.

Rien n’est possible, rien n’est faisable par l’initiative, par la spontanéité, par l’action indépendante des individus et des collectivités, tant qu’elles seront en présence de cette force colossale dont l’État, est investi par la centralisation.

L’État centralisateur, autrement dit unitaire, peut tout entreprendre, tout diriger, tout réglementer, tout empêcher, tout faire, sans rencontrer de résistance efficace.

La force d’action des individus et des groupes, fragmentée dans les circonscriptions électorales, dans les attributions restreintes des conseils municipaux et départementaux, est dominée, écrasée, dans toutes ses manifestations, par cette puissance énorme qui dispose, sur toute question, en toute affaire, des forces de la nation entière contre l’individu ou le groupe isolé.

La relation, vraie entre tous les intérêts, entre toutes les idées, est artificiellement modifiée, artificiellement troublée par l’intervention de l’État.

Dès que l’État prend parti pour une des idées, pour un des intérêts en lutte, il lui communique une force artificielle, qui fait arriver cette idée ou cet intérêt à une importance hors de proportion avec sa force naturelle.

Si l’État se mêle de soutenir la religion, il écrase la philosophie, sans que ce soit l’effet de la puissance propre de la religion.

S’il soutient là philosophie, il écrase la religion, sans que ce soit l’effet de la puissance propre de la philosophie.

Même chose arrive, s’il prend parti pour le libre-échange contre la protection, ou pour la protection contre le libre-échange.

Même chose, s’il penche du côté des patrons contre les ouvriers, ou du côté des ouvriers contre les patrons.

Ce que nécessite, en politique, cette idée de mutualité qui est le programme économique des classes ouvrières, c’est que, dans l’ordre politique aussi, toutes choses, toutes idées, tous intérêts soient ramenés à l’égalité, au droit commun, à la justice, à la pondération, au libre jeu des forces, à la libre manifestation des prétentions, à la libre activité des individus et des groupes, en un mot, à l’autonomie.

Il faut que la centralisation soit réduite, que les groupes et les individus regagnent en libertés publiques tout ce qu’il y a d’excessif dans les attributions de l’État, tout le pouvoir dont il a été fait une délégation exorbitante au Gouvernement et à l’Administration.

C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que la liberté sera fondée en France, rationnellement et solidement.

On peut s’en faire une idée par les innombrables garanties que trouvent les libertés individuelles et collectives dans les institutions suisses et américaines, sans que la véritable unité soit compromise, et par les combinaisons les plus propres, au contraire, à la réaliser, puisqu’elles la font dériver d’un contrat, d’une libre convention entre les parties, et non de la contrainte ou de l’absorption.

Ce qu’on appelle en particulier le pacte de garantie entre États, n’est pas autre chose qu’une des plus brillantes applications de l’idée de mutualité, qui, en politique, devient l’idée de fédération.

Les classes ouvrières ne sauraient trop méditer sur ce grand sujet.

Indépendamment des obstacles que les classes ouvrières trouvent dans l’ordre politique, dans le système de centralisation, qui est l’antithèse même de l’idée de mutualité, elles en trouvent de considérables en elles-mêmes, dans leurs dispositions intellectuelles et morales.

Et c’est ici que, sur sa demande même, nous avons à donner à la pensée de Proudhon quelques développements.

Les classes ouvrières partagent encore presque toutes les fausses idées du temps.

Elles aiment le militarisme ; elles se complaisent aux jactances du sabre ; elles ont un faible pour la crânerie du soldat ; elles en sont encore à donner la préférence à celui qui se bat bien sur celui qui pense bien ou travaille bien, comme si le courage ne devait pas être seulement l’auxiliaire des grandes énergies morales.

Dans les questions de politique étrangère, elles se laissent toujours troubler par la passion. Ou elles exagèrent les vanités et les prétentions françaises, ou elles oublient trop les intérêts français. Elles n’ont, sur la nationalité, que des notions pleines d’erreurs. Elles cèdent, sans réflexion, aux impulsions d’une sentimentalité banale, et ne veulent plus comprendre, dans les rapports de nation à nation, cette idée de justice, de pondération, d’équilibre, qu’elles aspirent à faire prévaloir dans les rapports d’individus à individus.

