Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/I,2



Chapitre II. — Plan de campagne formé par les parrains de l’Opposition, amis du Gouvernement. — Comment la plèbe travailleuse, suivant pour la première fois une idée à elle et faisant à sa tête, déjoue leurs calculs. — Résultats numériques du scrutin : signification du vote des Paysans.


Depuis que le décret du 24 novembre était venu rendre, jusqu’à certain point, la parole au Sénat et au Corps législatif, on avait jugé, dans certaine région gouvernementale, l’Opposition de 1837 trop faible dans l’intérêt même du Pouvoir. Les victoires du Gouvernement à la Chambre étaient sans gloire : cela nuisait au prestige de la prérogative personnelle. Le pays, alléché par une première concession, regrettait vivement les mœurs politiques de la dernière monarchie ; cette fantaisie pouvait devenir dangereuse. Quelques amis de l’Empire souhaitaient donc pour lui une opposition plus nombreuse, modérée toutefois, surtout point hostile à la dynastie.

Sortie des fortes têtes du bonapartisme libéral, cette idée fut saisie au vol dans le monde en possession de fournir le Parlement d’orateurs, surtout d’orateurs indépendants. De là l’explosion de candidatures qui se fit remarquer en 1863 parmi les journalistes, les avocats, les académiciens, les gens de lettres, les professeurs, etc. Des deux extrémités de l’horizon politique, dynastiques et libéraux, se répondant comme les séraphins d’Isaïe, chantaient l’Hosannah de la réconciliation. Enfin, pensaient-ils, on allait pouvoir se mesurer au Parlement, ne fût-ce que pour l’édification du pays et l’honneur de la liberté. Qu’avait à redouter le gouvernement impérial de candidatures appuyées par la Presse, l’Opinion nationale, le Siècle, le Temps, les Débats. D’autre part, comment ces journaux et leur clientèle, n’eussent-ils pas été ravis de voir l’Empire incliner vers le régime parlementaire ? On donnerait satisfaction à la bourgeoisie ; on rendrait hommage à la politique et aux institutions de 1830 ; on contiendrait la Démocratie toujours remuante ; on consoliderait enfin, sous le patronage de l’Empereur, l’alliance des vieux partis formée en 1848, dans la célèbre rue de Poitiers, contre la révolution sociale. Et toute la badauderie d’applaudir.

La campagne électorale fut ouverte d’après ce plan, la liste des candidats d’opposition conçue dans cette pensée. Le Pouvoir comptait bien enlever, comme en 1857, la moitié au moins des élections de Paris ; il eût vu sans regret arriver à la Chambre trente députés d’opposition nommés par les départements. Dans le cas le moins favorable, la liste des candidats de la Seine était composée de manière à faire disparaître toute inquiétude.

La seule difficulté, et c’était la grande affaire, était d’empêcher la Démocratie de se livrer, soit par une abstention en masse, soit par des votes blancs, soit enfin par des nominations inconstitutionnelles, franchement et énergiquement hostiles, à quelque démonstration exorbitante. Pour ce qui est de l’abstention, l’on était à peu près certain de la conjurer à l’aide des journaux qui tous appuyaient le vote ; de l’influence de la bourgeoisie, qui par tempérament aime mieux parlementer que se taire, et à qui ses anciens chefs donnaient l’exemple. Quant au vote blanc, bien autrement redoutable, il aurait de plus contre lui la confusion qu’on en ferait avec l’abstention. Du côté du peuple, enfin, on ne pensait pas avoir rien à redouter : le peuple, en 1848, avait porté Louis-Napoléon à la présidence ; en 1851, il avait accepté le plébiscite et s’était rendu solidaire du coup d’État ; en 1852, il avait voté l’empire. Rien ne prouvait qu’il se fût retiré.

Si ce plan réussissait, et toutes les probabilités étaient qu’il réussirait, la transition de l’empire autocratique à l’empire constitutionnel et parlementaire pouvait se consommer sans secousse, sans péril pour la dynastie napoléonienne, et au moment le plus convenable. La bourgeoisie rentrait dans ces habitudes ; l’essor révolutionnaire était de nouveau conjuré, et l’on avait le temps de se mettre en garde, pour l’avenir, contre les escapades du suffrage universel.

