Barzaz Breiz/1883/Texte entier

Barzaz Breiz/1883
Barzaz BreizDidier et Cie (p. T-xliv).
BARZAZ BREIZ


CHANTS POPULAIRES


DE LA


BRETAGNE


RECUELLIS, TRADUITS ET ANNOTÉS

PAR LE VICOMTE

HERSART DE LA VILLEMARQUÉ


MEMBRE DE L’INSTITUT



OUVRAGE COURONNÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE



HUITIÈME ÉDITION


PARIS


LIBRAIRIE ACADÉMIQUE

DIDIER ET Cie, LIBRAIRES ÉDITEURS


35, QUAI DES AUGUSTINS, 35




1883


Tous droits réservés.
À


MA TENDRE ET SAINTE MÈRE


MARIE-URSULE FEYDEAU DU PLESSIX-NIZON


COMTESSE DE LA VILLEMARQUÉ



Boed a rea d’ann neb en doa naon,
Ha louzou d’ann neb a oa klaon.

Le temps passé, p. 399.





PRÉFACE


Un sentiment que je n’ai pas besoin d’exprimer m’inspira l’idée de ce livre où mon pays s’est peint lui-même et qui l’a fait aimer. En le réimprimant, peut-être pour la dernière fois, sans cesser d’être sous le charme des premiers jours, je le dédie à celle qui le commença, bien longtemps avant ma naissance, qui en enchanta mon enfance, qui fut pour moi une de ces bonnes fées que la légende place auprès des berceaux heureux.

Ma mère, — qu’on pardonne ces redites à la piété d’un fils, — ma mère, qui était aussi celle des malheureux, avait rendu la santé à une pauvre chanteuse ambulante de la paroisse de Melgven. Émue par les regrets de la pauvre femme, qui ne savait comment la remercier, n’ayant rien à lui offrir que des chansons, elle la pria de lui en dire une, et fut si frappée du caractère original de la poésie bretonne, qu’elle ambitionna depuis et obtint souvent ce touchant tribut du malheur.

Plus tard elle le sollicita, mais ce n’était plus pour elle-même.

Telle a été l’origine en quelque sorte domestique, j’oserais dire presque pieuse, de la présente collection dont j’ai trouvé les plus belles pièces écrites vers les premières années du siècle sur des feuilles du cahier de recettes où ma mère puisait sa science médicale.

Pour rendre le recueil à la fois plus complet et digne d’un intérêt vraiment littéraire et philosophique, aucun soin n’a été épargné. J’ai parcouru en tous sens, pendant bien des années, les parties de la Basse-Bretagne les plus riches en vieux souvenirs, passant de Cornouaille en Léon, de Tréguier en Goélo et en Vannes, assistant aux assemblées populaires comme aux réunions privées, aux pardons, aux foires, aux noces, aux grandes journées agricoles, aux fêtes du lin ou liniéries, aux veillées, aux fieleries ; recherchant de préférence les mendiants, les pillaouer ou chiffonniers ambulants, les tisserands, les meuniers, les tailleurs, les sabotiers, toute la population nomade et chanteuse du pays ; interrogeant les vieilles femmes, les nourrices, les jeunes filles et les vieillards, surtout ceux des montagnes, qui avaient fait partie des bandes armées du dernier siècle, et dont la mémoire, quand elle consent à s’ouvrir, est le répertoire national le plus riche qu’on puisse consulter. Les enfants même, dans leurs jeux, m’ont quelquefois révélé des trésors. Le degré d’intelligence de ces personnes variait souvent mais ce que je puis affirmer, c’est qu’aucune d’elles ne savait lire, et que par conséquent pas une de leurs chansons n’avait pu être empruntée à des livres.

Celles que j’ai puisées dans le portefeuille des érudits bretons, qui m’ont libéralement permis de compléter mes recherches au moyen des leurs, n’étaient pas moins purement orales, comme j’en ai acquis la preuve aux lieux mêmes où on les chante.

Dans la masse des matériaux ainsi obtenus, et qui feraient bien des volumes, les uns étaient remarquables au point de vue de la mythologie, de l’histoire, des vieilles croyances ou des anciennes mœurs domestiques ou nationales ; d’autres n’avaient qu’une valeur poétique ; quelques-uns n’en offraient sous aucun rapport. J’ai donc été forcé de choisir, mais je n’ai pas craint d’être trop sévère et de me restreindre extrêmement, me rappelant l’avis d’un maître, que la discrétion, le choix, sont le secret de l’agrément en littérature[1].

Pour avoir des textes aussi complets et aussi corrects que possible, je me les suis fait répéter souvent par différentes personnes et en différents lieux.

Les versions les plus détaillées ont toujours fixé mon choix ; car la pauvreté ne me semble pas le caractère des chants populaires originaux ; je crois, au contraire, qu’ils sont riches et ornés dans le principe, et que le temps seul les dépouille. L’expérience prouve qu’on n’en saurait trop recueillir de versions. Tel morceau qui paraît complet au premier abord, est reconnu tronqué lorsqu’on l’a entendu chanter plusieurs fois, ou présente des altérations évidentes de style et de rhythme dont on ne s’était pas douté. Les versions d’un même chant s’éclairant l’une par l’autre, l’éditeur n’a donc rien à corriger, rien à suppléer, et doit suivre avec une rigoureuse exactitude la plus répandue. La seule licence qu’il puisse se permettre est de substituer à certaines expressions vicieuses, à certaines strophes moins poétiques, les stances, les vers ou les mots correspondants des autres leçons. Telle a été la méthode de Walter Scott : je ne pouvais suivre un meilleur guide.

Le classement que j’ai adopté pour les textes n’est autre que celui des chanteurs eux-mêmes : ils ne connaissent plus guère que trois espèces de cantilènes : des chants mythologiques, héroïques, historiques, et des ballades, qu’ils appellent généralement du nom de gwers, et dont ils qualifiaient autrefois quelques-uns de lais ; des chants de fête et d’amour qu’ils nomment quelquefois kentel et le plus souvent sôn ou zôn ; enfin des légendes et des chants religieux.

Les pièces de chaque catégorie ont été rangées, les unes par ordre d’idées, les autres par ordre chronologique. Si elles contenaient un plus grand nombre d’idées et de souvenirs du passé, elles justifieraient le titre du recueil, qui serait véritablement alors le Barzaz Breiz, ou l’Histoire poétique de la Bretagne.

L’histoire, dis-je, car ce qui frappe le plus dans cette suite de morceaux épisodiques, sans lien apparent, œuvre de plusieurs milliers de poëtes rustiques inconnus les uns aux autres et même séparés par les siècles, c’est le caractère commun, c’est le sentiment patriotique, c’est le drame merveilleux qui résulte de tant de scènes diverses, c’est l’expression énergique et fidèle d’une nationalité vivace que la France a eu tant de peine à absorber. On sent battre là le cœur d’une noble race ; les poëtes nationaux lui ont donné une voix ; ils se sont faits l’organe des passions de tous ; l’opinion s’est incarnée en eux ; ils ont chanté jour par jour les faits et gestes de leur pays avec l’accent du patriote et l’émotion du témoin oculaire. Voilà l’histoire vivante dont ma mère a écrit les premières pages sous la dictée d’un contemporain de quinze siècles.

Sans aucun doute cette histoire s’est plus d’une fois transfigurée ; aussi l’ai-je appelée poétique. Mais combien de détails intimes, de particularités de mœurs qui échappent aux historiens, la poésie bretonne a sauvés ! comme sa naïveté est précieuse et instructive ! Je ne fais que répéter ce que vingt critiques ont écrit ; pour les plus indifférents au côté patriotique, c’est le fond même des chants bretons qui a paru plein d’intérêt ; ce sont les croyances et les sentiments qui ont charmé par leur énergie ou leur grâce ; ce sont les coutumes, les usages du pays, décrits avec une vigueur si précise ; c’est l’originalité, c’est l’infinie délicatesse, caractère même de la race, qu’on a signalé comme admirable, comme éclatant mieux là que partout ailleurs.

Il ne s’agit donc pas ici d’un intérêt purement local, mais bien d’un intérêt français ; car l’histoire de la Bretagne a toujours été mêlée à celle de la France, et la France est aussi celtique par le cœur que l’Armorique est française aujourd’hui sous le drapeau commun. Ne puis-je pas dire après Fauriel, Jacob Grimm et Ferdinand Wolf, qu’il s’agit d’un intérêt encore plus général ? L’accueil fait au Romancero breton dans toute l’Europe ne l’a-t-il pas prouvé ?

Un mot sur cette nouvelle édition, à laquelle donne lieu l’accueil sympathique dont je parle.

Elle diffère en quelques points des précédentes.

Quoique resserrée dans un seul volume, on y trouve, outre plusieurs couplets et refrains complémentaires, cinq nouvelles pièces, dont quatre d’une inspiration très-primitive, et la cinquième toute moderne, mais bien touchante. Je les ai recueillies, avec beaucoup d’autres, sans me déplacer, de la bouche des femmes de l’Arèz, qui descendent tous les hivers dans la vallée pour chercher du chanvre à filer. Leur mémoire est une source intarissable qui alimente les veillées des montagnes, et elles commencent toujours par payer en chansons, aux gens qu’elles visitent, le don qu’ils ne manquent jamais de leur faire. Quantité de complaintes viennent, grâce à elles, jusqu’à moi tous les ans ; je n’ai pu entendre celle qui forme l’appendice de ce recueil sans avoir les yeux mouillés.

Une traduction soigneusement revue et qui serre le texte de très-près, est placée cette fois, non en regard, mais au-dessus du breton, comme dans les éditions classiques. Je n’ai pas cru manquer de respect à ma langue maternelle en la traitant comme on traite celle de Virgile. Une vraie faute eût été d’en atténuer les trivialités dans une traduction d’une élégance menteuse. Mais aucun philologue n’ignore que si l’idiome breton est rustique, il n’est jamais grossier : on sent qu’il a passé par la bouche des mères.

Le commentaire dont chaque chanson est suivie offrait encore plus de difficultés que la traduction. Je me suis efforcé de le rendre digne d’une critique sérieuse et éclairée. J’ose espérer que les personnes vraiment versées dans l’histoire des idées et des faits chez les Bretons ne trouveront pas trop souvent la mémoire populaire de nos poëtes en désaccord avec cette histoire, et ne se refuseront pas à reconnaître avec moi la vraisemblance de certains rapports historiques qu’un scepticisme outré a pu seul repousser. En tout cas, je n’ai cherché que la vérité. Quand on sait combien elle est belle, commode même, a dit l’illustre historien du Consulat et de l’Empire car elle explique tout, on ne veut, on n’aime, on ne poursuit qu’elle, ou du moins ce qu’on prend pour elle.

Le même sentiment et le désir de répondre à des observations aussi courtoises que fondées, m’ont conduit à modifier quelques assertions un peu exagérées de l’Introduction. J’ai voulu la mettre au niveau des progrès que la philologie et la poésie comparées ont faits depuis plusieurs années. Aller plus loin eût été courir le risque de tomber dans des hypothèses qui n’ont rien de scientifique.

Pour satisfaire un dernier vœu, j’ai complété par toutes les mélodies bretonnes originales, dont j’avais publié seulement quelques-unes, les paroles des pièces de cette collection. Si l’air ne fait pas la chanson, quoi que dise le proverbe, il a son importance et les paroles ne sont qu’une des parties de toute chanson. Selon le conseil de mon savant confrère, M. Vincent, chaque air a été écrit tel qu’il a été entendu, sans aucun changement et sans accompagnements, comme l’ont fait MM. Moriz Hartmann et Ludwig Pfau à la fin de leur traduction en vers allemands de mon recueil[2]. Les personnes qui regretteraient les accompagnements des éditions précédentes en trouveront de très-convenables à choisir, soit dans les traductions de MM. Adalbert Relier et de Seckendorff[3], soit dans celle de M. Tom Taylor, où ils admireront en même temps de beaux vers anglais calqués sur les paroles bretonnes[4].

INTRODUCTION



I


« S’il s’est conservé quelque part, en Gaule, des bardes, et des bardes en possession de traditions druidiques, ce n’a pu être que dans l’Armorique, dans cette province qui a formé, pendant plusieurs siècles, un État indépendant, et qui, malgré sa réunion à la France, est restée celtique et gauloise de physionomie, de costume et de langue, jusqu’à nos jours[5] ! »

Telle est l’opinion d’un critique français trop tôt ravi à la science et à ses amis. Quelque peu ambitieuse qu’elle soit, elle eût passé, près des savants du dernier siècle, pour une hypothèse absurde ; les anciens Bretons étant à leurs yeux des barbares « qui ne cultivaient point les muses, et leur langue, à en juger par celle des Bretons d’aujourd’hui, un jargon grossier qui ne paraît pas pouvoir se prêter à la mesure, à la douceur et à l’harmonie des vers[6]. »

Ainsi pensaient les hommes éclairés de cette époque ; ils mettaient de niveau, dans l’ordre des intelligences, l’Armoricain et le sauvage du Kamtchatka : mais, en vérité, c’était pousser trop loin l’indulgence pour le premier, et se rendre coupable d’une grave injustice à l’égard du second ; car le sauvage des glaces du Nord a une poésie qui lui est propre, et le Breton n’en aurait pas.

Cette manière de voir n’était point nouvelle. Abailard traitait ses compatriotes de barbares ; il se plaignait d’être forcé de vivre au milieu d’eux, et se vantait de ne pas savoir leur langue, qui, disait-il, le faisait rougir[7]. Au reste, l’histoire de Bretagne n’offre pas seule ce phénomène ; il se rencontre dans celle des Gallois, des Irlandais et des montagnards de l’Écosse, qui ont été, à l’égard de l’Angleterre, dans les mêmes rapports nationaux que les Armoricains à l’égard de la France ; il doit se présenter dans l’histoire de tous les petits peuples qu’ont fini par s’incorporer les grandes nations qui les avoisinent.

Partout une espèce d’anathème a été lancée contre ces races malheureuses que leur fortune seule a trahies : partout, frappées d’ostracisme, elles ont été longtemps bannies du domaine de la science ; et même aujourd’hui qu’elles n’ont plus à gémir sous la tyrannie du glaive, le despotisme intellectuel ne les a pas encore délivrées de son joug sur tous les points de l’Europe.

Plus juste en France qu’à l’étranger, et moins préoccupée d’idées d’un autre temps ; plus éclairée, plus accueillante, et tout à fait dégagée des liens étroits d’un patriotisme exclusif, la critique moderne comprend mieux ses devoirs. Des hauteurs sereines où elle règne, elle jette un bienveillant et libre regard autour d’elle. Vainqueurs et vaincus réconciliés, grands et peuple, égaux à ses yeux, sont admis à sa cour. Comme elle a reçu avec orgueil les palmes lyriques du troubadour provençal et les lauriers épiques du trouvère français, elle accueille gracieusement le rameau de bouleau fleuri, couronne des vieux bardes, que la muse bretonne, longtemps fugitive et proscrite, vient lui offrir à son tour.


II


Quoiqu’il ne soit pas de mon sujet d’écrire l’histoire des anciens bardes, il me semble indispensable, pour l’intelligence des considérations dans lesquelles je vais entrer, de placer ici un petit nombre d’observations sommaires sur leur langue, leur état et leur condition dans l’île de Bretagne, dans la Gaule et dans l’Armorique.

Mais une première question se présente :

Les bardes antérieurs à l’ère chrétienne sont-ils bien les ancêtres des bardes de nos jours, et leur langue est-elle l’aïeule de la langue de ces derniers ?

J’ai essayé de répondre ailleurs[8] à cette question importante que d’autres philologues ont traitée depuis de manière à satisfaire les juges les plus prévenus et à fixer enfin l’opinion de l’Europe savante[9] ; on me permettra donc de ne pas rentrer aujourd’hui dans la discussion des faits, et de me borner à reproduire les conclusions de la science.

Un certain nombre de mots cités par les écrivains grecs ou latins comme appartenant à la langue des bardes de la Gaule ou de l’île de Bretagne, à commencer par leur nom lui-même[10], se retrouvent, avec le sens qu’ils leur donnent, dans la bouche des poëtes modernes de la Bretagne française, du pays de Galles, de l’Irlande et de la Haute Écosse.

Une foule de noms d’hommes, de peuples, de lieux mentionnés dans les écrits des Anciens sont communs à ces différents pays, ou ont des racines communes.

Les dictionnaires bretons, gallois, irlandais et gaëliques ofrent une multitude de locutions semblables exprimant la même idée, et l’on pourrait, à l’aide de ces dictionnaires, composer un vocabulaire dont chaque expression appartiendrait à chacun des idiomes cités en particulier, et à tous en général.

Enfin, leur grammaire présente des caractères fondamentaux identiques.

Donc la langue des poëtes modernes de la Bretagne, du pays de Galles, de l’Irlande et de la Haute Écosse représente, plus ou moins, quant au fond, celle des anciens bardes ; elle appartient à une couche aussi évidemment celtique que les idiomes romans appartiennent à une couche latine.

Les chantres fameux dont les arrière-descendants se font entendre encore dans les mêmes contrées, passaient pour originaires de la Grande-Bretagne[11]. Initiés comme les augures à la science divinatoire, ils partageaient avec les druides la puissance sacerdotale, et formaient, dans la société, une des classes les plus honorées[12].

Le plus ancien monument qui en fasse mention remonte à quelques siècles avant l’ère chrétienne.

Plusieurs vieux historiens, dit Diodore de Sicile, Hécatée entre autres, nous apprennent qu’il y a une île de l’Océan, opposée à la Gaule celtique et située vers le nord, où le Soleil est adoré par-dessus toutes les divinités. Les habitants le célèbrent perpétuellement dans leurs chants, lui rendent les plus grands honneurs et passent pour ses prêtres. Le dieu a dans cette île un magnifique bois sacré, au milieu duquel s’élève un temple merveilleux de forme circulaire, rempli de votives offrandes. La ville voisine lui est également dédiée ; un grand nombre d’entre les habitants savent jouer de la harpe, et en jouent dans l’intérieur du sanctuaire, en chantant à la louange de leur divinité des hymnes sacrés où ils vantent ses actions glorieuses ; le gouvernement de la cité et la garde du temple appartiennent aux bardes[13] qui héritent de cette charge par une succession non interrompue[14].

Au caractère religieux, les bardes joignaient un caractère national et civil, qu’il n’est pas moins important de remarquer. Dans la guerre, ils animaient de leurs prophétiques accents le courage de leurs compatriotes, en leur prédisant la victoire ; dans la paix, tout à la fois juges des mœurs et historiens, ils célébraient les nobles actions des uns, et dévouaient au blâme les actions coupables des autres[15]. Si l’on consultait les lois de Moelmud, qui passent, près de quelques critiques, pour un remaniement ultérieur de lois préexistantes à l’établissement du christianisme, mais qui, du moins, sont antérieures à celles de Hoel le Bon, législateur gallois du dixième siècle, on les trouverait assez d’accord avec les autorités anciennes que nous venons de citer.

Selon ces lois, le devoir des bardes est de répandre et de maintenir toutes les connaissances de nature à étendre l’amour de la vertu et de la sagesse. Ils doivent tenir un registre de chaque action mémorable, soit de l’individu, soit de la tribu ; de tous les événements du temps, de tous les phénomènes de la nature, de toutes les guerres, de toutes les victoires ; ils sont chargés de l’éducation de la jeunesse ; ils ont des franchises particulières ; ils sont mis de niveau avec le chef et l’agriculture, et regardés comme un des trois piliers de l’existence sociale[16].

Quoi qu’il en soit, cette institution paraît s’être conservée plus longtemps et plus purement chez les Bretons insulaires que chez les Gaulois, parmi lesquels elle avait été importée, dit-on[17], puisque César nous apprend que quiconque aspirait à connaître à fond les mystères de la science devait aller les apprendre de la bouche des bardes de l’île de Bretagne.

L’Armorique souffrait néanmoins exception ; bien qu’elle fit partie de la Gaule, et qu’elle en parlât un dialecte[18], sa position géographique, ses forêts, ses montagnes et la mer l’avaient mise à l’abri des influences étrangères, et ses bardes conservaient encore au quatrième siècle de l’ère chrétienne leur caractère primitif.

Ausone connut l’un d’eux qui était prêtre du Soleil, comme les bardes insulaires dont parle Hécatée : « C’était, dit-il, un vieillard ; il se nommait Phœbitius ; il composait et chantait des hymnes[19] en l’honneur du dieu Bélen ; il appartenait à une famille de druides de la nation armoricaine. »

Mais ces poëtes ne devaient pas tarder à dégénérer : Ausone semble l’insinuer, quand il fait observer que Phœbitius est pauvre, malgré son illustre origine, et que son état ne l’a guère enrichi.

Les bardes insulaires subissaient déjà le sort des bardes gaulois ; quelques-uns d’entre eux prennent encore, il est vrai, à la fin du cinquième siècle, le triple nom de barde, de devin et de druide[20] ; ils gourmandent les rois et les peuples ; ils dispensent librement le blâme et la louange ; leur personne n’a pas cessé d’être inviolable et respectée ; ils se vantent d’être les descendants directs des anciens bardes de l’île de Bretagne[21] ; cependant le plus grand nombre, sinon tous, n’ont pu se soustraire à l’influence des événements qui entraînent l’Europe entière vers des destinées nouvelles ; ils sont tombés dans un état peut-être moins subalterne que celui des bardes gaulois, mais certainement bien inférieur à la position sociale qu’ils occupaient jadis.

Leurs plus anciens monuments poétiques, contre l’authenticité desquels les objections ont complètement disparu devant les investigations d’une critique éclairée et impartiale, comme l’a très-bien dit M. Renan, nous signalent cette décadence. Ils nous montrent les bardes pour la plupart sous le patronage des chefs nationaux. Nous les voyons s’asseoir à leur table, coucher dans leur palais, les accompagner à la guerre. Ils forment une portion régulière et constituée de chaque famille noble ; ils y occupent un rang distingué, ils ont des droits et des privilèges, en même temps que des devoirs à remplir[22].

Or cette époque était celle où les Bretons insulaires émigraient en masse en Armorique. Leur premier passage avait eu lieu du plein consentement des habitants de l’île ; maintenant ils étaient forcés : les Bretons fuyaient la domination saxonne.

En allant par delà les mers chercher leur nouvelle patrie, dit un auteur contemporain, ils chantaient sous leurs voiles, au lieu de la chanson des rameurs[23], le triste psaume des Hébreux, sans doute traduit en breton pour la circonstance : « Vous nous avez livrés, Seigneur, comme des brebis pour un festin, et vous nous avez dispersés parmi les nations. »

Les émigrations devinrent si fréquentes et si nombreuses que l’île parut dépeuplée[24] et que peu de siècles après, le chef saxon Ina, craignant de manquer de sujets, députa vers les émigrés pour les prier de revenir, leur faisant les plus belles promesses. Égalant, absorbant même la population indigène, ils n’eurent pas de peine à faire prévaloir parmi elle leurs lois et leur forme de gouvernement. Aussi l’Armorique se divisait-elle, au cinquième siècle, comme la Cambrie, en plusieurs petits États indépendants. C’étaient les comtés de Vannes, de Cornouaille, de Léon et de Tréguier, pays celtiques par leur langage, leurs coutumes et leurs lois. Les peuples qui en faisaient partie, outre leur évêque venu de l’île, avaient, comme les Bretons cambriens, leur chef particulier, quelquefois dominé par un chef suprême d’abord éligible, mais qui plus tard devint héréditaire, et qui finit par réunir à sa couronne les comtés indépendants voisins de son domaine.

Maintenant on concevra facilement pourquoi les plus anciens de ces princes dont l’histoire nous a transmis les noms : Riotime, ce konan ou chef couronné des Bretons, qui a pu être le prototype du fabuleux Conan Mériadec ; Gradlon-maur, Budik, Ilouel, Fragan et les autres, sont tous des insulaires.

Leurs bardes, qui formaient une partie essentielle de chaque famille noble chez les Cambriens aux cinquième et sixième siècles, les accompagnèrent en Armorique.

De ce nombre fut Taliésin, à qui on donne le titre de prince des bardes, des prophètes et des druides de l’Occident[25]. Les anciennes annales des Bretons du continent, comme celles de l’île de Bretagne, le font vivre sur la fin de sa vie au pays des Vénètes, près de l’émigré Gildas, ancien barde lui-même, qui passe pour l’avoir converti au christianisme[26].

Dans un comté voisin régnait alors le chef Jud-Hael ou Judes le Généreux, aussi de race cambrienne. Or Jud-Hael, peu de temps après l’arrivée du barde sur le continent, avait eu un songe ; il avait rêvé qu’il voyait une haute montagne au sommet de laquelle s’élevait, sur une base d’ivoire, une grande colonne dont les pieds s’enfonçaient profondément dans la terre, et dont le front chargé de rameaux touchait le ciel. La partie inférieure était de fer, brillant comme l’étain le plus poli et le plus épuré ; tout autour étaient attachés des anneaux de même métal, auxquels on voyait suspendus des cuirasses, des lances, des casques, des javelots, des freins, des brides et des selles, des trompettes guerrières et des boucliers de toute forme. La partie supérieure était d’or et brillait, dit l’historien de Jud-Hael, comme un phare élevé sur le bord de la mer ; tout autour étaient attachés des anneaux d’or auxquels pendaient des candélabres, des encensoirs, des étoles, des ciboires, des calices et des évangiles. Comme le prince admirait cette colonne, le ciel s’ouvrit, une jeune fille d’une merveilleuse beauté en descendit, et s’approchant de lui : « Je te salue, dit-elle, ô chef Jud-Hael : je suis celle à qui tu confieras pour quelque temps la garde de cette colonne et de tous ses ornements ; j’y suis prédestinée. » Ayant ainsi parlé, le ciel se ferma, et la jeune fille disparut.

Le lendemain en s’éveillant Jud-Hael se souvint de son rêve, et comme personne ne pouvait lui en donner l’explication, il pensa qu’il fallait envoyer consulter le barde Taliésin, fils d’Onis, ce devin d’une si rare sagacité, dont les chants merveilleux, interprètes de l’avenir, prédisaient aux hommes leurs destinées[27]. Taliésin, alors exilé de son pays natal, habitait, comme on l’a dit, de ce côté-ci de la mer, près de Gildas, au pays gouverné par le comte Warok[28]. Le messager royal se rendit vers lui et lui rapporta ces paroles de Jud-Hael : « O toi qui interprètes si bien toute chose ambiguë, vois et juge le songe merveilleux que j’ai fait, et que j’ai conté à beaucoup de gens sans que personne ait pu me l’expliquer. » Puis il lui fit part du songe de son maître.

« Ton seigneur Jud-Hael règne bon et heureux, répondit le barde, mais il aura un fils qui régnera meilleur et plus heureux que lui sur la terre et au ciel, et qui sera père des plus braves enfants de toute la nation bretonne, lesquels seront pères eux-mêmes de comtes royaux et de pontifes bienheureux, et régneront sur les successeurs du chef de la race, dans tout le pays, depuis le plus petit jusqu’au plus grand. Or ce chef de la race sera l’un des plus grands d’entre les guerriers de la terre et n’aura point d’égal parmi les guerriers du ciel : la première moitié de sa vie appartiendra au siècle, la seconde moitié à Dieu. »

En quittant le monde, après un règne glorieux, pour entrer dans le cloître, Judik-Hael, fils de Jud-Hael, réalisa la prédiction de Taliésin et contribua beaucoup à étendre la renommée du poëte en Armorique.

D’autres bardes, et en grand nombre, y émigrèrent comme lui. Deux des plus célèbres, saint Sulio et Hyvarnion, y moururent. La vocation poétique du premier, que les Gallois appellent saint Y Sulio, et dont ils ont quelques poésies, se décida et fut assurée d’une manière assez singulière.

Il jouait un jour avec ses frères dans les jardins de son père, comte de Powys, quand il entendit au dehors les sons d’un instrument de musique mêlés à des chants. C’étaient des moines qui passaient, leur abbé à leur tête, une harpe à la main, en chantant les louanges de Dieu. Le saint enfant fut si ravi de la beauté de leurs hymnes, qu’il dit à ses frères : « Retournez à vos jeux, vous autres ; pour moi, je m’en vais avec ces personnes-ci, car je veux apprendre d’elles à composer de beaux cantiques comme elles en savent faire. » Il suivit les moines, et ses frères coururent annoncer sa fuite à leur père, qui envoya trente hommes armés avec ordre de tuer l’abbé et de lui ramener son fils. Mais les religieux l’avaient prévenu en envoyant l’enfant dans un monastère d’Armorique, dont plus tard il devint prieur[29].

Hyvarnion, d’une classe inférieure à celle de saint Sulio, paraît n’avoir quitté l’île de Bretagne que pour chercher sur le continent, où la paix la plus grande régnait, disait-on, les moyens d’exercer son art en pleine sécurité.

« Comme il estoit, dit Albert le Grand, parfaict musicien et compositeur de balets et chansons, le roy Childebert, qui se délectoit à la musique, l’appointa en sa maison et lui donna de grands gages. » Mais ce ne fut pas la seule cause qui le fixa en Armorique : une nuit, continue le naïf traducteur, il songea qu’il avoit espousé une jeune vierge du païs. Un ange lui estoit apparu en lui disant : Vous la rencontrerez demain, sur votre chemin, près de la fontaine : elle s’appelle Rivanone[30]. »

Cette jeune fille était de la même profession que lui[31] ; il la rencontra en effet près de la fontaine : il l’épousa et eut d’elle un fils nommé Hervé, qui naquit aveugle, et chantait, dès l’âge de cinq ans, des cantiques faits par sa mère en attendant qu’il en composât lui-même d’admirables dont l’écho est venu jusqu’à nous.

Ainsi le génie des bardes de l’île de Bretagne s’unissait à la muse d’Armorique, loin des villes, dans la solitude : mystérieux et poétique hymen dont l’avenir devait recueillir les fruits.

Cette fusion des deux génies gaulois et breton s’opérait incontestablement par l’action du christianisme. On se tromperait toutefois en croyant qu’elle eut lieu sans opposition, et que les bardes héritiers de la harpe et des secrets des anciens druides armoricains ne firent aucune résistance à l’invasion d’une croyance nouvelle qui les dépouillait de leur sacerdoce. Si Taliésin désabusé consacrait au Christ les fruits d’une science mystérieuse mûrie au pied d’un autel proscrit ; si les moines, prenant la harpe du barde, entraînaient dans le cloître les enfants des chefs ; si la mère chrétienne enseignait à son fils au berceau à chanter le Dieu mort en croix, il y avait encore des âmes fidèles au culte des ancêtres ; il y avait au fond des bois quelques débris dispersés des collèges druidiques, errants de cabane en cabane, comme ces druides fugitifs de l’île de Bretagne dont parle Tacite. Ils continuaient de donner aux enfants d’Armorique des leçons traditionnelles sur la Divinité, telle que la comprenaient leurs pères[32], et le faisaient avec assez de succès pour effrayer les missionnaires chrétiens et les forcer à les combattre adroitement par leurs propres armes[33]. Devenus hommes, leurs élèves marchaient au combat en invoquant le Dieu-Soleil, ou dansaient, au retour, en son honneur la chanson du glaive, roi de la bataille couronné par l’arc-en-ciel[34]. Leur connaissance des choses de la nature, dont ils s’occupaient si curieusement dans les écoles, celle qu’ils avaient de la médecine et de l’agriculture, assurait leur autorité sur le peuple des campagnes, qui retenait en même temps et les conseils utiles et les leçons païennes.

Parmi ces bardes rebelles au joug de la foi nouvelle, il en est un particulièrement fameux ; c’est Kian, surnommé Gwenc’hlan, ou l’homme de race sainte, né en Armorique au commencement du cinquième siècle. Taliésin, qui, dans sa jeunesse, le connut, dit qu’il composa en l’honneur des guerriers de sa patrie de nombreux chants d’éloges[35], sans doute du genre de ceux des anciens bardes gaulois vantés par Lucain[36], et que Dieu voulut bien, à la prière des bardes ses amis, retarder le moment où il devait cesser de faire entendre ses beaux chants. La chronique de Nennius, écrite au neuvième siècle, le met, avec Taliésin lui-même, Aneurin et Lywarc’h-Henn, au nombre des bardes qui illustrèrent le plus la poésie bretonne[37]. Au quinzième, on fit faire sur un manuscrit beaucoup plus ancien une copie de ses poëmes, qui se conservait encore au dernier siècle dans l’abbaye de Landévénec, où dom Le Pelletier, qui en cite quelques vers dans son dictionnaire, les a consultés. Le père Grégoire de Rostrenen nous apprend qu’elles portaient le titre de Diouganoù (prophéties) : « Ce prophète, dit-il, ou plutôt cet astrologue très-fameux encore de nos jours parmi les Bretons, et dont j’ai vu les prophéties entre les mains du R. P. dom Louis Le Pelletier, était natif du comté de Goélo, en Bretagne-Armorique, et prédit, environ l’an 450, comme il le dit lui-même, ce qui est arrivé depuis dans les deux Bretagnes[38]. »

Gwenc’hlan est toujours aussi célèbre que du temps où ces lignes furent écrites ; mais le précieux recueil de ses poésies a disparu pendant la Révolution, et nous sommes forcés d’en juger par le peu de vers que la tradition populaire a sauvés du naufrage. Il s’y montre sous un double aspect : comme agriculteur et comme barde guerrier.

L’agriculteur, type éclairé de l’homme des champs dans les sociétés primitives, et pilier de l’existence sociale chez les anciens Bretons, est un pauvre vieillard aveugle ; il va de pays en pays, assis sur un petit cheval des montagnes, que son jeune fils conduit par la bride. Il cherche un champ à cultiver et où il pourra bâtir. Comme il sait quelles plantes produit la bonne terre, de temps en temps il demande à l’enfant : « Mon fils, vois-tu verdir le trèfle ? − Je ne vois que la digitale fleurir, répond l’enfant. — Alors, allons plus loin, » reprend le vieillard. Et il poursuit sa route. Lorsqu’il a enfin trouvé le terrain qu’il cherche, il s’arrête ; il descend de cheval, et, assis sur une pierre, au soleil, il indique à son fils les engrais les plus propres à fertiliser le sol et l’ordre des travaux que la culture exige, selon les différentes saisons. La conclusion de ses leçons d’agriculture est très-encourageante :

« Avant la fin du monde la plus mauvaise terre produira le meilleur blé. »

Ses doctrines comme barde guerrier ne sont pas à beaucoup près aussi consolantes, et il le faut mettre, avec Aneurin, au nombre des bardes qui, au lieu de rester étrangers à la guerre, selon certains statuts que l’on attribue à leur ordre, ont rougi le glaive de sang. Le sang des prêtres chrétiens, le sang des moines usurpateurs de la harpe bardique et ravisseurs de la jeune noblesse qu’ils vont élever à leur tour, est surtout celui dont Gwenc’hlan paraît altéré. Il prédit, avec une joie féroce, qu’un jour les hommes du Christ seront traqués et hués comme des bêtes sauvages ; qu’on les égorgera en masse ; que leur sang, coulant à flots, fera tourner la roue du moulin, et qu’elle n’en tournera que mieux ! Sa haine éclate avec une violence nouvelle quand il parle d’un prince chrétien, en guerre avec sa nation, et dont la brutale colère lui fit crever les yeux. Conviant, au milieu de la nuit, les aigles du ciel à un horrible festin de ses ennemis, il leur fait tenir ce langage : « Ce n’est point de la chair pourrie de chiens ou de moutons, c’est de la chair chrétienne qu’il nous faut. »

Puis, à l’exemple des druides dont les hymnes guerriers soutenaient le courage des Gaulois compagnons de Vindex, en leur prédisant la victoire ; à l’exemple de Taliésin et de Merhn pronostiquant la ruine de la race saxonne et le triomphe des indigènes ; Gwenc’hlan, dans une poétique imprécation qui rappelle les diræ preces des druides de l’île de Mona, annonce la défaite des étrangers chrétiens ; il voit le chef armoricain attaquer son rival ; il l’excite ; l’ennemi tombe baigné dans son sang, il voit son cadavre abandonné sur le champ de bataille en pâture aux oiseaux de proie, et livre sa tête au corbeau, son cœur au renard, et son âme au crapaud, symbole du génie du mal[39].

Au milieu de ces cris de vengeance, une plainte toute personnelle échappe quelquefois au vieillard aveugle et malade : comme toujours, l’invincible nature gémit : J’étais jeune et superbe ! Mais bientôt le barde fait taire l’homme, en lui montrant la loi fatale des druides, et, pour consolation, le repos dans l’immortalité après la triple épreuve de la métempsycose.

Les chants des poètes gallois, contemporains de Gwenc’hlan, portent la même empreinte profonde de mélancolie, de fatalisme et d’enthousiasme ; ils respirent le même esprit prophétique et national ; toutefois ils ne sont pas purement païens ; ils offrent en général un mélange de superstitions druidiques et d’idées chrétiennes ; les auteurs ne haïssent point l’Église (ils le disent, du moins), et s’ils l’attaquent, c’est uniquement dans la personne de ses moines de race étrangère, qu’ils flétrissent du nom de fourbes, de gloutons et de méchants.

La victoire du christianisme était donc beaucoup moins avancée en Armorique que dans l’île, à la fin du cinquième siècle, mais dès le milieu du sixième elle était assurée. L’histoire nous l’atteste, et la tradition poétique vient joindre son autorité à celle de l’histoire.

Les paysans bretons en retenant les vers païens dont nous venons de parler, ont sauvé de l’oubli d’autres vers qui attestent la lutte du christianisme naissant contre le vieux druidisme et qui présagent la défaite prochaine de celui-ci. L’un des morceaux conservés par la tradition nous montre le barde Merlin en quête d’objets sacrés pour les druides : une voix l’apostrophe et l’arrête impérieusement, en lui adressant ces belles paroles qu’on retrouve dans plusieurs chants des anciens bardes gallois : « Dieu seul est devin[40]. »

L’autre, dont l’héroïne est une magicienne, offre un étalage encore plus complet de science divinatoire et cabalistique. Taliésin passe pour avoir composé un chant dans le même goût, où il se vante aussi d’être le premier des devins, des enchanteurs, des astrologues et des bardes du monde ; mais sa harpe est loin d’avoir la gamme lugubre, fantastique et sauvage de l’instrument d’airain de la magicienne bretonne. Toutefois, au moment où la sorcière vient de couronner son épouvantable apothéose, en s’écriant : « Si je passais sur terre encore un an ou deux, je bouleverserais l’univers, » une voix semblable à celle qui s’est fait entendre à Merlin lui adresse cette sublime apostrophe : « Jeune fille ! jeune fille ! prenez garde à votre âme ; si ce monde vous appartient, l’autre appartient à Dieu[41] ! »

La même lutte ayant eu lieu en Irlande entre le druidisme et le christianisme, les mêmes souvenirs en sont restés dans la mémoire des poètes populaires. On a publié un dialogue entre Ossian et saint Patrice, où l’apôtre de l’Irlande s’efforce pareillement de détourner le barde de ses vieilles superstitions[42].

Nous pourrons encore trouver çà et là quelques éléments druidiques égarés au milieu de la poésie bretonne, mais elle sera désormais chrétienne. Le chant de la magicienne semble l’anneau qui la rattache au bardisme païen, en marquant le passage des doctrines anciennes aux nouveaux enseignements.

La poésie chrétienne elle-même ne put se soustraire entièrement à l’action du passé. De même que les évêques de la Gaule, ces druides chrétiens, comme les appelle Joseph de Maistre, conservèrent, suivant l’expression du même philosophe, une certaine racine antique qui était bonne ; de même qu’ils greffèrent la foi du Christ sur le chêne des druides et qu’ils n’abattirent pas tous ces arbres sacrés ; ainsi les poëtes nouveaux ne brisèrent point la harpe des anciens bardes, ils y changèrent seulement quelques cordes. Ce fait, dont les monuments gallois des temps barbares nous offrent la preuve, est appuyé sur deux chants bretons de même date. L’auteur du premier met en scène un saint doué, comme les anciens druides, de l’esprit prophétique, et lui fait prédire au roi d’une autre Sodome la submersion de sa capitale[43] ; le second fait prophétiser à un barde chrétien l’invasion de la peste en Bretagne[44].

Par une coïncidence assez remarquable, Taliésin, à la même époque, prédisait l’arrivée du même fléau, en Cambrie, et en menaçait un puissant chef gallois[45]

Les chants que nous venons de mentionner, en y ajoutant les pièces intitulées : l’Enfant supposé, le Vin des Gaulois, la Marche d’Arthur et Alain le Renard, sont le dernier souffle de la poésie savante des Bretons d’Armorique. Nous allons entrer dans le domaine de leur poésie traditionnelle plus particulièrement populaire.


III


Tandis que la muse des bardes d’Armorique chantait sur un mode dont l’art guidait les tons, près d’elle, mais cachée dans l’ombre, une autre muse chantait aussi. C’était la poésie populaire, poésie inculte, sauvage, ignorante ; enfant de la nature dans toute la force du terme, sans autre règle que son caprice, souvent sans conscience d’elle-même, jetant comme l’oiseau ses notes à tout vent ; née du peuple, et vivant recueillie et protégée par le peuple ; confidente intime de ses joies et de ses larmes, harmonieux écho de son âme, dépositaire, enfin, de ses croyances et de son histoire domestique et nationale.

Cette poésie vécut aussi dans l’île de Bretagne, Les bardes lui firent la guerre. Aneurin croit devoir nous prévenir que ses chants sont bardiques et non populaires, tant il paraît redouter qu’on les assimile aux rustiques effusions des ménestrels. Chez les Bretons d’Armorique, au contraire, les ménestrels finirent par vaincre les bardes. Aussi les triades galloises mettent-elles les Armoricains au nombre « des trois peuples qui ont corrompu le bardisme primitif, en y mêlant des principes hétérogènes. »

La poésie populaire avait fait déjà, du vivant de Taliésin, des conquêtes assez nombreuses pour qu’il crût nécessaire de l’attaquer à force ouverte. Le temps a respecté une satire pleine de verve et de colère, où le barde l’anathématise sous le nom de poésie de kler ou d’écoliers.


Les kler, s’écrie-t-il : les vicieuses coutumes poétiques, ils les suivent ; les mélodies sans art, ils les vantent ; la gloire d’insipides héros, ils la chantent ; des nouvelles, ils ne cessent d’en forger ; les commandements de Dieu, ils les violent ; les femmes mariées, ils les flattent dans leurs chansons perfides, ils les séduisent par de tendres paroles ; les belles vierges, ils les corrompent ; toutes les fêtes profanes, ils les chôment ; les honnêtes gens, ils les dénigrent ; leur vie et leur temps, ils les consument inutilement ; la nuit, ils s’enivrent ; le jour, ils dorment ; fainéants, ils vaguent sans rien faire ; l’église, ils la haïssent ; la taverne, ils la hantent ; de misérables gueux forment leur société ; les cours et les plaisirs, ils les recherchent ; tout propos pervers, ils le tiennent ; tout péché mortel, ils le célèbrent ; tout village, toute ville, toute terre, ils les traversent ; toutes les frivolités, ils les aiment. Les commandements de la Trinité, ils s’en moquent ; ni les dimanches, ni les fêtes, ils ne les respectent ; le jour de la nécessité (de la mort), ils ne s’en inquiètent pas ; leur gloutonnerie, ils n’y mettent aucun frein : boire et manger à l’excès, voilà tout ce qu’ils veulent.

« Les oiseaux volent, les abeilles font du miel, les poissons nagent, les reptiles rampent.

« Il n’y a que les kler, les vagabonds et les mendiants qui ne se donnent aucune peine.

« N’aboyez pas contre l’enseignement et l’art des vers. Silence, misérables faussaires, qui usurpez le nom de bardes ! Vous ne savez pas juger, vous autres, entre la vérité et les fables. Si vous êtes les bardes primitifs de la foi, les ministres de l’œuvre de Dieu, prophétisez à votre roi les malheurs qui l’attendent. Quant à moi, je suis devin et chef général des bardes d’Occident[46].

Cette curieuse diatribe, éternel cri de l’art contre la nature ignorante, trop violente sans doute pour être prise à la lettre, est cependant d’une grande valeur historique. Le poëte nous apprend quels étaient les auteurs des chants qui couraient dans la foule, et quel était le genre de leurs compositions au sixième siècle.

Il les divise en kler, ou écoliers-poëtes, en chanteurs ambulants, et en mendiants ; il leur attribue des chansons héroïques et historiques; des chansons de fêtes et d’amour, composées sans goût, sans art, sans critique, et dans des formes nouvelles ; les unes sur des événements du temps, ou sur des personnes vivantes, les autres adressées aux femmes et aux jeunes filles, une assemblée d’évêques tenue à Vannes, en l’année 465, défendait aux prêtres armoricains, aux diacres et aux sous-diacres, d’assister aux réunions profanes où l’on entendait ces chants érotiques[47], et comme s’ils eussent redouté, jusque dans le sanctuaire, l’invasion de la musique profane, ou comme si elle y était déjà entrée, ils prescrivaient au clergé d’Armorique d’avoir une manière de chanter uniforme[48].

Gildas, en s’élevant contre les prêtres qui prennent plaisir à écouter les vociférations de ces poëtes populaires, colporteurs de fables et de bruits ridicules, plutôt que de venir entendre, de la bouche des enfants du Christ, de suaves et saintes mélodies[49], non-seulement confirme l’autorité de Taliésin, lorsque le barde appelle les ménestrels des conteurs de nouvelles, mais encore nous révèle dans la poésie armoricaine du sixième siècle un troisième genre, non plus l’œuvre des bardes ou des ménestrels profanes, mais des poëtes ecclésiastiques.

A ce dernier genre appartenaient ces hymnes que chantaient sous leurs voiles, dans la traversée, les exilés de l’île de Bretagne en Armorique ; les poèmes religieux de saint Sulio ; les cantiques que la mère de saint Hervé enseignait à son fils, comme ceux qu’il composa lui-même et qui le firent choisir pour patron par les poëtes de son pays ; et enfin, ces légendes rimées, en l’honneur des saints, que répétait le peuple dans les cathédrales peu d’années après leur mort[50].

Les Bretons armoricains avaient donc, au sixième siècle, une littérature contenant trois genres très-distincts de poésie populaire, à savoir : des chants mythologiques, héroïques et historiques ; des chants de fêtes et d’amour ; des chants religieux et des vies de saints rimées.


IV


La poésie populaire, dans tous les temps et chez tous les peuples, dès sa naissance, atteint son complet développement. Comme la langue et avec la langue du peuple, elle peut mourir, mais ne change pas de nature. Nous pensons donc qu’on s’égarerait en y cherchant les traces d’un progrès semblable à celui qui règne dans la poésie écrite et artificielle. Elle est complète par cela même qu’elle existe, et il faut la juger comme un tout homogène pour en avoir une idée juste. Les remarques que nous allons soumettre au lecteur seront donc générales, et pourront convenir indifféremment à toutes les époques de l’histoire de la poésie bretonne, depuis les temps les plus reculés. Nous verrons plus tard, en descendant le courant des âges, quelles nuances particulières lui ont données les événements, les mœurs et les temps.

Le principe de toute poésie populaire, c’est l’âme humaine dans son ignorance, dans sa bonne foi, dans sa candeur native ; l’âme, « non sophistiquée, dit Montagne, et sans cognoissance d’aulcune science ni mesme descripture[51] ; » et cependant, pressée par un besoin instinctif de confier à quelque monument traditionnel le souvenir des événements qui surviennent, les émotions qu’elle éprouve, les dogmes religieux ou les aventures des héros.

De ce principe découle une vérité admise par les juges les plus compétents en fait de poésie orale, et qui doit servir de base à tout ce qui suivra, savoir, que les poëtes vraiment populaires sont, en général, contemporains de l’événement, du sentiment, ou de la tradition ou croyance religieuse dont ils sont l’organe, et que, par conséquent, pour trouver la date de leurs œuvres, il faut chercher à quelle époque appartiennent soit les événements et les personnages qu’ils mentionnent, soit les sentiments qu’ils expriment, soit les opinions ou traditions pieuses qu’ils consacrent[52].

Le jugement de la critique s’appuie sur le témoignage des poëtes populaires eux-mêmes :

« Comme je ne sais point lire, dit un chanteur grec, pour ne point oublier cette histoire, j’en ai fait une chanson, afin d’en conserver le souvenir[53]. »

« Celui qui vous chante cette chanson, dit l’auteur de la Bataille de Morat, peut maintenant se nommer ; il a été lui-même témoin de ce qu’il raconte : il s’appelle Jean Ower[54]. »

Cette vérité s’applique, dans sa généralité, aux trois genres de compositions populaires de la Bretagne précédemment indiqués ; les écrivains du moyen âge la reconnaissaient comme nous aujourd’hui :

« Les Bretons, disait Marie de France, au treizième siècle, ont coutume de faire des lais[55] sur les aventures qui ont lieu pour qu’on ne les oublie pas ; j’en ai rimé quelques-uns en français[56]. » Les auteurs anonymes des lais de l’Épine[57] et d’Havelok[58]. tiennent le même langage.

Leur témoignage sur l’usage breton de mettre en chanson les événements contemporains, reçoit une force nouvelle de l’examen de la poésie bretonne.

Le poëte qui a célébré la victoire du héros Lez-Breiz (le Morvan de l’histoire), sur les Franks, termine de la sorte une des parties de son poëme national :

« Ce chant a été composé pour garder le souvenir du combat : qu’il soit répété par les hommes de la Bretagne, en l’honneur du bon seigneur Lez-Breiz : qu’il soit longtemps chanté au loin à la ronde pour réjouir tous ceux du pays »

Voici maintenant le début de la ballade du Rossignol, que Marie de France a arrangée, et dont je publie l’original : « La jeune épouse de Saint-Malo pleurait hier à sa fenêtre. »

Cette précision de date se retrouve au commencement ou dans l’épilogue d’un grand nombre d’autres pièces : « Je frémis de tous mes membres, dit l’auteur des Trois moines rouges ; je frémis de douleur en voyant les malheurs qui frappent la terre, en voyant l’événement qui vient d’avoir lieu près de la ville de Quimper. »

« Moi qui ai composé cette chanson, nous fait observer à son tour l’auteur de Geneviève de Rustéfan, j’ai vu le prêtre dont je parle, qui est maintenant recteur de la paroisse, pleurer bien souvent près de la tombe de Geneviève. »

« Le vingt-septième jour du mois de février de l’année 1486, pendant les jours gras, dit le chantre du Carnaval de Rosporden, est arrivé un grand malheur dans cette ville. »

« En cette année-ci, 1693, répète mot à mot un autre chanteur, est arrivé un grand malheur dans la ville de Lannion. »

Il me serait facile de multiplier les exemples, en les empruntant à des pièces qui se rapportent sans contestation aux événements des trois derniers siècles.

Les chansons d’amour portent aussi invariablement la date du sentiment qu’elles expriment.

Un jeune homme, trahi par sa douce et chantant sa rupture avec elle, se plaint de ne pas savoir écrire et d’être ainsi arrêté dans son poétique essor :

« Si je savais, s’écrie-t-il, lire et écrire ainsi que je sais rimer, comme je ferais vite une chanson ! »

Les cantiques, expression d’une croyance ou d’un sentiment religieux, et les légendes, récit des aventures d’un saint personnage, n’ont pu de même naître que sous l’empire des opinions ou des traditions dont on les a faits dépositaires.

Il serait puéril d’essayer de le démontrer à l’égard des premiers. Quant aux vies de saints, comme ceux qui les riment savent lire et écrire, et ont pu ne pas les emprunter à la tradition orale, il nous semble nécessaire d’insister : la légende de saint Efflamm nous offre un argument sans réplique.

En terminant le récit des aventures du saint et de sa fiancée, l’hagiographe populaire ajoute :

« Afin que vous n’oubliiez pas ces choses qui n’ont encore été consignées en aucun livre, nous les avons tournées en vers pour qu’elles soient chantées dans les églises. »

C’est dire assez que l’actualité et la bonne foi sont deux qualités inhérentes au vrai chant populaire. Le poëte de la nature chante ce qu’il a vu ou ce qu’on lui a rapporté, ce que tout le monde sait comme lui ; il n’a d’autre mérite que celui du choix des matériaux et de la forme poétique. Son but est toujours de rendre la réalité ; car les hommes très-près de la nature, selon la remarque de Chateaubriand, se contentent dans leurs chansons de peindre exactement ce qu’ils voient ; l’artiste, au contraire, cherche l’idéal ; l’un copie, l’autre crée ; l’un poursuit le vrai, l’autre la chimère ; l’un ne sait pas mentir et doit à ses naïvetés des grâces par quoi ses œuvres se comparent à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art, comme l’a si bien dit Montaigne[59] ; l’autre se plait à feindre et réussit par la fiction.

Cette opinion est aussi celle des frères Grimm. Nous pouvons affirmer, observent-ils, que nous n’avons pu parvenir à découvrir un seul mensonge dans les chants du peuple[60]. Aussi, quand un paysan breton veut louer une œuvre de ce genre, il ne dit pas : C’est beau ; il dit : C’est vrai.

Mais un examen détaillé de la poésie populaire de Bretagne, dans son état actuel, infaillible garant de son état passé, jettera un plus grand jour sur la question. Voyons donc quel est aujourd’hui le mobile de cette poésie, eu égard à ses trois genres littéraires, et quels en sont les auteurs.

Et d’abord, à qui s’adresse-t-elle ? — A tous ceux qui parlent breton, au petit peuple des villes, aux habitants des bourgs, des villages et des campagnes, à la masse de la population bretonne, à douze cent mille individus sans culture, sans autre science que l’instruction orale qu’ils reçoivent du clergé, et sans autres biens que le trésor de chants et de traditions qu’ils amassent depuis des siècles ; gens avides d’émotions et de nouvelles, pleins d’imagination, de mémoire et de besoin de connaître, qui vont demander aux chanteurs leurs plaisirs intellectuels de chaque jour.

Chroniqueur et nouvelliste, romancier, légendaire, lyrique sacré, le poëte est tout pour eux.

Le rôle de chroniqueur est celui qu’il joue le plus habituellement. Tout événement, de quelque nature qu’il soit, pour peu qu’il soit récent, et qu’il ait causé une certaine rumeur, lui fournit la matière d’un chant ; si le poëte est en renom, et si l’événement est propre à faire honneur à une famille, cette famille vient souvent le trouver pour le prier de composer un chant qu’elle paye généreusement : j’en ai eu maintes fois la preuve. C’est la foule qui lui indique les sujets qu’il doit traiter ; ce sont les goûts, les instincts, les passions de la foule qu’il suit ; il exprime ses idées, il traduit son opinion, il s’identifie complètement avec elle. Ceci est d’ailleurs, pour les chants du poëte, et par contre-coup pour sa réputation, une question de vie ou de mort ; le peuple est juge et partie, il faut lui plaire à tout prix. Si le chanteur s’avisait de traiter un sujet d’une époque reculée, un sujet étranger aux idées, aux mœurs et aux habitudes actuelles, de prendre pour héros de ses poëmes des personnages avec lesquels le public ne serait pas déjà familiarisé, que la génération nouvelle, ou du moins la génération qui s’en va, ne connaîtrait pas ; s’il lui prenait envie de rimer des aventures qui n’offriraient point à la foule un intérêt récent, croit-on que son œuvre aurait du succès, qu’elle se graverait dans les esprits, en un mot, qu’elle deviendrait populaire et traditionnelle ? Mille fois non !

