Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/III,1

De la Capacité politique des classes ouvrières
Troisième partie.
Chapitre I.
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Chapitre Ier. — Une excommunication politique ; nécessité pour la Démocratie ouvrière de dénoncer la scission.


Considérons que depuis 1848 la nation française se trouve divisée en sept partis principaux :

a) Légitimistes ;

b) Orléanistes ou monarchistes constitutionnels ;

c) Bonapartistes ou impérialistes ;

d) Cléricaux, épiscopaux ou jésuites ;

e) Républicains conservateurs, ne différant des précédents que par la suppression de la couronne ; du reste, professant sur les questions économiques les mêmes principes que les monarchistes ;

f) Républicains radicaux ou Démocrates, autrement dits Rouges ou Socialistes, auxquels se rattachent désormais, par la logique de l’idée

g) Les Fédéralistes.

Chacun de ces partis se subdivise en plusieurs nuances : c’est ainsi, pour ne parler que des radicaux, que nous les avons vus (2e partie, chap. ii) se partager en deux écoles, celle des Communistes ou du Luxembourg, et celle des Mutuellistes récemment inaugurée par les Soixante.

À peine la République était instituée, le 24 février 1848, à la place de la monarchie, que l’antagonisme, bientôt la guerre civile éclata entre les anciens partis, a, b, c, d, e coalisés, et le parti nouveau, F—G, accusé par les champions de la vieille idée de conspirer contre la propriété, la religion, la famille et la morale.

L’effet de cette réprobation fut, pour le parti réprouvé, des plus heureux. Il commença la dissolution des anciens partis en les obligeant à s’entendre ; puis il rendit la République solidaire du socialisme, en prouvant que celui-ci était la conséquence de l’autre. À partir des séances du Luxembourg, surtout de la journée du 16 avril, la guerre à la République sociale devint la préoccupation de tous les Pouvoirs, passant de l’un à l’autre comme un héritage sinistre, du Gouvernement provisoire au général Cavaignac, du général Cavaignac au président Louis-Napoléon, enfin du président Louis-Napoléon au Gouvernement impérial, à qui le ralliement des partis rivaux, battus en même temps que la Démocratie sociale dans la journée du 2 Décembre, valut le titre de Sauveur de la Société.

Considérons d’après cela que la défaite de la Démocratie rouge ou socialiste, d’abord en 1848 et 1849, puis en 1851 et 1852, est le pivot de notre histoire contemporaine ; que telle est encore aujourd’hui la principale raison d’être du Gouvernement impérial ; que dans sa politique de chaque jour le second Empire n’a jamais perdu de vue cette condition de son existence ; que rien n’indique qu’il ait aujourd’hui la pensée de changer de conduite, d’autant moins qu’aux élections de 1863 et 1864 le parti radical s’est manifesté d’une manière redoutable, et que le risque de socialisme est le seul lien qui rattache au Gouvernement impérial les partis momentanément évincés, mais nullement réconciliés, de la Légitimité, de l’Orléanisme, de la République conservatrice et de l’Épiscopat.

Ainsi le Gouvernement impérial, sur lequel les entrepreneurs d’Opposition constitutionnelle essaient de rejeter l’impopularité qui les atteint tous, ne peut être regardé, de notre point de vue socialiste, que comme une expression réactionnaire. La situation serait pour nous absolument la même si, à la place de la dynastie napoléonienne, les événements avaient porté au pouvoir soit Henri V ou le comte de Paris, soit quelque Africain continuateur de Cavaignac.

Le fait qui entre tous témoigne de l’immutabilité de cette politique, nonobstant tous les changements de règne, c’est que la féodalité industrielle et financière, préparée de longue main pendant les trente-six années de la Restauration, de la Monarchie de Juillet et de la République, et dans laquelle sont entrés les hommes de tous les régimes, n’a cessé depuis le coup d’État de se fortifier et de s’étendre. C’est dans ces dernières années qu’elle a complété son organisation et pris son assiette : les élections de 1863 l’ont envoyée en nombre au Parlement. Chose singulière, comme si cette féodalité songeait à identifier, à l’exemple du socialisme, la Politique et l’Économie politique, on la voit peu à peu faire corps avec le Gouvernement, l’inspirer, le dominer. Pendant onze ans elle a été, avec l’Église et l’armée, le nerf de l’Empire, et l’on ne saurait dire que jusqu’à ce jour sa fidélité ait été ébranlée.