Ce qui advint, tout le monde le sait. L’Opposition dynastique, à Paris, fit pour elle-même trop bien les choses ; l’administration, moins bien servie, n’obtint pas une nomination dans la capitale ; sa minorité fut désastreuse, et il en résulta pour le gouvernement un échec moral considérable. Or, c’est de cette défaite électorale, imprévue, inespérée, et jusqu’à ce moment inexpliquée, qu’il s’agit tout d’abord de reconnaître la cause et d’apprécier la portée.


I. — Élections de Paris. — Je demande la permission de produire quelques chiffres. Je me borne, pour ce qui concerne les élections des villes, à citer celles de la Seine : le mouvement ayant été, avec plus ou moins de force, partout le même. Voici d’abord quel fut en décembre 1851, à la suite du coup d’État, le vote des électeurs de la Seine :

Inscrits, 392,026
Votants, 296,320
Pour le plébiscite, 196,530
Contre le plébiscite, ______ 96,407
Voix perdues, 3,334
Absents, 95,636

Observations. — Dans ce scrutin, le gouvernement du 2 Décembre l’emporta de 100,000 voix sur l’Opposition, qui se composait principalement de bourgeoisie ou plutôt de classe moyenne appartenant à l’ancien parti du National et de la Réforme, mêlée d’une assez forte partie de peuple. Le peuple, à qui on venait de rendre dans son intégrité le suffrage universel et qui obéissait à d’autres inspirations, était généralement favorable au coup d’État.

Je parle pas du scrutin national de 1852 qui donna à l’empire 300,000 voix de plus que celui de 1851 n’avait donné au coup d’État. À cette époque on est encore trop près du 2 Décembre. L’opinion populaire n’a pas marché ; puis on sait que la Démocratie, pour des motifs plus ou moins plausibles se tenait à l’écart.

Arrivent les élections de 1857, dont voici les chiffres :

Inscrits, 356,000
Votants, 212,899
Pour les candidats de l’administration, 110,526
Pour les candidats de l’Opposition, 96,299
Voix perdues ou inconstitutionnelles,____ 6,074
Absents ou abstinents, 143,170

Observations. — Bien que le nombre des électeurs inscrits ait été réduit, de 1851 à 1857, de 55,957, nous voyons d’abord que le chiffre des abstentions s’est augmenté de 48,134 ; — que celui des voix données à l’administration est tombé de 196,539 à 110,526, c’est-à-dire de 86,013 ; — que celui de l’opposition est reste le même, à 198 voix près. Ainsi, il existait à Paris, en 1857, une opposition d’un peu moins de 100,000 voix qui, pendant sept ans, n’avait pas fléchi ; tandis que le gouvernement subissait une fluctuation considérable, allant de 196,359 à 110,526. Quelles étaient ces voix flottantes dont la masse, au nombre de plus de 44,000, allait en 1857 grossir le chiffre de l’abstention ? Je n’hésite point à le dire : c’étaient surtout des voix populaires, voix d’ouvriers, indifférentes à l’élection de députés ou déjà travaillées par le mécontentement[1].

Les élections de 1865 donnent le résultat suivant :

Inscrits, en nombre rond, ............................... 326,000
Votants, ............................... 240,000
Pour les candidats du Gouvernement, ............................... 82,000
Pour ceux de l’Opposition, ............................... 153,000
Bulletins blancs ou voix perdues, ............................... 4,556
Absents ou abstinents, ............................... 86,000

Observations. — Le nombre des inscrits a subi une nouvelle réduction depuis 1857 : au lieu de 336,069, il n’est plus que de 326,000; différence environ 30,000. Malgré cela, le chiffre des votes ministériels tombe de 110,526 à 82,000, différence, 28,000 ; — en revanche, les 96,299 fidèles de l’Opposition reçoivent un renfort d’environ 57,000 suffrages, qui des rangs de l’abstention passent tout à coup à ceux de l’Opposition. Il n’est pas douteux que ces 57,000 voix n’aient été fournies par la plèbe, qui depuis le vote sur le coup d’État ne paraissait plus. D’après la note de la page précédente, il est permis d’affirmer en conséquence que, sur les 153,000 voix données à l’Opposition en 1863, la moitié au moins appartiennent à la démocratie ouvrière.

