Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/III,6

De la Capacité politique des classes ouvrières
Troisième partie.
Chapitre VI.
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Chapitre VI. — Liberté de la presse. — Droit de réunion et d’association : leur incompatibilité avec le système unitaire.


Liberté de parler et d’écrire : liberté de s’associer et de se réunir : encore un sujet sur lequel l’Opposition constitutionnelle aime à s’ébattre, au grand dommage du Pouvoir qui ne sait que répondre, de la Constitution qui n’en peut mais, du Pays qu’elle abuse, mais pour sa plus grande gloire et popularité à elle-même. Vraiment, il faut que ces hommes aient bien peu réfléchi sur les soixante-quinze dernières années de notre histoire, pour nous ressasser comme ils font ces libertés que fait fuir leur politique, ou qu’ils soient bien convaincus qu’ils pérorent devant un public de sots.

Quoi ! depuis l’invention des caractères mobiles par Jean Guttenberg en 1438 jusqu’à la Révolution française, la presse a été considérée comme une invention diabolique, en butte à l’animadversion non-seulement de la Congrégation de l’Index, la moins redoutable des puissances qui la menacent, mais de tous les Gouvernements, de tous les partis, de toutes les sectes, de tous les priviléges bourgeois et nobiliaires ; — depuis la Révolution jusqu’à nos jours, pour ne parler ici que de nous, elle a été poursuivie par tous les Gouvernements qui, en se référant aux principes de 89, promettaient implicitement de la laisser libre : et l’on en est à se douter que cette répression unanime, acharnée, pourrait bien être due à quelque incompatibilité fatale, plutôt qu’à la volonté des hommes d’État !

La Convention a terrorisé la presse ; le Directoire a dû, pour sa défense, sévir incessamment contre les journaux et les clubs : il les a fructidorisés comme il faisait les représentants du peuple et les directeurs eux-mêmes ; le Consulat a fini la guerre d’un coup en bâillonnant la presse tant périodique que non périodique ; la Restauration a forgé contre elle un arsenal de lois ; la royauté de Juillet a fulminé sa législation de Septembre, à laquelle la République de Février, quatre mois après son installation, s’est vue dans la nécessité de revenir ; le Gouvernement du 2 Décembre, enfin, ne s’est cru en sûreté qu’après avoir édicté son Décret du 17 février 1852.

Le droit d’association et de réunion a suivi la fortune de la presse. Après l’avoir inscrit au nombre des principes de 89, toutes les polices l’ont restreint, réglementé, proscrit. En ce qui concerne le droit de se réunir, de s’associer, de s’entendre, de même que celui de publier sa pensée par le discours ou par l’impression, notre législation se compose, depuis soixante-quinze ans, de la somme des tyrannies que tous les partis libéraux et réactionnaires, républicains et monarchiques, sortis de la Révolution, ont successivement exercées les uns contre les autres ; jamais, au grand jamais, la liberté n’a été franchement constitutionnelle et légale ; toujours elle a été une déception.

Et dans cette série, dans cette réciprocité de répression, de prévention, de restriction, on ne sait voir toujours que l’aveuglement, la mauvaise foi constante, immatriculée, de cet être anonyme qui a nom Gouvernement ! On accuse les princes et les ministres, on n’accuse jamais qu’eux seuls : comme si les factions, les assemblées, les directoires, les républiques démocratiques et bourgeoises, ne s’étaient pas montrés aussi intolérants que les empereurs et les rois ! C’est après quatre siècles et plus d’incompatibilité déclarée entre l’autorité politique et religieuse et la presse, après soixante-quinze ans de contradiction révolutionnaire, que des représentants du peuple, des savants, des philosophes, des légistes dont ce devrait être la mission d’éclairer le public en remontant aux causes du mal et en recherchant l’antagonisme des idées, s’en viennent rebattre niaisement des lieux communs insipides, cent fois mis en avant par des gazetiers à la plume vénale, des démagogues calomniateurs, des avocats sans convictions, de plats pédants, et cent fois dédaignés par les hommes politiques de tous les partis et de toutes les écoles ! Où en sommes-nous donc et quel profit retirons-nous de nos expériences ? On parle de bas-empire : j’ai bien peur qu’il ne faille dire la basse démocratie, la basse bourgeoisie, la basse écrivasserie. Qui nous délivrera de ce tohu-bohu ? Quand bannirons-nous ce parlage d’autant de mauvais goût que de mauvaise foi, peste de la tribune, fléau de la presse et de la pensée libre ?