Du reste, il n’est très-souvent que le guide d’une réunion en verve. Quelqu’un arrive à la veillée et raconte un fait qui vient de se passer : on en cause ; un second visiteur se présente avec de nouveaux détails, les esprits s’échauffent ; survient un troisième qui porte l’émotion à son comble, et tout le monde de s’écrier : « Faisons une chanson ! » Le poëte en renom est naturellement engagé à donner le ton et à commencer ; il se fait d’abord prier (c’est l’usage), puis il entonne : tous répètent après lui la strophe improvisée ; son voisin continue la chanson : on répète encore : un troisième poursuit, avec répétition nouvelle de la part des auditeurs ; un quatrième se pique d’honneur ; chacun des veilleurs, à tour de rôle, fait sa strophe ; et la pièce, œuvre de tous, répétée par tous, et aussitôt retenue que composée, vole, dès le lendemain, de paroisse en paroisse, sur l’aile du refrain, de veillée en veillée. La plupart des ballades se composent ainsi en collaboration : j’ai assisté plus d’une fois à leur naissance. Cette manière d’improviser a un nom dans la langue bretonne, on l’appelle diskan (répétition), et les chanteurs diskanerien ; souvent elle est excitée par la danse ; jamais il ne viendrait à l’esprit de personne de proposer de mettre en chanson le récit d’un événement qui ne serait pas nouveau. Ainsi, la popularité d’un chant dépend des racines plus ou moins profondes que l’événement, le sentiment ou la croyance qui en est le sujet, a jetées dans les esprits, avant qu’on s’en soit emparé pour les chanter. « On ne crée pas plus un morceau de poésie populaire, disent excellemment les frères Grimm, et surtout on ne le fixe pas plus dans la mémoire de tout un peuple, qu’on ne crée a priori, et qu’on ne fait parler une langue à une nation entière. Tenter d’improviser en pareil cas, est une entreprise extravagante, dans laquelle il faut désespérer de réussir. L’homme qui veut faire isolément de la poésie populaire, en tirer de son propre fonds, échoue habituellement, on pourrait presque dire inévitablement, dans la tâche qu’il s’est proposée. »

Un chant existe depuis longtemps, parce qu’il s’est trouvé, au moment où il est né, dans les conditions les plus favorables à une longue existence. Dans les mêmes conditions d’être, un autre jouira du même privilège, mais il ne pourra s’en passer. Réflexion naïve à force d’être juste.

Les chants populaires ressemblent à ces plantes délicates qui ne se couronnent de fleurs que lorsqu’elles ont été semées dans un terrain préparé d’avance.

Quoique les gens du peuple, en Basse-Bretagne, soient généralement doués d’un esprit poétique assez remarquable, et qu’on puisse attribuer indifféremment leurs chansons à la masse, sans distinction de sexe, d’âge ou d’état ; cependant, il est certains individus qui passent pour leurs auteurs : ce sont les meuniers, les tailleurs, les pillaouers ou chiffonniers, les mendiants, et ces poëtes ambulants qui ont retenu le nom usurpé, incompris désormais, hélas ! et bien déchu, de barz (barde).

Personne, excepté les kloer, que Taliésin appelait kler, et les prêtres, dont nous parlerons tout à l’heure, ne se trouve dans une position aussi favorable au développement des facultés poétiques ; personne n’est mieux fait pour jouer le rôle de chroniqueur et de nouvelliste populaire. Leur vie errante, l’exaltation de leur esprit, qui en est la suite naturelle, leurs loisirs, tout les sert merveilleusement.

La seule différence qu’il y ait entre l’existence du meunier et celle des autres chanteurs de ballades, c’est qu’il rentre chaque soir au moulin ; comme eux, du reste, il fait le tour du pays ; il traverse les villes, les bourgs, les villages ; il entre à la ferme et au manoir, il visite le pauvre et le riche ; il se trouve aux foires et aux marchés, il apprend les nouvelles, il les rime et les chante en cheminant ; et sa chanson, répétée par les mendiants, les porte bientôt d’un bout de la Bretagne à l’autre.

En effet, les mendiants, en cela semblables aux anciens rapsodes et aux jongleurs, colportent et répètent plus souvent les chansons des autres qu’ils n’en composent eux-mêmes. Il est très-remarquable que, méprisés ailleurs et le rebut de la société, ces gens soient honorés en Bretagne, et presque l’objet d’un culte affectueux ; cette commisération toute chrétienne emploie les formes les plus naïves et les plus tendres dans les dénominations qu’elle leur donne ; on les appelle : bons pauvres, chers pauvres, pauvrets, pauvres chéris, ou simplement chéris ; quelquefois on les désigne sous le nom d’amis ou de frères du bon Dieu. Nulle part le mendiant n’est rebuté ; il est toujours sûr de trouver un asile et du pain partout, dans le manoir comme dans la chaumière. Dès qu’on l’a entendu réciter ses prières à la porte, ou dès que la voix de son chien a annoncé sa présence (car il est souvent aveugle et n’a généralement d’autre guide qu’un chien), on va au-devant de lui, on l’introduit dans la maison, on se hâte de le débarrasser de sa besace et de son bâton, on le fait asseoir au coin du feu, dans le fauteuil même du chef de famille, et prendre quelque nourriture. Après s’être reposé, il chante à son hôte une chanson nouvelle, et ne le quitte jamais que le front joyeux et la besace plus lourde. Aux noces, on le trouve à la place d’honneur au banquet des pauvres, où il célèbre l’épousée qui le sert elle-même à table.

Le barz occupe dans l’ordre (qu’on me passe cette expression ambitieuse), un rang plus élevé que les autres chanteurs, il représente assez bien, avec le poëte mendiant, mais moins en laid, il faut en convenir, ces gueux et ces ménestrels vagabonds, ombres des bardes primitifs, à qui Taliésin donnait l’injurieux sobriquet de bardes dégénérés, et auxquels il faisait un crime de vivre sans travail et sans gîte, de servir d’échos à la voix publique, de débiter les nouvelles en vogue parmi le peuple et de courir les fêtes et les assemblées. Aucun des reproches qu’il leur adresse ne serait déplacé dans un sermon des missionnaires bretons ; nous en avons entendu plus d’un tenir, à l’égard des chanteurs populaires, un langage peu différent de celui du satirique cambrien.

On pourrait démêler encore, dans les traits des barz ambulants, quelques rayons perdus de la splendeur des anciens bardes. Comme eux ils célèbrent les actions et les faits dignes de mémoire ; ils dispensent avec impartialité, à tous, aux grands et aux petits, le blâme et la louange ; comme eux ils sont poëtes et musiciens ; dans mon enfance, ils essayaient de relever le mérite de leurs chants, en les accompagnant des sons très-peu harmonieux d’un instrument de musique à trois cordes, nommé rébek, que l’on touchait avec un archet, et qui n’était autre que la rote des bardes gallois et bretons du sixième siècle[61].

On sait que ceux de ces poëtes qui étaient aveugles faisaient usage de certaines petites baguettes ou tailles, dont les coches, disposées d’une façon particulière, leur tenaient lieu de caractères, et fixaient dans leur mémoire les chants qu’ils voulaient y graver. Cette espèce de mnémonique s’appelait en Galles l’alphabet des bardes[62] ; plusieurs aveugles s’en servent encore aujourd’hui en Basse-Bretagne pour se rappeler le thème et les diverses parties de leurs ballades.

On sait aussi qu’il était défendu aux bardes cambriens, par leurs propres lois, de s’introduire dans les maisons sans en avoir préalablement obtenu la permission, et qu’ils la demandaient en chantant à la porte[63]. C’est un usage auquel les chanteurs bretons ne manquent jamais de se conformer ; leur salut habituel est : « Dieu vous bénisse, gens de cette maison ! Dieu vous bénisse, petits et grands ! » Ils n’entrent que lorsqu’on leur a répondu : « Dieu vous bénisse aussi, voyageur, qui que vous soyez. » Si on tarde à leur répondre d’entrer, ils doivent passer leur chemin.

Enfin, comme les anciens bardes domestiques chez les Gallois[64], ils sont l’ornement de toutes les fêtes populaires, ils s’assoient et chantent à la table des fermiers, ils figurent dans les mariages du peuple, ils fiancent les futurs époux en vertu de leur art, selon d’antiques et invariables rites, même avant que la cérémonie religieuse ait eu lieu. Ils ont leur part dans les présents de noces. Ils jouissent d’une grande liberté de parole, d’une certaine autorité morale, d’un certain empire sur les esprits ; ils sont aimés, recherchés, honorés, presque autant que l’étaient ceux dont ils mènent à peu près la vie, dans une sphère moins élevée.

De l’histoire sérieuse à la chronique légère, de la chronique au roman d’amour, et de celui-ci au simple récit d’une intrigue amoureuse, ou seulement à l’effusion d’un sentiment vif et personnel, la transition est facile. Nous devons même dire que les chants historiques dont le thème est un événement public ou privé peu important, et les chants domestiques qui offrent quelques traits piquants par leur actualité, rentrent souvent les uns dans les autres. En ce cas, les derniers sont encore l’œuvre des meuniers, ou, le plus souvent, des tailleurs. Le caractère particulier du tailleur est la causticité et la raillerie ; « son oreille est longue, dit le proverbe breton, son œil nuit et jour ouvert, et sa langue aiguë. » Rien ne lui échappe : il chansonne impartialement tout le monde, disant en vers ce qu’il ne pourrait dire en prose. Cela le fait souvent comparer au barbier breton qui, ayant découvert un jour que son maître avait des oreilles de cheval, comme le roi Midas, alla couper, sur la grève, un roseau dont il fit une flûte, pour répandre en tout lieu la nouvelle. Les chants du tailleur sont souvent des satires lors même qu’elles semblent l’être moins. Toute leur valeur, comme celle des ballades, dépend de leur actualité. Le tailleur est au courant de toutes les intrigues secrètes. Il surprend parfois les amours au coin des bois, le soir en revenant chez lui, et se donne le malin plaisir d’en effeuiller la fleur.

On en peut dire autant du meunier et du pillaouer ; ils mériteraient donc assez le reproche que Taliésin adressait à certains chanteurs populaires de son temps : toutefois, s’ils raillent la conduite du prochain, on peut leur rendre cette justice qu’ils ne calomnient jamais.

Les chansons d’amour, quand elles n’ont pas pour auteurs les jeunes filles mêmes qui ont aimé, sont en général l’œuvre des kloer, qui y figurent aussi le plus souvent comme acteurs et comme poëtes. Cette poésie intime, personnelle et sentimentale, forme dans la littérature populaire de Bretagne une branche très-distincte et non moins curieuse, sinon aussi importante, que la branche purement historique.

On donne aujourd’hui le nom de kloer (au singulier kloarek) aux jeunes gens qui font leurs études pour entrer dans l’état ecclésiastique. Il correspond exactement au gallois kler, qui avait très-anciennement une des significations du latin clerus dans la basse latinité, et du français clerc d’école, dans les vieilles chansons. Nous avons vu que déjà du temps de Taliésin, il se prenait, comme de nos jours, dans le sens de ménestrel, de barde d’un rang inférieur, d’écolier-poëte.

Les kloer bretons appartiennent en général à la classe des paysans et quelquefois du petit peuple des villes et des bourgades : les anciens sièges épiscopaux de Tréguier et de Léon, et ceux de Quimper et de Vannes, sont les villes qui en réunissent le plus ; ils y arrivent par bandes, du fond des campagnes, avec leur costume national, leurs longs cheveux, leur langue et leur naïveté rustique. La plupart n’ont guère moins de dix-huit à vingt ans. Ils vivent ensemble dans les faubourgs ; le même galetas leur sert de chambre à coucher, de cuisine, de réfectoire et de salle d’étude. C’est une existence bien différente de celle qu’ils menaient dans les champs ; une révolution complète ne tarde pas à s’opérer en eux ; à mesure que leur corps s’énerve et que leurs mains blanchissent, leur intelligence se développe, leur imagination prend l’essor. L’été et les vacances les ramènent au village ; c’est « la saison, dit un poète breton, où les fleurs s’ouvrent avec le cœur des jeunes gens. » Comment le leur resterait-il fermé ? On ne parle autour d’eux que de fêtes, de plaisirs : s’ils se promènent dans la campagne, pour étudier plus librement, ils sont distraits par les rires joyeux de fringantes jeunes filles aux costumes coquets, qui passent avec leurs galants pour aller à quelque Aire Neuve ; s’ils restent prudemment au village, le verger où ils cherchent l’ombre et la solitude n’est pas moins tentateur : la branche de plus d’un pommier fait briller à leurs yeux de ces vertes pommes d’amour enveloppées d’un papier indiscret auquel les ciseaux d’un jeune homme ont confié un nom chéri, en laissant au soleil le soin de le graver sur le fruit en caractères de feu. Partout des écueils ; aussi, rarement les kloer reviennent à la ville sans y rapporter le germe d’une première passion. Avec elle s’élève dans leur âme un grand orage ; un combat s’y livre entre Dieu et l’amour ; parfois l’amour est le plus fort. L’oisiveté, la réflexion, l’idée d’un bonheur prochain qu’on pourrait cueillir, le contraste de la gêne, des privations, de la servitude présente avec la liberté des bois, l’isolement, le mal du pays, les regrets, contribuent à développer ce sentiment qui n’existait qu’en germe. Un souvenir, un mot, un air qu’on se rappelle : que sais-je ? parfois le son d’un instrument sauvage qui s’éveille au fond du vallon, le font éclater tout à coup ; alors l’écolier jette au feu ses livres de classe, maudit la ville et le collège, renonce à l’état ecclésiastique, et revient au village.

Mais, le plus souvent, Dieu l’emporte. En tout cas, l’écolier-poëte a besoin de « soulager son cœur, » c’est son expression ; ses confidences, il les fait à la muse ; c’est elle qui reçoit ses premiers aveux, qui sourit à ses joies d’enfant, qui essuie ses larmes : naïves et mélancoliques existences qu’Emile Souvestre a peintes d’après nature en des pages charmantes.

Ce qu’on vient de lire fera comprendre pourquoi le vieux satirique que nous avons cité plus haut accuse les kloer de son temps de flatter les femmes par des chansons perfides, et de corrompre les jeunes filles.

Par un instinct naturel à tous les poëtes vraiment populaires, les kloer dont nous parlons n’écrivent jamais. On dirait qu’ils redoutent pour leurs œuvres le sort de ces chansons patoises que vendent, sous leur nom, dans les foires des villes, aux servantes et aux valets, les estimables libraires qui les fabriquent ou les refont. Les kloer préfèrent le siège rustique, mais solide, que leur élève dans son cœur l’habitant des campagnes, au piédestal qu’une publicité banale offre à ses courtisans ; et ils ont raison. La mémoire de l’ouïe, comme l’appellent les anciens bardes, est, en effet, bien autrement tenace que la mémoire des lettres. Écrire et se faire imprimer serait pour les poëtes populaires renoncer à voir leurs chants appris par cœur et répétés de génération en génération.

Devenus prêtres, les kloer brûlent ce qu’ils ont adoré ; ainsi Gildas oubliant, sous le froc du moine, que dans sa jeunesse il avait fait partie du corps des bardes, déclamait contre eux. Kloer, les poètes populaires dédaignaient les chants des mendiants et des chanteurs nomades ; prêtres, ils dédaignent les kloer et leur art, les mendiants et leurs chansons.

Et, cependant, ils tiennent aux uns comme aux autres par plus d’un lien encore. Ils empruntent aux kloer leurs effusions d’amour, et, en changeant l’objet, ils les font monter vers le ciel en cantiques pieux. Les sentiments qu’ils expriment étant toujours vivants dans les cœurs, leurs œuvres, en cela différentes des ballades et des chants domestiques, n’ont besoin, pour devenir populaires, que d’être faites dans une forme vulgaire qui les rende accessibles à l’intelligence et à la mémoire du peuple ; elles se retiennent et se transmettent d’âge en âge, comme des prières. Il n’est donc possible de savoir la date de leur composition qu’en connaissant l’époque précise où vivaient leurs auteurs.

Quant aux histoires édifiantes qui sont le thème des légendes, c’est tout différent. Ces compositions rentrent dans le domaine des chants historiques, et elles n’ont de gage de vie et de popularité qu’autant qu’elles sont fondées sur un ensemble de traditions déjà répandues dans la foule.

Après avoir étudié les chants populaires de la Bretagne, quant à leur principe, montrons que, par leurs éléments constitutifs, leur forme et leur style, ils conviennent aux époques où vécurent les personnages qu’ils mentionnent, et où eurent cours les sentiments, les mœurs et les idées qu’ils nous font connaître.

V


On trouve parmi les chants qui forment ce recueil :

Des ballades dont les personnages ont existé dans l’intervalle qui s’étend depuis le cinquième siècle jusqu’à nos jours ;

Des chansons qui se rapportent à des superstitions druidiques depuis très-longtemps incomprises ; à des fêtes dont l’origine et les cérémonies se perdent dans la nuit des temps ; à un ordre de choses qui a cessé d’être depuis le quinzième siècle ; à des événements sans importance qui ont eu lieu à la même époque ;

Enfin, des légendes de saints bretons des premiers siècles de l’ère chrétienne, et des cantiques qui se rattachent aux fêtes les plus anciennes du catholicisme, ou qui ont pour sujet quelques-unes de ses doctrines fondamentales.

Or, à quelle époque, si l’on ne tenait aucun compte des caractères d’actualité de la poésie populaire indiqués plus haut, devrait-on attribuer les ballades et les chants domestiques des Bretons, car nous ne parlons ni de leurs cantiques, dont les auteurs probables sont connus, ni des légendes auxquelles s’appliqueront nos réflexions sur les chants héroïques et historiques ?

Est-il vrai que ces poésies ne remontent pas au delà du seizième siècle, comme on l’a prétendu ? Mais alors, autant vaut les croire toutes modernes, car il n’y a pas de raison pour qu’elles soient nées plutôt au seizième siècle qu’au quatorzième ou qu’au dix-neuvième. Est-ce que l’histoire d’Arthur, de Merlin, de Morvan, de Noménoë, d’Alain Barbe-Torte, ces héros bretons des vieux âges, était de nature à intéresser beaucoup plus les auditeurs du temps de la duchesse Anne que les auditeurs d’aujourd’hui, lesquels aiment cent fois mieux entendre la dernière chanson nouvelle ?

Est-ce que les malheurs d’un jeune Breton, prisonnier des hommes du Nord, ou ceux d’un autre guerrier, auxiliaire obscur de la conquête de l’Angleterre, expédition dont les paysans ne se doutaient pas plus au seizième siècle qu’à présent, pouvaient les toucher davantage ?

Est-ce qu’Abailard et Héloïse, la dame de Faouet ou la dame de Beauvau, dont les maris partent pour la croisade, ou les Templiers, ou Jean le Conquérant, Jeanne de Montfort et tant d’autres sujets surannés étaient de nature à stimuler bien vivement la curiosité populaire au seizième siècle et à faire vivre le poëte ?

On en peut dire autant des chansons domestiques. Si ces jeux-parties, qu’on chante en dansant autour des monuments celtiques, au solstice d’été, cérémonie qui rappelle d’une manière frappante celles qu’on célébrait à la même époque autour de monuments semblables, dans l’île de Bretagne, et dont les bardes gallois ont conservé le souvenir[65] ; si ces drames nuptiaux, dont le style varie au gré du chanteur, mais dont le thème et la forme ne changent jamais ; si des élégies amoureuses, composées par des malheureux attaqués de la lèpre, fléau dont il ne restait plus de traces en basse Bretagne à la fin du quinzième siècle ; si tous ces chants datent du règne de la duchesse Anne, alors il faut croire que le druidisme florissait encore assez à cette époque en Armorique pour avoir pu y établir des fêtes et inspirer des hymnes; que les actes du concile de Vannes, qui mentionnent au cinquième siècle les cérémonies et les chansons d’amour des noces[66], sont des titres apocryphes ; que la lèpre désolait encore la Bretagne postérieurement à l’année 1500 ; ou bien que tous les auteurs des chants mentionnés sont des imposteurs du temps de la duchesse Anne, qui, par la force du génie, ont deviné l’histoire des siècles passés[67].

Mais, en supposant, nous dit-on, que les événements dont on vient de parler aient pu donner naissance à des chants quelconques, il est impossible que ces chants nous soient parvenus sans avoir éprouvé une transformation complète.

A cela nous n’avons qu’une réponse à faire : c’est que les allusions des chanteurs populaires, soit aux événements, soit aux personnages de leur temps, sont généralement justifiables, c’est que les aventures qu’ils attribuent à leurs héros sont vraies, ou du moins vraisemblables ; c’est que les mœurs, les idées, les costumes qu’ils leur prêtent, sont naturels et conviennent à l’époque où se passent les faits mentionnés. Nous parlerons du style plus tard.

Ainsi, quand l’auteur de la ballade de Merlin nous le représente, tantôt comme un devin puissant, tantôt comme un barde malheureux qui fuit la compagnie des hommes, quoi de plus naturel ? Merlin n’était-il pas surnommé chef des enchanteurs ? n’a-t-il pas écrit un poëme sur ses malheurs et sur sa vie sauvage[68] ? Quand le poëte fait allusion à un chef armoricain, qui donne à sa fille le pays de Léon en dot, ne retrouvons-nous pas une preuve de cette donation, avec le nom de la princesse, dans une charte du onzième siècle[69] ? Quand il fait offrir, avec des pelleteries, des colliers d’or aux chefs bretons nobles, par cette distinction, ne les place-t-il pas, à l’exemple du barde Aneurin[70], au-dessus des guerriers ordinaires ?

Le poëte armoricain qui chante la vendange armée des Bretons sur le territoire des Franks n’est-il pas d’accord avec Grégoire de Tours, victime de leurs pillages ? la danse du glaive, qu’il décrit, n’est-elle pas figurée sur des médailles celtiques récemment découvertes ?

L’auteur de l’Épouse du croisé n’attache-t-il pas sur l’épaule de chaque chevalier cette croix rouge que les soldats bretons ne portèrent qu’à la première expédition ?

Le barde ambulant à qui nous devons la Fiancée de Satan, ne nous apprend-il pas qu’il n’avait que douze ans quand eut lieu un enlèvement qu’il chante ? Pour peindre d’un trait le ravisseur, ne le compare-t-il pas à un chef breton qu’il a connu et qui est mort en 1255 ? ne décrit-il pas l’armure d’un chevalier du treizième siècle comme les auteurs des poëmes de Lez-Breiz et de Nomenoé avaient précédemment décrit pièce à pièce des costumes guerriers du neuvième ?

Le baron de Jauioz n’offre-t-il pas un certain vêtement en usage au treizième siècle[71] à la jeune Bretonne qu’il emmène en France ? Quel poëte populaire autre qu’un contemporain aurait pu la vêtir ainsi ? quel autre qu’un contemporain aurait pu savoir que du Guesclin avait la tête frisée comme un lion, que Jeanne de Montfort s’habillait de fer, comme Jeanne d’Arc, et que les vainqueurs de la bataille des Trente portaient à leur casque, au retour de cette joute célèbre, des fleurs de genêt cueillies dans une genetaie que l’histoire du temps place précisément auprès du lieu du combat ?

Il est inutile d’insister ; la contemporanéité des auteurs ressort de la plupart des pièces héroïques ou historiques de ce recueil. Oui, leur première inspiration remonte à l’objet même qui a frappé les poëtes, et admettre que les chants relatifs aux événements des trois derniers siècles sont contemporains des sujets, c’est admettre implicitement le même fait pour ceux des époques antérieures. Qu’on prenne au hasard le premier venu, on y verra le siècle revivre avec le caractère et les couleurs qui lui sont propres.

Si le temps et la circulation ont rendu moins saillant le type de certaines médailles poétiques, si les traits sont plus vagues et les lignes moins accusées qu’à l’époque où elles furent frappées, la rude main des âges n’a pu effacer complètement l’empreinte primitive, toujours distincte et saisissable.

Quant aux chansons de fêtes et d’amour, quoiqu’il soit moins facile de déterminer leur date d’une manière précise, les sentiments qu’elles expriment n’ayant point d’âge, elles offrent néanmoins çà et là des caractères certains de contemporanéité.

Le fils du lépreux se sent mourir, consumé par le mal affreux qui n’a cessé qu’à la fin du quinzième siècle en Bretagne : tout le monde le fuit, et même celle qu’il aimait.

Le meunier qui chante ses amours avec la belle meunière de Pontaro parle, comme de son seigneur, du jeune baron Hévin de Kymerc’h, que la généalogie de cette maison fait vivre en 1420.

Les légendes rentrent, en partie, comme nous l’avons remarqué, dans la classe des chants historiques, et ce que nous disons des ballades leur est souvent applicable.

Dans la légende rimée de saint Efflamm, Arthur n’est pas invincible, il a besoin, pour ne pas périr, d’un secours miraculeux ; il n’a ni le costume, ni les mœurs empruntées que lui donneront les trouvères du moyen âge ; ce n’est pas encore le roi chevalier, c’est une sorte de Thésée aux prises avec des monstres. Le chef armoricain Gradlon est dépeint, dans la légende de saint Ronan, comme un monarque imprudent, téméraire, prompt à écouter les conseils dangereux ; il condamne l’innocence. C’est l’homme tel qu’il appartient à l’histoire, et nullement le héros des poèmes chevaleresques, qui lui prêteront « un beau corps, un cœur franc, » et qui le surnommeront pour cette raison, « le Grand[72]. »

Cependant nous avons des monuments poétiques dont il est impossible de constater la date, au moins par les moyens précédemment indiqués ; je veux parler des chants qui appartiennent à cette portion de toute poésie populaire qui traite du monde invisible et de ses habitants, dans leurs rapports avec les humains. Nous verrons bientôt si on peut parvenir à leur assigner une date probable, en recourant à d’autres moyens ; mais il nous semble nécessaire d’étudier d’abord leurs mystérieux acteurs.


VI


Les principaux agents surnaturels de la poésie populaire de Bretagne sont les fées et les nains.

Le nom le plus commun des fées bretonnes est Korrigan, qu’on retrouve, bien qu’altéré par une bouche latine, sous celui de Garrigenæ, dans une des éditions de Pomponius Mela, et presque sans altération sous celui de Koridgwen, dans les poëmes des anciens bardes gallois. Chez l’écrivain latin, il désigne les neuf prêtresses ou sorcières armoricaines de Sein ; chez les poëtes cambriens, la principale des neuf vierges qui gardent le bassin bardique.

Ce nom semble venir de korr, petit[73], diminutif korrik, et de gwen ou gan, génie[74]. Les korrigan prédisent l’avenir ; elles savent l’art de guérir les maladies incurables au moyen de certains charmes qu’elles font connaître, dit-on, à leurs amis ; protées ingénieux, elles prennent la forme de tel animal qu’il leur plaît ; elles se transportent, en un clin d’œil, d’un bout du monde à l’autre. Tous les ans, au retour du printemps, elles célèbrent une grande fête de nuit. Une nappe, blanche comme la neige, est étendue sur le gazon, au bord d’une fontaine ; elle se couvre d’elle-même des mets les plus exquis ; au milieu brille une coupe de cristal qui répand une telle clarté qu’elle sert de flambeaux. À la fin du repas, cette coupe circule de main en main ; elle renferme une liqueur merveilleuse, dont une seule goutte rendrait, assure-t-on, aussi savant que Dieu. Au moindre bruit humain tout s’évanouit.

C’est, en effet, près des fontaines que l’on rencontre le plus fréquemment les korrigan, surtout des fontaines qui avoisinent des dolmen ; elles en sont restées les patronnes, dans les lieux solitaires d’où la sainte Vierge, qui passe pour leur plus grande ennemie, ne les a pas chassées. Les traditions bretonnes leur prêtent une grande passion pour la musique et de belles voix, mais elles ne les font point danser comme les traditions germaniques. Les chants populaires de tous les peuples les représentent souvent peignant leurs cheveux blonds, dont elles paraissent prendre un soin particulier. Leur taille est celle des autres fées européennes ; elles n’ont pas plus de deux pieds de hauteur. Leur forme, admirablement proportionnée, est aussi aérienne, aussi délicate, aussi diaphane que celle de la guêpe : elles n’ont d’autre parure qu’un voile blanc qu’elles roulent en écharpe autour de leur corps. La nuit, leur beauté est dans tout son éclat ; le jour, on voit qu’elles ont les cheveux blancs, les yeux rouges et le visage ridé: aussi ne se montrent-elles que la nuit et haïssent-elles la lumière. Tout en leur personne annonce des intelligences déchues. Les paysans bretons assurent que ce sont de grandes princesses qui, n’ayant pas voulu embrasser le christianisme quand les apôtres vinrent en Armorique, furent frappées de la malédiction de Dieu. Les Gallois voient en elles les âmes des druidesses condamnées à faire pénitence. Cette coïncidence est frappante.

Partout on les croit animées d’une haine violente contre le clergé et la religion, qui les a confondues avec les esprits de ténèbres, ce qui paraît les irriter beaucoup. La vue d’une soutane, le son des cloches les met en fuite. Les contes populaires de toute l’Europe tendraient, du reste, à confirmer la croyance ecclésiastique qui en a fait des génies malfaisants. En Bretagne, leur souffle est mortel; comme en Galles, en Irlande, en Écosse et en Prusse, elles jettent des sorts; quiconque a troublé l’eau de leur fontaine, ou les a surprises, soit peignant leurs cheveux, soit comptant leurs trésors auprès de leur dolmen (car elles y recèlent, dit-on, des mines d’or et de diamant), est presque toujours sûr de périr, particulièrement si c’est un samedi, jour consacré à la Vierge, qu’elles ont en horreur.

Presque toutes les traditions européennes leur attribuent aussi un penchant prononcé pour les enfants des hommes et les leur font voler. Cette croyance, comme toutes celles qui sont relatives aux fées, doit être fondée sur quelque événement réel ; peut-être sur les habitudes bien connues des sorcières et des bohémiennes : aussi les fées sont-elles l’effroi de la paysanne des vallées de l’Oder, comme celui de la paysanne d’Armorique. Celle-ci met son nourrisson sous la protection de la sainte Vierge en lui passant au cou un chapelet ou un scapulaire, préservatif certain contre toute espèce d’êtres malfaisants. Les korrigan ne sont pas, au reste, les seuls génies qui dérobent les enfants; on en accuse également les Morgan ou esprits des eaux, aussi du sexe féminin: elles entraînent, dit-on, au fond des mers ou des étangs, dans leurs palais d’or et de cristal, ceux qui viennent, comme le jeune Hylas, jouer imprudemment près des eaux.

Leur but, en volant les enfants, est, disent les paysans, de régénérer leur race maudite. C’est aussi pour cette raison qu’elles aiment à s’unir aux hommes : pour y arriver elles violent toutes les lois de la pudeur[75] comme les prêtresses gauloises[76].

Les êtres qu’elles substituent parfois aux enfants des hommes sont pareillement de race naine et passent pour leur progéniture; comme elles, ils portent les noms de korr, korrik et korrigan, qui s’appliquent aux deux sexes. On les appelle aussi kornandon, gwazigan et duz ou lutin. Ce dernier nom est celui du père de Merlin et d’une ancienne divinité adorée dans le comté d’York par les Bretons, qui la redoutaient fort, s’imaginant qu’elle pouvait surprendre les femmes dans leur sommeil.

La puissance des nains est la même que celle des fées, mais leur forme est très-différente. Loin d’être blancs et aériens, ils sont généralement noirs, velus, hideux et trapus ; leurs mains sont armées de griffes de chat et leurs pieds de cornes de bouc; ils ont la face ridée, les cheveux crépus, les yeux creux et petits, mais brillants comme des escarboucles ; leur voix est sourde et cassée par l’âge. Ils portent toujours sur eux une large bourse en cuir qu’on dit pleine d’or, mais où ceux qui la dérobent ne trouvent que des crins sales, des poils et une paire de ciseaux. Ce sont les hôtes des dolmen; ils passent pour les avoir bâtis; la nuit, ils dansent alentour, au clair des étoiles, une ronde dont le refrain primitif était : « Lundi, mardi, mercredi, » auquel ils ont ajouté par la suite : « jeudi et vendredi » ; mais ils se sont bien gardés d’aller jusqu’au samedi et surtout jusqu’au dimanche, jours néfastes pour eux comme pour les fées. Malheur au voyageur attardé qui passe ! il est entraîné dans le cercle et doit danser parfois jus- qu’à ce que mort s’ensuive. Le mercredi est leur jour férié; le premier mercredi de mai, leur fête annuelle; ils la célèbrent avec de grandes réjouissances, par des chants, des danses et de la musique.

Les Bretons, comme les Gallois, les Irlandais et les montagnards de l'Écosse, les supposent faux monnayeurs et très-habiles forgerons. C’est au fond de leurs grottes de pierre qu’ils cachent leurs invisibles ateliers. Ce sont eux qui ont écrit ces caractères cabalistiques qu’on trouve gravés sur les parois de plusieurs monuments celtiques du Morbihan et particulièrement à Gawr-iniz, ou l’ile du Géant: qui viendrait à bout de déchiffrer leur grimoire connaîtrait tous les lieux du pays où il y a des trésors cachés. Taliésin se vantait d’en avoir le secret[77]. Les nains sont sorciers, devins, prophètes, magiciens. Ils peuvent dire comme leur frère Alvis, de l’Edda: « J’ai été partout et je sais tout.» Les jeunes filles en ont grand’peur, et goûtent peu, quoiqu’elles ne soient plus aussi dangereuses qu’au siècle de Merlin, leurs privautés lutines. Le paysan, en général, les redoute pourtant moins que les fées : il les brave volontiers et s’en rit s’il fait jour, ou s’il a pris la précaution de s’asperger d’eau bénite; il leur attribue la même haine qu’aux fées pour la religion ; mais cette haine prend une tournure plutôt malicieuse et comique que méchante. On dit, à ce sujet, qu’on les a surpris, au brun de nuit, commettant en rond et en se tenant par la main, avec mille éclats de rire diaboliques, certains actes moitié sérieux, moitié bouffons, mais toujours fort impies et cyniques... au pied des croix des carrefours. Telle est, d’après la tradition actuelle, la physionomie des nains bretons ; plusieurs des traits qu’elle présente leur sont communs avec les génies des autres peuples, particulièrement avec les Courètes et Carikines[78] dont le culte, importé sans doute par les navigateurs phéniciens, existait encore dans la Gaule et dans l’île de Bretagne, au troisième siècle de notre ère[79].

La mythologie phénicienne nous ramène donc à la mythologie celtique ; les carikines et courètes de l’Asie, aux korrigan et korred bretons.

Les anciens bardes, en nous faisant connaître la déesse Korridgwen, l’associent à un personnage mystérieux qui a beaucoup d’affinité avec nos nains. Ils l’appellent Gwion, l’esprit, et le surnomment le pygmée[80]. Son existence se trouva liée d’une façon assez étrange à celle de la déesse. Comme il veillait au vase mystique qui contenait l’eau du génie de la divination et le la science, vase qui rappelle d’une manière frappante la coupe des Courétes[81], trois gouttes bouillantes lui étant tombées sur la main, il la porta à sa bouche, et soudain l’avenir et tous les mystères du monde se dévoilèrent à lui. La déesse irritée voulant le mettre à mort, il s’enfuit, et, pour lui échapper, il se changea tour à tour en lièvre, en poisson, en oiseau, tandis qu’elle-même devenait tour à tour levrette, loutre et épervier ; mais le génie ayant eu l’inspiration fatale de se métamorphoser en grain de froment, la déesse, changée tout à coup en poule noire, le distingua de son œil perçant au milieu du monceau de blé où il s’était blotti, le saisit du bec, l’avala, et grosse aussitôt, elle mit au monde, au bout de neuf mois, un eniant charmant, qui s’appela Taliésin, nom commun, à ce qu’il paraît, aux. chefs des bardes et des devins bretons[82].

L’eau merveilleuse du vase magique est nommée par les bardes l’eau de Gwion[83]. L’île d’Alwion[84], ou de Gwion, dont on a fait Albion, et qu’un ancien poëte gallois appelle le pays de Mercure[85], paraît lui devoir son nom. Gwion a, en effet, beaucoup de rapport avec ce dieu[86]. On sait que l’Hermès celtique était la plus grande divinité des Bretons insulaires; qu’ils en avaient chez eux, au témoignage de César, une infinité d’idoles; qu’ils honoraient en lui l’inventeur des lettres, de la poésie, de la musique, de tous les arts ; qu’ils l’invoquaient dans leurs voyages et lui attribuaient une grande influence sur le commerce et les marchés[87].

Un bas-relief antique, gravé par Montfaucon, le représente sous la figure d’un nain tenant une bourse à la main[88]. C’est précisément ainsi que les anciens bardes représentent Gwion; ils l’appellent même « le nain à la bourse[89]. »

Or, les nains d’Armorique, comme nous l’avons vu, ont aussi une bourse. Tous les autres attributs de Gwion et de l’Hermès gaulois, la science magique, poétique, cabalistique, alchimique, métallurgique, divinatoire, ils la possèdent, et leur jour de fête est le jour de Mercure. Il semblerait donc qu’il n’y eût aucun doute à avoir sur l’identité de ces personnages ; mais il y a mieux : les noms mêmes sous lesquels on les désigne sont équivalents ; les habitants du pays de Galles appellent indifféremment « herbe de Cor et herbe de Gwion[90], » une plante médicinale particulièrement affectionnée des nains, et les Gaulois, d’après une inscription trouvée à Lyon, appelaient Corig (petit nain), le dieu qui présidait au commerce des Gaules, patronisait les bateliers de la Saône et de la Loire, les voituriers et les peseurs[91].

Nous ne pousserons pas plus loin cette digression ; il nous suffisait de faire voir que les nains bretons, aussi bien que les fées bretonnes, se rattachent, par leur nom et leurs principaux attributs, à l’ancienne mythologie celtique.

C’est une des raisons pour lesquelles il est impossible, comme nous l’avons dit, de déterminer la date des chants dont ils sont le sujet. Mais si on ne peut les ranger par ordre chronologique, du moins peut-on les renfermer dans une certaine période, en étudiant les allusions qu’ils contiennent, et en recherchant à quelle époque elles se rapportent. Voyons donc si les quatre ballades mythologiques que nous publions, et qui forment un cycle de récits à part, datent du seizième siècle plutôt que de tout autre temps antérieur ou postérieur.

Le premier représente un seigneur appelé Nann, qui va à la chasse à cheval et armé d’une lance. Nous savons qu’on se servait de la lance et du javelot à la chasse, au moyen âge, en Bretagne ; mais qu’on en ait fait usage au seizième siècle, jusqu’ici nous n’avons pu en découvrir de preuve. D’ailleurs, M. Adolf Wolf a démontré par la comparaison que la donnée de la ballade remonte au berceau même des races indo-européennes, et est le prototype d’un récit qui s’est localisé en mille endroits[92]. Le second, qui est relatif à la naissance de Merlin, offrant le germe évidemment développé par les romanciers du moyen âge, doit être mis hors de question. Il en doit être ainsi du troisième, vu qu’il est populaire à la fois en Galles , où on le trouve dés le douzième siècle, et en Bretagne, et qu’il présente d’ailleurs une forme rhythmique archaïque.

Reste le dernier qui montre les Bretons en état d’hostilité flagrante contre les Français et leur roi, hostilité qu’on ne dira pas, je suppose, avoir eu lieu au seizième siècle alors que le loi de France était duc de Bretagne.

Ces chants n’étant donc pas du seizième siècle, ne datent-ils point de plus haut? Cette question nous conduit à examiner si la forme des poésies populaires de la Bretagne s’accorde bien avec le fond d’événements, de mœurs et d’idées qu’ils présentent.


VII


Les poésies populaires de toutes les nations offrent des analogies frappantes ; on dirait qu’elles sortent de la même bouche et quelles peuvent se chanter sur le même air : cela se conçoit ; elles sont l’image de la nature dont le type se trouve gravé au fond des mœurs de tous les peuples, et dont les procédés sont partout identiques ; j’aime mieux cette raison, aussi admise par M. Mila y Fontanas et par M. de Puymaigre, que le système celto-latin de M. Nigra, quelque séduisant qu’il soit.

Entre les ballades vraiment originales et non empruntées qu’on chante en Espagne et en Italie, en Servie, en Scandinavie, dans les États d’Allemagne, en Écosse et en Bretagne, je ne vois d’autre différence que celle du caractère des habitants de ces contrées. La muse méridionale est fière, passionnée, impétueuse et lyrique; la muse servienne s’élève souvent à la hauteur de la poésie épique; les muses scandinave et danoise sont tragiques et guerrières; le génie de la muse germanique est, selon Ferdinand Wo!f, celui de la tragédie bourgeoise la plus touchante et la plus pathétique; le trait distinctif de la ballade écossaise est la mélancolie la plus douce. Quant à la muse bretonne, elle me paraît unir parfois à la sensibilité de la poésie germanique, la grandeur épique des poètes servions et la tristesse singulière de la poésie écossaise. Mais ce qui la caractérise surtout, ce qui éclate d’une manière admirable dans les chants bretons, c’est cette charmante pudeur, si délicatement indiquée par M. Renan, ce quelque chose de voilé, de sobre, d’exquis, à égale distance de la rhétorique du sentiment, trop familière aux races latines, et de la naïveté réfléchie de l’Allemagne[93].

La manière dont composent leurs auteurs est analogue à celle des autres compositeurs populaires. Le poète, ou plutôt l’auteur dramatique, car chacune de ses œuvres est un drame, indique souvent, dès le début, le dénoûment, dans quelques vers qui servent de prologue; puis il dispose la scène, y place ses acteurs, et les laisse discourir et agir librement; point de réflexions, elles doivent ressortir de l’ensemble des discours et des aventures ; rien d’inutile ; tout se tient, tout s’enlace, tout marche droit au but. Toujours à l’écart, l’auteur n’intervient qu’en de très-rares occasions, soit dans le courant de la pièce, lorsque le sens l’exige impérieusement, soit à la fin, lorsque le drame en suspens hésite au moment d’atteindre le but.

Son allure brusque et sans transition est parfaitement naturelle; il raconte un événement que tout le monde a présent à l’esprit; inutile donc qu’il entre dans de longs détails; il suffit qu’il signale les traits saillants, et qu’il les mette dans un jour tel qu’ils puissent frapper l’esprit et se graver dans l’âme. Quelquefois la nature l’inspire à rendre l’art jaloux ; mais le plus souvent, enfermé sans guide dans le dédale de la routine, il est impuissant à se faire à lui-même des ailes pour s’envoler.

Homère, lui seul, en sortit. Des régions banales de la poésie vulgaire il sut s’élever jusqu’aux sommets les plus sublimes de l’art ; mais encore est-il juste de remarquer qu’il est fort souvent monotone comme tous les poètes populaires.

Ainsi, que ses acteurs aient à parler ou à agir, il les met constamment en scène de la même manière. Il emploie mille fois la même forme, il répète mille fois le même vers entier. Ses hérauts rapportent littéralement les messages des chefs. Ses épithètes sont presque toutes tirées de la nature, et se reproduisent uniformément : Minerve a des yeux bleus, Junon des yeux de génisse, les Grecs de belles cnémides ; la mer est toujours verte, le ciel toujours profond, la terre toujours vaste.

Tous les poètes populaires offrent les mêmes formes, la même allure, les mêmes épithètes naturelles, pour ainsi dire stéréotypées. Nous n’en citerons pas d’exemples, ce recueil en offrira un trop grand nombre. Nulle variété dans la combinaison des matériaux mis en œuvre ; la lyre rustique est un instrument incomplet. Le rébek breton n’avait que trois cordes, la guzla servienne n’en a qu’une.

La chanson de fête et d’amour n’est ni aussi rude, ni aussi négligée, ni aussi décousue que le chant historique. Quelquefois elle revêt la forme de l’ode anacréontique, le plus souvent celle de l’idylle ou de l’églogue. C’est le dialogue de la ballade roulant sur un thème d’amour, moins le prologue, le dénoûment et les notes incidentes. Ici le poète est toujours en scène ; il est acteur : ce sont le plus souvent les émotions, les craintes, les espérances, les tristesses, les mécomptes ou les joies de son cœur qu’il tâche d’exprimer ; il pense, réfléchit et conclut tout haut.

Le cantique emprunte son allure, sa forme et son tour, partie aux chansons d’amour, partie aux hymnes d’église ; la légende populaire, partie à la ballade et partie à la prose latine. La légende ne perd point complètement pour cela l’allure dramatique de la ballade ; mais cette allure est moins brusque, plus réglée, plus grave, plus cléricale ; elle ne va plus le galop, si j’ose le dire, elle va l’amble. L’auteur s’efface moins, il parle plus longtemps, il raisonne ; parfois il moralise ; le récit tend à dominer l’action, comme dans les œuvres artificielles du même genre, qu’on ne chante point, mais qu’on lit, et qui par cela même ne sont pas populaires.

Le chant marié à la parole est en effet l’expression de la seule poésie vraiment populaire. Son union avec la musique est si intime que si l’air d’une chanson vient à se perdre, les paroles se perdent également. Nous en avons fait mille fois l’expérience, mille fois nous avons vu le chanteur s’efforcer vainement de rappeler dans sa mémoire les mots du chant qu’il voulait nous faire connaître, et ne parvenir à les retrouver qu’en retrouvant la mélodie. Avec le berger de Virgile, il aurait pu dire, en renversant le vers du poète : Numeros memini,’si verba tenerem ?

Quelquefois l’air et les paroles naissent simultanément ; l’inventeur de la poésie, dans les traditions cambriennes, est aussi l’inventeur de la musique. D’ordinaire l’air est ancien. Le rhythme est comme l’aile du poëte populaire ; le rhythme l’enlève et le soutient dans son essor. Il ne pourrait composer sans fredonner un air qui lui donne la mesure ; tous, excepté peut-être les kloer et les prêtres, qui suivent pourtant une méthode semblable à celle des autres poètes populaires, ignorent les règles de la versification : plusieurs me l’ont souvent avoué. Ils sentent instinctivement, disent-ils, qu’ils doivent se conformer au ton, sous peine de blesser l’oreille et l’harmonie ; se reposer quand il se repose, s’arrêter quand il s’arrête ; faire accorder ensemble certaines finales qui suivent certains repos, et que l’air leur indique ; leur science ne va pas plus loin.

La prosodie bretonne est donc fondée sur le mètre et la rime. Les vers s’assemblent de manière à former des distiques ou des quatrains généralement de mesure égale. Ces vers ont trois, cinq, six, sept, huit, neuf, douze, et jusqu’à treize et quinze syllabes. Ceux de douze, comme en français, ont une césure au sixième pied ; ceux de treize syllabes, tantôt au sixième, tantôt au septième ; ceux de quinze, au huitième. Chaque hémistiche, chaque vers, chaque strophe, doit offrir un sens complet, et n’enjamber jamais sur l’hémistiche, le vers ou là strophe suivante. C’est bien le caractère rhythmique d’une poésie faite pour être entendue et retenue par cœur. Les rimes ne se croisent point comme dans la poésie écrite ; au moins ne connaissons-nous aucun chant vraiment populaire où cela ait lieu. En général elles satisfont l’oreille ; quelque-fois elles ne présentent qu’une simple assonance ; on remarquera qu’elles sont d’autant plus riches que le sujet du chant appartient à une époque plus reculée.

Telle est aujourd’hui la prosodie bretonne ; mais elle a eu d’autres traits qu’elle a perdus et dont plusieurs monuments qui nous restent portent des traces évidentes. Outre la rime, elle a employé l’allitération, c’est-à-dire l’accord harmonieux des consonnes entre elles dans un même vers[94] ; outre des distiques et des quatrains, elle a eu des tercets, formes artificielles, essentiellement opposées au génie de la vraie poésie populaire et qu’elle tenait des anciens bardes.

Déterminer l’époque à laquelle l’allitération proprement dite, qu’il ne faut par confondre avec le système de rimes symétriques intérieures des écrivains bretons du quatorzième siècle[95] a cessé d’être en usage en Bretagne, ne serait pas chose facile. Elle existe d’une manière assez régulière dans tout le chant mythologique de l’Enfant supposé, que sa grande popularité en Cambrie et en Armorique, nous a fait juger antérieur au dixième siècle. La Prophétie de Gwenc’hlan, la Submersion de la ville d’Is, la Marche d’Arthur, le Vin des Gaulois et la Danse du glaive, la Peste d’Elliant, Alain le Renard, mais surtout le Druide et l’Enfant, pièces dont le fonds appartient à la période savante de la poésie bretonne, sont également allitérées, en tout ou en partie. L’allitération jouait un grand rôle dans la prosodie des bardes gallois de cette époque. Comme la ballade du Rossignol, qui a été traduite en français au treizième siècle, n’est point allitérée ; comme celle de Bran, qui est dans le même cas, et l’Épouse du croisé, je le sont pas davantage, je suis porté à croire cette forme tombée en désuétude en Armorique au douzième siècle.

Le tercet ou la strophe de trois vers rimant ensemble, devait aussi ne plus exister à la même époque, car les trois dernières pièces que nous venons de citer n’en contiennent pas. Les druides paraissent s’en être servis pour transmettre leurs enseignements à leurs élèves ; au moins les seules de leurs maximes qui nous soient parvenues sont-elles renfermées dans des tercets. Le judicieux et savant critique Édouard Lhuyd la suppose le plus ancien rhythme dont les Bretons aient jamais fait usage. Nous sommes complètement de son avis, et nous le trouvons justifié par les monuments archaïques de leur poésie. Il est très-remarquable, en effet, que ce soit précisément la forme de ceux que nous avons tout lieu de croire antérieurs au dixième siècle. En supposant qu’on ait admis ce qui précède, on pourra encore nous faire l’objection suivante :

Les chants populaires de la Bretagne, s’il en est de diverses époques, doivent en porter le cachet dans le style ; or, ils ont tous, à cet égard, la même teinte uniforme, ils sont tous écrits dans l’idiome moderne.

Nous allons essayer de répondre à cette objection.


VIII


Il existe entre la langue dont se servent les poëtes populaires de la Bretagne et les chants qu’ils composent, un désaccord singulier. La poésie est très-riche et la langue très-pauvre. La langue suffit tout juste à rendre, sans avoir recours aux formes grammaticales et aux vocabulaires étrangers, les idées du peuple qui la parle. Mais on peut voir qu’elle n’a pas toujours été aussi dénuée ; ses haillons laissent briller parfois les fils d’or d’une splendeur passée.

Sans sortir de notre sujet nous indiquerons sommairement quelques-unes des pertes grammaticales qu’elle a subies; nous en pouvons juger en comparant sa syntaxe à celle des autres nations celtiques.

Ainsi, elle n’a plus de passif régulier, à la différence du gallois; pour l’obtenir, elle est réduite à recourir aux auxiliaires. Ses substantifs n’ont conservé que deux désinences, l’une pour le singulier et l’autre pour le pluriel. Ses déclinaisons n’ont plus de cas, comme en a toujours le gaëlic; elle les remplace par des prépositions marquant le rapport des mots entre eux. Elle a perdu les préfixes ainsi que l’accord, en genre et en nombre, du nom avec l’adjectif, lequel ne varie plus sa terminaison, selon que le premier est du masculin ou du féminin, au singulier ou au pluriel; elle n’indique plus les genres que par le changement des consonnes initiales muables; elle ne met plus guère qu’au singulier les substantifs précédés des noms de nombre cardinaux ; elle a perdu la faculté précieuse de créer des mots nouveaux, à la manière des Gallois, à l’aide de radicaux anciens et de combinaisons savantes; enfin, elle manque très-souvent de liaisons grammaticales.

Quant à son vocabulaire, s’il est évidemment peu riche, il offre toutefois infiniment moins d’expressions étrangères qu’on pourrait le croire, et le peu de mots qu’il a empruntés au français[96] comme ceux qu’il doit au latin et aux idiomes germaniques avec lesquels il a été en contact immédiat pendant plusieurs siècles, il les a modifiés selon son génie particulier, de manière à se les rendre propres. Cette observation avait frappé Fauriel, et dans son rapport au Comité historique des Monuments écrits, sur les Chants populaires de la Bretagne, il constata que « l’ancienne langue des Bretons y est conservée dans un état de pureté que l’on ne soupçonnait pas[97]. » Augustin Thierry expliquait le fait en disant que « les pauvres et les paysans de la Bretagne ont tenu fidèlement à leur vieille langue nationale, et l’ont conservée à travers les siècles avec la ténacité de mémoire et de volonté qui est propre aux hommes de la race celtique. »

A la ténacité bretonne, comme première raison de la persistance de l’antique idiome à ce singulier degré de pureté, on en peut ajouter une autre tirée de l’histoire même de cet idiome. Le mépris qu’ont affecté pour lui les savants étrangers et même bretons de presque tous les siècles; son état d’isolement, l’oubli profond dont il a été enveloppé, ont opposé autant de barrières aux atteintes des novateurs; n’ayant guère été cultivé, et n’ayant eu, depuis le sixième siècle au moins, ni orateurs, ni philosophes, ni académies, ni, en un mot, de littérature proprement dite, il est resté invariable, et, en quelque sorte, à l’état brut, dans la bouche du peuple et des chanteurs populaires. Ce n’est pourtant pas à dire qu’il n’ait éprouvé aucune altération, quelques-uns de nos chants prouveraient le contraire. Les plus anciens par le sujet et par le rhythme offrent çà et là certaines formes grammaticales, certains mots que les Bretons du pays de Galles ont conservés, et qui sont, ou bien hors d’usage aujourd’hui en Armorique, ou pris dans une acception différente[98] Ils contiennent surtout des idées, et parfois des strophes entières, que le peuple ne comprend pas, — je l’ai dit et je le maintiens, — qu’il dénature étrangement, et dont nous n’avons pu nous-même retrouver le sens probable et la rédaction primitive qu’à l’aide d’un instrument précieux, la philologie et la poésie comparées. La comparaison des chants bretons des temps barbares avec les textes cambrions des sixième et septième siècles, était en effet le seul moyen d’arriver à la solution d’une question très-délicate de philologie et d’histoire, l’âge des uns pouvant être déterminé par celui des autres, dont il existe des manuscrits du douzième siècle, et même du neuvième, ce qui nous reporte presque à la grande époque de la littérature bardique[99] Or, si quelque portion de la poésie traditionnelle des Armoricains rappelle l’art, le tour, le vocabulaire et la grammaire des anciens bardes cambriens, c’est, de l’aveu de tous, celle qui a trait aux temps héroïques; et certes les analogies de mœurs, de croyances et de sentiments n’y contredisent pas.

Je pense donc que, loin de pouvoir rien arguer contre l’antiquité des chants bretons, de la teinte généralement moderne de leur style, on trouve un argument très-fort en faveur de cette antiquité même dans les traces d’archaïsme idiomatique non moins que dans la passion sauvage et l’accent farouche dont sont empreints six ou sept des premiers.

Il ne me reste plus qu’à examiner la question de savoir si les chants populaires de la Bretagne ont subi, comme on l’a prétendu, une transformation totale quant au fond d’événements, de mœurs et d’idées qu’ils présentent, question déjà à moitié résolue, mais qui mérite d’être complètement traitée.


IX


Les chanteurs populaires, dit Walter Scott, ressemblent aux alchimistes qui changent l’or en plomb; ils corrompent à dessein les œuvres de l’auteur dont ils transmettent les chants à la postérité, au point de leur enlever leur esprit et leur style riginal[100].

Cette opinion nous semble bien exagérée. Les chants traditionnels sont, il est vrai, sujets à différentes altérations, mais qui n’ont rien de systématique. Le plus souvent elles sont le résultat du défaut de mémoire ou de quelque méprise des chanteurs, qui, substituent à des détails originaux d’autres traits empruntés à de vieilles chansons analogues tombées depuis longtemps dans le domaine public. Les lieux communs qu’on rencontre en si grand nombre dans toutes les poésies traditionnelles, et qui semblent cosmopolites, car chaque peuple peut les revendiquer, n’ont pas d’autre raison.