Elles adorent la rhétorique, cette peste des vraies démocraties. Elles ont de l’admiration pour des orateurs qui ne savent pas raisonner, pour des discours qui ne savent pas conclure, pour des images qui ne sont pas des idées, pour des phrases qui ne sont pas des arguments.

Elles sont dupes de presque tous les sentiments affectés, de presque toutes les déclamations de la littérature moderne.

Elles manquent de la sagacité qui fait reconnaître et déjouer le charlatanisme.

Elles veulent être flattées, courtisées.

Elles ont la passion de l’apparat, de la magnificence, des uniformes, des broderies. Elles veulent du luxe dans le Gouvernement. Elles s’imaginent que ce luxe est à elles, parce qu’il est payé par elles. Elles y mettent de la vanité.

Tout cela est fort contraire à la simplicité démocratique ; sur tout cela, elles ont grandement besoin de se corriger.

Ce peuple si fier, si orgueilleux, comme collectivité, il est fort loin d’avoir la même fierté, le même orgueil dans les relations de la vie privée.

Il y a des ouvriers, en grand nombre, en beaucoup trop grand nombre, qui, outre le prix convenu d’un travail, demandent une bonne-main, quelque chose pour le garçon.

Les domestiques exigent des remises des fournisseurs ou pratiquent eux-mêmes une retenue sur les dépenses dont ils sont chargés. Ils appellent cela, en riant, faire danser l’anse du panier.

Les cochers, les garçons d’hôtels, de cafés, de restaurants, les commissionnaires, les voituriers, une foule d’autres, tirent leur principal profit du pourboire.

Qu’est-ce que devient la dignité d’un électeur qui, après avoir reçu le prix convenu d’un travail, demande deux sous par dessus le marché ?

Il est dans les données essentielles du suffrage universel d’amener, dans les mœurs populaires, une réforme qui supprime toutes ces misères.

Si le peuple ne veut plus de l’aumône, il convient qu’il commence par rejeter de ses habitudes tout ce qui ressemble à de la mendicité…..

L’ouvrier, trop souvent aussi, n’a pas le respect du public, du client, de celui qui l’occupe. Il ne prend pas le travail au sérieux ; il manque d’exactitude ; il promet, sachant qu’il ne pourra pas tenir. Dès que l’œil du maître n’est plus sur lui, il flâne. Il ne fait pas autant qu’il peut faire, ou ne fait pas comme il doit faire. Il faut que tout cela disparaisse.

Il est imposé à la politique démocratique d’élever les instincts du peuple, d’élargir son intelligence, d’améliorer ses mœurs, de développer en lui le sentiment de la dignité individuelle et collective. La charité a fait son temps ; elle a produit ses œuvres, grandes et bienfaisantes, tant qu’elle n’a été qu’une impulsion du cœur. Combinée avec les préoccupations de la politique, transformée en moyen d’influence, elle commence à n’être plus qu’une ressource de l’égoïsme, une convenance sociale, un esprit de conservation bien entendu. Cette charité, qui n’est plus que de l’habileté, n’est plus une vertu. Il faut qu’elle cède la place à la justice, aujourd’hui plus moralisante et plus puissante qu’elle. Il faut que le peuple tire aujourd’hui de son droit le soulagement qu’il tirait autrefois de la compassion. On verra si, pour l’amélioration de la destinée populaire, la justice n’est pas, autant et plus que la charité, capable de faire des merveilles.

Les classes ouvrières réunissent, dans les villes et dans les campagnes, toutes les aptitudes productrices ; elles ont pour elles le nombre et la force ; elles commencent à avoir la conscience de leur importance sociale. Il faut qu’elles aient pour elles la science, le droit, la justice, dans son sens le plus rigoureux ; il faut qu’elles s’élèvent à la notion de légalité, considérée comme principe d’action régulière, et qu’elles se rendent aptes surtout à la pratique de cette légalité, transformée en levier intellectuel et moral. À ces conditions, leur prépondérance est assurée ; à ces conditions, elles ne peuvent manquer d’avoir pour alliées toute cette partie active, capable, saine, de la bourgeoisie, qui relève aussi du travail plus que du capital, et toute cette classe de lettrés, d’artistes, de savants, qui vivent d’idées, inclinent naturellement au progrès, et forment encore aujourd’hui l’élite de la nation. Le jour où elles se placeront dans la loi, elles s’approprieront la loi, elles la domineront, elles la feront. La légitimité de leur pouvoir ne sera plus ni contestable ni contestée.

