Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/III,5

De la Capacité politique des classes ouvrières
Troisième partie.
Chapitre V.
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Chapitre V. — Le Budget. — Impossibilité d’un Impôt normal, avec le système politique suivi par l’Opposition et le Gouvernement. — Amortissement, dotations, pensions, traitements, armée, chemins de fer, etc. — MM. Thiers, Berryer, J. Favre, et l’Opposition prétendue démocratique.


La discussion du budget est chaque année l’occasion d’immenses discours, auxquels on peut défier les plus intelligents de rien comprendre, si ce n’est les chiffres dans leur brutalité arithmétique et fiscale. Quant à la raison des chiffres, c’est-à-dire à ce que chacun désirerait justement connaître, néant à la requête. Tout ce qui ressort pour le public de la discussion, c’est que l’Opposition reproche sans cesse au Gouvernement de dépenser trop, et que le Gouvernement ne se lasse pas de lui prouver qu’elle dépenserait encore plus. Qui a tort, qui a raison, sur cette grave question du budget, de l’Opposition ou du Gouvernement ? C’est ce que je me propose, une fois pour toutes, d’éclaircir.

Dans l’examen qui va suivre, il est entendu que je ne fais acception d’aucune constitution : à mes yeux toutes se valent. Du moment qu’une constitution pose ou suppose l’indivision de la souveraineté, soit la centralisation, je ne trouve rien à dire en sa faveur : elle ne se prête pas à la liberté, à l’égalité, à l’économie. Le député a pour mission principale d’examiner, discuter et voter l’impôt : de ce mandat résulte pour lui la nécessité d’apprécier la politique du Pouvoir et de juger ses actes. Nous allons le voir tourner comme un cheval aveugle dans son manège.

Supposons que, sans s’inquiéter davantage du serment, la Démocratie travailleuse, dont nous connaissons suffisamment les principes tant politiques qu’économiques, envoie au Corps législatif un député qui la représente réellement : le devoir de ce député serait des plus simples et n’exigerait pas de frais d’éloquence. Il dirait à la Chambre une fois pour toutes :

« Nous sommes intimement convaincus, mes commettants et moi, que votre système politique, par suite votre système fiscal, repose sur une conception erronée, sur une base fausse. Pris dans son ensemble et ses détails, votre budget est en contradiction avec les principes les plus certains de l’économie politique.

« La première condition d’un système financier régulièrement établi est que le budget des dépenses, partant celui des recettes, au lieu de s’accroître indéfiniment, oscille, selon les situations et la nature des affaires, entre 5 et 10 pour 100 du produit national ; que dans les circonstances les plus malheureuses il ne dépasse pas 10 pour 100 (la dîme, la fameuse dîme), et qu’il se tienne le plus près possible de 5 pour 100 (le vingtième). De la sorte il n’y aura jamais d’emprunts, à plus forte raison jamais de dette ni flottante ni consolidée. Or, vous avez si bien fait par votre politique, renouvelée de l’ancien régime quoi qu’on dise, qu’à dater de la liquidation Ramel, qui mit le Consulat si à l’aise et fit les trois quarts de son succès, l’impôt s’est relevé graduellement à 15, 18 et 20 pour 100 du produit total du Pays ; bientôt même il atteindra 25 pour 100. C’est-à-dire qu’il est permis de prévoir que nos frais d’État, qui ne devraient pas dépasser six à sept cent millions, monteront dans quelques, années à trois milliards, Remarquez, citoyens, mon raisonnement. Je parle d’une proportion, non d’un chiffre précis : je dis que le budget doit varier entre 5 et 10 pour 100, minimum et maximum, du produit collectif de la nation, tandis qu’aujourd’hui il est de plus du sixième de ce produit. Lors donc que vous répondez, pour expliquer cet accroissement du budget dans les douze, vingt-quatre et trente-six dernières années, que les métaux précieux ont baissé de valeur, que les substances alimentaires ont enchéri, que toutes choses, jusqu’aux salaires des ouvriers, ont haussé, et que M. Thiers et les députés de l’Opposition conviennent de ce fait, je réplique que vous n’êtes pas à la question et que vous éludez la difficulté. Le Pays est surchargé, c’est indubitable. Personne n’oserait affirmer que sa production dépasse ni même atteigne au chiffre de treize milliards ; et vous prélevez deux milliards et deux ou trois cent millions pour le Gouvernement, environ le sixième ou 17.5 pour 100 : voilà ce qu’on vous reproche. Or, comme il y a assez longtemps que les contribuables se plaignent, et que les causes de cette exorbitance fiscale sont connues, nous demandons que dores et déjà vous vous occupiez de la réforme politique et sociale, seul moyen d’alléger le budget. Sinon, je déclare que j’ai mandat de refuser tout subside et de voter contre l’impôt.

« La seconde règle, en ce qui touche les finances publiques, est que l’impôt, réduit à sa juste mesure, soit également réparti entre les citoyens, en proportion directe de leur revenu. De là, le double problème de ce que l’on a appelé l’assiette de l’impôt et sa péréquation. Mais il a été vingt fois prouvé que, dans les conditions politiques faites au pays, l’impôt est réparti entre les citoyens précisément en raison inverse de leur fortune ou revenu. Pour la seconde fois, je demande au nom de mes commettants la réforme du système, je la demande de suite : sinon je proteste contre toute espèce d’impôt, je ne vote pas le budget. » .

Cela dit, le représentant démocrate, après avoir essuyé les murmures de l’assemblée et l’indignation du ministère, saluerait ses collègues et ne reparaîtrait plus. Qu’aurait-il à faire davantage ?

Il est évident, en effet, qu’un homme de l’opposition légale, si énergique de tempérament, si fort de langue que nous le supposions, ne procédera jamais, vis-à-vis du Gouvernement et du fisc, avec cette logique péremptoire empruntée au Manifeste des Soixante. La classe ouvrière, disaient-ils, a assez attendu ; il est temps de passer des espérances aux réalités. Et ils concluaient à une candidature ouvrière. Bonnes gens !