Il arrive aussi, en général, qu’au bout d’un certain nombre d’années, l’événement simple, naturel, historique que l’auteur a chanté, soit seul, soit en collaboration, s’est, en passant de bouche en bouche, singulièrement poétisé. La mort du héros du poëme, pour peu qu’il soit fameux, en entourant sa mémoire d’une espèce d’auréole populaire, y contribue plus que toute autre cause. On recherche, on répète jusqu’aux moindres circonstances de ses aventures; les plus inconnues sont les plus goûtées ; le noyau principal se grossit de la sorte de traits fort souvent inexacts, mais qui passent pour vrais, et qu’on écoute toujours avidement. D’un autre côté, la vie du même personnage dans le monde des âmes, ses rapports avec les humains, dont le peuple ne doute pas; cette existence commencée sur la terre et qui se poursuit au delà du tombeau, ouvrent une carrière nouvelle à l’imagination populaire.

Que fera la muse rustique? Elle a traduit dans la langue des vers la première partie de l’histoire ; elle est forcée de l’amplifier et de traiter la seconde. De là, sans doute, dans un cas, des substitutions, et dans l’autre, des développements et des additions inévitables; mais ces substitutions des continuateurs n’altèrent pas plus l’essence du chant primitif que des additions faites par l’auteur lui-même. Celui-ci greffe des tiges nouvelles sur un arbre qu’il a planté, ou accélère, par une culture plus soigneuse, la pousse de quelques branches moins vivaces ; ceux-là ressemblent à la nature, qui, par d’élernels renouvellements, remédie à ses propres pertes. L’arbre de poésie, parvenu à son développement complet, peut donc de temps à autre, quoique vigoureux et plein de sève, laisser tomber des rameaux morts, bientôt remplacés par d’autres; mais, tant qu’il est debout, il reste inviolable et respecté.

Pour peu qu’on se donne la peine de recueillir quelques versions d’un même chant populaire, après un certain laps de temps, et de les comparer, on acquerra la preuve de cette fidélité de la tradition. Parmi ceux que je publie, il en est dont j’ai réuni jusqu’à vingt variantes, qui m’ont offert un fond identique d’événements, de mœurs ou de croyances, au bout de trente ans. Les unes étaient riches, détaillées et complètes, les autres pauvres, dépourvues d’ornements, tronquées; tantôt elles ne différaient entre elles que par des strophes ajoutées, retranchées ou corrompues, ou seulement par quelques vers; tantôt par l’omission du prologue ou de l’épilogue, tantôt par de simples locutions, surtout par des noms altérés ; mais, je le répète, elles ne m’ont jamais offert ni modification intime, ni variation rhythmique de nature à préjudicier gravement, soit à leur fond, soit à leur forme.

Si nous avons contre notre opinion le sentiment de Walter Scott, nous sommes heureux de pouvoir lui opposer l’autorité plus grande encore des frères Grimm; ils sont même allés jusqu’à dire que « le peuple respecte trop ses chants populaires pour ne pas les laisser tels qu’ils ont été composés et tels qu’il les a appris. »

Il est pourtant une réserve dont l’expérience et les recherches comparatives font un devoir, même en présence de pareils maîtres; le respect du peuple pour ses vieilles cantilènes, et la bonne foi avec laquelle il les transmet, n’excluent pas certaines confusions qui étonnent les collecteurs sous la plume desquels elles tombent au bout de plusieurs siècles. Je veux parler de l’attribution si ordinaire des aventures d’un héros des vieux âges à un héros venu plus tard, par suite de leur rapport, soit de nom, soit de caractère. C’est bien le cas de dire que le mort saisit le vif, mais il faut avouer que s’il lui doit un heureux surcroit de vie et de popularité, c’est souvent au détriment de sa physionomie primitive et de la tradition historique. Ai-je besoin de remarquer que les interpolations ne diminuent cependant en rien la considération du peuple pour les gens qui le passionnent par le récit des grandes choses d’autrefois?


X


Le peuple, en effet, écoute les chanteurs nationaux avec un recueillement religieux, et ceux de la Bretagne méritent son respect. Leur rôle n’est pas seulement d’amuser et de plaire; ils ont à remplir une autre et plus grave mission. Ils sont les conservateurs de la langue, des annales populaires, des bonnes mœurs même, des vertus sociales, et, nous osons le dire, un des instruments de la civilisation, si par ce mot l’on veut entendre ce qui est beau, honnête et bien. Cette mission, ils l’ont comprise et remplie à toutes les époques.

Comme les bardes cambriens, leurs frères, ils ont chanté les destinées de leur patrie, ses malheurs et ses espérances : l’un d’eux fut pris par un chef étranger qui, pour le punir, lui fit crever les yeux et le jeta au fond d’un cachot, où il mourut, victime de son dévouement à la cause de son pays.

Un autre, à qui les ennemis avaient coupé la langue, afin de l’empêcher d’exciter ses compatriotes au combat, se faisait suivre d’un ménestrel qui chantait, aux accords de la harpe du barde mutilé : « Les Franks lui ont coupé la langue; mais il a toujours un cœur, un cœur et une main pour décocher la flèche de la mélodie. » Les Bretons alors étaient gouvernés par des chefs de leur race ; ils répétaient avec leurs poëtes nationaux, et leur postérité, au bout de douze siècles, a répété ce cri vaillant : « On ne meurt jamais trop tôt quand on meurt en faisant son devoir! « Les grands noms d’Arthur, de Morvan-Lez-Breiz, d’Alain Barbe-Torte, et de Noménoë, offraient, à cette première époque, un beau sujet aux inspirations du barde. Avec leurs successeurs de race étrangère il tombe, et les ménestrels populaires prennent sa place. Mais si la langue d’or est coupée, les nouveaux poëtes ont toujours le cœur qui bal pour le pays; ils ont toujours la main qui lance la flèche de la mélodie nationale. Pendant tout le moyen âge, ils soutiennent de leurs accents patrioliques le courage des Bretons menacés par la Normandie, par l’Angleterre ou par la France ; ils célèbrent les glorieuses rencontres où leurs compatriotes ont eu lieu de se signaler ; ils chantent la résistance des paysans bretons à l’étranger, soit normand, soit français, la bravoure des Trente, l’héroïsme de Jeanne de Montfort, le retour de Jean le Conquérant, le courage de Rolland Gouiket; ils marquent d’un stigmate immortel les traîtres qui préfèrent, comme Rohan, le joug doré de l’ennemi à la liberté pauvre et fière. Quand, plus tard, cette liberté a été glorieusement mise en gage entre les mains de la France; ils ont encore des chants de louanges pour ceux qui l’aiment et qui la défendent comme du Dresnay, pendant la Ligue, comme Pontcalec, sous la monarchie absolue : quand enfin, après plusieurs siècles, elle leur échappe au milieu d’une tempête qui ébranle l’Europe entière ; quand leur pays est envahi, leur territoire ravagé, leurs anciens chefs de clan persécutés, et leurs prêtres bannis ou condamnés à mort, leur voix, s’éveillant tout à coup avec les sons du tocsin, salue l’étendard paroissial qui flotte au sommet des clochers, enflamme les bandes guerrières des paysans devenus soldats, et retrouve, pour chanter les compagnons des Cadoudal, des Tinténiac et des Cornouaille, l’inspiration des anciens bardes.

Ainsi, jamais la cause des poètes nationaux bretons n’a été distincte de celle de leur pays. Soumise à des lois qui n’ont plus, grâce à Dieu, de privilégiés, sans rôle à jouer dans l’avenir comme nation, mais non sans regret du passé, la Bretagne se recueille aujourd’hui dans le sanctuaire domestique, à l’abri de ses vieilles croyances, de ses mœurs et de son langage, prêtant l’oreille à ses chanteurs dont la muse, désormais pacifique comme elle, n’est plus que celle du foyer.

De même qu’elle était autrefois l’expression fidèle des sen- timents les plus nobles de la multitude; qu’elle faisait naître des arbrisseaux et chanter de blanches colombes sur la tombe des martyrs ; qu’elle faisait sourire l’innocent au milieu des flammes, sauver par le dévouement chevaleresque la faiblesse opprimée; qu’elle célébrait la foi des serments, qu’elle livrait, avec une admirable impartialité, le fils coupable à l’exécration de la postérité, en même temps qu’elle appelait ses bénédictions sur la mémoire de la mère et de l’aïeul; ainsi, toujours préoccupée du bien ou du mal, toujours pleine de respect pour l’équité, toujours honnête, morale, impartiale et sérieuse, la muse populaire de la Bretagne marche d’un pied libre et léger dans les sentiers qu’elle aime, entraîne tous les cœurs à elle, et conserve sur la multitude un empire absolu.

J’ai connu en Cornouaille un pauvre paysan appelé Loéiz Gwivar, qu’une infirmité avait fait surnommer Loéiz-Kam ou Louis le Boiteux; il représentait physiquement trait pour trait, mais au sérieux, le nain fameux du roi François Ier : il était doué d’une intelligence remarquable; son humeur était douce, calme et parfaitement égale; il était poète; il savait en outre par cœur un très-grand nombre de chansons dont j’ai retenu plusieurs, et bien qu’il passât pour un peu sorcier, ses mœurs avaient toujours été d’une sévérité irréprochable. Les anciens bardes, on s’en souvient, se vantaient aussi d’être sorciers et n’en étaient pas moins de fort honnêtes gens.

Quoi qu’il en soit, les connaissances magiques, vraies ou supposées, de notre poète, vieux secrets traditionnels que lui avait enseignés son aïeul, jointes à sa probité personnelle, lui avaient donné dans sa paroisse une certaine autorité morale ; on venait le consulter ; ses avis avaient du poids, ses jugements étaient en général sanctionnés par l’opinion publique, et ses chants contenaient des enseignements utiles qui se gravaient dans les esprits.

Or il est un vice auquel le paysan breton, habituellement sobre, se livre trop volontiers aux jours de fête. La destruction de ce vice commun à tous les peuples de race celtique, et qui paraît avoir été jadis autorisé par leurs lois religieuses, est devenue, depuis l’établissement du christianisme, l’objet des efforts persévérants non-seulement du clergé, mais des bardes eux-mêmes. Ses épouvantables suites jetèrent la consternation dans la paroisse du poëte : témoin de l’événement, il en fit une ballade « pour l’enseignement de chacun, » comme il nous le dit lui-même; et son œuvre produisit un effet tellement salutaire que le nombre des habitués de taverne parut avoir diminué dans le canton qu’il habitait.

Je pourrais citer mille autres exemples de l’utilité pratique de notre poésie populaire. On sait qu’à l’époque où le choléra désolait la Bretagne, les médecins et l’autorité n’obtenant aucun résultat de leurs circulaires imprimées, un vieux libraire mit avec assez de succès en rimes l’exposé des remèdes propres à guérir de la maladie ; ses vers étaient cependant détestables; les paysans eux-mêmes les jugeaient tels ; « au fond, peu importe, me faisait observer naïvement l’un d’eux, l’essentiel était que le choléra fût chansonné; il l’est : la chanson le fera fuir. » Bizarre superstition, sans doute, mais qui montre bien quel pouvoir le peuple attribue à la poésie. De là le proverbe breton : « La poésie est plus forte que les trois choses les plus fortes : le mal, le feu et la tempête. » C’est qu’en effet le poëte a des chants pour calmer toutes les douleurs : si la contagion a fait des orphelins; si l’incendie a dévoré le toit d’un pauvre laboureur, si la barque de quelque pêcheur a sombré, il va, de village en village, suivi des victimes du désastre, quêter pour elles, en chantant leurs malheurs. Depuis longtemps les hommes éclairés de la Bretagne ont vu le parti qu’on pouvait tirer pour l’amélioration du peuple de ce puissant levier moral ; le clergé et l’administration ont souvent appelé à leur aide l’enseignement par la chanson.

Son importance devait aussi, tôt au tard, frapper les hommes d’État auxquels est confiée l’instruction publique en France. Il était réservé à un ministre dont l’esprit élevé saisissait et exécutait vite ce qui pouvait contribuer aux progrès des saines doctrines de prendre l’initiative. En publiant un arrêté[101] pour former une commission chargée de « réunir les poésies consacrées à la religion, à ses souvenirs, à ses préceptes, que chante le peuple dans chacune des provinces de France ; toutes celles qui concernent les faits éclatants de l’histoire nationale; tous les chants traditionnels de nature à apprendre au peuple des villes et des campagnes à aimer Dieu, la patrie et ses devoirs; » en puhliant cet arrêté, le comte de Salvandy mérita bien de son pays. Ajouterai-je qu’il fit adresser à chacun des membres de la commission un exemplaire des Chants populaires de la Bretagne, et décerna au jeune collecteur la seule récompense qu’il pût lui offrir ? Si une nouvelle révolution empêcha cette commission de réaliser son projet, un autre ministre non moins ami de la muse rustique, M. Hippolyte Fortoul, lui donna un commencement d’exécution; sur son rapport, l’Empereur actuel, alors Président de la République, décréta la publication des Chants populaires de la France; un comité s’occupa de les faire recueillir. Ampère rédigea des instructions pour les membres correspondants, et un grand nombre de pièces furent adressées au Ministère, que l’éminent historien aujourd’hui placé à la tête de l’instruction publique ne laissera sans doute pas inédites, quoique le décret du 15 septembre 1852 ait été rapporté[102].

Les réunions qu’on fréquente le plus en Bretagne pour entendre les chanteurs, sont les fêtes des noces et de l’agriculture, les foires, les nuits funèbres où l’on veille et prie autour d’un lit de mort, les linadek, où l’on tire le lin, qui, dit-on, deviendrait étoupe, si l’on n’y chantait pas, mais surtout les fileries du soir.

Les habitants des campagnes se rassemblent principalement l’hiver à l’occasion de ces fileries. Réunis, dès six heures du soir, en cercle devant un large foyer dont la flamme éclaire seule la chaumière, vieillards et jeunes gens, filles et garçons, chantent et content tour à tour. Quelquefois un poëte ambulant, qui va chantant de ferme en ferme, comme allaient ses aïeux de manoir en manoir, vient frapper à la porte au milieu de la nuit, et paye en chansons à ses hôtes l’hospitalité qu’on lui donne.

Mais aux foires, aux fêtes du lin et aux fileries on ne chante guère que des ballades ; aux fêtes des noces et de l’agriculture, que des chansons d’amour, que des cantiques aux veillées funèbres; aux assemblées religieuses connues sous le nom de Pardons, qu’ils portaient déjà du temps où vivait Dante, on chante et des chants historiques, et des chants d’amour, et des cantiques et des légendes.

Les grandes réunions nationales chez tous les peuples anciens doivent leur origine à la religion. Les Gaulois s’assemblaient sous les ordres de leurs druides, dans un lieu consacré[103]. Les vieilles lois Moelmutiennes, qui font mention de réunions semblables dans l’ile de Bretagne, antérieurement au dixième siècle, les appellent des « synodes privilégiés de fraternité et d’union,» et les disent présidées par les bardes[104]. Le christianisme leur fit perdre leur caractère païen, mais il ne parait avoir changé ni leur institution fondamentale, ni leurs cérémonies, ni leurs usages, ni le temps, ni le lieu des réunions ; fidèle à sa prudente manière d’agir avec les barbares, il n’abattit pas le temple, il le purifia : le menhir est toujours debout, mais la croix le domine.

C’était aux solstices qu’avaient lieu en Cambrie, comme les assemblées druidiques, les plus grandes réunions chrétiennes; c’était dans les lieux consacrés par la religion des ancêtres, au sommet des tumulus, parmi les dolmen, au bord des fontaines, qu’on se réunissait ; c’était à l’occasion des fêtes qu’on y célébrait que revenaient périodiquement ces espèces de jeux olympiques, où les bardes, en présence d’un concours immense, tenaient leurs séances solennelles, et disputaient le prix de la harpe et de la poésie; où les athlètes entraient en lice et faisaient assaut de courage, d’adresse ou de vitesse, à l’escrime, à la lutte, à la course et à vingt autres exercices semblables dont parlent les anciens auteurs; c’était à ces fêtes que la foule trouvait dans la danse et la musique une diversion passagère aux soucis journaliers de sa misérable existence. Les sectaires intolérants qui divisent et dépoétisent le pays de Galles, leur ont enlevé tout caractère religieux ; et il n’en reste que des débris sauvés à grand’peine par les associations bardiques, ces gardiennes de la nationalité galloise, qui désormais ne s’appuie plus que sur les mœurs, la langue et les traditions. En Bretagne, elles ont conservé leur génie primitif, et la religion a continué d’être l’âme de touchantes solennités qui promettent encore à nos vieux usages, à nos croyances vénérables, à notre langue, à notre littérature rustique, de longues années d’existence.

Chaque grand pardon dure au moins trois jours. Dès la veille, toutes les cloches sont en branle; le peuple s’occupe à parer la chapelle; les autels sont ornés de guirlandes et chargés de vases de fleurs; on revêt les statues des saints du costume national; le patron ou la patronne du lieu se distinguent comme des fiancés, l’un à un gros bouquet noué de rubans flottants aux couleurs éclatantes, l’autre à mille petits miroirs qui scintillent sur sa coiffe blanche. Vers la chute du jour, on balaye la chapelle, et l’on en jette les saintes poussières au vent, pour qu’il soit favorable aux habitants des iles qui doivent venir le lendemain ; chacun étale ensuite, dans le lieu le plus apparent de la nef, les offrandes qu’il fait au patron. Ce sont généralement des sacs de blé, des écheveaux de lin, des toisons vierges, des pains de cire, ou d’autres produits de l’agriculture, comme aux anciens jours[105] ; puis des danses se forment au son du biniou national, de la bombarde et du tambourin, sur le tertre de la chapelle, au bord de la fontaine patronale, où quelquefois un dolmen en ruines, couvert d’un tapis de mousse, sert de siège aux ménétriers. Il y a moins d’un siècle que l’on dansait dans la chapelle même, pour honorer le saint du lieu[106]. On souffrait en quantité d’endroits, dit l’auteur de la vie de Michel le Nobletz, que les jeunes gens des deux sexes y dansassent durant une partie de la nuit, et l’on eût presque cru commettre quelque sorte d’impiété que de les empêcher de célébrer les fêtes des saints d’une manière si profane[107].

En certaines occasions, on allume encore la nuit des feux de joie dans un but semblable, sur le tertre de la chapelle et sur les collines voisines. Au moment où la flamme, comme un long serpent, déroule, en montant, ses anneaux autour de la pyramide de genêts et d’ajoncs qu’on lui a donnée à dévorer, et s’élance sur le bouquet qui s’élève à la cime, on fait douze fois processionnellement le tour du bûcher, en récitant des prières ; les vieillards l’environnent d’un cercle de pierres, et placent au centre une chaudière, où l’on faisait cuire jadis des viandes pour les prêtres ; aujourd’hui les enfants remplissent cette chaudière d’eau et de pièces de métal, et fixant quelques brins de jonc à ses deux parois opposées, ils en tirent des sons d’une harmonie, selon leur goût, tandis que les mendiants, à genoux à l’entour, la tête nue, et s’appuyant sur leurs bâtons, chantent en chœur les légendes du saint patron. Ainsi les anciens bardes chantaient, à la clarté de la lune, des hymnes en l’honneur de leurs dieux, en présence du bassin magique dressé au milieu du cercle de pierres, et dans lequel on apprêtait le repas des braves[108].

Le lendemain, au moment où l’aurore se lève, on voit arriver dans toutes les directions, de toutes les parties de la Basse-Bretagne, des pays de Léon, de Tréguier, de Goélo, de Cornouaille et de Vannes, des bandes de pèlerins qui chantent en cheminant. D’aussi loin qu’ils aperçoivent le clocher de l’église, ils ôtent leurs larges chapeaux, et s’agenouillent, en faisant le signe de la croix. La mer se couvre aussi de mille barques d’où partent des cantiques dont la cadence solennelle se règle sur celle des rames. Il y a des cantons entiers qui arrivent sous leurs bannières paroissiales, et conduits par leurs recteurs. D’aussi loin qu’on les aperçoit, le clergé du pardon s’avance pour les recevoir; les croix, les bannières, les statues des saints se saluent en s’inclinant, au moment où ils vont se joindre, tandis que les cloches joyeuses se répondent à travers les airs.

À l’issue des vêpres sort la procession. Les pèlerins s’y rangent par dialectes. On reconnaît les paysans de Léon à leur taille élevée, à leur costume noir, vert ou brun, à leurs jambes nues et basanées. Les Trégorrois, dont les vêtements gris n’ont rien d’original, se font remarquer, entre tous, par leurs voix harmonieuses; les Cornouaillais, par la richesse et l'élégance de leurs habits bleus ou violets ornés de broderies, leurs braies bouffantes et leurs cheveux flottants; les Vannetais, au contraire, se distinguent par la couleur sombre de leurs vêtements : à l’air calme et froid de ces derniers, on ne devinerait jamais les âmes énergiques dont ni César ni les armées républicaines ne purent briser la volonté. Mais il ne faut pas les juger sur les apparences : Corps de fer, cœurs d’acier, disait d’eux Napoléon.
Quand le cortège se développe, rien de plus curieux à observer que ces rangs serrés de paysans aux costumes variés et bizarres, le front découvert, les yeux baissés, le chapelet à la main ; rien de touchant comme ces bandes de rudes matelots, qui viennent, nu-pieds et en chemise, pour accomplir le vœu qui les a sauvés du naufrage, portant sur leurs épaules les débris de leur navire fracassé; rien de majestueux comme cette multitude innombrable précédée par la croix, qui s’avance en priant le long des grèves, et dont les chants se mêlent aux roulements de l’Océan.

Il est certaines paroisses où, avant de rentrer dans l’église, le cortège s’arrête dans le cimetière; là, parmi les tombeaux des ancêtres, le paysan le plus respectable et l’ancien seigneur du canton, la jeune paysanne la plus sage et l’une des demoiselles du manoir, debout sur les degrés les plus élevés de la croix, renouvellent solennellement, au nom de la foule prosternée, en étendant la main sur le livre des Évangiles, les saintes promesses du baptême. Ainsi, la religion confond tous les âges, tous les rangs, toutes les conditions, dans ces pieuses assemblées, qui pourraient s’appeler encore des « synodes privilégiés de fraternité et d’union. »

Des tentes sont dressées dans la plaine; les pèlerins y passent la nuit ; on veille fort tard, on reste pour écouter les cantiques que vont chantant d’une tente à l’autre les bardes populaires. Ce jour est tout entier consacré à la religion. Les plaisirs profanes renaissent avec l’aurore et les sons du hautbois.

A midi, la lice s’ouvre ; l’arbre des prix, portant ses fruits comme le pommier ses pommes, ainsi que cela se dit, s’élève triomphalement au centre; à ses pieds mugit la génisse, gage principal du combat, les cornes ornées de rubans. Les jeunes filles et les jeunes femmes, juges influents des joutes, apparaissent montées sur les arbres environnants, à demi cachées, comme des fleurs, dans le feuillage ; la foule des hommes reflue autour de l’enceinte ; mille concurrents se présentent. Des luttes, des assauts de vigueur ou d’adresse, des courses, des danses sans repos ni trêve, remplissent la soirée.

La veille et l’avant-veille ont appartenu aux mendiants et aux autres chanteurs accourus de tous les cantons de la Bretagne ; cette nuit appartient aux kloer. C’est le dernier soir du pardon qu’ils chantent, pour les jeunes filles, leurs chansons d’amour les plus nouvelles et les plus douces, réunis par groupes sous de grands chênes, à travers les rameaux desquels un rayon de la lune, qui glisse sur leur tête blonde, vient éclairer leur pâle et mélancolique visage.

Telles sont les racines profondes qu’a jetées la poésie dans les mœurs de ce peuple.


Au moyen âge, les Bretons Cambriens et les Bretons de l’Armorique, dans toutes leurs solennités, chantaient cet antique refrain : Non ! le roi Arthur n’est pas mort !

Le chef de guerre illustre, qui savait vaincre leurs ennemis, était encore pour eux, à cette époque, un symbole de nationalité politique.

Il y a un certain nombre d’années, au milieu d’une fête de famille que donnaient aux Bretons d’Armorique leurs frères du pays de Galles, en voyant flotter au-dessus de ma tête les vieux drapeaux de nos aïeux communs; en retrouvant des mœurs semblables à nos mœurs, des cœurs qui répondaient à nos cœurs; en prêtant l’oreille à des voix qui semblaient sortir des tombeaux, éveillées comme par miracle aux accents des harpes celtiques; en entendant parler une langue que je comprenais malgré plus de mille ans de séparation, je répétais, avec enthousiasme, le refrain traditionnel. Aujourd’hui, quand je détourne mes regards vers cette poétique terre de Bretagne qui reste la même alors que tout change autour d’elle, ne puis-je répéter avec les Bretons d’autrefois: Non ! le roi Arthur n’est pas mort !
PREMIÈRE PARTIE


CHANTS MYTHOLOGIQUES


HÉROÏQUES, HISTORIQUES


ET BALLADES

LES SÉRIES

OU

LE DRUIDE ET L’ENFANT

− DIALECTE DE CORNOUAILLE −


ARGUMENT


La pièce qui ouvre ce recueil est une unes plus singulières et peut-être la plus ancienne de la poésie bretonne. C’est un dialogue pédagogique entre un Druide et un enfant. Il contient une sorte de récapitulation, en douze questions et douze réponses, des doctrines druidisiques sur le destin, la cosmogonie, la géographie, la chronologie, l’astronomie, la magie, la médecine, la métempsycose ; l’élève demande au maître de lui chanter la série des nombres, depuis un jusqu’à douze, afin qu’il les apprenne. Chose extraordinaire, l’empire de l’habitude est si puissant en Basse-Bretagne, parmi le peuple des campagnes, que les mères, sans le comprendre, continuent d’enseigner à leurs enfants, qui ne l’entendent pas davantage, le chant mystérieux et sacré qu’enseignaient les druides à leurs ancêtres. Les difficultés qu’il présente sont telles, que je n’ose me flatter d’avoir toujours parfaitement réussi, soit dans ma traduction, soit dans les explications dont la pièce est suivie. Elle est particulièrement populaire en Cornouaille, où je l’ai entendu chanter pour la première fois à un jeune paysan de la paroisse de Nizon. Sa mère la lui avait apprise, me dit-il, pour lui former la mémoire ; et, en effet, le chant est disposé de manière à offrir un excellent exercice de mnémonique. La même observation a été faite à Brizeux, dans la paroisse de Scaer, où il a recueilli des variantes précieuses qu’il m’a communiquées, et à M. l’abbé Henry, dans celle de Saint-Urien, où la pièce est connue sous le titre grotesque de Vêpres des Grenouilles (Gosperou ar Raned).


LE DRUIDE.

Tout beau, bel enfant du Druide ; réponds-moi ; tout beau, que veux-tu que je chante ?

L’ENFANT

— Chante-moi la série du nombre un, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

LE DRUIDE.

— Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique, le Trépas, père de la Douleur ; rien avant, rien de plus.
Tout beau, bel enfant du Druide ; réponds-moi ; que veux-tu que je chante ?

L’ENFANT

— Chante-moi la série du nombre deux, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

LE DRUIDE.

— Deux bœufs attelés à une coque ; ils tirent, ils vont expirer ; voyez la merveille !



Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique ; le trépas, père de la Douleur : rien avant, rien de plus.
Tout beau, bel enfant du Druide ; que le chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre trois, etc.

LE DRUIDE.

— Il y a trois parties dans le monde : trois commencements
et trois fins, pour l’homme comme pour le chêne.
Trois royaumes de Merlin, pleins de fruits d’or, de fleurs
brillantes, de petits enfants qui rient.
Deux bœufs attelés à une coque, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant, etc. Que te chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre quatre, etc.

LE DRUIDE.

Quatre pierres à aiguiser, pierres à aiguiser de Merlin,
qui aiguisent les épées des braves.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre cinq, etc.

LE DRUIDE.

Cinq zones terrestres : cinq âges dans la durée du temps ; cinq rochers sur notre sœur.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT

— Chante-moi la série du nombre six, etc.

LE DRUIDE.

— Six petits enfants de cire, vivifiés par l’énergie de la lune ; si tu l’ignores, je le sais.
Six plantes médicinales dans le petit chaudron ; le petit nain mêle le breuvage, son petit doigt dans sa bouche.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?


L’ENFANT

— Chante-moi la série du nombre sept, etc.

LE DRUIDE.

— Sept soleils et sept lunes, sept planètes, y compris la Poule. Sept éléments avec la farine de l’air (les atomes).
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc
Trois parties dans le monde, etc
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre huit, etc.

LE DRUIDE.

— Huit vents qui soufflent ; huit feux avec le Grand Feu,
allumés au mois de mai sur la montagne de la guerre.
Huit génisses blanches comme l’écume, qui paissent l’herbe
de l’île profonde ; les huit génisses blanches de la Dame.
Sept soleils et sept lunes, etc
Six petits enfants de cire, etc
Cinq zones terrestres, etc.

Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre neuf, etc.

LE DRUIDE.

— Neuf petites mains blanches sur la table de l’aire,
près de la tour de Lezarmeur, et neuf mères qui gémissent
beaucoup.
Neuf korrigan qui dansent avec des fleurs dans les cheveux et des robes de laine blanche, autour de la fontaine,
à la clarté de la pleine lune.
La laie et ses neuf marcassins, à la porte de leur
bauge, grognant et fouissant, fouissant et grognant ; petit !
petit ! petit ! accourez au pommier ! le vieux sanglier va vous
faire la leçon.
Huit vents, etc.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.

Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre dix

LE DRUIDE.

— Dix vaisseaux ennemis qu’on a vus venant de Nantes ! Malheur à vous ! malheur à vous ! hommes de Vannes !
Neuf petites mains blanches, etc.
Huit vents, etc.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre onze, etc.

LE DRUIDE.

— Onze Prêtres armés, venant de Vannes, avec leurs épées brisées ;

Et leurs robes ensanglantées ; et des béquilles de coudrier ;
de trois cents plus qu’eux onze.
Dix vaisseaux ennemis, etc.
Neuf petites mains blanches, etc.
Huit vents, etc.
Sept soleils, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant du druide ; réponds-moi, que veux-tu que je te chante ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre douze, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

LE DRUIDE.

— Douze mois et douze signes[109] ; l’avant-dernier, le Sagittaire, décoche sa flèche armée d’un dard.
Les douze signes sont en guerre. La belle Vache, la Vache Noire qui porte une étoile blanche au front, sort de la Forêt des Dépouilles ;


Dans sa poitrine est le dard de la flèche ; son sang coule à flots ; elle beugle, tête levée :

La trompe sonne ; feu et tonnerre ; pluie et vent ; tonnerre et feu ; rien ; plus rien ; ni aucune série !

Onze prêtres armés, etc.
Dix vaisseaux ennemis, etc.
Neuf petites mains blanches, etc.
Huit vents, etc.
Sept soleils, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.

Pas de série pour le nombre un ; la Nécessité unique, le Trépas, père de la Douleur ; rien avant, rien de plus.

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NOTES

Les Druides, on le sait, étaient les instituteurs de la jeunesse. Ils avaient, dit César, un nombre immense de disciples[110] ; l’enseignement qu’ils leur donnaient était oral et non écrit. Ils faisaient apprendre par cœur une multitude de vers sur les dieux, l’immortalité de l’âme et son passage d’un corps à un autre après la mort ; les astres et les révolutions sidérales ; le monde, la terre, et la mesure de l’un et de l’autre ; enfin toutes les choses de la nature[111]. Leurs leçons étaient traditionnelles et sous forme de dialogue[112]. Diogène Laërce complète le témoignage de César en disant qu’ils y employaient souvent l’énigme et la figure[113]. Il nous prouve en outre, par une citation, que leur rhythme privilégié était le tercet, ou strophe de trois vers monorimes. Le chant armoricain offre donc, quant au fond et quant à la forme, les caractères généraux des leçons des Druides ; on y retrouve les principales données de leur enseignement ; il présente la même méthode technique, à savoir le dialogue et le tercet, et les énigmes n’y manquent pas ; essayons de les deviner.

I. L’Unité nécessaire, que le maître identifie avec la Mort[114], pourrait être la divinité dont César rend le nom celtique par Dis, dieu des ombres chez les Romains. Les Gaulois, d’après les Druides, le regardaient comme le chef de leur race, et l’appelaient leur Père[115]. C’est peut-être aussi le Destin, le Fatum, dieu suprême de la plupart des peuples de l’antiquité.

II. Les deux bœufs sont probablement ceux de Hu-Gadarn, divinité des anciens Bretons. La mythologie celtique, en partie conservée dans les poëmes de quelques bardes gallois, nous apprend qu’ayant traîné hors des eaux du déluge, au moyen de fortes chaines, un crocodile monstrueux qui avait été la cause de la submersion de l’univers, l’un mourut de fatigue, l’autre de chagrin de la perte de son compagnon[116]. La coque[117] qu’ils tirent après eux avec tant d’efforts serait celle du crocodile.

III. Les trois vies et les trois morts de l’homme semblent rentrer dans les trois sphères d’existence de la mythologie bardique : « Je suis né trois fois, » dit Taliésin[118].

Je ne sais si, en prêtant la même destinée à l’homme et au chêne, le poète armoricain n’entendrait pas plutôt parler des Druides, dont cet arbre était le symbole, que de l’arbre lui-même. Le témoignage de Taliésin viendrait encore à l’appui de cette opinion : « Chêne est mon nom, » dit-il[119].

Les trois royaumes de Merlin paraissent correspondre avec la troisième sphère mythologique des traditions galloises, celle de la Béatitude[120].

Le Merlin, auquel sont soumis les trois royaumes célestes dont il est ici question, n’est, on le sent bien, ni le barde guerrier, ni le devin de ce nom ; il est difficile de ne pas voir en lui une divinité celtique[121].

IV. Les quatre pierres à aiguiser que le poëte armoricain lui prête se réduisent à une seule dans les traditions galloises, qui les mettent au nombre des treize talismans dont Merlin fit présent aux Bretons. « Cette pierre, disent-elles, vint en héritage à Tudno Tedgled, fils de Jud-Hael, chef armoricain. Il suffisait d’y passer légèrement les épées des braves pour qu’elles coupassent même l’acier ; mais, loin d’aiguiser celles des lâches, elle les réduisait en poussière. De plus, quiconque était blessé par la lame qu’elle avait aiguisée mourait subitement[122]. »

V. Les cinq zones de la terre étaient connues des anciens bardes, comme les trois parties du monde. Un poëme attribué à Taliésin, et qui présente plusieurs points d’analogie avec le chant armoricain, offre la preuve de ce fait « La terre, dit-il, a cinq zones et se divise en trois parties : la première est l’Asie ; la seconde, l’Afrique ; la troisième, l’Europe[123]. »

Je ne vois pas qu’elle est cette sœur emprisonnée sous cinq rochers. Il est possible qu’il y ait quelque rapport entre elle et la personne à laquelle Merlin donne le même nom dans ses poésies.

VI. Les enfants de cire jouaient un grand rôle dans la sorcellerie du moyen âge. Quiconque voulait faire tomber son ennemi en langueur fabriquait une petite figure de cette espèce et la donnait à une jeune fille, qui la portait emmaillottée durant neuf mois dans son giron ; les neuf mois révolus, un mauvais prêtre baptisait l’enfant, à la clarté de la lune, dans l’eau courante d’un moulin. On lui écrivait au front le nom de la personne qu’on voulait faire mourir, au dos le mot Bélial, et le sortilège ne manquait jamais d’opérer. Il fut pratiqué par le comte d’Étampes, aidé d’un moine noir, contre le comte de Charolais, en 1463[124], et fait le sujet de plusieurs anciennes ballades bretonnes.

Sauf la cérémonie du baptême, remplacée, dans le chant breton, par l’action de la lune, je ne vois rien dans ce maléfice, pas même le nom de Bélial, peu différent du celtique Bel, qui puisse l’empêcher de remonter aux Druides et de répondre au sortilège dont notre chant réveille l’idée. Mais pourquoi six enfants de cire plutôt que tout autre nombre ?

Je vois mieux la raison des six plantes médicinales du bassin qu’un nain a mission de mêler. Les plantes dont il est ici question jouaient un grand rôle dans la pharmacie des Druides et des anciens bardes ; mais les historiens latins n’en comptent que cinq, savoir : le sélage, la jusquiame, le samolus, la verveine et le gui de chêne, tandis que les poëmes mythologiques des Cambriens en nomment six, en joignant aux plantes désignées la primevère et le trèfle, à l’exclusion du gui, qui servait sans doute à d’autres usages. Selon eux, c’étaient les ingrédients d’un bassin pareil à celui du chant armoricain ; comme lui, surveillé par un nain et contenant le breuvage du savoir universel. Trois gouttes du philtre magique ayant rejailli, disent les bardes, sur la main du nain, il porta naturellement le doigt à ses lèvres, et aussitôt tous les secrets de la science se dévoilèrent à ses yeux[125]. C’est pourquoi le nain du poëme armoricain a aussi le doigt dans la bouche.

VII. La division des éléments en sept, comme les planètes, les nuits et les jours, offre quelque chose de surprenant ; c’était celle des anciens Bretons. Taliésin, outre la terre, l’eau, l’air et le feu, y comprend les atomes, ainsi que notre poëte, et y joint les brumes et le vent, sous-entendus par celui-ci[126].

VIII. Les huit feux rappellent les feux perpétuels qu’entretenaient les Druides dans certains temples de l’île de Bretagne, en l’honneur d’une déesse que Solin, poussé par la manie d’assimiler les divinités celtiques aux dieux des Grecs et des Romains, confond avec Minerve[127]; mais il ne mentionne pas le nombre de ces feux. Un poëme gallois, où l’on fait deviser Merlin et Taliésin, en nomme sept. « Il y a, dit l’auteur, sept feux supérieurs, symbole de sept batailles sanglantes[128]. Cette montagne de la guerre, où sont allumés les feux dont parle le poëte armoricain, ne paraît pas sans rapport avec le témoignage du barde sambrien. Le huitième feu, le feu principal semble être le Bel-tan que les Celtes d’Irlande allumaient sur les montagnes en l’honneur du soleil, au mois de mai, précisément à l’époque indiquée dans le poëme breton.

Un des plus anciens bardes gallois, Avaon, fils de Taliésin, passe pour avoir composé une hymne pyrolatrique où il chante le char du soleil et ses blonds coursiers, sous la figure du feu sacré :

« Il s’élance impétueusement, le feu aux flammes rapides et dévorantes! Nous l’adorons plus que la terre! Le feu ! le feu! comme il monte dun vol farouche ! comme il est au-dessus des chants du barde ! comme il est supérieur à tous les autres éléments! Dans les guerres, il n’est point lent!... Ici, dans ton sanctuaire vénéré, ta fureur est celle de la mer; tu t’élèves; les ombres s’enfuient! Aux équinoxes, aux solstices, aux quatre saisons de l’année, je te chanterai. Juge brûlant, guerrier sublime, la colère profonde[129]! »

Les huit génisses blanches de la Dame, qui paissent l’herbe de l’ile, peuvent ne pas être sans rapport avec les génisses blanches consacrées à une déesse celtique, adorée dans l’ile de Mon, à l’époque où vivait Tacite. Si l’épithète de don, profonde, par laquelle le poëte armoricain qualifie l’île dont il parle, était une altération du mot Mon, l’identité serait parfaite. Quoi qu’il en soit, Inis Mon signifie « l’île de la Génisse » dans le dialecte breton du pays de Galles[130].

X. Une antique tradition relative aux côtes d’Aber-Vrac’h, en Armorique, mentionnée par un chroniqueur du quinzième siècle, et par d’autres écrivains bretons, me semble de nature à éclaircir la strophe des neuf petites mains blanches exposées sur la table de pierre, au pied de la tour de Lezarmeur, et des neuf mères qui gémissent. « Selon cette tradition, dit Pierre le Baud, on immolait jadis des enfants à une fausse divinité, sur un autel d’Aber-Vrac’h, dans un lieu appelé Porz Keinan, c’est-à-dire le Port des Lamentations, à cause des gémissements que poussaient les mères des victimes.[131] »
Les neuf Korrigan qui dansent à la clarté de la pleine lune autour de la fontaine sont les neuf Korrigan, ou vierges consacrées, des Armoricains, que Pomponius Mela dit prêtresses de l’île de Sein[132]. Mais pourquoi dansent-elles à la clarté et peut-être en l’honneur de la lune? Probablement parce que la lune était leur divinité. Arthémidore, cité par Strabon, assure que, dans une île voisine de l’Armoinque, on lui rendait un culte sous le nom de Koré ou Kori[133]. Il ne dit pas le nom de l’île; mais comme, en plein dix-septième siècle, « c’était une coutume reçue dans l’île de Sein de se mettre à genoux devant la nouvelle lune et de réciter en son honneur l’oraison dominicale[134], » il y a toute raison de penser qu’Arthémidore veut parler de l’île en question. Au culte de la lune se rattachait peut-être celui des fontaines; ainsi s’expliquerait la ronde des Korrigan. Dans la même île où l’on s’agenouillait devant la nouvelle lune, « on avait coutume de faire, le premier jour de l’an, un sacrifice aux fontaines, chacun offrant un morceau de pain couvert de beurre à celles de son village[135]. »

J’arrive à la plus bizarre série du chant armoricain : la laie, ses marcassins et le vieux sanglier qui les instruit sous un pommier.

Le double symbole mythologique de cet arbre et de ces animaux remonte à une époque très-reculée. Une médaille bien connue, publiée par Montfaucon, représente un sanglier et une laie au pied de deux pommiers confondant leurs rameaux. S’il faut en croire l’historien de la première église chrétienne élevée dans l’île de Bretagne, la laie et les pommiers auraient été l’objet du culte des insulaires païens. « L’endroit, dit-il, où fut bâtie l’église s’appelait l’antique sanctuaire du pommier. Au milieu s’élevait un de ces arbres, et dessous une laie allaitait ses petits[136]. »

Un autre hagiographe du douzième siècle, parlant de la conversion des Bretons au christianisme, ajoute : « Un ange apparut en songe à l’apôtre du midi de l’île de Bretagne, et lui tint ce langage : Partout où tu trouveras une laie couchée avec ses petits, tu bâtiras une église en l’honneur de la sainte Trinité[137]. »

Deux poëmes politiques attribués à Merlin éclairent encore mieux le sujet. Le premier est intitulé la Pommeraie; le second a pour titre les Marcassins. Ces animaux figurent dans l’un et dans l’autre, et le barde les conseille de la même manière que le vieux sanglier instruit ceux du poëme armoricain. L’épithéte d’intelligents et d’éclairés qu’il leur donne, le nom de poëte des sangliers, dont un barde du treizième siècle s’honore, ne permet pas de se méprendre sur le sens de l’expression mélapliorique employée par Merlin. C’est évidemment à des disciples qu’il est censé parler.

« Pommiers élevés sur la montagne, dit-il dans une invocation aux arbres sous lesquels il se tient; ô vous, dont j’aime à mesurer le tronc, la croissance et l’écorce, vous le savez, j’ai porté le bouclier sur l’épaule et l’épée sur la cuisse ; j’ai dormi mon sommeil dans la foret de Kelidon[138] ! »

Puis il ajoute: « Écoute-moi, cher petit marcassin, toi qui es doué d’intelligence, entends-tu les oiseaux? comme l’air de leurs chants est gai[139]! »

Ailleurs il lui donne des conseils, et, chose digne de remarque, chacune des strophes de sa leçon débute par la formule doctorale qu’on vient d’entendre, comme chaque partie de la leçon de notre Druide à son élève par l’injonction pédagogique qu’on a lue :

« Écoute-moi, cher petit marcassin, dit-il, petit marcassin intelligent, ne va point fouir à l’aventure, au haut de la montagne; fouis plutôt dans les lieux solitaires, dans les bois fourrés d’alentour… » Sans insister, je conclus que le symbole étrange du chant armoricain cache la même réalité humaine que la figure des poëmes gallois.

X-XI. Avec les dix vaisseaux ennemis arrivant de Nantes dans la capitale des Vénètes, pour le malheur des habitants, avec les onze Bélek ou Prêtres, débris de trois cents, qui reviennent de Vannes, où ils ont été vaincus, comme l’atteste leur bâton de coudrier, symbole celtique de la défaite[140], nous semblons quitter le domaine de la mythologie pour entrer dans celui de l’histoire. Mais d’abord quelle est la vraie signification du mot bélek ? S’il veut dire prêtre en général, aujourd’hui, il avait, au quatrième siècle, une signification plus précise, il indiquait un ministre du dieu Bel. Le témoignage d’Ausone est formel. Il croit faire honneur à un professeur de rhétorique de son temps en lui disant : « Ô toi, qui, né à Bayeux, descends d’une famille de Druides, tu tires ton origine sacrée du temple de Belen ; à ce dieu devaient leur nom ceux qui étaient ses ministres, comme tes ancêtres[141]. » Ce fait admis, me serait-il permis de hasarder une hypothèse? On sait que la flolte de César partit de la Loire[142], et peut-être de Nantes même, pour venir attaquer la capitale des Vénètes ; on sait qu’il anéantit leur puissance maritime, qu’il vendit à l’encan tous ceux dont il put se rendre maître, qu’il fit égorger leur sénat et leurs prêtres. Les dix vaisseaux ennemis mentionnés par le poëte armoricain ne représenteraient-ils pas la flotte romaine tout entière, et les onze bélek fugitifs, les débris dispersés du collège druidique ? César dit, à la vérité, que les Druides étaient étrangers à la guerre, et ceux-ci sont armés; mais il dit aussi qu’à la mort de l’archidruide, ils mettaient souvent l’épée à la main pour disputer l’autorité suprême[143]; à plus forte raison durent-ils prendre les armes pour détendre leur patrie en danger.

XII. Quoi qu’il en soit, il est curieux de voir le poëte armoricain regarder la mort violente des prêtres du dieu Bel comme le présage de la révolution des douze signes du zodiaque et même de la fin du monde. Il est curieux de le voir donner pour présage de cet événement le meurtre de la Vache sacrée des Bretons, de « la vache noire à l’étoile blanche, » ainsi que la désigne expressément un ancien barde gallois ; de la vache « vigoureuse, vigilante, bonne, belle entre toutes, sans laquelle le monde périrait[144]. » Nous voyons, au quatorzième siècle, un poëte cambrien, qui survécut à la persécution de ses confrères, peindre en traits prophétiques le soleil détourné de sa course et perdu dans les airs, les astres désertant leur orbe et tombant, comme une conséquence de la chute des bardes nationaux, et nous l’entendons s’écrier, avec désespoir : « C’est la fin du monde ! » Cette concordance de doctrine est frappante. Évidemment l’auteur cambrien connaissait une partie des secrets dont l’Armoricain fait un si pompeux étalage, et il avait puisé au même courant traditionnel. Les bardes gallois du moyen âge, il ne faut pas l’oublier, étaient les descendants convertis des Druides, prêtres du dieu Bel, et les paysans du Gladmorgan, sans comprendre la portée du terme, donnent encore à ceux d’aujourd’hui le nom très-caractéristique d’initiés de la vallée de Bélen[145]. Le barde armoricain le mériterait bien plus.

Mais il est un fait qui donne à son œuvre une grande importance ; c’est qu’il en existe une contre-partie latine et chrétienne. Je la trouve dans un recueil de cantiques bretons du moyen âge, réédité, en 1650, par Tanguy Guéguen, prêtre, le même qui publia la troisième édition du Grand mystère de Jésus[146], et on la chantait encore, il y a peu d’années, au séminaire de Quimper. Le fait dont je parle prouve que les premiers apôtres des Bretons firent aux monuments de la poésie païenne de ce peuple la même guerre habile et une guerre du même genre qu’aux monuments matériels de sa religion. On savait déjà que, dans tout ce qui n’était pas en opposition directe avec le dogme catholique, ils s’étaient plutôt efforcés de transformer que de détruire, fidèles aux instructions du pape saint Grégoire le Grand, qui leur avait dit : « Retrancher tout à la fois, dans ces esprits incultes, est une entreprise impossible, car qui veut atteindre le faîte doit s’élever par degrés et non par élans … Gardez-vous donc de détruire les temples ; détruisez seulement les idoles et remplacez-les par des reliques. »

Les missionnaires transportèrent donc la forme, le rhythme, l’air, la méthode élémentaire, toute l’enveloppe du chant païen dans la contre-partie chrétienne ; l’enseignement seul fut changé. L’apôtre emprunte au Druide son système pour le combattre. Si l’un tire de ses poèmes sacrés la doctrine qu’il inculque à ses disciples, au moyen des douze premiers nombres, l’autre, adoptant les mêmes chiffres, attache à chacun d’eux une vérité tirée de l’Ancien ou du Nouveau Testament que les jeunes néophytes retiendront aisément par l’effet des répétitions. Les douze points qu’il enseigne sont : qu’il y a un Dieu, deux Testaments, trois grands prophètes, quatre évangélistes, cinq livres de Moïse, six cruches qu’on porta aux noces de Cana (souvenir du premier miracle de Jésus-Christ), sept sacrements, huit béatitudes, neuf chœurs d’anges, dix commandements de Dieu, onze étoiles qui apparurent à Joseph, enfin, douze apôtres.

Comme dans le breton, le disciple interroge le maître, qui, à chaque nombre nouveau, répète en sens inverse les nombres précédents, savoir : le deux et l’un après l’unité ; le trois, le deux et l’unité après le trois ; le quatre, le trois, le deux et l’unité après le quatre, et ainsi de suite jusqu’au bout, où il reprend les douze nombres sans s’arrêter, toujours en sens inverse.

Voici, du reste, le texte latin, d’après une copie que je dois à M. l’abbé Henry, et qui est plus complète que la rédaction imprimée par Guéguen :

— Dic mihi quid unus ?

— Unus est Deus
Qui regnat in cœlis[147].

— Dic mihi quid duo ?

— Duo sunt testamenta,
Unus est Deus
Qui regnat in cœlis.

— Dic mihi quid sunt tres ?
— Tres sunt patriarchæ ;
Duo testamenta ;
Unus est Deus
Qui regnat in cœlis.

— Dic mihi quid quatuor ?

— Quatuor evangelistæ ;
Tres sunt patriarchæ, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid quinque ?

— Quinque libri Moysis ;
Quatuor evangelistæ, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid sunt sex ?

— Sex sunt hydriæ
Positæ
In Cana Galileæ.
Quinque libri Moysis, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid septem ?

— Septem sacramenta[148];


Sex hydriæ, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid octo ?

— Octo beatitudines ;
Septem sacramenta, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid novem ?

— Novem angelorum chori ;
Octo beatitudines, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid decem ?

— Decem mandata Dei ;
Novem angelorum chori, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid undecim ?

— Undecim Stellæ
A Josepho visæ ;
Decem mandata Dei, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid duodecim ?

— Duodecim aposloli[149] ;
Undecim stellæ
A Josepho visæ ;
Decem mandata Dei,
Novem angelorum chori,
Etc., etc., etc.
Unus est Deus
Qui regnat in cœlis.

La grande idée de l’unité divine est placée au début de la pièce chrétienne, et, revient à la fin de chaque strophe, jusqu’à la douzième, de même que le sombre dogme de la nécessité unique, de la douleur et de la mort, est ramené dans l’hymne païenne, comme origine et terme de toutes choses. Entre ces deux enseignements il y a l’immensité ; le christianisme et le paganisme, la civilisation et la barbarie sont en présence, le Druide expose ses doctrines, et l’apôtre les combat ; la jeune génération qui les écoute appartiendra au vainqueur. La lutte ayant cessé au sixième siècle, et les Armoricains étant presque tous devenus chrétiens à la fin de cette époque, comme l’histoire l’atteste[150], le monument païen qui nous occupe remonte à une date plus ancienne. Au moins la leçon du Druide à son disciple a-t-elle été donnée dans un temps où l’ordre avait encore des écoles en Armorique, et probablement par quelque prêtre de Belen, d’une de ces familles de Druides armoricains dont parle Ausone. La différence qu’il fait entre les ministres du culte bélénique et les Druides proprement dits, est précisément ce qui me porte à croire que notre chant remonte, quant à l’inspiration, au commencement du cinquième siècle. Toutes les doctrines qu’il contient n’étaient pas celles des anciens Druides ; on en chercherait vainement quelques-unes dans les témoignages antérieurs à la conquête romaine, tandis qu’elles se retrouvent, pour la plupart, dans les poëmes mythologiques des bardes cambriens leurs successeurs.

Aussi des voix tout à fait désintéressées et les plus compétentes en pareille matière, n’ont-elles pas hésité à ranger le dialogue armoricain et les chants bretons du même genre, parmi les monuments poétiques les moins douteux d’origine païenne[151].

II

LA PROPHÉTIE DE GWENC’HLAN

− DIALECTE DE CORNOUAILLE −


ARGUMENT

Comme nous l’avons dit dans l’introduction de ce recueil, il est, parmi les chants populaires de la Bretagne, une pièce intitulée : Prophétie de Gwenc’hlan, que l’on attribue au barde du cinquième siècle de ce nom. Nous avons cité tout ce que les sources écrites nous ont fourni d’indications au sujet du poëte. Voici celles que nous offre la tradition.

Gwenc’hlan fut longtemps poursuivi par un prince étranger. Le prince, s’étant rendu maître de sa personne, lui fit crever les yeux, le jeta dans un cachot, où il le laissa mourir, et tomba lui-même, peu de temps après, sur un champ de bataille, sous les coups des Bretons, victime de l’imprécation prophétique du poëte.

Cette tradition s’accorde à merveille avec le chant suivant, recueilli en Melgven, que Gwenc’hlan passe pour avoir composé au fond de son cachot, quelques jours avant de mourir.



I


Quand le soleil se couche, quand la mer s’enfle, je chante sur le seuil de ma porte.

Quand j’étais jeune, je chantais ; devenu vieux, je chante encore.

Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis chagrin cependant.

Si j’ai la tête baissée, si je suis chagrin, ce n’est pas sans motif.
Ce n’est pas que j’aie peur ; je n’ai pas peur d’être tué.
Ce n’est pas que j’aie peur ; assez longtemps j’ai vécu.
Quand on ne me cherchera pas, on me trouvera ; et quand on me cherche, on ne me trouve pas.
Peu importe ce qui adviendra. ce qui doit être sera.
Il faut que tous meurent trois fois, avant de se reposer enfin.

II


Je vois le sanglier qui sort du bois ; il boite beaucoup ; il a le pied blessé,
La gueule béante et pleine de sang, et le crin blanchi par l’âge ;
Il est entouré de ses marcassins, qui grognent de faim.
Je vois le cheval de mer venir à sa rencontre, à faire trembler le rivage d’épouvante.
Il est aussi blanc que la neige brillante ; il porte au front des cornes d’argent.
L’eau bouillonne sous lui, au feu du tonnerre de ses naseaux.