Maintenant quelle signification, quelle valeur donner à ce vote ?

Il est peut-être sans exemple dans l’histoire que le Peuple, en tant que Peuple, se distinguant de la Noblesse, de la Bourgeoisie, de l’Église, ait témoigné par un acte quelconque d’une idée et d’une volonté propres. Le peuple n’a jamais su en politique qu’une chose, crier : Vive l’Empereur ! — ou Vive le Roi !Vive Monseigneur ! ou Vive notre Maître ! — La plèbe romaine, en créant l’empire, ne fonda rien ; au contraire, elle abolit tout ; la seule chose que dans sa conscience elle affirma jamais fut sa haine des patriciens ; d’elle-même elle ne produisit aucune idée. Ses démêlés avec la noblesse ne furent que des révoltes de clients, d’exploités, pour ne pas dire de serfs. En donnant à César et à ses successeurs jusqu’à Augustule la dictature perpétuelle, le peuple romain désorganisa la république et la remplaça par l’autocratie, par le néant. — Qu’ont été en France, depuis 89, les votes populaires ? une imitation ou plutôt un appoint des votes bourgeois. Le peuple a joué à la politique comme les enfants au soldat. Ni le sans-culottisme, ni le robespierrisme, ni le babouvisme, ni le bonapartisme, ne donnèrent au suffrage universel une originalité, une signification. En 1799, en 1804, en 1815, le peuple vota pour son empereur, jamais pour lui-même. La charte de 1814-1830 enlève à la multitude le droit de suffrage : qu’y perd-elle ? Qu’y perdent le droit public et la liberté ? rien. Le peuple lui-même ne paraît pas éprouver le moindre regret. La république de février lui rend la faculté électorale : comment d’abord en use-t-il ? Ses élus sont tous des bourgeois, orléanistes, légitimistes, bonapartistes et républicains pêle-mêle ; par-dessus des prêtres, des moines, des chansonniers, des évêques. À la Constituante et à la Législative la majorité est réactionnaire. Puis le peuple nomme et renomme, jusqu’à trois fois, Louis-Napoléon. Dans tout cela, je demande où est la pensée souveraine, autonome ?

Et voici que tout à coup, après douze ans de restauration impériale, ce même peuple, sans cause apparente, fait volte-face : 57,000 électeurs, de ceux qui en 1851 applaudirent au coup d’État, qui depuis avaient gardé le silence, passent à l’opposition bourgeoise, et, par un coup de bascule, décident toutes les élections de Paris contre le gouvernement ! Qu’a donc le peuple contre son grand Élu ? De quoi se plaint-il ? Se plaindre ! Cela suppose qu’à l’instar de la bourgeoisie, de l’ancienne noblesse et du clergé, le peuple aurait des idées et des intérêts de classe ; qu’il raisonnerait politique à un point de vue particulier, qu’il aspirerait en conséquence à diriger, selon ses vues propres, le gouvernement[2]. Mais c’est ce qui ne s’est jamais vu, ni depuis ni avant la Révolution.

Et voilà justement ce qui caractérise notre dix-neuvième siècle, et qui ne doit pas plus nous étonner que la polygamie et l’esclavage au temps des patriarches, la féodalité et la suprématie des papes au moyen âge.

Lorsqu’entre la monarchie de droit divin et la masse ouvrière, rustique et urbaine, il existait des classes intermédiaires ; un clergé, une noblesse, une bourgeoisie ou tiers-état, la multitude ne pouvait figurer sur la scène politique ; elle ne s’appartenait pas. Tout homme du peuple, selon sa profession, relevait d’un patron, d’un seigneur, d’un évêque ou abbé, ou du fisc. La révolution de 89 a brisé ce lien : le Peuple alors s’est trouvé abandonné à lui-même ; il a formé la classe des salariés, des prolétaires, par opposition à celle des propriétaires et capitalistes. En 1848, le socialisme, s’emparant de cette multitude inorganique, lui a donné la première ébauche ; il en a fait un corps à part, lui a soufflé une pensée, une âme, lui a créé des droits, suggéré des idées de toutes sortes : droit au travail, abolition du salariat, reconstitution de la propriété, association, extinction du paupérisme, etc. En deux mots, la plèbe qui jusqu’en 1840 n’était rien, qu’on distinguait à peine de la bourgeoisie, bien que depuis 89 elle en fût séparée de droit et de fait, est devenue tout à coup, par sa déshérence même et par son opposition à la classe des possesseurs du sol et des exploiteurs de l’industrie, quelque chose : comme la bourgeoisie de 89, elle aspire à devenir tout.

