Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/II,3



Chapitre III. — Dégagement de l’idée ouvrière. — 1. Système communiste ou du Luxembourg.


Je lis dans le no 1 de l’Association, Bulletin international des sociétés corporatives, les paroles suivantes :


Il n’y a plus rien à dire aujourd’hui sur la collectivité, considérée comme force économique. C’est une vérité devenue vulgaire que dix, vingt, cent ouvriers, opérant ensemble et combinant dans un but commun leur travail et leurs aptitudes, produisent plus et mieux que dix, vingt, cent ouvriers travaillant isolément. Ce qui est une question plus neuve et actuellement plus intéressante, c’est de savoir si un groupe d’ouvriers, se formant spontanément, peut se constituer lui-même, et dégager de son propre sein et par ses propres ressources la force initiatrice qui met l’atelier en mouvement, et la force directrice qui en régularise l’activité et pourvoit à l’exploitation commerciale de ses produits.

« En d’autres termes, le problème économique qui se pose aujourd’hui et qu’il s’agit d’examiner avec un soin particulier, de discuter sous toutes ses faces et d’élucider à fond, c’est de savoir si les classes ouvrières, appuyées déjà sur des droits politiques reconnus, peuvent aspirer à l’autonomie jusque dans le travail, et prétendre, comme les classes qui disposent des capitaux, aux avantages de l’association.

« Nous sommes de ceux qui pensent que le problème doit recevoir une solution affirmative. Nous croyons que les classes ouvrières peuvent, elles aussi, former des groupes libres, mettre en commun des forces, s’approprier le contrat de société, constituer en un mot, des associations dont le travail soit la base, et vivre ainsi de leur autonomie industrielle et commerciale. Nous allons jusqu’à être d’avis qu’en attendant les réformes législatives, qui devront un jour ou l’autre compléter leurs libertés civiles, elles peuvent utilement, dès aujourd’hui, pratiquer pour leur compte les textes actuels de la législation. »


Si je suis bien informé, les passages qu’on vient de lire ne sont pas une vaine phraséologie d’avocat ; c’est la pensée collective, délibérée en conseil, des cent fondateurs du journal l’Association.

À la suite de cette pensée magistrale, me sera-t-il permis à moi simple particulier d’ajouter, par forme de corollaire, qu’une des choses qui importent le plus à la Démocratie ouvrière, c’est, en même temps qu’elle affirme son Droit et dégage sa Force, de poser aussi son idée, je dirais plus, de produire tel quel son corps de Doctrine, afin que le monde apprenne du même coup que ceux qui de leur propre fonds possèdent le Droit et le Pouvoir, ont aussi, du fait de leur pratique intelligente et progressive, le Savoir. Tel est l’objet que je me suis proposé dans cet écrit. J’ai voulu, par un travail préparatoire, et sous réserve de l’opinion démocratique, juge en dernier ressort, donner dès à présent à l’émancipation ouvrière la haute sanction de la science : non que j’entende imposer à personne mes formules, mais convaincu que je suis que si la science, celle-là surtout qui a pris pour son objet les manifestations spontanées et les actes réfléchis des masses, ne s’improvise pas, elle n’en a pas moins besoin pour sa constitution d’aperçus synthétiques incessamment renouvelés, et qui, par leur caractère personnel, ne compromettent aucun principe, aucun intérêt.

Après l’éclosion de la conscience, c’est-à-dire du droit, arrive donc, dans les collectivités humaines, la révélation de l’idée. Cette marche est indiquée par la nature, et la psychologie l’explique. L’intelligence, chez l’être pensant, a pour base et condition première le sentiment. Pour se connaître, il faut se sentir : de là le soin avec lequel le Pouvoir, dans les sociétés aristocratiques et absolutistes, poursuit, réprime les réunions populaires, les conciliabules, assemblées, associations, réunions, tout ce qui en un mot peut exciter chez les classes inférieures la conscience. On veut empêcher qu’elles ne réfléchissent et ne se concertent ; pour cela le moyen est d’empêcher qu’elles ne se sentent. Elles seront de la famille, comme les chevaux, les moutons, les chiens ; elles ne se connaîtront pas comme classe, et à peine comme race. Qu’elles restent impénétrables à l’idée : à moins qu’une révélation ne leur vienne du dehors, leur servitude pourra se prolonger indéfiniment.