Leur force ne sera de la force politique que si elle est de la raison.

Leur avénement ne sera un fait consacré, une rénovation sociale, que s’il est le résultat d’une science irréfutable, la conséquence de principes certains, le développement d’une tradition avérée, la victoire de la vraie logique sur les sophismes de l’école et des académies.

Il faut que les intérêts vaincus soient forcés de se taire, que les orgueils froissés soient forcés de se contenir, que les ambitions déçues soient forcées de renoncer aux vieilles habiletés de la politique à bascule, et de s’incliner devant la vraie puissance, devant la puissance des idées et du droit.

Comment concevoir une résistance qui aurait à se produire contre une masse populaire armée du suffrage universel, devenue capable d’une volonté raisonnée, sachant mettre une idée dans son vote, et pouvant formuler ce vote avec des millions de suffrages ?

Non, cela ne se conçoit pas.

Il est impossible que le peuple, sentant qu’il peut si bien être son maître, ne veuille pas un jour le devenir.

Eh bien ! quand il voudra l’être, il le sera, légalement et irréprochablement.

Et, si ce livre est compris, ce sera bientôt.

C’était l’espoir de Proudhon, en l’écrivant. Ce devra être l’ambition de ceux qui auront su apprécier les enseignements, du grand écrivain, d’aider, en les propageant, à la réalisation de cet espoir.

Cette ambition-là, pour finir par un rapprochement qui ne soit pas sans rapport avec l’idée dominante de ce livre, vaudra bien celle de représenter au Corps-Législatif une politique épuisée.




FIN.

TABLE




L’auteur, à quelques ouvriers de Paris et de Rouen, qui l’avaient consulté sur les élections 
 5



Chapitre II. — Plan de campagne formé par les parrains de l’Opposition, amis du Gouvernement. — Comment la plèbe travailleuse, suivant pour la première fois une idée à elle et faisant à sa tête, déjoue leurs calculs. — Résultats numériques du scrutin : signification du vote des Paysans 
 14



Chapitre Ier. — De la capacité politique et de ses conditions : Capacité réelle et capacité légale. — Conscience et Idée 
 50
Chapitre II. — Comment la classe ouvrière s’est distinguée depuis 1789 de la classe bourgeoise, et comment de ce fait elle a acquis conscience. — État déplorable de la conscience bourgeoise 
 60
Chapitre IV. — 2. Système mutuelliste, ou du Manifeste. — Spontanéité de l’idée de mutualité dans les masses modernes. — Définition 
 81
Chapitre VI. — Puissance de l’idée mutuelliste ; universalité d’applications. — Comment le principe le plus élémentaire de la morale tend à devenir le fondement du droit économique et le pivot des nouvelles institutions. — Premier exemple : des assurances 
 99
Chapitre VII. — Loi économique de l’offre et de la demande. — Correction de cette loi par le principe de la mutualité 
 106
 110
Chapitre XI. — Application de la mutualité au commerce de transports. — Rapports de droit économique entre les expéditeurs, commissionnaires, voituriers et réceptionnaires. — Chemins de fer et services publics 
 143
Chapitre XIV. — De la mutualité dans le Gouvernement. — Conception de l’identité du principe politique et du principe économique. — Comment la démocratie ouvrière résout le problème de la liberté et de l’ordre 
 181
Chapitre XV. — Objection contre la politique mutuelliste. — Réponse. — Cause première de la chute des États. — Rapport des fonctions politiques et économiques dans la Démocratie nouvelle 
 194
Chapitre XVI. — Dualisme bourgeois : antagonisme constitutionnel. — Supériorité décisive de l’Idée ouvrière 
 214