Cependant les grandes Compagnies ont consommé leur coalition ; encore un peu, et les classes moyennes, absorbées par la haute concurrence ou ruinées, seront entrées dans la domesticité féodale ou rejetées dans le prolétariat. Alors aura sonné l’heure décisive, et si une autre loi du 31 mai ne vient au secours du système, la question se videra sur le champ de bataille du suffrage universel. Comment se comporteront, dans ces nouveaux comices, les classes moyennes ? Auront-elles le même désintéressement que celui dont naguère et si imprudemment ont fait preuve les classes ouvrières ? Se rallieront-elles à cette plébécule, après l’avoir entraînée ? Nous venons de la voir à l’œuvre cette pauvre petite bourgeoisie ; nous savons comment elle vote et pour qui elle vote. Sans conscience d’elle-même et privée d’idée, trompée par ses journaux sur toutes les questions du siècle, toujours disposée à croire qu’un simple changement dans le personnel et dans la routine du Pouvoir apportera un adoucissement à son martyre, incapable de se frayer une route hors des sentiers battus, ne sachant pour toute politique que nommer des candidats de coterie contre des Candidats d’administration, aura-t-elle du moins le bon esprit de se rattacher à l’élément jeune, au parti qui pense, qui veut, qui marche, qui l’appelle et qui est fort ?

De ces considérations il résulte donc que depuis le 2 Décembre 1851, pour ne pas remonter jusqu’au 24 juin 1848, la Démocratie socialiste peut se regarder comme politiquement excommuniée, je ne voudrais pas dire proscrite. Nos idées, si ce n’est nos personnes, sont hors le gouvernement, hors la société ; on n’a pas encore osé les mettre tout à fait hors la loi. Le principe de la liberté des opinions est là qui s’y oppose. Mais on leur ôte, à ces idées, autant que possible, les moyens de propagande ; on les livre à des organes infidèles ; l’usage de la presse périodique, conservé à tous les anciens partis, prodigué à tous les charlatans, à tous les renégats, à tous les proxénètes, nous est spécialement et obstinément refusé. Si parfois une idée inspirée de nos principes se produit devant le public, s’offre au Pouvoir, vite elle est dépêchée par les équarrisseurs privilégiés, ou écartée, j’en sais quelque chose, par la coalition des idées contraires. Les exhumés du Gouvernement provisoire ne se sont pas montrés plus ardents, en mars 1864, contre les candidatures ouvrières, que les chefs de la féodalité financière n’ont fait depuis douze ans contre les plans économiques des démocrates.

En présence d’un état de choses où nous détruire c’est sauver la société et la propriété, où l’ostracisme intellectuel et l’inquisition des idées apparaissent, si la Démocratie n’apprend à s’organiser et à mieux lutter, dans les certitudes de l’avenir, que pouvons-nous faire, si ce n’est d’accepter fièrement notre réprobation, et, puisque le vieux monde nous repousse, de nous en séparer radicalement ?

Que ce mot de séparation, ami lecteur, ne soit pour vous ni un sujet d’alarme, ni un prétexte de calomnie. Vous seriez dans une égale erreur, si vous alliez conclure de cette décisive parole que je n’ai à conseiller au peuple que la révolte ou la résignation.

Loin de moi d’abord toute pensée d’antagonisme, tout ferment de haine et de guerre civile. On sait assez que je ne suis pas précisément ce qu’on appelle un homme d’action. La séparation que je recommande est la condition même de la vie. Se distinguer, se définir, c’est être ; de même que se confondre et s’absorber, c’est se perdre. Faire scission, une scission légitime, est le seul moyen que nous ayons d’affirmer notre droit, et, comme parti politique, de nous faire reconnaître. Et l’on verra bientôt que c’est aussi l’arme la plus puissante, comme la plus loyale, qui nous ait été donnée, tant pour la défense que pour l’attaque. Depuis longtemps la Démocratie socialiste ne s’affirmait plus que par des publications individuelles, paraissant à de rares intervalles ; le Manifeste des Soixante fut un premier et vigoureux essai de manifestation collective, directement émané du Peuple. On sait quelle était la conclusion, par trop naïve, de ce manifeste, et comment, après avoir été reçue d’abord avec acclamation, elle fut ensuite écartée par la majorité des électeurs démocrates. On n’a pas voulu des candidats ouvriers, et ça été un bonheur pour tous. Mais pareille tentative ne doit se renouveler : il y aurait honte et sottise. Le moment est venu, au contraire, d’agir par une scission digne et raisonnée, d’ailleurs inévitable. En quoi consiste cette scission ? Je m’en vais le dire.

La Démocratie ouvrière, en montrant aux élections de 1863-64 sa résolution de faire valoir son droit politique, a révélé en même temps son idée et ses hautes prétentions. Elle ne vise à rien de moins qu’à opérer, à son bénéfice, une révolution économique, sociale.