En France, le peuple, de même sang et dignité que la bourgeoisie, ayant même religion, mêmes mœurs, mêmes idées, ne différant que par le rapport économique indiqué par les mots capital et salariat, le peuple, dis-je, se trouva debout, en 1789, en même temps que la bourgeoisie. L’incendie de la maison Réveillon, tant d’autres actes d’une déplorable violence, témoignent que le peuple eut le pressentiment que la Révolution ne s’accomplirait pas d’abord à son profit autant qu’à celui de la classe bourgeoise. De ce soupçon trop bien justifié de la plèbe naquirent, à côté des Feuillants, des Constitutionnels, des Girondins, des Jacobins, etc., tous partis bourgeois, les partis ou sectes populaires connus sous les noms de Sans-Culottes, Maratistes, Hébertistes, Babouvistes, qui ont acquis une si terrible célébrité dans l’histoire, mais qui, de 92 à 96, eurent du moins le mérite de donner à la conscience plébéienne une secousse telle que depuis ce moment elle ne s’est plus endormie.

Alors aussi commença contre le peuple l’œuvre de répression. Comme on ne pouvait plus étouffer son sentiment, on entreprit de le contenir par une forte discipline, un pouvoir fort, la guerre, le travail, l’exclusion des droits politiques, l’ignorance, ou bien, à défaut de l’ignorance dont on rougissait, une instruction primaire qui ne donnât pas d’inquiétudes. Robespierre et ses Jacobins, la faction Thermidorienne après lui, puis le Directoire, le Consulat, tous les gouvernements qui se sont succédé jusqu’à nous, firent de la police de la plèbe, du statu quo des classes ouvrières, l’objet de leurs préoccupations constantes. M. Guizot s’était montré relativement libéral : les deux assemblées de la République furent résolument obscurantistes. Conspiration insensée ! La conscience plébéienne une fois en éveil, le prolétaire n’avait qu’à ouvrir les yeux et à dresser les oreilles pour acquérir son Idée ; elle allait lui venir par ses propres adversaires.

Les premiers qui posèrent la question sociale ne furent pas, en effet, les ouvriers : c’étaient des savants, des philosophes, des gens de lettres, des économistes, des ingénieurs, des militaires, d’anciens magistrats, des députés, des négociants, des chefs d’industrie, des propriétaires, qui tous à l’envi se mirent à relever les anomalies de la société nouvelle, et en vinrent insensiblement à proposer les réformes les plus hardies. Citons pour mémoire les noms de Sismondi, Saint-Simon, Fourier, Enfantin et son école, Pierre Leroux, Considérant, Just Muiron, Hippolyte Renaud, Baudet-Dulary, Eugène Buret, Cabet, Louis Blanc, mesdames Rolland, Flora Tristan, etc. Pendant plusieurs années, la bourgeoisie conservatrice se flatta que les ouvriers restaient sourds aux provocations de ces novateurs : 1848 lui prouva qu’elle se trompait.

Le socialisme moderne a eu des écoles nombreuses ; il ne s’est pas fondé comme secte ou église. Les classes ouvrières ne se sont données à aucun maître : Cabet, le dictateur des Icariens, en a fait à Nauvoo la triste expérience. Elle sont suivi leur inspiration, et il est peu probable qu’elles renoncent désormais à leur propre initiative. Là est le gage de leur succès.

Une révolution sociale comme celle de 89, que continue sous nos yeux la Démocratie ouvrière, est une transformation qui s’accomplit spontanément dans l’ensemble et dans toutes les parties du corps politique. C’est un système qui se substitue à un autre, un organisme nouveau qui remplace une organisation décrépite : mais cette substitution ne se fait pas en un instant, comme un homme qui change de costume ou de cocarde ; elle n’arrive pas au commandement d’un maître ayant sa théorie toute faite, ou sous la dictée d’un révélateur. Une révolution vraiment organique, produit de la vie universelle, bien qu’elle ait ses messagers et ses exécuteurs, n’est vraiment l’œuvre de personne. C’est une idée, d’abord élémentaire et qui point comme un germe, idée qui au premier moment n’offre rien de remarquable, empruntée qu’elle paraît à la sagesse vulgaire, et qui tout à coup, comme le gland enfoui dans la terre, comme l’embryon dans l’œuf, prend un accroissement imprévu, et de ses institutions remplit le monde.