Chapitre II. — Morale politique : le serment avant et depuis 89 ; contradiction du serment civique et constitutionnel. — La morale politique, en France, faussée par suite de l’adultération du serment 
 242
Chapitre IV. — De la liberté municipale : Que cette liberté, essentiellement fédéraliste et incompatible avec le système unitaire, ne peut être réclamée par l’Opposition ni accordée par le Gouvernement impérial 
 285
Chapitre V. — Le Budget. — Impossibilité d’un Impôt normal, avec le système politique suivi par l’Opposition et le Gouvernement. — Amortissement, dotations, pensions, traitements, armée, chemins de fer, etc. — MM. Thiers, Berryer, J. Favre, et l’Opposition prétendue démocratique 
 300
Chapitre VI. — Liberté de la presse. — Droit de réunion et d’association : leur incompatibilité avec le système unitaire 
 329
Chapitre VII. — Instruction publique. — Que l’instruction du peuple, telle qu’il a droit de l’obtenir, est incompatible avec le système économico-politique adopté par l’Opposition et le Gouvernement. — Conditions d’un enseignement démocratique 
 350
Chapitre VIII. — Que la garantie du travail et de l’échange est incompatible avec le système unitaire. — Comment la centralisation politique et la féodalité capitaliste et mercantile sont alliées contre l’émancipation des travailleurs et le progrès des classes moyennes. — Conspiration du libre échange 
 367
Chapitre IX. — Les coalitions ouvrières : question insoluble dans le régime économico-politique actuel. — Phénomène curieux de contradiction sociale. — Rôle de l’Opposition 
 403
 439