Est-il donc vrai qu’entre le système politique fatalement suivi par l’Opposition et le Gouvernement, et l’économie des dépenses, il existe une incompatibilité essentielle, en sorte que le pays soit condamné à voir toujours, son budget grossir et sa dette s’accroître, sans qu’il y ait à cela d’autre remède que la périodicité des banqueroutes ?

Telle est la question à laquelle je n’hésite point à répondre par une affirmation catégorique, affirmation du reste facile à justifier, ainsi qu’on va voir.

On ne peut pas, dans un grand État comme la France, fortement centralisé et dont l’action doit s’étendre sans cesse, à peine d’une prompte et rapide décadence, au dehors sur toutes les affaires du globe, au dedans sur le domaine social et économique, arrêter jamais un budget :

1o Parce que dans une puissance ainsi constituée le chapitre de l’imprévu, surtout en ce qui concerne l’extérieur, est énorme, et qu’au budget ordinaire vient sans cesse s’ajouter un extraordinaire ;

2o Parce que, comme nous l’avons précédemment expliqué, la centralisation étant expansive, envahissante de sa nature, les attributions de l’État grandissent continuellement aux dépens de l’initiative individuelle, corporative, communale et sociale ;

3o Parce qu’en conséquence, pour faire face à ce double besoin, l’État est obligé de charger de plus en plus les contribuables, d’où résulte dans le Pays, augmentation du parasitisme, diminution du travail utile, en un mot, disproportion croissante entre la production nationale et les dépenses d’État.

Passons en revue quelques-uns des chapitres du budget.


1o Dotations, pensions. — De même que la monarchie, son état-major, ses pompes et tous ses accompagnements sont l’expression la plus élevée du système, de même on peut dire que la partie du budget qui les concerne, la moins importante dans une démocratie mutuelliste, est au contraire, dans un grand empire, la plus inviolable, une dépense aussi sacrée que la gloire même. Quel député oserait y porter atteinte ?

L’assermenté, centralisateur, unitaire, ne fût-ce que par position, par son serment, par convenance, sachant vivre avec les puissances, parfait gentleman, repoussera toute idée de mutualité, de fédération, de nivellement. Y crût-il qu’il n’aurait garde, par une profession de foi intempestive et un acte décisif, de s’engager dans une telle voie. Ce serait de mauvais goût, d’un grossier et maladroit politique. Aller désorganiser les services publics, briser cette superbe machine de l’État : à Dieu ne plaise ! Ce n’est pas lui, homme comme il faut, esprit bien fait, qui assumera cette responsabilité : il est trop patriote pour cela. Ignore-t-il quelles effroyables conséquences sortiraient d’un pareil vote ? Ne sait-il pas que, comme les fonctions publiques sont solidaires, les dépenses le sont également ; qu’on ne peut pas toucher à une plutôt qu’à une autre, et qu’en réduisant les frais généraux de la nation de 20, 18, 17, à 10, 7 ou 5 pour 100, il frapperait toute l’économie du système ? Devant cette immolation il sent faillir son courage ; il reconnaît qu’entre cette vaste hiérarchie, ce monde des classes favorisées, ce gouvernement qui les protége, ce régime budgétaire qui en est l’expression, et lui, il s’est formé une sorte de contrat mystique, qui lui fait considérer présentement les réformes comme des utopies, contrat qu’il ne saurait violer, bien qu’il ne lui ait pas prêté serment comme à l’Empereur.

Par exemple, la fonction de député se traduit en langage budgétaire par une indemnité de 2,500 fr. par mois, soit pour six mois, 15,000 fr. Cette indemnité n’est pas le seul avantage qu’un député retire de son mandat, surtout s’il appartient à l’Opposition. D’abord il y gagné la réputation d’un grand citoyen, armé jusqu’aux dents pour la défense du droit, de la fortune et des libertés publiques ; s’il est avocat, le bruit de ses discours lui vaudra une nombreuse clientèle ; s’il est écrivain, professeur ou romancier, les journaux et les éditeurs vont se le disputer… La conséquence du refus de l’impôt, de la démission qui naturellement devrait s’ensuivre, serait donc, pour un représentant vraiment démocrate, après une séance comme celle que j’ai décrite plus haut, la renonciation à tous les bénéfices de l’emploi. Mais c’est ce que ne fera jamais un membre de l’Opposition législative, non point assurément par avarice, mais par le juste sentiment qu’il a de sa position, des convenances et des devoirs qu’elle lui impose. Convaincu de l’utilité de ses services, doutant plus que jamais, par l’expérience qu’il a acquise au Parlement, à la Cour, des hommes et des choses, de l’opportunité et de l’efficacité des réformes, irait-il abandonner au hasard des vents et des flots le vaisseau de l’État, laisser le Pouvoir sans surveillance, la pensée du Pays sans organe ? Non, non, il ne désertera pas son poste… Ce qui veut dire, au point de vue du budget, pour qui toute question de politique et de morale se résout en article de recette et de dépense, qu’entre le devoir du représentant démocrate et le serment de fidélité à l’indemnité, — je m’embrouille, — entre le devoir de représentant démocrate et le serment de fidélité à l’Empereur, il y a incompatibilité matérielle.

Si je me suis permis, à propos du budget, de toucher cette question excessivement délicate de l’indemnité, on va voir que ce n’est nullement par l’effet d’une intention malicieuse, mais bien pour donner un point de départ à ma démonstration. Que me suis-je proposé de prouver, en effet, dans ce chapitre ? Que toute réforme budgétaire, réclamée par le Pays, d’une exécution facile, j’ose le dire, dans le système de mutualité et de fédération, est absolument incompatible dans le système auquel s’est inféodée l’Opposition. Or, c’est ce que nous allons toucher du doigt. Si tel est en effet pour le député assermenté, bien que titré d’opposition légale, le respect de son propre traitement, pourrait-il manquer d’égards pour le traitement auquel on a donné le nom incompréhensible pour moi de liste civile ? Oserait-il proposer à ce sujet la moindre réduction ? Ce serait une injure au Prince, une sorte de crime de lèse-majesté. M. Thiers, l’homme de toutes les indiscrétions, parce qu’il a le talent de tout dire, n’a pas osé en parler. D’ailleurs la dignité d’un si grand État, le prestige de cette belle unité française, s’y opposent. Car telle est la grandeur du pouvoir confié au Prince ; telle doit être sa magnificence.