L’histoire est pleine de ces exemples. Rien de plus simple au début que l’idée romaine : un patriciat, des clientèles, la propriété. Tout le système de la République, sa politique, ses agitations, son histoire découlent de là. Même simplicité dans l’idée impériale : le patriciat mis définitivement au niveau de la plèbe ; tous les pouvoirs réunis aux mains d’un empereur, exploitant le monde au profit du peuple, et placé sous la main des prétoriens. De là sortirent la hiérarchie et la centralisation impériales. Le Christianisme commence de même : Unité et universalité de la religion, fondée sur l’unité de Dieu et de l’Empire ; union intime de la religion et de la morale ; la charité posée comme acte de foi et comme devoir ; l’auteur présumé de cette idée déclaré fils de Dieu Rédempteur : voilà toute l’idée chrétienne. En 89, la Révolution se pose de nouveau tout entière dans le droit de l’homme. Par ce droit, la nation est souveraine, la royauté une fonction, la noblesse abolie, la religion une opinion ad libitum. — Nous savons quel développement ont reçu tour à tour la religion du Christ et le droit de l’homme.

Il en est ainsi de l’idée ouvrière au dix-neuvième siècle : elle n’aurait aucune légitimité, aucune authenticité, elle ne serait rien, si elle se présentait dans d’autres conditions.

Qu’est-il donc arrivé ? Le Peuple avait acquis conscience de lui-même ; il se sentait ; le bruit qui se faisait autour de lui, à cause de lui, avait éveillé son intelligence. Une révolution bourgeoise vint lui conférer la jouissance des droits politiques. Mis, pour ainsi dire, en demeure de dégager sa pensée sans le secours d’interprètes, il a suivi la logique de sa situation. D’abord, se posant en classe désormais séparée de la bourgeoisie, le Peuple a essayé de retourner contre celle-ci ses propres maximes ; il s’est fait son imitateur. Puis, éclairé par l’insuccès et renonçant à sa première hypothèse, il cherche son salut dans une idée originale. Deux courants d’opinion se sont ainsi produits tour à tour dans la plèbe travailleuse, et y entretiennent encore aujourd’hui une certaine confusion. Mais telle est la marche des conversions politiques, la même que celle de l’esprit humain, la même que celle de la science. On sacrifie au préjugé, à la routine, afin d’arriver plus sûrement à la vérité. Il est ridicule aux adversaires de l’émancipation ouvrière de se faire trophée de ces divisions, comme si elles n’étaient pas la condition du progrès, la vie même de l’humanité.

Le système du Luxembourg, le même au fond que ceux de Cabet, de R. Owen, des Moraves, de Campanella, de Morus, de Platon, des premiers chrétiens, etc., système communiste, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire, part du principe que l’individu est essentiellement subordonné à la collectivité ; que d’elle seule il tient son droit et sa vie ; que le citoyen appartient à l’État comme l’enfant à la famille ; qu’il est en sa puissance et possession, in manu, et qu’il lui doit soumission et obéissance en toute chose.

En vertu de ce principe fondamental de la souveraineté collective et de la subalternisation individuelle, l’école du Luxembourg tend, en théorie et en pratique, à ramener tout à l’État, ou, ce qui revient au même, à la communauté : travail, industrie, propriété, commerce, instruction publique, richesse, de même que la législation, la justice, la police, les travaux publics, la diplomatie et la guerre, pour ensuite le tout être distribué et réparti, au nom de la communauté ou de l’État, à chaque citoyen, membre de la grande famille, selon ses aptitudes et ses besoins.

Je disais tout à l’heure que le premier mouvement, la première pensée de la démocratie travailleuse, cherchant sa loi et se posant comme antithèse à la bourgeoisie, avait dû être de retourner contre celle-ci ses propres maximes : c’est ce qui ressort au premier coup d’œil de l’examen du système communiste.

Quel est le principe fondamental de l’ancienne société, bourgeoise ou féodale, révolutionnée ou de droit divin ? C’est l’autorité, soit qu’on la fasse venir du ciel ou qu’on la déduise avec Rousseau de la collectivité nationale. Ainsi ont dit à leur tour, ainsi ont fait les communistes. Ils ramènent tout à la souveraineté du peuple, au droit de la collectivité ; leur notion du pouvoir ou de l’État est absolument la même que celle de leurs anciens maîtres. Que l’État soit titré d’empire, de monarchie, de république, de démocratie ou de communauté, c’est évidemment toujours la même chose. Pour les hommes de cette école, le droit de l’homme et du citoyen relève tout entier de la souveraineté du peuple ; sa liberté même en est une émanation. Les communistes du Luxembourg, ceux d’Icarie, etc., peuvent en sûreté de conscience prêter serment à Napoléon III : leur profession de foi est d’accord, sur le principe, avec la Constitution de 1852 ; elle est même beaucoup moins libérale.