Des chevaux marins l’entourent, aussi pressés que l’herbe au bord de l’étang.
— Tiens bon ! tiens bon ! cheval de mer ; frappe-le à la tête ; frappe fort, frappe !
Les pieds nus glissent dans le sang ! Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore !
Je vois le sang comme un ruisseau ! Frappe fort ! frappe donc ! plus fort encore !
Je vois le sang lui monter au genou ! Je vois le sang comme une mare !
Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore ! Tu te reposeras demain.
Frappe fort ! frappe fort, cheval de mer ! Frappe-le à la tête ! frappe fort ! frappe ! —

III


Comme j’étais doucement endormi dans ma tombe froide, j’entendis l’aigle appeler au milieu de la nuit.
Il appelait ses aiglons et tous les oiseaux du ciel,
Et il leur disait en les appelant :
— Levez-vous vite sur vos deux ailes !
Ce n’est pas de la chair pourrie de chiens ou de brebis; c’est de la chair chrétienne qu’il nous faut ! —

— Vieux corbeau de mer, écoute; dis-moi : que tiens-tu là?
— Je tiens la tête du Chef d’armée[152] ; je veux avoir ses deux yeux rouges.
Je lui arrache les deux yeux , parce qu’il t’a arraché les tiens.
— Et toi, renard, dis-moi, que tiens-tu là?
— Je tiens son cœur, qui était aussi faux que le mien.
Qui a désiré ta mort, et t’a fait mourir depuis longtemps.
— Et toi, dis-moi, crapaud, que fais-tu là, au coin de sa bouche?
— Moi, je me suis mis ici pour attendre son âme au passage.
Elle demeurera en moi tant que je vivrai, en punition du crime qu’il a commis
Contre le Barde qui n’habite plus entre Roc’h-allaz et Porz-gwenn. —



NOTES

Cette pièce est, par les sentiments, les croyances, les images, un débris précieux de l’ancienne poésie bardique.

Comme Taliésin, Gwenc’hlan croit aux trois cercles de l’existence et au dogme de la métempsycose : « Je suis né trois fois, dit le poëte cambrien… j’ai été mort, j’ai été vivant ; je suis tel que j’étais… J’ai été biche sur la montagne… j’ai été coq tacheté… j’ai été daim de couleur fauve ; maintenant je suis Taliésin[153]. »

Comme Lywarc’h-Hen, il se plaint de la vieillesse, il est triste ; comme lui, il est fataliste. « Si ma destinée avait été d’être heureux, s’écrie le barde s’adressant à son fils qui a été tué, tu aurais échappé à la mort… Avant que je marchasse à l’aide de béquilles, j’étais beau… je suis vieux, je suis seul, je suis décrépit… Malheureuse destinée qui a été infligée à Lywarc’h, la nuit de sa naissance : de longues peines sans fin[154] ! »

De même que Gwenc’hlan représente le prince étranger sous la figure d’un sanglier, et le prince breton, sous celle d’un cheval marin, Taliésin parlant d’un chef gallois, l’appelle le « cheval de guerre[155]. »

L’histoire du barde aveugle d’Armorique chantant dans les fers son chant de mort, offre quelque analogie avec celle d’Aneurin qui, ayant été lait prisonnier à la bataille de Kaltraez, composa son poëme de Gododin durant sa captivité : « Dans cette maison souterraine, malgré la chaîne de fer qui lie mes deux genoux, dit-il, mon chant de Gododin n’est-il pas plus beau que l’aurore? » Le même poëme offre un vers qui se retrouve presque littéralement dans le chant armoricain : « On voit une mare de sang monter jusqu’au genou[156]. »

Le sens des strophes 23e, 24e et 25e du chant breton est exactement le même que celui de deux stances d’une élégie où Lywarc’h-Hen décrit les suites d’un combat :

«J’entends cette nuit les aigles d’Eli… Ils sont ensanglantés ; ils sont dans le bois… Les aigles de Pengwern appellent au loin cette nuit ; on les voit dans le sang humain[157] . »

Mais les bardes que nous venons de citer étaient tous plus ou moins chrétiens, et l’on doit croire que Gwenc’hlan ne l’était guère, en voyant la complaisance avec laquelle il dévoue la « chair chrétienne » aux aigles et aux corbeaux : on se rappelle qu’une tradition populaire lui fait dire : « Un jour viendra où les prêtres du Christ seront poursuivis, où on les huera comme des bêtes fauves[158]. »

Le carnage qu’on en fera, ajoute-t-il, sera tel « qu’ils mourront tous par bandes, sur le Menez-Bré, par bataillons [159]. »

Dans ce temps-là, dit-il encore, « la roue du moulin moulera menu ; le sang des moines lui servira d’eau[160]. »
A l’en croire, ces choses arriveront bien avant la fin du monde ; alors la plus mauvaise terre rapportera le meilleur blé[161].

Enfin, la pièce, comme celles des anciens bardes gallois, était primitivement allitérée. Elle offre des traces trop multipliées de ce système rhythmique, pour que ce soit l’effet du hasard.

Nous avons dit que le peuple l’attribue à Gwenc’hlan ; les deux derniers vers confirmeraient cette opinion :

« Gwenc’hlan marque au commencement de ses prédictions, dit le P. Grégoire de Rostrenen, qu’il demeurait entre Roc’h-allaz et le Porz-gwenn, au diosèse de Tréguier. »

Mais s’il est l’auteur de la pièce, elle est évidemment fort altérée dans la rédaction actuelle, et très-rajeunie de langage. C’est une observation que j’aurai souvent lieu de faire. Quant à l’accent poétique, le temps ne lui a rien ôté de sa vigueur première, et l’on a dit avec raison que le dernier cri de vengeance poussé par le vieux barde aveugle est, dans sa férocité sublime, presque digne du chantre d’Ugolin.
III

LE SEIGNEUR NANN ET LA FÉE

— DIALECTE DE LEON -


ARGUMENT

En indiquant précédemment le caractère général des fées chez les différents peuples de l’Europe, et le caractère particulier des fées bretonnes, j’ai essayé de prouver que celles-ci paraissent avoir emprunté aux druidesses gauloises, non-seulement quelques traits essentiels de leur physionomie, mais jusqu’à leur nom de Korrigan. La ballade du seigneur Nann peut être citée comme exemple, pour montrer ce qui leur est propre, et ce qu’elles ont de commun avec les fées des autres peuples. Elle m’a été apprise, ainsi que la suivante, par une paysanne Cornouaillaise. Depuis lors je l’ai entendu chanter plusieurs fois en Léon : ce dialecte étant plus élégant que celui de Cornouaille, j’ai cru devoir le suivre.



Le seigneur Nann et son épouse ont été fiancés bien jeunes, bien jeunes désunis.

Madame a mis au monde hier deux jumeaux aussi blancs que neige ; l’un est un garçon, l’autre une fille.

— Que désire votre cœur, pour m’avoir donné un fils? Dites, que je vous l’accorde à l’instant :

Chair de bécasse de l’étang du vallon, ou chair de chevreuil de la forêt verte ?

— La chair du chevreuil est celle que j’aimerais, mais vous allez avoir la peine d’aller au bois. —

Le seigneur Nann en l’entendant saisit sa lance de chêne,

Et sauta sur son cheval noir, et gagna la verte forêt.

En arrivant au bord du bois, il vit une biche blanche;

Et lui de la poursuivre si vivement que la terre tremblait sous eux;

Et lui de la poursuivre aussitôt si vivement, que l’eau ruisselait de son front,

Et des deux flancs de son cheval. Et le soir vint.

Et il trouva un petit ruisseau près de la grotte d’une Korrigan,

Et tout autour un gazon fin ; et il descendit pour boire.

La Korrigan était assise au bord de sa fontaine, et elle peignait ses longs cheveux blonds,

Et elle les peignait avec un peigne d’or (ces dames-là ne sont point pauvres).

— Comment êtes-vous si téméraire que de venir troubler mon eau!

Ou vous m’épouserez sur l’heure, ou, pendant sept années vous sécherez sur pied; ou vous mourrez dans trois jours

— Je ne vous épouserai point, car je suis marié depuis un an ; Je ne sécherai point sur pied, ni ne mourrai dans trois jours ;

Dans trois jours je ne mourrai point, mais quand il plaira au bon Dieu ;

Mais j’aimerais mieux mourir à l’instant que d’épouser une Korrigan !

— Ma bonne mère, si vous m’aimez, faites-moi mon lit, s’il n’est pas fait ;

Je me sens bien malade.

Ne dites mot à mon épouse ; dans trois jours je serai mis en terre :

Une Korrigan m’a jeté un sort. —

Et, trois jours après, la jeune femme demandait

— Dites-moi, ma belle-mère, pourquoi les cloches sonnent-elles ?

Pourquoi les prêtres chantent-ils en bas, vêtus de blanc.

— Un pauvre malheureux que nous avions logé est mort cette nuit.

— Ma belle-mère, dites-moi : mon seigneur Nann, où est-il allé ?

— Il est allé à la ville, ma fille; dans peu de temps il viendra vous voir.

— Ma chère belle-mère, dites-moi : mettrai-je ma robe rouge ou ma robe bleue pour aller à l’église ?

— La mode est venue, mon enfant, d’aller vêtue de noir à l’église. —

En franchissant l’échalier du cimetière, elle vit la tombe de son pauvre mari.

— Qui de notre famille est mort, que notre terrain a été fraîchement bêché ?

— Hélas ! ma fille, je ne puis plus vous le cacher, votre pauvre mari est là! —

Elle se jeta à deux genoux, et ne se releva plus.

Ce fut merveille de voir, la nuit qui suivit le jour où on enterra la dame dans la même tombe que son mari,

De voir deux chênes s’élever de leur tombe nouvelle dans les airs;

Et sur leurs branches, deux colombes blanches, si sautillantes et si gaies!

Elles chantèrent là au lever de l’aurore, et prirent leur volée vers les cieux.




NOTES


La grotte auprès de laquelle le seigneur Nann rencontre la Korrigan, et que le poète donne pour demeure au génie, est un de ces monuments primitifs que l’on nomme en breton Dolmen, ou « ti ar Gorrigan, » et en français « Table de pierres, » ou « grotte aux Fées. » A peu de distance on trouve assez souvent une fontaine appelée Fontaine de la Fée (Feunteun ar Gorrigan). Comme on le sait, les fontaines et les pierres étaient anciennement l’objet d’un culte superstitieux, que différents conciles, et, entre autres, celui de Nantes, tenu vers l’an 658, proscrivirent et punirent sévèrement[162].

La ballade du seigneur Nann dont le nom est un diminutif du breton Reunan, c’est-à-dire velu, a passé en France où on l’appelle Renaud[163] ; et le peuple chante aussi son histoire dans la haute Bretagne. Les fragments que nous avons pu recueillir sont une traduction exacte des stances bretonnes ; on en jugera par ces couplets :

— Oh ! dites-moi, ma mère, m’amie,
Pourquoi les sings (cloches) sonnent ainsi?

— Ma fille, on fait la procession
Tout à l’entour de la maison.

— Oh! dites-moi, ma mère, m’amie,
Quel habit mettrai-je aujourd’hui ?

— Prenez du noir, prenez du blanc ;
Mais le noir est plus convenant.

...............

— Oh ! dites-moi, ma mère, m’amie,
Pourquoi la terre est rafraîchie?

— Je ne peux plus vous le cacher :
Votre mari est enterré. —

On chante, en Suède et en Danemark , une chanson sur le même sujet, intitulée : Sire Olaf dans la danse des Elfes, dont il existe plus de quinze variantes; je prends la suivante comme terme de comparaison avec la ballade bretonne :

« À l’aube du jour, sire Olaf est monté à cheval ; il a rencontré sur la route la danse brillante, le bal éclatant (des Elfes).

— Oh! la danse! la danse! Comme ou danse bien sous le bocage! —

« Le roi des Elfes tendit la main à sire Olaf : — Sire Olaf, viens danser avec moi. — Oh! la danse! la danse! etc.

— Non ! non ! C’est demain le jour de mes noces. Je ne veux pas danser. — Oh! la danse! etc.

« La reine des Elfes tendit sa main blanche à sire Olaf: — Viens, Olaf, viens danser avec moi. — Oh! la danse! etc.

— Non! non, je ne danserai pas. C’est demain le jour de mes noces — Oh! la danse! etc.

« La sœur des Elfes lui tendit sa main blanche. — Viens, sire Olaf, danser avec moi. — Oh! la danse! etc.

— Oh! non, je ne danserai pas. C’est demain le jour de mes noces. — Oh! la danse! etc.

« Et la fiancée disait ce jour-là : Dites-moi, pourquoi les cloches sonnent-elles ainsi ?

— C’est la coutume de notre île que chaque jeune amant sonne en l’honneur de la fiancée. — Oh ! la danse ! etc.

« Mais nous n’osons te le cacher, ton fiancé, sire Olaf, est mort. Nous venons de ramener son cadavre. — Oh ! la danse ! la danse ! Comme on danse bien sous la feuillée !

« Le lendemain, quand le jour parut, il y avait trois cadavres dans la maison de sire Olaf. — Oh ! la danse ! la danse ! etc.

« C’étaient sire Olaf, sa fiancée, et sa mère, morte de douleur[164]. »

Trois ballades smaalandaises, dont le héros s’appelle Magnus, lui font perdre la raison :

— Chef Magnus, chef Magnus, dit la fée, garde-toi bien de répondre non ! Prends-moi pour ton épouse ; ne me refuse pas, ne me refuse pas. Je te donnerai tant d’or et tant d’argent !

— Je suis fils du roi, je suis jeune et brave… ; je ne t’épouserai pas.

— Oh ! chef Magnus, chef Magnus, prends-moi pour épouse ; ne me dis pas non ! ne me dis pas non !

— Qui es-tu… pour vouloir m’épouser ? Tu n’es pas chrétienne !

— Chef Magnus, chef Magnus, ne me dédaigne pas, ou tu deviendras fou, et tu resteras fou toute ta vie. Ne me dis pas non ! — ne me dis pas non !

La ballade servienne de Marko et de la Wila suppose, comme la ballade bretonne, que l’on ne trouble pas impunément les eaux consacrées aux fées.

« Garde-toi, crie une voix au prince Marko, qui chasse et qui a soif ; garde-toi de troubler les eaux du lac, car la Wila du gué sommeille sur ses ondes, et son île flotte sur les eaux vertes. Malheur au héros qui l’éveille ! Malheur au cheval qui trouble les eaux de son lac ! La Wila en exige un terrible péage : elle prend au héros ses deux yeux, et au cheval ses quatre pieds[165]. »

Nous pourrions citer beaucoup d’autres chants populaires qui ont du rapport avec le nôtre ; mais nous n’en avons trouvé aucun aussi complet ; nous le croyons ancien, car il nous paraît très-probable que chacune de ses strophes était primitivement composée de trois vers, comme le sont encore la 1e, la 2e la 5e, la 17e, la 22e la 25e, la 24e et la 36e. Cette forme rhythmique passe, on le sait, pour le caractère certain d’une haute antiquité ; elle a été employée par la plupart des bardes gallois du sixième siècle, et on n’en trouve que peu d’exemples depuis le douzième.

Je remarque qu’elle a disparu dans la rédaction vannetaise de notre pièce, publiée par M. Dufilhol, à la fin de son roman de Guionvac’h, d’après la tradition de Ploemeur, où l’on a localisé et rajeuni l’aventure de Nann, en rappliquant à la mort tragique d’Alain de la Sauldraye, poursuivant la biche de Sainte-Ninnok. Voir l’Itinéraire de Nantes à Brest, de M. Pol de Courcy, p. 153.

IV

L’ENFANT SUPPOSÉ

− DIALECTE DE CORNOUAILLE −


ARGUMENT

La tradition mentionnée dans ce chant, qui est encore relatif aux fées, est une des plus populaires de la Bretagne. C’est, le plus souvent, un récit en prose mêlé de couplets, forme accusant évidemment une modification postérieure. Nous avons donc recherché s’il n’existait sur le même thème aucune œuvre complètement en vers, et nous avons été assez heureux pour découvrir le précieux fragment qu’on va lire.

Une mère perd son fils ; les fées l’ont dérobé en lui substituant un nain hideux. Ce nain passe pour muet, et il se garde bien, en parlant, de démentir cette opinion, car il trahirait sa voix qui est cassée comme celle d’un vieillard. Cependant il faut que la mère l’y contraigne pour ravoir son enfant. Elle feint donc de préparer à dîner dans une coque d’œuf pour dix laboureurs ; le nain étonné se récrie; la jeune femme le fouette impitoyablement ; la fée l’entend, elle accourt pour le délivrer, et l’enfant qu’elle a dérobé est rendu à sa mère.




Marie la belle est affligée ; elle a perdu son cher Loïk ; la Korrigan l’a emporté.

— En allant à la fontaine puiser de l’eau, je laissai mon Loïk dans son berceau ; quand je revins à la maison, il était loin ;

Et à sa place on avait mis ce monstre ; dont la face est aussi rousse que celle d’un crapaud, qui égratigne, qui mord sans dire mot ;

Et toujours demande à teter, et a sept ans passés, et n’est pas encore sevré.

— Vierge Marie, sur votre trône de neige, avec votre fils entre vos bras, vous êtes dans la joie, moi dans la tristesse.

Votre saint enfant, vous l’avez gardé ; moi, j’ai perdu le mien. Pitié pour moi, mère de la Pitié !

— Ma fille, ma fille, ne vous affligez pas ; votre Loïk n’est pas perdu ; votre cher Loïk sera retrouvé.

Qui feint de préparer le repas dans une coque d’œuf pour dix laboureurs d’une maison, force le nain à parler.

Quand il a parlé, fouettez-le, fouettez-le bien ; quand il a été bien fouetté, il crie ; quand il a été entendu, il est enlevé promptement.

— Que faites-vous là, ma mère ? disait le nain avec étonnement ; que faites-vous là, ma mère ?

— Ce que je fais ici, mon fils ? Je prépare à dîner dans une coque d’œuf pour dix laboureurs de ma maison.

— Pour dix, chère mère, dans une coque d’œufs !
J’ai vu l’œuf avant de voir la poule blanche ; j’ai vu le gland avant de voir l’arbre.

j’ai vu le gland et j’ai vu la gaule ; j’ai vu le chêne dans les bois de l’autre Bretagne, et n’ai jamais vu pareille chose.

— Tu as vu trop de choses, mon fils ; clic ! clac ! clic ! clac ! vieux gaillard, ah ! je te tiens !

— Ne le frappe pas, rends-le-moi ; je ne fais pas de mal à ton fils ; il est notre roi dans notre pays. —

Quand Marie s’en revint à la maison, elle vit son enfant endormi dans son berceau, bien doucement.

Et comme elle le regardait toute ravie, et comme elle allait le baiser, il ouvrit les yeux ;

Il se leva sur son séant, et lui tendant ses deux petits bras :

— Hé ! mère, j’ai dormi bien longtemps ! —




NOTES


Dans une tradition galloise analogue, la pauvre mère, trouvant aussi un nain hideux et vorace à la place de son enfant, va consulter le sorcier, et le sorcier lui dit : « Prenez des coques d’œufs, fuites semblant d’y préparer à dîner pour les moissonneurs : si le nain témoigne de l’étonnement, fouettez-le jusqu’au sang ; sa mère accourra à ses cris pour le délivrer, en vous ramenant votre enfant ; s’il n’en témoigne pas, ne lui faites aucun mal. »

La mère suit le conseil, et tandis qu’elle remplit de soupe ses coques d’œufs, elle entend le nain se parler ainsi à lui-même d’une voix cassée : « J’ai vu le gland avant de voir le chêne ; j’ai vu l’œuf avant de voir la poule blanche : je n’ai jamais vu pareille chose[166]. »

Tercet curieux, unique débris de je ne sais quel antique rituel, dont les vers, à trois mots et au dialecte près, cadrent exactement avec ceux de la ballade bretonne. Cela nous porte à croire que cette ballade remonte pour le fond à une époque antérieure à la séparation définitive des Bretons insulaires et des Bretons armoricains, opinion que rien ne parait contredire, et que confirme, à notre avis, la forme ternaire des strophes, et l’allitération régulière qu’elle présente d’un bout à l’autre.

Par un hasard extraordinaire, un écrivain latin du douzième siècle, l’auteur de la légende de Merlin, met les paroles que nous venons de citer dans la bouche de son barde sorcier.

« Il y a dans cette forêt, dit Merlin, un chêne chargé d’années ; je l’ai vu lorsqu’il commençait de croître... J’ai vu le gland dont il est sorti, germer et s’élever en gaule... J’ai donc vécu longtemps[167]. »

Si cette remarquable coïncidence n’était pas l'effet du hasard, elle prouverait que l’écrivain gallois, qui faisait ainsi parler Merlin, connaissait le chant populaire, et serait pour notre ballade une nouvelle preuve d’antiquité.

V

LES NAINS

− DIALECTE DE CORNOUAILLE −


ARGUMENT


Il en est des chants sur les Nains comme des chants dont les fées sont l’objet ; ils sont très-rares, tandis que les traditions relatives à ces êtres surnaturels sont multipliées à l’infini. Celui que nous donnons ici revêt le plus souvent la forme d’un récit ; il a tout l’air d’une satire contre les tailleurs, cette classe vouée au ridicule en Basse-Bretagne comme dans le pays de Galles, en Irlande, en Écosse, en Allemagne et ailleurs, et qui l’était jadis chez toutes les nations guerrières, dont la vie agitée et errante s’accordait mal avec une existence casanière et paisible. En Basse-Bretagne on dit encore proverbialement, qu’il faut neuf tailleurs pour faire un homme, et personne jamais ne prononce leur nom, sans ôter son chapeau et sans ajouter : « sauf votre respect. » La Très-ancienne Coutume de cette province aurait pu les ranger dans la classe des « vilains natres, ou gens qui s’entremettent de vilains métiers, comme être écorcheurs de chevaux, de viles bestes, garsailles, truandailles, pendeurs de larrons, porteurs de pastez et plateaux en tavernes, crieurs de vins, poissonniers; qui s’entremettent de vendre vilaines marchandises, et qui sont ménestriers ou vendeurs de vent ; lesquels ne sont pas dignes de eux entremettre de droits ni de coustume. » On en jugera par le joli badinage suivant.


Paskou le Long, le tailleur, s’est mis à faire le voleur, dans la soirée de vendredi.

Il ne pouvait plus faire de culottes : tous les hommes sont partis pour la guerre contre ceux de France et leur roi.

il est entré dans la grotte des Nains avec sa pelle, et il s’est mis à creuser pour trouver le trésor caché.

Le bon trésor, il l’a trouvé, et il est revenu chez lui en toute hâte ; et il s’est mis au lit.

— Fermez la porte, fermez-la bien ! Voici les petits Duz de la nuit.

— « Lundi, mardi, mercredi, et jeudi, et vendredi! » —

— Fermez la porte, mes amis : voici, voici venir les Nains!

Les voilà qui entrent dans la cour; les voilà qui dansent à perdre haleine.

— « Lundi, mardi, mercredi, et jeudi, et vendredi ! » —

— Les voilà qui grimpent sur ton toit; les voilà qui y font une trouée.

Tu es pris, mon pauvre ami ; jette vite dehors le trésor.

Pauvre Paskou, tu es mort ! Asperge-toi d’eau bénite ;

Jette ton drap sur ta tête ; ne fais pas un mouvement.

— Aïe! je les entends rire ; qui s’échapperait serait fin.

Seigneur Dieu! en voici un ; sa tête s’avance par le trou;

Ses yeux brillent comme des charbons ! Il glisse le long du pilier.

Seigneur Dieu ! un, deux et trois! les voilà en danse sur l’aire !

Ils bondissent et enragent. Sainte Vierge ! je suis étranglé !

— « Lundi, mardi, mercredi, et jeudi, et vendredi. » —

Deux, trois, quatre, cinq et six !— « Lundi, mardi, mercredi !

« Tailleur, cher petit tailleur, on dirait que tu ronfles là !

« Tailleur, cher petit tailleur, montre un peu le bout de ton nez.

« Viens-t’en faire un tour de danse ; nous t’apprendrons la mesure;

« Tailleur, cher petit tailleur! Lundi, mardi, mercredi.

« Tailleur, tu es un fripon. Lundi, mardi, mercredi.

« Viens-t’en nous voler encore ; viens, méchant petit tailleur;

« Nous t’apprendrons une danse qui fera craquer ton dos.

« Monnaie des Nains ne vaut rien. » —



NOTES


Une autre version de la même chanson attribue l’aventure à un certain fournier nommé Iannik-ann-Trevou. Plus fin que notre tailleur, en rentrant chez lui avec son trésor, il prend la précaution de couvrir de cendres et de charbons brûlants l’aire de sa maison, et quand les Nains arrivent au milieu de la nuit pour reprendre leur bien, ils se brûlent tellement les pieds, qu’ils déguerpissent au plus vite, en poussant des cris effroyables, mais non sans avoir préalablement tiré vengeance du voleur, dont ils brisent toute la vaisselle; et la chanson le dit :

« Chez Iannik-ann-Trevou, nous avons brûlé nos pieds cornus, mais fait bon marché de ses pots[168]. »

On remarquera que la chanson des Nains leur donne, entre autres noms, celui de Duz diminutif Duzik, que portaient en Gaule ces mêmes génies du temps de saint Augustin[169] ; qu’elle leur assigne pour demeure, comme aux Fées, les Dolmen, et qu’elle leur fait danser en chœur une ronde infernale, dont le refrain est toujours : « Lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi. »

Un voyageur, attiré, dit-on, dans leur cercle, trouvant le refrain monotone, et y ayant ajouté les mots : «samedi et dimanche, » ce fut parmi le peuple nain une telle explosion de trépignements, de cris et de menaces, que le pauvre homme faillit mourir de peur : on assure que s’il eût ajouté aussitôt : « Et voilà la semaine terminée ! » la longue pénitence à laquelle les Nains sont condamnés, aurait fini avec la chanson.

Les Nains passent pour veiller, dans leurs grottes de pierres, à la garde d’immenses trésors ; mais leur monnaie est de mauvais aloi.

La même opinion se trouve mentionnée dans un ancien recueil manuscrit de traditions galloises[170].
VI

SUBMERSION DE LA VILLE D’IS

− DIALECTE DE CORNOUAILLE −



ARGUMENT

Il existait en Armorique, aux premiers temps de l’ère chrétienne, une ville, aujourd’hui détruite, à laquelle l’anonyme de Ravenne donne le nom de Chris ou Keris. À la même époque, c’est-à-dire au cinquième siècle, régnait dans le même pays un prince appelé Gradlon et surnommé Meur, c’est-à-dire le Grand. Gradlon eut de pieux rapports avec un saint personnage, nommé Gwénnolé, fondateur et premier abbé du premier monastère élevé en Armorique. Voilà tout ce que l’histoire nous apprend de cette ville, de ce prince et de ce moine ; mais les chanteurs populaires nous fournissent d’autres renseignements. Selon eux, Ker-is ou la ville d’Is, capitale du roi Gradlon, était défendue contre les invasions de la mer par un puits ou bassin immense, destiné à recevoir l’excédant des eaux, à l’époque des grandes marées. Ce puits avait une porte secrète dont le roi seul gardait la clef, et qu’il ouvrait et fermait, quand cela était nécessaire. Or, une nuit, pendant qu’il dormait, la princesse Dahut, sa fille, voulant couronner dignement les folies d’un banquet donné à un amant, déroba à son père la clef fatale, courut ouvrir l’écluse, et submergea la ville. Saint Gwénnolé passe pour avoir prédit ce châtiment qui fait le sujet d’une ballade qu’on chante à Trégunc.



I


As-tu entendu, as-tu entendu ce qu’a dit l’homme de Dieu
au roi Gradlon qui est à Is ?


« Ne vous livrez point à l’amour ; ne vous livrez point aux folies. Après le plaisir, la douleur!

« Qui mord dans la chair des poissons, sera mordu par les poissons ; et qui avale sera avalé.

« Et qui boit et mêle le vin, boira de l’eau comme un poisson ; et qui ne sait pas, apprendra. »

II


Le roi Gradlon parla :

— Joyeux convives, je veux aller dormir un peu.

— Vous dormirez demain matin ; demeurez avec nous ce soir ; néanmoins, qu’il soit fait comme vous le voulez. —

Sur cela, l’amoureux coulait doucement, tout doucement ces mots à l’oreille de la fille du roi :

— Douce Dahut, et la clef ?

— La clef sera enlevée ; le puits sera ouvert : qu’il soit fait selon vos désirs ! —

III

Or, quiconque eût vu le vieux roi endormi, eût été saisi d’admiration,

D’admiration en le voyant dans son manteau de pourpre, ses cheveux blancs comme neige flottant sur ses épaules, et sa chaîne d’or autour de son cou.

Quiconque eût été aux aguets, eût vu la blanche jeune fille entrer doucement dans la chambre, pieds nus :

Elle s’approcha du roi son père, elle se mit à genoux, et
elle enleva chaîne et clef,


IV


Toujours il dort, il dort le roi. Mais un cri s’élève dans la plaine : — L’eau est lâchée ! la ville est submergée !

— Seigneur roi, lève-toi! et à cheval! et loin d’ici! La mer débordée rompt ses digues ! —

Maudite soit la blanche jeune fille qui ouvrit, après le festin, la porte du puits de la ville dis, cette barrière de la mer!


V


— Forestier, forestier, dis-moi, le cheval sauvage de Gradlon, l’as-tu vu passer dans cette vallée?

— Je n’ai point vu passer par ici le cheval de Gradlon, je l’ai seulement entendu dans la nuit noire : Trip, trep, trip, trep, trip, trep, rapide comme le feu!

— As-tu vu, pêcheur, la fille de la mer, peignant ses cheveux blonds comme l’or, au soleil de midi, au bord de
l’eau?

— J’ai vu la blanche fille de la mer, je l’ai même entendue chanter : ses chants étaient plaintifs comme les flots.




NOTES


La tradition relative à la destruction de la ville d’Is remonte au berceau de la race celtique, car elle est commune aux trois grands rameaux de cette race : les poëtes bretons, gallois et Irlandais l’ont chantée ; on la trouve localisée en Armorique, comme en Cambrie, comme en Irlande. La possibilité de rapprocher ici les textes, de les compléter, de les contrôler les uns par les autres, est pour la philologie d’un intérêt extrême, dit très-bien M. Charles Magnin[171] ; ils s’accordent à retracer avec une concise et effrayante énergie une catastrophe dont l’histoire n’a conservé qu’un vague et incertain souvenir. Les Armoricains font inonder la nouvelle Sodome par le débordement d’un puits; les Gallois et les Irlandais, d’une fontaine. Selon les uns et les autres, la fille du roi est la cause de l’inondation, et Dieu punit la coupable en la noyant, et en la changeant en sirène. Chose plus extraordinaire encore, la version galloise, qu’on a lieu de croire du cinquième siècle, et l’œuvre du barde Gwyddno[172], mais dont le manuscrit du moins appartient au douzième siècle, contient deux strophes qu’on retrouve presque littéralement dans le poëme armoricain. Le barde gallois commence de la manière dont celui-ci finit ; quelqu’un vient réveiller le roi (le poëte l’appelle Seithenin) :

« Seithenin ! lève-toi ! et regarde ! la terre des guerriers, les campagnes de Gwyddno sont envahies par l’Océan ! »

Puis le poëte poursuit de ses malédictions la princesse :

« Maudite soit la jeune fille qui ouvrit, après son souper, l’huis de la fontaine, la barrière de la mer !

« Maudite soit l’éclusière qui ouvrit, après le péché, la porte de la fontaine à une mer sans frein !

« Les gémissements des ombres se sont élevés des plus hauts sommets de la ville, et montent jusqu’à Dieu : le besoin suit toujours l’excès[173]. » Les marins gallois de la baie de Cardigan, qui occupe aujourd’hui, assure-t-on, le territoire submergé, prétendent voir, sous les eaux, des ruines d’anciens édifices; ceux de la baie de Douarnenez, en basse Bretagne, ont la même prétention. « Il se trouve encore aujourd’hui, disait, au seizième siècle, le chanoine Morcau, des personnes anciennes qui osen bien asseurer qu’aux basses marées, estant à la pesche, y avoir souvent vu des vieilles maseures de murailles[174]. »

Enfin, selon Giraud de Barry, les pêcheurs irlandais du douzième siècle, croyaient voir briller, sous les eaux du lac qui recouvre leur ville engloutie, les tours rondes des anciens jours.

Ainsi, dit poétiquement Thomas Moore, « dans ses songes sublimes, la mémoire souvent surprend un rayon du passé; ainsi, soupirant, elle admire, à travers les vagues du temps, les gloires évanouies qu’i couvre. »

Parmi les traditions relatives à Gradlon en particulier, il en est une de nature à éclaircir certains points du poëme; elle nous a été conservée par un des plus charmants trouvères du treizième siècle, et regarde le fidèle coursier du roi. Marie de France assure qu’en fuyant à la nage, il perdit son maître, dont une bonne fée sauva la vie, et qu’il devint sauvage de chagrin : les Bretons, ajoute-t-elle, mirent en complainte l’épisode du cheval et du cavalier :

Graalon pas ne s’oublia.
Son blanc cheval fit amener.
............................
En l’eau entre tout à cheval.
L’onde l’emporte contre val;
Départi l’a de son destrier,
Graalon fut près de noyer.
.........................
La damoiselle (la fée) en eut pitié
Par les flancs saisit son ami,
Si l’en amène ensemble od li (avec elle).
.........................
Son destrier qui d’eau échappa
Pour son seigneur grand deuil mena.
En la foret fit son retour.
Ne fut en paix ni nuit ni jour;
Des pieds grata, fortment hennit,
Par la contrée fut oui.
Prendre cuident (le veulent) et retenir;
Oncques nul d’eux ne l’ put saisir.
U ne voulait nului (personne) atendre,
Nul ne le put lacier ni prendre.
Moult longtemps après ouït-on.
Chacun an, en cette saison
Que son sire partit de lui,
La noise et la friente (hennissement) et le cri
Que le bon cheval démenait
Pour son sire que perdu avait,
L’aventure du bon destrier,

L’aventure du chevalier,
Comme il s’en alla od (avec) sa mie,
Fut par toute Bretagne ouïe.
Un lai en firent les Bretons,
Graalon-meur l’appelle t-on
[175].

Dans la tradition originale, je l’ai dit, c’est la fille de Gradlon, et non le prince, qui se noie. Fuyant à toute bride sa capitale envahie par les flots qui le poursuivaient lui-même et qui mouillaient déjà les pieds de son cheval, il emportait sa fille en croupe, lorsqu’une voix terrible lui cria par trois fois : « Repousse le démon assis derrière toi ! » Le malheureux père obéit, et soudain les flots s’arrêtèrent.

Avant la révolution, on voyait à Quimper, entre les deux tours de la cathédrale, le roi Gradlon monté sur son fidèle coursier ; mais, en 93, son titre de roi lui porta malheur. Des vieillards se souviennent d’avoir assisté à une cérémonie populaire qui avait lieu autrefois, chaque année, autour de sa statue équestre.

Le jour de la Sainte-Cécile, un ménétrier, muni d’une serviette, d’un broc de vin et d’un hanap d’or, offert par le chapitre de la cathédrale, montait en croupe derrière le roi. Il lui passait la serviette autour du cou, versait du vin dans la coupe, la présentait au prince, comme eût fait l’échanson royal, et, la vidant lui-même ensuite, jetait le hanap à la foule, qui s’élançait pour le saisir. Mais quand l’usage cessa, la coupe d’or, dit-on, n’était plus qu’un verre. Puisqu’on a rétabli de nos jours la statue équestre, pourquoi pas aussi la fête primitive ?

Une dernière particularité intéressante de l’histoire poétique de Gradlon, et qui peut avoir un fondement historique, c’est la mention de cette clef d’or qu’il portait en sautoir. Childebert, selon Grégoire de Tours, en portait une semblable au cou.

Le poëme de la Submersion d’Is offre donc, par le fond, plusieurs preuves incontestables d’une antiquité reculée. Sa forme accuse la même date ; il est composé, comme celui du barde Gwyddno, dans le rhythme ternaire et dans le système de l’allitération. La langue présente d’assez grandes difficultés ; plusieurs tournures grammaticales et plusieurs expressions du poëme n’étant plus en usage. Quant à son mérite littéraire, M. Tom Taylor, qui l’a si bien traduit en anglais, s’exprime ainsi : « La rudesse pittoresque qu’on y remarque ne manque ni de trait, ni d’art dramatique, ni de vie; l’action y est vivement mise en saillie. » Et l’éminent traducteur ajoute : « Sous ce rapport, ces ballades bretonnes me semblent incomparables dans leur genre[176]. »

VII

LE VIN DES GAULOIS

ET LA DANSE DU GLAIVE

− DIALECTE DE LÉON −


ARGUMENT


On n’ignore pas qu’au sixième siècle, les Bretons faisaient souvent des courses sur le territoire de leurs voisins soumis à la domination des Franks, qu’ils appelaient du nom général de Gaulois. Ces expéditions, entreprises le plus souvent par la nécessité de défendre leur indépendance, l’étaient aussi quelquefois par le désir de s’approvisionner chez l’ennemi de ce qui leur manquait en Bretagne, principalement de vin. Aussitôt que venait l’automne, dit Grégoire de Tours, ils partaient, suivis de chariots et munis d’instruments de guerre et d’agriculture, pour la vendange armée. Les raisins étaient-ils encore sur pied, ils les cueillaient eux-mêmes ; le vin était-il fait, ils l’emportaient. S’ils étaient trop pressés ou surpris par les Franks, ils le buvaient sur place, puis, emmenant captifs les vendangeurs, ils regagnaient joyeusement leurs bois et leurs marais. Le morceau qu’on va lire a été composé, selon l’illustre auteur des Récits mérovingiens, au retour d’une de ces expéditions. Quelques habitués de tavernes, de la paroisse de Coray, l’entonnent, le verre en main, plutôt pour l’air que pour les paroles, dont ils ont cessé, grâce à Dieu, de saisir l’esprit primitif.




I


Mieux vaut vin blanc de raisin que de mûre ; mieux vaut vin blanc de raisin.
— Ô feu ! ô feu ! ô acier ! ô acier ! ô feu ! ô feu ! ô acier et feu ! ô chêne ! ô chêne ! ô terre ! ô flots ! ô flots ! ô terre ! ô terre et chêne ! —



Mieux vaut vin nouveau que bière ; mieux vaut vin nouveau.
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Mieux vaut vin brillant qu’hydromel ; mieux vaut vin brillant.
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Mieux vaut vin de Gaulois que de pommes ; mieux vaut vin de Gaulois.
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Gaulois, ceps et feuille à toi, ô fumier ! Gaulois, ceps et feuille à toi !
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Vin blanc, à toi, Breton de cœur ! Vin blanc, à toi, Breton !
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Vin et sang coulent mêlés ; vin et sang coulent.
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Vin blanc et sang rouge, et sang gras ; vin blanc et sang rouge.
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Sang rouge et vin blanc, une rivière ! sang rouge et vin blanc !
— Ô feu ! ô feu ! etc.

C’est le sang des Gaulois qui coule ; le sang des Gaulois.
— Ô feu ! ô feu ! etc.
J’ai bu sang et vin dans la rude mêlée ; j’ai bu sang et vin.
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Vin et sang nourrissent qui en boit ; vin et sang nourrissent.
— Ô feu ! ô feu ! etc.


II


Sang et vin et danse, à toi, Soleil ! sang et vin et danse.
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Et danse et chant, chant et bataille ! et danse et chant.
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Danse du glaive, en cercle ; danse du glaive.
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Chant du glaive bleu qui aime le meurtre ; chant du glaive
bleu.
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Bataille où le glaive sauvage est Roi ; bataille du glaive sauvage.
— Ô feu ! ô feu ! etc.

Ô glaive ! ô grand Roi du champ de bataille ! ô glaive ! ô grand Roi !
— Ô feu ! ô feu ! etc.
Que l’arc-en-ciel brille à ton front ! que l’arc-en-ciel brille !
— Ô feu ! ô feu ! ô acier ! ô acier ! ô feu ! ô feu ! ô acier et feu ! ô chêne ! ô chêne ! ô terre ! ô flots ! ô flots ! o terre ! ô terre et chêne ! —



NOTES


Il est probable que l’expédition à laquelle ce chant sauvage fait allusion eut lieu sur le territoire des Nantais, car leur vin est blanc, comme celui dont parle le barde. Les différentes boissons qu’il prête aux Bretons, le vin de mûre, la bière, l’hydromel, le vin de pommes ou le cidre, sont aussi celles dont ils usaient au sixième siècle.

Sans aucun doute, nous avons ici deux chants distincts, soudés par l’effet du temps. Le second commence à la treizième strophe, et est un hymne guerrier en l’honneur du soleil, un fragment de la Ronde de l’Épée des anciens Bretons. Comme les Gaëls et les Germains, ils avaient l’habitude de s’y livrer pendant leurs fêtes : elle était exécutée par des jeunes gens qui savaient l’art de sauter en mesure circulairement, en lançant en l’air et recevant dans la main leurs épées[177]. On la voit figurée sur trois médailles celtiques de la collection de M. Hucher : dans l’une, un guerrier bondit en brandissant d’une main sa hache de bataille, et rejetant, de l’autre, en arrière sa longue chevelure flottante ; sur une seconde, un guerrier danse devant un glaive suspendu, et il répète évidemment, dit M. Henri Martin, l’invocation : « Ô glaive ! ô grand roi du champ de bataille ! ô glaive ! ô grand roi ! » Ceci, on le voit, nous rejetterait en plein paganisme. Il est du moins certain que la langue des sept dernières strophes est encore plus vieille que celle des douze autres. Quant à sa forme, la pièce entière est régulièrement allitérée d’un bout à l’autre, comme les chants des bardes primitifs, et soumise, comme eux, à la loi du rhythme ternaire. Je n’ai pas besoin de faire remarquer quel cliquetis d’armes entrechoquées elle rappelle à l’oreille et quel souffle strident respire la mélodie.


VIII

LA MARCHE D’ARTHUR

— DIALECTE DE CORNOUAILLE —



ARGUMENT

La popularité dont jouit en Bretagne le nom d’Arthur est un des phénomènes les plus curieux de l’histoire de la fidélité bretonne. Ce nom, primitivement porté par une divinité guerrière, le fut, au sixième siècle, par un chef illustre, mort en défendant sa patrie, et auquel on attribua plusieurs des vertus surhumaines de son homonyme adoré. Les pères invoquaient le dieu en allant au combat ; les fils chantèrent l’homme déifié, le jour de la bataille. Ni la défaite ni l’exil ne purent faire oublier Arthur aux Bretons. Sa renommée magique, traversant la mer avec eux, reçut en Armorique une vie toute nouvelle : il y devint, comme il était dans l’île de Bretagne, un symbole armé de la liberté nationale ; et le peuple, à toutes les époques, depuis le sixième siècle jusqu’à nos jours, y répéta, en les adaptant aux circonstances, les traditions et les bardits dont il était le sujet. Ainsi, toutes les fois qu’une guerre se prépare, on voit, en signe avant-coureur, l’armée d’Arthur défiler à l’aube du jour au sommet des Montagnes-Noires, et l’on y répète encore le bardit suivant, qui s’est retrouvé, après douze cents ans, dans la bouche des Bretons armés pour défendre leurs autels et leurs foyers. Je l’ai appris d’un ancien chouan de Leuhan, qui l’a souvent chanté, m’a-t-il dit, en marchant à l’ennemi, dans les dernières guerres de l’Ouest.




Allons, allons, allons au combat ! allons parent, allons frère, allons fils, allons père ! allons ! allons ! allons tous ! allons donc, hommes de cœur !


Le fils du guerrier disait à son père un matin : — Des cavaliers au sommet de la montagne !

Des cavaliers qui passent montés sur des coursiers gris qui reniflent de froid !

Rangs serrés six par six ; rangs serrés trois par trois ; mille lances brillant au soleil.

Rangs serrés deux par deux, suivant les drapeaux que balance le vent de la Mort.

Neuf longueurs d’un jet de fronde depuis leur tête jusqu’à leur queue.

C’est l’armée d’Arthur, je le sais ; Arthur marche devant au haut de la montagne.

— Si c’est Arthur, vite à nos arcs et à nos flèches vives ! et en avant à sa suite, et que le dard s’agite ! —

Il n’avait pas fini de parler que le cri de guerre retentit d’un bout à l’autre des montagnes :

— « Cœur pour œil ! tête pour bras ! et mort pour blessure, dans la vallée comme sur la montagne! et père pour fils et mère pour fille !

« Étalon pour cavale, et mule pour âne ! chef de guerre pour soldat, et homme pour enfant! sang pour larmes, et flammes pour sueurs ! « Et trois pour un, c’est ce qu’il faut, dans la vallée comme sur la montagne, jour et nuit, s’il se peut, jusqu’à ce que les vallées roulent des flots de sang.

« Si nous tombons percés dans le combat, nous nous baptiserons avec notre sang, et nous mourrons le cœur joyeux.

« Si nous mourons comme doivent mourir des chrétiens, des Bretons, jamais nous ne mourrons trop tôt ! »




NOTES


Cette dernière strophe, dont les généreux sentiments forment un étrange disparate avec le reste de la pièce et qui y a sans doute été ajoutée par une voix moderne, a dû contribuer à sauver de l’oubli la Marche d’Arthur. Elle était toujours répétée trois fois par les chanteurs, qu’elle enthousiasmait. Les autres ne leur offraient probablement qu’un sens vague ; la lettre et l’esprit sont si loin de la manière de parler et de penser d’aujourd hui ! Rien n’empêche de croire, comme on l’a prétendu, que le chant a passé du dialecte cambrien dans le dialecte armoricain, au septième siècle, à la séparation de l’un et de l’autre peuple. La pièce offre effectivement plusieurs tournures grammaticales elliptiques, un grand nombre d’expressions étrangères au dialecte du continent et la forme ternaire et allitérée des poèmes bardiques gallois. J’ajouterai que les connaisseurs s’accordent à trouver à la mélodie, qui est éminemment énergique et martiale, un caractère tout particulier d’antiquité.
IX

LA PESTE D’ELLIANT

— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




ARGUMENT

La peste qui désola toute l’Europe au sixième siècle fit de grands ravages en Armorique : ceux qui en étaient frappés perdaient les cheveux, les dents et la vue, jaunissaient, languissaient et ne tardaient pas à mourir. Il y eut des cantons de la Bretagne armoricaine dont la population fut emportée tout entière. La paroisse d’Elliant, en Cornouaille, fut de ce nombre. Le pays voisin, et celui de Tourc’h en particulier, dut aux prières d’un solitaire nommé Ratian, qui y habitait, le bonheur d’être préservé du fléau. C’est ce que nous apprend l’auteur de la vie de saint Gwénnolé, écrite à cette époque et abrégée au neuvième siècle par Gurdestin, abbé de Landévenek.




Entre Langolen et le Faouet, habite un saint Barde, qu’on appelle Père Rasian ;

Il a dit aux hommes du Faouet : Faites célébrer chaque mois une messe, une messe dans votre église.

La peste est partie d Elliant, mais non pas sans fournée : elle emporte sept mille cent âmes !

En vérité, la Mort est descendue dans le pays d’Elliant, tout le monde a péri, hormis deux personnes, Une pauvre vieille femme de soixante ans et son fils unique.

« La peste est au bout de ma maison, disait-elle ; quand Dieu voudra elle entrera ; lorsqu’elle entrera, nous sortirons, »

Sur la place publique d’Elliant, on trouverait de l’herbe à faucher,

Hormis dans l’étroite ornière de la charrette qui conduit les morts en terre.

Dur eût été le cœur qui n’eût pas pleuré, au pays d’Elliant, quel qu’il fût,

En voyant dix-huit charrettes pleines à la porte du cimetière, et dix-huit autres y venir.

Il y avait neuf enfants dans une même maison, un même tombereau les porta en terre.

Et leur pauvre mère les traînait.

Le père suivait en sifflant… Il avait perdu la raison.

Elle hurlait, elle appelait Dieu, elle était bouleversée corps et âme :

— Enterrez mes neuf fils, et je vous promets un cordon de cire qui fera trois fois le tour de vos murs.

Qui fera trois fois le tour de votre église, et trois fois le tour de votre asile.


J’avais neuf fils que j’avais mis au monde, et voilà que la Mort est venue me les prendre,

Me les prendre sur le seuil de ma porte ; plus personne pour me donner une petite goutte d’eau ! —

Le cimetière est plein jusqu’aux murs ; l’église pleine jusqu’aux degrés ;

Il faut bénir les champs pour enterrer les cadavres.

Je vois un chêne dans le cimetière, avec un drap blanc à sa cime : la peste a emporté tout le monde.




NOTES


La peste d’Elliant ne se chante jamais sans qu’on y joigne l’étrange légende que voici :

« C’était jour de pardon au bourg d’Elliant ; un jeune meunier, arrivant au gué avec ses chevaux, vit une belle dame en robe blanche, assise au bord de la rivière, une baguette à la main, qui le pria de lui faire passer l’eau. — Oh! oui, sûrement, madame, répliqua-t-il ; et déjà elle était en croupe sur sa bête, et bientôt déposée sur l’autre rive. Alors, la belle dame lui dit : — Jeune homme, vous ne savez pas qui vous venez de passer : je suis la Peste. Je viens de faire le tour de la Bretagne, et me rends à l’église du bourg, où l’on sonne la messe ; tous ceux que je frapperai de ma baguette mourront subitement ; pour vous, ne craignez rien, il ne vous arrivera aucun mal, ni à votre mère non plus. »

Et la Peste a tenu parole, me faisait observer naïvement un chanteur ; car la chanson le dit :

« Tout le monde a péri, excepté deux personnes: Une pauvre vieille et son fils. »

« Savez-vous, me disait un autre, comment on s’y prit pour lui faire quitter le pays? On la chanta. Se voyant découverte, elle s’enfuit. Il n’y a pas plus sûr moyen de chasser la Peste que de la chanter ; aussi , depuis ce jour, elle n’a pas reparu. »

Comme nous l’avons déjà dit, la Peste d’Elliant a conservé le ton prophétique de la poésie des anciens bardes, et quelques traces de la forme artificielle qu’ils donnaient à leurs chants. Par exemple, on aura remarqué que sept couplets sur vingt sont des tercets, et que le quatrième est allitéré. Si l’on se rappelle maintenant :

  1. Que dans la poésie vraiment populaire de la Bretagne, les chants sont généralement contemporains des faits qu’ils célèbrent ;
  2. Que les chanteurs ne savent ni lire ni écrire, et n’ont par conséquent aucun autre moyen de transmettre à la postérité les événements de leur temps que de les mettre en vers aussitôt qu’ils se sont passés ;
  3. Que l’événement ici relaté a eu lieu au sixième siècle, dans la paroisse d’Elliant ;
  4. Que le poëte populaire nomme comme un contemporain, un saint personnage appelé Ratian, qui vivait effectivement à cette époque, et habitait entre Langolen et le Faouet, c’est-à-dire à Tourc’h[178] ; enfin, si l’on examine avec une sérieuse attention l’œuvre dans toutes ses parties, peut-être pensera-t-on, comme nous, qu’il n’y a pas lieu de la croire postérieure à l’événement dont elle nous a conservé le souvenir.

Ce que nous ne présentons ici que sous la forme du doute, a été proclamé comme un fait et appliqué à la plupart des chants bretons, par M. Ferdinand Wolf, dans un savant ouvrage où il a bien voulu donner à nos idées le poids de son autorité[179].

Mais si nous faisons remonter jusqu’au sixième siècle la composition du chant breton, nous sommes loin de prétendre qu’il nous est parvenu dans sa pureté primitive.

Probablement nous ne possédons qu’un fragment d’un poëme beaucoup plus étendu. Ce qui est certain c’est que le ton en est épique.

Un intérêt particulier s’attache à lui : il est le premier qui ait été recueilli par ma mère : la pauvre veuve, sous la dictée de laquelle il fut écrit, habitait la paroisse de Melgven. On comprendra aisément, a dit M. Charles Magnin, qu’il ait vivement impressionné une imagination sensible et délicate.
X

MERLIN

FRAGMENTS DE BALLADES

— DIALECTE DE CORNOUAILLE—




ARGUMENT


On a cru longtemps que deux bardes ont porté le nom de Merlin[180]; l’un, qui serait né d’une vestale chrétienne[181], et d’un consul romain[182], aurait vécu au cinquième siècle sous le règne d’Ambroise Aurélien, et passé pour le premier des devins de son temps[183];

L’autre, qui ayant eu le malheur de tuer involontairement son neveu, à la bataille d’Arderiz où il portait le collier d’or, marque distinctive des chefs cambriens, aurait perdu la raison, et se serait retiré du monde. (vers la fin du sixième siècle).

Aujourd’hui les critiques s’accordent à voir dans le personnage de Merlin le héros unique d’une triple tradition, où il apparaît comme un être mythologique, historique et légendaire.

Qu’il me soit permis de renvoyer le lecteur, pour les preuves, au livre que j’ai écrit sous le titre de Myrdhinn ou l’enchanteur Merlin, son histoire, ses œuvres, son influence.

Les Gallois possèdent des poésies de ce barde, mais malheureusement rajeunies et même transformées aux douxième et treizième siècles, dans un intérêt national.

Les Bretons d’Armorique ont seulement quelques chants populaires qui le concernent.

J’en ai retrouvé quatre, débris altérés d’un cycle poétique dont de nouvelles découvertes combleront sans doute les nombreuses lacunes. Le premier est une chanson de nourrice. Quoique Merlin n’y soit pas nommé, il s’agit évidemment de l’être merveilleux que son nom rappelle et de son origine mythologique ;

Le second fragment le représente comme un magicien ou un devin ;

Dans le troisième, qui est une ballade complète, il n’est plus que barde et joueur de harpe ; Le quatrième nous le montre converti par le plus aimable des saints bretons, le bienheureux Kadok ou Kado.

La chanson de nourrice fait raconter à Merlin enfant sa génération mystérieuse, par sa mère elle-même qui veut l’endormir.




I


MERLIN AU BERCEAU

Voici treize mois et trois semaines que dans le bois je m’endormis.
Dors donc, mon enfant, mon enfant; dors donc, enfant, dors.
J’avais ouï chanter un oiseau qui chantait si bien, si doucement!
Dors donc, etc.
Qui chantait si bien, si doucement, phis doucement que l’eau qui coule.
Dors donc, etc.
Tant que, sans y prendre assez garde, je le suivis l’esprit charmé.
Dors donc, etc.

Je le suivis bien loin, bien loin ; hélas ! hélas ! que j’étais jeune !
Dors donc, etc,
— Ô fille de roi, me disait-il, tu es belle comme la rosée du matin.
Dors donc, etc.
Le jour levant est ravi quand il te regarde ; ne le sais-tu pas ?
Dors donc, etc.
Le soleil lui-même est ravi. Et qui donc sera ton époux ?
Dors donc, etc.
— Taisez-vous, taisez-vous, vilain petit oiseau ; votre petit bec est trop libre.
Dors donc, etc.
Pourvu que le Roi du ciel jette un regard sur moi, que m’importe le regard de l’aurore ?
Dors donc, etc.
Que m’importe le regard du soleil ou même de l’univers entier ?
Dors donc, etc.
Si vous me parlez mariage , parlez-moi du Roi du ciel
Dors donc, etc.

Et pourtant il chantait de plus en plus doucement, et moi, je le suivais, la tête basse.
Dors donc, etc.
Tant que je tombai endormie de fatigue sous un chêne, dans un lieu écarté.
Dors donc, etc.
Et là je fis un rêve qui me troubla au delà de tout.
Dors donc, etc.
Je rêvais que j’étais dans la maison d’un petit Duz, dans le cercle des eaux d’une petite fontaine.
Dors donc, etc.
Ses pierres étaient si transparentes ! Ses pierres étaient si brillantes ! Ses pierres étaient aussi diaphanes que le cristal !
Dors donc, etc.
Sur le sol, un tapis de mousse, des fleurs nouvelles semées dessus.
Dors donc, etc.
Comme le petit Duz n’était pas chez lui, j’étais sans frayeur et joyeuse.
Dors donc, etc.
Lorsque je vis venir de loin, à tire d’aile, une tourterelle.
Dors donc, etc.