Même raisonnement à l’égard des princes et princesses, de MM. les Sénateurs, de MM. les Maréchaux anoblis, de Messeigneurs les cardinaux, de MM. les ministres, etc. En régime unitaire, ce sont articles privilégiés, dépenses de majesté, qui se votent sans discussion.

Voici donc tout un chapitre du budget, et l’un des plus considérables, celui des Dotations, auquel il est interdit au député de l’Opposition, qu’il soit ou non fidèle, in petto, à son serment, de toucher. Et la raison, c’est, encore une fois, qu’il est lui-même partie prenante du budget ; c’est qu’il est un des hauts personnages de l’État, et que toute demande de réduction sur la liste civile, faisant déroger la Couronne, impliquerait amoindrissement proportionnel de toutes les positions. Rien ne guérit de la manie des réformes comme l’exercice du Pouvoir, comme la participation au budget. Une semblable diminution du monde officiel serait-elle tolérable ? Dans une Démocratie fédéraliste cela ne ferait pas la moindre difficulté ; avec une centralisation aussi imposante que la nôtre, c’est inadmissible.

La Suisse, dont la population totale est d’environ deux millions cinq cent mille âmes, est une confédération formée de dix-neuf cantons et six demi-cantons, en tout vingt-cinq États indépendants les uns des autres, jouissant chacun de tous les attributs de la souveraineté, se gouvernant eux-mêmes d’après des constitutions et des lois qu’ils se sont respectivement données. Au-dessus de ces vingt-cinq États et de ces vingt-cinq constitutions existe l’Assemblée fédérale, organe du pacte fédéral, laquelle choisit dans son sein, pour les affaires de la République, une sorte de commission exécutive, dont le Président, véritable chef de la Confédération helvétique, est appointé à douze mille francs. Les citoyens confédérés trouvent que c’est suffisant. Sur ce pied, et en admettant que les grands fonctionnaires de l’État doivent être rétribués en raison de la population, la France, dont la population est quinze fois et demie celle de la Suisse, aurait à payer, chaque année, à son président fédéral, 186,000 fr. Est-ce que M. Tolain lui-même, et M. Blanc, et M. Coutant, auraient osé appuyer au Corps législatif une semblable proposition ?

Soyons donc logiques : la France actuelle est une souveraineté indivisible, Empire glorieux et fort, dont le budget ne se gouverne pas par les mêmes lois que celui d’une Démocratie ouvrière, mutuelliste et fédérative. Autant la liste civile actuelle, de vingt-cinq millions en numéraire, plus la jouissance des domaines de la Couronne, paraîtrait exorbitante dans un régime de garantie interprovinciale, de self-government municipal, d’association mutuelle, en un mot de fédération, autant, il faut le reconnaître, elle est en rapport avec le gouvernement établi. Cela est si vrai qu’en 1852, la concentration du Pouvoir s’étant accrue de toute la différence qui existe entre la constitution de 1830 et celle du coup d’État, la liste civile, de 12 millions sous Louis-Philippe, a été portée à 25. Or, demandez à M. Thiers, à M. Berryer, si, au cas où la dynastie selon leur cœur remonterait sur le trône, ils proposeraient de lui servir une liste civile moindre de 12 millions ? Ils vous répondront l’un et l’autre que pareille idée serait indécente ; et que mieux vaudrait découper l’État en 36 morceaux. Vous voulez de la monarchie, de l’autocratie : mettez-y le prix. On l’a vu en 1849, quand l’Assemblée constituante alloua au Président de la République, commandant les armées de terre et de mer, 50,000 fr. par mois. Le Président n’avait pas de quoi payer le thé à ses officiers.


2o Après la liste civile et les dotations, viennent les pensions, subventions, encouragements, récompenses, fonds secrets, secours, etc., toutes les dépenses d’administration gracieuse, formant un total d’au moins 150 millions. Je ne veux pas dire que ces 150 millions doivent être rayés d’un trait de plume, sans distinction ni discernement. Il est parfois des infortunes extraordinaires, des besoins d’urgence, de grands services rendus, auxquels il appartient à l’État de faire face, et que le budget ne saurait ni prévoir, ni mentionner autrement. Mais je dis que la plus grande partie de ces dépenses est incompatible avec un régime de mutualité, de perpétuité du service, où la condition générale est un labeur de toute la vie, et dont le but avoué, en garantissant à tous le travail, l’échange et le bon marché, en remplaçant la bienfaisance et la charité par la Justice, est de niveler les conditions et d’éteindre simultanément le paupérisme et le parasitisme. De ce chef encore le représentant démocrate n’aurait rien à voter : il ne pourrait que protester contre le crédit ouvert au budget. L’assermenté, au contraire, qui à peine entré au Corps législatif prévoit le jour où il en sortira ; qui songe dès lors à s’assurer une retraite, une sinécure ; qui, s’il n’attend rien du Gouvernement auquel il fait opposition, est prêt à recevoir des deux mains de celui qui viendra après ; l’assermenté, dis-je, est gouverné par de tout autres considérations. Il sait que la charité a pour corollaire la faveur : — Faisons, se dit-il, aux autres comme nous souhaitons qu’il nous soit fait, et il vote. Le chapitre des pensions, secours, fonds secrets, etc., inadmissible dans une Démocratie travailleuse, est indispensable à une Monarchie : c’est, après la liste civile et les dotations, celui que l’on conteste le moins.