Tout va s’expliquer maintenant, dans le présent et même dans l’avenir. D’abord, en 1848, le Peuple est loin d’avoir déduit de la connaissance de lui-même la notion de ses droits et de ses intérêts. Son idée ne lui a pas été révélée, bien moins encore avait-il appris à tirer de cette idée un système politique. Obéissant à son instinct de multitude asservie, il songe d’abord à se donner un chef : ce fut Louis-Napoléon. Telle la plèbe romaine se donnait César ; tels les esclaves révoltés s’étaient donné Spartacus.

Mais le rétablissement de l’Empire n’est pas une solution formelle : il s’est trouvé, par une fortune singulière, que le même Louis-Napoléon, représentant de la plèbe, fut choisi comme protecteur des intérêts bourgeois, conservateur de l’ancienne société, que la tendance de la plèbe moderne est évidemment de refondre. Or, il est aisé de voir qu’après douze ans d’attente la plèbe avait fait demi-tour. De même que la bourgeoisie, qui devient frondeuse et fait de l’opposition à ses princes constitutionnels chaque fois que ses intérêts sont en souffrance, cette plèbe s’est mise à faire de l’opposition à son élu. Nous en connaissons le résultat, sur lequel il importe actuellement de ne pas prendre le change.

Le Peuple, en votant en 1863 et 1864 avec une fraction de la bourgeoisie et donnant ses suffrages à des candidats bourgeois, n’a nullement entendu se rallier au système de monarchie parlementaire et faire acte d’opposition légale. Il ne veut à aucun prix de ce régime, vulgairement connu sous le nom d’Orléanisme. Aussi n’a-t-il point été dupe de l’intrigue qui avait pour but de faire de la constitution ou des institutions de Juillet une sorte de remaniement de l’empire, au profit de la famille Bonaparte et à l’exclusion des d’Orléans. Le peuple a parfaitement démêlé le sens secret de cette opposition, reconnu les masques, sondé la conscience des candidats. Il sentait l’injure faite à la liberté des électeurs ; certaines palinodies, certains serments l’avaient indigné ; et dans les hommes qu’il allait envoyer au Corps législatif il ne voyait déjà plus que des ennemis de sa pensée, des auxiliaires de la réaction. Pouvait-il ignorer que M. de Girardin, ami intime du prince Napoléon, professant hautement l’indifférence pour toute espèce de gouvernement, travaillait uniquement dans l’intérêt du statu quo impérial ? — Que M. Guéroult était rallié à l’empire avec la plus grande partie de l’école saint-simonienne ? — Qu’une cordiale entente existait entre MM. Havin et de Persigny ? Peut-être avait-il oublié que M. Jules Favre, ex-secrétaire du ministère de l’intérieur sous la République, avait soutenu en 1848 contre les candidatures républicaines, avec MM. de Girardin, Victor Hugo, Garnier-Pagès, etc., l’élection à la présidence de Louis-Napoléon ; — que M. Émile Ollivier, tour à tour préfet sous le Gouvernement provisoire et la Présidence, s’était montré à Marseille fort sévère pour les socialistes. Que lui importaient en ce moment les hommes, et leurs opinions, et leurs antécédents ? Une seule passion le dominait : c’était de faire contre le Pouvoir, de qui il avait tant espéré, acte de séparation, et, pour être plus sûr de son fait, il oubliait toutes ses injures jusqu’à la dernière, le rejet de ses candidats[3].

On ne se donna pas la peine d’examiner si dans cette grande manifestation électorale, il convenait à la classe travailleuse de confondre ses rangs avec la classe bourgeoise ; si la prestation du serment, gage, sinon d’un dévouement absolu à l’empire, tout au moins d’adhésion au programme de l’Opposition légale, n’impliquait pas abandon des principes de la révolution sociale ; si le vote populaire n’aurait pas plus d’énergie, ne frapperait pas un coup plus décisif, en se bornant à remplir les urnes de bulletins sans nom et en rendant les élections de Paris impossibles. Les idées n’avaient point assez marché ; l’opinion n’était pas faite ; on s’imaginait que l’élection de représentants était essentielle à l’exercice du droit de suffrage, et l’on n’était préoccupé que d’une chose, faire tomber les votes sur des personnages dont les noms, indépendamment des dispositions secrètes des candidats, constituassent une opposition au gouvernement.