Et elle frappa de son bec au mur transparent de la grotte.
Dors donc, etc.
Et moi, simple, par pitié pour elle, d’aller lui ouvrir la porte.
Dors donc, etc.
Et elle d’entrer et de voler en cercle autour de la maison.
Dors donc, etc.
Tantôt mon épaule, tantôt mon front, tantôt elle effleurait mon sein.
Dors donc, etc.
Trois fois elle becqueta mon oreille, et de s’en retourner gaiement sous le bois vert.
Dors donc, etc.
Si elle était gaie, elle ; moi, je ne le suis pas ; maudite soit l’heure où je m’endormis !
Dors donc, etc.
Les larmes coulent de mes yeux d’avoir un berceau à balancer.
Dors donc, etc.
Que ne sont-ils dans l’abîme de glace, les Esprits noirs, tous, chair et os !
Dors donc, etc.

Que n’est-il faux mon rêve ! Que ne suis-je inconnue à tout le monde !
Dors donc, etc.
L’enfant, tout nouveau-né qu’il était, se mit à rire, en répétant :
Dors donc, etc.
— Taisez-vous, ma mère, ne pleurez pas, je ne vous causerai aucun chagrin.
Dors donc, etc.
— Mais c’est pour moi un grand crève-cœur d’entendre appeler mon père un Esprit noir.
— Dors donc, etc.
— Mon père, entre le ciel et la terre, est aussi brillant que la lune.
— Dors donc, etc.
— Mon père aime les pauvres gens, et, quand il le peut, il les aide.
— Dors donc, etc.
— Que Dieu préserve éternellement mon père de l’abîme de glace !
— Dors donc, etc.
— Mais bénie soit, au contraire, l’heure où je naquis pour faire le bien ;
— Dors donc, etc.

— Où je naquis pour faire le bien de mon pays; que Dieu le garde de chagrin! »
— Dors donc, etc.
La mère demeura stupéfaite : « Voici un Prodige, s’il en fut jamais!
Dors donc, mon enfant; mon enfant, dors donc; enfant,
dors. »


II



MERLIN-DEVIN



— Merlin, Merlin, où allez-vous si matin avec votre chien noir?
— Iou ! iou ! ou ! iou ! iou ! ou ! iou ! ou ! iou ! ou ! iou ! iou! ou ! iou ! ou ! —
— Je viens de chercher le moyen de trouver, par ici, l’œuf rouge,
L’œuf rouge du serpent marin, au bord du rivage, dans le creux du rocher.
Je vais chercher dans la prairie le cresson vert et l’herbe d’or.
Et le guy du chêne, dans le bois, au bord de la fontaine.

— Merlin! Merlin! convertissez-vous, laissez le guy au chêne,
Et le cresson dans la prairie, comme aussi l’herbe d’or.
Comme aussi l’œuf du serpent marin parmi l’écume dans le creux du rocher.
Merlin! Merlin! convertissez-vous, il n’y a de devin que Dieu. —
— Iou ! iou ! ou ! iou ! iou ! ou ! iou ! ou ! iou ! ou !
Iou ! iou ! ou ! iou! ou ! —


III



MERLIN-BARDE



I



— Ma bonne grand’mère, écoutez-moi ; j’ai envie d’aller à la fête ;
À la fête, aux courses nouvelles que donne le roi.
— À la fête vous n’irez point, ni à celle-ci ni à aucune autre ;
Vous n’irez point à la fête nouvelle ; vous avez pleuré toute la nuit ;

Vous n’irez point, s’il tient à moi ; vous avez pleuré en rêvant.
— Ma bonne petite mère, si vous m’aimez, vous me laisserez aller à la fête.
— En allant à la fête vous chanterez ; en revenant vous pleurerez. —


II



Il a équipé son poulain rouge ; il l’a ferré d’acier poli ;
Il l’a bridé, et lui a jeté sur le dos une housse légère ;
Et il lui a attaché au cou un anneau, et un ruban à la queue ;
Et il est monté sur son dos, et est arrivé à la fête nouvelle.
Comme il arrivait au champ de fête, les cornes sonnaient ;
La foule était pressée, et tous les chevaux bondissaient.
— Celui qui aura franchi la grande barrière du champ de fête au galop,
En un bond vif, franc et parfait, aura pour épouse la fille du roi. —
À ces mots, son jeune poulain rouge hennit fortement,
Bondit et s’emporta, et souffla du feu par les naseaux ;

Et jeta des éclairs par les yeux, et frappa du pied la terre ;
Et tous les autres étaient dépassés, et la barrière franchie d’un bond.
— Seigneur roi, vous l’avez juré, votre fille Aliénor doit m’appartenir.
— Vous n’aurez point ma fille Aliénor, pas plus qu’aucun de vos semblables ;
Ce ne sont point des sorciers que je veux pour maris à ma fille. —
Un vieil homme qui était là, et qui avait une barbe blanche,
Une barbe blanche au menton, plus blanche que la laine sur le buisson de lande ;
Et une robe de laine galonnée tout du long d’argent ;
Et qui était assis à la droite du roi, lui parla bas, alors.
Le roi, l’ayant écouté, frappa trois coups de son sceptre,
Trois coups de son sceptre sur la table, si bien que tout le monde fit silence :
— Si tu m’apportes la harpe de Merlin, qui est tenue par quatre chaînes d’or fin ;
Si tu m’apportes sa harpe, qui est suspendue au chevet de son lit ;

Si tu viens à bout de la détacher ; alors, tu auras ma fille, peut-être. —


III



— Ma bonne grand’mère, si vous m’aimez, vous me donnerez un conseil ;
Ma bonne grand’mère, si vous m’aimez, car mon pauvre cœur est brisé.
— Si vous m’eussiez obéi, votre cœur ne serait point brisé.
Mon pauvre petit-fils, ne pleurez pas, la harpe sera détachée ;
Ne pleurez pas, mon pauvre petil-fi!s, voici un marteau d’or ;
Rien ne résonne sous les coups de ce marteau-là. —


IV



— Bonheur et joie en ce palais; me voici venu derechef.
Me voici de retour avec la harpe de Merlin. —
Quand le fils du roi l’entendit, il parla bas à son père;
Et le roi, l’ayant écouté, répondit au jeune homme :
— Si tu m’apportes l’anneau qu’il a à la main droite;

Si tu m’apportes son anneau, je le donnerai ma fille. —
Et lui de s’en revenir, en pleurant, trouver sa grand’mère bien vite.
— Le seigneur roi avait dit ; et voilà qu’il s’est dédit !
— Ne vous chagrinez pas pour cela ; prenez un rameau qui est là ;
Qui est là dans mon petit coffre, et où il y a douze petites feuilles,
Et que j’ai été sept nuits à chercher, il y a sept ans, en sept bois.
Quand le coq chantera à minuit, votre cheval rouge sera à vous attendre ;
N’ayez point peur, Merlin le Barde ne s’éveillera pas. —
Comme le coq chantait au milieu de la nuit noire, le cheval rouge bondissait sur le chemin ;
Le coq n’avait pas fini de chanter, que l’anneau de Merlin était enlevé.


V



Le matin, quand jaillit le jour, le jeune homme était près du roi.
Et le roi, en le voyant, resta debout, tout stupéfait ;

Stupéfait, et tout le monde comme lui: — Voilà qu’il a gagné sa femme ! —
Et il sortit un moment avec son fils et le vieillard.
Puis ils revinrent avec lui , l’un à sa gauche , l’autre à sa droite.
— C’est vrai, mon fils, ce que tu as entendu :
Aujourd’hui tu as gagné ta femme.
Mais je demande une chose encore ; ce sera la dernière.
Si tu peux faire cela, tu seras le vrai gendre du roi ;
Et tu auras ma fille, et de plus tout le pays de Léon, par ma race !
C’est d’amener Merlin le Barde à ma cour pour célébrer le mariage ! —


VI



— Ô barde Merlin, d’où viens-tu, avec tes habits en lambeaux?
Où vas-tu ainsi, tête nue et nu-pieds?
Où vas-tu ainsi, vieux Merlin, avec ton bâton de houx?
— Je vais chercher ma harpe, consolation de mon cœur en ce monde;

Chercher ma harpe et mon anneau, que j’ai perdus tous deux.
— Merlin, Merlin, ne vous chagrinez pas ; votre harpe n’est pas perdue ;
Votre harpe n’est pas perdue, ni votre anneau d’or non plus.
Entrez, Merlin, entrez ; venez manger un morceau avec moi.
— Je ne cesserai de marcher, et je ne mangerai morceau.
Je ne mangerai morceau de ma vie, que je n’aie retrouvé ma harpe.
— Merlin, Merlin, obéissez-moi ; votre harpe sera retrouvée. —
Elle le pria tant, qu’il entra.
Quand arriva, sur le soir, le jeune fils de la vieille femme ; et le voilà dans la maison,
Et le voilà qui tressaille d’épouvante en jetant les yeux sur le foyer ;
En y voyant le barde Merlin assis, la tête penchée sur sa poitrine.
Voyant Merlin sur le foyer, il ne savait où fuir.
— Taisez-vous, mon enfant, ne vous effrayez pas ; il dort d’un profond sommeil ;

Il a mangé trois pommes rouges que je lui ai cuites sous la cendre ;
Il a mangé mes pommes; voilà qu’il nous suivra partout. —


VII



La reine demandait, de son lit, à sa camériste :
— Qu’est-il arrivé dans cette ville ? qu’est-ce que ce bruit que j’entends ?
Quand je suis éveillée si matin ; quand les colonnes de mon lit tremblent ?
Qu’est-il arrivé dans la cour ; quand la foule y pousse des cris de joie ?
— C’est que toute la ville est en fête ; c’est que Merlin entre au palais ;
Avec lui une vieille femme, vêtue de blanc, et votre beau-fils à sa suite. —
Le roi l’entendit, et sortit, et courut pour voir.
— Lève-toi, bon crieur ; lève-toi de ton lit, et vite !
Et va publier par le pays que tous ceux qui le voudront viennent aux noces ;
Aux noces de la fille du roi , qui sera fiancée dans huit jours ;

Aux noces, gentilshommes de toutes les parties de la Bretagne ;
Gentilshommes et juges ; gens d’église et chevaliers ;
Et d’abord les grands Comtes ; et les pauvres gens et les riches ;
Va vite et diligemment par le pays, messager, et reviens de même. —


VIII



— Faites silence, tous, faites silence, si vous avez deux oreilles pour entendre !
Faites tous silence pour écouter ce qui est ordonné :
C’est la noce de la fille du roi ; y vienne qui voudra dans huit jours ;
À la noce, petits et grands qui demeurent en ce canton ;
À la noce, gentilshommes de toutes les parties de la Bretagne,
Gentilshommes et juges, gens d’église et chevaliers ;
Et d’abord les grands Comtes, et les riches et les pauvres ;
Et les riches et les pauvres, ni or ni argent ne leur manquera ;

Il ne leur manquera ni chair, ni pain ; ni vin, ni hydromel à boire ;
Ni escabelles pour s’asseoir, ni valets vifs pour les servir ;
Il sera tué deux cents porcs et deux cents taureaux engraissés ;
Deux cents génisses et cent chevreuils de chacun des bois du pays ;
Deux cents bœufs, cent noirs, cent blancs, dont les peaux seront également partagées.
Il y aura cent robes de laine blanche pour les prêtres ;
Et cent colliers d’or pour les beaux chevaliers ;
Plein une salle de manteaux bleus de fête pour les demoiselles ;
Et huit cents braies neuves pour les pauvres gens ;
Et cent musiciens, sur leurs sièges, faisant de la musique jour et nuit sur la place ;
Et Merlin le Barde, au milieu de la cour, célébrera le mariage.
Enfin, la fête sera telle, qu’il n’y en aura jamais de pareille. —


IX



— Écoutez, cuisinier, je vous prie : est-ce que la noce est finie ?
— La noce est finie, ainsi que la franche lippée.
Elle a duré quinze jours, et il y a eu du plaisir assez.
Ils sont tous partis chargés de riches présents, avec congé et protection du roi ;
Et son gendre, pour le pays de Léon, avec sa femme, le cœur joyeux.
Ils sont tous partis satisfaits ; le roi seul ne l’est pas ;
Merlin encore une fois est perdu, et l’on ne sait ce qu’il est devenu. —


IV



CONVERSION DE MERLIN.



Kado allait par la forêt profonde, agitant sa clochette aux sons clairs;
Quand bondit un fantôme à la barbe grise comme la mousse, et aux yeux bouillants comme l’eau du bassin sur le feu ;

Kado, le saint, se rencontrait avec Merlin le barde, ce jour-là :
— Je te l’ordonne, au nom de Dieu ! dis-moi qui tu es ?
— Du temps que j’étais barde dans le monde, j’étais honoré de tous les hommes.
Dès mon entrée dans les palais, on entendait la foule pousser des cris de joie.
Sitôt que ma harpe chantait, des arbres tombait l’or brillant ;
Les rois du pays m’aimaient ; les rois étrangers me craignaient ;
Le pauvre petit peuple disait : « Chante, Merlin, chante toujours. »
Ils disaient, les Bretons : « Chante, Merlin, ce qui doit arriver. »
Maintenant, je vis dans les bois ; personne ne m’honore plus maintenant.
Loups et sangliers, dans mon chemin, quand je passe, grincent des dents.
Je l’ai perdue, ma harpe ; ils sont coupés, les arbres d’où tombait l’or brillant.
Les rois des Bretons sont morts, les rois étrangers oppriment le pays.

Les Bretons ne disent plus : « Chante, Merlin, les choses à venir. »
Ils m’appellent Merlin le Fou, et tous me chassent à coups de pierre.
— Pauvre cher innocent, revenez au Dieu qui est mort pour vous.
Celui-là aura pitié de vous ; à qui met sa confiance en lui, il donne le repos.
— En lui j’ai mis ma confiance, en lui j’ai confiance encore, à lui je demande pardon.
— Par moi t’accordent pardon le Père, le Fils et l’Esprit-Saint!
— Je pousserai un cri de joie en l’honneur de mon Roi, vrai Dieu et Homme !
Je chanterai ses miséricordes d’âge en âge, et au delà des âges.
— Pauvre cher Merlin, que Dieu vous entende! que les anges de Dieu vous accompagnent!




NOTES


les quatre fragments qu’on vient de lire ont grand besoin chacun de commentaire. Sans répéter ici ce que j’ai dit dans un ouvrage spécial, je me contenterai d’éclairer les hauteurs du sujet.

I. On ne peut s’empêcher d’être frappé de l’accent païen qui éclate et triomphe auprès du berceau de Merlin. Il y a là un écho manifeste des anciennes croyances celtiques, un souvenir vivant des superstitions de la Gaule, contre lesquelles la vraie religion eut à lutter. Mais à ce moment elles sont les plus fortes ; le Duz est vainqueur par ses maléfices de la vierge chrétienne, et le produit merveilleux de leur union fatale tient plus de son père que de sa mère ; il le défend contre elle ; il le bénit ; il s’annonce lui-même comme le bon génie de la nation bretonne.

II. Ce bon génie est en même temps un puissant magicien, un descendant des Marses, j’allais dire un Druide. En compagnie d’un chien noir, ou d’un loup familier, il parcourt dès l’aurore les bois, les rivages et les prairies ; il cherche « l’œuf rouge du serpent marin », talisman que l’on devait porter au cou, et dont rien n’égalait le pouvoir.

Il va cueillir le cresson vert, l’herbe d’or et le guy du chêne. L’herbe d’or est une plante médicinale ; les paysans bretons en font grand cas, ils prétendent qu’elle brille de loin comme de l’or ; de là, le nom qu’ils lui donnent. Si quelqu’un, par hasard, la foule aux pieds, il s’endort aussitôt, et entend la langue des chiens, des loups et des oiseaux. On ne rencontre ce simple que rarement et au petit point du jour : pour le cueillir, il faut être nu-pieds, en chemise ; et tracer un cercle à l’entour ; il s’arrache et ne se coupe pas. Il n’y a, dit-on, que les saintes gens qui le trouvent. C’est le sélage de Pline. On le cueillait aussi nu-pieds, en robe blanche, à jeun, sans employer le fer, en glissant la main droite sous la main gauche, et dans un linge qui ne servait qu’une fois.

Quant au guy, on sait combien il était vénéré des Druides.

Mais d’où vient cette voix ? Qui ose apostropher le magicien d’un pareil ton ? Serait-ce déjà le saint évêque auquel la tradition bretonne attribue la conversion de Merlin ? Au moins il est un fait très-curieux à constater, c’est que les belles paroles que le poëte met dans la bouche qui le gourmande se retrouvent dans plusieurs morceaux de poésie galloise, dont deux de Lywarc’h-Hen : Hormis Dieu, il n’y a pas de devin (Namyn Duw uid oes devin[184]), a-t-il dit en faisant une profession de foi exactement semblable à celle de notre pièce, et où il n’y a de changé que l’ordre de la phrase et le dialecte.

III. Merlin a-t-il perdu plus tard sa puissance magique, le devin a-t-il été terrassé par un simple mot sorti d’une bouche chrétienne ?

Quoi qu’il en soit, il est encore barde, car il porte l’anneau d’or et la harpe[185]. Mais on lui dérobe cette harpe ; on lui arrache cet anneau ; on le joue, on le charme ; il marche nu-pieds, nu-tête ; il porte des vêtements en lambeaux ; il pleure ; il est vieux, il est homme. Et, si on le recherche encore, si le peuple pousse des cris de joie, des iou ! iou ! pour saluer sa bienvenue, s’il paraît à la cour des chefs, c’est en souverain détrôné.

Aussi, dès qu’il le peut, s’échappe-t-il. Cette disparition est aussi constatée par les poètes gallois. « Nul ne sait où est la tombe de Merlin, » dit un barde dont les poésies sont antérieures au dixième siècle[186]. Il s’embarqua avec neuf autres bardes, disent les Triades, et on ne put parvenir à savoir ce qu’il devint[187]. Il nous apprend lui-même qu’il quitta la cour et s’enfuit dans les bois[188].

Notre ballade est aussi d’accord avec les traditions galloises, en lui prêtant un goût tout particulier pour les pommes et en le faisant tomber dans un piège où ces fruits sont l’appât. Il aimait tellement l’arbre qui les produit, qu’il lui a consacré un poëme :

« Ô pommier ! dit-il, doux et cher arbre, je suis tout inquiet pour toi ; je tremble que les bûcherons ne viennent, et ne creusent autour de ta racine, et ne corrompent ta sève, et que tu ne puisses plus porter de fruits à l’avenir[189]. »

D’autre part, au douzième siècle, un poëte latin de Galles, écho de la tradition de son temps, fait tenir ce langage à Merlin : « Un jour que nous chassions, nous arrivâmes près d’un chêne aux rameaux touffus… À ses pieds coulait une fontaine bordée d’un gazon vert. Nous nous assîmes pour boire. Or, il y avait çà et là, parmi les herbes tendres, des pommes odorantes, au bord du ruisseau… Je les partageai entre mes compagnons, qui les dévorèrent ; mais aussitôt ils perdent la raison, ils frémissent, ils écument, ils se roulent furieux à terre, et s’enfuient, chacun de son côté, comme des loups, en remplissant l’air de déplorables hurlements.

« Ces fruits m’étaient destinés ; je l’ai su depuis. Il y avait alors en ces parages une femme qui m’avait aimé autrefois, et qui avait passé avec moi plusieurs années d’amour. Je la dédaignai, je repoussai ses caresses : elle voulut se venger ; et, ne le pouvant faire autrement, elle plaça ces dons enchantés au bord de la fontaine, où je devais revenir… Mais ma bonne étoile m’en préserva[190]. »

Peut-être est-ce la même sorcière que veut désigner la ballade bretonne. Merlin parle lui-même dans ses poëmes d’une certaine femme versée dans les sciences magiques, avec laquelle il dit avoir eu des rapports.

Le roi dont la ballade semble avoir gardé le souvenir parait être Budik, chefs des Bretons d’Armorique, prince d’origine cornouaillaise, émigré de l’île de Bretagne. Il combattit les Franks, et défendit vaillamment contre eux la liberté de sa patrie ; Clovis, n’ayant pu le vaincre, le fit assassiner (vers 509). Budik avait marié sa fille Aliénor à un prince qu’on ne nomme pas, et lui avait donné en dot plusieurs droits sur les côtes de Léon. C’était, d’après la Charte d’Alan Fergan, la tradition populaire du onzième siècle[191] ; c’était aussi celle du quinzième[192]. Il y a lieu de croire que cette Aliénor est l’héroïne de la ballade, et que le jeune homme dont Merlin célèbre l’union avec elle[193], et à qui il fait gagner la souveraineté du pays de Léon, n’est autre que le fils de la magicienne ; enfin que l’auteur de la Charte d’Alan Fergan et l’auteur du Mémoire du vicomte de Rohan connaissaient le poëme populaire : en ce cas, ce poëme serait le roman de l’histoire. L’époque où il a été composé nous semble assez difficile à déterminer. Tel qu’il est, il ne peut être contemporain de l’événement, et cependant il n’est certainement pas l’ouvrage des siècles de la grande chevalerie ; il en porterait le costume, tandis que le sien se rapporte à un âge beaucoup moins civilisé. C’est ce qui nous induit à penser qu’il a subi les altérations qu’il présente antérieurement à cette époque.

IV. Plus historique, la tradition de la conversion de Merlin remonte aux temps les plus reculés ; elle a été chantée par les bardes chrétiens des clans gaéliques, gallois et armoricains ; il est doux de croire, avec eux, que, dans son infortune et sa vieillesse, il trouva pour consolatrice la religion de sa mère ; une chose que notre poëte omet de dire, c’est qu’il périt assassiné comme Orphée. Mais le peuple ne fait pas mourir de tels hommes.

J’ai été mis sur la trace du poëme de Merlin par madame de Saint-Prix, qui a bien voulu m’en communiquer des fragments chantés au pays de Tréguier. Il serait à désirer que ceux qui existent dans la collection de M. de Penguern vissent aussi le jour, et vinssent, avec les précieuses découvertes de M. Gabriel Milin, compléter le cycle poétique de l’Enchanteur breton. Si, par sa forme rhythmique et son style, il est moins ancien que d’autres, il accuse par le fond des idées une inspiration très-primitive. Quoique l’air change à chaque morceau, et même le dialecte, je crois, vu l’uniformité du mètre, à l’unité de la composition originelle.
XI

LEZ-BREIZ

FRAGMENTS ÉPIQUES

— DIALECTE DE CORNOUAILLE—




ARGUMENT


Morvan, machtiern ou vicomte de Léon[194], si célèbre dans l’histoire du neuvième siècle, comme un des soutiens de l’indépendance bretonne, n’est pas moins fameux dans nos traditions populaires, où on le surnomme Lez-Breiz[195]. Je ne possédais qu’un fragment du cycle poétique dont il est le centre, lorsque je publiai les premières éditions des Chants populaires de la Bretagne, et le nom réel du héros n’y était pas mentionné ; de nouvelles découvertes sont venues m’apprendre qu’il s’agissait du rival de Louis le Débonnaire. Dans un vers que je n’ai aucune raison de croire interpolé, il s’appelle lui-même Morvan et se donne pour fils d’un Konan, ou chef couronné. Or, les vicomtes de Léon prétendaient descendre du fabuleux Konan Mériadek, et d’Argentré, rappelant que leur prétention était appuyée sur la tradition populaire, s’exprime ainsi : « Morvan estoit issu de la race, comme on disoit, de Conan[196]. »

Nous avons maintenant six fragments complets du poëme de Lez-Breiz : le premier roule sur son départ de la maison de sa mère, à l’âge où l’amour des armes s’éveille fortuitement dans son âme; le second regarde son retour ; les autres, ses combats et sa mort, ou, pour mieux dire, la péripétie étrange en laquelle le patriotisme armoricain a changé le dénoûment avorté de l’histoire du héros breton. Après l’avoir montré vainqueur d’un guerrier à qui le roi des Gaulois, c’est-à-dire des Franks, avait donné mission de le tuer, puis d’un géant more doué de vertus magiques, le poëte le met aux prises avec le roi lui-même, plus heureux que ses émissaires. Vaincu et blessé mortellement, Lez-Breiz disparaît du milieu du monde, mais non sans espoir de retour.

Arthur chez les anciens Bretons, Holgar chez les Danois, don Sébastien en Portugal, l’empereur Frédéric Barberousse chez les Allemands, et Marco chez les Slaves, ont eu la même destinée poétique ; leur vie, qui appartient à l’histoire, s’est exhalée en poésies dans les traditions de leurs compatriotes.
I


LE DÉPART.


I


Comme l’enfant Lez-Breiz était chez sa mère, il eut un jour une grande surprise ;
Un chevalier s’avançait dans le bois, et il était armé de toutes pièces.
Et l’enfant Lez-Breiz, en le voyant, pensa que c’était saint Michel ;
Et il se jeta à deux genoux, et il fit vite le signe de la croix.
— Seigneur saint Michel, au nom de Dieu, ne me faites point de mal !
— Je ne suis pas plus le seigneur saint Michel, que je ne suis un malfaiteur ;
Je ne suis pas saint Michel, non vraiment ; chevalier ordonné, je ne dis pas.
— Je n’ai jamais vu de chevaliers, pas plus que je n’ai entendu parler d’eux.

— Un chevalier, c’est quelqu’un comme moi ; en as-tu vu passer un ?
— Répondez-moi d’abord vous-même ; qu’est-ce que ceci ? et qu’en faites-vous?
— J’en blesse tout ce que je veux ; cela s’appelle une lance.
— Mieux vaut, bien mieux vaut mon casse-tête ; on ne l’affronte pas sans mourir.
Et qu’est-ce que ce plat de cuivre-ci que vous portez au bras?
— Ce n’est point un plat de cuivre, mon enfant, c’est un blanc-bouclier.
— Seigneur chevalier, ne raillez pas ; j’ai vu plus d’une fois des blancs monnoyés[197] ;
Il en tiendrait un dans ma main, tandis que celui-ci est large comme la pierre d’un four.
Mais quelle espèce d’habit portez-vous ? c’est lourd comme du fer, plus lourd même.
— Aussi est-ce une cuirasse de fer pour me défendre contre les coups d’épée.
— Si les biches étaient ainsi enharnachées, il serait plus malaisé de les tuer.
Mais, dites-moi, seigneur, êtes-vous né comme cela? —

Le vieux chevalier, à ces mots, partit d’un grand éclat de rire.
— Qui diable vous a donc habillé, si vous n’êtes pas né comme cela ?
— Celui qui en a le droit, c’est celui-là, mon cher enfant.
— Mais alors qui en a le droit ?
— Personne que le seigneur Comte de Quimper.
Maintenant, réponds-moi à ton tour ; as-tu vu passer un homme comme moi ?
— J’ai vu passer un homme comme vous, et c’est par ce chemin qu’il est allé, seigneur. —


II



Et l’enfant de revenir en courant à la maison ; et de sauter sur les genoux de sa mère, et de babiller.
— Ma mère, ma petite mère, vous ne savez pas ? Je n’avais jamais rien vu de si beau ;
Jamais je n’ai rien vu de si beau que ce que j’ai vu aujourd’hui :
Un plus bel homme que le seigneur Michel, l’archange, qui est dans notre église!
— Il n’y a pas d’homme plus beau pourtant, plus beau, mon fils, que les anges de notre Dieu.

— Sauf votre grâce, ma mère, on en voit ; ils s’appellent, disent-ils, chevaliers ;
Et moi je veux aller avec eux, et devenir chevalier comme eux. —
La pauvre dame, à ces mots, tomba trois fois à terre sans connaissance.
Et l’enfant Lez-Breiz, sans détourner la tête, entra dans l’écurie ;
Et il y trouva une méchante haquenée, et il monta vite sur son dos ;
Et il partit, courant après le heau chevalier, en toute hâte, sans dire adieu à personne ;
Courant après le beau chevalier vers Quimper, et il quitta le manoir.


II



LE RETOUR.



Le chevalier Lez-Breiz fut bien surpris quand il revint au manoir de sa mère ;
Quand il revint au bout de dix ans révolus, déjà fameux entre les guerriers.

Le chevalier Lez-Breiz fut surpris ou entrant dans la cour du manoir ;
En y voyant pousser les ronces et l’ortie, au seuil de la maison,
Et les murs à demi ruinés et à demi couverts de lierres.
Le seigneur Lez-Breiz voulant entrer, une pauvre vieille femme aveugle lui ouvrit.
— Dites-moi, ma grand’mère, peut-on me donner l’hospitalité pour la nuit?
— On vous donnera assez volontiers l’hospitalité, mais elle ne sera pas, seigneur, des plus brillantes.
Cette maison est allée à perte depuis que l’enfant l’a quittée pour faire à sa tête. —
Elle avait à peine fini de parler, qu’une jeune demoiselle descendit.
Et elle le regarda en dessous, et se mit à pleurer.
— Dites-moi, jeune fille, qu’avez-vous à pleurer ?
— Seigneur chevalier, je vous dirai bien volontiers ce qui me fait pleurer :
J’avais un frère de votre âge, voilà dix ans qu’il est parti pour mener la vie de chevalier ;

Et aussi souvent que je vois un chevalier, aussi souvent je pleure, seigneur.
Aussi souvent, malheureuse que je suis ! je pleure en pensant à mon pauvre petit frère !
— Ma belle enfant, dites-moi, n’avez-vous point d’autre frère ? n’avez-vous point de mère ?
— D’autre frère ! je n’en ai point sur la terre ; dans le ciel, je ne dis pas :
Et ma pauvre mère, aussi elle, y est montée ; plus personne que moi et ma nourrice dans la maison ;
Elle s’en alla de chagrin, quand mon frère partit pour devenir chevalier, je le sais ;
Voilà encore son lit de l’autre côté de la porte, et son fauteuil près du foyer.
Et j’ai sur moi sa croix bénite, consolation de mon pauvre cœur en ce monde. —
Le seigneur Lez-Breiz poussa un sourd gémissement; tellement que la jeune fille lui dit :
— Votre mère, l’auriez-vous aussi perdue, que vous pleurez en m’écoutant ?

— Oui! j’ai aussi perdu ma mère, et c’est moi-même qui l’ai tuée!
— Au nom du ciel ! seigneur, si vous avez fait cela, qui êtes-vous ? comment vous nommez-vous ?
— Morvan, fils de Konan, est mon nom, et Lez-Breiz mon surnom, ma sœur.
La jeune fille fut si interdite qu’elle resta sans mouvement et sans voix ;
La jeune fille fut si interdite, qu’elle crut qu’elle allait mourir.
Tant qu’à la fin il lui jeta ses deux bras autour du cou et approcha sa bouche de sa petite bouche.
Et elle le serra dans ses bras, et elle l’arrosa de ses larmes :
— Dieu t’avait éloigné, et Dieu t’a ramené !
Dieu soit béni, mon frère, il a eu pitié de moi. —



III



LE CHEVALIER DU ROI.



I



Entre Lorgnez et le chevalier Lez-Breiz a été convenu un combat en règle.

Que Dieu donne la victoire au Breton et de bonnes nouvelles à ceux qui sont au pays !
Le seigneur Lez-Breiz disait à son jeune écuyer, un jour :
— Éveille-toi, mon écuyer, et te lève ; et va me fourbir mon épée ;
Mon casque, ma lance et mon bouclier ; que je les rougisse dans le sang des Franks.
Avec l’aide de Dieu et de mes deux bras, je les ferai sauter encore aujourd’hui !
— Mon bon seigneur, dites-moi : n’irai-je pas au combat à votre suite ?
— Que dirait ta pauvre mère, si tu ne revenais pas à la maison ?
Si ton sang venait à couler sur la terre, qui mettrait un terme à sa douleur ?
— Au nom de Dieu ! seigneur, si vous m’aimez, vous me laisserez aller au combat.
Je n’ai pas peur des Franks ; mon cœur est dur, tranchant mon acier.
Qu’on y trouve à redire ou non, où vous irez, j’irai moi-même ;
Où vous irez, j’irai moi-même ; où vous combattrez, je combattrai. —

II



Lez-Breiz allait au combat, son jeune page avec lui pour toute suite.
Passant près de l’église de Sainte-Anne d’Annor, il y entra.
— Ô sainte Anne, dame bénie ; je vins bien jeune vous rendre visite ;
Je n’avais pas vingt ans encore ; et j’avais été à vingt combats,
Que nous avons gagnés tous par votre assistance, ô dame bénie !
Si je retourne encore au pays, mère sainte Anne, je vous ferai un présent.
Je vous ferai présent d’un cordon de cire qui fera trois fois le tour de vos murs ;
Et trois fois le tour de votre église, et trois fois le tour de votre cimetière, et trois fois le tour de votre terre, arrivé chez moi.
Et je vous offrirai une bannière de velours et de satin blanc, avec un support d’ivoire poli.
De plus, je vous donnerai sept cloches d’argent qui chanteront gaiement nuit et jour sur votre tête.
Et j’irai trois fois, à genoux, puiser de l’eau pour votre bénitier.

— Va au combat, va, chevalier Lez-Breiz ; j’y vais avec toi —


III



— Entendez-vous ? voilà Lez-Breiz qui arrive ; il est suivi sans doute d’une armée bardée de fer.
Tiens ! il monte un petit âne blanc dont la bride est un licou de chanvre ;
Il a pour toute suite un petit écuyer : mais on dit que c’est un terrible homme ! —
Le jeune écuyer de Lez-Breiz, en les voyant, se serra de plus en plus contre son maître.
— Voyez-vous! c’est Lorgnez qui vient ; une troupe de guerriers devant lui ;
Une troupe de guerriers derrière lui ; ils sont dix, et dix, et puis dix encore.
Les voilà qui arrivent au bois de châtaigniers : nous aurons, mon pauvre maître, bien de la peine à nous défendre !
— Tu iras voir combien ils sont quand ils auront goûté mon acier.
Frappe ton épée, enfant, contre mon épée, et marchons à eux. —

IV



— Hé ! bonjour à toi, chevalier Lez-Breiz.
— Hé ! bonjour à toi, chevalier Lorgnez.
— Est-ce que tu viens seul au combat ?
— Je ne viens pas au combat seul ;
Au combat seul je ne viens pas ; sainte Anne est avec moi,
— Moi, je viens t’ôter la vie par l’ordre de mon roi.
— Retourne sur tes pas ! va dire à ton roi que je me moque de lui comme de toi,
Que je me moque de lui comme de toi, comme de ton épée, comme des tiens.
Retourne à Paris, au milieu des femmes, y porter tes habits dorés ;
Autrement, je rendrai ton sang aussi froid que le fer ou la pierre.
— Chevalier Lez-Breiz, dites-moi : en quel bois avez-vous été mis au jour ?
Le dernier valet de ma suite ferait sauter votre casque de dessus votre tête. —

À ces mots, Lez-Breiz tira sa grande épée :
— Si tu n’as pas connu le père, je te ferai connaître le fils ! —


V



Le vieil ermite du bois, debout sur le seuil de sa cabane, parlait ainsi doucement à l’écuyer de Lez-Breiz :
— Vous courez bien vite à travers le bois ! votre armure est souillée de fange et de sang.
Venez, mon enfant, dans mon ermitage ; venez vous reposer et vous laver.
— Ce n’est pas le moment de se reposer et de se laver, mais, certes, de trouver une fontaine ;
De trouver de l’eau par ici pour mon jeune maître, tombé au combat, épuisé de fatigue ;
Treize guerriers tués sous lui ; le chevalier Lorgnez tué tout le premier !
Et moi, j’en ai abattu autant ; les autres ont pris la fuite. —


VI



Il n’eût pas été Breton dans son cœur, celui qui n’aurait pas ri de tout son cœur,

En voyant l’herbe verte rougie du sang des Franks maudits.
Le seigneur Lez-Breiz, assis auprès, se délassait à les regarder.
Il n’eût pas été chrétien dans son cœur, celui qui n’eût pas pleuré à Sainte-Anne,
En voyant l’église mouillée des larmes qui tombaient des yeux de Lez-Breiz,
De Lez-Breiz pleurant, à genoux, en remerciant la vraie patronne de la Bretagne.
— Grâces vous soient rendues, ô mère sainte Anne ! C’est vous qui avez gagné cette victoire ! —


VII



En bon souvenir du combat, a été composé ce chant ;
Qu’il soit chanté par les hommes de la Bretagne en l’honneur du bon seigneur Lez-Breiz !
Qu’il soit longtemps chanté au loin à la ronde, pour réjouir tous ceux du pays !



IV



LE MORE DU ROI.



I



Le roi des Franks disait aux seigneurs de sa cour, un jour :
— Celui-là me rendra un hommage véritable qui viendra à bout de Lez-Breiz.
Me combattre, il ne fait pas autre chose, et tuer mes guerriers. —
Quand le More du roi entendit ces paroles, il se leva, en face du roi :
— Seigneur, je vous ai rendu un hommage sincère, et je vous ai souvent donné des garants ;
Mais puisque vous le voulez, aujourd’hui, le chevalier Lez-Breiz me servira de garant nouveau.
Si je ne vous apporte pas sa tête dès demain, je vous apporterai la mienne avec plaisir. —


II



Le lendemain de grand matin, le jeune écuyer de Lez-Breiz courait trouver son maître, tout tremblant :

— Le More du roi est venu, et il vous a défié.
— S’il m’a défié, il faut que je réponde a son défi.
— Cher seigneur, vous ne savez donc pas? c’est avec les charmes du démon qu’il combat.
— S’il combat avec les charmes du démon, nous combattons, nous, avec l’aide de Dieu !
Va vite m’équiper mon cheval noir, tandis que je serai à me revêtir de mes armes.
— Sauf votre grâce, seigneur, si vous m’en croyez, vous ne combattrez pas sur votre cheval noir.
Il y a trois chevaux dans l’écurie royale ; vous pourrez choisir entre eux trois.
Maintenant, s’il vous plaît de m’écouter, je vous apprendrai un secret.
C’est un vieux clerc qui me l’a enseigné, un homme de Dieu, s’il en est un au monde.
Vous ne prendrez pas le cheval bai, ni le cheval blanc non plus ;
Vous ne prendrez point le cheval blanc ; le cheval noir, je ne dis pas ;
Celui-là est placé entre les deux autres, et c’est le More du roi qui l’a dompté

Si vous m’en croyez, prenez celui-là pour aller vous battre avec lui.
Quand le More entrera dans la salle, il jettera son manteau à terre.
Pour vous, ne jetez pas votre manteau à terre, mais suspendez-le.
Si vous mettez vos habits sous les siens, la force du noir géant doublera.
Quand le noir géant s’avancera pour vous attaquer, vous ferez le signe de la croix avec le fût de votre lance ;
Puis, quand il fondra sur vous furieux et plein de rage, vous le recevrez avec le fer.
Avec l’aide de vos deux bras et de la Trinité, votre lance ne se rompra pas dans vos mains. —


III


 
Sa lance ne se rompit pas dans ses mains, avec l’aide de ses deux bras et de la Trinité !
Sa lance en ses mains ne branlait pas, quand ils chevauchèrent l’un contre l’autre ;
Quand ils chevauchaient dans la salle, front contre front, fer contre fer, leurs lances rapides-aveugles en arrêt.

Rapides-aveugles leurs coursiers hennissants, s’entre-mordant à faire jaillir le sang.
Le roi frank, assis sur son trône, regardait avec sos nobles ;
Regardait et disait : « Tiens, tiens bon, noir corbeau de mer ! plume-moi bien ce merle ! »
Quand le géant l’assaillait furieux, comme la tempête le vaisseau,
Sa lance en ses mains ne branlait pas ; ce fut celle du More qui se brisa.
La lance du More vola en éclats, et il fut démonté violemment.
Et lorsqu’ils furent à pied tous deux, ils fondirent l’un sur l’autre avec rage ;
Et ils se donnèrent de tels coups d’épée, que les murs tremblaient d’épouvante ;
Et que leurs armes jetaient des étincelles comme le fer rouge sur l’enclume.
Tant que le Breton, trouvant le joint, enfonça son épée dans le cœur du géant.
Le More du roi tomba ; et sa tête rebondit sur le sol.
Lez-Rreiz, voyant cela, lui mit le pied sur le ventre ;

Et en retirant son épée, il coupa la tête du géant more.
Et quand il eut coupé la tête du More, il l’attacha au pommeau de sa selle.
Il l’attacha au pommeau de sa selle par la barbe qui était toute grise et tressée.
Mais voyant son épée ensanglantée, il la jeta bien loin de lui :
— Moi, porter une épée souillée dans le sang du More du
roi ! —
Puis il monta sur son cheval rapide, et il sortit, son jeune écuyer à sa suite ;
Et quand il arriva chez lui, il détacha la tête du More ;
Et il l’attacha à sa selle, afin que les Bretons la vissent.
Hideux spectacle ! Avec sa peau noire et ses dents blanches, elle effrayait ceux qui passaient ;
Ceux qui passaient et qui regardaient sa bouche ouverte qui bâillait[198].
Or, les guerriers disaient : — Le seigneur Lez-Breiz, voilà un homme ! —
Et le seigneur Lez-Breiz, alors, parla lui-même ainsi :

— J’ai assisté à vingt combats, et j’ai vaincu plus de mille hommes ;
Eh bien, je n’ai jamais eu autant de mal que m’en a donné le More.
Dame sainte Anne, ma chère mère, que vous faites de merveilles à mon occasion !
Je vous bâtirai une maison de prière, sur la hauteur, entre le Léguer et le Guindy[199]


IV


LE ROI.



Ce jour-là, le seigneur Lez-Breiz marchait à l’encontre du roi lui-même ;
A rencontre du roi pour le combattre, suivi de cinq mille hommes d’armes à cheval.
Or, comme il allait partir, voilà un coup de tonnerre, de tonnerre des plus épouvantables!

Son doux écuyer, y prenant garde, en augura mal :
— Au nom du ciel ! maître, restez à la maison ; ce jour s’annonce sous de fâcheux auspices !
Rester à la maison ! mon écuyer ; c’est impossible ; j’en ai donné l’ordre, il faut marcher!
Et je marcherai tant que la vie , que la vie sera allumée dans ma poitrine,
Jusqu’à ce que je tienne le cœur du roi du pays des forêts[200], entre la terre et mon talon. —
La sœur de Lez-Breiz, voyant cela, sauta à la bride du cheval de son frère :
— Mon frère, mon cher frère, si vous m’aimez, vous n’irez point aujourd’hui combattre ;
Ce serait aller à la mort ! et que deviendrons-nous après ?
Je vois sur le rivage le blanc cheval de mer[201] ; un serpent monstrueux l’enlace,
Enlace ses deux jambes de derrière de deux anneaux terribles, et ses flancs de trois autres anneaux,
Et ses jambes de devant et son cou de deux autres encore,
et il monte le long de son poitrail, il le brûle, il l’étouffe.

Et le malheureux cheval se dresse debout sur ses pieds, et renversant la tête de côté, il mord la gorge du monstre :
Le monstre bâille; il agite son triple dard rouge comme du sang, et déroule ses anneaux en sifflant ;
Mais ses petits l’ont entendu, ils accourent : fuis ! la lutte est inégale, tu es seul. Oh ! fuis, sain et sauf !
— Qu’il y ait des Franks par milliers ! je ne fuis pas devant la mort ! —
Il n’avait pas fini de parler, qu’il était déjà loin, bien loin de sa demeure.

V


L'ERMITE


I


Comme l’ermite du bois d’Helléan[202] dormait, on frappa trois coups à sa porte.
— Bon ermite, ouvrez-moi la porte ; je cherche un asile où me retirer.
Le vent souffle glacé du côté du pays des Franks : c’est l’heure où les troupeaux et même les bêtes sauvages ont cessé d’errer cà et là.

Le vent souffle glacé du côté de la mer ; il n’est pas bon d’être dehors.
— Qui êtes-vous, qui frappez à ma porte à cette heure de minuit et qui demandez à entrer ?
— La Bretagne me connaissait bien ; au jour de son angoisse j’étais Lez-Breiz (le soutien de la Bretagne).
— Je ne vous ouvrirai pas ma porte ; vous êtes un séditieux, je l’ai ouï dire ;
Vous êtes un séditieux, je l’ai oui dire ; vous êtes l’ennemi du roi béni.
— Je ne suis pas un séditieux, j’en prends Dieu à témoin, ni un traître non plus.
Maudits soient les traîtres, et le roi, et les Franks !
Leur langue sue, comme la langue du chien, une sueur qui fait trou comme la sueur des damnés.
Maudits soient les traîtres ! sans eux j’aurais remporté la victoire.
— Fils de l’homme, garde-toi de maudire jamais ni ami, ni ennemi, ni personne ainsi ;
Ni par-dessus tout le seigneur roi, car il est l’oint de Dieu.
— L’oint de Dieu, il ne l’est pas ! l’oint du démon, je ne dis pas.

L’oint de Dieu, il ne l’est pas celui qui ravage la terre des Bretons.
Mais l’argent qui vient du démon se dépense pour ferrer Pol[203];
Se dépense pour ferrer le vieux Pol, et toujours il est déferré[204].
Vieil ermite, ouvrez-moi, que j’aie une pierre où m’asseoir.
— Je ne vous ouvrirai pas ma porte ; les Franks me chercheraient querelle.
Vieil ermite, ouvrez-moi la porte, ou je la jette dans la maison. —
Le vieil ermite, entendant ces paroles, sauta à bas de son lit ;
Et il alluma une petite torche de résine, et il alla ouvrir la porte.
Or, quand la porte fut ouverte, il recula épouvanté,
En voyant s’avancer un spectre tenant dans ses deux mains sa tête;
Les yeux pleins de sang et de feu, tournoyants d’une manière horrible.
— Silence ! vieux chrétien, ne vous effrayez pas; c’est le Seigneur Dieu qui l’a permis.

Le Seigneur Dieu a permis aux Franks de me décapiter pour un temps ;
Et maintenant il vous permet à vous-même de replacer ma tête, si vous le voulez,
Parce que j’ai été débonnaire et secourable à mes sujets.
— Si le Seigneur Dieu me permet de replacer votre tête, selon mon bon vouloir,
Parce que vous avez été débonnaire et secourable à vos sujets;
Que votre tête soit replacée, mon fils, au nom de Dieu, Père, Fils et Esprit ! —
Et par la vertu de l’eau bénite, le fantôme devint homme.
Quand le fantôme fut devenu homme, l'ermite parla de la sorte :
— Maintenant vous allez faire pénitence, rude pénitence avec moi ;
Vous porterez pendant sept ans une robe de plomb cadenassée à votre cou.
El chaque jour, à l’heure de midi, vous irez, à jeun, chercher de l’eau à la fontaine au sommet de la montagne.
— Qu’il soit fait selon votre sainte volonté ; comme vous le dites, je le dis. —

Quand les sept ans furent révolus, sa robe écorchait ses talons ;
Et sa barbe, devenue grise ainsi que la chevelure de sa tête, descendait jusqu’à sa ceinture ;
À le voir, on eût dit d’un chêne mort depuis sept ans.
Quiconque l’eût vu ne l’eût pas reconnu ;
Il ne le fut que par une dame vêtue de blanc qui passait sous le bois vert :
Elle le regarda et se mit à pleurer : — Lez-Breiz, mon cher fils, est-ce bien toi !
Viens ici, mon pauvre enfant, viens ici que je te décharge bien vite de ton fardeau ;
Que je coupe ta chaîne avec mes ciseaux d’or : je suis ta mère, sainte Anne d’Armor. —

II

Or, il y avait sept ans et un mois que son écuyer le cherchait partout.
Et son écuyer disait ainsi en cheminant par le bois d’Helléan :
— Si j’ai tué son meurtrier, je n’en ai pas moins perdu mon cher seigneur. —
Alors il entendit à l’extrémité du bois les hennissements plaintifs d’un cheval.

Et le sien, mettant le nez au vent, y répondit en caracolant.
Arrivé à l’extrémité du bois, il reconnut le cheval noir de Lez-Breiz.
Il était près de la fontaine, la tête penchée, mais il ne paissait ni ne buvait ;
Seulement il flairait le gazon vert et il grattait avec les pieds.
Puis il levait la tête, et recommençait à hennir lugubrement.
A hennir lugubrement : quelques-uns disent qu’il pleurait.
— Dites-moi, ô vous, vénérable chef de famille, qui venez à la fontaine, qui est-ce qui dort sous ce tertre ?
— C’est Lez-Breiz qui dort en ce lieu; tant que durera la Bretagne, il sera renommé ;
Il va s’éveiller tout à l’heure en criant, et va donner la chasse aux Franks ! —


NOTES

Il serait curieux de comparer le dernier chant de ce poëme avec un récit latin du temps, ouvrage d’un religieux frank nommé Ermold le Noir, qui suivit en Bretagne l’armée de Louis le Débonnaire, et qui a chanté sa victoire sur les Bretons. Même esprit, mêmes rôles, même caractères, et souvent mêmes faits. Je ne ferai qu’un rapprochement, mais il est frappant. Après avoir raconté le résultat de l’expédition de Louis le Débonnaire contre Morvan-Lez-Breiz, Ermold le Noir ajoute : « Quand Morvan eut été tué, on apporta sa tête toute souillée de sang à un moine appelé Witchar, qui connaissait bien les Bretons, et possédait sur les frontières une abbaye qu’il tenait des bienfaits du roi ; Witchar la prit entre ses mains, la trempa dans l’eau, la lava, et, en ayant peigné et lissé les cheveux, il reconnut les traits de Morvan [205]. »

L’ermite du poëme populaire, qui est évidemment le même que Witchar, prend aussi entre ses mains, comme on l’a vu, la tête de Morvan-Lez-Breiz, et il la trempe dans l’eau ; mais cette eau est bénite, et sa vertu, jointe au signe de la croix, ressuscite le héros breton. Cependant tous les événements n’ont pas été aussi complètement transformés par le poëte populaire, témoin la vengeance que l’écuyer de Morvan tire de la mort de son maître. Ici la tradition le dispute en précision à l’histoire ; l’une met le récit de cette vengeance dans la bouche de l’écuyer : « Si j’ai tué, dit-il, son meurtrier, je n’en ai pas moins perdu mon cher seigneur ; » l’autre s’exprime de la sorte, avec moins de laconisme : « Au moment où un guerrier frank, nommé Cosl, tranchait la tête du Breton, l’écuyer de Morvan le frappa lui-même par derrière d’un coup mortel[206]. »

La sœur de Lez-Breiz peut avoir, comme l’ermite et l’écuyer, son prototype dans l’histoire. L’écrivain frank, à la vérité, lui donne une femme et non une sœur ; mais n’a-t-il pas à dessein confondu l’une et l’autre pour rendre odieux le vaincu ? Il est permis de le penser quand on a lu les vers où il calomnie indignement les bretons, sous prétexte de peindre leurs mœurs[207].

Des deux guerriers mentionnés dans le poëme populaire, aucun ne se retrouve chez l’auteur latin. Il nous apprend seulement, et son témoignage est corroboré par celui d’Eginhard, que Louis le Débonnaire, ayant conquis Barcelone, fit prisonnier, et retint près de lui pour le servir[208], plusieurs des Mores qui habitaient la ville[209]. C’etait d’ailleurs la mode à la cour des rois de cette époque d’avoir pour officiers des hommes de race noire. Le More du poëme populaire est donc certainement un personnage réel. L’auteur breton n’est pas moins d’accord avec tous les historiens du neuvième siècle, quand il suspend la tête ensanglantée du vaincu au pommeau de la selle de Lez-Breiz, qui l’emporte comme un trophée ; on trouve dans les chroniques du temps mille preuves de la persistance de cet usage barbare[210].

Je n’ai pu découvrir aucune allusion à l’autre guerrier vaincu par Lez-Breiz, et dont le poëte populaire a caché le nom sous l’injurieux sobriquet de Lorgnez (la lèpre). Les nombreuses variantes que j’ai recueillies du chant où il figure ne m’ont rien appris de satisfaisant ; mais les injures qu’on lui met à la bouche sont déjà trop bien celles que les écrivains de cette époque prêtent aux Franks dans leurs querelles avec les Bretons, pour qu’il n’appartienne pas à l’histoire. Son titre de marc’hek (chevalier), souvent répété dans la pièce et commun à Lez-Breiz lui-même, ne serait pas une raison de douter du fait ; car on le trouve employé dans des actes contemporains[211], et il doit être pris uniquement dans le sens d’homme de cheval, et non de preux. Si l’on hésitait à le croire, la couleur blanche du bouclier que le poète breton fait porter, selon un usage du neuvième siècle, constaté par Ermold le Noir, à un des chevaliers qu’il nomme, trancherait toute difficulté[212]

Parmi les faits historiques qui ont simplement servi de point de départ aux inventions populaires, j’indique la disparition du corps de Morvan, enlevé par les Franks ; les rapports qu’il eut après sa mort avec le moine Witchar, et sa sépulture, dont l’empereur Louis crut devoir régler lui-même le cérémonial, sans doute afin de dérober sa tombe à la piété rebelle des Bretons. Ceux-ci, les plus superstitieux du moins, s’imaginèrent aisément que, si leur défenseur avait été rappelé à la vie par le moine frank, comme le bruit en courait, il n’avait pu l’obtenir de lui qu’à des conditions aussi dures que celles auxquelles la famille de Morvan et eux- mêmes la recevaient du vainqueur. Ils supposèrent donc qu’il était retenu captif par le moine dans quelque retraite écartée où il subissait une pénitence très-rude, à laquelle il se soumettait, comme eux-mêmes se soumettaient à la loi de leurs conquérants. Mais, au milieu de leurs humiliations et de leurs souffrances, qu’ils lui faisaient partager avec eux en se personnifiant en lui, ils ne perdirent pas l’espoir. De même qu’ils croyaient au retour d’Arthur, mort en défendant son pays contre les Saxons, ils crurent que la servitude de Lez-Breiz, comme la leur, aurait un terme, et qu’il reviendrait se mettre à leur tête pour expulser les Franks. De là les recherches entreprises par son écuyer, dans le poëme populaire, et la découverte du souterrain où il dort : de là son prochain réveil, et le cri de guerre qu’il va pousser, après sept ans de servitude et de silence, c’est-à-dire, chose bien remarquable ! précisément sept ans après la mort de Lez-Breiz et la soumission de la Bretagne (818), l’année même (825) où un autre vicomte de Léon, Gwiomarc’h, nouveau soutien des Bretons, nouveau Lez-Breiz, appelant son pays aux armes, recommença plus vivement que jamais la guerre contre l’étranger.

Le poëme, dont cette importante circonstance fixerait l’inspiration première au moment où l’insurrection éclata, jouit à son apparition d’une telle popularité, qu’une partie passa dans le pays de Galles. Chanté d’abord, comme en Bretagne, il fut, avec le temps, remanié en prose par les Bretons d’outre-mer, et nous en retrouvons le début sous cette forme dans un de leurs contes nationaux, écrit avant le douzième siècle; mais la poésie, la naïveté, les détails charmants de l’original, l’allure même, si dramatique et si leste, ont disparu dans une sorte de résumé sans vie. J’ai déjà eu occasion de le remarquer ailleurs, cette dégradation est moins l’œuvre du temps que du changement de pays, car la tradition est encore vivante et fleurie de ce côté-ci du détroit, où elle a de profondes racines dans les souvenirs nationaux. L’absence de racines semblables lies a conduit les Gallois à un singulier moyen pour y suppléer : ils l’ont greffée sur une de leurs tiges traditionnelles, attribuant à un des héros du pays de Galles, nommé Peredur, l’histoire de Lez-Breiz enfant.