3o Parlons de l’armée. M. Thiers, qui a beaucoup étudié cette matière, juge qu’une armée de six cent mille hommes sur le papier n’en représente qu’une de quatre cent mille sous les armes, et que, pour une grande monarchie comme la France, ce n’est pas assez. M. Berryer, moins belliqueux que M. Thiers, arrive par grand effort à demander une réduction de cinquante mille hommes, = 50 millions. Mais voici M. Jules Favre, le soi-disant républicain, qui demande d’un coup trois déclarations de guerre, une pour le Danemark, une pour la Pologne, une pour l’Italie. Si la politique de M. Favre était suivie, les quatre cent mille hommes de M. Thiers seraient au-dessous de leur tâche ; il en faudrait cinq cent mille, = 100 millions à ajouter au budget. Par bonheur, le Gouvernement impérial est en ce moment pour la paix européenne : nous l’échappons belle.

Sauf la diversité des évaluations, tout cela est d’une logique irréfutable. Avec le système d’autorité et de concentration à l’intérieur, nous avons, au dehors, la politique d’intervention, d’influence, de prépotence et de gloire : l’un est le pendant et le corollaire de l’autre. Sans une garnison permanente de deux cent cinquante mille hommes, l’Unité française se briserait, en morceaux ; sans une armée toujours prête à marcher de cent cinquante mille hommes, donnant crédit à nos conseils, personne ne s’occuperait de nous, et il se pourrait que la plus grande et la plus glorieuse des nations ne pesât pas plus dans les conseils de la Providence que le Montenegro ou les îles Ioniennes.

Quant à moi, qui me soucie aussi peu de donner des conseils que d’imposer des lois, qui n’aspire à influencer personne, et dont la seule ambition serait de donner aux autres l’exemple du travail, de l’économie, du bien-être, de la liberté et des mœurs, je déclare n’avoir que faire de cet état militaire et de la diplomatie qui l’accompagne. Les quatre à cinq cents millions que chaque année il nous en coûte sont à mes yeux en pure perte : À quoi bon dès lors irais-je charger un représentant d’en éplucher le détail, puis d’homologuer la somme ?…

Un citoyen de Hollande me disait un jour : Devinez quelle est la garnison de Rotterdam, la seconde ville des Pays-Bas, port de mer, de plus de cent mille habitants, population mêlée, bruyante, sans cesse agitée par le travail et l’orgie ? — Un régiment, répondis-je, croyant être modéré. — Personne, répliqua le Hollandais. Il y a un poste de municipaux, qui suffit largement au maintien de l’ordre. L’armée des Pays Bas ne sert qu’à Java et à Bornéo, pour tenir en respect les sauvages.

Qu’on me permette d’ouvrir ici une parenthèse.

Le Royaume des Pays-Bas a conservé les mœurs fédérales des Provinces-Unies : c’est ce qui fait la supériorité de sa civilisation. La Belgique, au contraire, nous a emprunté notre administration, notre état militaire, notre monarchie constitutionnelle, notre parlementarisme ; sa bourgeoisie s’est faite à l’image de la nôtre. Comme chez nous le parti prétendu libéral est devenu le parti de la réaction, et ce sont les cléricaux qui réclament le suffrage universel. Depuis sa séparation d’avec la Hollande, la Belgique, qui devait prendre l’essor, est tombée en décadence. Est-ce le fait de la séparation ? Non, c’est le fait du système. La dette de la Belgique est d’environ 700 millions. D’où lui vient cette dette ? De son régime unitaire, de son armée. Otez le militarisme, la centralisation : la Belgique, en payant pour ses frais d’État moitié moins, ne devrait rien ; elle aurait fait des économies. Mais là aussi, les mêmes causes produisant les mêmes effets, les mêmes effets suggèrent les mêmes idées, qui finiront par amener les mêmes résultats. Il existe en Belgique une démocratie ouvrière digne de fraterniser avec la Démocratie française, et qui déjà peut-être la dépasse. Sauront-elles s’entendre !


4o Marine.— Notre patriotisme s’afflige de voir la marine française si fort au-dessous de celle de la Grande-Bretagne, et la domination des mers passer définitivement à nos rivaux. M. Berryer s’est fait en dernier lieu l’interprète de ce sentiment. Mais à qui la faute ? Pour avoir une marine nombreuse et puissante, il faudrait la soutenir ; or, le Traité de commerce lui a porté la plus rude atteinte (voir plus bas, chap. ix), et les honorables de l’Opposition démocratique sont partisans de ce traité. Il y aurait bien un moyen pour nous de tenir tête aux Anglais, moyen économique, pacifique et démocratique ; ce serait de nous ménager des alliés puissants, tels que la Russie et l’Allemagne, dont les flottes jointes à la nôtre rétabliraient l’équilibre. Mais l’Opposition ne cesse de demander que nous déclarions la guerre à la Russie et à l’Allemagne, de compte à demi avec l’Angleterre. Ne pouvant donc ni remplir ses cadres au moyen de la marine de commerce et de pêche, ni s’assurer de puissants auxiliaires, ni accepter la prépondérance britannique, le Gouvernement impérial est bien obligé de demander au budget les moyens d’entretenir sa flotte : et c’est ce que M. Dupuis de Lôme, commissaire du Gouvernement, a expliqué avec une puissance d’argumentation et un luxe de chiffres écrasants. J’ai été affligé de voir tant de trésors sacrifiés à une politique aussi mal entendue, tant de constructions magnifiques, qui ne serviront jamais qu’à transporter des canons et des soldats ; et je n’ai pu m’empêcher de me dire qu’avec le quart de cet argent, 25 ou 30 millions chaque année, employés, non en primes aux armateurs, mais en fournitures de fer, de bois, de cuivre et de houille, nous nous donnerions en peu de temps une marine aussi forte en personnel et en matériel et aussi bien achalandée que celles des États-Unis et de l’Angleterre.