La vérité sur les rapports entre le Pouvoir et la presse est pourtant si aisée à saisir, si évidente, si palpable !… Il est vrai que le Pouvoir, qui a le sentiment profond de cette vérité, n’ose rien dire, de crainte que le public, dûment éclairé, ne finisse par prendre contre lui des conclusions analogues à celles que lui-même ne cesse de prendre contre son ennemie. Le Gouvernement préfère garder le large, ne donner que des explications incomplètes, accuser l’audace des partis, soutenir qu’il n’en veut ni à la liberté, ni à la philosophie, ni aux droits du Pays ; qu’il ne poursuit que l’abus, le mensonge, la calomnie, l’outrage à la religion et aux mœurs ; s’assurer au besoin du silence quand il ne peut s’assurer des écrivains, et, sous des apparences de modération et d’impartialité, régenter de haut les idées en intimidant les esprits.

Quant à ceux dont le métier, érigé presque en prérogative constitutionnelle, est de contredire tout ce que dit, de dénigrer tout ce que fait le Gouvernement, ils n’ont garde de dévoiler non plus le fond des choses : où serait alors leur espérance et que deviendrait leur ambition ? Ce qu’ils veulent, c’est d’arriver à leur tour au Pouvoir, bien entendu sans changer de système ; entre temps, et pendant qu’ils tiennent le Ministère acculé dans la résistance, affecter le rôle du libéralisme toujours bien venu des masses. Ils invoquent les principes sacrés de 89, les droits imprescriptibles de la pensée humaine, s’attachant à rendre toute répression odieuse, toute restriction ridicule ; attribuant à l’impéritie du Pouvoir, à ses maximes erronées, à sa détestable politique, la peur qu’il a de l’opinion, et par suite la guerre qu’il fait à la presse ainsi qu’aux associations et réunions de citoyens. Quittes, plus tard, lorsqu’à leur tour ils seront aux affaires, à protester de l’excellence de leurs intentions et à rejeter sur l’atrocité des factions les mesures de défense que leur aurait imposées l’intérêt supérieur de l’État ! Depuis 89 nous assistons à cette comédie, digne de la foire, où M. le commissaire est toujours battu, et Arlequin glorifié.

Voulez-vous donc la connaître, ami lecteur, cette vérité si honteusement méconnue sur les rapports de la presse avec le Pouvoir, vérité que tous sentent en leur for intérieur, mais qu’aucun n’articule ? Eh ! bon Dieu, je viens, tout en discourant, à propos de la presse, du Pouvoir et de l’Opposition, de vous l’indiquer, et vous n’y avez pas pris garde : c’est qu’il y a incompatibilité radicale, essentielle, entre le système d’État unitaire que nous nous sommes fait, que tous nos gouvernements ont reçu la mission d’appliquer et de maintenir, que l’Opposition affirme, et l’exercice des droits que la Révolution nous a garantis, droit à la liberté, droit au travail et à l’assistance, droit à l’instruction et aux emplois, droit de se réunir et de s’associer, par-dessus tout droit de publier ses opinions par les voies de la presse.

Il y a, dis-je, en France, incompatibilité entre le système unitaire et la presse :

1o Du côté du Pouvoir, parce qu’en dépit des principes qui donnent la souveraineté à la nation le Pouvoir est en fait souverain, prétendant agir et se faire respecter comme tel ; qu’en sa qualité de souverain il est antipathique à l’examen, au contrôle, aux comptes-rendus, à toute discussion et critique de ses actes ; d’autant plus antipathique qu’on lui a donné plus de grandeur, que ses attributions sont plus multipliées, sa puissance plus envahissante et plus universelle, et que par là il se sent l’objet de plus de compétitions et de colères ;

2o Du côté de la presse, parce que, dans le système économico-politique dont elle fait partie, et qui sert de contre-poids au Gouvernement, constituée en anarchie et monopole, elle est naturellement et sauf de rares exceptions de mauvaise foi, injurieuse, vénale, pleine de partialité et de calomnie, sans principes, sans garanties, d’autant plus ardente à poursuivre le Gouvernement que, même en ayant tort, elle y trouve popularité et profit, son but d’ailleurs, le même que celui de l’Opposition, étant de s’emparer du Pouvoir même.

Entre une presse ainsi faite et un Pouvoir démesuré, dont il semble qu’on ait à dessein voulu faire un appât à toutes les ambitions, l’incompatibilité est donc profonde, la guerre inévitable.

