Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/II,15

De la Capacité politique des classes ouvrières
Deuxième partie.
Chapitre XV.
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Chapitre XV. — Objection contre la politique mutuelliste. — Réponse. — Cause première de la chute des États. — Rapport des fonctions politiques et économiques dans la Démocratie nouvelle.


Mais ne nous laissons pas entraîner aux digressions. Nous avons à expliquer ce que sont l’unité et l’ordre dans une démocratie mutuelliste ; et voici l’objection, bien autrement grave, que ne manqueront pas d’élever contre nous nos adversaires.

Sortons, nous diront-ils, des théories et des sentimentalités : il faut en tout État une autorité, un esprit de discipline et d’obéissance, sans lesquels aucune société ne peut subsister. Il faut dans le Gouvernement une force capable de triompher de toutes les résistances, et de soumettre à la volonté générale toutes les opinions. Qu’on dispute tant qu’on voudra de la nature, de l’origine et des formes de ce pouvoir ; là n’est pas la question. La véritable, l’unique affaire, est qu’il soit constitué vigoureusement. Nulle volonté humaine ne saurait commander à la volonté humaine, dit de Bonald, et il conclut à la nécessité d’une institution supérieure, à un droit divin. Selon J.-J. Rousseau, au contraire, la puissance publique est une collectivité qui se compose de l’abandon que fait chaque citoyen d’une portion de sa liberté et de sa fortune dans l’intérêt général : c’est le droit démocratique révolutionnaire. Qu’on suive tel système que l’on voudra, on arrive toujours à cette conclusion, que l’âme d’une société politique c’est l’autorité, et que sa sanction est la force.

C’est ainsi, du reste, que se sont constitués, dans tous les temps, les États ; et c’est ainsi qu’ils se gouvernent et qu’ils vivent. Croit-on que ce soit par un acte de leur libre adhésion que les multitudes se sont formées en faisceau et ont fondé, sous la main d’un chef, ces unités puissantes, auxquelles le travail des révolutions ajoute si peu ? Non, ces agglomérations ont été l’œuvre de la nécessité servie par la force. Croit-on que ce soit de leur plein gré, par l’effet d’une persuasion mystérieuse, d’une conviction impossible à motiver, que ces masses se laissent conduire comme un troupeau, par une pensée étrangère, qui plane sur elles, et dont personne n’a le secret ? Non, encore : cette faculté de centralisation, à laquelle tout le monde se résigne bien qu’en murmurant, est aussi l’excuse de la nécessité, servie par la force. Il est absurde de regimber contre ces grandes lois, comme si nous pouvions les changer et nous faire, sur d’autres principes, une autre existence.

Que prétend donc le mutuellisme, et quelles sont les conséquences de cette doctrine, au point de vue du Gouvernement ? C’est de fonder un ordre de choses dans lequel le principe de la souveraineté du peuple, de l’homme et du citoyen serait appliqué au pied de la lettre ; où chaque membre de l’État, gardant son indépendance et continuant d’agir en souverain, se gouvernerait lui-même, pendant que l’autorité supérieure s’occuperait uniquement des affaires du groupe ; où, par conséquent, il y aurait certaines choses communes, mais point de centralisation ; allons jusqu’au bout, un État dont les parties reconnues souveraines auraient la faculté de sortir du groupe et de rompre le pacte, ad libitum. Car il ne faut pas se le dissimuler : la fédération, pour être logique, fidèle à son principe, doit aller jusque-là, à peine de n’être qu’une illusion, une vanterie, un mensonge.