fin de la table.
  1. Ce qui prouve, ainsi que je l’ai remarqué plus haut, que parmi les électeurs de l’Opposition se rencontrait dès lors un certain nombre de démocrates socialistes, est l’élection de M. Darimon : concession faite, dans un intérêt de ralliement, à cette fraction du parti républicain.
  2. Le manifeste des Soixante le dit d’une manière formelle : « Nous maintenons qu’après douze ans de patience le moment opportun est venu ; nous ne saurions admettre qu’il faille attendre les prochaines élections générales, c’est à-dire six ans encore. Il faudrait, à ce compte, dix-huit ans pour que l’élection d’ouvriers fût opportune. » Comme on voit, les Soixante datent leur attente de 1851.
  3. M. Tolain, dans sa brochure sur les élections, rapporte le trait suivant : « Un électeur ouvrier de la 9e circonscription, devant lequel on discutait les titres de M. Pelletan, l’écrivain qui, d’après la réclame stéréotypée de M. Pagnerre, a fait en quelque sorte le tour de la pensée humaine, répondit, sous une forme un peu dure mais qui répondait parfaitement à la pensée générale : « Trognon de pomme ou trognon de chou, je m’en f..iche, pourvu que le projectile que je flanquerai dans la boîte dise « opposition »
  4. Le libre-échange empêche la hausse des céréales, et tient en respect le paysan : on peut dire que presque partout, en France, le prix du blé ne représente que les frais de production. Dans la Beauce même, la source des profits du fermier n’est pas dans la récolte du blé ; elle est dans la prairie artificielle, dans le troupeau.
  5. La comparaison ne paraîtra peut-être pas juste, après la période de coalitions à laquelle nous venons d’assister. Mais sans compter que la loi sur les coalitions n’est pas d’initiative populaire (v. plus bas, IIIe partie, ch. ix), il paraît que dans nombre de cas les ouvriers ont été appuyés dans leurs demandes auprès des patrons par le Gouvernement.
    …...Au surplus, je n’aurais que des éloges à donner à la déférence électorale des ouvriers envers la classe bourgeoise, si, comme le faisait entendre le manifeste des Soixante, cette déférence avait été inspirée par un motif de haute fantaisie politique. Malheureusement il n’en est rien, et l’on peut voir que l’égoïsme est encore, après la fantaisie, la seule raison politique de la plèbe.
  6. Réponse à un article du Siècle, 14 mars 1864, par quatre ouvriers.
  7. Il y a quelques années, un système complet d’assurances mutuelles fut organisé par M. Perron, chef de division au ministère d’État, et présenté au public sous la protection du Gouvernement. Grande fut la rumeur parmi les Compagnies. Je ne sais ce qui arriva, si le Gouvernement retira sa protection, si l’administration nouvelle manqua d’habileté, ou si ce fut un effet de l’intrigue ces Compagnies rivales : toujours est-il que le nouveau système fut abandonné, les opérations liquidées, et qu’il n’en est plus question.
  8. Voir Manuel du spéculateur à la Bourse, Paris, 1857, Garnier frères ; et Des Réformes à exécuter dans les Chemins de fer, par le même auteur, Paris, 1854.
  9. Voir sur cette question : Organisation du Crédit et de la Circulation ; Paris, 1848 ; — Rapport du citoyen Thiers, suivi du Discours prononcé à l’Assemblée Nationale par le citoyen Proudhon, 31 juillet 1848 ; — Intérêt et principal, discussion entre MM. Proudhon et Bastiat ; — Banque du Peuple, suivie du Rapport de la Commission des délégués du Luxembourg ; Garnier frères, 1849 ; — De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 3e étude.
  10. Une chose que nous ne devons pas omettre : Certains partisans de l’anarchie économique, fauteurs de la féodalité industrielle et mercantile, adversaires acharnés de l’émancipation ouvrière, affectent de demander avec instance ce qu’ils appellent la liberté des banques, ou la décentralisation du crédit ; comme ils ont demandé et obtenu ce qu’ils nomment libre échange, comme ils sont à la veille de demander la liberté de l’intérêt. À ce propos, ils ne manquent jamais de signaler le crédit mutuel comme un fait de centralisation, et de renouveler contre les partisans de la révolution économique l’accusation de gouvernementalisme. Est-il besoin de rappeler au lecteur que tout service public, organisé de manière à no coûter rien ou presque rien aux consommateurs, est un travail de collectivité agissant par elle-même et pour elle-même, travail par conséquent autant en dehors de la communauté que de la centralisation ? Que les banques publiques soient indépendantes les unes des autres, en chaque province, en chaque cité ; rien ne s’y oppose : la centralisation sera par ce moyen suffisamment brisée. Mais que l’on prenne pour liberté du crédit la liberté accordée à tout le monde d’émettre du papier-monnaie, comme on appelle liberté de l’intérêt la faculté d’élever l’escompte à 7, 8, 9, 10 et au delà, c’est un abus de langage destiné à couvrir une supercherie, et dans la science une contradiction. — Ce que nous venons de dire du crédit, nous le répéterons de l’assurance, des travaux publics, etc. Ne confondons pas l’œuvre collective, gratuite de sa nature, avec les produits de la centralisation, les plus chers et les pires de tous.