Disons les choses dans leur rude franchise : il semble que le peuple ouvrier, qui pour la première fois allait parler en son propre et privé nom, plus accoutumé aux coups de vigueur qu’à la manœuvre des idées, tenait surtout à prouver qu’en lui est le nombre et la force ; qu’au nombre et à la force il saurait joindre désormais la volonté et la résolution ; qu’il lui est aussi aisé de briser une majorité que de la faire, et qu’après avoir donné, en 1848, cinq millions et demi de voix à Louis-Napoléon ; en 1851, sept millions et demi ; en 1852, sept millions huit cent vingt-quatre mille cent quatre-vingt-neuf, rien ne l’empêcherait de les refuser aux candidats officiels, si tel était son bon plaisir.


II. — Élections des campagnes. — Ici on élève une objection à laquelle il importe que je réponde, autant pour la parfaite intelligence des élections en général que pour la juste appréciation du mouvement populaire, non-seulement à Paris, mais dans les départements.

On me fait observer, et avec raison, que dans les votes de 1848, 1851 et 1852 que je viens de rappeler, les votes des villes se trouvent groupés et confondus avec ceux des campagnes ; mais que je ne puis conclure des dispositions de la classe ouvrière de Paris et des autres centres de population à celles des paysans fidèles à l’empereur, et qui continuent de marcher sous sa bannière. Ainsi, en 1863, tandis que Paris et les principaux chefs-lieux ont donné à l’Opposition 1,900,000 suffrages, les paysans en ont apporté au Gouvernement 5,500,000, qui le mettent bien au-dessus de toutes les attaques.

Sur ce, l’Opposition et ses journaux de dire que ces votes malheureux proviennent de l’ignorance des classes rustiques, de leur isolement, de leur timidité ; mais qu’on verrait autre chose, si elles pouvaient être travaillées et endoctrinées comme la plèbe des villes… À quoi M. de Persigny, dans le discours prononcé par lui à Roanne, répond, en citant l’histoire romaine, que cette différence des votes atteste la maturité de jugement, la sagesse, l’esprit de suite et de conservation qui de tout temps ont distingué les populations rurales, comparées aux multitudes sans cesse agitées des villes.

On voit ici combien les partis aiment à se flatter eux-mêmes et à récriminer contre leurs antagonistes, sans se soucier de la réalité des faits et du vrai sentiment des peuples. Sur quoi fondé, je le demande, nos laboureurs seraient-ils réputés moins capables ou plus sages que nos ouvriers ? N’est-il pas cent fois plus rationnel de présumer que les uns comme les autres, très-sujets à se fourvoyer dans le labyrinthe de la politique, sont mus avant tout par leur sens intime et par leurs intérêts ? À cet égard, les considérations de la presse parisienne m’ont toujours paru de la plus haute impertinence, de même que les élucubrations historiques de M. de Persigny du plus haut fantaisisme. Cherchons donc quel est l’intérêt du paysan et ce que lui dicte son sens intime, et nous saurons au juste ce que nous devons penser de la majorité donnée par lui au Gouvernement.

Le vrai en ceci est que, depuis une quarantaine d’années, le même mouvement de sécession que nous avons signalé plus haut, dans la population des villes, entre l’ouvrier et le bourgeois, se manifeste parmi les populations des campagnes, entre la plèbe rustique et l’aristocratie propriétaire, celle-là surtout qui habite au sein des villes. Comme cet antagonisme a son principe au plus profond des idées, on me saura gré de le mettre dans tout son jour.