Mais il est évident que cette faculté de sécession qui, en principe, doit appartenir à tout État confédéré, est contradictoire ; elle ne s’est jamais réalisée, et la pratique des confédérations la dément. Qui ne sait qu’à l’époque de la première médique la Grèce faillit périr, trahie par sa liberté fédérale ? Les Athéniens et les Spartiates se présentèrent seuls contre le grand roi : les autres avaient refusé de marcher. Les Perses vaincus, la guerre civile éclata entre les Grecs pour mettre fin à cette constitution absurde ; ce fut le Macédonien qui en eut l’honneur et le profit. — En 1846, lorsque la confédération Suisse fut au moment de se dissoudre par la sécession des cantons catholiques (Sunderbund), la majorité n’hésita point, pour ramener les scissionnaires, à employer la voie des armes. Elle n’agit point alors, quoi qu’on ait dit, en vertu du droit fédéral, qui était positivement contre elle. Comment les treize cantons protestants, tous souverains, auraient-ils prouvé aux onze cantons catholiques, tous également souverains, qu’ils avaient le droit, en vertu du pacte, de les contraindre à l’Union dont ceux-ci ne voulaient plus ? Le mot de fédération jure contre une prétention pareille. La majorité helvétique agit en vertu du droit de conservation nationale ; elle considéra que la Suisse, placée entre deux grands États unitaires, ne pouvait, sans un extrême péril, admettre une confédération nouvelle, plus ou moins hostile ; et en cédant à la nécessité, en appuyant son droit sur l’argument de la force, elle affirme, au nom et sous les insignes de sa confédération prétendue, la proéminence du principe d’unité. — À l’heure où j’écris, et certes avec une bien moindre excuse que les libéraux suisses de 1846, puisque la liberté américaine ne court aucun risque, les États-Unis du Nord prétendent aussi retenir dans l’Union, par la force, les États-Unis du Sud, les appelant traîtres et rebelles, ni plus ni moins que si l’ancienne Union était une monarchie et M. Lincoln un empereur. Il est clair cependant que de deux choses l’une : Ou le mot de confédération a un sens, par lequel les fondateurs de l’Union ont voulu la distinguer nettement de tout autre système politique : dans ce cas, et abstraction faite de la question d’esclavage, la guerre faite au Sud par le Nord est injuste ; ou bien, sous apparence de confédération, et en attendant l’heure favorable, l’on a poursuivi secrètement la formation d’un grand empire : dans ce cas les Américains feront bien de rayer à l’avenir de leurs plateformes les mots de liberté politique, de république, de démocratie, de confédération et même d’Union. Déjà l’on commence à nier de l’autre côté de l’Atlantique le droit des États, ce qui signifie le principe fédératif, signe non équivoque de la prochaine transformation de l’Union. Ce qui est plus étrange encore, c’est que la démocratie européenne applaudit à cette exécution, comme si ce n’était pas l’abjuration de son principe et la ruine de ses espérances.

Résumons-nous : Une révolution sociale, dans le sens de la mutualité, est une chimère, parce que, dans cette société, l’organisation politique devrait être le corollaire de l’organisation économique, et que ce corollaire, que l’on avoue devoir être un État fédératif, considéré en lui-même est une impossibilité. En fait, les confédérations n’ont jamais été que du provisoire, des États en formation ; théoriquement, ce sont des non-sens. Donc la mutualité posant le fédéralisme comme son dernier mot, se donne à elle-même l’exclusion ; elle n’est rien.

Tel est l’argument décisif auquel nous avons à répondre. Mais j’ai à présenter auparavant une rectification historique.

Les adversaires du fédéralisme supposent bénévolement que la centralisation est douée de tous les avantages qu’ils refusent à la fédération ; que la première est douée d’autant d’énergie que la seconde est peu viable ; bref, qu’autant celle-ci est dépourvue de logique et de force, autant on est assuré d’en rencontrer dans celle-là, et que telle est la cause de l’énorme différence qui, jusqu’à ce moment, a signalé leurs destinées. Je devrais donc, pour ne rien omettre et égaliser les positions, opposer à la critique, du principe fédératif la critique du principe unitaire ; montrer que si les confédérations n’ont, depuis l’origine des sociétés, joué qu’un rôle en apparence secondaire ; si, grâce à la divergence de leurs institutions, elles n’ont pas fait preuve d’une longue durée ; s’il semble même impossible qu’elles se posent dans la vérité de leur principe, les États à grande centralisation, en revanche, n’ont été le plus souvent que de vastes brigandages, des tyrannies organisées, dont le principal mérite a été, depuis trente siècles, de traîner, pour ainsi dire, sur la claie les cadavres des nations, comme si le but de la Providence avait été de les châtier, par des siècles de torture, de leurs fantaisies fédérales.

