Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/Conclusion

De la Capacité politique des classes ouvrières
Troisième partie.
Conclusion.
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CONCLUSION




De ce livre, produit de si profondes études et d’une si puissante méditation, sur les matières les plus ardues de la science économique et politique, il se dégage, après une lecture attentive, quelques idées assez simples, qu’il convient, selon le désir de l’auteur, de relever ici sommairement.

Il ne suffit pas, pour qu’un peuple fasse sentir efficacement son action dans la politique, qu’il soit investi du suffrage universel, et qu’il exerce son droit de voter ; il faut qu’il ait conscience de sa situation et de sa force, et qu’il vote en connaissance de cause.

L’émancipation des classes ouvrières ne commencera que le jour où elles auront une notion claire de leurs intérêts propres.

Selon Proudhon, les classes ouvrières n’ont fait leur véritable entrée sur la scène politique qu’aux dernières élections, avec le Manifeste des Soixante. C’est alors seulement que, dans un langage à elles, elles ont essayé d’exprimer des idées à elles.

Mais elles n’ont pas su trouver la ligne politique qui devait les conduire à la manifestation la plus efficace de ces idées.

Les classes ouvrières ont des intérêts distincts de la bourgeoisie. Elles doivent avoir une politique distincte de la politique bourgeoise.

Le suffrage universel n’est une vérité, une réalité, que s’il se prête à la manifestation régulière de cette diversité d’intérêts et de politique.

La légalité politique, c’est cela, précisément cela ; ce n’est pas autre chose. Elle ne peut consister que dans cette balance, cette pondération, cette juste proportion à établir, au moyen de l’organisme électoral, entre toutes les forces qui doivent coexister, sans se confondre, dans la société.

En France, dans l’état actuel des choses, avec les complications du système électoral, à défaut des garanties qui assurent le mieux la préparation sérieuse de l’élection, en l’absence d’une presse vraiment indépendante, en présence de la doctrine qui fait un devoir au gouvernement de ne point abandonner le suffrage universel à sa spontanéité, les classes ouvrières ne sont pas en mesure de donner une expression positive à leurs idées ni à leurs intérêts.

Elles ne peuvent manifester leurs idées et leurs intérêts que négativement.

Elles ne peuvent se faire prendre en considération qu’en refusant leur participation directe à une politique qui ne leur permet pas de produire nettement leurs prétentions.

S’il convient qu’elles votent, pour prouver qu’elles tiennent à leur droit de suffrage, il faut que leur vote soit par lui-même l’expression de ce dissentiment, de cette volonté de rester à l’écart.

Le protestant ne va pas à la messe des catholiques.

Le catholique ne va pas au prêche des protestants..

Le libre penseur ne va ni au prêche ni à la messe.

L’électeur ouvrier, par la même raison, ne doit pas aller à l’Église de la politique bourgeoise.

C’était la signification importante du vote en blanc, qui n’a pas été comprise en 1863, mais qui le sera certainement quelque jour, dès que les classes ouvrières en seront venues à se rendre bien compte de leur situation.

Cette situation, quelle est-elle, que doit-elle être ?

C’est celle de gens qui, ayant besoin de grandes réformes dans l’ordre économique, doivent vouloir que leur intervention dans la politique leur fournisse les moyens d’obtenir ces réformes.

La meilleure politique, pour les classes ouvrières, sera celle qui les conduira le mieux à ce but.

S’il arrive que la politique ouvrière dérange les combinaisons de la politique capitaliste, il faut que les ouvriers sachent accepter les capitalistes pour adversaires. Il n’y a, en cela, rien que de naturel, rien que d’obligé, rien que de nécessaire. La politique n’est point une affaire de sentiment. Ce n’est, au fond, ce ne doit être que la lutte régularisée, la lutte légale des intérêts. En somme donc, telle sera l’idée économique des classes ouvrières, telle devra être leur idée politique.

La politique n’est rien, si elle n’a pas pour objet de résoudre toutes les grandes questions économiques ; l’accession des classes ouvrières au droit de suffrage politique n’est rien, si elle n’a pas pour résultat de leur donner les moyens légaux d’améliorer leur condition sociale.

Les ouvriers proposeront leur idée ; les capitalistes la combattront. Les uns et les autres auront raison sur quelques points, tort sur d’autres. La discussion, les polémiques de la presse, la tactique électorale feront le reste, et la raison publique videra le débat.

Voilà la liberté ! voilà la légalité ! voilà l’ordre !