Tandis qu’au sein des villes l’ancien principe féodal s’est maintenu en se transformant et continue de se développer, — ainsi qu’en témoignent, d’un côté la féodalité industrielle et financière qui s’entend si merveilleusement à mettre à la raison la classe moyenne et le prolétariat ; d’autre part l’ambition qui possède une foule de bourgeois d’ajouter à leurs titres de fonctionnaires, de capitalistes, d’entrepreneurs et de négociants, la qualité de grands propriétaires fonciers, de suzerains du sol ; en troisième lieu, certaines tendances communistes, certaines idées corporatives mal définies des classes ouvrières, — les paysans ont marché sous l’impulsion d’une pensée fixe, celle d’assurer de plus en plus leur franchise par la libre possession du sol. La conception de la propriété, en un mot, n’est pas la même chez le citadin et chez le paysan : de là leur évolution en sens inverse. L’un cherche avant tout la rente, l’orgueil de la possession ; l’autre vise à l’indépendance du travail, à la suzeraineté de la vie agricole. Pour celui-ci la propriété c’est le franc-alleu, pour celui-là c’est encore le fief. Il est entendu que je n’emploie ces expressions que pour mieux faire ressortir ma pensée, sans que je veuille prêter à personne des idées fort au-dessus de la routine. En fait, il n’est peut-être pas un paysan, pas un bourgeois, à l’exception des juristes, qui sache ce que signifient ces termes de notre ancienne langue, fief et alleu. Mais ces mots expriment deux droits, deux ordres de faits différents, deux tendances opposées, qui se reproduisent de nos jours comme au moyen âge, et dont il n’est même possible, à mon jugement, de faire cesser entièrement aucune.

Comme autrefois, l’âme du paysan est dans l’idée allodiale. Il hait d’instinct l’homme du bourg, l’homme des corporations, maîtrises et jurandes, comme il haïssait le seigneur, l’homme aux droits féodaux ; et sa grande préoccupation est, suivant une expression du vieux droit qu’il n’a pas oubliée, d'expulser le forain. Il veut régner seul sur la terre, puis, au moyen de cette domination, se rendre maître des villes et leur dicter la loi. Cette idée de la prédominance de l’agriculture sur l’industrie est la même que celle qui fonda la suprématie de l’ancienne Rome et décida la victoire de ce peuple laboureur sur toutes les puissances industrielles et commerçantes de l’ancien monde ; qui plus tard soutint la féodalité elle-même : idée qu’adoptèrent au dix-huitième siècle les physiocrates, et qui n’est certes pas encore épuisée. De là une lutte sourde, qui déjà se laisse apercevoir dans certaines régions, et qu’un de mes amis de province me dénonçait naguères en ces termes : « Nous marchons à un antagonisme violent entre les villes et les campagnes… Les paysans sont devenus riches ; les trois quarts des gens de la ville assez besogneux ; les premiers, attirés par l’appât des bénéfices mercantiles et industriels, envahissent peu à peu les villes et s’y rendent les maîtres, pendant que les seconds restent écrasés entre cette nouvelle concurrence et la haute bourgeoisie dont le quartier général est Paris… »

Ainsi, une même pensée dirige la plèbe des campagnes et celle des villes. Dans les villes la classe travailleuse tend à supplanter la classe bourgeoise par la hausse des salaires, l’association, les coalitions, les mutualités, sociétés coopératives, etc. ; — dans les campagnes, par la hausse de la main d’œuvre et des gages domestiques, par la surenchère du sol, par la réduction des fermages, par la petite culture et la petite propriété. La guerre est donc générale : mais jusqu’à présent, faute d’une pensée mère, d’une organisation et d’une tactique, elle n’a pas produit de résultats décisifs. On se gêne, on s’entre-détruit, on s’extermine ; le paysan, voisin ou fermier, journalier ou domestique, fait de son mieux pour dégoûter le bourgeois propriétaire ; mais rien n’avance, classe ouvrière et classe bourgeoise, rente et fermage, renaissent sans cesse l’une de l’autre.

La république de 1848 a conféré aux paysans comme aux ouvriers, le droit électoral. Or, tandis que ceux-ci ont appris des bourgeois à faire opposition au Pouvoir et votent avec eux, l’Empereur, à tort ou à raison, est resté pour le paysan le symbole du droit allodial, rendu triomphant par la Révolution et la vente des biens nationaux. Dans le roi, au contraire, protecteur de la bourgeoisie ou prince de la gentilhommerie, il n’a jamais vu que l’emblème du fief, qui reparaît à son œil soupçonneux en la personne du bourgeois capitaliste, chef d’industrie, administrateur de compagnies, négociant, homme de lettres ou magistrat. Napoléon Ier le savait : c’est ce qui, malgré ses infidélités, le rendit si longtemps populaire. On put en juger en 1830, en 1840, et jusqu’en 1852. C’est à peu près ainsi que les paysans italiens regrettent le gouvernement autrichien, ennemi ou adversaire naturel de la bourgeoisie, et maudissent le Royaume constitutionnel, monument de la victoire de ces maudits messieurs, maledetti signori.