Ainsi j’aurais à faire voir que l’histoire tout entière n’est qu’une suite de composition et de décomposition ; qu’aux pluralités ou fédérations succèdent sans cesse les agglomérations, et aux agglomérations les dissolutions ; qu’à l’Empire grec d’Alexandre, établi sur l’Europe et l’Asie, succéda bientôt le partage de ses généraux, véritable retour aux nationalités, comme nous disons aujourd’hui ; qu’à ce mouvement nationaliste succéda ensuite la grande unité romaine, remplacée au cinquième siècle par les fédérations germaniques et italiennes ; que nous avons vu naguère l’empire d’Autriche se faire d’absolutiste fédéraliste, pendant que l’Italie passait de la fédération au royaume ; que si le premier Empire, avec ses cent trente-deux départements, ses grands fiefs et ses alliances n’a pu tenir devant la confédération européenne, le second Empire, bien plus fortement centralisé, quoique beaucoup moins étendu que l’autre, est travaillé par un esprit de liberté bien autrement impérieux dans les collectivités provinciales et communales, que dans les individualités elles-mêmes.

Voilà ce que j’eusse aimé à développer encore, et que je me contenterai de rappeler ici, pour mémoire.

Telle est donc l’énigme que nous avons à résoudre ; elle intéresse la centralisation autant que la fédération elle-même.

1. Qu’est-ce qui fait que les États unitaires, monarchiques, aristocratiques ou républicains, tournent constamment à la décomposition ?

2. Et qu’est-ce qui fait en même temps que les fédérations tendent à se résoudre dans l’Unité ?

Voilà à quoi il faut d’abord répondre, avant de porter un jugement sur la valeur comparative des États à centralisation, et des confédérés. Et c’est précisément à quoi je réponds, conformément aux principes posés au chapitre précédent, savoir, que la Vérité et le Droit sont les seules bases de l’ordre, hors lesquelles toute centralisation devient absorbante, et toute fédération hypocrite :

Ce qui fait que les États, unitaires et fédérés, sont sujets à décomposition et ruine, c’est que, chez les premiers, la société est destituée de toute espèce de garantie, politique et économique ; et que, chez les autres, en supposant le Pouvoir aussi parfaitement constitué qu’on voudra, la même société n’a eu jusqu’à présent que des garanties politiques ; elle n’en a jamais offert d’économiques. Ni en Suisse, ni aux États-Unis, nous ne trouvons la mutualité organisée : or, sans une série d’institutions mutuellistes, sans droit économique, la forme politique reste impuissante, le gouvernement est toujours précaire, un sépulcre blanchi, disait saint Paul.

Que reste-t-il donc à faire pour mettre les confédérations à l’abri de toute dissolution, en même temps que l’on en maintiendrait le principe ainsi défini : Faculté pour toute ville, territoire, province, population agglomérée, en un mot pour tout État, d’entrer dans la confédération et d’en sortir, ad libitum ?

Remarquez que jamais semblable condition n’a été offerte à des hommes libres ; jamais pareil problème n’a été soulevé par aucun publiciste. De Bonald et Jean-Jacques, l’homme du droit divin et l’homme de la démagogie, sont d’accord pour déclarer, à la suite de Jésus-Christ, que tout royaume divisé en lui-même périra. Mais le Christ parlait en sens spirituel ; et nos auteurs sont de purs matérialistes, partisans de l’autorité, et partant de servitude.

Ce qu’il y a à faire pour rendre la confédération indestructible, c’est de lui donner enfin la sanction qu’elle attend encore, en proclamant, comme base du droit fédératif et de tout ordre politique, le Droit économique.

C’est ici surtout qu’il convient de considérer la révolution qui va s’opérer dans le système social, par le seul fait du mutuellisme dont nous avons précédemment offert à l’attention du lecteur quelques exemples. Déjà l’on a pu juger que le principe de mutualité, transporté des relations privées dans le mouvement collectif, se pose en une suite d’institutions dont il est facile d’indiquer le développement. Rappelons seulement, pour aider la mémoire, les plus saillantes.


A. — Fonctions économiques.


1. Service de Charité et secours aux personnes, formant transition entre le régime de Charité institué par le Christ et le régime de justice inauguré par la Révolution : société d’assistance, service médical, asiles, crèches, maisons de santé, pénitenceries, etc. Tout cela existe plus ou moins, sans doute, mais il y manque le nouvel esprit, qui seul peut donner l’efficacité, purger le parasitisme, l’hypocrisie, la mendicité et le gaspillage.

2. Assurances contre l’inondation, l’incendie, les risques de navigation et de chemins de fer, l’épizootie, la grêle, les maladies, la vieillesse et la mort.

3. Crédit, circulation et escompte ; banques, bourses, etc.

4. Services publics de transports par chemins de fer, canaux, rivières et voie de mer. — Ces services ne préjudicient en rien aux entreprises particulières, auxquelles ils servent au contraire de régularisateurs et de pivots.