  11. La théorie du crédit mutuel, tendant à la gratuité, c’est-à-dire n’entraînant pour l’emprunteur d’autres frais que ceux d’administration, évalués à 1/2 ou 1/4 p. 0/0, a été pour la première fois exposée théoriquement dans une brochure de quarante-trois pages, sous ce titre : Organisation du Crédit et de la Circulation, par. J.-P. Proudhon, Paris, 1848. D’autres, tels que Mazel aîné, et plus récemment un sieur Bonnard, paraissent avoir entrevu le même principe. Mais ce qui prouve qu’ils n’en ont jamais eu qu’une idée superficielle et fausse, c’est que tous deux, Bonnard surtout, conçurent aussitôt la pensée d’exploiter ce principe à leur profit, oubliant que ce qui fait l’essence de la mutualité est sa gratuité même. Le comptoir Bonnard est aujourd’hui bien déchu ; on dit pourtant que le fondateur a eu le temps de réaliser une belle fortune, dont la source, si irréprochable qu’elle ait paru à la justice, n’est assurément pas la mutualité.
    …...Parmi les adversaires du crédit mutuel, il m’appartient de distinguer ici Fréd. Bastiat. La mémoire de cet économiste, fort honorable dans la plupart de ses opinions, restera chargée, au jugement des hommes de bon sens, du reproche de mauvaise foi qu’il a mérité lors de la discussion publique que nous eûmes ensemble en 1849. Je reconnaissais volontiers avec Bastiat qu’en fait de crédit le simple particulier ne peut, sans rémunération, se dessaisir de ses capitaux, pas plus qu’il n’aurait pu assurer une seule maison sans une forte prime ; puis, quand je voulais faire entendre à mon adversaire que le contraire aurait lieu en régime mutuelliste, Bastiat ne voulait plus rien entendre, alléguant que la mutualité ne l’intéressait en rien, et qu’il se tenait pour satisfait de mon aveu sur les conséquences du crédit que j’appelais unilatéral, afin d’éviter l’épithète odieuse d’usuraire.
    …...À ce propros, je me permettrai ici une réflexion. Moins qu’à personne il me conviendrait de critiquer les masses ouvrières, au moment surtout où elles cherchent à joindre leurs efforts, en France, en Allemagne et en Angleterre, pour assurer, contre toute coalition capitaliste et toute éventualité de guerre internationale, leur commune émancipation. Toutefois, après avoir signalé les fausses idées et les illusions de la multitude travailleuse, en ce qui concerne le crédit, je ne puis m’empêcher de noter la timidité de quelques-uns, qui, dans leur effroi des utopies, se font une sorte de sagesse de suivre pas à pas la pratique bourgeoise, et feraient volontiers consister leur mutuellisme en ce que la classe ouvrière aurait ses banquiers, pendant que les propriétaires, les entrepreneurs et les boutiquiers auraient les leurs. Quoi ! à peine affirmée, la mutualité rougirait de son nom ! Elle aurait peur de se laisser entraîner trop loin ! Elle protesterait contre ce que quelques-uns appellent déjà l’exagération de ses doctrines ! Que les ouvriers se rassurent. Leurs banques, en compte-courant avec la Banque de France, payant fort cher des capitaux qu’il leur est à plus forte raison défendu de donner à bon marché, ne sont pas près de faire au capitalisme une guerre sérieuse. Ce n’est pas par des scissions, par d’insignifiantes concurrences, bien moins encore par des subventions philanthropiques ou des souscriptions de dévouement, que se fondera en Europe le crédit mutuel. Il faut ici, ainsi que je l’ai exprimé déjà plus d’une fois, toute la puissance d’une volonté collective, franchement réformatrice. En 1849, la Banque du Peuple ne poursuivait qu’un but : c’était de travailler, par des exemples de détail et des comptes-rendus hebdomadaires, à l’instruction économique du Peuple. Pour la réalisation, nous nous étions ajournés aux élections de 1852. Sans doute l’avenir nous cache bien des merveilles, et la Démocratie ouvrière est invincible. Je crois pourtant qu’elle fera bien de ne se pas épuiser en efforts inutiles, et puisqu’elle a su si bien se compter en 1863, de ne pas perdre de vue les pensées politiques de 1852.