Rien ne serait plus faux que de concevoir l’ordre comme la suppression de toute question, de toute discussion, de tout antagonisme.

Aux dernières élections, les ouvriers sont entrés en lice avec un programme émanant d’eux-mêmes. Que disent-ils ? que demandent-ils ?

Ils disent que les intérêts du travail, dans l’ordre économique actuel, sont loin d’être traités aussi avantageusement que les intérêts du capital.

Ils demandent que cette situation désavantageuse du travail en face du capital soit relevée.

Ils demandent que dans toutes les relations de la vie civile ou commerciale, dans toutes les transactions, dans tous les contrats, le travailleur soit, en face de ses contractants, sur le pied d’une égalité parfaite.

Ils demandent, soit qu’il s’agisse de vendre, soit qu’il s’agisse d’acheter, soit qu’il s’agisse d’emprunter, soit qu’il s’agisse de donner ou prendre à bail une maison ou un champ, ou de stipuler un louage d’ouvrage, ou de faire un commerce, ou d’entreprendre une industrie, ou de former une société, que le travailleur soit au bénéfice des mêmes avantages légaux que le capitaliste.

Ils demandent que toutes les grandes entreprises d’utilité publique, que toutes les grandes institutions économiques soient conçues et établies en faveur du travail autant que du capital.

Avantage pour avantage, utilité pour utilité, service pour service, produit pour produit, appréciation équitable des valeurs et des services échangés, sans aucun privilége de situation, sans aucune préséance reconnue, sans aucune faveur législative au profit de l’une des parties et au détriment de l’autre ; voilà, selon les ouvriers, ce que le travail a intérêt à réclamer, voilà ce qu’il réclame, voilà ce qu’il veut obtenir, et ce qu’il obtiendra ! Voilà la vérité, voilà le droit, voilà la justice !

Et c’est là ce qui s’appelle la mutualité !

C’est dans cette idée de mutualité, si simple et si forte, dont il a été fait, à la deuxième partie de ce livre, quelques applications si saisissantes, sur les questions vitales de l’économie politique, que se trouve, selon Proudhon, tout l’avenir du peuple, tout l’avenir des travailleurs.

C’est là que se trouve le vrai développement des principes de 89.

C’est là que se trouve la vraie politique des classes ouvrières.

Toute politique qui n’est pas la mise en œuvre de cette idée n’est pas, ne doit pas être la leur. Elles n’ont que faire de s’y intéresser, si ce n’est pour chercher toutes les occasions légales de s’en séparer et de lui opposer leur protestation.

Proudhon ne se dissimulait aucun des nombreux obstacles que doit rencontrer cette politique ouvrière.

Il y en a de fort considérables dans l’ordre politique.

Proudhon en a fait le sujet de la troisième partie de ce livre. Il a exposé là tout ce qui, politiquement, est incompatible avec les idées et les tendances des classes ouvrières.

Selon lui, il n’y a rien à attendre, pour elles, de l’action législative, tant que leurs efforts auront à se heurter au système de centralisation qui domine en France toutes les institutions politiques et administratives.

Le système de centralisation fait obstacle à la liberté dans son principe même.

Rien n’est possible, rien n’est faisable par l’initiative, par la spontanéité, par l’action indépendante des individus et des collectivités, tant qu’elles seront en présence de cette force colossale dont l’État, est investi par la centralisation.

L’État centralisateur, autrement dit unitaire, peut tout entreprendre, tout diriger, tout réglementer, tout empêcher, tout faire, sans rencontrer de résistance efficace.

La force d’action des individus et des groupes, fragmentée dans les circonscriptions électorales, dans les attributions restreintes des conseils municipaux et départementaux, est dominée, écrasée, dans toutes ses manifestations, par cette puissance énorme qui dispose, sur toute question, en toute affaire, des forces de la nation entière contre l’individu ou le groupe isolé.

La relation, vraie entre tous les intérêts, entre toutes les idées, est artificiellement modifiée, artificiellement troublée par l’intervention de l’État.

Dès que l’État prend parti pour une des idées, pour un des intérêts en lutte, il lui communique une force artificielle, qui fait arriver cette idée ou cet intérêt à une importance hors de proportion avec sa force naturelle.

Si l’État se mêle de soutenir la religion, il écrase la philosophie, sans que ce soit l’effet de la puissance propre de la religion.

S’il soutient là philosophie, il écrase la religion, sans que ce soit l’effet de la puissance propre de la philosophie.