De l’ordre politique passons à l’ordre économique. De qui, dans l’ancienne société, l’individu, noble ou bourgeois, tenait-il ses qualités, possessions, priviléges, dotations et prérogatives ? De la loi, en définitive du souverain. En ce qui touche la propriété, par exemple, on avait bien pu, d’abord sous le régime du droit romain, puis sous le système féodal, en dernier lieu sous l’inspiration des idées de 89, alléguer des raisons de convenance, d’à-propos, de transition, d’ordre public, de mœurs domestiques, d’industrie même et de progrès : la propriété restait toujours une concession de l’État, seul propriétaire naturel du sol, comme représentant de la communauté nationale. Ainsi firent encore les communistes : pour eux l’individu fut censé, en principe, tenir de l’État tous ses biens, facultés, fonctions, honneurs, talents même, etc. Il n’y eut de différence que dans l’application. Par raison ou par nécessité, l’ancien État s’était plus ou moins dessaisi ; une multitude de familles, nobles et bourgeoises, étaient plus ou moins sorties de l’indivision primitive et avaient formé, pour ainsi dire, de petites souverainetés au sein de la grande. Le but du communisme fut de faire rentrer dans l’État tous ces fragments de son domaine ; en sorte que la révolution démocratique et sociale, dans le système du Luxembourg, ne serait, au point de vue du principe, qu’une restauration, ce qui veut dire une rétrogradation.

Ainsi, comme une armée qui a enlevé les canons de l’ennemi, le communisme n’a fait autre chose que retourner contre l’armée des propriétaires sa propre artillerie. Toujours l’esclave a singé le maître, et le démocrate a tranché de l’autocrate. On en va voir de nouvelles preuves.

Comme moyen de réalisation, indépendamment de la force publique dont il ne pouvait encore disposer, le parti du Luxembourg affirmait et préconisait l’association. L’idée d’association n’est pas nouvelle dans le monde économique ; bien plus, ce sont les États de droit divin, anciens et modernes, qui ont fondé les plus puissantes associations et en ont donné les théories. Notre législation bourgeoise (Codes civil et de commerce) en reconnaît plusieurs genres et espèces. Qu’y ont ajouté les théoriciens du Luxembourg ? absolument rien. Tantôt l’association a été pour eux une simple communauté de biens et de gains (art. 1836 et suiv.) ; quelquefois on en a fait une simple participation ou coopération, ou bien une société en nom collectif et commandite ; plus souvent on a entendu, par associations ouvrières, de puissantes et nombreuses compagnies de travailleurs, subventionnées, commanditées et dirigées par l’État, attirant à elles la multitude ouvrière, accaparant les travaux et les entreprises, envahissant toute industrie, toute culture, tout commerce, toute fonction, toute propriété ; faisant le vide dans les établissements et exploitations privés ; écrasant, broyant autour d’elles toute action individuelle, toute possession séparée, toute vie, toute liberté, toute fortune, absolument comme font de nos jours les grandes compagnies anonymes.

C’est ainsi que, dans les conceptions du Luxembourg, le domaine public devait amener la fin de toute propriété ; l’association entraîner la fin de toutes les associations séparées ou leur résorption en une seule ; la concurrence tournée contre elle-même, aboutir à la suppression de la concurrence ; la liberté collective, enfin, englober toutes les libertés corporatives, locales et particulières.

Quant au gouvernement, à ses garanties et à ses formes, la question était traitée en conséquence : pas plus que l’association et le droit de l’homme, elle ne se distinguait par rien de nouveau ; c’était toujours l’ancienne formule, sauf l’exagération communiste. Le système politique, d’après la théorie du Luxembourg, peut se définir : Une démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses, mais où les masses n’ont de pouvoir que ce qu’il en faut pour assurer la servitude universelle, d’après les formules et maximes suivantes, empruntées à l’ancien absolutisme :

Indivision du pouvoir ;

Centralisation absorbante ;

Destruction systématique de toute pensée individuelle, corporative et locale, réputée scissionnaire ;

Police inquisitoriale ;

Abolition ou du moins restriction de la famille, à plus forte raison de l’hérédité ;

Le suffrage universel organisé de manière à servir de sanction perpétuelle à cette tyrannie anonyme, par la prépondérance des sujets médiocres ou même nuls, toujours en majorité, sur les citoyens capables et les caractères indépendants, déclarés suspects et naturellement en petit nombre. L’école du Luxembourg l’a déclaré hautement : elle est contre l’aristocratie des capacités.