Mais, pour accomplir une si grande œuvre, il ne suffit pas de manifestations électorales, plus ou moins équivoques, de professions de foi publiées dans les journaux ; de conférences plus ou moins suivies données par quelques orateurs, avec la permission de la police ; il ne suffit pas même que quelques praticiens, passant de l’apostolat à l’action, appellent autour d’eux, dans des associations de secours mutuels ou de coopération, quelques centaines de zélateurs. L’œuvre réformatrice pourrait s’éterniser sans produire d’autre résultat que de divertir de temps à autre les conservateurs. Il faut agir politiquement et socialement, faire appel, par tous les moyens légaux, à la force collective, mettre en branle toutes les puissances du pays et de l’État.

Lorsque Louis XVI, après quinze ans d’efforts inutiles, sentant son impuissance, se résolut enfin à triompher des résistances conjurées de la cour et de la ville, de la noblesse, du clergé, de la bourgeoisie, des parlements, des financiers et du peuple lui-même, il convoqua les États-généraux de la nation. La suite a prouvé que ce n’était pas trop de ce branle-bas universel pour faire passer dans la législation et dans les faits : une révolution déjà accomplie dans les esprits.

Depuis 89, la nation française a changé douze ou quinze fois sa constitution ; et chaque fois il a fallu mettre en mouvement la force et l’intelligence du pays.

Des créations bien moindres, relativement insignifiantes, ont nécessité le concours irrésistible du Pouvoir et de l’Opinion. Pour établir la Banque de France, Bonaparte n’eut pas trop de la dictature consulaire, soutenue d’une coalition de financiers.

Le second Empire a-t-il pu fonder le Crédit foncier, objet de tant d’espérances, prévu par la royauté, promis par la république, réclamé à la fois par l’agriculture et l’industrie, par les villes, et les campagnes ? Non, l’Empire est resté, en face de cette création nationale, impuissant, et l’on peut le défier de soulever un pareil fardeau.

Est-ce donc que la Démocratie ouvrière, avec ses petites et pauvres associations, avec ses souscriptions à cinq centimes par semaine, avec ses moyens ordinaires de persuasion et de propagande, s’imaginerait pouvoir accomplir un de ces vastes mouvements qui régénèrent les sociétés et changent en quelques années la face du globe ? Elle ne parviendrait seulement pas à organiser un système général d’assurances et à remplacer la prime fixe par la mutualité. Que serait-ce s’il lui fallait sérieusement faire concurrence à la Banque de France, au Crédit Mobilier, au Comptoir d’escompte, à toutes ces agglomérations financières dont le capital, espèces, se compte par milliards ?

Est-ce que, sur une démonstration théorique prouvant au pays qu’il a tout intérêt à payer le loyer de l’argent à demi pour cent au lieu de huit, les compagnies financières iront se convertir à la mutualité ? Et les compagnies de chemins de fer se dessaisiront-elles de leurs tarifs ? Et les rentiers, dont la créance s’élève maintenant à dix milliards, consentiront-ils des conversions ? Et le commerce entrera-t-il, sans autre invitation, dans les voies de la garantie et du bon marché ? Et les ouvriers, dont l’indigence réclame de tous côtés une hausse de salaire, donneront-ils l’exemple, en offrant, sur l’espoir de réductions proportionnelles sur les subsistances et les logements, de travailler davantage et à plus bas prix ? Je laisse de côté le Gouvernement, qui, harcelé de tous côtés, se gardera de rien retrancher de l’étendue et de l’intensité de son pouvoir.

Une idée malheureuse, selon moi, de l’école phalanstérienne, fut d’avoir cru qu’elle entraînerait le monde, s’il lui était permis seulement de planter sa tente et de construire un premier phalanstère modèle. On supposait qu’un premier essai, plus ou moins réussi, en amènerait un second, puis que, de proche en proche, les populations faisant boule de neige, les trente-sept mille communes de France se trouveraient, un matin, métamorphosées en groupes d’harmonie et phalanstère. En politique et économie sociale, l’épigénèse, comme disent les physiologistes, est un principe radicalement faux. Pour changer la constitution d’un peuple, il faut agir à la fois sur l’ensemble et sur chaque partie du corps politique, nous ne saurions trop le rappeler. Quoi ! pour réparer un misérable chemin vicinal, il faut l’initiative d’un préfet, c’est-à-dire de l’autorité centrale, et les prestations de vingt communes ; et l’on se figurerait qu’au moyen de quelques souscriptions, de quelques dons volontaires, avec la ferveur si promptement épuisée d’une plèbe aussi mobile qu’impuissante, on enlèvera une nation de trente-sept millions d’âmes ! Pareilles rêveries doivent être renvoyées à l’école de la Fraternité, de l’État-famille ou de l’amour libre.