5. Service des entrepots, docks, marchés et mercuriales. Il a pour but d’assurer en tout temps la répartition des produits au mieux du double intérêt des producteurs et des consommateurs. C’est la fin de la spéculation mercantiliste, des accapareurs, des coalitions et de l’agiotage.

6. Service de statistique, de publicité et d’annonces pour la fixation des prix et la détermination des valeurs. — Établissements sociétaires, servant de régulateurs pour le commerce de détail.

7. Compagnies ouvrières, pour l’exécution des travaux de terrassements, reboisements, défrichements, routes, chaussées, irrigations.

8. Compagnies ouvrières pour la construction des ponts, aqueducs, réservoirs, ports, tunnels, monuments publics, etc.

9. Compagnies ouvrières pour l’exploitation des mines, eaux et forêts.

10. Compagnies ouvrières pour le service des ports, gares, halles, entrepôts, magasins, etc.

11. Société maçonnique pour la construction, l’entretien, la location des maisons et le bon marché des habitations dans les villes.

12. Instruction publique, scientifique et professionnelle.

13. Propriété, révision des lois concernant le droit ; la formation, la répartition, le mode de transmission, etc., des propriétés. Réforme et consolidation du système allodial.

14. L’Impôt………


Observations. — 1. Jusqu’à présent les institutions ou fonctions auxquelles nous donnons le nom d’économiques ont été un desideratum dans la société. Nous ne les inventons pas, nous ne les créons point par un caprice d’arbitraire ; nous nous bornons à en opérer le dégagement, en vertu d’un principe aussi simple que péremptoire. Il est démontré en effet que dans nombre de circonstances, l’initiative individuelle est impuissante à réaliser ce que donne sans effort, et à bien moindres frais, la coopération de tous. Là donc où l’action privée ne peut atteindre, il est juste, c’est un droit et un devoir d’employer la force collective, la mutualité. Il est absurde de sacrifier la richesse, la félicité publique à une liberté impuissante. Là est le principe, le but, la raison des institutions économiques. Tout ce que peut exécuter l’individu, en se soumettant à la loi de Justice, sera donc laissé à l’individualité ; tout ce qui dépasse la capacité d’une personne sera dans les attributions de la collectivité.

2. Je range dans la catégorie des fonctions ou institutions économiques les établissements de Charité, l’Instruction publique et l’Impôt. La nature des choses indique la raison de ce classement. L’extinction du paupérisme et le soulagement des misères humaines ont été regardés dans tous les temps comme les problèmes les plus ardus de la science. De même que l’indigence chez l’ouvrier, les misères sociales touchent aux sources vives de la production, et compromettent directement la félicité publique. Il est donc d’une science, d’une police exacte, d’enlever toute cette catégorie d’établissements à l’action et à l’influence du Pouvoir. — Il faut en dire autant de l’Impôt. À cet égard la Révolution de 89 et toutes les Constitutions qui en sont sorties, ont posé les vrais principes, en décidant que l’impôt, demandé par le Gouvernement, devait être consenti par la nation, et la répartition faite par les conseils généraux et municipalités. Ce n’est pas le Prince qui se paie lui-même ; c’est le Pays qui paie son mandataire : d’où il résulte que ce que nous appelons aujourd’hui ministère des Finances, ne rentre aucunement dans les attributions du Pouvoir. — Quant à l’Instruction publique, qui n’est autre chose que le développement de l’éducation domestique, il faut bien la reconnaître pour fonction économique, à moins d’en refaire une fonction religieuse, et de nier la famille même.

3. On voit par les articles 4, 7, 8, 9, 10 et 11 du tableau ci-dessus, quelle est, dans la Démocratie nouvelle, l’importance des Associations ouvrières, considérées comme organes économiques et institutions de mutualité. Elles ont pour objet, non-seulement de satisfaire à l’intérêt ouvrier, mais de répondre au vœu légitime de la société, qui est d’enlever l’exploitation des chemins de fer et des mines au monopole des sociétés par actions ; — les constructions d’utilité publique au favoritisme des adjudications, et au caprice des ingénieurs de l’État ; — les eaux et forêts aux dévastations du Domaine, etc. Ces compagnies ouvrières, formées selon les prescriptions du Code civil et du commerce, soumises à la loi de concurrence, ainsi que l’a déclaré le Manifeste, et responsables de leurs actes, sont liées en outre vis-à-vis de la société qui les emploie par le devoir mutuelliste, qui est de la faire jouir de leurs services au meilleur marché possible.