L’établissement des chemins de fer a développé une grande richesse dans beaucoup de départements, même les plus éloignés du centre, ceux surtout dont la production principale ne consiste pas en blé, tels que l’Hérault, le Gard, le Jura, le Doubs, etc.[4]. L’enchérissement universel des denrées alimentaires, venu à la suite de l’énorme développement industriel, a fait la fortune du paysan ; le marché étranger lui a été ouvert ; une masse de subsistances, les vins, fruits, légumes, qui jadis se devaient consommer sur place et à vil prix, sont maintenant exportés à des distances énormes et avec bénéfice. Le paysan ne discute pas sur les causes : Cum hoc, ergo propter hoc ; — ces biens lui sont venus sous la période impériale ; il en remercie l’empereur. Il veut la terre, absolument comme l’ouvrier veut le capital et l’instrument de travail, et il saura l’avoir, en la payant.

Ainsi la cause des paysans est la même que celle des travailleurs de l’industrie ; la Marianne des champs est la contre-partie de la Sociale des cités. Leurs adversaires sont les mêmes. Jusqu’en 1863, les deux grandes classes qui représentent le travail, paysans et ouvriers, avaient voté, sans s’être donné le mot, pour l’empereur ; en 1863 et 1864, pendant que les paysans restaient fidèles au drapeau impérial, les ouvriers, sans motif suffisant, ont passé du côté des bourgeois. Je ne veux pas dire qu’ils eussent mieux fait d’imiter leurs frères des champs ; j’entends seulement qu’il aurait été digne d’eux de leur donner l’exemple, en déclarant qu’à l’avenir ils n’entendaient plus relever que d’eux-mêmes. C’est à la démocratie industrielle de Paris et des grandes villes, qui a pris le devant, à chercher les points de raccordement qui existent entre elle et la démocratie des campagnes, et à ne point se donner aux yeux des allodiaux l’apparence de soldats du fief. Sans doute Napoléon III, de même que Napoléon Ier est encore pour les masses l’ennemi du vieux régime, l’homme qui protège le campagnard contre le féodalisme bourgeois. Sous l’influence de cette opinion, et la pression des maires, gendarmes, gardes-champêtres, etc., le paysan, qu’échauffait le cabaret, a voté pour le candidat de l’administration. Mais l’idée napoléonienne s’use comme toute chose ; l’ancien régime est loin de nous ; il a été recouvert d’une couche épaisse d’idées, de lois, d’intérêts ; des besoins nouveaux se font sentir, et déjà l’on peut prévoir, à un jour donné, un brusque revirement de la part des campagnes, pareil à celui qui, l’année dernière, entraîna le département de la Haute-Saône. Aussi bien, de vastes problèmes se présentent à résoudre devant lesquels l’autorité est impuissante : marier l’agriculture à l’industrie, et par ce moyen réconcilier les populations des villes et des campagnes ; reconstituer la propriété selon les principes de la mutualité et du droit fédératif ; envelopper la classe agricole des institutions nouvelles ; résoudre, à l’avantage des paysans comme des ouvriers, les questions du crédit, de l’assurance, des loyers, de la boucherie, des denrées maraîchères et des boissons, etc., etc.

Le paysan a horreur du fermage et du métayage, comme l’ouvrier du salariat. Il sera incomparablement plus aisé, en l’aidant à devenir propriétaire, de tirer de lui un fort impôt, part légitime de la société dans la rente foncière, que de le faire consentir à partager éternellement avec un propriétaire éloigné le croît de la terre et des animaux, obtenu par ses soins et un rude labeur.