J’ai besoin d’insister sur ce côté vraiment étrange de notre système politique : je supplie en conséquence le lecteur de m’accorder quelques minutes de patience.

Remarquez d’abord que le Gouvernement, par l’immensité de ses attributions, par l’excès de sa centralisation, est organisé de manière à soulever à la fois contre lui le plus d’impatience et le plus d’envie possible. Tandis que les uns voudraient le briser, les autres songent à s’en saisir ; les mêmes critiques, les mêmes reproches serviront contre lui aux uns et aux autres. Je répète et ne saurais trop répéter que cette situation est fatale ; qu’elle résulte de la constitution unitaire de l’État, du rôle exorbitant que le Gouvernement est appelé à jouer, du droit dévolu à tout citoyen d’exprimer son opinion sur la politique du ministère, et de l’arrière-pensée qui a fait de la compétition systématique des minorités contre les majorités une garantie contre l’absolutisme du Gouvernement.

Observez en second lieu que le Pouvoir est seul contre tous, en sorte qu’il ne lui sert absolument de rien d’avoir raison, s’il n’a pas en même temps avec lui une majorité qui l’appuie, attendu qu’entre lui et ses adversaires la question n’est pas précisément une question de droit, c’est une question de force. Or, si énorme que soit le personnel gouvernemental, il ne saurait tenir devant la majorité de la nation ; et puisque, par la nature des choses, le mécontentement inévitable de la nation la porte à se séparer insensiblement du Pouvoir et à se grouper contre lui, il est inévitable qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard la nation ait prise sur son gouvernement. Ajoutez ici les cas d’imprudence, d’impéritie, de témérité, etc., de la part des hauts personnages de l’État, et vous n’aurez fait qu’ajouter de nouvelles probabilités à leur défaite.

Considérez maintenant que le Gouvernement est antipathique à toute critique et à tout contrôle, d’autant plus antipathique que ses attributions sont plus élevées, son mandat plus étendu, son personnel plus nombreux. Quiconque est constitué en autorité aspire à se rendre inviolable : la Charte de 1814 n’avait-elle pas rendu tels les propres adversaires du Prince, les Députés ?

Ainsi, à côté du chef de l’État il existe une administration de l’État, une justice de l’État, une armée de l’État, une marine, des travaux, des industries, une université, etc., de l’État, dont le personnel tout entier se considère comme faisant plus ou moins, à l’instar du Prince, partie intégrante de l’État ; qui compte dans le système pour un peu plus que ses services et traitements, et que vous ne sauriez assimiler à une bande de salariés que l’entrepreneur d’industrie embauche le matin et qu’il renvoie le soir après leur avoir payé leur journée. C’est le monde de l’autorité, de la majesté, de l’inviolabilité. Le juge est inviolable et presque sacré sur son tribunal ; le garde champêtre et le gendarme sont crus dans leurs rapports jusqu’à inscription de faux ; et les attentats à la personne des fonctionnaires, à raison de leurs fonctions, sont punis autrement que les attentats à la personne des citoyens.

Tout cela, personnel et matériel, ne fait en réalité, et en dépit de notre métaphysique constitutionnelle, qu’un corps, une âme, une intelligence, une volonté. Dans ce grand corps, trop près de nous pour que nous en puissions saisir l’ensemble et en suivre les mouvements, fermentent des passions intenses ; de redoutables colères éclatent ; l’injure est vivement sentie, la contradiction jugée insupportable. La moindre attaque, s’adressant soit aux personnes, soit au système, paraît crime d’État. Je vous laisse à penser ce que pèse, à l’occasion, dans la main de ce Briarée, un petit personnage, titré de citoyen, aux intentions plus ou moins suspectes, souvent sans expérience et sans génie, qui, abondant en son propre et privé sens, s’ingère d’appliquer à la raison supérieure de l’État, sans doute faillible, mais dont il ne lui sera jamais donné de sonder la profondeur, le contrôle de son opinion !… Tout Pouvoir, vous dis-je, comme le chef de famille au milieu de ses enfants, supporte impatiemment la critique, même bienveillante : que sera-ce si elle se montre injurieuse ? Que sera-ce surtout si l’on a d’avance la certitude que les attaques n’ont d’autre but que de déposséder le haut personnel et de faire passer cette riche proie de l’État, cette distribution de faveurs et d’emplois, ce maniement du budget, cette volupté immense de commander à une nation et de diriger sa destinée, de faire passer tout cela, dis-je, aux mains d’une faction, d’une dynastie rivale ? L’autorité se soulèvera dans toutes ses puissances ; autant les partis d’opposition mettent d’ardeur à la poursuite, autant l’armée gouvernementale déploiera d’énergie pour la résistance. Alors, que la majorité se prononce pour le Pouvoir, au moins dans le Parlement, et vous aurez, selon les temps, les lois de Septembre ou le décret du 17 Février 1852 ; la justice sévira, et le Gouvernement se verra délivré pour quelque temps de ses implacables adversaires, par la condamnation, l’incarcération, le sac des imprimeries, l’amende et la transportation. Au contraire, que le Pouvoir sente sa popularité faiblir, il se montrera plus réservé.