Je dis donc que, comme il est des choses, et même de très-grandes choses, dont l’exécution, le développement ou le succès peuvent s’effectuer sans autre secours que la parole ; telles sont les sciences et les philosophies, telles furent autrefois les religions ; il en est d’autres qui ont besoin de toutes les facultés, de tout le dévouement et de tous les sacrifices d’un peuple : parmi ces choses figurent au premier rang les Constitutions politiques et les Réformes sociales. Prêchons, écrivons, publions, discutons, c’est notre droit : ainsi l’a voulu la Révolution française, en proclamant la grande loi du progrès, et comme condition ou instrument de ce progrès, la liberté de la pensée et de publicité des opinions. Mais que la Démocratie n’oublie pas qu’en décrétant la liberté de la pensée et de la presse, la Révolution en a voulu et garanti la conséquence : à savoir que le Gouvernement appartiendrait à la majorité, en autres termes que le Pouvoir suivrait l’opinion ou la pensée publique, quelque part qu’il lui plût d’aller, pourvu que cette pensée fût celle de la majorité.

Ainsi la Démocratie ouvrière, aujourd’hui comme en 1848, tient dans ses mains les éléments de son triomphe. Il s’agit pour elle de conquérir la majorité à son idée ; cela fait, de s’imposer au Pouvoir en revendiquant son autorité souveraine. La seule question est de savoir si, pour arriver à son but, la Démocratie ouvrière suivra la voie ordinaire des élections et des débats parlementaires, voie prévue et plus ou moins garantie par les constitutions antérieures, ou si elle ne ferait pas mieux, pour son idée, pour sa dignité et pour ses intérêts, sans s’écarter toutefois de la légalité, de prendre une autre attitude.

Ici je soutiens que la formule représentative, telle qu’elle a été conçue et appliquée en France depuis 1789, n’est plus de mise ; que la Démocratie ouvrière a d’autres devoirs à remplir que de se donner des avocats et d’organiser, au moyen de ces langues courantes, une critique du Pouvoir compromettante pour elle seule, et à tous les points de vue inutile.

Rappelons-nous que depuis 1789, les vieux partis, divisés seulement par leurs préjugés de partis, moins que cela, par leurs couleurs dynastiques, sont à l’état de coalition permanente contre la plèbe, dont ils redoutent l’impatience ; que malgré l’ardeur de leurs polémiques leur système politique à tous est au fond le même ; que ce système a pour caractère essentiel, d’un côté la concentration gouvernementale, toujours et fatalement exprimée par la prérogative d’un chef de l’État ; d’autre part, l’anarchie économique, qui, sous le nom de liberté, couvre les usurpations, monopoles, parasitismes, agiotages et usures dont subsiste depuis 89 la nouvelle caste ; que dans cette combinaison étrange d’autorité monarchique et d’anarchie capitaliste et mercantile qui constitue l’Ordre bourgeois, l’Opposition au Pouvoir apparaît à son tour comme partie intégrante du système, nullement comme protestation éventuelle ; qu’elle fait antithèse au Gouvernement, mais n’est point l’ennemie du Gouvernement ; à telles enseignes, que les vieux partis légitimiste, orléaniste, bonapartiste, républicain de la forme, se succédant au pouvoir à tour de rôle, peuvent se prêter et se prêtent en effet serment sans engager leur opinion : il suffit, pour l’acquit de leur conscience, qu’ils s’abstiennent de conspirer, et restent fidèles à la caste et au système.

Les événements des seize dernières années ont mis tout cela dans le plus grand jour.

En 1848, la République établit le suffrage universel, nomme une assemblée de législateurs, se donne une constitution. Qu’a-t-elle fait en tout cela que solfier une variation sur l’idéal qui nous possède depuis 89 ? En quoi l’administration, la justice, la politique, en quoi le Gouvernement et l’économie publique ont-ils différé de ce qu’ils avaient été sous la fin du règne de Louis-Philippe ? Personne, ni dans le parti légitimiste, ni dans le parti bonapartiste ou orléaniste, ne s’est trouvé le moins du monde dérouté ; tout le monde s’est senti à l’aise dans la nouvelle république ; le clergé lui-même, qui avait traité l’ancienne d’hérétique, a pris part aux travaux de la seconde. Cette république, œuvre des praticiens de la forme, n’avait donc rien qui la distinguât de la monarchie ; et nous avons eu raison, nous autres socialistes, de la répudier.