Le conteur gallois a fait subir aux mœurs du jeune Breton le même changement qu’à la forme de l’œuvre originale ; les unes, à ce qu’il paraît, lui semblaient surannées, peut-être grossières, comme l’autre. Son héros est plus civilisé que celui du poëte populaire. Il ne prend pas la fuite, en vrai petit sauvage, sans dire adieu à sa mère ; il l’embrasse, au contraire ; il reçoit ses conseils, il part avec son agrément. Le poëme, dans le remaniement gallois, gagne donc en culture morale, fruit d’une civilisation supérieure, ce qu’il perd en forme primitive et naïve. Cette culture est encore plus développée et plus sensible aux douzième et treizième siècles, époque où il acquit par toute l’Europe une telle popularité, que Chrétien de Troyes, en France, et Wolfram d’Eschenbach, en Allemagne, s’en approprièrent des morceaux, qu’ils placèrent dans deux de leurs romans imités du conte gallois. Le départ du jeune Lez-Breiz et son retour au manoir de sa mère furent les chants qui fixèrent surtout leur attention. J’ai déjà publié le premier, d’après Chrétien de Troyes ; le second est encore inédit et mérite d’être reproduit ; mais l’amplification du trouvère français n’ayant pas moins de deux cent soixante-dix vers, tandis que l’original en a seulement cinquante, je me permettrai de l’abréger.

Après avoir raconté l’arrivée du chevalier, dont il change le nom en Perceval, comme les Gallois l’avaient changé en Peredur, et comme les Allemands le changèrent en Parcival, il rend de la manière suivante la reconnaissance du frère et de la sœur :

<poem>{{lang|fro| Hors d’une belle chambre vint Une moult très-gente pucèle Blanche, com’ fleur de lys nouvelle Moult était richement vetue : Est droit à Perceval venue. Par Dieu, le roi de majesté, L’a moult bonnement salué. Perceval son salut lui rent, Qui bien savait à escient Qu’elle était sa germaine suer (sœur). Mais ne veut découvrir son cuer (cœur) Mie, si tost, ainz (mais) veut atendre À demander et à entendre Combien a que mourut sa mère Et s’il n’a mais (plus) ne suer ne frère, Oncle, parent ni autre ami. Assis se sont illec (là) andui (tous deux). La damoiselle a commandé À un keu (cuisinier) qu’il hast (hachât) la viande, Et puis à Perceval demande : — Sire, où géutes- (couchâtes) vous ennuit (cette nuit) ? — Là ou n’eus guères de déduit (plaisir), Fait Perceval, en la foret. — La damoiselle sans arrêt Commença des yeux à lermer (pleurer). Perceval la vit soupirer. Si lui dit : Qu’avez-vous, sœur Iselle ? — Sire, ce dit la damoiselle, Pour vous me souvient de mon frère Que ne vis desque (depuis que) petite ère (j’étais), Et ne sais s’il est vif ou mort, Mais en lui est tout mon confort ; Espérance ai qu’encor le voie. Je ne sais que plus en diroie ; Mais quand vois aucun chevalier, Si ne me peut le cœur changier Ni muer qu’il ne m’attendrie. — Celles, l’ait Perceval, amie, Nul hom’ ne s’en doit merveiller (étonner); Mais or me dites, sans tarder, Si vous serour (sœur) ni frère avez, Plus que celui que dit avez. — Certes, fait-elle, beau doux sire, Rien vous en cuit (faut) la verte (vérité) dire : Je n’ai plus frère ni serour ; J’en ai au cœur moult grand irour (chagrin), Pour ce que suis seule en ce bois. Bien dix ans (il y) a et quatre mois Qu’il advint que mon frère ala En cèle grant foret de là A la cour du roi s’en ala. Ne sais comment il esploita (agit); Onques puis n’en ai ouï parler. Quand de céans le vits aller Ma mère si chaït (tomba) pamée; De demi fut morte (mourut) et alinée. — Alors a Perceval pleuré ; Elle le prit à regarder, Si lui vit la couleur muer (changer) lit à larmes faire la trace Qui lui courent aval (au bas de) la face. Si lui a dit : Parfoi, biau sire. Si votre nom me vouliez dire, Sachiez que volontiers l’ouïrais. Perceval dit : Je ne saurais Mon nom céler (cacher), ma douce sœur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Grand pièce (longtemps) après a répondu. — Suer, fait-il, en baptême fu Par nom Perceval appelé. — Quand elle ouït qu’il s’est nommé. Si (elle) fut si ébahie et prise Qu’à qui lui donât toute (la) Frise, Elle n’aurait pu mot sonner (dire). Perceval la vet (va) acoler (embrasser), Et lui dit qu’il était son frère. Et que pour lui morte iert (était) sa mère. Quand elle l’entend, si (elle) le baise, Nule rien n’a qui lui deplaise, Mais moult grande joie s’entrefont.}}</poem>

[213] On sent ici avec évidence la périphrase et l’imitation, comme l’a remarqué un juge excellent[214]. Le trouvère français n’est pas plus heureux que ne l’a été le conteur gallois; il ne fait, comme lui, qu’une froide copie d’un modèle original et charmant. Les ornements dont il charge ce modèle sont de mauvais goût et manquent de naturel. Ainsi, pendant que le poëte populaire représente la sœur du chevalier comme une pauvre orpheline, passant les jours et les nuits à pleurer et à attendre son frère; n’ayant pour compagne et pour servante que sa vieille nourrice aveugle, habitant un manoir en ruines, au seuil duquel croissent l’ortie et les ronces, le trouvère la dépeint richement vêtue, fraîche comme un lys, dans un opulent château, servie par des valets nombreux et donnant des ordres à son cuisinier pour qu’il traite bien son frère. En revanche il omet les paroles les plus touchantes de la jeune fille : « Je n’ai pas de frère sur la terre; dans le ciel, je ne dis pas. » Ce trait plein de délicatesse et de sensibilité, ce fauteuil maternel, vide, au coin du foyer ; cette croix consolatrice, détails charmants, mais surtout cette question si pathétique de la jeune fille au chevalier qu’elle voit pleurer lorsqu’elle lui parle de sa mère : « Votre mère, l’auriez-vous aussi perdue, quand vous pleurez en m’écoutant? » tout cela manque dans le roman, malgré sa prolixité.

Ce n’est pas, au reste, la seule fois que les trouvères ont gâté, en y portant la main, des traditions rustiques ; nous en verrons d’autres exemples. On dirait qu’il en est des souvenirs nationaux comme de ces plantes délicates qui ne peuvent vivre et fleurir qu’aux lieux où elles ont vu le jour.

Il était réservé à un poëte français et breton de notre temps, à Brizeux, de venger l’injure faite au vieux barde armoricain, et de montrer comment on peut faire passer un poëme d’une langue dans une autre sans lui ôter son caractère et son originalité. Le morceau qu’il a si bien traduit (le Chevalier du roi) est le premier que j’ai entendu chanter. Il me fut appris à la fois par une vieille paysanne de Lokéfret et par une jeune et charmante femme, trop tôt ravie à ceux qui l’aimaient, madame la comtesse de Cillart. Maintenant on le répète moins souvent que la traduction, dans les manoirs bretons.

Tous les enfants y savent celle-ci par cœur :

Entre deux guerriers, un Frank un Breton,
Un combat eut lieu, combat de renom.

Du pays breton Lez-Breiz est l’appui,
Que Dieu le soutienne et marche avec lui !

Le seigneur Lez-Breiz, le bon chevalier.
Eveille un matin son jeune écuyer :

— Page, éveille-toi, car le ciel est clair;
Page, apporte-moi mon casque de fer.

Ma lance d’acier, il faut la fourbir,
Dans le sang des Franks je veux la rougir…

Le traducteur poursuit ainsi sur l’air breton jusqu’à l’épilogue :

<poem> Pour le souvenir de ce grand combat Ce chant fut rimé par un vieux soldat. Que dans la Bretagne il soit répété ! Que ton nom, Lez-Breiz, partout soit chanté!

Allez donc, mes vers, dans tous les cantons, Et semez la joie au cœur des Bretons[215]. </poem>

Malheureusement la mort n’a pas permis au poëte, qui semait lui-même la joie au cœur de ses compatriotes, de traduire Lez-Breiz jusqu’au bout.

J’ai complété ou rectifié ce poëme au moyen de différentes versions dont je suis redevable à M. Victor Villiers de l’Isle-Adam, à M. de Penguern, à M. P. de Courcy, et à plusieurs habitants des montagnes d’Arez et des Montagnes Noires. C’est là qu’on chante principalement l’enfance de Lez-Dreiz, où l’auteur met si Lien en relief le penchant du génie celtique pour une certaine simplesse, plus tard glorifiée. Son retour au manoir se chante à Plévin, ainsi que la belle légende formée des deux circonstances réelles de la mort du héros breton, sujet des chants cinquième et sixième, qu’Augustin Thierry a cités in extenso dans la dernière édition de ses Dix ans d’études historiques (p. 577).

Les livres, a-t-on dit, ont leur destinée; il en est ainsi des chansons populaires, et souvent elle est fort curieuse. La légende de Lez-Breiz offre un exemple remarquable de la manière dont elles se perpétuent en se renouvelant sans cesse. A un courant traditionnel d’une époque très-ancienne est venu se mêler un courant historique tout nouveau ; le vieux nom de Lez-Breiz ou Lezou-Breiz, par sa ressemblance avec celui

de Les Aubrays, que portait, au dix-septième siècle, le fameux Jean de Lannion, et l’analogie du caractère belliqueux et dévot des deux personnages, ont produit une confusion des plus favorables au rajeunissement du héros primitif. Sans nul doute, l’un doit à l’autre d’être demeuré populaire jusqu’à nos jours. En célébrant le dernier, après sa mort, les chanteurs de son pays de Goélo, et même ceux de Cornouaille, lui ont attribué les aventures fantastiques du prince léonnais ; et comment n’auraient-ils pas été conduits à une appropriation si naturelle, quand un archéologue breton, à qui nous devons la publication du testament olographe du châtelain des Aubrays, daté du 21 janvier 1651, atteste avoir vu, dans le caveau d’une chapelle en ruines, sa tête sciée en deux, comme l’avait été la tête de Lez-Breiz, à côté de tibias gigantesques[216] ?
XII
LE TRIBUT DE NOMÉNOË


— DIALECTE DE CORNOUAILLE —


ARGUMENT


Noménoë, le plus grand roi que la Bretagne ait eu, poursuivit l’œuvre de la délivrance de sa patrie, mais par d’autres moyens que ses prédécesseurs. Il opposa la ruse à la force ; il feignit de se soumettre à la domination étrangère, et cette tactique lui réussit pour arrêter un ennemi dix fois supérieur en nombre. L’empereur Charles, dit le Chauve, fut pris à ses démonstrations d’obéissance. Il ne devinait pas que le chef breton, comme tous les hommes politiques d’un génie supérieur, savait attendre. Quand vint le moment d’agir, Noménoë jeta le masque ; il chassa les Franks au delà des rivières de l’Oust et de la Vilaine, recula jusqu’au Poitou les frontières de la Bretagne, et, enlevant à l’ennemi les villes de Nantes et de Rennes, qui, depuis, n’ont jamais cessé de faire partie du territoire breton, il délivra ses compatriotes du tribut qu’ils payaient aux Franks (841).

« Une pièce de poésie remarquablement belle, dit Augustin Thierry, et remplie de détails de mœurs d’époque très-ancienne, raconte l’événement qui détermina ce grand acte d’indépendance. » Selon l’illustre historien français, « c’est une peinture énergiquement symbolique de l’inaction prolongée du prince patriote et de son brusque réveil, quand il jugea que le moment était venu. » (Dix ans d’études historiques, 6e éd., p. 515.)



I

L’herbe d’or est fauchée ; il a bruiné tout à coup.[217]

— Bataille ! —

— Il bruine, disait le grand chef de famille du sommet des montagnes d’Arez ;

— Bataille! —

Il bruine depuis trois semaines, de plus en plus, de plus en plus, du côté du pays des Franks,

Si bien que je ne puis en aucune façon voir mon fils revenir vers moi.

Bon marchand, qui cours le pays, sais-tu des nouvelles de mon fils Karo ?

— Peut-être, vieux père d’Arez ; mais comment est-il, et que fait-il ?

— C’est un homme de sens et de cœur ; c’est lui qui est allé conduire les chariots à Rennes,

Conduire à Rennes les chariots traînés par des chevaux attelés trois par trois,

Lesquels portent sans fraude le tribut de la Bretagne, divisé entre eux.

— Si votre fils est le porteur du tribut, c’est en vain que vous l’attendrez.

Quand on est allé peser l’argent, il manquait trois livres sur cent ;

Et l’intendant a dit : — Ta tête, vassal, fera le poids. —

Et, tirant son épée, il a coupé la tête de votre fils.

Puis il l’a prise par les cheveux, et il l’a jetée dans la balance. —

Le vieux chef de famille, à ces mots, pensa s’évanouir ;

Sur le rocher il tomba rudement, en cachant son visage avec ses cheveux blancs ;

Et, la tête dans la main, il s’écria en gémissant : — Karo, mon fils, mon pauvre cher fils ! —


II

Le grand chef de famille chemine, suivi de sa parenté ;

Le grand chef de famille approche, il approche de la maison forte de Noménoë.

— Dites-moi, chef des portiers, le maître est-il à la maison ?

— Oui ! y soit ou qu’il n’y soit pas, que Dieu le garde en bonne santé ! —

Comme il disait ces mots, le seigneur rentra au logis ;

Revenant de la chasse, précédé par ses grands chiens folâtres ;

Il tenait son arc à la main, et portait un sanglier sur l’épaule,

Et le sang frais, tout vivant, coulait sur sa main blanche, de la gueule de l’animal.

— Bonjour ! bonjour à vous, honnêtes montagnards ; à vous d’abord, grand chef de famille ;

Qu’y a-t-il de nouveau ? que voulez-vous de moi ?

— Nous venons savoir de vous s’il est une justice ; s’il est un Dieu au ciel, et un chef en Bretagne.

— Il est un Dieu au ciel, je le crois, et un chef en Bretagne, si je puis.

— Celui qui veut, celui-là peut ; celui qui peut, chasse le Frank,

Chasse le Frank, défend son pays, et le venge et le vengera !

Il vengera vivants et morts, et moi, et Karo mon enfant,

Mon pauvre fils Karo décapité par le Frank excommunié ;

Décapité dans sa fleur, et dont la tête, blonde comme du mil, a été jetée dans la balance pour faire le poids ! —

Et le vieillard de pleurer, et ses larmes coulèrent le long de sa barbe grise.

Et elles brillaient comme la rosée sur un lis, au lever du soleil.

Quand le seigneur vit cela, il fit un serment terrible et sanglant :

— Je le jure par la tête de ce sanglier, et par la flèche qui l’a percé ;

Avant que je lave le sang de ma main droite, j’aurai lavé la plaie du pays ! —


III

Noménoë a fait ce qu’aucun chef ne fit jamais :

Il est allé au bord de la mer avec des sacs pour y ramasser des cailloux,

Des cailloux à offrir en tribut à l’intendant du roi chauve[218]

Noménoë a fait, ce qu’aucun chef ne fit jamais :

Il a ferré d’argent poli son cheval, et il l’a ferré à rebours.

Noménoë a fait ce que ne fera jamais plus aucun chef ;

Il est allé payer le tribut, en personne, tout prince qu’il est.

— Ouvrez à deux battants les portes de Rennes, que je fasse mon entrée dans la ville.

C’est Noménoë qui est ici avec des chariots pleins d’argent.

— Descendez, seigneur ; entrez au château ; et laissez vos chariots dans la remise ;

Laissez votre cheval blanc entre les mains des écuyers, et venez souper là-haut.

Venez souper, et, tout d’abord, laver ; voilà que l’on corne l’eau ; entendez-vous[219]?

— Je laverai dans un moment, seigneur, quand le tribut sera pesé. —

Le premier sac que l’on porta (et il était bien ficelé),

Le premier sac qu’on apporta, on y trouva le poids.

Le second sac qu’on apporta, on y trouva le poids de même.

Le troisième sac que l’on pesa : — Ohé ! ohé ! le poids n’y est pas ! —

Lorsque l’intendant vit cela, il étendit la main sur le sac ;

Il saisit vivement les liens, s’efforçant de les dénouer.

— Attends, attends, seigneur intendant, je vais les couper avec mon épée. —

A peine il achevait ces mots, que son épée sortait du fourreau,

Qu’elle frappait au ras des épaules la tête du Frank courbé en deux,

Et qu’elle coupait chair et nerfs et une des chaînes de la balance de plus.

La tête tomba dans le bassin, et le poids y fut bien ainsi.

Mais voilà la ville en rumeur ! — Arrête, arrête l’assassin !

Il fuit ! il fuit ! portez des torches ; courons vite après lui !

— Portez des torches, vous ferez bien ; la nuit est noire et le chemin glacé ;

Mais je crains fort que vous n’usiez vos chaussures à me poursuivre,

Vos chaussures de cuir bleu doré ; quant à vos balances, vous ne les userez plus ;

Vous n’userez plus vos balances d’or en pesant les pierres des Bretons.

— Bataille ! —




NOTES


Ce portrait traditionnel du chef dont le génie politique sauva l’indépendance bretonne n’est pas moins fidèle, à son point de vue, que ceux de l’histoire elle-même. Aussi, Augustin Thierry n’a-t-il pas hésité à le placer dans la galerie que l’histoire contemporaine nous a conservée, et qu’il a si admirablement restaurée. Celle-ci justifie par son esprit général, sinon par aucun trait précis, l’exactitude de l’anecdote. Avant Noménoë, depuis dix ans au moins, les Bretons payaient le tribut aux Franks ; il les en délivre : voilà le fait réel. Le ton de la ballade est au diapason de l’époque. Lorsque la tête du Frank chargé de recevoir le tribut tombe dans la balance, où le poids manque, et que le poète s’écrie avec une joie féroce : « Sa tête tomba dans le bassin, et le poids y fut de la sorte ! » on se rappelle qu’il y a peu d’années, Morvan, le Lez-Breiz de la tradition bretonne, disait, en frémissant de rage : « Si je peux le voir, il aura de moi ce qu’il me demande, ce roi des Franks, je lui payerai le tribut en fer[220]. »

En regard de la chanson épique inspirée à la muse nationale par le libérateur de la Bretagne, on mettra la chanson satyrique composée dans l’abbaye de Saint-Florent contre Noménoë. Les moines franks des bords de la Loire ne purent lui pardonner la destruction de leur monastère, et pour se venger, ils inventèrent la fable suivante qu’ils chantaient en chœur :

« En ce temps vivait certain homme qu’on appelait Noménoë ;

« Il était né de parents pauvres ; il charruait lui-même son champ ;

« Mais il rencontra un trésor immense caché dans la terre ;

« Moyennant lequel il se fit beaucoup d’amis parmi les riches ;

« Puis, habile en l’art de tromper, il commença à s’élever,

« Si bien que, grâce à sa richesse, il finit par tout dominer. « etc.


Quidam fuit hoc tempore
Nomenoius nomine ;

Pauper fuit progenie ;
Agrum colebat vomere ;

Sed repevit largissimum
Thesaurum terra conditum ;
 
Quo plurimorum divitum
Junxit sibi solatium.

Dehinc, per artem fallere,
Cœpit qui mon successere,

Donec super cunctos, ope
Transcenderet potentia
,[221]


Pauvre latin, pauvres rimes, pauvre revanche.
XIII


ALAIN-LE-RENARD
— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




ARGUMENT


Alain, surnommé Barbe-Torte par l’histoire, et le Barbu ou le Renard par la tradition, exerça d’abord, dans les forêts de l’île de Bretagne, contre les sangliers et les ours, un courage qu’il devait faire servir plus tard à délivrer son pays de la tyrannie des hommes du Nord[222]. Ralliant autour du drapeau national les Bretons cachés dans les bois ou retranchés dans les montagnes, il surprit l’ennemi près de Dol, au milieu d’une noce, et en fit un grand carnage[223]. De Dol il s’avança vers Saint-Brieuc, où d’autres étrangers se trouvaient réunis, qui éprouvèrent le même sort. À cette nouvelle, dit un ancien historien, tous les hommes du Nord qui étaient en Bretagne s’enfuirent du pays, et les Bretons, accourant de toutes parts, reconnurent Alain pour chef (937).

Le chant de guerre qu’on va lire, et que j’ai recueilli, comme celui qui précède, dans les montagnes d’Arez de la bouche d’un vieux paysan, soldat de Georges Cadoudal, doit se rapporter à l’une des victoires d’Alain Barbe-Torte.



Le Renard barbu glapit, glapit, glapit au bois; malheur aux lapins étrangers! ses yeux sont deux lames tranchantes !

Tranchantes sont ses dents, et rapides ses pieds, et ses ongles rougis de sang ; Alain-le-Renard glapit, glapit, glapit : guerre ! guerre !

J’ai vu les Bretons aiguiser leurs armes terribles, non sur la pierre de Bretagne, mais sur la cuirasse des Gaulois.

J’ai vu les Bretons moissonner sur le champ de bataille, non pas avec des faucilles ébréchées, mais avec des épées d’acier ;

Non pas le froment du pays, non pas notre seigle, mais les épis sans barbe du pays des Saxons, et les épis sans barbe du pays des Gaulois.

J’ai vu les Bretons battre le blé dans l’aire foulée, j’ai vu voler la balle arrachée aux épis sans barbe.

Et ce n’est point avec des fléaux de bois que battent les Bretons, mais avec des épieux ferrés et avec les pieds des chevaux.

J’ai entendu un cri de joie, le cri de joie qu’on pousse quand la battue s’achève, retentir depuis le Mont-Saint-Michel jusqu’aux vallées d’Elorn,

Depuis l’abbaye de Saint-Gildas, jusqu’au cap où finit la terre ; qu’aux quatre coins de la Bretagne le Renard soit glorifié !

Qu’il soit mille fois glorifié, le Renard, d’âge en âge ! qu’on garde la mémoire du chant, mais que l’on plaigne le chanteur!

Celui qui a chanté ce chant pour la première foi n’a jamais chanté depuis ; hélas ! le malheureux ! les Gaulois lui ont coupé la langue.

Mais, s’il n’a plus de langue, il a toujours un cœur ! un cœur, et une main pour décocher la flèche de la mélodie.


NOTES

On surnomme, en basse Bretagne, épis sans barbe ou têtes rases, les hommes qui coupent leurs cheveux, contre l’usage national. Ce nom, dans le bardit qu’on vient de lire, sert à distinguer les guerriers bretons des guerriers étrangers. Les premiers, selon Ermold le Noir, portaient, au neuvième siècle, les cheveux longs, comme les paysans aujourd’hui. Les Normands, au contraire, se rasaient les cheveux et la barbe[224] : Guillaume le Conquérant fit une loi de cette coutume aux Anglo-Saxons qu’il vainquit[225]. Notre poëte parle, à la vérité, de Gaulois (de Franks) et de Saxons, et non d’hommes du Nord ; mais on ne peut douter, d’après le sujet de la pièce, que ces noms ne soient pour lui synonymes d’ennemis en général, et qu’ils ne regardent les étrangers vaincus par Alain Barbe-Torte.

Qui le croirait ? Les Bretons modernes ont appliqué à leur chef de bandes le plus fameux les couplets composées en l’honneur du héros du neuvième siècle ! Comme je demandais au paysan qui me les chantait quel était ce Renard barbu dont la chanson faisait mention : « Le général Georges sûrement ! » répondit-il sans hésiter. On donnait effectivement à Georges Cadoudal le surnom de Renard, fort bien justifié par sa rare finesse.

Les poëmes des anciens bardes gallois, que celui-ci rappelle beaucoup, fourmillent d’interpolations semblables à celle que nous indiquons. En les adaptant aux événements de leur temps, les ménestrels du moyen âge substituèrent très-souvent des noms contemporains aux vieux noms nationaux, et quand ils ne firent pas cette substitution, leurs auditeurs la supposèrent parfois : il en est d’Alain le Renard, comme de Lez-Breiz.

Les trois strophes qui terminent la pièce ont évidemment été ajoutées par quelque chanteur à l’œuvre originale, mais elles ne sont ni moins anciennes de langue, d’idées, et de couleur, ni moins énergiques que les autres ; elles ont même quelque chose de touchant et d’héroïque à la fois dont l’expression fait venir les larmes aux yeux.
XIV


BRAN
OU LE PRISONNIER DE GUERRE
— DIALECTE DE LÉON —




ARGUMENT


La ballade suivante rappelle le souvenir d’un grand combat livré, au dixième siècle, non loin de Kerloan, village situé sur la côte du pays de Léon, par Even le Grand[226], aux hommes du Nord. L’illustre chef breton les força à la retraite, mais ils ne s’embarquèrent pas sans emmener des prisonniers ; de ce nombre fut un guerrier appelé Bran, probablement petit-fils d’un comte du même nom, souvent mentionné dans les Actes de Bretagne[227]. Près de Kerloan, au bord de la mer, se trouve un hameau ou sans doute il fut fait prisonnier, car ce hameau s’appelle encore aujourd’hui en breton Ker-Vran, ou village de Bran[228]. Dans l'église de Goulven, dont le patron contribua à la victoire d’Even, on voit un ancien tableau représentant les vaisseaux étrangers qui s’éloignent. Mais la poésie, je dois le dire, a vaincu la peinture.


I


Le chevalier Bran a été blessé, car il s’est trouvé au combat de Kerloan.

Au combat de Kerloan, au bord de la mer, a été blessé le petit-fils de Bran le Grand.

Malgré notre victoire, il a été fait prisonnier et emmené au delà des mers.

Au delà des mers quand il arriva, enfermé dans une tour, il pleura.

— Ma famille tressaille et pousse des cris de joie; et je suis sur mon lit : hélas !

Je voudrais trouver un messager qui portât une lettre à ma mère. —

Le messager trouvé, le guerrier lui donna ses ordres :

— Prends un autre habit, messager, l’habit d’un mendiant, par précaution ;

Et emporte ma bague, ma bague d’or, qui te fera reconnaître.

Quand tu seras arrivé dans mon pays, tu la montreras à madame ma mère ;

Et si ma mère vient pour me racheter, messager, tu déploieras un pavillon blanc ;

Et si elle ne vient pas, hélas ! tu déploieras un pavillon noir. —


II

Quand le messager arriva au pays de Léon, la dame était à souper.

Elle était à table avec sa famille, les joueurs de harpe à leur poste.


— Bonsoir à vous, dame de ce château, voici l’anneau d’or de votre fils Bran ;

Son anneau d’or et une lettre : il faut la lire, la lire vite.

— Joueurs de harpe, cessez de jouer, j’ai un grand chagrin dans le cœur ;

Cessez vite de jouer, joueurs de harpe, mon fils est prisonnier, et je n’en savais rien!

Qu’on m’équipe un vaisseau ce soir, que je passe la mer demain.


III


Le lendemain, le seigneur Bran demandait, de son lit :

— Sentinelle, sentinelle, dites-moi, ne voyez-vous venir aucun navire?

— Seigneur chevalier, je ne vois que la grande mer et que le ciel. —

Le seigneur Bran demanda encore à la sentinelle, à midi :

— Sentinelle, sentinelle, dites-moi, ne voyez-vous venir aucun navire?

— Seigneur chevalier, je ne vois que les oiseau.x de mer qui volent. —

Le seigneur Bran demanda à la sentinelle, le soir : — Sentinelle, sentinelle, dites-moi, ne voyez-vous venir aucun navire?

À ces mots, la sentinelle perfide sourit d’un air méchant :

— Je vois au loin , bien loin, un navire battu par les vents.

— Et quel pavillon, dites vite! est-il noir, est-il blanc?

— Seigneur chevalier, d’après ce que je vois, il est noir, je le jure par la rouge braise du feu! —

Quand le malheureux chevalier entendit ces paroles, il ne dit plus rien; Il détourna son visage pâle, et commença à trembler de fièvre.


IV


Or, la dame demandait aux gens de la ville en abordant :

— Qu’y a-t-il de nouveau céans, que j’entends les cloches sonner?

Un vieillard répondit à la dame, quand il l’entendit :

— Un chevalier prisonnier, que nous avions ici, est mort cette nuit. —

Il avait à peine fini de parler, que la dame montait vers la tour.

En courant, en fondant en larmes, ses cheveux blancs épars; Si bien que les gens de la ville étaient étonnés, très-étonnés de la voir,

De voir une dame étrangère mener un tel deuil par les rues.

Si bien que chacun se demandait : — Quelle est celle-ci, et de quel pays? —

La pauvre dame dit au portier, en arrivant au pied de la tour :

— Ouvre vite, ouvre-moi la porte ! Mon fils ! mon fils ! que je le voie ! —

Quand la grande porte fut ouverte, elle se jeta sur le corps de son fils,

Elle le serra entre ses bras, et ne se releva plus.


V

Sur le champ de bataille, à Kerloan, il y a un chêne qui domine le rivage,

Il y a un chêne au lieu où les Saxons prirent la fuite devant la face d’Even le Grand.

Sur ce chêne, quand brille la lune, chaque nuit des oiseaux s’assemblent ;

Des oiseaux de mer, au plumage blanc et noir, une petite tache de sang au front. Avec eux, une vieille Corneille grisonnante, avec elle un jeune Corbeau[229].

Ils sont bien las tous deux, et leurs ailes sont mouillées ;

Ils viennent de par delà les mers, de loin.

Et les oiseaux chantent un chant si beau, que la grande mer fait silence.

Ce chant-là, ils le chantent tout d’une voix, à l’exception de la Corneille et du Corbeau.

Or, le Corbeau a dit : — Chantez, petits oiseaux, chantez.

Chantez, petits oiseaux du pays, vous n’êtes pas morts loin de la Bretagne.  —



NOTES

Dans les plus anciennes traditions bretonnes, les morts reparaissent souvent sur la terre sous la poétique forme d’oiseaux. Cette opinion était particulièrement en vogue au dixième siècle, époque où doit remonter l’inspiration de la ballade qu’on vient de lire ; un barde gallois de ce temps nous l’atteste[230].

La circonstance du déguisement que prend le messager de Bran pour traverser plus sûrement les pays étrangers ; l’anneau d’or qu’il emporte et qui doit le faire reconnaître ; la perfidie de son geôlier, le pavillon noir et le pavillon blanc, tout cela a été emprunté à notre ballade par l’auteur du roman de Tristan, trouvère du douzième siècle, qui eut souvent recours aux chanteurs populaires bretons, comme il l’avoue lui-même[231].

On voit qu’il n’a fait que substituer l’amante à la mère, Iseult à la vieille dame bretonne, dans le dénoûment de son ouvrage, quand


on compare, avec le paragraphe cinquième de la ballade, les vers suivants dont je rajeunis un peu le style :


Yseult est de la nef issue (sortie),
Ot (ouït) les grandes plaintes en la rue,
Les seins (cloches) aux moustiers, aux chapelles,
Demande aux hommes quelles nouvelles,
Pourquoi ils font tel soneis (sonneries)
Et de quoi sont les plureis (pleurs).
Un ancien donc lui a dit :
Belle dame, si Dieu m’aït (m’aide)
Nous avons ici grand’ douleur
Ne oncques gens n’eurent maür (plus grande)
Tristan, le pieux, le franc est mort...
D’une plaie que en son corps eut.
En son lit ore endroit (tout à l’heure) mourut.
Oncques si grand’ chetivaison (maliieur)
N’advint en cette région.
Dès que Yseult la nouvelle ot
De douleur ne put sonner (dire) mot;
De sa mort est si adolée! (désolée)
Par la rue va désfabulé...
On s’émerveille en la cité
D’où elle vient, ki elle soit :
Yseult va là ou le corps voit,
Et se tourne vers l’Orient,
Pour lui prie piteusement :
« Ami Tristan, quand mort vous vois,
Par raison vivre puis ne dois;
Mort êtes pour la mienne amour
Et je meurs, ami, de tendrour (tendresse)
Quand à temps je n’ai pu venir. »
De juste (auprès) lui va donc gésir (se coucher),
Elle l’embrasse et puis s’étend,
Son esperit aitant (aussitôt) rend[232].

Cette paraphrase seule attesterait l’antériorité de la pièce armoricaine. Une autre circonstance fort intéressante, est la mention expresse de joueurs de harpe dans le château des seigneurs bretons. La harpe n’est plus populaire en Armorique ; ou se demandait même si elle le fut jamais. Maintenant il n’est plus douteux qu’elle y ait été en usage.

Nos Actes en fournissent d’ailleurs d’autres preuves que je m’étonne de n’avoir jamais vues citées. L’un d’eux, de l’an 1069, passé au château d’Auray, par le comte Hoël, prouve que ces musiciens occupaient à la cour des chefs armoricains le même rang honorable que dans celle des princes gallois contemporains, car un joueur de harpe nommé Kadiou (Kadiou Citharista) signe avant sept moines, dont deux abbés crossés[233].
XV


LE FAUCON
— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




ARGUMENT


Geoffroi Ier, duc de Bretagne, était parti pour Rome, laissant le gouvernement du pays à Ethwije, sa femme, sœur de Richard de Normandie. Comme il revenait de son pèlerinage, le faucon qu’il portait au poing, suivant la coutume des seigneurs du temps, s’étant abattu sur la poule d’une pauvre paysanne et l’ayant étranglée, cette femme saisit une pierre et tua du même coup le faucon et le prince (1008). La mort du comte fut le signal d’une effroyable insurrection populaire[234]. L’histoire n’en dit pas la cause; la tradition l’attribue à l’envahissement de la Bretagne par les étrangers que la duchesse douairière, veuve de Geoffroi, y attira, aux vexations qu’ils exercèrent contre les paysans, et à la dureté de leurs agents fiscaux. On chante encore dans les Montagnes Noires une chanson guerrière sur ces événements et j’en dois une version à un sabotier du pays. Singulière coïncidence! je l’ai entendu pour la première fois sifflera un jeune bouvier qui menait son bœuf au boucher. L’air, me dit-il, est celui de la circonstance, et on ne peut l’entendre sans pleurer.




Le faucon a étranglé la poule, la paysanne a tué le comte; le comte tué, on a opprimé le peuple, le pauvre peuple, comme une bête brute.

Le peuple a été opprimé, le pays a été foulé par des envahisseurs étrangers, par des envahisseurs des pays Gaulois, que la Douairière a appelés comme la vache le taureau.

Le pays grevé, une révolte a éclaté ; les jeunes se sont levés, levés se sont les vieux ; par suite de la mort d’une poule et d’un faucon, la Bretagne est en feu, et en sang, et en deuil.

Au sommet de la Montagne Noire, la veille de la fête du bon Jean, trente paysans étaient réunis autour du grand feu de joie. Or, Kado le Batailleur était là avec eux, s’appuyant sur sa fourche de fer.

— Que dites-vous, mangeurs de bouillie ? payerez-vous la taxe ! Quant à moi, je ne la payerai pas ! j’aimerais mieux être pendu !

— Je ne la payerai pas non plus ! mes fils sont nus, mes troupeaux maigres ; je ne la payerai pas, je le jure par les charbons rouges de ce feu, par saint Kado et par saint Jean !

— Moi, ma fortune se perd, je vais être complètement ruiné ; avant que l’année soit finie, il faudra que j’aille mendier mon pain.

— Mendier votre pain, vous n’irez pas ; à ma suite je ne dis pas ; si c’est querelle et bataille qu’ils cherchent, avant qu’il soit jour ils seront satisfaits !

— Avant le jour ils auront querelle et bataille ! Nous le jurons par la mer et la foudre ! nous le jurons par la lune et les astres ! nous le jurons par le ciel et la terre ! —


Et Kado de prendre un tison, et chacun d’en prendre un comme lui : — En route, enfants, en route maintenant! et vite à Guerrande ! —

Sa femme marchait à ses côtés, au premier rang, portant un croc sur l'épaule droite, et elle chantait en marchant : — « Alerte ! alerte ! mes enfants !

« Ce n’est pas pour aller demander leur pain que j’ai mis au monde mes trente fils ; ce n’est point pour porter du bois de chauffage, oh ! ni des pierres de taille non plus !

« Ce n’est pas pour porter des fardeaux comme des bêtes de somme que leur mère les a enfantés ; ce n’est pas pour piler la lande verte, pour piler la lande rude avec leurs pieds nus.

« Ce n’est pas aussi pour nourrir des chevaux, des chiens de chasse et des oiseaux carnassiers ; c’est pour tuer les oppresseurs que j’ai enfanté mes fils, moi! » —

Et ils allaient d’un feu à l’autre, en suivant la montagne :

— Alerte! alerte! boud ! boud[235] ! iou ! iou[236] ! Au feu, au feu, les valets du fisc! —

Quand ils descendirent la montagne, ils étaient trois mille et cent; quand ils arrivèrent à Langoad, ils étaient neuf mille réunis.


Quand ils arrivèrent à Guerrande, ils étaient trente mille trois cents, et alors Kado s’écria :

— Allons ! courage ! c’est ici ! —

Il n’avait pas fini de parler, que trois cents charretées de lande avaient été amenées et empilées autour du fort, et que la flamme, ardente et folle, l’enveloppait ;

Une flamme si ardente, une flamme si folle, que les fourches de fer y fondaient, que les os y craquaient comme ceux des damnés dans l’enfer,

Que les agents du fisc hurlaient de rage en la nuit, comme des loups tombés dans la fosse, et que le lendemain, quand le soleil parut, ils étaient tous en cendre.


NOTES


Ainsi se vengeaient les campagnards bretons, forcés de se faire justice à eux-mêmes, à défaut de chefs nationaux de leur race pour la leur rendre. La sœur du duc de Normandie fit entourer, massacrer, disperser et poursuivre, par ses hommes d’armes, selon l’expression d’un contemporain, les bandes insurgées des pauvres paysans[237]. Mais, plus tard, le joug de l’étranger s’étant adouci en s’usant, comme il arrive toujours, un duc, plus humain et plus juste, voyant l’oppression dont le peuple était l’objet de la part des roturiers, que les nobles, revêtus du titre de sergents féodés, chargeaient d’exercer leurs fonctions, publia l’ordonnance suivante : « Pour ce que au temps passé nos sergentises ont esté données à personnes poy savantes et moins suffisantes, quant ad ce (c’est-à-dire non nobles) ; et quand elles ont esté données à personnes suffisantes, ceulx les affermoient à aultres personnes moins suffisantes, et en tel nombre que ce qui pouvoit estre gouverné par un seul estoit affermé à deux, trois, quatre ou cinq (intermédiaires), qui tous convenoient vivre


soubz celles sergentises; et ainxi ont esté noz dits subjetz mangiez, destruits, et grandement pillez, et justice celée, et les rapports malilvesement et faulxement recordez... pour ce avons ordrenné et ordrennons que ceulx qui tendront et à qui nous donrons desoremes en avant sergentises en nostre duché, les serviront en leurs propres personnes, sans les bailler à ferme... et ne prendront ceulx sergents des subjetz de leurs sergentises, robes, pansions, louiers, ne aultres choses... ; vinages, bladages, gerbages, ne aultres exactions induës, et en ont levé plusieurs aultres et usé du contraire, dont nous entendons à les faire punir[238]. »

S’il n’y a pas de doute sur la cause de la Jacquerie chantée dans le bardit rustique, il y en a sur les premiers individus qui y prirent part, et le lieu où elle éclata. Malgré l’assertion du poëte , ou du moins des chanteurs, on ne peut croire qu’elle ait pris naissance dans les Montagnes Noires, car les Cornouaillais avaient leurs comtes particuliers au onzième siècle et n’étaient pas encore réunis au domaine ducal. L’esprit de résistance opiniâtre qu’ils ont si souvent montré leur aura fait attribuer une levée de bâtons à laquelle ils ont dû rester étrangers, et qui regarde principalement les paysans vannetais, leurs voisins. Partant, ils seraient

innocents du sac de Guerrande, que ces derniers ont fort bien pu faire, à l’imitation des Normands.
XVI


HÉLOISE ET ABAILARD
— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




ARGUMENT


L’histoire d’Héloïse et d’Abailard a fourni un sujet à notre poésie populaire; mais elle l’a chantée à sa manière. Ce ne sont ni les amours, ni les malheurs des deux amants qui l’ont frappée. La métamorphose qu’elle a fait subir à cette femme célèbre est fort étrange ; on voudrait pouvoir en douter, mais il n’y a pas matière à l’ombre d’un doute. Les faits sont positifs : la charmante Héloïse est changée en affreuse sorcière.

On sait qu’elle passa avec Abailard plusieurs années au bourg de Pallet, près de Nantes (1099). Durant leur séjour en Bretagne, le bruit de son savoir se sera répandu partout; le peuple en aura été émerveillé, et comme, à cette époque de naïve ignorance, tout savant, sans l’orthodoxie, était un sorcier, on lui en aura départi les connaissances et les attributs : telle est la cause principale de cette transformation singulière. Mais elle n’eut pas lieu seulement en Bretagne; on la trouve jusqu’en Italie. Montrant à Ampère un débris de môle à Naples, un mendiant lui dit : Lo fece Petro Bailardo per una Maga, « Pierre Abailard a fait cela à l’aide d’une Magicienne. »




Je n’avais que douze ans quand je quittai la maison de mon père, quand je suivis mon clerc, mon bien cher Abailard.

Quand j’allai à Nantes, avec mon doux clerc, je ne savais, mon Dieu, d’autre langue que le breton ;

Je ne savais, mon Dieu, que dire mon Pater, quand j’étais chez mon père, petite, à la maison.

Mais maintenant je suis instruite, fort instruite en tout point; je connais la langue des Franks et le latin, je sais lire et écrire,

Et même lire dans le livre des Évangiles, et bien écrire, et parler, et consacrer l’hostie aussi bien que tout prêtre.

Et empêcher le prêtre de dire sa messe, et nouer l’aiguillette par le milieu et les deux bouts ;

Je sais trouver l’or pur, l’or au milieu de la cendre, et l’argent dans le sable, quand j’en ai le moyen :

Je me change en chienne noire, ou en corbeau, quand je le veux, ou en feu follet, ou en dragon ;

Je sais une chanson qui fait fendre les cieux, et tressaillir la grande mer, et trembler la terre.

Je sais, moi, tout ce qu’il y a à savoir en ce monde; tout ce qui a été jadis, et tout ce qui sera.

La première drogue que je fis avec mon doux clerc, fut faite avec l’œil gauche d’un corbeau, et le cœur d’un crapaud ;


Et avec la graine de la fougère verte, cueillie à cent brasses au fond du puits, et avec la racine de l’Herbe d’or arrachée dans la prairie,

Arrachée tête nue, au lever du soleil, en chemise et nu-pieds. F.a première épreuve que je fis de mes drogues, fut faite Dans le champ de seigle du seigneur abbé :

De dix-huit mesures de seigle qu’avait semées l’abbé, il ne recueillit que deux poignées.

J’ai un coffret d’argent à la maison, chez mon père : qui l’ouvrirait s’en repentirait bien!

Il y a là trois vipères qui couvent un œuf de dragon ; si mon dragon vient à bien, il y aura désolation.

Si mon dragon vient à bien, il y aura grande désolation; il jettera des flammes à sept lieues à la ronde.

Ce n’est pas avec de la chair de perdrix, ni avec de la chair de bécasse, mais avec le sang sacré des Innocents, que je nourris mes vipères.

Le premier que je tuai était dans le cimetière, sur le point de recevoir le baptême, et le prêtre en surplis.


Quand on l’eut porté au carrefour, je quittai ma chaussure, et m’en allai le déterrer, sans bruit, sur mes bas.

Si je reste sur terre, et ma Lumière avec moi; si nous restons en ce monde encore un an ou deux ;

Encore deux ou (rois ans, mon doux ami et moi, nous ferons tourner ce monde à rebours.

— Prenez bien garde, jeune Loïza, prenez garde à votre âme; si ce monde est à vous, l’autre appartient à Dieu. —



NOTES


L’auteur suppose qu’Héloïse n’a que douze ans lorsqu’elle quitte la maison paternelle pour suivre son amant. Il y a, dans l’énumération qu’elle fait de ses talents, un certain orgueil qui commence par être naïf et finit par devenir horrible. On y trouve un bizarre mélange de pratiques druidiques et de superstitions chrétiennes. Héloïse est tort savante ; elle sait la langue romane et le latin. Elle lit l’Évangile; les abbesses seules, entre les femmes, en avaient le droit au chœur. Ce fait est important; il prouve qu’Héloïse était déjà retirée au Paraclet lors de la composition du chant. Elle n’est donc pas seulement sorcière, elle est religieuse, prêtresse même, puisqu’elle prétend consacrer l’hostie.

Elle est alchimiste; elle se métamorphose à son gré : elle est tour à tour chienne noire, corbeau, dragon ou feu follet. Les âmes des méchants empruntent toutes ces formes.

Au pied du mont Saint-Michel, en Cornouaille, s’étend un vaste marais; si le montagnard voit passer, sur le soir, un grand homme maigre et pâle, suivi d’une chienne noire, qui se dirige de ce côté, il regagne bien vite sa cabane, il ferme sa porte au verrou et se met en prière, car la tempête approche. Bientôt les vents mugissent, le tonnerre roule avec fracas, la montagne tremble et paraît prête à s’écrouler; c’est le moment où le magicien évoque les âmes des morts.

Le porte-brandon ou feu follet est un enfant qui porte à la main un tison qu’il tourne comme une roue enflammée ; c’est lui qui incendie les villages


que l’on voit brûler, la nuit, sans que personne y ait mis le feu. Le cheval malade qui se traîne vers l’écurie, c’est lui ; on croit le tenir, il s’échappe en jetant son tison à la tête du pâtre qui veut le conduire à l’étable. La chèvre blanche égarée, qui bêle tristement, après le coucher du soleil, au bord de l’étang, c’est encore lui ; elle fait tomber le voyageur dans l’eau et fuit en ricanant. Esprit, lutin, démon malicieux et moqueur, le porte-brandon met sa joie à narguer l’homme.

Héloïse a tout pouvoir sur la nature : elle connaît le présent, le passé, l’avenir ; elle chante, et la terre s’émeut. Elle sait la vertu des simples ; comme Merlin, elle cueille au point du jour l’herbe d’or ; elle jette des sorts ; elle fait couver des œufs de vipères qu’elle engraisse de sang humain ; elle bouleverserait le monde. Cependant il y a une limite qu’elle ne franchit pas ; où finit son empire commence celui de Dieu. Il est curieux d’entendre, au sixième siècle, le barde Taliésin faire étalage de ses connaissances de la même manière qu’Héloise. Lui aussi se vante d’avoir subi ou de pouvoir subir des métamorphoses étranges ; d’avoir été biche, coq et chien[239] ; de connaître tous les mystères de la nature[240] ; d’être l’instituteur du monde ; de tenir enfermé dans ses livres bardiques le trésor entier des connaissances humaines[241].

Le poëte est d’accord avec l’histoire en faisant vivre Héloïse et son amant à Nantes ou aux environs ; c’était le pays classique de la sorcellerie. Le druidisme avait eu un collège de prêtresses dans une des îles situées à l’embouchure de la Loire, et leur science avait laissé de si profondes traces dans les esprits, qu’au milieu du quatorzième siècle, elles ne s’étaient point encore effacées. Le nombre des sorcières se multipliait même tellement de jour en jour, que l’évêque diocésain crut devoir fulminer contre elles une bulle d’excommunication, avec toutes les cérémonies d’usage, en pleine cathédrale, au son des cloches, en allumant, puis éteignant les flambeaux, et foulant aux pieds le missel et la croix[242].

Les druidesses de la Loire, comme les vierges de l’archipel armoricain passaient aussi, pour être douées d’un esprit surhumain ; sans doutes on croyait qu’elles pouvaient soulever par leurs chants la mer et les vents, prendre à leur gré la forme d’animaux divers, guérir de maladies incurables, connaître et prédire l’avenir[243].

Il est facile de voir, à ces traits, que le poëte a confondu Héloïse avec les prêtresses du culte antique de ses pères ; lui aurait-il mis dans la bouche quelques débris de leurs hymnes, conservés par la tradition ?

Nous sommes porté à le croire, et telle est la raison qui nous fait attribuera une partie du chant, en dépit de la langue qui est toute moderne, une antiquité très-reculée et bien antérieure au douzième siècle, auquel il semble appartenir. Peu de pièces sont plus populaires ; celle-ci se chante avec de légères variantes dans les quatre dialectes bretons. Je la publie d’après une version cornouaillaise, mais évidemment elle a été composée dans le dialecte de Vannes. Les moines de Saint-Gildas de Rhuiys, dont Abailard était abbé, et qu’il traita, comme on sait, avec un tel dédain philosophique qu’on le chassa du pays, pourraient bien n’avoir pas été étrangers à sa composition, et s’être faits l’écho satyrique des croyances populaires sur Héloïse, pour se venger de l’insolence de leur supérieur et venger, du même coup, les Bretons insultés par lui. Ce qu’il y a de certain, c’est que, parmi des souvenirs évidemment druidiques, il s’est glissé, dans la pièce, quelques réminiscences toute classiques, dont les moines ont pu emprunter l’expression à leurs auteurs latins ; sans parler de la Magicienne de Théocrite, Héloïse ne rappelle-t-elle pas, en effet, la Canidie d’Horace[244] ?

En écrivant sa belle histoire d’Abailard, M. Ch. de Rémusat ne pouvait oublier ai métamorphose de son héroïne par la poésie armoricaine[245].
XVII


LE RETOUR D’ANGLETERRE
— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




ARGUMENT

Ce chant étant une épisode de la conquête de l’Angleterre par les Normands, nous ne saurions mieux faire que d’emprunter nos prolégomènes à l’ouvrage d’Augustin Thierry, qui lui a donné place dans ses pièces justificatives.

« Guillaume, dit le grand peintre que nous venons de nommer, fit publier son ban de guerre (1066). Il offrit une forte solde et le pillage de l’Angleterre à tout homme robuste et de haute taille qui voudrait le servir de la lance, de l’épée ou de l’arbalète. Il en vint une multitude, par toutes les routes, de loin et de près, du nord et du midi. Il en vint du Maine et de l’Anjou, du Poitou et de la Bretagne, de la France et de la Flandre, de l’Aquitaine et de la Bourgogne, du Piémont et des bords du Rhin. Tous les aventuriers de profession, tous les enfants perdus de l’Europe occidentale accoururent à grandes journées.

« Le comtes Eudes de Bretagne envoya à Guillaume ses deux fils pour le servir contre les Anglais. Ces deux jeunes gens, appelés Brian et Alain[246], vinrent au rendez-vous des troupes normandes, accompagnés d’un corps de chevaliers de leur pays[247]. »

Parmi ces auxiliaires du duc de Normandie se trouvait un jeune Breton dont nos poètes populaires nous ont conservé la touchante histoire.


Entre la paroisse de Pouldergat et la paroisse de Plouaré[248], il y a de jeunes gentilshommes qui lèvent une armée pour aller er à la guerre, sous les ordres du fils de la Duchesse, qui a rassemblé beaucoup de gens de tous les coins de la Bretagne ;

Pour aller à la guerre, par delà la mer, au pays des Saxons. J’ai mon fils Silvestik qu’ils attendent ; j’ai mon fils Silvestik, mon unique enfant, qui part avec l’armée, à la suite des chevaliers du pays.

Une nuit que j’étais couchée, et que je ne dormais pas, j’entendis les filles de Kerlaz chanter la chanson de mon fils ; et moi de me lever aussitôt sur mon séant : — Seigneur Dieu ! Silvestik, où es-tu maintenant ?

Peut-être es-tu à plus de trois cents lieues d’ici, ou jeté dans la grande mer, en pâture aux poissons. Si tu eusses voulu rester auprès de ta mère et de ton père, tu serais fiancé maintenant, bien fiancé ;

Tu serais à présent fiancé et marié à la plus jolie fille du pays, à Mannaïk de Pouldergat, à Manna, ta douce belle, et tu serais avec nous et au milieu de tes petits enfants, faisant grand bruit dans la maison.

J’ai près de ma porte une petite colombe blanche qui couve dans le creux du rocher de la colline ; j’attacherai à son cou, j’attacherai une lettre avec le ruban de mes noces, et mon fils reviendra.

— Lève-toi, ma petite colombe, lève-toi sur tes deux ailes ; volerais-tu, volerais-tu loin, bien loin, par delà la grande mer, pour savoir si mon fils est encore en vie ?

Volerais-tu jusqu’à l’armée, et me rapporterais-tu des nouvelles de mon pauvre enfant ?

— Voici la petite colombe blanche de ma mère, qui chantait dans le bois ; je la vois qui arrive au mât, je la vois qui rase les flots.

— Bonheur à vous, Silvestik, bonheur à vous, et écoutez : j’ai ici une lettre pour vous.

— Dans trois ans et un jour j’arriverai heureusement ; dans trois ans et un jour je serai près de mon père et de ma mère. —

Deux ans s’écoulèrent, trois ans s’écoulèrent...

— Adieu, Silvestik, je ne te verrai plus ! Si je trouvais tes pauvres petits os, jetés par la mer au rivage, oh ! je les recueillerais, je les baiserais ! —

Elle n’avait pas fini de parler, qu’un vaisseau de Bretagne vint se perdre à la côte ; qu’un vaisseau du pays, sans rames, les mâts rompus, et fracassé de l’avant à l’arrière, se brisa contre les rochers.

Il était plein de morts ; nul ne saurait dire ou savoir depuis combien de temps il n’avait vu la terre ; et Silvestik était là ; mais ni père, ni mère, hélas ! ni ami n’avait aimé ses yeux !



NOTES

La conquête de l’Anglelerre remontant au onzième siècle, il y a tout lieu de croire que la rédaction première de cette ballade a été faite à la même époque. C’est l’opinion d’Augustin Thierry, qui l’a jugée aussi intéressante au point de vue historique qu’au point de vue poétique.

Plusieurs des chefs bretons, auxiliaires des Normands, se fixèrent dans les domaines qu’ils devaient à la victoire ; d’autres ne revinrent en Bretagne que longtemps après l’expédition. On comprend ainsi l’histoire de Silvestik. Mais qui était-il ? était-il fils d’un noble ou d’un paysan ? prenait-il part à la guerre comme sergent d’armes ou comme chevalier ? Nous adopterions plutôt ce dernier sentiment. Mais l’histoire n’en dit rien, non plus que la tradition. En revanche, celle-ci nous a conservé de singuliers renseignements relatifs à un usage auquel le poëte fait allusion ; nous voulons parler du ruban des noces.

Anciennement, s’il faut en croire quelques vieilles gens de la campagne, le jour des noces, chez les nobles, avant que l’on se rendit à l’église et que le fiancé fût arrivé, la nouvelle mariée descendait dans la salle du manoir, où les parents et les amis se trouvaient déjà réunis ; elle allait s’asseoir sur un lit d’honneur, et le Diskared (on nommait ainsi le plus notable des amants supplantés) s’approchait pour lui ceindre le ruban des noces. Ce ruban devait être blanc comme l’innocence de la jeune fille, rose comme sa beauté, noir comme le deuil qu’allait prendre le diskared. Un baiser était le prix de la tâche contre nature que lui imposait la coutume.

On conservait précieusement le ruban des noces dans la cassette des joyaux de la famille, d’où il ne sortait qu’aux jours de fête. Les années venaient : le rose, le blanc et le noir du ruban passaient avec les fraîches couleurs de l’épouse, ses rêves naïfs de jeune fille et le chagrin de l’amant supplanté; mais l’amour qu'elle avait juré à son mari ne passait pas. Elle en gardait toujours le gage, qui la suivait jusque dans la tombe, comme un emblème d'éternelle foi.

La mère de Silvestik avait aussi son nœud de rubans; mais il ne lui ramena point son fils : la colombe messagère ne lui rapporta qu'un rameau d'espérance trompeuse, que la tempête devait effeuiller avec ses derniers beaux jours et ses dernières joies maternelles.