Ce qui ajoute à l’antipathie du Pouvoir pour ce régime d’examen, à l’antagonisme déclaré entre lui et la presse, c’est le tempérament anarchique, immoral, plein de mauvaise foi, de celle-ci ; ce sont ses habitudes de charlatanisme, de vénalité et de calomnie.

La cause première de cette démoralisation de la presse, démoralisation aujourd’hui parvenue à un tel degré que le public en souffre encore plus que le Pouvoir, c’est que, malgré la loi qui les a rendus responsables et pour ainsi dire érigés en censeurs, les typographes ne peuvent pas se livrer à l’examen des écrits qu’ils impriment ; ils sont contraints de se renfermer dans l’exercice de leur industrie. Règle générale, d’ailleurs conforme aux vrais principes de l’économie politique et du droit, l’imprimeur ne connaît pas du contenu des publications. À part les cas, assez rares, de complot, de diffamation ou d’obscénité, il laisse entièrement aux écrivains la responsabilité de leur copie.

La situation ainsi faite, on peut dire que la presse est livrée à toutes les infamies. C’est de nos jours qu’on a appris à tirer parti de la publicité ; c’est aussi de notre temps qu’il faut dater le déluge de mensonges qui a perverti la raison publique. Sur tous les sujets, la presse s’est montrée corrompue et vénale. Elle s’est fait une habitude et un métier de parler, ad libitum, pour, contre ou sur tous les sujets ; de combattre ou défendre toute espèce de cause ; d’annoncer ou démentir toute sorte de nouvelles ; de prôner ou de dénigrer, moyennant payement, toute idée, toute invention, tout ouvrage, toute marchandise, toute entreprise. La Bourse et la banque, la commandite et la boutique, la littérature et l’industrie, le théâtre et les arts, l’Église et l’enseignement, la politique et la guerre, tout lui est devenu matière d’exploitation, moyen d’agitation, de chantage et d’intrigue. La Cour d’assises, pas plus que la tribune, n’a été à l’abri de ses mensonges et de ses fraudes. Tel coupable a été par elle innocenté ; tel innocent chargé du crime. Les questions les plus importantes de la politique sont devenues entre ses mains des affaires d’argent : question d’Orient, vendue ; question d’Italie, vendue ; question Polonaise, vendue ; question des États-Unis, vendue. Je ne dis pas que la vérité parfois ne lui échappe, soit indifférence, soit qu’elle y ait intérêt, soit qu’en affectant sur certains sujets une attitude sévère, elle se ménage de trafiquer plus avantageusement, en un autre temps, de son opinion.

Quel Pouvoir se sentirait la moindre considération pour une telle presse ? Le public a été empoisonné d’idées fausses, engourdi dans ses préjugés ; tous les intérêts mis en souffrance, la paix de l’Europe à chaque instant compromise, les masses surexcitées, le Gouvernement, enfin, sous tous les régimes, discrédité, ruiné dans l’opinion, et cela toujours au moment où il semblait mériter l’indulgence du pays. On crie contre la répression : comparée à la multitude des méfaits, à la profondeur de l’immoralité, elle est insignifiante. Mille années de prison et cent millions d’amende n’expieraient pas les crimes de la presse seulement depuis le 2 Décembre.