À cet ensemble de fonctions économiques, s’en joint une série d’autres appelées politiques, et qui en forment le complément. Comme les précédentes, elles peuvent varier quant au nombre et à la définition : nul ne saurait se tromper sur leur caractère.


B. — Fonctions politiques.


15. Corps électoral ou suffrage universel.

16. Pouvoir législatif.

17. Pouvoir exécutif : Administration,

18. ............ --….......… Police, Justice,

19. ............ --….......… Culte,

20. ............ --….......… Guerre.

Le ministère de l’agriculture, du commerce, de l’instruction publique, des travaux publics et des finances, ont été reportés et fondus dans les fonctions économiques.


Observations. — 1. Ces fonctions sont dites politiques, par opposition aux précédentes appelées économiques, parce qu’elles ont pour objet, non plus les personnes et les biens, la production, la consommation, l’éducation ; le travail, le crédit et la propriété ; mais l’État collectif, le Corps social dans son unité et ses relations soit avec le dehors, soit avec lui-même.

2. Ces mêmes fonctions sont de plus subordonnées aux autres, et on peut les appeler des sous-fonctions, parce que, en dépit de leur majesté d’apparat, elles jouent un rôle bien moins essentiel que les fonctions économiques. Avant de légiférer, d’administrer, de bâtir des palais, des temples, et de faire la guerre, la société travaille, laboure, navigue, échange, exploite les terres et les mers. Avant de sacrer des rois et d’instituer des dynasties, le peuple fonde la famille, consacre les mariages, bâtit des villes, établit la propriété et l’hérédité.Dans le principe, ce sont les fonctions politiques qui restent confondues avec les économiques : rien, en effet, de ce qui constitue la spécialité du gouvernement et l’État, n’est étranger à l’économie publique. Que si plus tard la raison générale, en dégageant l’organisme gouvernemental, semble lui conférer une sorte de primogéniture, c’est l’effet d’une illusion historique qui ne saurait nous tromper, maintenant que nous avons rétabli la généalogie sociale dans son intégrité, et mis chaque chose à sa place. Entre les fonctions économiques et les fonctions politiques, il existe un rapport analogue à celui que la physiologie indique, chez les animaux, entre les fonctions de la vie organique, et les fonctions de la vie de relation : c’est par celles-ci que l’animal se manifeste au dehors et remplit sa mission entre les créatures ; mais c’est par les autres qu’il existe, et tout ce qu’il fait dans sa liberté d’action n’est, à vrai dire, qu’un conclusum plus ou moins raisonné de ses puissances primordiales.

3. Ainsi, dans la Constitution démocratique, telle qu’il est permis de la déduire de ses idées les mieux accusées et de ses aspirations les plus authentiques, l’ordre politique et l’ordre économique ne sont qu’un seul et même ordre, un seul et même système, établi sur un principe unique, la mutualité. De même que nous avons vu, par une suite de transactions mutuellistes, les grandes institutions économiques se dégager l’une après l’autre, et former ce vaste organisme humanitaire, dont rien jusque-là ne pouvait donner l’idée ; de même l’appareil gouvernemental résulte à son tour non plus de je ne sais quelle convention fictive, imaginée par le besoin de la république, et aussitôt retirée que posée, mais sur un contrat réel, où les souverainetés des contractants, au lieu de s’absorber dans une majesté centrale, à la fois personnelle et mystique, servent de garantie positive à la liberté des États, des communes et des individus.

Nous avons donc, non plus une souveraineté du peuple en abstraction, comme dans la Constitution de 93 et celles qui l’ont suivie, et dans le Contrat social de Rousseau, mais une souveraineté effective des masses travailleuses, régnantes, gouvernantes, d’abord, dans les réunions de bienfaisance, dans les chambres de commerce, dans les corporations d’arts et métiers, dans les compagnies de travailleurs ; dans les bourses, dans les marchés, dans les académies, dans les écoles, dans les comices agricoles ; et finalement dans les convocations électorales, dans les assemblées parlementaires et les conseils d’État, dans les gardes nationales, et jusque dans les églises et les temples. C’est toujours et partout la même force de collectivité qui se produit, au nom et en vertu du principe de mutualité ; dernière affirmation du droit de l’homme et du citoyen.