Parmi les partisans du communisme, il en est qui, moins intolérants que les autres, ne proscrivent pas d’une manière absolue la propriété, la liberté industrielle, le talent indépendant et initiateur ; qui n’interdisent pas, au moins par des lois expresses, les groupes et réunions formés par la nature des choses, les spéculations et fortunes particulières, pas même la concurrence aux sociétés ouvrières, privilégiées de l’État. Mais on combat ces influences dangereuses par des moyens détournés, on les décourage par les tracasseries, les vexations, les taxes et une foule de moyens auxiliaires dont les anciens gouvernements fournissent les types, et que la morale d’État autorise :

Impôt progressif ;

Impôt sur les successions ;

Impôt sur le capital ;

Impôt sur le revenu ;

Impôt somptuaire ;

Impôt sur les industries libres.

En revanche, franchises aux associations ;

Secours aux associations ;

Encouragements, subventions aux associations ;

Institutions de retraites pour les invalides du travail, membres des associations, etc., etc.

C’est, comme l’on voit, et comme nous l’avons dit, l’ancien système du privilége retourné contre ses bénéficiaires ; l’exploitation aristocratique et le despotisme appliqué au profit de la plèbe ; l’État serviteur devenu la vache à lait du prolétariat et nourri dans les prairies et pâturages des propriétaires ; en résumé, un simple déplacement de favoritisme ; les classes d’en haut jetées en bas et celles d’en bas guindées en haut ; quant aux idées, aux libertés, à la justice, à la science, néant.

Sur un seul point, le communisme se sépare du système d’état bourgeois : celui-ci affirme la famille, que le communisme tend invinciblement à abolir. Or, pourquoi le communisme s’est-il prononcé contre l’institution matrimoniale, inclinant avec Platon et les premières sectes chrétiennes au libre amour ? C’est que le mariage, c’est que la famille est la forteresse de la liberté individuelle ; que la Liberté est la pierre d’achoppement de l’État, et que pour consolider celui-ci, le délivrer de toute opposition, gêne et entrave, le communisme n’a vu d’autre moyen que de ramener à l’État, de rendre à la communauté, avec tout le reste, les femmes et les enfants. C’est ce que l’on appelle encore d’un autre nom : Émancipation de la femme. Jusque dans ses écarts, on voit que le communisme manque d’invention et se réduit à un pastiche. Une difficulté se présente : il ne la résout pas, il la sabre.

Tel est en résumé le système du Luxembourg, système qui, n’en soyons pas surpris, doit conserver des partisans nombreux, puisqu’il se réduit à une simple contrefaçon et représaille de la plèbe substituée aux droits, faveurs, priviléges et emplois de la bourgeoisie ; système dont les analogues et les modèles se retrouvent dans les despotismes, les aristocraties, les patriciats, les sacerdoces, les communautés, hôpitaux, hospices, casernes et prisons de tous les pays et de tous les siècles.

La contradiction de ce système est donc flagrante ; c’est pourquoi il n’a jamais pu se généraliser et s’établir. Constamment il s’est écroulé aux moindres essais.

Supposez un moment le pouvoir aux mains des communistes, les associations ouvrières organisées, l’impôt braqué sur les classes qu’aujourd’hui le fisc épargne tandis qu’il pressure les autres, tout le reste à l’avenant. Bientôt toute individualité possédant quelque fortune sera ruinée ; l’État sera le maître de tout : après ? N’est-il pas clair que la communauté, surchargée de tous les malheureux dont elle aura détruit ou confisqué la fortune, encombrée de tout le travail auparavant abandonné aux entrepreneurs libres, recueillant moins de forces qu’elle n’en détruit, ne suffira pas au quart de sa tâche ; que le déficit et la famine amèneront en moins de quinze jours une révolution générale, que tout sera à recommencer, et que pour recommencer on procédera par une restauration ?

Telle est pourtant l’absurdité anté-diluvienne qui depuis trente siècles a rampé, comme le limaçon sur les fleurs, à travers les sociétés ; qui a séduit les plus beaux génies et les réformateurs les plus illustres : Minos, Lycurgue, Pythagore, Platon, les Chrétiens et leurs fondateurs d’ordres ; plus tard Campanella, Morus, Babeuf, Robert Owen, les Moraves, etc.

Toutefois, il est deux choses que nous devons noter à l’avantage du communisme : la première, c’est que, à titre de première hypothèse, il était indispensable à l’éclosion de l’idée vraie ; la seconde, qu’au lieu de scinder, comme a fait le système bourgeois, la politique et l’économie politique et d’en faire deux ordres distincts et contraires, elle a affirmé l’identité de leurs principes et essayé d’en opérer la synthèse. Nous reviendrons sur ce sujet dans les chapitres suivants.