Contre ce débordement on ne connaît pas de remède. La règlementation n’y peut rien. La presse est de droit industrie libre, dans laquelle le Gouvernement n’a pas à intervenir. Les lois relatives à l’exercice de la profession d’imprimeur et de libraire sont des lois d’exception, contraires au droit des citoyens, de qui seuls relèvent les choses de l’ordre économique, et en opposition avec le grand principe constitutionnel qui a fait de la faculté de contrôle l’une des garanties de la nation. Pendant tout le règne de Louis-Philippe et pendant la République, les journaux avaient joui de la faculté illimitée de rendre compte à leur manière des débats du parlement : on sait à quel point fut poussé à ce propos l’art du travestissement et de la calomnie. Le Gouvernement impérial voulut mettre un terme à cette mauvaise foi : le moyen était simple, c’était d’imposer aux journaux le silence, ou la reproduction pure et simple du Moniteur. Mais c’était poser un principe qui pouvait mener loin. L’Opposition réclama au nom des franchises de la presse et des intérêts des journalistes ; le Gouvernement fut forcé de transiger, et, chose tout à fait irrégulière, contraire au droit du public et à la vérité constitutionnelle, c’est à la Présidence que se fait le compte-rendu abrégé pour tous les journaux.

La concurrence est tout aussi impuissante, quoi qu’on ait dit, et il n’est pas vrai que la presse puisse être à elle-même son contre-poison. Par la nature des choses, la presse, surtout la presse périodique, est classée de manière à exclure de nouvelles catégories, ce qui limite, annule la concurrence. Ainsi, sans parler des brevets qui limitent le nombre des imprimeries, ni du décret de 1852 qui limite celui des journaux, il est évident qu’il ne peut exister qu’un nombre déterminé de journaux officieux, de journaux indépendants, de journaux monarchiques et de journaux démocratiques ; de catholiques, d’israélites et de protestants ; de journaux de finance, du commerce, des cours et tribunaux ; de revues, recueils, etc., etc. Or, remarquez que tous ces journaux, en tant qu’indépendants, sont hostiles au Pouvoir : à quoi lui serviraient des concurrences ? Essaiera-t-il d’en créer de nouvelles, à sa dévotion, comme il a fait récemment par la publication du Moniteur du soir ? Dans un autre système que le nôtre, où la publication des actes du Gouvernement, les nouvelles officielles, les annonces, la mercuriale, le bulletin de Bourse, les comptes-rendus des académies, des tribunaux et des chambres pourraient être considérés comme service public, il n’y a pas de doute que le Gouvernement aurait parfaitement le droit de créer de pareilles publications, et même de les distribuer gratuitement. Sous le régime actuel, toute entreprise de ce genre est considérée comme un empiètement de l’État sur le droit des industriels. Aussi lorsque M. Guéroult, parlant pour toute la presse, est venu exprimer son mécontentement de l’extension donnée au Moniteur, et soutenir par les plus pitoyables raisons la plus pitoyable des thèses, le commissaire du Gouvernement s’est-il borné à faire valoir le précédent du Moniteur lui-même, assurant qu’il ne s’agissait que d’un supplément, et protestant du respect de l’autorité pour les droits du journalisme mercantile et de l’industrie gazetière.

Le Pouvoir, enfin, essaiera-t-il de la suppression générale ? Il ne l’a pas osé en 1852, et la chose paraît impossible. Napoléon Ier, au dire de M. Thiers, semblait en 1815 converti à cet égard : ce qui est certain, c’est que la négation de la liberté de la presse n’est rien de moins que l’abolition des principes de 89, la destruction de toutes les garanties politiques. Il est vrai qu’à cet égard l’Opposition constitutionnelle a la première donné l’exemple, et créé un précédent décisif aux dernières élections. Des journalistes amis de la liberté, qui eussent compris leur devoir, se seraient empressés, il y a dix-huit mois, de mettre leurs feuilles à la disposition des comités démocratiques et de toutes les opinions privées d’organe. Au lieu de cela ils ont jugé plus utile à leur ambition de s’emparer des élections et d’accaparer les suffrages : c’est ainsi que MM. Guéroult, Havin, Darimon et leurs collègues ont escaladé la députation. Que répondraient-ils aujourd’hui si l’Empereur tenait au Pays ce discours : « La France, que j’ai sauvée en 1851 de la guerre civile et du parlementage, se perd de nouveau avec ses fantaisies de tribune et de presse. Je les supprime l’une et l’autre. Le Moniteur du matin et celui du soir seront chargés de pourvoir à tous les besoins de la publicité ? »

Eh bien ! dira-t-on, puisque la presse est un des rouages indispensables de notre système politique ; qu’elle n’est susceptible ni de réglementation, ni de concurrence, ni de suppression, le plus simple est de l’abandonner à elle-même et de la laisser libre. C’est la thèse de M. de Girardin, qui, pour rassurer le Gouvernement, s’efforce de lui faire accroire que la presse est impuissante.