Et pourquoi notre Opposition en veut-elle à la Russie et à l’Allemagne ? Parce que d’un côté la Russie, au lieu de rétablir dans sa souveraineté la noblesse polonaise, s’est avisée, après avoir émancipé et doté ses paysans, de donner aussi la terre à ceux de Pologne ; et que, d’autre part, si, par l’adjonction du Holstein, l’Allemagne confédérée devenait une puissance maritime, cela ferait ombrage à l’Angleterre et à nous-mêmes. Mais à quoi bon maintenir à si grands frais l’unité politique, si par elle nous n’obtenons la prépotence sur terre et sur mer ? Des travailleurs, des mutuellistes devenus hommes d’État se réjouiraient de ce progrès des classes agricoles en Pologne et en Russie, ainsi que du développement de la Confédération germanique et de la liquidation du royaume danois, dont le chef, on a fini par l’avouer, avant de se faire battre par les Allemands, avait eu la sottise de se mettre vis-à-vis d’eux dans son tort. Mais, faut-il le répéter sans cesse ? Messieurs de l’Opposition voient les choses autrement. Ce sont des centralisateurs, des unitaires, bourgeois constitutionnels, ralliés à toutes les aristocraties de l’Europe, et qui, prenant Napoléon Ier pour modèle, Napoléon III pour instrument, posent, les uns en prétendants à la présidence de la République une et indivisible, les autres en Moncks.

On nous a dit, c’est M. Thiers si j’ai bonne mémoire, que l’activité de la France était immense, et qu’à cette activité prodigieuse il fallait une alimentation proportionnée, ce qui veut dire un Gouvernement fort, entreprenant, et un gros budget.

Remarquez bien, lecteur, qu’il s’agit ici, non de la France travailleuse, cultivatrice et industrielle, à laquelle je ne refuserai jamais ni entreprise ni débouché, mais de la France centralisée, gouvernée, imposée ; de la France qui tantôt bataille et tantôt parlemente ; qui agiote sur sa propre richesse, ou qui, croyant la doubler, la gaspille en créations superflues : France improductive dont les instincts, les besoins, les sentiments, les appétits, les opinions, ne sont pas les mêmes que ceux de l’autre, et chez laquelle tantôt fonctionne pour la terreur de l’Europe et l’épuisement du pays, tantôt sommeille sans utilité pour personne une force d’action immense. Eh bien, c’est justement cette France agglomérée que je voudrais transformer en même temps qu’on créerait un système de garanties politiques et économiques qui rendrait à chacun de nous, à chacune de nos villes, et de nos provinces et à la nation tout entière, quatre fois plus de force que la centralisation ne nous en prend pour le dépenser en pure perte. Hélas ! je ne le sens que trop : le jour est loin encore où de pareils vœux seront compris, même des intéressés. Supposez un des nôtres faisant entendre au Corps législatif de semblables paroles : tous ses collègues de la gauche crieraient haro sur le monstre ; il serait déclaré par la Démocratie de l’action traître à la patrie, ennemi des nationalités, agent de la coalition ; et, si après un tel scandale, il ne se hâtait de se démettre, on saurait l’y contraindre.


5o Algérie. — Après trente-cinq ans de possession, nous devrions avoir en Algérie cinq cent mille familles d’Europe, soit une population de deux millions au moins d’habitants, français et autres, la plupart cultivateurs, tous propriétaires, formant de Bone à Oran une confédération maritime, presque aussi grande que la Suisse, s’administrant et se gouvernant elle-même, ayant ses assemblées de province et son assemblée générale, son conseil exécutif et ses municipes ; et sans autre rapport avec la mère-patrie que les échanges, et provisoirement l’envoi d’une armée de moins en moins considérable, et dont l’Algérie ferait les frais, en disposant elle-même comme Charles X disposait des Suisses.

Pour exécuter ce plan, il y avait un moyen facile. La terre, une terre excellente, abonde en Algérie. Cette terre, il fallait, non pas la vendre, mais la donner pour rien à tous ceux de nos nationaux qui auraient offert d’aller s’établir en Afrique avec leurs femmes et leurs enfants, et d’en cultiver le sol de leurs propres mains. À ceux qui n’auraient pu payer leur voyage et se procurer le premier capital d’établissement, il fallait assurer le passage gratuit, des grains, du bétail, des instruments de travail et des provisions pour la première année.

Il fallait avancer de trois ans le congé des militaires qui auraient consenti, en prenant femme, à peupler la colonie, et qui eussent ainsi formé le premier noyau d’une garde nationale et armée régulière indigène. La moitié de ce que la France a dépensé depuis trente-quatre ans en Algérie, aurait largement suffi pour la création de cette France africaine.

Les nécessités les plus instantes de la mère-patrie, les plus hautes considérations d’économie publique, indépendamment du bon emploi des fonds de l’État, l’exigeaient.

En 1830, le chiffre de la population agricole, en France, était au reste de la population, à peu près comme 24 est à 8, soit environ de vingt-quatre millions d’âmes sur trente-deux. C’est-à dire que les trois quarts, de la nation s’occupaient surtout de la production des subsistances : de là, le bien-être relativement supérieur dont tous les hommes de cinquante-cinq à soixante ans se souviennent d’avoir été témoins sous la Restauration. Moins de luxe, mais beaucoup plus d’aisance, et la vie à bon marché.

Depuis 1830, la proportion de la classe rustique dans la totalité de la nation a notablement changé : elle ne dépasse de guère aujourd’hui vingt-quatre millions d’âmes, si tant est qu’elle atteigne encore à ce chiffre ; tandis que la population industrielle, fonctionnaires, soldats, prêtres, etc., compris, se serait accrue de plus de quatre millions. De là, une cause de cherté manifeste : les denrées alimentaires ayant dû enchérir, ou peu s’en faut, 1o de la différence de quatre à cinq millions de bouches de plus à nourrir ; 2o du surcroît de travail imposé, pour cet objet, aux vingt-quatre millions de cultivateurs.