Dans la poésie populaire de toutes les nations celtiques les oiseaux servent de messagers : j'ai entendu chanter en Galles une chanson où un jeune homme parle ainsi à un merle :

« Oiseau noir au bec jaune (aderyn du beg melyn), va de ma part jusqu'à la maison qui est là-bas, avec cette lettre sous ton aile : elle est pour la jeune fille à qui j’ai donné mon amour. »

Une ronde française recueillie, en haute Bretagne, par le docteur Fouquet, m’offre le même motif, avec le rossignol à la place du merle. Sur les frontières du Maine l’alouette partage leur fonction.

M'amie reçoit de mes lettres
Par l’alouette des champs.
Et elle m'envoie les siennes
Par le rossignol chantant.

Mais les poésies d'origine celtique ne sont pas les seules qui confient de doux messages aux oiseaux; de la Normandie à la Lorraine, ils font cet office près des amoureux; ils le font en Italie, en Espagne et en bien d'autres pays. Chez nos Flamands de France (pour me borner à nous), le messager ailé est petit de corps et blanc de plumage, sans qu'on le dépeigne autrement : « Un petit oiseau, blanc comme neige, se balançait sur une branche d'épine : — Veux-tu être mon messager? — Je suis trop petit, je ne suis qu'un petit oiseau. — Il prit le billet dans son bec, il l’emporta en s’envolant[249]. » On mesure la distance qu'il y a de ces petits courriers emplumés à la mère-colombe, portant suspendue à son cou par le lien le plus sacré le message d’une autre mère. C'est la différence qui existe entre la fiction légère et la réalité poignante; où l’une glisse l’autre appuie, et creuse jusqu'aux sources mêmes de l’émotion vraie; celle-ci ne finit-elle point par jaillir à la vue des yeux éteints que personne n’a aimés, c'est-à-dire fermés avec un baiser, à l’instant suprême ?
XIX


L’ÉPOUSE DU CROISÉ
— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




ARGUMENT

A quelques lieues de la jolie petite ville de Quimperlé, qui semble flotter sur les eaux d’Izol et d’Ellé, comme une corbeille de feuillage et de fleurs sur un étang, on trouve, en allant vers le nord, le gros village du Faouët. Les anciens seigneurs de ce nom, brandie cadette de la noble et antique famille de Goulenn, ou Goulaine, selon l’orthographe vulgaire, tiennent une assez grande place dans l’hisloire de Bretagne, et la poésie populaire les a pris pour sujet de ses chants. D’après elle, l’un d’eux, parlant pour la terre sainte, confia sa femme aux soins de son beau-frère. Celui-ci promit d’avoir pour la dame tous les égards dus à son rang ; mais à peine les croisés eurent-ils quitté le pays, qu’il essaya de la séduire. N’ayant pu y réussir, il la chassa de chez lui, et l’envoya garder les troupeaux. Une ballade très-répandue aux environs du Faouët et dans toute la Cornouaille conserve le souvenir du fait, qu’elle dramatise comme on va le voir.




— Pendant que je serai à la guerre pour laquelle il me faut partir, à qui donnerai-je ma douce amie à garder ? — Conduisez-la chez moi, mon beau-frère, si vous voulez : je la mettrai en chambre avec mes demoiselles ;

Je la mettrai en chambre avec mes demoiselles, ou dans la salle d’honneur avec les dames ; on leur préparera leur nourriture dans le même vase ; elles s’asseyeront à la même table. —

Peu de temps après, elle était belle à voir la cour du manoir du Faouët toute pleine de gentilshommes, chacun avec une croix rouge sur l’épaule, chacun sur un grand cheval, chacun précédé de sa bannière, et venant chercher le seigneur pour aller à la guerre.

Il n’était pas encore bien loin du manoir, que déjà son épouse essuyait plus d’un dur propos : — Ôtez votre robe rouge et prenez-en une blanche, et allez à la lande garder les troupeaux.

— Excusez-moi, mon frère ; qu’ai-je donc fait ? Je n’ai gardé les moutons de ma vie ! — Si vous n’avez gardé les moutons de votre vie, voici ma longue lance qui vous apprendra à les garder. —

Pendant sept ans elle ne fit que pleurer ; au bout des sept ans, elle se mit à chanter.

Or, un jeune chevalier, qui revenait de l’armée, ouït une voix douce chantant sur la montagne. — Halte ! mon petit page ; tiens la bride de mon cheval ; j’entends une voix d’argent chanter sur la montagne ; j’entends une petite voix douce chanter sur la montagne. Il y a aujourd’hui sept ans que je l’entendis pour la dernière fois.

— Bonjour à vous, jeune fille de la montagne ; vous avez bien dîné, que vous chantez si gaiement ?

— Oh ! oui, j’ai bien dîné, grâces en soient rendues à Dieu ! avec un morceau de pain sec que j’ai mangé ici.

— Dites-moi, jeune fille jolie qui gardez les moutons, dans ce manoir que voilà, pourrai-je être logé ? — Oh ! oui, sûrement, monseigneur, vous y trouverez un gîte et une belle écurie pour mettre vos chevaux.

Vous y aurez un bon lit de plume pour vous reposer, comme moi autrefois quand j’avais mon mari ; je ne couchais pas alors dans la crèche parmi les troupeaux ; je ne mangeais pas alors dans l’écuelle du chien.

— Où donc, mon enfant, où est votre mari ? Je vois à votre main votre bague de noces ! — Mon mari, monseigneur, est allé à l’armée ; il avait de longs cheveux blonds, blonds comme les vôtres. —S’il avait des cheveux blonds comme moi, regardez bien, ma fille, serait-ce point moi-même ? — Oui, je suis votre dame, votre amie, votre épouse ; oui, c’est moi qui m’appelle la dame du Faouët.

— Laissez là ces troupeaux, que nous nous rendions au manoir ; j’ai hâte d’arriver.

— Bonheur à vous, mon frère, bonheur à vous ; comment va mon épouse, que j’avais laissée ici ?

— Toujours vaillant et beau ! Asseyez-vous, mon frère. Elle est allée à Quimperlé avec les dames ; elle est allée à Quimperlé, où il y a une noce. Quand elle reviendra, vous la trouverez ici.

— Tu mens ! car tu l’as envoyée comme une mendiante garder les troupeaux ; tu mens par tes deux yeux ! car elle est derrière la porte, elle est là qui sanglote ! Va-t’en cacher ta honte ! va-t’en, frère maudit ! Ton cœur est plein de mal et d’infamie ! Si ce n’était ici la maison de ma mère, si ce n’était ici la maison de mon père, je rougirais mon épée de ton sang ! —

NOTES

La croix rouge que fait perler le poëte sur l’épaule à chaque chevalier indique la date de la ballade, et à laquelle des guerres saintes elle se rapporte. La première est la seule où tous les croisés aient pris cette croix ; aux suivantes chacun portait la couleur de son pays, et l’on sait que le noir était celle de l’Armorique.

L’histoire nous apprend qu’Alain et les chefs bretons qui le suivirent en Palestine revinrent au bout de cinq ans ; le poëte populaire dit de sept : l’erreur vient sans doute des chanteurs, la mesure des mots cinq et sept étant la même en breton qu’en français.

Mais c’est la moindre des questions soulevées par la pièce qu’ils nous ont transmise : la question de son origine est autrement délicate. La retrouvant en Catalogne, en Provence et sur divers points de la France,

M. de Puymaigre, qui en a publié une rédaction française, intitulée Germaine, n’hésite pas à croire à une imitation positive : au fait, la ressemblance est telle entre l’Épouse du Croisé, Don Guillermo, la Pourcheireto, et Germaine, qu’on ne peut l’attribuer à des rencontres fortuites ; le chant breton, ajoute-t-il, qui roule sur le même sujet, diffère par les détails du romance catalan et du romance provençal, mais tous trois ont certainement une origine commune. Sans se prononcer sur la question de priorité, entre l’œuvre néo-celtique et l’œuvre néo-latine, le prudent collecteur se borne à réclamer pour sa rédaction une ancienneté justifiée par certains détails de mœurs féodales bien connues. J’imiterai sa réserve, et n’entamerai peint une discussion qui m’entraînerait un peu loin, mais je renvoie le lecteur, pour la solution du problème, au Romancerillo catalan, de M. Milà y Fontanals (p. 119), aux Chants populaires de la Provence, de M. Damase-Artaud, aux Chants populaires du pays Messin, de M. de Puymaigre lui-même (p. 8), et enfin au recueil de M. Champfleury (p. 195).
XX


LE ROSSIGNOL
— DIALECTE DE LÉON




ARGUMENT

Cette ballade étant connue de Marie de France, et déjà populaire à l’époque où vivait ce charmant trouvère, qui l’a imitée, nous n’hésitons pas à la croire antérieure au treizième siècle. Nous l’avons entendu chanter en Cornouaille, dans les montagnes d’Arez ; mais elle a dû être composée en Léon, car elle appartient plus particulièrement au dialecte de ce pays. L’événement qui en est le sujet a peu d’importance en lui-même. Le chanteur breton ne fait que l’indiquer, Marie de France le délaye.

Une dame de Saint-Malo aime un jeune homme et en est aimée : elle se lève souvent la nuit pour aller causer avec lui à la fenêtre, et les rues de la ville sont tellement étroites, les pignons tellement rapprochés, qu’elle peut lui parler à voix basse. Mais le mari, qui est un vieillard, et un peu jaloux, comme beaucoup le sont, se doute de quelque chose, prend l’éveil et interroge sa jeune femme. Celle-ci répond qu’elle se lève pour écouter un rossignol qui chante dans le jardin. Feignant de donner dans le piège, le vieux mari l’ait tendre des lacets. Par le plus grand hasard, un rossignol s’y trouve pris ; il l’apporte à sa femme, l’étouffe sous ses yeux et lui ôte ainsi tout prétexte de se lever à l’avenir.


La jeune épouse de Saint-Malo pleurait hier à sa fenêtre haute :

— Hélas ! hélas ! je suis perdue ! mon pauvre rossignol est tué !

— Dites-moi, ma nouvelle épouse, pourquoi donc vous levez-vous si souvent, Si souvent d’auprès de moi, au milieu de la nuit, de votre lit,

Nu-tête et nu-pieds ? Pourquoi vous levez-vous ainsi ?

— Si je me lève ainsi, cher époux, au milieu de la nuit, de mon lit,

C’est que j’aime à voir, tenez, les grands vaisseaux aller et venir.

— Ce n’est sûrement pas pour un vaisseau que vous allez si souvent à la fenêtre ;

Ce n’est point pour des vaisseaux, ni pour deux, ni pour trois.

Ce n’est point pour les regarder, non plus que la lune et les étoiles ;

Madame, dites-le-moi, pourquoi chaque nuit vous levez-vous ?

— Je me lève pour aller regarder mon petit enfant dans son berceau.

— Ce n’est pas davantage pour regarder, pour regarder dormir un enfant ;

Ce ne sont point des contes qu’il me faut : pourquoi vous levez-vous ainsi ?

— Mon vieux petit homme, ne vous fâchez pas, je vais vous dire la vérité : C’est un rossignol que j’entends chanter toutes les nuits dans le jardin, sur un rosier ;

C’est un rossignol que j’entends toutes les nuits ; il chante si gaiement, il chante si doucement ;

Il chante si doucement, si merveilleusement, si harmonieusement, toutes les nuits, toutes les nuits, lorsque la mer s’apaise ! —

Quand le vieux seigneur l’entendit, il réfléchit au fond de son cœur ;

Quand le vieux seigneur l’entendit, il se parla ainsi à lui-même :

— Que ce soit vrai, ou que ce soit faux, le rossignol sera pris ! —

Le lendemain matin, en se levant, il alla trouver le jardinier.

— Bon jardinier, écoute -moi ; il y a une chose qui me donne du souci :

Il y a dans le clos un rossignol qui ne fait que chanter, la nuit ;

Qui ne fait, toute la nuit, que chanter, si bien qu’il me réveille.

Si tu l’as pris ce soir, je te donnerai un sou d’or. —

Le jardinier, l’ayant écouté, tendit un petit lacet ; Et il prit un rossignol, et il le porta à son seigneur ;

Et le seigneur, quand il le tint, se mit à rire de tout son cœur,

Et il l’étouffa, et le jeta dans le blanc giron de la pauvre dame.

— Tenez, tenez, ma jeune épouse, voici voire joli rossignol ;

C’est pour vous que je l’ai attrapé ; je suppose, ma belle, qu’il vous fera plaisir. —

En apprenant la nouvelle, le jeune servant d’amour disait bien tristement :

— Nous voilà pris, ma douce et moi ; nous ne pourrons plus nous voir,

Au clair de la lune, à la fenêtre, selon notre habitude. —



NOTES


« Quelle grâce ! quelle malice ! s’écrie un des plus fins critiques français ; ne dirait-on pas une sœur de Juliette ayant laissé son Roméo dans le jardin ?[250] » La paraphrase de cette ballade, dans Marie de France[251], commence par le préambule suivant :

Une aventure vous dirai
Dont les Bretons firent un lai ;
Eostik a nom, ce m’est avis,
Si (ainsi) l’appellent en leur pays.
Ce est rossignol en français,
El nightingale en droit anglais.

Le trouvère termine ainsi :

Cette aventure fut contée,
Ne put être longtemps celée (cachée) ;
un lai en firent les Bretons,
Et le Eostik rappelle-t-on.

La fidélité de l’imitation ne permet pas de douter que Marie de France n’ait traduit sur l’original. Les fleurs qu’elle a cru devoir y broder, et les traits charmants qu’elle omet, ne prouveraient pas le contraire. Si elle juge nécessaire d’apprendre au lecteur que rossignol se dit eostik en breton, et nightingale en anglais, c’est évidemment pour lui montrer qu’elle connaît les langues bretonne et anglaise. Quand même elle n’aurait pas eu cette intention, on devinerait qu’elle entendait et parlait le breton à plusieurs expressions dont elle sème ses écrits, au mot enkrez (chagrin), par exemple, qu’elle francise en engresté, dans la pièce qui nous occupe. On le jugerait encore, à certaines manières de dire qu’offre très-souvent notre ballade, comme tous nos chants populaires, et qu’elle reproduit.

On le verrait surtout par la forme rhythmique de sa pièce, forme identique à celle de l’original, et dont les vers pourraient se diviser de même en distiques formant un sens complet, et se chanter sur l’air breton, Je vais plus loin (et ceci me porte a croire que notre version est bien publiée dans son dialecte naturel), Marie a très-probablement traduit d’après le dialecte de Léon, car c’est le seul où rossignol se soit toujours écrit et prononcé eostik ; en Cornouaille, en Tréguier et en Vannes, on a constamment écrit estik ou est, comme en Cambrie eos.

Cette ballade a été rajeunie de nos jours par Brizeux, d’après les deux pièces bretonne et française.
XVII


LA FIANCÉE DE SATAN
— DIALECTE DE LÉON —




ARGUMENT


« Quiconque est fiancé trois fois sans se marier va brûler en enfer. » Cet aphorisme, qui fait le thème d’une vieille ballade, a sans doute son origine dans le respect que professaient autrefois les Bretons pour la sainteté des fiançailles ; sa forme rhythmique est celle des maximes bardiques, et nous ne serions pas étonné que c’en fût une rajeunie.

Selon les bardes, les âmes avaient trois cercles à parcourir ; le premier était le cercle de l’infini ; le second, celui de [’épreuve ; le troisième, celui de la béatitude. C’est ce qu’établissent des documents que nous ont laissés les Gallois du moyen âge[252].

L’âme, d’après nos poètes d’Armorique, devait, avant d’arriver en enfer, passer par les étangs de l’Angoisse et des Ossements, les vallées du Sang, et enfin la Mer, au delà de laquelle s’ouvraient les bouches de l’Abîme ; un poëme cambrien antérieur au dixième siècle reconnaît aussi, dans le séjour de la Mort et des Peines, une vallée nommée la « vallée des Eaux de l’Angoisse[253]. » Il y avait de même dans le Niflyheim des Scandinaves un fleuve ou lac de la Douleur.

Voici maintenant ce que racontent Procope et Claudien :

« Les pêcheurs et les autres habitants des côtes de la Gaule qui sont en face de la Grande-Bretagne, dit le premier de ces auteurs, sont chargés d’y passer les âmes, et, pour cela, exempts de tributs. Au milieu de la nuit, ils entendent frapper à leur porte ; ils se lèvent : ils trouvent sur le rivage des barques étrangères où ils ne voient personne, et qui pourtant sont si chargées, qu’elles semblent sur le point de sombrer et s’élèvent d’un pouce à peine au-dessus des eaux. Une heure leur suffit pour le trajet, quoique avec leurs propres bateaux ils puissent difficilement le faire dans l’espace d’une nuit[254]. »

« Il est un lieu, poursuit Claudien, il est à l’extrémité de la Gaule, un lieu battu par les flots de l’Océan..., où l’on entend les plaintes des ombres volant avec un léger bruit. Le peuple de ces côtes voit des fantômes pâles de morts qui passent[255]. »

On croit que Procope et Claudien, et les poëtes bretons, ont voulu désigner la pointe la plus reculée de l’Armorique, la pointe du Raz et la baie des Âmes ou des Trépassés, qui l’avoisinent ; la plage des Ossements, les vallées nues et solitaires du cap situé en face de l’Ile de Sein ; l’étang de Laoual, sur le bord duquel on voit, dit-on, errer, la nuit, les squelettes des naufragés, qui demandent une tombe ; les bouches de l’Enfer de Plogoff, la ville d’Audierne ; en un mot, toute cette côte affreuse de Cornouaille, hérissée d’écueils et couverte d’immenses raines, où les tempêtes, les ravages et la désolation semblent avoir fixé leur empire.

Au moins ne peut-on nier que quelques trouvères français du douzième siècle en aient fait le séjour des âmes et des fées.

L’auteur du roman de Guillaume au court nez, qui travaillait à cette époque sur un fonds de vieilles traditions, suppose qu’un chevalier nommé Renoard parcourt les mers pour chercher son fils.

Le chevalier s’endort, la rame lui échappe des mains, sa barque erre à l’aventure ; trois fées l’aperçoivent et s’approchent en se disant : « Emportons-le bien loin d’ici

En Odierne, la fort’ cité manant,
Ou, si il veut, encore plus avant,
Jusqu’en la cit de Loquifer la grand[256].

Après avoir lu ces observations préliminaires que nous avons crues indispensables, on comprendra mieux la ballade qui suit.

Elle est l’œuvre d’un vieux poète qui se qualifie de barde ambulant. Ses vers ont un caractère sombre et fantastique, tout à fait dans le goût des poëmes que l’on prêterait aux Druides ; et l’on dirait d’un écho de leurs chants, si la foi chrétienne et les mœurs chevaleresques ne s’y mêlaient bizarrement aux superstitions galloises et armoricaines touchant la vie future.


I

Écoutez tous, petits et grands, le barde voyageur encore une fois.

J’ai composé un chant nouveau ; jeunes et vieux, venez l’entendre.

Quand arriva ce que je vais dire, je n’avais pas douze ans finis,


Je n’avais pas douze ans finis, et voilà que j’en ai soixante.

Vienne m’écouter qui voudra, écouler le grand voyageur ;

Venez tous m’écouter, si vous voulez ; dans peu, vous ne m’entendrez plus.

II

Il y a trois nuits que je n’ai dormi, et ce soir encore je ne dormirai point,

Car la vipère siffle ; elle siffle au bord de la rivière.

Or, elle a dit on sifflant : — Voici encore une personne à moi !

J’en ai eu quatre de ce lieu, dont pas une n’a été portée en terre. —

Deux jeunes gens de qualité avaient été fiancés ce jour-là.

Dix-huit tailleurs avaient fait la robe de noces de la jeune fille ;

Lui avaient fait sa robe de noces, où brillaient douze étoiles ;

Où douze étoiles, et le soleil et la lune étaient peints.

Dix-huit tailleurs l’habillèrent ; Satan seul la déshabilla.

Quand la messe eut été chantée, elle revint au cimetière. En entrant dans l’église, elle était brillante comme la fleur du lis ;

En repassant le seuil de la porte, elle était faible comme une tourterelle.

Survint un grand seigneur paré, couvert de fer de la tête aux pieds ;

Un casque d’or sur la tète, un manteau rouge sur les épaules ;

Ses yeux comme des éclairs, sous son casque, en sa tête ;

Pour monture, une haquenée saxonne aussi noire que la nuit ;

Une haquenée dont le sabot faisait jaillir du feu, comme celle du seigneur chevalier,

Du seigneur Pierre qui est à Izel-vet ; Dieu lui fasse paix !

— Donnez-moi la nouvelle mariée, que je la conduise aux miens pour la leur faire voir ;

Qu’aux miens je la conduise pour la leur faire voir ; je serai de retour dans un moment. —

On avait beau attendre la nouvelle mariée, la nouvelle mariée ne revenait pas.
III

Comme les ménétriers de la fête s’en revenaient fort avant dans la nuit,

Arriva le grand seigneur magnifiquement vêtu :

— On s’est bien diverti à la fête ?

— On s’est assez diverti à la noce ; mais la nouvelle mariée est perdue.

— La nouvelle mariée est perdue ? Et seriez-vous bien aises de la voir ?

— Nous serions assez aises de la voir, s’il ne nous en arrive aucun mal. —

Ils parlaient encore, qu’ils étaient rendus au rivage.

Et emportés par une petite barque, et qu’ils avaient passé la grande mer,

Et le lac de l’Angoisse et des Ossements, et qu’ils étaient aux bouches de l’enfer.

— Voici les ménétriers de vos noces, qui sont venus vous voir.

Que donnerez-vous à ces braves gens-ci, pour être venus vous rendre visite ? — Tenez le ruban de mes noces ; emportez-le, si vous voulez ; Tenez l’anneau d’or de mes noces ; portez-le chez moi à mon mari.

Dites-lui : « Ne pleure pas : elle n’a ni désir ni mal. »

Portez-le chez moi à mon mari, qui est veuf le jour de ses noces.

Assise sur une chaise dorée, j’apprête de l'hydromel pour les damnés. —


IV


Ils n’avaient pas fait un pas, qu’ils entendirent jeter un cri :

— Mille malédictions sur vous, ménétriers ! —

Le puits de l’enfer était sur sa tète.

Si elle eût gardé son ruban et l’anneau d’or de ses noces,

Et son anneau bénit, le puits de l’enfer était abîmé.


V


Quiconque est fiancé trois fois, trois fois sans se marier, va brûler en enfer ;

Là, il est aussi séparé du paradis que la feuille morte l’est de la rose ;

Aussi séparé du paradis de Dieu que la branche coupée l’est de l’arbre.
NOTES

Le fait qui a fourni le sujet de cette ballade fantastique au barde voyageur se devine : c’est un enlèvement. L’enfer, tel que le décrit ici le poëte, n’est ni l’enfer comme le conçoivent les Bretons d’aujourd’hui, ni l’enfer tel que le concevaient les Gaulois, bien que les abords en soient les mêmes ; il nous retrace des caractères empruntés à l’un et à l’autre ; ce qui est plus inattendu, il nous fait entrevoir les mystères du Walhalla des Scandinaves : les damnés boivent de l’hydromel, et la fiancée, assise sur un fauteuil doré, leur sert d’échanson. Elle ne forme aucun vœu ; elle ne souffre pas ; les démons n’ont aucun pouvoir sur elle, tant qu’elle porte des symboles bénits ; mais elle les abandonne, et soudain le puits de l’abîme l’engloutit.

On devait se figurer ainsi l’enfer au moyen âge, et Satan, comme un chevalier, avec un manteau rouge, un casque d’or et des éclairs dans les yeux. Le barde lui fait monter une haquenée anglaise, pareille à celle d’un seigneur chevalier qui repose à Izel-Vet.

J’ai vu dans la chapelle de Lochrist d’Izel-Vet, à quelques lieues de Saint-Pol-de-Léon, dans le chœur, à droite de l’autel, près de la balustrade, une tombe plate avec la figure gravée en creux d’un chevalier tout armé, autour de laquelle est écrit en caractères gothiques :

Hic jacet Alanus de Villamavan
M… Die festi bea. . Anno Dm mccliii.
Requiescat in pace.


C’est la sépulture d’Alain de Kermavan[257]. Il y a lieu de penser que la ballade fait allusion à lui ; mais en l’appelant Pierre, elle change son nom de baptême. L’on doit croire qu’il n’était pas mort depuis très-longtemps, sans quoi le barde ne l’aurait pas cité comme exemple à ses auditeurs. Telle est la raison qui me fait assigner à la pièce une date antérieure à la fin du treizième siècle.

Je l’ai recueillie de la bouche du poëte paysan dont j’ai parlé dans l’introduction de ce livre.
XXII


LE FRÈRE DE LAIT
— DIALECTE DE TRÉGUIER —




ARGUMENT


Cette ballade, qui est une des plus populaires de Bretagne, et dont je dois des variantes à M. l’abbé Henry, se chante, sous des titres différents, dans plusieurs parties de l’Europe. Fauriel l’a publiée en grec moderne ; Burger l’a recueillie de la bouche d’une jeune paysanne allemande, et lui a prêté une forme artificielle ; Les morts vont vite n’est que la reproduction artistique de la ballade danoise ; Aagé et Elsé. Un savant gallois m’a aussi assuré que ses compatriotes des montagnes du Nord la possédaient dans leur langue. Toutes reposent sur l’idée d’un devoir, l’obéissance à la religion du serment. Le héros de la ballade allemande primitive, comme le grec Constantin, comme le chevalier breton, a juré de revenir, et il tient parole, quoique mort.

Nous ne savons à quelle époque remonte la composition des deux chants allemand et danois, ni celle de la ballade grecque ; la nôtre doit appartenir aux belles années du moyen âge, le dévouement chevaleresque y brillant de son plus doux éclat.





I


La plus jolie fille noble qu’il y eût en ce pays-ci à la ronde était une jeune fille de dix-huit ans, nommée Gwennolaïk.

Le vieux seigneur était mort, ses deux pauvres sœurs et sa mère ; tous les siens étaient morts, hélas ! excepté sa belle-mère. C’était pitié de la voir, pleurant amèrement, au seuil de la porte du manoir, si douce et si belle !

Les yeux attachés sur la mer, y cherchant le vaisseau de son frère de lait, sa seule consolation au monde, et qu’elle attendait depuis longtemps ;

Les yeux attachés sur la mer, y cherchant le vaisseau de son frère de lait. Il y avait six ans passés qu’il avait quitté son pays.

— Hors d’ici ! ma fille, et allez chercher les bêtes ; je ne vous nourris pas pour rester là, assise. —

Elle la réveillait deux, trois heures avant le jour, l’hiver, pour allumer le feu et balayer la maison ;

Pour aller puiser de l’eau à la fontaine du ruisseau des nains, avec une petite cruche fêlée et un seau fendu.

La nuit était sombre ; l’eau avait été troublée par le pied du cheval d’un chevalier qui revenait de Nantes.

— Bonne santé, jeune fille ; êtes-vous fiancée ? —

Et moi (que j’étais enfant et sotte !), je répondis : — Je n’en sais rien. — Êtes-vous fiancée ? Dites-le-moi, je vous prie.

— Sauf voire grâce, cher sire ; je ne suis point encore fiancée.

— Eh bien, prenez ma bague d’or, et dites à votre belle-mère que vous êtes fiancée à un chevalier qui revient de Nantes ;

Qu’il y a eu un grand combat ; que son jeune écuyer a été tué, là-bas ; qu’il a été lui-même blessé au flanc d’un coup d’épée ;

Que, dans trois semaines et trois jours, il sera guéri, et qu’il viendra au manoir, gaiement ; et vite vous chercher. — Et de courir aussitôt à la maison, et de regarder l’anneau : c’était l’anneau que son frère de lait portait à la main gauche !

II

Il s’était écoulé une, deux, trois semaines, et le jeune chevalier n’était pas encore de retour.

— Il faut vous marier ; j’y ai songé dans mon cœur, et vous ai trouvé, ma fille, un homme comme il faut. — Sauf votre grâce, ma belle-mère, je ne veux d’autre mari que mon frère de lait, qui est arrivé.

Il m’a donné mon anneau d’or de noces, et viendra bientôt, gaiement et vite, me chercher.

— Taisez-vous, s’il vous plaît, avec votre anneau d’or de noces, ou je prendrai un bâton pour vous apprendre à parler.

Bon gré, mal gré, vous épouserez Job le Lunatique, notre jeune valet d’écurie.

— Épouser Job ! oh ! l’horreur ! j’en mourrai de chagrin ! Ma mère ! ma pauvre petite mère ! si tu étais encore en vie !

— Allez vous lamenter dans la cour, lamentez-vous-y tant que vous voudrez. Vous aurez beau faire des grimaces, dans trois jours vous serez fiancée ! —


III


Vers ce temps-là, le vieux fossoyeur parcourait le pays, sa clochette à la main, pour porter la nouvelle de mort.

— Priez pour l’âme qui a été le seigneur chevalier, de son vivant un homme de bien et de cœur, Et qui a été blessé mortellement au flanc d’un coup d’épée, au delà de Nantes, dans une grande bataille, là-bas.

Demain, au coucher du soleil, commencera la veillée ; et après on le portera de l’église blanche à la tombe. —


IV


— Vous vous en retournez de bien bonne heure ! — Si je m’en retourne ? Oh ! oui vraiment ! — Mais la fête n’est pas finie, ni la soirée non plus.

— Je ne puis contenir la pitié qu’elle m’inspire, et l’horreur que me fait ce gardeur de vaches, qui se trouve face à face avec elle dans la maison !

À l’entour de la pauvre fille, qui pleurait amèrement, tout le monde pleurait, et même M. le recteur ;

Dans l’église de la paroisse, ce matin, tous pleuraient ; tous, et jeunes et vieux ; tous, excepté la belle-mère.

Plus les ménétriers, en revenant au manoir, sonnaient, plus on la consolait, plus son cœur était déchiré.

On l’a conduite à table, à la place d’honneur, pour souper ; elle n’a bu goutte d’eau ni mangé morceau de pain. Ils ont voulu la déshabiller tout à l’heure pour la mettre au lit ; elle a jeté sa bague, déchiré son bandeau de noces ;

Elle s’est échappée de la maison, les cheveux en désordre. Où elle s’est allée cacher, personne ne le sait. —


V


Toutes les lumières étaient éteintes, tout le monde dormait profondément au manoir ; la pauvre jeune fille veillait, ailleurs, en proie à la fièvre.

— Qui est là ? — Moi, Nola, ton frère de lait.

— C’est toi, bien loi, vraiment ! C’est toi, toi, mon cher frère ! —

Et elle de sortir et de fuir en croupe sur le cheval blanc de son frère, l’entourant de son petit bras, assise derrière lui.

— Que nous allons vite ? mon frère ! Nous avons fait cent lieues, je crois ! Que je suis heureuse auprès de toi ! Je ne le fus jamais autant.

Elle est encore loin la maison de ta mère ? Je voudrais y être arrivée.

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous ne tarderons pas à y être. — Le hibou fuyait, en criant, au devant d’eux ; aussi bien que les animaux sauvages, effrayés du bruit qu’ils faisaient.

— Que ton cheval est souple et ton armure brillante ! Je te trouve bien grandi, mon frère de lait !

Je te trouve bien beau ! Est-il encore loin ton manoir ?

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous arriverons tout à l’heure.

— Ton cœur est glacé ; tes cheveux sont mouillés ; ton cœur et ta main sont glacés ; je crains que tu n’aies froid.

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous voici tout près ; n’entends-tu pas les sons perçants des gais musiciens de nos noces ? —

Il n’avait pas fini de parler, que son cheval s’arrêta tout à coup, en frémissant, et en hennissant très-fort ;

Et ils se trouvèrent dans une île où une foule de gens dansaient ;

Où des garçons et de belles jeunes filles, se tenant par la main, s’ébattaient ;

Tout autour des arbres verts chargés de pommes, et derrière, le soleil levant sur les montagnes. Une petite fontaine claire y coulait ; des âmes y buvant, revenaient à la vie ;

La mère de Gwennola était avec elles, et ses deux sœurs aussi.

Ce n’était là que plaisirs, chansons et cris de joie.


VI


Le lendemain matin, au lever du soleil, des jeunes filles portaient le corps sans tache de la petite Gwennola, de l’église blanche à la tombe.




NOTES


Comme on se le rappelle, la ballade allemande finit à la manière des histoires de l’Hilden-Buch, par une catastrophe qui engloutit les deux héros ; il en est de même de la ballade grecque publiée par Fauriel.

Nous avons vu que les anciens Bretons reconnaissaient plusieurs cercles d’existence par lesquels passaient les âmes, et que Procope place l’Elysée druidique au delà de l’Océan, dans une des îles Britanniques qu’il ne nomme pas. Les traditions galloises sont plus précises ; elles désignent expressément cette île sous le nom d’île d’Avalon ou des Pommes.

C’est le séjour des héros ; Arthur, blessé mortellement à la bataille de Camlann, y est conduit par les bardes Merlin et Taliésin, guidés par Barinte, le nautonier sans pair[258]. L’auteur français du roman de Guillaume au court nez y fait transporter par les fées son héros Rencard, avec les héros bretons.

Un des lais armoricains de Marie de France y conduit de même le damoiseau moiscau Lauval. C’est aussi là, on n’en peut douter, qu’abordent le frère de lait et sa fiancée. Mais nulle âme, dit-on, n’y était admise qu’elle n’eût reçu les honneurs funèbres ; elle restait errante sur le rivage opposé jusqu’à l’heure où le prêtre recueillait ses os et chantait son hymne de mort. Cette opinion est aussi vivace aujourd’hui en Basse-Bretagne qu’au moyen âge, et nous y avons vu pratiquer les cérémonies funèbres qui s’y pratiquaient alors.

Dès qu’un chef de famille a cessé de vivre, on allume un grand feu dansl’âtre, on brûle sa paillasse, on vide les cruches d’eau et de lait de sa demeure (de peur, dit-on, que l’âme du défunt ne s’y noie). Il est enveloppé de la tête aux pieds d’un grand drap blanc ; on le couche sous une tente funèbre, les mains jointes sur la poitrine, le front tourné vers l’Orient. On place à ses pieds un petit bénitier, on allume deux cierges jaunes à ses côtés, et on donne ordre au bedeau, au fossoyeur, ou quelquefois à un pauvre, d’aller porter « la nouvelle de mort. » Cet homme va de village en village, vêtu, en Tréguier, d’une souquenille noire semée de larmes, agitant une clochette et disant à haute voix « Priez pour l’âme qui a été un tel ; la veillée aura lieu tel jour, à telle heure, l’enterrement le lendemain. »

De tous côtés, vers le coucher du soleil, on arrive au lieu indiqué. En entrant, chacun vient tremper dans le bénitier un rameau qu’il secoue sur les pieds du défunt. Lorsque la demeure est pleine, la cérémonie commence : on récite d’abord en commun les prières du soir et l’office des trépassés ; puis les femmes chantent des cantiques. Le défunt reste toujours enveloppé. La veuve seule et ses enfants viennent soulever de temps à autre un coin du drap et le baiser au front. A minuit, on passe dans l’appartement voisin, où le « repas des âmes » est servi. Le mendiant s’y assoit à côté du riche : ils sont égaux devant la Mort. Au reste, comme nous aurons occasion de le dire encore, le pauvre est toujours associé aux douleurs comme aux plaisirs de tous, en Bretagne ; il a sa place à la table de mort, comme au banquet des noces.

Au point du jour, le recteur de la paroisse arrive, et tout le monde se retire, à l’exception des parents, en présence desquels le bedeau cloue le défunt dans la bière. Aucun membre de la famille, ni la veuve, ni les frères, ni les sœurs, ni même le plus petit enfant, ne doit manquer à ce suprême et solennel adieu ; c’est un devoir sacré. On charge ensuite le mort sur une charrette attelée de bœufs. Le clergé, précédé de la croix, ouvre la marche du cortège funèbre ; ensuite vient le corbillard, que suivent la veuve et les femmes en coiffes jaunes et en mantelets noirs plissés, deuil des paysannes, et les autres parents, la tête nue et les cheveux au vent. On se dirige ainsi vers l’église du bourg, où l’on dépose la bière sur les tréteaux funèbres. La veuve reste agenouillée près de son mari pendant toute la cérémonie, et ne se relève que pour le suivre au cimetière.

Le plus grand silence a régné jusque-là ; on n’entend que la voix des prêtres qui chantent les hymnes, et des cloches qui sonnent les glas. Mais aussitôt que l’officiant, debout sur le bord de la tombe, a murmuré les derniers mots de la prière des morts, que le fossoyeur a laissé glisser la bière dans la fosse, que l’on touche à l’instant où l’on va perdre pour toujours celui qu’on aimait, au bruit sourd que rend la bière en tombant, un cri déchirant part de tous les cœurs ; souvent la veuve et ses enfants veulent s’élancer après elle. Les hommes se jettent à genoux, en voilant leurs visages de leurs longs cheveux, comme ils le font en signe de deuil ; la foule reflue épouvantée, et parfois le prêtre lui-même, quoique habitué à ces douloureux spectacles, ne peut retenir ses larmes.

Quand, au sombre tableau des funérailles bretonnes, d’où l’on dirait l’espoir banni, on oppose les sentiments pleins de promesses d’immortalité qui dictèrent le dénoûment de la ballade du Frère de lait, le contraste saisit l’esprit. Quel est donc ce clerc trégorrois dont l’âme confiante, ouverte du côté du ciel et oubliant la tombe, aspirait à la délivrance, à la vie sans fin, à la joie, à la pleine lumière ? Ne conviennent-ils pas bien au poëte breton les beaux vers du grand poëte français ?

On dirait que son œil qu’éclaire l’espérance
Voit l’immortalité luire sur l’autre bord.

XXIII


LE CLERC DE ROHAN
— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




ARGUMENT


Jeanne de Rohan, fille d’Alain, cinquième du nom, vicomte de Rohan, et d’Aliénor de Porhoët, épousa, en l’an 1236, Mathieu, seigneur de Beauvau, fils de René, connétable de Naples[259]. L’histoire ne nous en dit pas davantage sur ces deux époux. Nos poètes populaires sont moins laconiques ; ils racontent très-longuement les aventures de Jeanne et de son mari, qu’ils appellent Mazé de Traonioli, traduisant en breton les noms français Mathieu et Beauvau[260]. La mère de celui qui écrit ces lignes entendit chanter, au dernier siècle, plusieurs couplets de la ballade dont ils sont le sujet à une vieille femme de la paroisse de Névez, et elle fut si frappée de la beauté de la pièce, qu’elle en fit une copie à l’aide de laquelle a été retrouvé le chant tout entier.




I


Il était une gentille enfant de la famille de Rohan ; il n’y avait plus d’autre fille qu’elle.

Entre douze et treize ans, elle consentit à prendre un mari,

Elle consentit à choisir entre barons et chevaliers. Entre chevaliers et barons qui venaient lui rendre visite ;

Aucun d’eux ne lui plut, excepté le seigneur baron Mathieu,

Le seigneur châtelain de Beauvau, homme puissant d’Italie ;

Celui-là plut à son cœur par sa loyauté et sa courtoisie.

Le bonheur des époux avait duré trois ans et demi.

Quand fut portée à tout le monde la nouvelle du départ pour la guerre d’Orient.

— Comme je suis du plus noble sang, il me faut partir le premier ;

Donc, puisqu’il le faut, mon cousin, je te confie ma femme,

Je te confie ma femme et mon cher fils ; aie bien soin d’eux, bon clerc. —

Le lendemain matin, comme il partait, bien monté, équipé et alerte.

Voici venir la dame qui descendait, en pleurant, les degrés du perron ;

Elle descendait avec son enfant dans ses bras, et sanglotait, la bonne dame.

S’étant approchée de son mari, elle embrassa son genou,

Elle embrassa son genou et l’arrosa de ses larmes. — Mon cher seigneur, oh ! je vous en supplie, au nom du ciel, ne me quittez pas ! —

Le seigneur, attendri, lui tendit la main,

Et il l’enleva de terre dans ses bras, et la fit asseoir devant lui ;

Il la fit asseoir sur son cheval et l’embrassa.

— Chère petite Jeanne, cesse de pleurer ; je serai de retour dans un an. —

Puis il prit son enfant de dessus les genoux de sa douce épouse.

Il le prit entre ses bras, et il le regardait avec tant d’amour !

— N’est-ce pas, mon fils, que, lorsque tu seras grand, tu viendras à la guerre avec ton père ? —

Lorsqu’il sortit de la cour, grands et petits poussaient des cris,

Petits et grands, tout le monde pleurait ; mais le clerc, lui, ne pleurait pas.


II

Le clerc perfide ainsi parlait à la jeune dame, un matin :

— Voici l’année finie, et la guerre aussi, je présume ; Voici la guerre finie, et il ne revient pas au château.

Répondez-moi, ma sœur, ma dame, que dit votre cœur ?

Est-ce à présent la mode pour les femmes de rester veuves, bien que leurs maris soient vivants ?

— Tais-toi, misérable clerc ! ton cœur est plein de péchés ;

Si mon mari était ici, il te romprait les membres. —

Quand le clerc l’entendit, il se rendit secrètement au chenil,

Où, avisant le lévrier du seigneur, il lui coupa la gorge.

Et après l’avoir tué, il écrivit avec le sang,

Il écrivit une lettre au seigneur, et la lui adressa à l’armée.

Et dans cette lettre il y avait : « Votre femme, cher seigneur, est chagrine ;

« Elle est très-chagrine, votre chère petite femme, à cause d’un malheur qui est arrivé :

« Elle est allée chasser la biche, et votre lévrier fauve est crevé. »

Le baron, ayant lu la lettre, y fit cette réponse : « Dites à ma femme de ne pas se chagriner, nous avons de l’argent assez : « Si mon lévrier fauve est mort, hé bien, j’en achèterai un autre, à mon retour ;

« Toutefois, qu’elle n’aille pas trop souvent chasser la biche, car les chasseurs sont dérangés. »


III


Le méchant clerc vint trouver la dame une seconde fois :

— Vous perdez, ma dame, votre beauté, à pleurer ainsi nuit et jour.

— Je me soucie peu de ma beauté, quand mon mari ne revient pas.

— Puisqu’il ne revient pas, votre mari, sans doute qu’il est remarié ou mort.

En Orient, il y a de belles filles, qui, outre la beauté, ont beaucoup d’argent.

En Orient, on fait la guerre : bien des gens, hélas ! y périssent.

S’il est remarié, maudissez-le ; s’il est mort, oubliez-le,

— S’il est remarié, je mourrai ; je mourrai s’il est mort.

— On ne jette pas le coffre au feu, pour en avoir perdu la clef ; Une clef neuve, à mon avis, vaut bien mieux qu’une vieille clef.

— Retire-toi, misérable clerc, ta langue est gangrenée par l’impudicité. —

Quand le clerc l’entendit, il se rendit secrètement à l’écurie.

Et là, il avisa le cheval du seigneur, le plus beau qu’il y eût dans tout le pays ;

Blanc comme un œuf et plus doux encore au touclier ; léger comme un oiseau, plein de cœur et de feu,

Qui jamais n’avait mangé d’autre fourrage que de la lande pilée et du seigle vert.

Le clerc, l’ayant considéré, lui enfonça son poignard dans le poitrail.

Quand il l’eut abattu, il écrivit au baron :

« Un autre malheur est arrivé au château (ne vous fâchez pas, cher seigneur) :

« Au retour d’une fête de nuit, votre cheval s’est cassé deux jambes. »

Le baron répondit : « Est-il possible que mon cheval se soit tué !

« Mon cheval tué ! mon lévrier crevé ! cousin clerc, conseillez-la ! « Toutefois, ne la grondez pas, mais qu’elle n’aille plus aux fêtes de nuit ;

« Ce ne sont pas seulement les jambes des chevaux, ce sont les unions qu’on y brise. »


IV

Quelque temps après le clerc revint à la charge :

— Vous m’obéirez, ma dame, ou vous allez mourir !

— J’aime mieux mourir mille fois que d’offenser Dieu mortellement. —

À ces mots, le clerc impudique ne se posséda plus de rage :

il dégaina son poignard, et le lui lança à la tête ;

Mais l’ange blanc de la dame détourna le coup, et l’arme alla frapper la muraille.

Et la pauvre femme de s’enfuir, et de fermer la porte derrière elle.

Et lui de ressaisir son poignard, furieux comme un chien enragé ;

Et de descendre les escaliers, deux à deux, trois à trois ;

Et droit à la chambre de la nourrice, où l’enfant dormait doucement :

L’enfant y était seul, un bras hors du berceau ;

Un de ses petits bras pendant, l’autre ployé sous sa tête ;

Son petit cœur découvert… Hélas ! pauvre mère, vous allez pleurer !

Et puis le clerc remonta, et il écrivit en noir et en rouge,

Il écrivit tout d’une haleine au seigneur :

« Dépêchez-vous, dépêchez-vous de revenir ;

« Dépêchez-vous, seigneur, de revenir au château pour y rétablir l’ordre :

« Votre chien est mort, et votre coursier blanc ; mais ce n’est pas cela qui me désole le plus,

« Ce n’est pas cela qui vous désolera le plus vous-même : votre petit enfant, hélas ! il est mort !

« La grande truie l’a dévoré pendant que votre femme était au bal,

« Au bal avec le meunier son galant, qui plante un rosier au château. »

Quand le baron reçut la lettre, il revenait du combat,

Il revenait vers son pays, au son joyeux des trompettes. À mesure qu’il lisait la lettre, sa colère s’enflammait de plus en plus.

Lorsqu’il eut achevé de la lire, il la froissa entre ses mains ;

Et il la déchira avec les dents, et il en foula les morceaux aux pieds de son cheval.

— Vite, en Bretagne ! Plus vite donc, écuyer, ou je vous passe ma lance au travers du corps ! —

En arrivant au château, il frappa trois coups à la porte de la cour ;

Il frappa à la porte de la cour trois coups qui firent tressaillir tout le monde.

Quand le clerc entendit, il courut pour ouvrir :

— Comment donc, clerc maudit, ne t’avais-je pas confié ma femme ? —

Et il enfonça dans la bouche ouverte du clerc sa lance dont le fer ressortit par la nuque.

Et démonter les escaliers, et de s’élancer dans la chambre de sa femme,

Et, avant qu’elle pût parler, il la perça de son épée.


VI

— Seigneur prêtre, dites-moi, qu’avez-vous vu au château ? — J’ai vu une douleur telle qu’il n’en fut jamais sur la terre ;

J’ai vu mourir une martyre, et son bourreau près d’expirer de regret.

— Seigneur prêtre, dites-moi, au carrefour qu’avez-vous vu ?

— J’ai vu une charogne déterrée, en proie aux chiens et aux corbeaux.

— Et qu’avez-vous vu au cimetière, à la clarté de la lune et des étoiles ?

— J’ai vu une dame vêtue de blanc, assise sur une tombe nouvelle,

Un bel enfant sur ses genoux, le cœur percé de part en part ;

A sa droite, un lévrier fauve ; un coursier blanc, à sa gauche :

Le premier la gorge coupée, le second le poitrail percé ;

Et ils allongeaient la tête, et ils léchaient ses mains douces ;

Et elle les caressait l’un après l’autre, en souriant,

Et l’enfant, comme s’il eût été jaloux, caressait lui-même sa mère ;

Tant que la lune se coucha ; et je ne vis plus rien ;

Mais j’entendis le rossignol de nuit chanter le chant du paradis.
NOTES

Le baron, dit le poëte populaire, partit pour l’Orient après trois années de mariage. L’histoire nous apprend effectivement qu’en 1239, trois ans après l’époque où eurent lieu les noces de Mathieu de Beauvau et de Jeanne de Rohan, le duc Pierre Mauclerc prit la croix, accompagné d’un grand nombre de seigneurs bretons. La ballade ajoute qu’au bout d’un an, la guerre étant finie, Mathieu revint en Bretagne ; et ici encore elle est conforme à l’histoire, qui fait conclure une trêve au commencement de 1241, entre les Sarrasins et les chrétiens, dont la plupart s’embarquèrent immédiatement à Joppé pour revenir en Europe. La même année, nous voyons Mathieu de Beauvau cité, à la requête de l’évêque de Nantes, à comparaître devant l’archevêque de Bourges, pour avoir à se disculper d’excès dont il s’est rendu coupable[261]. Ces excès, que l’acte d’assignation ne spécifie point, parce qu’ils étaient, je suppose, assez connus, sont, à n’en pouvoir douter, le meurtre de Jeanne de Rohan et du clerc, son infâme calomniateur.

Mais en admettant le fond de leur tragique histoire, je ne puis m’empêcher, je l’avoue, de concevoir des doutes sur la réalité des détails. Je trouve en effet, quoiqu’un peu loin de la Bretagne, et même au bout de l’Europe, une ballade où une femme, jalouse de la sœur de son mari, et voulant le brouiller avec elle, tue successivement son cheval, son faucon et son propre enfant, triple meurtre dont elle accuse sa belle-sœur. Le mari hésite d’abord à croire au crime ; puis, à la vue d’un couteau sanglant qu’on lui montre caché sous l’oreiller de sa sœur, il l’attache à la queue d’un cheval indompté. Mais le Ciel ne veut pas que l’innocence soit punie : partout où tombe une goutte du sang de la victime pousse une fleur, et, forcée d’avouer son crime, la coupable subit la peine du talion. Alors, dans un tableau final, qui rappelle tout à fait l’espèce de transfiguration de la ballade bretonne, on voit apparaître le cheval, le faucon et l’enfant au berceau, sur un lac formé du sang de la belle-sœur jalouse, et de ce lac sort le bras armé du couteau avec lequel elle a tué

son fils. S’il n’y a point ici d’imitation, il y a certainement un admirable lieu commun de poésie populaire[262].
XXIV


LES TROIS MOINES ROUGES
— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




ARGUMENT

Les templiers ou moines rouges, comme les appellent les Bretons, n’étaient pas plus populaires en Bretagne que dans les autres parties de l’Europe occidentale. En Angleterre, les enfants s’en allaient criant par les rues : « Gardez-vous de la bouche des templiers[263] » En France, on dit encore aujourd’hui proverbialement : « Boire comme un templier. » On les accusait d’initiations infâmes, d’adorer une certaine tête horrible, à barbe blanche, avec des yeux étincelants, qu’ils appelaient leur Sauveur[264]. Le peuple prétendait qu’ils oignaient et sacraient cette idole de la graisse d’un enfant nouvellement né d’un templier et d’une vierge, cuit et rôti au feu, et qu’à leur entrée dans l’ordre, ils renonçaient au christianisme et crachaient sur la croix. Tels furent les principaux motifs de leur condamnation.

On voit, aux portes de Quimper, les ruines d’une antique commanderie du Temple. C’est probablement là que se passa le fait consigné dans la ballade suivante. Il y a lieu de croire qu’il arriva sous l’épiscopat d’Alain Morel, évêque de Quimper, de 1290 à 1521.

________


Je frémis de tous mes membres, je frémis de douleur, en voyant les malheurs qui frappent la terre,

En songeant à l’événement horrible qui vient encore d’arriver aux environs de la ville de Quimper, il y a un an. La petite Catherine Moal cheminait en disant une chanson, quand trois moines, armés de toutes pièces, la joignirent ;

Trois moines sur leurs grands chevaux bardés de fer de la tête aux pieds, au milieu du chemin, trois moines rouges.

— Venez avec nous au couvent, venez avec nous, belle jeune fille ; là ni or ni argent, en vérité, ne vous manquera.

— Sauf votre grâce, messeigneurs, ce n’est pas moi qui irai avec vous, j’ai peur de vos épées qui pendent à votre côté.

— Venez avec nous, jeune fille, il ne vous arrivera aucun mal.

— Je n’irai pas, messeigneurs ; on entend dire de vilaines choses !

— On entend dire assez de vilaines choses aux méchants ! Que mille fois maudites soient toutes les mauvaises langues !

Venez avec nous, jeune fille, n’ayez pas peur.

— Non, vraiment ! je n’irai point avec vous ! j’aimerais mieux être brûlée !

— Venez avec nous au couvent, nous vous mettrons à l’aise.

— Je n’irai point au couvent, j’aime mieux rester dehors ;

Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on, sept belles jeunes filles à fiancer, et elles n’en sont point sorties. — S’il y est entré sept jeunes filles, vous serez la huitième ! —

Et eux de la jeter à cheval, et de s’enfuir au galop ;

De s’enfuir vers leur demeure, de s’enfuir rapidement avec la jeune fille en travers, à cheval, un bandeau sur la bouche.

Et au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus, ils furent bien déconcertés en cette commanderie ;

Au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus :

— Que ferons-nous, mes frères, de cette fille-ci maintenant ?

— Mettons-la dans un trou de terre. — Mieux vaudrait sous la croix. — Mieux vaudrait encore qu’elle fût enterrée sous le maître-autel.

— Eh bien! enterrons-la ce soir sous le maître-autel, où personne de sa famille ne la viendra chercher ! —

Vers la chute du jour, voilà que tout le ciel se fend! De la pluie, du vent, de la grêle, le tonnerre le plus épouvantable !

Or, un pauvre chevalier, les habits trempés par la pluie, voyageait tard, battu de l’orage ;

Il voyageait par là et cherchait quelque part un asile, quand il arriva devant l’église de la commanderie. Et lui de regarder par le trou de la serrure, et de voir briller dans l’église une petite lumière ;

Et les trois moines, à gauche, qui creusaient sous le maître-autel ; et la jeune fille sur le côté, ses petits pieds nus attachés.

La pauvre jeune fille se lamentait, et demandait grâce :

— Laissez-moi ma vie, messeigneurs ! au nom de Dieu !

Messeigneurs, au nom de Dieu! laissez-moi ma vie ! Je me promènerai la nuit et me cacherai le jour. —

Et la lumière s’éteignit, et il restait à la porte sans bouger, stupéfait.

Quand il entendit la jeune fille se plaindre au fond de son tombeau :

— Je voudrais pour ma créature l’huile du baptême ;

Puis, l’extrême-onction pour moi-même, et je mourrai contente et de grand cœur après.

— Monseigneur l’évêque de Cornouaille, éveillez-vous, éveillez-vous ; vous êtes là dans votre lit, couché sur la plume molle ;

Vous êtes là dans votre lit, sur la plume bien molle, et il y a une jeune fille qui gémit au fond d’un trou de terre dure, Demandant pour sa créature l’huile du baptême, et l’extrême-onction pour elle-même. —

On creusa sous le maître-autel par ordre du seigneur comte (de Quimper), et on retira la pauvre fille, au moment où l’évêque arrivait ;

On retira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec son petit enfant, endormi sur son sein.

Elle avait rongé ses deux bras, elle avait déchiré sa poitrine, elle avait déchiré sa blanche poitrine jusqu’à son cœur.

Et le seigneur évêque, quand il vit cela, se jeta à deux genoux, en pleurant, sur la tombe ;

Il passa trois jours et trois nuits les genoux dans la terre froide, vêtu d’une robe de crin et nu-pieds.

Et au bout de la troisième nuit, tous les moines étant là, l’enfant vint à bouger entre les deux flambeaux funèbres ;

Il ouvrit les yeux, il marcha droit, tout droit aux trois moines rouges : — Ce sont ceux-ci ! —

Ils ont été brûlés vifs, et leurs cendres jetées au vent; leur corps a été puni à cause de leur crime.