La presse est un instrument de publicité, indifférent par lui-même à la vérité comme au mensonge, à la liberté comme au despotisme, et qui ne vaut que par la puissance des partis qu’elle sert. Or, peut-on dire que les partis armés de la presse, du droit de réunion, etc., soient impuissants contre le Pouvoir ? Mais c’est sur cette puissance des partis qu’est fondé le système parlementaire ; et voyez l’usage que depuis 89 ils en ont fait.

L’ancienne monarchie, qui convoqua les États-Généraux et fit la Révolution, réformée elle-même par l’Assemblée constituante, a duré trois ans et demi.

La première république avait maintenu par ses Constitutions de l’an ii et de l’an iii, toutes les libertés et les droits donnés par la Royauté défunte. Pouvait-elle moins faire ? Elle a duré sept ans ; elle a passé, comme un éclair sinistre, à travers les conspirations ; elle s’est installée par un coup d’État, elle a vécu de coups d’État, et elle est morte d’un coup d’État.

La seconde république avait également donné et garanti, par la Constitution de 1848, toutes les libertés et tous les droits. Elle a duré trois ans ; comme l’autre elle a vécu de réactions et de coups d’État, et elle a fini par un coup d’État.

Les Gouvernements qui ont malmené la presse, le premier Empire, la Restauration, la Royauté de Juillet ont duré plus que les autres : ce qui prouve que la presse est comme la prostituée, une puissance lâche, qui s’incline sous les coups. Je ne veux pas dire que cet exemple soit bon à suivre, puisqu’à la fin nous avons eu raison de tous ces Gouvernements, puisque le plus long de ces règnes n’a pas été de dix-huit ans, et que dix-huit ans ne sont pas la durée d’un État. Je veux seulement faire observer que l’incompatibilité née de la Presse n’est pas moindre, soit qu’on l’enchaîne, soit qu’on lui laisse la liberté, puisque dans le premier cas elle empoisonne le Gouvernement, et que dans le second elle l’étrangle.

Se figure-t-on par hasard que si l’Opposition actuelle, par quelque coup de fortune, arrivait au Pouvoir, elle aurait trouvé plus que Napoléon III et ses devanciers le secret de vivre avec la liberté de la presse ? L’accord ne durerait pas quinze jours. Nous savons de vieille date quel est le libéralisme de ces hommes ; nous les avons vus récemment à l’œuvre, à propos de leurs candidatures. L’un des moins inculpés, M. Marie, nous a prouvé, dans le procès qu’il a plaidé pour la reine de Suède contre les Mémoires de Marmont, qu’il ferait à l’occasion un excellent censeur. Mais, indépendamment des dispositions plus ou moins pacifiques de ce personnel, qui donc pourrait sans un frémissement d’indignation, les voir revenir ? Quoi ! l’on rendrait les finances à M. Garnier-Pagès, l’instruction publique à M. Carnot, la justice à M. Marie, l’intérieur à M. Jules Favre ! Nous serions des saints de bois, des républicains de carton, qu’à la vue de ces assermentés nous ne pourrions nous taire ; à défaut de nos plumes, les pavés se lèveraient. Bonnes gens, qui depuis trois quarts de siècle vous laissez empaumer avec ces libertés de comédie, comprenez-le donc une fois : ce n’est point avec cette avocasserie, avec ce patelinage jeté comme un graillon sur une centralisation énorme, doublée d’une anarchie mercantile incurable, cuirassée d’une féodalité financière qui domine l’État lui-même, que vous arriverez à la liberté et à l’ordre, pas plus qu’à la confiance. Le seul fait de l’indivision systématique de la souveraineté en France, combiné avec votre insolidarité économique, vous est un gage assuré que les jours de calme et d’abondance ne reviendront plus.

Que le Gouvernement, que la bourgeoisie connaissent la vérité de leur situation. À la démoralisation politique manifestée par le peu d’importance attaché au serment, s’ajoutent, comme corollaires, l’incompatibilité de l’unitarisme et de toutes les libertés, l’impossibilité d’un budget normal, le désespoir de la félicité publique et du progrès. Tout devient alors conspiration contre le Gouvernement établi, tout lui est hostile : conférences littéraires, scientifiques ou morales, lectures poétiques, séances académiques, discours d’inauguration, cours publics, sermons de l’avent et du carême, spectacles, banquets, anniversaires, sociétés de bienfaisance ; il faut qu’il empêche tout ou boive la ciguë.