Pour maintenir le statu quo des quinze années de la Restauration, au point de vue de l’aisance populaire, il eût fallu, en même temps que la population industrielle, manufacturière, militaire, fonctionnaire, artistique, etc., s’élevait de huit millions à douze, que la population des campagnes s’étendît de vingt-quatre millions à trente-six, et le territoire avec elle, de cinquante-deux millions d’hectares à soixante-dix-huit. Qu’est-ce que les Provinces-Rhénanes, et la Belgique, et la Hollande, regorgeant de population, incapables de se nourrir elles-mêmes ; qu’est-ce que la ligne du Rhin tout entière, réunie à la France par un coup de baguette magique, aurait fait pour parer au paupérisme qui s’avançait sur nous ?

La conquête de l’Algérie avait résolu le problème. Elle nous donnait la terre et s’offrait à nous nourrir, ne nous demandant que le surplus de nos bras ; en entretenant le bon marché des subsistances, pendant que de notre côté nous eussions poursuivi le développement de nos richesses mobilières, elle eût doublé notre fortune.

Le système ne l’a pas voulu. La terre a été refusée aux colons : une pensée fâcheusement conçue, songea à en former des apanages à des compagnies concessionnaires ; la bourgeoisie avait pris goût aux concessions de toute espèce, et le Gouvernement ne trouvait rien de plus beau que de se recréer, par ces distributions de la fortune publique, une féodalité. Mais il eût fallu donner, avec le sol, des serfs pour le cultiver ; et ceci dépassait les pouvoirs du Gouvernement. Alors, on a désespéré de la colonisation algérienne ; on n’a plus songé qu’à en faire un champ d’exercice pour nos soldats. Alors la centralisation, incompatible avec toute liberté, s’est renforcée en Algérie de la prépotence du pouvoir militaire, incompatible avec le travail ; et la conquête de 1830, chère au peuple, légitime espoir de la Nation, est devenue un fardeau insupportable pour nos hommes d’État. Nous avons fait le vide en Afrique ; nous avons chassé les Bédouins, les Turcs, les Kabyles etc. ; il n’y a pas cent cinquante mille Français, de tout âge et de tout sexe, dans ce même pays qui fut pour les Romains une terre d’abondance : là, comme au Canada, comme à la Louisiane et à Saint-Domingue, comme dans l’Inde orientale, nous nous sommes montrés incapables de posséder la terre.

Qu’ont imaginé cependant nos députés de l’Opposition pour faire revivre, entre nos mains malheureuses, cette terre africaine ? Une seule chose, de doubler sa députation !… Nous ne l’eussions jamais cru, si nous n’en avions été témoins, que tant de sottise pût tomber sur un pays du haut d’une tribune.


6o Chicanes d’Opposition. — Ainsi, forcée par son principe qui lui est commun avec le Gouvernement, de voter le budget dans son ensemble, l’Opposition se réduit à faire au Pouvoir une guerre de chicane ? Elle blâme telle expédition qui lui déplaît, approuve telle autre dont les motifs n’ont pourtant rien de plus solide ; critique les écritures, la comptabilité ; ajoute, retranche coupe, rogne, taille ; propose des amendements en chausses-trappes ; pose des questions de non-confiance. Les dix-huit années de Louis-Philippe se sont perdues à ce jeu, qu’on recommence aujourd’hui. M. Vuitry, répondant à M. Thiers au nom du Gouvernement, a pu dire, sans être démenti, qu’en définitive, sur un budget de 2 milliards et 300 millions, M. Thiers ne trouverait pas 10 millions à supprimer. Est-ce la peine de se dire de l’Opposition, et cela méritait-il de tenir six mois en haleine le Corps législatif ?

Le Gouvernement désirait contracter un emprunt de 300 millions de francs. À peine demandé, aussitôt accordé. Qui donc eût voulu empêcher le Gouvernement de faire face à ses engagements, arrêter les travaux, ôter le pain à cent mille ouvriers, paralyser l’action du Pouvoir ? Mais, eu accordant le crédit, M. Thiers y mettait une condition qui devait rendre l’opération tellement laborieuse que le ministère en eût perdu le fruit, et qu’en y souscrivant il se fût reconnu, par le fait, indigne de la confiance du Pays. C’est ce que n’a pas eu de peine à démêler le commissaire du Gouvernement. Tel est l’art du parlementage, la grande tactique de l’Opposition. Et nous enverrions des représentants jouer, au nom de la Plèbe travailleuse, ce jeu indigne !

Je retrouve dans un journal une série d’amendements présentés l’an dernier par MM. les députés de l’Opposition démocratique.


« Supprimer 100,000 fr., traitement du Directeur de la presse. »


Manière de plaider la cause de la liberté de la presse, toujours en instance depuis 1789. Mais il s’agit précisément de savoir si la presse peut être libre dans le système de centralisation admis par les députés prétendus démocrates ; si, par conséquent, cette liberté est compatible avec le système de leur choix et avec leur serment. Car si elle ne l’était pas, il n’y aurait rien à supprimer : c’est ce que nous examinerons tout à l’heure..


« Réduire de 600,000 fr. les dépenses secrètes de sûreté publique. »


Manière de demander le retrait de la loi de sûreté générale. Or, remarquez qu’il n’est point question ici pour les députés de supprimer le budget de la police, ni celui de l’administration gracieuse, ni aucune des dépenses de majesté, dont le total monte au moins à 150 millions. Il ne s’agit que de 600,000 fr., à réduire sur ce respectable total. Ainsi, à 600,000 fr. près, le Gouvernement et l’Opposition sont d’accord de l’utilité de toutes ces dépenses. Était-ce la peine, ô Démocrates, de vous tant démener pour enlever l’élection des quatorze qui ont signé cet amendement ?