Je dis qu’ici les masses travailleuses sont réellement, positivement et effectivement souveraines : comment ne le seraient-elles pas, si l’organisme économique leur appartient tout entier : le travail, le capital, le crédit, la propriété, la richesse ; comment, maîtresses absolues des fonctions organiques, ne le seraient-elles pas, à bien plus forte raison, des fonctions de relation ? La subordination à la puissance productive de ce qui fut autrefois, et à l’exclusion de tout le reste, le Gouvernement, le Pouvoir, l’État, éclate dans la manière dont se constitue l’organisme politique :


a. Un CORPS ÉLECTORAL s’assemblant dans sa spontanéité, faisant la police des opérations, revisant et sanctionnant ses propres actes ;

b. Une délégation, CORPS LÉGISLATIF, ou Conseil d’État, nommée par les groupes fédéraux et rééligible[1] ;

c. Une Commission exécutive choisie par les représentants du peuple dans leur propre sein, et révocable ;

d. Un Président de cette Commission, enfin, nommé par elle-même, et révocable.


N’est-ce pas là, dites-moi, le système de la vieille société retourné ; système où le pays est décidément tout ; où celui qu’on appelait autrefois chef de l’État, souverain, autocrate, monarque, despote, roi, empereur, czar, khan, sultan, majesté, altesse, etc., etc., apparaît définitivement comme un Monsieur, le premier peut-être, entre ses concitoyens pour la distinction honorifique, mais à coup sûr le moins dangereux de tous les fonctionnaires publics. Vous pouvez vous vanter cette fois que le problème de la garantie politique, le problème de la soumission du gouvernement au pays, du prince au souverain, est résolu. Jamais vous ne reverrez ni usurpation ni coup d’État ; l’insurgence du pouvoir contre le peuple, la coalition de l’autorité et de la bourgeoisie contre la plèbe, est impossible.

4. Tout ceci compris, je reviens à la question d’unité posée plus, haut : Comment, avec le droit fédératif, l’État gardera-t-il sa stabilité ? Comment un système, qui consacre comme sa pensée fondamentale le droit pour chaque confédéré de faire sécession, pourrait-il ensuite agir d’ensemble et se soutenir ?

L’objection, il faut l’avouer, était sans réponse, tant que les États confédérés étaient constitués en dehors du droit économique et de la loi de mutualité : la divergence des intérêts devait tôt ou tard amener des scissions funestes, et l’unité monarchique remplacer l’équivoque républicaine. Maintenant tout est changé : l’ordre économique est fondé sur des données entièrement différentes ; l’esprit des États n’est plus le même, la confédération, dans la vérité de son principe, est indissoluble. La Démocratie, si hostile à toute pensée de scission, surtout en France, n’a rien à craindre.

Rien de ce qui divise les hommes, cités, corporations, individus, n’existe plus entre les groupes mutuellistes : ni pouvoir souverain, ni concentration politique, ni droit dynastique, ni liste civile, ni décorations, ni pensions, ni exploitation capitaliste, ni dogmatisme, ni esprit de secte, ni jalousie de parti, ni préjugé de race, ni rivalité de corporation, de ville ou de province. Il peut y avoir des diversités d’opinions, de croyances, d’intérêts, de mœurs, d’industries, de cultures, etc. Mais ces diversités sont la base même et l’objet du mutuellisme : elles ne peuvent par conséquent dégénérer en aucun cas, en intolérance d’Église, suprématie pontificale, prépotence de localité ou de capitale, prépondérance industrielle ou agricole. Les conflits sont impossibles : pour qu’ils renaissent, il faudrait détruire la mutualité[2].