Même chose arrive, s’il prend parti pour le libre-échange contre la protection, ou pour la protection contre le libre-échange.

Même chose, s’il penche du côté des patrons contre les ouvriers, ou du côté des ouvriers contre les patrons.

Ce que nécessite, en politique, cette idée de mutualité qui est le programme économique des classes ouvrières, c’est que, dans l’ordre politique aussi, toutes choses, toutes idées, tous intérêts soient ramenés à l’égalité, au droit commun, à la justice, à la pondération, au libre jeu des forces, à la libre manifestation des prétentions, à la libre activité des individus et des groupes, en un mot, à l’autonomie.

Il faut que la centralisation soit réduite, que les groupes et les individus regagnent en libertés publiques tout ce qu’il y a d’excessif dans les attributions de l’État, tout le pouvoir dont il a été fait une délégation exorbitante au Gouvernement et à l’Administration.

C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que la liberté sera fondée en France, rationnellement et solidement.

On peut s’en faire une idée par les innombrables garanties que trouvent les libertés individuelles et collectives dans les institutions suisses et américaines, sans que la véritable unité soit compromise, et par les combinaisons les plus propres, au contraire, à la réaliser, puisqu’elles la font dériver d’un contrat, d’une libre convention entre les parties, et non de la contrainte ou de l’absorption.

Ce qu’on appelle en particulier le pacte de garantie entre États, n’est pas autre chose qu’une des plus brillantes applications de l’idée de mutualité, qui, en politique, devient l’idée de fédération.

Les classes ouvrières ne sauraient trop méditer sur ce grand sujet.

Indépendamment des obstacles que les classes ouvrières trouvent dans l’ordre politique, dans le système de centralisation, qui est l’antithèse même de l’idée de mutualité, elles en trouvent de considérables en elles-mêmes, dans leurs dispositions intellectuelles et morales.

Et c’est ici que, sur sa demande même, nous avons à donner à la pensée de Proudhon quelques développements.

Les classes ouvrières partagent encore presque toutes les fausses idées du temps.

Elles aiment le militarisme ; elles se complaisent aux jactances du sabre ; elles ont un faible pour la crânerie du soldat ; elles en sont encore à donner la préférence à celui qui se bat bien sur celui qui pense bien ou travaille bien, comme si le courage ne devait pas être seulement l’auxiliaire des grandes énergies morales.

Dans les questions de politique étrangère, elles se laissent toujours troubler par la passion. Ou elles exagèrent les vanités et les prétentions françaises, ou elles oublient trop les intérêts français. Elles n’ont, sur la nationalité, que des notions pleines d’erreurs. Elles cèdent, sans réflexion, aux impulsions d’une sentimentalité banale, et ne veulent plus comprendre, dans les rapports de nation à nation, cette idée de justice, de pondération, d’équilibre, qu’elles aspirent à faire prévaloir dans les rapports d’individus à individus.

Elles adorent la rhétorique, cette peste des vraies démocraties. Elles ont de l’admiration pour des orateurs qui ne savent pas raisonner, pour des discours qui ne savent pas conclure, pour des images qui ne sont pas des idées, pour des phrases qui ne sont pas des arguments.

Elles sont dupes de presque tous les sentiments affectés, de presque toutes les déclamations de la littérature moderne.

Elles manquent de la sagacité qui fait reconnaître et déjouer le charlatanisme.

Elles veulent être flattées, courtisées.

Elles ont la passion de l’apparat, de la magnificence, des uniformes, des broderies. Elles veulent du luxe dans le Gouvernement. Elles s’imaginent que ce luxe est à elles, parce qu’il est payé par elles. Elles y mettent de la vanité.

Tout cela est fort contraire à la simplicité démocratique ; sur tout cela, elles ont grandement besoin de se corriger.

Ce peuple si fier, si orgueilleux, comme collectivité, il est fort loin d’avoir la même fierté, le même orgueil dans les relations de la vie privée.

Il y a des ouvriers, en grand nombre, en beaucoup trop grand nombre, qui, outre le prix convenu d’un travail, demandent une bonne-main, quelque chose pour le garçon.

Les domestiques exigent des remises des fournisseurs ou pratiquent eux-mêmes une retenue sur les dépenses dont ils sont chargés. Ils appellent cela, en riant, faire danser l’anse du panier.

Les cochers, les garçons d’hôtels, de cafés, de restaurants, les commissionnaires, les voituriers, une foule d’autres, tirent leur principal profit du pourboire.