« Retrancher 92 millions 22,745 fr., montant du produit de la dotation de l’amortissement. »


Il est certain, on l’a dit mille fois, que depuis sa fondation l’amortissement n’a rien amorti du tout ; au contraire, les fonds qui lui sont alloués pour cet objet, ont servi à couvrir les dépenses ordinaires. Rien de plus logique que de supprimer une institution inutile ; mais alors voici ce qui va arriver. Si l’on cesse de payer pour l’amortissement la somme de 92 millions 22,745 fr., on continuera de la payer pour les dépenses ordinaires auxquelles cette dotation a été affectée, simple modification d’écritures, qui n’intéresse en rien la bourse du contribuable. M. Berryer, en jurisconsulte, a dit sur ce sujet d’excellentes choses, mais inutiles, le Gouvernement étant au fond de son avis.


« Retrancher 120,000 fr., montant du traitement de deux vice-présidents. » (Ministère d’État.)


C’est une superfluité, je le veux bien, que ces 120,000 fr. N’y aurait-il rien de plus à grapiller sur les 150 millions dont il a été parlé plus haut ?


« Ouverture au ministère des travaux publics, dans le budget ordinaire, d’un crédit de 13 millions pour faire face aux dépenses résultant de la garantie d’intérêts accordée aux Compagnies de chemins de fer. »


Je n’ai pas vu clairement ce dont il s’agissait, et la discussion ne m’en a pas appris davantage. Mais il me semble singulier que ce soient les députés de l’Opposition démocratique qui aient cru devoir prendre l’initiative d’une semblable allocation. La garantie d’intérêt accordée par le Gouvernement aux Compagnies de chemins de fer a été généralement un fait de mauvaise administration : pourquoi ne lui en avoir pas laissé toute la responsabilité ?


« Ouverture de crédits, 1o de 50,000 fr. pour études d’un projet de loi sur l’instruction primaire gratuite et obligatoire ; 2o de 200,000 fr. pour subvention à la caisse de retraite des instituteurs ; 3o de 6 millions pour établissements d’écoles de filles. »


Manière de poser le principe de l’instruction gratuite et obligatoire, et de faire sa cour au peuple. Mais on n’appelle gratuit que ce qui ne coûte rien à personne ; et puisque nos excellents députés réclament, pour l’instruction primaire seulement, des millions et des centaines de mille francs, il est clair d’abord que les contribuables payeront ; et puisqu’il est prouvé que l’impôt est acquitté par chaque famille en raison inverse de son revenu, il s’ensuit, par une dernière et fatale conséquence, que ce sera toujours le peuple qui payera. Maintenant il s’agit de savoir si le peuple peut payer plus qu’il ne paye ; si, après tant de sacrifices, il obtiendra enfin cette instruction tant désirée ; s’il est possible qu’on la lui donne ; si, en fin de compte, elle lui serait bonne à quelque chose. Nous reviendrons sur ce sujet dans un des chapitres suivants.

Ainsi ce magnifique système de contributions, dont nous voyons depuis trois quarts de siècle toutes les Oppositions discuter, contradictoirement avec le Pouvoir, les innombrables articles, n’est autre chose que le corollaire du système politique, dont je répète que le Gouvernement actuel est l’une des innombrables incarnations. Qui vote le budget se prononce nécessairement pour le système ; qui affirme celui-ci suppose du même coup celui-là. Le débat, toujours plus ou moins acrimonieux, auquel se livrent chaque année l’Opposition et le ministère, n’est que pour l’acquit de la conscience bourgeoise, qui veut que le budget soit vérifié, discuté et voté : débat inutile, qui jamais ne touche aux principes et ne roule que sur des détails d’application. C’est ce que prouvent tous nos changements de ministère, de constitution et de dynastie, à chacun desquels on a vu le Gouvernement changer plus ou moins de ton, de langage et de politique, mais sans que le budget ait cessé de s’accroître. D’accord sur les totaux, le Gouvernement et les partis, le ministère et l’Opposition ne diffèrent que sur le titre à donner aux allocations et la manière de les motiver. Or, ce sont justement les totaux budgétaires que la Démocratie ouvrière ne peut accorder, attendu qu’elle rejette le système unitaire : donc, à quoi bon se donner des représentants ?


7o Liquidation finale. — L’Europe monarchique, aristocratique, bourgeoise, épiscopale et pontificale, conservatrice en un mot, est chargée d’une dette dont le total dépasse soixante milliards.

Cette dette, pour la très-grande partie, date généralement de la Révolution française, en 1789. Depuis cette époque, elle n’a cessé de s’accroître : elle augmente toujours. Ainsi la dette française, que la liquidation Ramel avait réduite, en 1798, à 40 millions d’intérêts, soit, en capital, à 5 pour 100, 800 millions de fr. ; s’élevait déjà, en 1814, à 63, 507,637 fr. de rente 5 pour 100 ; elle était portée au budget de 1857, pour 511,525,062 fr. ; dette viagère comprise. Je n’ai pas sous les yeux les chiffres du budget de 1865 : mais la somme n’est certes pas moindre. C’est un fait acquis que notre dette dépasse aujourd’hui dix milliards.

Quelle est l’origine indestructible, indélébile, de toutes ces dettes ? Nous l’avons expliqué plus haut, au commencement de ce chapitre : le régime de centralisation qui oblige l’État à un accroissement perpétuel de dépenses, au dedans et au dehors. De 1798 à 1814, pendant toute la durée du Consulat et du premier Empire, l’accroissement de la dette fut relativement faible, la plus grande partie des dépenses extraordinaires étant couvertes par les contributions que l’Empereur imposait aux étrangers vaincus. Mais en 1815, ceux-ci prirent leur revanche ; la France envahie fut à son tour condamnée à un milliard de contributions ; et il n’est que juste de reporter sur le premier Empire une partie de la dette actuelle. C’est la fantaisie d’unité qui a creusé, depuis cinq ans, en Italie, cet effrayant déficit qui, d’après tous les calculs, porte la dette péninsulaire à cinq milliards ; c’est la fureur d’union qui, en moins de temps encore, aura créé dans la grande république américaine une dette que certains financiers portent à 16 milliards, pour les États du Nord seulement. Ajoutez-y la dette du Sud, et vous ne serez certainement pas éloigné de 20 milliards.