  12. Les honorables citoyens qui dans, ces derniers temps ont pris sous leur patronage le développement des sociétés ouvrières, représentants du Peuple, journalistes, banquiers, avocats, gens de lettres, industriels, etc., reconnaîtront, je l’espère, qu’en donnant au terme de MUTUALITÉ, Mutuellisme, etc., pris pour formule générale de la Révolution économique, la préférence sur celui d'association, je n’ai point agi par un vain motif de gloire personnelle, mais au contraire dans l’intérêt de l’exactitude scientifique. D’abord le mot d’association est trop spécial et trop vague ; il manque de précision ; il parle moins à l’intelligence qu’au sentiment ; il n’a pas le caractère d’universalité requis en pareille circonstance. Sans compter, comme le dit un des écrivains de l’Association, qu’il existe actuellement parmi les ouvriers trois espèces de sociétés, dont il faut trouver le lien, les sociétés de production, les sociétés de consommation et les sociétés de crédit ; il en existe d’autres de secours, d’assurance, d’enseignement, de lecture, de tempérance, de chant, etc. Ajoutez les sociétés définies par le Code : Sociétés civiles et commerciales ; sociétés universelles de biens et de gains, ou communautés ; sociétés en nom collectif, sociétés en nom collectif et commandite, et sociétés anonymes. Tout cela ne se ressemble guère, et la première chose qu’aurait à faire un écrivain qui voudrait écrire un traité de l’association, serait de trouver un principe au moyen duquel il ramènerait à une formule unique ces associations innombrables, principe qui par conséquent serait supérieur à celui de l’association elle-même.
    ……Mais ce n’est pas tout : il est évident que les trois quarts, sinon les quatre cinquièmes d’une nation comme la nôtre, propriétaires, agriculteurs, petits industriels, gens de lettres, artistes, fonctionnaires publics, etc., ne peuvent jamais être considérés comme vivant en société ; or, à moins de les déclarer dès à présent hors la réforme, hors la révolution, il faut admettre que le mot société, association, ne remplit pas le but de la science ; il faut en trouver un autre qui, à la simplicité et au nerf, joigne l’universalité d’un principe. Enfin, nous avons fait observer que dans la Démocratie nouvelle le principe politique devait être identique et adéquat au principe économique ; or, ce principe est depuis longtemps nommé et défini ; c’est le principe fédératif, synonyme de mutualité ou garantie réciproque, et qui n’a rien de commun avec le principe d’association.
  13. Voir Qu’est-ce que la propriété ; Lettre à M. Blanqui ; Avertissement aux Propriétaires, Paris, 1840, 41 et 42, et Contradictions économiques, tome II.
  14. Voir Contradictions économiques, 2 vol. gr. in-18, Paris, 1849.
  15. Voir Du Principe fédératif. 1 vol. gr. in-18, par P.-J. Proudhon, Paris, 1862, Dentu ; et Les Démocrates assermentés, par le même, chez le même.
  16. Ce qui distingue entre toutes choses la fausse unité c’est son matérialisme. Pour un pareil régime un singe suffirait au commandement. La machine montée, tout obéit. Personne ne se permet de requérir de l’action centrale ni intelligence, ni garantie, ni moralité. Elle veut, elle ordonne, elle est l’autorité, tout est dit.
    …...La centralisation a fait le triomphe de la commune de Paris après les septembrisades ; plus tard celui de Marat, au 31 mai. Elle a produit le triumvirat de Robespierre, Saint-Just et Couthon ; elle a rendu possible la Terreur et l’a soutenue, quatorze mois. Elle a assuré le 18 brumaire, et failli donner, deux ans après, la revanche à Cadoudal. Si Bonaparte eût été tué par la machine infernale, la Restauration, qui n’eut lieu qu’en 1814, était avancée de douze ans. Grâce à la centralisation, pendant que Napoléon date ses décrets de Moscou, peu s’en faut que Malet ne le remplace à Paris. La centralisation a fait, en 1814, de la capitulation de Paris, la constitution de la France ; la centralisation, après avoir renversé la dynastie des Bourbons, a renversé la dynastie d’Orléans. Sept hommes ont fait le 2 Décembre. Avec la centralisation, ce n’est plus un homme qui commande, héros ou conspirateur, ce n’est pas Lafayette, Danton ou Marat, ce n’est pas même la Convention, ni le Directoire, ni le Roi, ni l’Empereur : c’est Paris la grand’ville, c’est le centre qui a parlé.
  17. Si les États confédérés sont égaux entre eux, une assemblée unique suffit ; s’ils sont d’une importance inégale, on rétablit l’équilibre en créant, pour la représentation fédérale, deux Chambres ou Conseils ; l’un dont les membres ont été nommés en nombre égal par les États, quelles que soient leur population et l’étendue de leur territoire ; l’autre, où les députés sont nommés par les mêmes États, proportionnellement à leur importance. (Voir la Constitution fédérale Suisse, dans laquelle la dualité du Parlement a une tout autre signification que dans les Constitutions de France et d’Angleterre.)