Arrive le 2 Décembre, La Constitution de 1852 se substitue à celle de 1848 ; pendant quelques années, les hommes qu’avait évincés le coup d’État se tiennent, par sentiment de dignité personnelle, à l’écart. Puis ils se ravisent, et nous les avons vus tous, royalistes, républicains, membres du Gouvernement provisoire, reprendre leurs places d’opposants dans le Parlement. C’est que dans la Constitution de 1852, comme dans celle de 1848, ils avaient reconnu, sous des traits fort peu défigurés, leur idéal.

Quant à la Démocratie socialiste, à la plèbe travailleuse, ce fut autre chose : on peut dire d’elle qu’elle n’a trouvé son idéal au fond d’aucune des constitutions que la France s’est données depuis 89, et que la Révolution se résume tout entière pour elle dans ces formules vagues : Suffrage universel, Droit au travail, Abolition du prolétariat, etc. En 1848, elle proteste contre la Constitution ! en 1863, elle remet à l’ordre du jour la réforme économique.

En 1848, nous étions dans la République comme chez nous ; la Constitution, malgré tout ce qu’elle disait et tout ce qu’elle ne disait pas, témoignait de notre existence, de nos prétentions, de notre prochain triomphe. Notre soumission était conditionnelle, temporaire ; nous pouvions user, sans contradiction, sans apostasie, comme sans parjure, de toutes les garanties légales pour organiser nos forces et préparer la transformation de la République. Appuyés sur le droit de 1848, nous attendions 1852.

Aujourd’hui, après la restauration du trône impérial, après la loi qui prescrit le serment aux députés, après le décret du 24 novembre 1860, après la rentrée des anciens partis et la résurrection de l’Opposition constitutionnelle, la position de la Démocratie radicale n’est plus la même. À défaut du Gouvernement qui a gardé le silence, l’Opposition nous l’a fait entendre : Vous n’êtes rien ici ; votez avec nous, ou retirez-vous. C’était le cas pour la Démocratie ouvrière de répondre comme les dix tribus de Jéroboam : Eh bien ! faites vos affaires, bourgeois ; rentrons dans nos tentes, Israël !

Il n’en fut rien. La Démocratie ouvrière, préférant l’action au conseil, s’était mise en tête de frapper un coup : au lieu de se séparer avec éclat, elle se refit humble suivante ; comme le petit du sarigue elle rentra pour ainsi dire dans la matrice qui l’avait portée, et vota, par une détestable tactique, pour le compte d’une Opposition qui ne voulait ni ne pouvait la reconnaître.

Je conclus donc que l’idéal politique et économique poursuivi par la Démocratie ouvrière n’étant pas le même que celui auquel s’acharne en vain depuis soixante-dix ans la classe bourgeoise, nous ne pouvons figurer, je ne dis pas seulement dans le même parlement, même dans la même Opposition ; les mots chez nous ont un autre sens que chez ceux-là ; — que ni les idées, ni les principes, ni les formes de Gouvernement, ni les institutions et les mœurs ne sont les mêmes ; qu’il n’est pas jusqu’à ces libertés et garanties de 89, toujours et inutilement promises, qui dans le constitutionnalisme bourgeois ne soient d’une réalisation impossible, tandis que dans le système démocratique elles coulent d’elles-mêmes et sans difficulté aucune. D’où cette conséquence inéluctable que, si la plèbe travailleuse a cru pouvoir aux dernières élections repousser les candidats du Gouvernement comme représentants d’une idée contraire à son principe, à plus forte raison devait-elle repousser ceux de l’Opposition, les uns comme les autres étant l’expression de la même idée, de la même politique, du même ordre, avec cette différence toutefois que les candidats ministériels se donnent franchement pour ce qu’ils sont, tandis que les autres trompent leurs électeurs en couvrant d’un masque leur idée.

Que la classe ouvrière, si elle se prend au sérieux, si elle poursuit autre chose qu’une fantaisie, se le tienne pour dit : Il faut avant tout qu’elle sorte de tutelle, et que, sans se préoccuper davantage de Ministère ni d’Opposition, elle agisse désormais et exclusivement par elle-même et pour elle-même. Être une puissance ou rien, telle est l’alternative. En votant pour les candidats du 31 mai 1863, puis pour ceux du 20 mars 1864, la Démocratie socialiste a manqué de résolution et d’intelligence. Elle s’est oubliée, et pour qui ? Pour l’ennemi. Par le Manifeste des Soixante elle s’était élevée à la hauteur d’un patriciat ; par son vote elle est redescendue au rang des affranchis.