Ainsi, toutes contradictoires que paraissent et que soient en effet, quant au résultat immédiat, les élections de la plèbe travailleuse, d’un côté à Paris et dans les grandes villes, de l’autre dans les campagnes, la pensée qui les a produites les unes et les autres est au fond la même : c’est l’émancipation complète du travailleur ; c’est l’abolition du salariat ; c’est l’expulsion du forain. Des deux parts on a voté (ceux qui ont voté, car il y a eu partout beaucoup d’abstentions) avec la même intention réformatrice, avec le même sentiment d’une force souveraine, avec la même impétuosité aveugle.

Aussi voyez quel a été le résultat de toutes ces élections inintelligibles à ceux qui en profitent et à ceux qui en pâtissent, opposants et ministériels. Tandis que le vote incompris des paysans rassure le pouvoir et désole nos prétendus libéraux, celui des ouvriers, beaucoup plus clair, a mis tout sens dessus dessous. Non-seulement le pouvoir a été frappé par eux d’épouvante, le bonapartisme déconcerté et confondu, les entremetteurs officieux, qui s’étaient flattés de marier le césarisme et la plèbe, couverts de honte, les mystificateurs mystifiés ; mais, abstraction faite de l’intérêt bonapartiste, tout a été écrasé, la liste de coalition est devenue une liste de dissolution, le parlementarisme a été démontré impraticable : faites donc de la monarchie parlementaire avec ces ouragans du suffrage universel ! — l’Opposition légale réduite à néant, les vanités bernées, les serments flétris. Oh ! certes, si le peuple n’a voulu que donner à ses patrons un vigoureux avertissement, il n’a pas manqué son but. Il s’est conduit comme le taureau qui, ayant faim et voulant éveiller le bouvier, lui perce le flanc d’un coup de corne.

Sur ce, j’ai l’honneur de faire observer au Peuple souverain :

— Oui, Majesté, tu as le nombre et la force ; et de cela seul que tu as le nombre et la force il résulte déjà que tu possèdes un droit qu’il est juste que tu exerces. Mais tu dois avoir aussi une Idée, de laquelle tu tiens un autre droit, supérieur au premier : pourquoi, dans ces élections où tu t’es si merveilleusement signalé, n’en as-tu tenu compte ? Pourquoi, au lieu d’affirmer ton Idée avec l’énergie qui te distingue, as-tu agi, au contraire, directement contre elle ? Pourquoi, fort des forts, quand tu pouvais être encore raisonnable, t’es-tu montré brutal ? Sais-tu qu’avec cette violence électorale, au lieu d’avancer les affaires, tu nous as jetés tous dans le gâchis ? Or, entends bien ce que je vais te dire : Aussi longtemps que tu seras nombre et force, sans idée, tu ne seras rien. La souveraineté ne t’appartient pas ; tes candidats seront dédaignés, et tu resteras bête de somme.

  1. Ce qui prouve, ainsi que je l’ai remarqué plus haut, que parmi les électeurs de l’Opposition se rencontrait dès lors un certain nombre de démocrates socialistes, est l’élection de M. Darimon : concession faite, dans un intérêt de ralliement, à cette fraction du parti républicain.
  2. Le manifeste des Soixante le dit d’une manière formelle : « Nous maintenons qu’après douze ans de patience le moment opportun est venu ; nous ne saurions admettre qu’il faille attendre les prochaines élections générales, c’est à-dire six ans encore. Il faudrait, à ce compte, dix-huit ans pour que l’élection d’ouvriers fût opportune. » Comme on voit, les Soixante datent leur attente de 1851.
  3. M. Tolain, dans sa brochure sur les élections, rapporte le trait suivant : « Un électeur ouvrier de la 9e circonscription, devant lequel on discutait les titres de M. Pelletan, l’écrivain qui, d’après la réclame stéréotypée de M. Pagnerre, a fait en quelque sorte le tour de la pensée humaine, répondit, sous une forme un peu dure mais qui répondait parfaitement à la pensée générale : « Trognon de pomme ou trognon de chou, je m’en f..iche, pourvu que le projectile que je flanquerai dans la boîte dise « opposition »
  4. Le libre-échange empêche la hausse des céréales, et tient en respect le paysan : on peut dire que presque partout, en France, le prix du blé ne représente que les frais de production. Dans la Beauce même, la source des profits du fermier n’est pas dans la récolte du blé ; elle est dans la prairie artificielle, dans le troupeau.