  18. Un fait peu connu, et des plus intéressants, mettra cette vérité dans tout son jour. Dans certaines localités du département du Doubs, arrondissement de Montbéliard, où la population est moitié catholique, moitié protestante, il n’est pas rare que le même édifice serve tour à tour, à des heures différentes, aux deux cultes, et cela sans la moindre impatience d’aucun côté. Évidemment ces bonnes gens ont dû s’entendre ; ils ont fait entre eux, pour l’exercice de leur culte, un pacte de tolérance mutuelle ; et la mutualité exclut toute pensée de conflit. Il est inouï que dans ces villages on n’ait vu personne passer d’une religion à l’autre ; il ne l’est pas moins qu’il ait été commis, par un religionnaire quelconque, aucune agression, aucun acte de zélotisme. Depuis quelques années l’archevêque de Besançon a commencé à semer la désunion : il fait bâtir, pour ses ouailles, des églises séparées. Un véritable ami de la paix et de l’humanité eût simplement proposé de rendre la maison de Dieu plus grande et plus belle ; aurait compris que cette église-temple était le plus beau monument élevé par la main des hommes à la charité chrétienne. L’archevêque ne l’entend pas ainsi. Autant qu’il dépend de lui il oppose religion à religion, église à église, cimetière à cimetière. Quand viendra le jugement dernier, le Christ n’aura plus qu’à prononcer la sentence, la séparation des fidèles et des impies sera toute faite.
  19. Voir Théorie sur l’Impôt, par P.-J. Proudhon. Paris, Dentu, 1861.
  20. Voir Manuel du spéculateur à la Bourse, introduction ; par le même. Paris, 1857.
  21. Voir Manuel du spéculateur à la Bourse, 1857.
  22. « Code pénal, art. 417. — Quiconque, dans la vue de nuire à l’industrie française, aura fait passer en pays étranger des directeurs, commis ou des ouvriers d’un établissement, sera puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans, et d’une amende de 50 fr. à 300 fr.
    …...« Art. 418.—Tout directeur, commis, ouvrier de fabrique qui aura communiqué à des étrangers ou à des Français résidant en pays étranger, des secrets de la fabrique où il est employé, sera puni de la réclusion et d’une amende de 500 fr. à 20,000 fr. — Si ces secrets ont été communiqués à des Français résidant en France, la peine sera d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, et d’une amende de 16 fr. à 200 fr. »
    …...Nous faisons les choses si vite aujourd’hui, qu’il est fort possible qu’on ait oublié d’abroger ces deux articles, devenus inutiles depuis le Traité de Commerce. Cependant, l’intention qui s’y révèle n’est pas équivoque ; comment se fait-il qu’on ait passé si lestement sur cette interdiction ?
  23. Voir à ce sujet, Catéchisme de l’Économie politique, par M. Dumesnil-Marigny, Paris, Guillaumin, 1863 ; Les Libre Échangistes et les Protectionnistes conciliés, par le même ; — Équilibre économique, par Jules le Bastier, Paris, Jules Renouard, 1861 ; Désorganisation et Matérialisme, par le même. Les écrits de ces deux auteurs me semblent laisser, pour la clarté et la certitude des démonstrations, quelque chose à désirer ; mais les faits, cités par eux méritent toute l’attention et sont du plus grand intérêt.
  24. Dans une publication récente, un économiste de l’école officielle a écrit ces propres paroles : « Le meilleur remède aux coalitions est la liberté des coalitions. » — C’est absolument comme s’il eût dit : Le meilleur remède contre le vol, c’est de revenir à la loi spartiate, la liberté du vol. Le meilleur moyen de faire cesser le libertinage et le bâtardise, c’est de déclarer l’amour libre, et tous les bâtards enfants de l’État. Combien de fois ne l’ai-je pas dit, et combien de temps encore faudra-t-il le redire : ces gens-là n’ont ni le sens moral ni le sentiment de la liberté.
  25. Puisque j’ai nommé la Société des Portefaix de Marseille, je me permettrai d’en dire un mot. L’ancienne législation avait conservé au profit de certaines catégories de travailleurs un privilége corporatif. Telles étaient les compagnies de portefaix de Marseille, des Madaires, de Lyon, des forts de la Halle, etc. Sous ce rapport, on pouvait assimiler ces compagnies aux offices ministériels, notaires, avoués, agents de change, etc. Naturellement, ce privilége impliquait de la part des associés une certaine discipline, l’obligation de se tenir à la disposition de leurs chefs, l’interdiction, par conséquent, d’organiser contre la Compagnie un service concurrent. Eh bien, qu’est-il arrivé ? Que, la loi sur les coalitions rendue, un certain nombre de portefaix sous prétexte de liberté du travail, ont accepté des propositions que la Compagnie jugeait contraires à son intérêt ; et, quand elle a réclamé, quand elle a prononcé la radiation de ses cadres des contrevenants, qu’elle s’est vu condamner par les tribunaux et blâmer par la presse démocratique ! Pourtant, la loi sur les coalitions, qui a oublié tant de choses, ne s’est pas expliquée sur les priviléges légalement autorisés, et c’est une question de savoir si la Compagnie des portefaix continue de subsister aux anciennes conditions, ou si elle doit être considérée comme dissoute. Ce qui est certain, au moins, c’est que le service des ports était devenu dans de certaines villes, pour les ouvriers qui en avaient le privilége, une sorte de patrimoine commun, et que ce patrimoine va peut-être leur être ravi. Ils auront, à la place, la concurrence anarchique, illimitée, et le droit de coalition.