Réunions et associations. — Inutile, à présent, de parler des réunions et associations politiques. Comment supporter, à côté d’un Pouvoir centralisé, la formation de foyers ennemis ? La liberté municipale est intolérable, et l’on autoriserait celle des clubs ! En 1848, la loi sur les réunions et associations politiques semblait obscure ; il me souvient pourtant que les arguments de l’Opposition, tirés du droit naturel et du droit écrit, ne me convainquirent nullement. L’incompatibilité était flagrante : on s’en aperçut le 21 février, quand la seule tentative d’une réunion détermina la chute du Gouvernement. N’est-ce pas la réunion de la rue de Poitiers qui a tué la République ? En 93, la société des jacobins n’est-elle pas devenue maîtresse de la Convention ? Et plus tard, après la mort de Robespierre, n’a-t-il pas fallu la supprimer ?…

Quelle pitié de voir d’anciens députés, candidats au Corps législatif, des hommes qui, par les décrets des 27 et 28 juillet 1848 peuvent se vanter d’avoir eu leur part dans cette législation contre la liberté de la presse et le droit d’association et de réunion, s’ériger en conseillers du peuple pour l’interprétation du décret du 2 février 1852 ; organiser, sous ce prétexte, par tout l’Empire, une vaste conspiration électorale ; puis, quand le Pouvoir leur demande compte de leur conduite, quand il leur oppose les textes formels de l’art. 291 du Code pénal, de la loi du 10 avril 1834, du décret du 28 juillet 1848 ; quand il publie leurs correspondances si curieuses, au lieu d’avouer franchement leur délit, au lieu de déclarer que, placés entre un droit et un devoir incompatibles, ils ont sacrifié le moins important au plus considérable, protester de la bonne foi de leurs intentions, et balbutier de misérables sophismes ! La Démocratie contemporaine n’a rien vu de plus misérable que la défense des Treize devant la police correctionnelle. C’est dans ce procès qu’on a pu juger du machiavélisme d’une Opposition qui, pour sauver son détestable système d’unité, aux dépens de sa propre dignité, trompe le Pays et se pose en martyre, comme si entre le droit de réunion et la centralisation de l’État, nos lois et notre histoire ne proclamaient pas hautement qu’il y a contradiction.

Des réunions, des associations libres dans un système comme le nôtre, où par la nature des choses les griefs contre le Pouvoir fourmillent, où les ambitions pullulent, où les partis et les coteries sont constamment en action ! Mais regardez donc ce qui se passe dans les plus inoffensives de ces sociétés, dans celles qu’autorise le Gouvernement. On cherche des allusions partout ; on en crée là où les orateurs n’en ont pas voulu faire : plus les attaques sont perfides, aiguës et pénétrantes, plus on s’entête contre l’autorité qui s’en préoccupe, plus on l’accuse de tyrannie. Pour le Pouvoir plus de justice : de lui on n’admet pas d’explications ; on refuse de l’entendre ; on organise contre lui la conspiration du serpent, qui se bouche les oreilles, dit l’Écriture, afin de conserver contre l’enchanteur la liberté de ses dents et de son venin. On dénature ses paroles, on calomnie ses actes, on l’étouffe, on l’écrase, on procède à son égard comme vis-à-vis d’un écrivain en défaveur ; si bien qu’en définitive il ne reste au Pouvoir, dont le terme est arrivé, qu’à prendre héroïquement son parti, qui est d’user jusqu’au bout des moyens que la loi a mis en ses mains, et de mourir dignement après avoir combattu courageusement.

On objecte l’exemple de l’Angleterre, que sais-je encore ? de la Belgique ; on n’ose plus parler des États-Unis ; on demande, si les Anglais ont su accorder leurs libertés avec leur Gouvernement, pourquoi nous n’en ferions pas autant ?

Eh ! sans doute, nous sommes aussi capables que les Anglais de jouir à la fois des avantages de la liberté et du Gouvernement ; qui jamais a soutenu le contraire ? Mais c’est à condition que nous changerons notre système centralisateur et notre système économique : hors de là, point de salut.

L’Angleterre n’est pas un État aussi fortement centralisé que la France ;

Son économie publique est toute différente de la nôtre : si le commerce et l’industrie en Angleterre sont, comme chez nous, pleinement libres et insolidaires, il n’en est pas de même de la propriété foncière, dont le régime n’est pas celui de l’abus, jus utendi et abutendi, mais du fief ;

Il n’y a pas trois dynasties et une république en perpétuelle compétition : tout le monde reconnaît la souveraineté de la maison de Hanovre et de la reine Victoria ;

La société anglaise n’est pas démocratique : c’est une espèce de féodalité fondée sur la double aristocratie terrienne et capitaliste ;

L’Angleterre enfin est demeurée fidèle à sa religion d’État : si elle tolère le culte papiste, c’est qu’elle ne croit pas avoir à le craindre.