Qu’est-ce que devient la dignité d’un électeur qui, après avoir reçu le prix convenu d’un travail, demande deux sous par dessus le marché ?

Il est dans les données essentielles du suffrage universel d’amener, dans les mœurs populaires, une réforme qui supprime toutes ces misères.

Si le peuple ne veut plus de l’aumône, il convient qu’il commence par rejeter de ses habitudes tout ce qui ressemble à de la mendicité…..

L’ouvrier, trop souvent aussi, n’a pas le respect du public, du client, de celui qui l’occupe. Il ne prend pas le travail au sérieux ; il manque d’exactitude ; il promet, sachant qu’il ne pourra pas tenir. Dès que l’œil du maître n’est plus sur lui, il flâne. Il ne fait pas autant qu’il peut faire, ou ne fait pas comme il doit faire. Il faut que tout cela disparaisse.

Il est imposé à la politique démocratique d’élever les instincts du peuple, d’élargir son intelligence, d’améliorer ses mœurs, de développer en lui le sentiment de la dignité individuelle et collective. La charité a fait son temps ; elle a produit ses œuvres, grandes et bienfaisantes, tant qu’elle n’a été qu’une impulsion du cœur. Combinée avec les préoccupations de la politique, transformée en moyen d’influence, elle commence à n’être plus qu’une ressource de l’égoïsme, une convenance sociale, un esprit de conservation bien entendu. Cette charité, qui n’est plus que de l’habileté, n’est plus une vertu. Il faut qu’elle cède la place à la justice, aujourd’hui plus moralisante et plus puissante qu’elle. Il faut que le peuple tire aujourd’hui de son droit le soulagement qu’il tirait autrefois de la compassion. On verra si, pour l’amélioration de la destinée populaire, la justice n’est pas, autant et plus que la charité, capable de faire des merveilles.

Les classes ouvrières réunissent, dans les villes et dans les campagnes, toutes les aptitudes productrices ; elles ont pour elles le nombre et la force ; elles commencent à avoir la conscience de leur importance sociale. Il faut qu’elles aient pour elles la science, le droit, la justice, dans son sens le plus rigoureux ; il faut qu’elles s’élèvent à la notion de légalité, considérée comme principe d’action régulière, et qu’elles se rendent aptes surtout à la pratique de cette légalité, transformée en levier intellectuel et moral. À ces conditions, leur prépondérance est assurée ; à ces conditions, elles ne peuvent manquer d’avoir pour alliées toute cette partie active, capable, saine, de la bourgeoisie, qui relève aussi du travail plus que du capital, et toute cette classe de lettrés, d’artistes, de savants, qui vivent d’idées, inclinent naturellement au progrès, et forment encore aujourd’hui l’élite de la nation. Le jour où elles se placeront dans la loi, elles s’approprieront la loi, elles la domineront, elles la feront. La légitimité de leur pouvoir ne sera plus ni contestable ni contestée.

Leur force ne sera de la force politique que si elle est de la raison.

Leur avénement ne sera un fait consacré, une rénovation sociale, que s’il est le résultat d’une science irréfutable, la conséquence de principes certains, le développement d’une tradition avérée, la victoire de la vraie logique sur les sophismes de l’école et des académies.

Il faut que les intérêts vaincus soient forcés de se taire, que les orgueils froissés soient forcés de se contenir, que les ambitions déçues soient forcées de renoncer aux vieilles habiletés de la politique à bascule, et de s’incliner devant la vraie puissance, devant la puissance des idées et du droit.

Comment concevoir une résistance qui aurait à se produire contre une masse populaire armée du suffrage universel, devenue capable d’une volonté raisonnée, sachant mettre une idée dans son vote, et pouvant formuler ce vote avec des millions de suffrages ?

Non, cela ne se conçoit pas.

Il est impossible que le peuple, sentant qu’il peut si bien être son maître, ne veuille pas un jour le devenir.

Eh bien ! quand il voudra l’être, il le sera, légalement et irréprochablement.

Et, si ce livre est compris, ce sera bientôt.

C’était l’espoir de Proudhon, en l’écrivant. Ce devra être l’ambition de ceux qui auront su apprécier les enseignements, du grand écrivain, d’aider, en les propageant, à la réalisation de cet espoir.

Cette ambition-là, pour finir par un rapprochement qui ne soit pas sans rapport avec l’idée dominante de ce livre, vaudra bien celle de représenter au Corps-Législatif une politique épuisée.




FIN.