Le système dynastico-bourgeois, qui, dans les grands foyers de civilisation, a créé cette dette formidable ; qui aime à se décorer lui-même du titre de parti de la conservation et de l’économie, a-t-il du moins la volonté, ou seulement l’espoir, de rembourser un jour cette dette ? Et comment compte-t-il y parvenir ?

La réponse à cette question doit être méditée.

En premier lieu, il est de principe dans le monde conservateur, dynastico-bourgeois, qui a pour devise Ordre et Liberté, qu’un grand État ne peut exister sans une dette publique, plus ou moins considérable. Cela semble tellement en dehors des notions d’économie vulgaire et du sens commun, qu’on est tenté de prendre la proposition en pitié, ainsi que font bon nombre d’économistes. En y regardant de plus près, on s’aperçoit bien vite que la chose est beaucoup plus raisonnable qu’il ne semble. La dette publique, consolidée, flottante, viagère, dans un État comme la France, l’Angleterre, l’Italie unifiée, l’Autriche, etc., n’est pas autre chose que l’attache du rentier au budget, le lien par lequel le monde conservateur se rallie à la fortune du Gouvernement. Que de fois n’avez-vous pas entendu dire qu’un État lesté d’une dette de dix milliards, divisée entre un million de créanciers, n’avait rien à craindre ? C’était la politique de César. Plus il se chargeait de dettes, plus il augmentait le nombre de ses partisans.

Je sais bien, et l’on ne manquera pas de me dire que les créanciers de l’État ne font autre chose que recevoir l’intérêt légitime de leurs capitaux, qu’ils ne peuvent être assimilés à des sinécuristes, apanagistes, concessionnaires à titre gratuit. À cela je réponds, que les emprunts d’État sont généralement contractés à des taux usuraires, 6, 7, 8 et même 10 pour 100 ; que même au taux légal de 5 pour 100 les capitaux bourgeois, placés sur l’État, produisent le double de ce que la terre rend aux propriétaires ; et que là est une des causes qui, en élevant d’une manière anormale le loyer de l’argent, élève du même coup celui des maisons, fait hausser le prix de toutes les denrées, et entretient un système de cherté au préjudice des masses, mais au grand avantage des prêteurs de numéraire.

On voit donc, d’après cette première observation, que si la politique conservatrice fait des dettes, elle ne tient pas précisément à les rembourser. Il faut des dettes au système unitaire.

Mais, direz-vous, les dettes ne peuvent pas s’augmenter indéfiniment. Si un intérêt de 500 millions nous semble aujourd’hui une charge trop lourde, nous ne pourrions pas en porter une d’un milliard…

C’est ici qu’il importe de se bien rendre compte du système financier, sous un Gouvernement de centralisation et d’unité.

Certes, les créanciers de l’État savent aussi bien que personne que la dette publique ne peut pas grossir toujours, et qu’en suivant ce mouvement, on doit aboutir à la banqueroute. Ils s’y attendent ; mais qu’ont-ils à craindre ? N’ont-ils pas, dans le principe, en souscrivant les divers emprunts dont s’est formée successivement la dette, placé leurs capitaux à un intérêt double, triple, et quelquefois quadruple de celui que rend habituellement la terre ? n’ont-ils pas perçu cet intérêt pendant cinquante, soixante-quinze, cent et cent cinquante ans ? ne sont-ils pas rentrés dix fois, vingt fois dans leurs capitaux ? n’ont-ils pas ajouté à tout cela les bénéfices de l’agiotage ? ne savent-ils pas que, même dans le cas d’une banqueroute, ils ne perdront pas tout ; que la réduction ne sera que partielle, et que, la liquidation opérée, ils se retrouveront dans une situation relativement excellente ?

Autant donc l’unitarisme et sa politique, par nature, recherchent les dettes, autant ils ont peu à redouter de la banqueroute.


« L’histoire fournit de nombreux exemples de banqueroutes partielles. Sans remonter aux altérations des monnaies sous Philippe le Bel, nous trouvons dans les temps modernes les faits suivants :

« Règne de Henri IV : — Sully réduit les intérêts accordés aux prêteurs sous les règnes précédents, et affecte les à-comptes déjà payés au remboursement du capital.

« Règne de Louis XIV. — Sous l’administration de Desmarets, on suspend le payement du capital et des intérêts d’une foule de créances, notamment des fonds déposés à la caisse des emprunts.

« Règne de Louis XV. — À la chute de la banque de Law, on fait une réduction arbitraire des dettes de l’État. — Peu de temps après, l’abbé Terray refuse de payer un grand nombre de dettes, ainsi que les rescriptions du Trésor.

« Révolution française. — Les mandats et les assignats de la Révolution subissent une large réduction. — En 1798, le ministre Ramel réduit la dette des deux tiers.

« Gouvernement provisoire. — En 1848, le gouvernement de la République, héritier du déficit creusé par la monarchie orléaniste, offre aux déposants des caisses d’épargne et aux porteurs de bons du Trésor des titres de rente au lieu d’espèces. C’était une transaction, lorsque de fort honnêtes gens conseillaient la banqueroute pure et simple[1] »


Et maintenant, ce qui s’est déjà vu tant de fois, ne sommes-nous pas destinés, un peu plus tôt, un peu plus tard, à le revoir ? Je demande donc, en prévision de cette échéance fatidique, si ce ne serait pas compromettre l’avenir des classes laborieuses et trahir leurs intérêts, que de les pousser à des élections qui ne pourraient avoir d’autre résultat que de les rendre garantes, en les y faisant participer, d’un ordre de choses économique contre lequel elles protestent ?



  1. Voir Manuel du spéculateur à la Bourse, 1857.