Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/II,9

De la Capacité politique des classes ouvrières
Deuxième partie.
Chapitre IX.
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Chapitre IX. — Tendances législatives à la mutualité.


Les idées se lèvent lentement sur l’horizon de l’humanité, celles-là surtout qui témoignent du progrès de la conscience. Il fut un temps où le métier de voleur, synonyme de celui de héros, passait pour honorable. Ce fut toute une révolution sociale que ce mot écrit par Moïse dans son Décalogue : Tu ne déroberas pas ; Lo thi-gnob. Le vol, en effet, à certain moment de l’histoire, apparaît, selon l’expression de Hobbes, comme de droit naturel. Le patriarche Jacob est un adroit filou ; son nom l’indique, et sa conduite avec son frère et son oncle le prouve. En quittant l’Égypte, les Israélites empruntent, pour ne les pas rendre, la batterie de cuisine, l’argenterie, les habits de fête, et tout le meilleur du mobilier des Égyptiens ; c’est Jéhovah qui leur en a donné le conseil. La loi romaine autorise la fraude fondée sur une équivoque ; tant pis pour celui qui se laisse prendre par la parole ! Ut lingua nun cupâvit, ita jus esto, dit-elle.

N’est-ce pas une chose curieuse, et qui témoigne de la lenteur de notre progrès, que le Code civil, publié en 1805, ait cru devoir garantir les acheteurs contre les défauts cachés de la chose, autrement dits vices rédhibitoires ?


Art. 1641. — Le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose vendue, qui la rendent impropre à l’usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage que l’acheteur ne l’aurait pas acquis, ou n’en aurait donné qu’un moindre prix, s’il les avait connus.

Art. 1642. — Le vendeur n’est pas tenu des vices apparents, et dont l’acheteur a pu se convaincre lui-même.


On voit par ce second article combien est grande la circonspection du législateur. C’était déjà de sa part un grand effort que de garantir l’acheteur contre les vices cachés ; mais, pour peu que ces vices soient apparents, il se rétracte et retire sa garantie. Mais dans quel cas peut-on dire qu’un vice est caché ou apparent ? À quoi bon cette distinction ? Dites simplement que le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts qui rendent l’usage de la chose impossible, à moins qu’il ne plaise à l’acheteur de se l’approprier malgré ces défauts, ce que le compromis devra exprimer en toutes lettres. Mais voici qui dépasse mon intelligence. Après avoir, art. 1646, indiqué les règles de l’action résultant des vices rédhibitoires, le rédacteur du Code ajoute :


Art. 1649. — Elle n’a pas lieu dans les ventes faites par autorité de justice.


Que signifie cette exception ? Comment, la Justice fait exproprier un particulier ; elle met en vente sa maison, son bétail, ses meubles ; en son lieu et place, elle garantit aux acheteurs la possession paisible des objets vendus, art. 1625 ; et elle ne garantit pas les défauts cachés de ces mêmes objets, ainsi que le prescrit à tout vendeur ce même article ! Ainsi, quand l’homme s’élève, par de nouvelles lois, au droit social, la Justice, elle, s’en tient au droit de nature !…

En 1838, le législateur français éprouva le besoin de revenir sur cette garantie des vices cachés ; mais ce fut pour en donner l’énumération chez les chevaux, ânes, mulets, bœufs et moutons, et multiplier les difficultés de l’action à intenter par l’acheteur mécontent. La Justice craignait apparemment d’être allée trop loin ! Mais c’est justement la pensée contraire qui devait l’inspirer : si vous voulez moraliser le commerce, arrêter les fraudes, garantir les marchandises, les grains, les liquides, le bétail, etc., en quantité, qualité, provenance, etc., c’est surtout le vendeur que vous devez surveiller ; c’est sa responsabilité que vous devez faire intervenir, c’est entre ses mains que vous devez saisir le mal ou vice caché, comme à sa source ; c’est contre lui que vous devez faciliter l’action de l’acheteur, non le protéger contre les réclamations des plaignants. N’oubliez pas qu’en matière de trafic, c’est le vendeur qui doit être généralement présumé le trompeur, l’acheteur la dupe. Et pourquoi celui-ci, dont l’argent n’a pas de vice caché, serait-il obligé d’être si fort sur ses gardes ? Frappez sans pitié le maquignonnage, vous aurez bien mérité de la foi publique. En vous montrant surtout sévère à l’égard de l’offre, vous serez juste pour tout le monde, vous aurez fait de la mutualité.

Citons encore parmi les mesures de garantie commerciale, indiquant de la part de l’État une tendance mutuelliste, la loi du 28 juillet 1824, relative aux marques de fabrique. L’auteur de cette loi n’a eu qu’une chose en vue : protéger l’industriel contre la contrefaçon et les usurpations de titre. Mais si l’inventeur, si le fabricant habile sont protégés, l’un dans la propriété de son invention, l’autre dans sa bonne renommée, la conséquence est qu’une responsabilité égale leur incombe, et que tout produit sorti de leurs magasins, s’il est jugé de qualité inférieure, peut leur être retourné comme entaché d’un vice rédhibitoire. Que de marchandises donneraient lieu à réclamations si cette règle mutuelliste leur était appliquée ! Que de fabricants, après avoir livré à la consommation des produits de bonne qualité, une fois leur clientèle assurée et la concurrence détruite, se relâchent, et, après avoir reçu la médaille d’encouragement, devraient être coiffés du bonnet vert, et condamnés aux plus rudes indemnités. Les pertes que supporte le public du fait de tous ces charlatans, se comptent annuellement par centaines de millions ; elles défient toute police ; elles ne cesseront que devant une puissance réformatrice.