Or, tant que la souveraineté sera partagée de la sorte en Angleterre, tant que ni la monarchie, ni l’aristocratie, ni la bourgeoisie, ni l’Église, ne se sentiront menacées, la liberté, ainsi limitée et déterminée, ne rencontrera pas d’obstacle sérieux du côté du Pouvoir. Le jour au contraire où la Plèbe serait admise à l’exercice des droits politiques, où la guerre serait déclarée à l’aristocratie terrienne et industrielle, où la dynastie et la royauté elle-même seraient mises en question, où l’épiscopat prendrait ombrage des progrès du papisme, où la centralisation, activée par ce mouvement révolutionnaire, aurait dû prendre un surcroît d’intensité, ce jour-là, on peut s’y attendre, il existe en Angleterre un arsenal de lois qu’on laisse dormir, mais dont le Gouvernement n’hésiterait pas à faire usage, et l’incompatibilité entre le Pouvoir et la Liberté apparaîtrait dans tout son éclat.

La Belgique est dans une situation analogue : de temps en temps elle nous donne d’étranges preuves de l’amour de son Gouvernement pour la liberté, et j’en aurais long à dire sur cet intéressant pays, si le libéralisme unitaire dont nous l’avons doté faisait illusion à personne. Il n’y a peut-être à cette heure, dans toute l’Europe, que l’Italie, où la Liberté vive dans une sorte d’intelligence avec le Gouvernement : cela tient à leur préoccupation commune, devant laquelle tout intérêt s’efface, toute difficulté disparaît : la formation et le complément de l’unité italienne. Et encore !


Ma thèse serait incomplète, et il manquerait quelque chose à mes preuves, si je ne montrais en quelques lignes à quelles conditions peut exister dans un grand État la Liberté.

Supposons cette belle unité française divisée en trente-six souverainetés, d’une étendue moyenne de 6,000 kilomètres carrés, et d’un million d’habitants. Supposons en chacun de ces trente-six États, le Pouvoir réduit à ses attributions essentielles, le budget ramené à ses justes limites, le même principe gouvernant à la fois l’ordre politique et l’ordre économique, la société, organisée selon la loi de mutualité, en harmonie avec le Gouvernement régi lui-même par le principe fédératif ; au-dessus des États confédérés un Conseil suprême, presque sans attributions administratives et juridiques, disposant d’un budget minime ; dont le mandat serait surtout de protéger à la fois, en chaque État, les citoyens contre les usurpations locales, et les Gouvernements locaux contre l’insolence des factions, pendant que lui-même serait garanti par la convention de tous les États. Aussitôt tout change, comme une décoration de théâtre. D’abord la centralisation, principe de discorde, son Pouvoir, ses richesses, sa gloire n’éveillent plus l’ambition de personne. Tout-puissant pour protéger et se défendre, puisqu’il est l’organe de la Confédération, le Pouvoir central est incapable d’usurpation et de conquête. Il n’a pas même de territoire à lui. Que lui peuvent dès lors les partis ? Que lui voudraient-ils ? que leur rapporterait-il ? La puissance d’attaque diminue donc ici comme le carré de la surface offerte pour point de mire ; la liberté elle-même se désintéresse d’une semblable guerre, et tout en conservant ses prérogatives, tout en exerçant ses droits, devient plus amie ; la presse, entourée d’institutions mutuellistes, ayant perdu ces dimensions énormes que lui avait données la centralisation, se moralise ; la complicité du public à son tour, complicité bien involontaire, disparaît avec l’influence des grands journaux de la capitale et le chiffre de leurs abonnements. Les États formant entre eux un pacte d’assurance mutuelle, aucun complot ne saurait les atteindre : qui voulez-vous qui complote et pour quoi ? Réunissez-vous, associez-vous ; écrivez et parlez : qu’importe au Gouvernement ? Partout l’Ordre est consolidé ; le Pouvoir placé sous l’œil et la main du Pays, formé de l’élite des citoyens, peut se moquer des excentricités de la critique, et quelle que soit sa sensibilité, laisser sans souci, tout imprimer et tout dire.

Après ce long exposé, je m’abstiendrai de réflexions.