D’où viendrait la révolte ? Sur quel prétexte s’appuierait le mécontentement ? — Dans une confédération mutuelliste, le citoyen n’abandonne rien de sa liberté, comme Rousseau l’exige pour le gouvernement de sa république ! La puissance publique est sous la main du citoyen ; lui-même l’exerce et en profite : s’il se plaignait de quelque chose, ce serait de ne pouvoir plus, ni lui ni personne, l’usurper et en jouir seul. Il n’a pas davantage de sacrifice de fortune à faire : l’État ne lui demande, à titre de contribution, que ce qui est rigoureusement exigé par les services publics, lesquels étant essentiellement reproductifs, dans leur juste distribution, font de l’impôt un échange[3]. Or, l’échange est augmentation de richesse[4] : de ce côté encore, la dissolution n’est point à craindre. Les confédérés se sépareraient-ils devant les risques d’une guerre civile ou étrangère ? Mais dans une confédération fondée sur le Droit économique et la loi de mutualité, la guerre civile ne pourrait avoir qu’un motif, le motif de religion. Or, sans compter que l’intérêt spirituel est bien faible quand les autres intérêts sont conciliés et mutuellement garantis, qui ne voit ici que la mutualité a pour corollaire la tolérance mutuelle ; ce qui écarte cette chance de conflit ? Quant à une agression de l’étranger, quelle en pourrait être la cause ? La confédération, qui reconnaît à chacun des États confédérés le droit de sécession, ne peut pas, à bien plus forte raison, vouloir contraindre l’étranger. L’idée de conquête est incompatible avec son principe. Un seul cas de guerre, venant du dehors, peut donc être ici prévu, à savoir, le cas d’une guerre de principe : ce serait que l’existence d’une confédération mutuelliste fût déclarée par les États ambiants, à grande exploitation et grande centralisation, incompatible avec leur propre principe, de même qu’en 92 le manifeste de Brunswick déclara la Révolution française incompatible avec les principes qui régissaient les autres États ! À quoi je réplique que la mise hors la loi d’une confédération, fondée sur le droit économique et la loi de mutualité serait justement ce qui pourrait lui arriver de plus heureux, tant pour exalter le sentiment républicain fédératif et mutuelliste, que pour en finir avec le monde du monopole, et déterminer la victoire de la Démocratie ouvrière sur toute la face du globe…

Mais qu’est-il besoin d’insister davantage ?

Le principe de mutualité, en entrant dans la législation et les mœurs, et créant le droit économique, renouvelle de fond en comble le droit civil, le droit commercial et administratif, le droit public et le droit des gens. Ou plutôt, en dégageant cette suprême et fondamentale catégorie du droit, le Droit économique, le principe de mutualité crée l’unité de la science juridique ; il fait voir, mieux qu’on ne l’avait aperçu jusqu’alors, que le droit est un et identique, que toutes ses prescriptions sont uniformes, toutes ses maximes des corollaires les unes des autres, toutes ses lois, des variantes de la même loi.

L’ancien droit, que la science des vieux jurisconsultes avait subdivisé en autant de branches spéciales qu’il s’appliquait à d’objets différents, avait pour caractère général, dans toutes ses parties, d’être négatif ; d’empêcher plutôt que de permettre ; de prévenir les conflits, plutôt que de créer les garanties ; de réprimer un certain nombre de violences et de fraudes, plutôt que d’assurer, contre toute fraude et violence, la création de la richesse et de la félicité commune.

Le nouveau Droit est au contraire essentiellement positif. Son but est de procurer, avec certitude et ampleur, tout ce que l’ancien droit permettait simplement de faire, l’attendant de la liberté, mais sans en chercher les garanties ni les moyens, sans même exprimer à cet égard ni approbation ni désapprobation. Manquer à la garantie, à la solidarité sociale ; persister dans les pratiques de l’anarchie mercantile, de la dissimulation, du monopole, de l’agiotage, est réputé désormais, de par le nouveau Droit, un acte aussi répréhensible que toutes les escroqueries, les abus de confiance, les faux, les vols à main armée et en maison habitée dont la loi s’est jusqu’à ce jour occupée presque exclusivement. Ce caractère positif du Droit nouveau, les obligations nouvelles qui en résultent, la liberté et la richesse qui en sont le fruit, nous l’avons suffisamment développé dans les questions relatives à l’assurance, à l’offre et à la demande, à la fixation des prix et valeurs, à la bonne foi commerciale, au crédit, aux transports, etc., en un mot à ce que nous avons appelé institutions ou fonctions économiques ; nous n’avons plus besoin d’y revenir.

Comment donc un groupe travailleur, après avoir fait partie d’une fédération mutuelliste, renoncerait-il aux avantages positifs, matériels, palpables, escomptables, qu’elle lui assure ? Comment préférerait-il retourner à l’antique néant, au paupérisme traditionnel, à l’insolidarité, à l’immoralité ? Après avoir connu l’ordre économique, voudrait-il se faire aristocratie exploitante, et pour la satisfaction immonde de quelques-uns, rappeler l’universelle misère ? Comment, dis-je, des cœurs d’hommes ayant connu le droit, se déclareraient-ils contre le droit, se dénonçant eux-mêmes au monde comme une bande de voleurs et de forbans ?

Aussitôt la réforme économique, mutuelliste, proclamée sur un point du globe, les confédérations deviennent partout des nécessités. Elles n’ont pas besoin pour exister que les États qui se fédèrent soient tous juxtà-posés, groupés comme dans une enceinte, ainsi que nous le voyons en France, en Italie et en Espagne. La fédération peut exister entre États séparés, disjoints et distants les uns des autres : il suffit qu’ils déclarent vouloir unir leurs intérêts et se donner garantie réciproque, selon les principes du Droit économique et de la mutualité. Une fois formée, la fédération ne peut plus se dissoudre : car, je le répète, on ne revient pas d’un pacte, d’une profession de foi, comme la profession de foi mutuelliste, comme le pacte fédératif.

Ainsi que nous l’avons dit déjà, le principe de mutualité, dans l’ordre politique aussi bien que dans l’ordre économique, est donc bien certainement le lien le plus fort et le plus subtil qui puisse se former entre les hommes.

Ni système de gouvernement, ni communauté ou association, ni religion, ni serment, ne peuvent à la fois, en unissant aussi intimement les hommes, leur assurer une pareille liberté.

On nous a reproché de fomenter, par ce développement du droit, de fomenter l’individualisme, de détruire l’idéal. Calomnie ! Où donc la puissance de collectivité produirait-elle d’aussi grandes choses ? Où les âmes se sentiront-elles plus à l’unisson ? Partout ailleurs nous avons le matérialisme du groupe, l’hypocrisie de l’association, et les chaînes pesantes de l’État. Ici, seulement, nous sentons, dans la justice la vraie fraternité. Elle nous pénètre, nous anime ; et nul ne peut se plaindre qu’elle le contraint, qu’elle lui impose un joug, ou le charge du moindre fardeau. C’est l’amour dans sa vérité et dans sa franchise ; l’amour qui n’est parfait qu’autant qu’il a pris peur devise la maxime de la mutualité, j’ai presque dit du commerce : donnant, donnant.


  1. Si les États confédérés sont égaux entre eux, une assemblée unique suffit ; s’ils sont d’une importance inégale, on rétablit l’équilibre en créant, pour la représentation fédérale, deux Chambres ou Conseils ; l’un dont les membres ont été nommés en nombre égal par les États, quelles que soient leur population et l’étendue de leur territoire ; l’autre, où les députés sont nommés par les mêmes États, proportionnellement à leur importance. (Voir la Constitution fédérale Suisse, dans laquelle la dualité du Parlement a une tout autre signification que dans les Constitutions de France et d’Angleterre.)
  2. Un fait peu connu, et des plus intéressants, mettra cette vérité dans tout son jour. Dans certaines localités du département du Doubs, arrondissement de Montbéliard, où la population est moitié catholique, moitié protestante, il n’est pas rare que le même édifice serve tour à tour, à des heures différentes, aux deux cultes, et cela sans la moindre impatience d’aucun côté. Évidemment ces bonnes gens ont dû s’entendre ; ils ont fait entre eux, pour l’exercice de leur culte, un pacte de tolérance mutuelle ; et la mutualité exclut toute pensée de conflit. Il est inouï que dans ces villages on n’ait vu personne passer d’une religion à l’autre ; il ne l’est pas moins qu’il ait été commis, par un religionnaire quelconque, aucune agression, aucun acte de zélotisme. Depuis quelques années l’archevêque de Besançon a commencé à semer la désunion : il fait bâtir, pour ses ouailles, des églises séparées. Un véritable ami de la paix et de l’humanité eût simplement proposé de rendre la maison de Dieu plus grande et plus belle ; aurait compris que cette église-temple était le plus beau monument élevé par la main des hommes à la charité chrétienne. L’archevêque ne l’entend pas ainsi. Autant qu’il dépend de lui il oppose religion à religion, église à église, cimetière à cimetière. Quand viendra le jugement dernier, le Christ n’aura plus qu’à prononcer la sentence, la séparation des fidèles et des impies sera toute faite.
  3. Voir Théorie sur l’Impôt, par P.-J. Proudhon. Paris, Dentu, 1861.
  4. Voir Manuel du spéculateur à la Bourse, introduction ; par le même. Paris, 1857.