NOTES


Le peuple croit voir encore, la nuit, les moines rouges : ils sont vêtus de manteaux blancs et portent une grande croix écarlate sur la poitrine ; ils montent des squelettes de chevaux enveloppés dans des draps mortuaires. Ils poursuivaient, dit-on, jadis les voyageurs, s’attaquant de préférence aux petits garçons et aux jeunes filles, qu’ils enlevaient et conduisaient Dieu sait où, car ils ne les ramenaient point. On raconte qu’une pauvre femme attardée, passant près d’un cimetière, ayant vu un cheval noir, couvert d’un linceul, qui broutait l’herbe des tombeaux, puis tout à coup une forme gigantesque avec une figure verte et des yeux clairs venir à elle, fit le signe de la croix ; qu’à l’instant ombre et cheval disparurent dans des tourbillons de flammes, et que, depuis ce jour, les moines rouges (car c’en était un) ont cessé d’être redoutables en perdant le pouvoir de nuire.

C’est peut être une allégorie de leur épouvantable fin.
XXV
JEANNE-LA-FLAMME


— DIALECTE DE CORNOUAILLE —


ARGUMENT


Depuis la fin du douzième siècle, la Bretagne avait cessé d’être gouvernée par des chefs de nom et de race bretonne. Deux partis la divisaient ; l’un français, qui travaillait pour établir la suprématie de la France ; l’autre anglo-normand, qui combattait pour faire prévaloir les intérêts de l’Angleterre. En l’année 1341, la famille de Blois représentait le premier, et celle de Montfort le second. Les de Blois eurent d’abord l’avantage : Jean de Montfort, troisième du nom, reconnu par les États pour légitime duc de Bretagne, assiégé dans la ville de Nantes, fut pris par le frère du roi de France et conduit prisonnier à Paris. Mais la captivité du duc ne devait pas abattre pour longtemps le courage de son parti ; une femme, qu’on a justement surnommée la Clorinde du moyen âge, le releva. Prenant entre ses bras son fils encore enfant, et se présentant avec lui au milieu de ses barons consternés : « Montfort est pris, leur dit Jeanne de Flandre, mais rien n’est perdu, ce n’était qu’un homme ; voici mon fils, qui sera, s’il plaît à Dieu, son restorier, et vous fera du bien assez. » Puis elle s’enferma dans Hennebont, que Charles de Blois attaqua vainement ; elle fit lever le siège aux Français et rétablit les affaires de son mari.

L’incroyable audace dont cette femme extraordinaire donna des preuvesau siège d’Hennebont, en allant elle-même mettre le feu au camp ennemi, l’a fait surnommer par le peuple Jeanne-la-Flamme. C’est ce qu’atteste le récit suivant de cette héroïque expédition.


I


— Qu’est-ce qui gravit la montagne ? c’est un troupeau de moutons noirs, je crois.

— Ce n’est point un troupeau de moutons noirs ; une armée, je ne dis pas,

Une armée française qui vient mettre le siège devant Hennebont. —


II

Tandis que la duchesse faisait processionnellement le tour de la ville, toutes les cloches étaient en branle ;

Tandis qu’elle chevauchait sur son palefroi blanc, avec son enfant sur ses genoux ;

Partout sur son passage les habitants d’Hennebont poussaient des cris de joie :

— Dieu aide le fils et la mère ; et qu’il confonde les Français ! —

Comme la procession finissait, on ouït les Français crier :

— C’est maintenant que nous allons prendre tout vivants, dans leur gîte, la biche et son faon !

Nous avons des chaînes d’or pour les attacher l’un à l’autre. —

Jeanne-la-Flamme leur répondit alors du haut des tours :

— Ce n’est pas la biche qui sera prise ; le méchant loup[265] je ne dis pas.

S’il a froid cette nuit, on lui chauffera son trou. — En achevant ces mots, elle descendit furieuse.

Et elle se revêtit d’un corset de fer, et elle se coiffa d’un casque noir,

Et elle s’arma d’une épée d’acier tranchant, et elle choisit trois cents soldats,

Et, un tison rouge à la main, elle sortit de la ville par un des angles.


III


Or, les Français chantaient gaiement, assis en ce moment à table ;

Réunis dans leurs tentes fermées, les Français chantaient dans la nuit.

Lorsque l’on entendit au loin déchanter une voix singulière :

« Plus d’un qui rit ce soir, pleurera avant qu’il soit jour ;

« Plus d’un qui mange du pain blanc, mangera de la terre noire et froide.

« Plus d’un qui verse du vin rouge, versera bientôt du sang gras ;

« Plus d’un qui fera de la cendre, fait maintenant le fanfaron. »

Plus d’un penchait la tête sur la table, ivre-mort, Quand retentit ce cri de détresse : — Le feu ! Amis, le feu ! le feu !

Le feu ! le feu ! Amis, fuyons ! c’est Jeanne-la-Flamme qui l’a allumé ! —

Jeanne-la-Flamme est la plus intrépide qu’il y ait sur la terre, vraiment !

Jeanne-la-Flamme avait mis le feu aux quatre coins du camp ;

Et le vent avait propagé l’incendie et illuminé la nuit noire ;

Et les tentes étaient brûlées, et les Français grillés,

Et trois mille d’entre eux mis en cendre, et il n’en échappa que cent.


IV

Or, Jeanne-la-Flamme souriait le lendemain, à sa fenêtre,

En jetant ses regards sur la campagne, et en voyant le camp détruit,

Et la fumée qui s’élevait des tentes toutes réduites en petits monceaux de cendre ;

Jeanne-la-Flamme souriait :

— Quelle belle écobue ! mon Dieu ! Mon Dieu ! quelle belle écobue! pour un grain nous en aurons dix !

Les anciens disaient vrai : « Il n’est rien tel que des os de Gaulois ;

Que des os de Gaulois, broyés, pour faire pousser la moisson. »



NOTES


La haine du nom français éclate horriblement dans ce chant. L’exclamation de la duchesse à la vue des Français brûlés dans leurs tentes, est le cri de la bête fauve, longtemps traquée, qui se retourne contre le chasseur et le déchire avec joie. Froissart, le conteur des chevaliers, n’a rien d’aussi rudement accentué. Chose extraordinaire ! le poète rustique met dans la bouche de Jeanne de Flandre, princesse de race étrangère, des imprécations contre les étrangers qui lui disputent la Bretagne. Nous en verrons bientôt un autre maudire le parti des Anglais, auquel Jeanne appartenait. Qu’en conclure, sinon que l’ennemi, soit Français soit Anglais, était également odieux au peuple breton, et que, s’il se mêlait aux querelles de l’un ou de l’autre, c’était par besoin de représailles contre celui-ci ou contre celui-là, et non par sympathie pour aucun des deux ? Un sentiment de nationalité lui

parlait au cœur : ne pouvant échapper au premier sans tomber au pouvoir du second, placé comme il l’était entre la France et l’Angleterre, il comprenait instinctivement que la chute d’un des deux rivaux lui faciliterait les moyens de se défaire ensuite de l’autre, et qu’il devait travailler de toutes ses forces à accélérer cette chute.

XXVI

LA BATAILLE DES TRENTE

− DIALECTE DE CORNOUAILLE −


ARGUMENT

On connaît la cause de la bataille des Trente. Malgré la trêve conclue entre les Français du parti de Charles de Blois et les Anglo-Normands attachés à Montfort, des aventuriers étrangers, auxiliaires de ce dernier, ayant à leur tête un chef de bande appelé Bembrough, ravageaient le pays de Bretagne. « Bembrough avait pris Ploermel, dit un poëte français du temps, et menait les Bretons au gré de son caprice, quand un jour, le troisième de mars de l’année 1550, le bon seigneur de Beaumanoir, commandant de Josselin pour Charles de Blois, se rendit vers les Anglais et leur demanda raison. Or, il fut témoin d’un spectacle qui lui fit grand’ pitié ; il vit de pauvres paysans, les fers aux pieds et aux mains; tous enchaînés deux par deux, trois par trois, comme vaches et bœufs que l’on mène au marché. Beaumanoir vit cela, et son cœur soupira. « Chevalier d’Angleterre, dit-il à Bembrough, vous êtes bien coupable en tourmentant ainsi ceux qui sèment le blé, et qui nous procurent la viande et le vin ; je vous le dis comme je le pense, s’il n’y avait pas de laboureurs, ce serait à nous, nobles, à travailler la terre, à manier le fléau et la houe, à endurer la pauvreté. Laissez-les donc vivre en paix, car ils ont souffert trop longtemps. — Parlons d’autre chose, Beaumanoir, répondit Bembrough; les Anglais domineront, les Anglais régneront partout. »

Beaumanoir repartit : « Toutes vos bravades n’aboutiront à rien ; ceux qui parlent le plus agissent le moins bien. Mais, si vous le voulez, prenons jour pour nous battre; on verra bien, par le résultat de la bataille, qui de nous a tort ou raison. — J’y consens, » dit Bembrough.

Ainsi fut jurée la bataille. »

Écoutons maintenant un poëte populaire breton du temps.


I

Le mois de mars, avec ses marteaux, vient frapper à nos portes; les bois sont courbés par la pluie qui tombe à torrents, et les toits craquent sous la grêle.

Mais ce ne sont pas les seuls marteaux de mars qui frappent à nos portes ; ce n’est pas la grêle seulement qui fait craquer les toits ;

Ce n’est pas seulement la grêle ; ce n’est pas la pluie tombant à torrents qui frappe ; pire que les vents et la pluie, ce sont les Anglais détestables !

II

— Seigneur saint Kado, notre patron, donnez-nous force et courage, afin qu’aujourd’hui nous vainquions les ennemis de la Bretagne.

Si nous revenons du combat, nous vous ferons présent d’une ceinture et d’une cotte d’or, et d’une épée, et d’un manteau bleu comme le ciel ;

Et tout le monde dira, en vous regardant, ô seigneur saint Kado béni :

« Au paradis, comme sur terre, saint Kado n’a pas son pareil ! »

III

— Dis-moi, dis-moi, combien sont-ils, mon jeune écuyer ?

— Combien ils sont ? je vais vous le dire : un, deux, trois, quatre, cinq, six ;

Combien ils sont ; je vais vous le dire : combien ils sont, seigneur : cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze et quinze.

Quinze ! et d’autres encore avec eux : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze et quinze.

— S’ils sont trente comme nous, en avant ! amis, et courage ! Droit aux chevaux avec les fauchards ! Ils ne mangeront plus notre seigle en herbe ! —

Les coups tombaient aussi rapides que des marteaux sur des enclumes ; aussi gonflé coulait le sang que le ruisseau après l’ondée ;

Aussi délabrées étaient les armures que les haillons du mendiant ; aussi sauvages étaient les cris des chevaliers dans la mêlée, que la voix de la grande mer.

IV

La tête-de-blaireau (Bembrough) disait alors à Tinteniac, qui s’approchait :

— Tiens, un coup de ma bonne lance, Tinteniac, et dis-moi si c’est un roseau vide.

— Ce qui sera vide dans un moment, c’est ton crâne, mon

bel ami ; plus d’un corbeau y grattera et becquètera la cervelle. —

Il n’avait pas fini de parler, qu’il lui avait donné un coup de maillet tel, qu’il écrasa, comme un escargot, son casque et sa tête à la fois.

Keranrais, en voyant cela, se mit à rire à grince-cœur :

— S’ils restaient tous, comme celui-ci, ils conquerraient le pays !

— Combien y en a-t-il de morts, bon écuyer ?

— La poussière et le sang m’empêchent de rien distinguer.

— Combien y en a-t-il de morts, jeune écuyer ?

— En voilà cinq, six, sept, bien morts. —

V

Depuis le petit point du jour, ils combattirent jusqu’à midi ; depuis midi jusqu’à la nuit, ils combattirent les Anglais.

Et le seigneur Robert (de Beaumanoir) cria :

— J’ai soif ! oh ! j’ai grand soif ! —

Lorsque du Bois lui lança ces mots :

— Si tu as soif, ami, bois ton sang !

Et Robert, quand il l’entendit, détourna la face de honte, et il tomba sur les Anglais, et il en tua cinq.

— Dis-moi, dis-moi, mon écuyer, combien en reste-t-il encore ?

— Seigneur, je vais vous le dire : un, deux, trois, quatre, cinq, six.

— Ceux-ci auront la vie sauve, mais ils payeront cent sous d’or, cent sous d’or brillant chacun, pour les charges de ce pays.

VI

Il n’eût pas été l’ami des Bretons, celui qui n’eût point applaudi dans la ville de Josselin, en voyant revenir les nôtres, des fleurs de genêts à leurs casques ;

Il n’eût pas été l’ami des Bretons, ni des saints de Bretagne non plus, celui qui n’eût pas béni saint Kado, patron des guerriers du pays ;

Celui qui n’eût point admiré, qui n’eût point applaudi, qui n’eût point béni, et qui n’eût point chanté :

« Au paradis comme sur terre, saint Kado n’a pas son pareil ! »


NOTES

On peut lire dans Froissart (t. III, p. 54) une narration remarquable de ce fait d’armes célèbre. Les combattants, dit-il, « se maintinrent d’une part et d’autre aussi bien que tous fussent Rolands et Oliviers, » et il ajoute : « Depuis, je vis seoir à la table du roi Charles de France un chevalier breton qui été y avoit, messire Yvain Charnel ; mais il avoit le

viaire (visage) si détaillé et découpé qu’il montroit bien que la besogne fut bien combattue.

Il y a quelques différences entre le récit du chanteur breton et le récit du poëte français. Le trouvère assure que Bembrough fut blessé à mort par Alain de Keranrais et achevé par Geoffroi du Bois[266] ; selon lui encore, ce fut Jean de Beaumanoir que Bembrough défia, et non Tinteniac, comme le veut le poëte populaire, qui donne à tort le nom de Robert au premier.

La substitution du nom de Tinteniac, bas-breton, à celui de Beaumanoir, haut-breton, par un poëte de basse Bretagne, s’explique aisément.

Au reste, selon le trouvère,

Tinteniac le bon était tout le premier,
Celui de Beaumanoir que l’on doit renommer,
Et toujours pour ce fait ouïrons de lui parler.

Le chanteur populaire, tout en citant le mot fameux de Geoffroi du Bois, omet une circonstance touchante, celle du jeûne de Beaumanoir, à l’occasion de la semaine sainte :

Grande fut la bataille et longuement dura :
Et le chapple (carnage) horrible et deçà et delà ;
La chaleur fut moult grand’, chacun si tressua (sua) ;
De sueur et de sang la terre rosoya.

A ce bon samedi Beaumanoir si jeûna :
Grand soif eut le baron, à boire demanda :
Messire Geoffroy du Bois tantôt répondu a :

— Bois ton sang, Beaumanoir, la soif te passera,
Ce jour aurons honneur, chacun si gagnera
Vaillante renommée, ja blâmé ne sera. —
Beaumanoir le vaillant adonc s’évertua.
Tel deuil eut et telle ire que la soif lui passa ;
Et d’un côté et d’autre le chapple commença ;
Morts furent ou blessés, guères n’en échappa.

D’après le récit populaire, les Bretons revinrent du combat le casque orné de rameaux de genêts fleuris ; la prairie où la bataille eut lieu courait effectivement, selon le poëte français,

Le long d’une génetaie qui était verte et belle.

XXVII

L’HERMINE

DIALECTE DE COBNOUAILLE

ARGUMENT

La ballade allégorique connue sous le nom de Chanson à danser de l’Hermine est un des plus singuliers monuments nationaux de la poésie armoricaine. Trois animaux y figurent ; un loup, un taureau et une hermine. Le loup, Guillaume, poursuit Jean, le taureau ; Catherine, l’hermine, spectatrice du combat, les excite du bord de son trou et fait des vœux pour qu’ils s’entre-tuent. Guillaume le Loup, c’est le parti français de Charles de Blois (comme on l’a vu plus haut, le nom de ce prince signifie loup en breton) ; Jean le Taureau, c’est le parti anglais de Jean de Montfort, c’est John Bull ; l’Hermine enfin, c’est le peuple breton.

J’avais recueilli la pièce de la bouche de petits enfants, qui la chantaient, en dansant, aux faubourgs de Châteauneuf-du-Faou, et je n’y attachais pas grande importance, lorsque le comte de Blois de la Calande, avec la sagacité qui lui était particulière, me donna l’explication qu’on vient de lire.


Voici les feuilles du chêne qui s’ouvrent avant celles du hêtre ; voici le loup qui guette le taureau…

— Oh çà, kiss ! kiss ! oh çà, kiss ! kiss ! —

Voici le loup qui guette le taureau : sur dix hommes il en mourra neuf.

Jean le Taureau et Guillaume le Loup sont deux terribles ennemis, sur ma foi ! Voilà Guillot qui guette, du rivage,

— Oh çà, kiss ! kiss ! Oh çà, kiss ! kiss !

Qui guette Jeannot arrivant à la nage.

— Si c’est de la chair fraîche de taureau que vous cherchez ; aujourd’hui vous n’en aurez pas : des cornes longues et aiguës,

— Oh çà, kiss ! kiss !

Pour vous éventrer, si vous voulez.


Catherine la fine, l’Hermine, riait, le nez hors de son petit trou :

— Voyez avec quelle grâce

— Oh çà, kiss ! kiss !

Guillaume fait la cabriole !

Guillaume fait la cabriole, le pauvret ! sur la pointe de cornes dures : et moi qui croyais que tes dents…

— Oh çà, kiss ! kiss !

Que tes dents valaient mieux que ses cornes. —


Jeannot monte, Jeannot descend :

— Courage donc ! allons, Guillaume, cours après ! tu l’atteindras sans peine :

— Oh çà, kiss ! kiss !

Il est épuisé, il boite, et tu es si leste !

— Oh oui, je l’ai bien épuisé ; je vais le mettre à la raison.

— Ao ! ao ! Jean l’Anglais ; gare !

— Oh çà, kiss ! kiss !

Le grand diable est à tes trousses !


Dans tous les prés où ils ont passé, ils ont brûlé l’herbe ; dans tous les champs qu’ils ont traversés,

— Oh çà, kiss ! kiss !

Ne grainera ni avoine ni blé.


Il ne bourgeonnera aucun arbre dans les vergers ; les (yeux des) fleurs sont érailléés, comme si la pluie les avait frappées ; ah ! je souhaiterais de tout mon cœur,

— Oh çà, kiss ! kiss ! oh çà, kiss ! kiss !

Ah ! je souhaiterais de tout mon cœur qu’ils s’étranglassent l’un l’autre.


NOTES

Dans une légende pieuse que nous citons plus loin, le sentiment national du peuple, victime des querelles des grands, se révèle sous une l’orme moins satirique et plus chrétienne.

Un pauvre paysan qui se cache est découvert par une troupe de soldats étrangers : « De quel parti es-tu ? lui demandent-ils d’un air menaçant ; es-tu Blois ou Montfort ?


— Je ne suis ni Blois ni Montfort, répond simplement le pauvre homme, je suis serviteur de madame Marie. Vive Marie ! »

Cette attitude du peuple breton se tenant à l’écart, et ne prenant plus activement parti ni pour l’Anglais ni pour le Français, mais contre tous deux à la lois, prouve que, désabusé par l’expérience d’une guerre de vingt-trois ans, dont il paya les frais de son sang et de sa fortune, il ne lui restait plus que la force de maudire ou de prier. Un sentiment pareil dut naître à la fin de la guerre. C’est ce qui me porte à faire remonter

la date du chant populaire vers l’année 1365, où tout le monde demandait la paix :

De la paix très-grand mestier (besoin)
Avoit le peuple, sans nul doute ;
Car pauvres gens chacun déboute
En temps de guerre, chacun le sait.
Pour ce la paix on désirait[267]

XXVIII

LE BARON DE JAUIOZ

— DIALECTE DE CORNOUAILLE —

ARGUMENT

Louis, baron de Jauioz, en Languedoc, était fils de Randon I" et de Flore de Cailus ; son nom appartient à l’histoire du quatorzième siècle et se lie souvent aux principaux événements c’e la fin de cette grande époque. Nous le voyons sous les ordres du duc de Rerry, son suzerain, comliattre et chasser les Anglais de France (1378) ; nous le retrouvons sous les mêmes drapeaux en Flandre, triomphant des mêmes ennemis. Il prend part à toutes les victoires qu’y remporte le roi de France ; il est à Ypres, à Cassel, à Gravelines, au siège de Bourbourg. Quelques années plus tard, il fait son testament à Aigues-Mortes et s’embarque pour la terre sainte. Son sceau, en cire rouge, porte un écusson à trois pals et un chef chargé de trois hydres ; pour cimier, deux longues oreilles, et pour légende : S. Lous de Jauioz[268]. S’il faut en croire les poètes populaires bretons, et si la tradition n’a point substitué un nom à un autre dans leur chanson, il aurait, pendant un voyage qu’il aurait fait dans sa vieillesse en Bretagne, acheté à prix d’or une jeune fille du pays qui serait morte de chagrin en France. Le Gonidec, dont la mémoire sera toujours chère aux amis de la langue bretonne, m’a procuré la meilleure version de la ballade où sont racontés les malheurs de celte jeune fille.


I

Comme j’étais à la rivière à laver, j’entendis soupirer l’oiseau de la Mort :

— Bonne petite Tina, vous ne savez pas ? vous êtes vendue au baron de Jauioz.

— Est-ce vrai, ma mère, ce que j’ai appris ? Est-il vrai que je sois vendue au vieux Jauioz ?

— Ma pauvre petite, je n’en sais rien ; demandez à votre père.

— Mon petit père, dites-moi, est-il vrai que je sois vendue à Louis de Jauioz ?

— Ma chère enfant, je n’en sais rien, demandez à votre frère.

— Lannik, mon frère, dites-moi, suis-je vendue à ce seigneur-là ?

— Oui ! vous êtes vendue au baron, et vous allez partir à l’instant ;

— Et vous allez partir sans tarder ; le prix de la vente est reçu :

Cinquante écus d’argent blanc, et autant d’or brillant.

— Ma bonne mère, quels habits mettrai-je, s’il vous plaît,

Ma robe rouge ou ma robe de laine blanche, que m’a faite ma sœur Hélène ?

Ma robe rouge, ou ma robe blanche et mon petit corset de velours noir ?

— Mettez les habits que vous voudrez ; cela importe peu ma fille ;

Il y a un cheval noir à la porte, attendant que la nuit s’ouvre,

Attendant le moment où la nuit s’ouvrira, un cheval tout équipé qui vous attend. —

II

Elle n’était pas loin du hameau, qu’elle entendit sonner les cloches.

Alors elle se mit à pleurer : — Adieu, sainte Anne ;

Adieu, cloches de mon pays ; cloches de ma paroisse, adieu ! —

En passant le lac de l’Angoisse, elle vit une bande de morts ;

Elle vit une bande de morts, vêtus de blanc, dans de petites barques ;

Elle vit des morts en foule ; contre sa poitrine ses dents claquaient.

En passant par les vallées du Sang, elle les vit s’élancer à sa suite ;

Son cœur était si plein de douleur, que ses yeux se fermèrent ;

Son cœur était si plein de douleur, qu’elle perdit connaissance.

III

Prenez un siège, asseyez-vous, en attendant l’heure du repas. —

Le seigneur était près du feu, aussi noir qu’un corbeau ;

La barbe et les cheveux tout blancs, les yeux comme deux tisons.

— Voici une jeune fille que je demande depuis bien longtemps !

Allons, mon enfant, allons, que je vous fasse apprécier une à une mes richesses.

Venez avec moi, ma belle, de chambre en chambre, compter mon or et mon argent.

— J’aimerais mieux être chez ma mère, à compter les copeaux à jeter au feu.

— Descendons au cellier ensemble goûter du vin doux comme miel.

— J’aimerais mieux boire de l’eau de la prairie dont boivent les chevaux de mon père.

— Venez avec moi de boutique en boutique acheter un manteau de fête.

— J’aimerais mieux une jupe de toile si ma mère me l’avait faite.

— Allons maintenant au vestiaire chercher des festons pour l’orner.

— J’aimerais mieux la tresse blanche que ma sœur Hélène m’ourlait.

— Si j’en juge par vos paroles, j’ai peur que vous ne m’aimiez pas.

Que n’ai-je eu un abcès à la langue, le jour où j’ai été assez fou,

Assez fou pour vous acheter, quand rien ne peut vous consoler ! —

IV

— Chers petits oiseaux, dans votre vol, je vous en prie, écoutez ma voix :

Vous allez au village, et moi je n’y vais pas ; vous êtes joyeux, moi bien triste.

Faites mes compliments à tous mes compatriotes, quand vous les verrez ;

A la bonne mère qui ma mise au jour, et au père qui ma nourrie ;

A la bonne mère qui m’a mise au jour, au vieux prêtre qui m’a baptisée.

Vous direz adieu à tout le monde ; et à mon frère que je lui pardonne.

V

Deux ou trois mois après, sa famille était couchée,

Était couchée et reposait doucement, vers minuit.

Ni au dedans ni au dehors, aucun bruit ; on entendit à la porte une voix douce :

— Mon père, ma mère, pour l’amour de Dieu, faites prier pour moi ;

Priez aussi et prenez le deuil : votre fille est sur les tréteaux funèbres. —


NOTES

Les poêles bretons ne réussissent jamais mieux que lorsqu’ils peuvent se mettre eux-mêmes à la place de leurs acteurs, et qu’ils ont à peindre quelques-uns des sentiments les plus énergiques de leur race, l’amour du pays, par exemple. Le poëme qu’on vient de lire en est une preuve bien frappante.

L’oiseau de la Mort (un oiseau gris qui chante l’hiver, dans les landes, d une voix douce et triste et que je crois être l’orfraie) prédit à la jeune fille ses malheurs, comme la corneille noire au berger de Virgile. Elle interroge son père, sa mère, tout le monde ; personne n’ose lui répondre. Enfin elle s’adresse à son frère, et la fatale vérité éclate comme la foudre ; elle l’apprend d’un cœur résigné. Bientôt elle part sans se plaindre ; elle a contenu jusque-là sa douleur. Mais les cloches de la paroisse se font entendre ; elle n’y peut plus tenir ; son cœur se brise. Le poète touche ici à une des plus chères affections du paysan breton : ses cloches ; ce ^ont pour lui des sœurs. Leur baptême est une fête pour la paroisse ;

chacun se pare de ses plus Leaux habits. On eh unie, on boit, on danse jusqu’au coucher du soleil. Lorsque, durant la révolution, elles furent enlevées pour être jetées en fonte et faire des canons, la consternation fut générale ; on ne voyait au pied des clochers que des femmes et des enfants qui tombaient à genoux, en barrant le passage aux soldats et en criant miséricorde. On aurait dit qu’un grand malheur menaçait le pays. Aussi pleure-l-elle, la pauvre Tina, en entendant sonner, poiu’ la dernière fois, les cloches de son village, et en leur faisant ses adieux. Mais où va-t-elle ? que veulent dire ces petites barques pleines de morts, ce lac de l’Angoisse et ces vallées du Sang ? En quel pays l’emporte son cheval noir ? En enfer. Ce sont les traits sous lesquels l’auteur de la Fiancée de Satan, et l’auteur de la ballade écossaise de Thomas le Rinieur, ont peint les contrées désolées qu’on traverse avant d’arriver au Tarlurc celtique. N’est-elle donc pas un enfer, la terre étrangère, ce tombeau du cœur et des joies de la patrie ?

Comme pendant à l’histoire de Tina, vendue à un riche étranger, dans lequel on peut voir ou ne pas voir le célèbre baron languedocien, jusqu’a plus ample information ; je vais citer l’histoire d’une autre paysanne

bretonne, victime de l’étranger anglais. Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/306 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/307 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/308 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/309 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/310 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/311 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/312 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/313 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/314 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/315 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/316 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/317 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/318 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/319 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/320 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/321 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/322 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/323 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/324 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/325 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/326 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/327 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/328 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/329 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/330 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/331 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/332 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/333 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/334 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/335 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/336 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/337 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/338 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/339 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/340 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/341 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/342 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/343 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/344 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/345 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/346 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/347 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/348 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/349 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/350
Evelyn Stewart Murray
1890

BARZAZ-BREIZ


CHANTS POPULAIRES

DE

LA BRETAGNE

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VI

Messire Jeam Flécher est recteur, recteur maintenant au bourg de Nizon ;

Et moi, qui ai composé ce chant, je l’ai vu pleurer mainte fois ;

Mainte fois je l’ai vu pleurer près de la tombe de Geneviève.


NOTES

Les Flécher habitent toujours la paroisse de Nizon ; ce sont de bons et honnêtes paysans. Ils se souviennent d’avoir eu un prêtre dans leur famille, ce qu’atteste d’ailleurs un calice sculpté sur le linteau de la porte de leur maison, mais ils ne connaissent rien de son histoire ; ils savent seulement qu’un seigneur du pays contribua à payer son éducation cléricale. Ce seigneur, dont la femme était, selon notre ballade, marraine du jeune clerc Iannik, aura craint les suites de l’amour de sa fille pour le petit paysan, et y aura mis un terme en le faisant entrer dans les Ordre. sacrés. Quant à l’héroïne de la ballade, nous manquons de documents qui nous permettent d’indiquer précisément l’époque où elle vivait. Un grand échanson de France de sa famille et de son nom possédait, en 1420. le château des Rustéfan ; voilà tout ce que nous apprend le registre de la Reformation de la noblesse de Cornouaille. Mais Jean Flécher ne se trouvant pas porté sur la liste des recteurs de cette paroisse, dont nous avons les noms depuis l’an 1500 jusqu’à ce jour, il y a lieu de croire que les événements racontés dans la ballade se sont passés antérieure- ment. Qu’ils aient été chantés peu d’années après être arrivés, on n’en pourrait douter, puisque le poëte nous assure qu’il a vu le prêtre pleurer près du tombeau de Geneviève. Ce poëte, né en Tréguier, comme l’atteste le dialecte qu’il a suivi, habitait évidemment alors en Cornouaille, et peut-être Nizon même, où la ballade est restée des plus populaires.

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— DIALECTE DE LÉON —

ARGUMENT

L’histoire de Marie de Keroulaz, fille unique de François de Keroulaz, chevalier, seigneur de Keroulaz, en bas Léon, et de dame Catherine de Lannuzouarn, nous présente un fond d’aventures tout à fait semblables à celles d’Azénor de Kergroadez. Forcée par sa mère, en 1565, d’épouser François du Chastel, marquis de Mesle, qui fut préféré à deux jeunes seigneurs du pays, Kerthomaz et Salaün, dont elle recevait publiquement les hommages, l’héritière serait morte de chagrin. De Mesle tient dans l’histoire de Bretagne une place fort peu honorable. Dom Morice rapporte que, sous la Ligue, lors de la prise de Quimperlé, dont il était gouverneur, il se sauva presque nu au milieu de la nuit, avec des femmes, passa la rivière et prit la route de son manoir de Châteaugal, où il se tint caché. Nos traditions populaires ajoutent à ce trait de lâcheté plusieurs faits d’avarice sordide : c’en était plus qu’il ne fallait pour éloigner de lui l’héritière.

Mademoiselle Marie de Blois, fille du savant de ce nom, est l’auteur de la découverte de la ballade qu’on va lire. La version que je publie m’a été chantée par une paysanne de la paroisse de Nizon.


I

L’héritière de Keroulaz avait bien du plaisir à jouer aux dés avec les enfants des seigneurs.


PENN-HEREZ KEROULAZ

 
E lievoa eunn diciuel vraz
Enn eur c’hoari diouz ann dizez,
Ar benu-licrez a Geroulaz
Gant bugale ann aolrounez.


Cette année, elle n’a point joué, car ses biens ne le lui permettaient pas ; elle est orpheline du côté de son père ; l’agrément de ses parents serait bon à avoir.

— Aucun de mes parents paternels ne m’a jamais voulu de bien ; ils ont toujours souhaité ma mort, pour hériter ensuite de ma fortune. —

II

— L’héritière de Keroulaz est aujourd’hui bien heureuse ! Elle porte une robe de satin blanc et des fleurs d’or sur la tête.

Ce ne sont point des souliers à lacets que l’héritière a coutume de mettre, ce sont des souliers de soie et des bas bleus, comme il sied à une héritière de Keroulaz. —

Ainsi parlait-on dans la salle, quand l’héritière entra en danse ; car le marquis de Mesle était arrivé avec sa mère et une suite nombreuse.

— Je voudrais être petit pigeon bleu, sur le toit de Keroulaz, pour entendre ce qui se trame entre sa mère et la mienne.

Ce que je vois me fait trembler ; ce n’est point sans dessein qu’ils sont venus ici de Cornouaille, quand il y a dans la maison une héritière à marier.


 
Evid ar bloaz n’e deuz ket gret,
l’iag lie danver na aotre kel;
Emzivadez eu aberz lad;
Orad-vad he c’herent a vez mad.
— Va hnll gèrent a du va zad
.N’ho deuz biskoaz karet va mad
Nemel c’hoantaet va maro,
D out war-lerc’h va mado. —

II

— Ar benn-herez a Geroulaz
E deuz hirio plijadur vraz,
tougcn eur zae satin <rwenn.
Ha bouUedou aour war hn feiin.
i>fe - eo ket botou laseuet
P.oaz ar benn-herez da gaouet :
Koleier sei/ ha lerou glaz,
Boaz eur benn-herez Keroulaz. —
Evelse a gomzet er zal,
Pa zeue’r benn-herez er bal;
Rag markiz Melz oa erruet,
Gand lie vamm hag heul braz meiirbet.
— Me garje beza koulmik c’hlaz,
War ann doen a Geroulaz,
Evit klevel ar gomplidi,
Etre lie vamm ha va hini.
Me a gren gant pez a welann;
A’e kcd heb sonj int deut aman,
Eu,’, a Gorne, pa zo enn ti,
Eur beun-herez da zimizi.


Avec son bien et son grand nom, ce marquis-là ne me plaît pas ; Kerthomaz est celui que j’aime depuis longtemps, celui que j’aimerai toujours. —

Kerthomaz lui-même était tout soucieux, en voyant les personnes qui venaient d’arriver à Keroulaz, car il aimait l’héritière, et disait souvent :

— Je voudrais être rossignol de nuit, dans son jardin, sur nn rosier ; quand elle viendrait cueillir des fleurs, nous nous y verrions tous les deux.

Je voudrais être sarcelle sur l’étang où elle lave ses robes, pour mouiller mes yeux dans l’eau qui mouillerait ses pieds. —

III

Salaün, lui aussi, arriva le samedi soir, selon sa coutume, au manoir de Keroulaz, monté sur son petit cheval noir.

Comme il frappait à la porte de la cour, l’héritière lui ouvrit ; l’héritière, qui sortait pour donner un morceau de pain à un pauvre.

— Petite héritière, dites-moi, où est allée la compagnie ?

— Conduire les chiens à l’eau, Salaûn ; allez les aider.


Gand lie vad hag he hanv brudet,
Ar maïkiz-ze d’in na blij ket;
llogen Keidomaz pellik zo
A garann, a girinn ato. —
Nec’het oa ivez Kerdomaz,
Gand ann dud deut da Geroulaz;
Karoul eure ar benn-herez,
Hag a lavarc allez :
— Me gnr.e beza eslik-noz
Er jardin war eur bodlk roz,
l’a zeufe da zastura bleuniaou.
.M em welfe eno bon daou.
"^le garji^ beza krak-liouad
AVar al lenn a walc’li lie dillad,
Kvit glibia va daou-lagad.
Gand ann dour a c’hlib hedaou-droad.—

III

Na Zalaun a zigouezaz
Da zadorii-noz e Keroulaz,
War bo varc’bik du d’ar nianer,
’Vel ma oa boazet da ober.
War ann nor borz pa neuz skoet,
Ar bemi herez neuz dlgoiet;
Ar benn-herez, o tonter meaz
Orei eunn tainm boed d’i^ur paour keaz-
— Penn-herezik, d’in leveret,
l’eleac’li eo lio tudjentiled?
— El int da gas ar cba^ d’aun dour,
Salaun ke prim d’iio sikour.


— Ce n’est pour faire boire les chiens que je suis venu à Keroulaz, mais bien pour vous faire la cour ; soyez plus gentille, héritière. —

IV

L’héritière disait à madame sa mère, ce jour-là : — Depuis que le marquis est ici, mon cœur est brisé.

Madame ma mère, je vous en supplie, ne me donnez pas au marquis de Mesle ; donnez-moi plutôt à Pennanrun, ou, si vous aimez mieux, à Salaün;

Donnez-moi plutôt à Kerthomaz ; c’est celui-là le plus aimable : il vient souvent en ce manoir ; et vous le laissez me faire la cour. —

— Dites-moi, Kerthomaz, êtes-vous allé à Châteaugal ?

— Je suis allé à Châteaugal ; mais, ma foi, je n’y ai rien vu de bien ; Je n’y ai rien vu de bien ; je n’y ai vu qu’une méchante salle enfumée, et des fenêtres à demi brisées, et de grandes portes qui chancellent ;

Qu’une méchante salle enfumée, où une vieille femme grisonnante hachait du foin pour ses chapons, faute d’avoine à leur donner.


— Ne d- eo ket evid doura chas
Ez ouiin deuil da Geroulaz,
Kemed evid obir al lez;
Ra viol luroc’h, penn-herez. —

IV

Ar benn-lierez a lavare
D’he mamm ilroun, enn devez-ze :
— Aboe ma ar maïkiz ama,
Va c’haloun zo deut da lanna.
Va maiiim ilroun, ha me ho pcd,
D’ar markiz Melz n’em roit ket;
Va roit kent da Bennarrun,
Pe, markirit. da Zalaun,
Va roit kent da Gerdomaz,
Hen-nez en deuz ar muia gras,
Enn ti-mann e teu aliez,
Hag he lezit d’in ober lez. —
— Kerdomaz, d’in-nie leveret,
Da G:islelgall ha c’houi zo bet!
— Da Ga>telgall ez ounn-nie l)et;
Mad, m’en toue, n’em euz gwelet.
Mad, m’en tone, n’em euz gwelet,
Kemi’d eur goz sal mogedet,
Ha preneslrou hanter tonet,
Ha dorojoii braz keulusket;
Nemed eur goz sal mogedet,
Enn han eur c’hregik koz louet,
Iraillii foeti d’he c’haboned;
Mar defe ktrc’h na refe ket.


— Vous mentez Kerthomaz, le marquis est fort riche ; les portes de son château brillent comme de l’argent, et les fenêtres comme de l’or ;

Celle-là sera honorée, que le marquis demandera.

— Cela ne me fera aucun honneur, ma mère ; aussi je ne le demande pas.

— Ma fille, changez de pensées, je ne veux que votre bonheur; les paroles sont données ; la chose est faite : vous épouserez le marquis. —

La dame de Keroulaz parlait ainsi à l’héritière, parce que la jalousie était au fond de son cœur, et qu’elle aimait Kerthomaz.

— Kerthomaz m’avait donné un anneau d’or et un sceau ; je les acceptai le cœur gai, je les rendrai en pleurant.

Tenez, Kerthomaz, votre anneau d’or, votre sceau, vos chaînes d’or ; on ne veut pas que je vous épouse ; je ne puis garder ce qui vous appartient. —

V

Dur eût été le cœur qui n’eût pas pleuré, à Keroulaz, à voir la pauvre héritière embrasser la porte en sortant.


<poem> — Gaou a livirit, Kerdnmaz, Ar markiz zo pinvidik l)raz; He zorojou zo arc’hant gvvenn ; He brenestrou zo aour inelen; Houn-nez a vezo enoret A vezo gant-ha goulennet. — N’em bezo, mamm, enor e-bel, Nag ivcz n’he c’houlennann ket. — Va merc’h, ankounit ann hoU-ze, Trakent ho niad na zalo’hanii-me; Roel ar geriou, ann dra zo gret, D’ar markiz viol dimezel. — Ilroun Keroulaz a gomze, Ouz ar benn-heri’Z evelse, Dre m’e doa ercz er galoun. Ha oa Kerdomaz he mignoun. — Eur walen aour hag eur sined, Gand Kerdomaz oenl d’in roet, Ho c’iiemeiiz enn eur gana, Me ho azroi enn eur oela. Dali, Kerdomaz, da walen aour, Da sined, da garkaniou aour, N’ounn kel lezet d’az kemeret, Miret da zraou ne dleann ket. —

V

Kriz vije’r galoun na oelze, E Keroulaz iieb a vize, welet ar benn-herez keaz, poket d’ann aor pa ’z ea nieaz.

— Adieu, grande maison de Keroulaz, vous ne me verrez plus ; adieu, chers voisins ; adieu, pour jamais ! —

Les pauvres de la paroisse pleuraient ; l’héritière les consolait :

— Taisez-vous, pauvres gens, ne pleurez pas ; venez me voir à Châteaugal.

Je ferai l’aumône tous les jours ; et, trois fois par semaine, une charité de dix-huit quartiers de froment, et d’orge et d’avoine. —

Le marquis de Mesle dit à sa jeune épouse, en l’entendant parler ainsi :

— Pour cela, vous ne le ferez pas ; car mes biens n’y suffiraient point !

— Sans prendre sur vos biens, messire, je ferai l’aumône chaque jour, afin de recueillir des prières pour nos âmes, après notre mort. —

VI

L’héritière demandait, deux mois après, étant à Châteaugal : — Ne trouverai-je pas un messager pour porter une lettre à ma mère ? —


— Kenavo, ti braz Keroulaz,
Biken enn hoc’h na rinn eur paz;
Kenavo, va amezeien,
Kenavo breman, da viken. —
l’eorien ar barrez a oele,
Ar benn-herez bo freaize :
— Tavit, poerien, na oelel ket,
Da Gaslelgall deut d’am gwelet.
Ma a roi aluzen bemdez;
Teir gwecb sizuH, die garantez,
Triouec’h palevarz a winiz,
A gerc’li ivez ker kouls liag heiz.
At markiz Melz a lavare,
’ D’ho c’hreg nevez pa be c’iileve :
’ — ’Vil kemend-all na refot ket,
I l’ag va madou na badfent ket.
! — Va aolroii, heb kaoul ho re,
j Me roio aluzen benide,
i Evil dastumi pedennou,
! Goude lier maro, d’hon eneou. —

VI
 
Ar benn-berez a lavare,
E Kastelgall, daoïi viz goude:
! — i’e gaffenn ked eur c’bannadcr,
’ Da zoueen d’am mamm eul lizer?


Un jeune page répondit à la dame :

— Écrivez quand vous voudrez, on trouvera des messagers. —

Elle écrivit donc une lettre, et la remit à un page, avec ordre de la porter incontinent à sa mère, à Keroulaz.

Lorsque la lettre arriva à sa mère, elle s’ébattait dans la salle avec quelques gentilshommes du pays, parmi lesquels était Kerthomaz.

Quand elle eut lu la lettre, elle dit à Kerthomaz :

— Faites seller promptement les chevaux, que nous nous rendions cette nuit à Châteaugal. —

En arrivant à Ghâteaugal, madame de Keroulaz dit : — N’y a-t-il rien de nouveau ici, que la porte cochère est ainsi tendue ?

— L’héritière qui était venue ici est morte cette nuit.

— Si l’héritière est morte, c’est moi qui l’ai tuée ! Elle m’avait dit souvent : Ne me donnez pas au marquis de Mesle ; donnez-moi plutôt à Kerthomaz ; celui-là est le plus aimable. —

Kerthomaz et la malheureuse mère, frappés d’un coup si cruel, se sont consacrés à Dieu, dans un cloître sombre, pour la vie.


i:ui- pajik iaouang a gomzaz
Ouz ann ilroun pa lie c’hlevaz :
— Skrivit lizeriou, pa geffet,
Kannaderien a vo kavet. —
Koulikoude eul lizer skrivaz,
Ha d’ar paj e-berr he roaz,
lîaiit golirc’hemenn evit he gaz
RaUtal d’he mamin da Geroulaz.
l’a eiTuaz al lizer gant-hi,
A oa er zal oc’h ebati
<;anil lod ludjentil euz ar vro,
Ha Kerdomaz a oa eno.
P’e doe-hi al lizer lennet,
Pa Gerdomaz Meuz lavaret r
— Likit dipi-a kczek raktal,
Ma ’z aimp l’enoz da Gaslelgall.
Itroun Keroulaz cMiouIenne,
E Kastelgall pa errue :
— JNetra iieïez zo enn li-raa,
Pe’steignet ar perzier giz ma?
— Ar benn-herez oa deut araa
A zu maro enn nozvez-ma.
^ Ma eo maro ar benn-herez,
Me a zo he gwir lazerez!
Meur wech e doa d’in lavaret :
D’ar markiz Melz n’em roit ket;
Va roit kent da Gerdomaz;
Hen-nez en deuz ar muia graz. —
Kerdomaz ha ’r vanim dizeuruz,
Skoel gand cunn laol ker truezuz,
Zo en em westlel da Zone,
Er c’hlaoslr du, evid ho buhe.


NOTES

Le statue du marquis de Mesle se voit encore dans le reliquaire de Landelo, à quelques lieues de Carhaix : il était petit, gros et laid ; on lui a donné la chevelure bouffante et l’armure d’un seigneur du temps de Louis XIII. Près de là s’élèvent ses trois piliers de justice ; plus loin, on aperçoit les ruines de son château : des paysans l’ont acheté et l’occupent aujourd’hui. Il a dû être beau, mais peu fort ; sa position sur le sommet d’une montagne, au-dessus d’une rivière, est d’un effet pittoresque ; le bâtiment principal a été en partie démoli. Les jardins d’alentour sont incultes et couverts de ronces, de digitales, d’aubépines et de vieux bouquets de buis, peut-être contemporains de l’héritière ; les avenues et les bois ont été coupés.

On a oublié dans le pays les malheurs de Marie de Keroulaz, dont la poésie populaire a du reste un peu précipité la fin, car elle eut le temps d’avoir trois enfants de son mariage avec François du Chastel ; on ne se souvient que du marquis, de son avarice et de sa lâcheté. Kerthomaz et Salaün ont dû laisser des souvenirs tout différents.

Un jour je vis passer, sur le chemin de Quimper à Douarnenez, un grand paysan de bonne mine, d’une quarantaine d’années, portant la double veste bleue, les larges braies plissées du canton et de longs cheveux blonds flottants ; frappé de son air distingué, je demandai son nom : c’est, me répondit-on, le dernier des Keroulaz. Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/399 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/400 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/401 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/402 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/403 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/404 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/405 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/406 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/407 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/408 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/409 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/410 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/411 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/412 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/413 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/414 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/415 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/416 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/417 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/418 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/419 XLV

L’ORPHELINE DE LANNION

— DIALECTE DE TRÊGUIER

ARGUMENT

« Il y a trois sortes de personnes, dit un ancien proverbe breton, qui n’arriveront point au paradis, tout droit, par le grand chemin ; c’est à savoir : les tailleurs (sauf votre respect), dont il faut neuf pour faire un homme, qui passent leurs journées assis, et qui ont les mains blanches, les sorciers, qui jettent des sorts, soufflent le mauvais vent, et ont fait pacte avec le diable ; les maltôtiers (les percepteurs des contributions), qui ressemblent aux mouches aveugles, lesquelles sucent le sang des bêtes. »

Le maltôtier est d’ordinaire querelleur, bavard, bel esprit, beau parleur ; il est même facétieux, et assaisonne volontiers de gros sel ses vexations légales. On rapporte qu’un cabaretier arrivait un jour à la foire avec deux barriques de cidre dans sa charrette ; le maltôtier se présente et exige le droit : l’autre résiste. « Comment, malheureux, lui dit l’employé, vous osez murmurer! Saint Matthieu n’était-il pas chef des maltôtiers ? Ne le voyait-on pas, en Judée, percevoir de chacun la taxe sur le vin et le tabac tous les jours de l’année? » Au nom de saint Matthieu, le paysan resta confondu.

Mais toutes les histoires de maltôtiers ne sont pas aussi comiques ; il en est d’affreuses. En voici une que j’ai entendu chanter à des laveuses de Lannion, où l’événement s'est passé.


En cette année mil six cent quatre vingt-treize, est arrivé un malheur dans la petite ville de Lannion ;


EMZIVADEZ LANNIOÎN

— I ES TREG EB —

El- bloavez-iiiu mil c’Iiouec’h liant pevar-uj;cnt-liizek, Er gerig a Lannion zo eur gvallciu- c’Iiouaivet; L’ORPHELINE DE LANNION. 325

Dans la petite ville de Lannion, en une hôtellerie, à Perinaïk Mignon qui y était servante.

— Donnez-nous à souper, hôtesse : tripes fraîches, viande rôtie, et bon vin à boire ! —

Quand chacun d’eux eut bu et mangé tout son soûl : — Voici de l’argent, hôtesse, comptez blancs et deniers ;

Voici de l’argent, hôtesse, comptez blancs et deniers ; votre servante et une lanterne poumons reconduire chez nous ! —

Quand ils furent un peu loin sur le grand chemin, ils se mirent à se parler bas, en regardant la jeune fille :

— Belle enfant, vos dents, votre front et vos joues sont blancs comme l’écume des flots, sur la rive.

— Maltôtiers, je vous prie, laissez-moi comme je suis ; laissez-moi comme Dieu m’a faite ;

Quand je serais cent fois plus belle ; oui, cent fois plus belle encore ; je ne serais pour vous, messieurs, je ne serais ni mieux ni pire.

— A en juger par vos gentilles paroles, mon enfant, l’on dirait que vous êtes allée à l’école de ceux de Bégar, eu d’habiles clercs ;


Er terig a Lannion cnn eunn hoslaliri, Da Lerinaik Mignon a oe matez enn hi. — Aozet d’omp-ni, hoslizez, peb tra evit koanian Silipo fresk, ha kik rostet, ha gwin inad da evan! — C’ho doe (leliret hag evet peb hini leiz ho 1er : — Selu arc’hant, hostizez, konlel blank ha diner; Selu aic’banl, ho^lizez, kontet blauk ha dîner; Ho iiiaiez gand eul letei’n, da zont d’hon c’Iias d’ar ger! Ca oanl-hi war ann hent biaz sur pennadik mad eet, Eur goniz kuz warbenn ar plac’h tre-n-he oa bel laret. — riac’hik kuant, ho lenligo, ho lai hag ho liou-jod, A zo gwenn evel ton ar c’iioummo, war ann od. — Maltolerien, nie ho ped, ein kzet evel on, Evel Iaket gand Doue, laket gand Doue on; lia pa venu kanl gwech braoc’h, ia, kant gwech hraoc’l ISa venn ’vid lioc’li, olronez, na venn na well na was. — Hervoz ho komzo mignon, va inerc’hik, me a gred, Em hoc’h bel gand re Yegar, pe gand kloer deskei ; 324 CHANTS POPULAIRES DE LA BRETAGNE.

A en juger par vos gentilles paroles, mon enfant, l’on dirait que vous êtes allée apprendre à parler avec les moines en leur couvent.

— Je ne suis allée ni au couvent de Bégar apprendre à parler, ni ailleurs, croyez-moi, avec les clercs ;

Mais chez moi, au foyer de mon père, j’ai eu, messieurs, bien des bonnes pensées.

— Jetez là votre lanterne, et éteignez-en la lumière ; voici une bourse pleine ; elle est à vous, si vous le voulez.

— Je ne suis point de ces filles que l’on voit par les rues des villes, à qui l’on donne douze blancs et dix-huit deniers !

J’ai pour frère un prêtre de la ville de Lannion ; s’il entendait ce que vous dites, son cœur se briserait.

Je vous en prie, messieurs, faites-moi la grâce de me précipiter au fond de la mer, plutôt que de me faire un pareil affront !

Je vous en prie, messieurs, plutôt que de me faire un pareil chagrin, enterrez-moi toute vive. —

Périna avait une maîtresse pleine de bonté, qui resta sur le foyer à attendre sa servante ;


Uervez ho komzo mignon, va merc’hik, me a gret, D’ar govant o tifki preek gand menec’h em hoc’h bet. — D’ar govant o liski preeg e Begar n’em on bet, Na ken nebeut e Icac’h ail, avad, gand kloarek ’bed; Uogen, ebarz em zi-me ha war oaled va zad, Em euz gret, va otronez, bep seurl mennozio mad. — Tolet aze ho letern, ha c’houeet ho koulo; Setu’r ialc’h leun a arc’hant, ma hoc’h euz c’boant, hf — Ne ket me eo’r femelen, a ve dre rnio kcr, kemeret daouzek blank ha c’hoaz iriouoc’li linerl Me meuz da vreur ur bi^leg er ger a Lannion; Map klefe pez a leret, rannafe he galon. Me ho ped, maltolerien, pe/et ar vadelez, D’am zeurel e-kreiz ar mor kent eit kemcnt c’hloez! Me ho ped, ma olronez, kimt eit kement c’hlac’har, Kemeret ar vadelez, d’am Iakat beo enn douar. — Pennan doe eur vestrez kargel a vadelez Aj omaz war ann oaled da c’hortoz he matez, L’ORPHELINE DE LANNION 525

Elle resta sur le foyer, sans se coucher, jusqu’à ce que sonnèrent deux heures, deux heures avant le jour.

— Levez-vous donc, être insouciant! levez-vous donc, sénéchal, pour aller secourir une jeune fuie qui nage dans son sang. —

On la trouva morte près de la croix de Saint-Joseph ; sa lanterne était auprès d’elle, et la lumière vivait toujours.

NOTES

L’auberge où servait la pauvre fille se nommait l’hôtellerie du Pélican blanc. Elle était orpheline ; sa maîtresse lui tenait lieu de mère ; son frère était vicaire dans la ville. Ce fut lui qui conduisit le cortège funèbre ; toute la ville de Lannion assistait à l’enterrement : des jeunes demoiselles des premières familles, vêtues de blanc, tenaient les cordons du poêle. Périnaïk fut regardée comme une martyre. Le sénéchal fit arrêter les deux coupables, qu’on trouva ivres et endormis, le lendemain ; ils furent condamnés à être pendus. L’un sifflait en se rendant au lieu du supplice, et demandait un biniou pour faire danser la foule ; l’autre, moins audacieux, pleurait, et le peuple lui jetait des pierres ; il se cramponna si fortement avec le pied au pilier de la potence, que le bourreau dut le lui couper d’un coup de hache.

Longtemps après l’assassinat de Périnaïk, on voyait, dit-on, trembler à minuit une petite lumière près de la croix de Saint-Joseph. Une nuit, on vit la lumière paraître comme à l’ordinaire, et puis grandir, grandir encore, prendre une forme humaine, une tête, des bras, un corps vêtu d’une robe lumineuse, deux ailes, et s’envoler au ciel. Le temps où la jeune fille eût cessé de vivre, si elle fût restée sur la terre, était arrivé.


A jomaz war ann oaled, heb kemeret paouez,
Ken a zonaz ann diou heur, diou heur kent hag ann dez,

— Savet ta, tra dibreder, savel ta, senesal,
Da vont da zikour eur plac’h, eun he goad o neunial. —

E kichen kroaz Sant-Josef oa bet kavet maro ;
He letern enn be c’hichen, ha beo he goulo.


MORT DE PONTCALEC


— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




ARGUMENT


Les fils de ces hommes qui au seizième siècle prirent les armes pour affranchir leur pays de la souveraineté étrangère devaient, au dix-huitième, se lever deux fois pour la même cause. La conspiration de Cellamare eut un plus grand caractère de simplicité dans ses motifs et de précision dans son objet que la Ligue ; elle fut purement nationale. Se fondant sur la violation de leurs franchises par le Régent, dont le but était de détruire toute résistance parlementaire, les Bretons déclarèrent nul l’acte de leur union à la France, et envoyèrent au roi d’Espagne, Philippe V, des plénipotentiaires chargés d’entamer des négociations ayant pour base l’indépendance absolue de la Bretagne. La plus grande partie de la noblesse et les populations rurales se liguèrent contre la France ; la bourgeoisie seule resta en dehors du mouvement national. Elle était, dit M. Rio, entièrement dévouée au Régent et déjà presque toute étrangère au pays ; les mots de droit et de liberté n’étaient inscrits que sur le gonfanon des gentilshommes[269].

La conspiration échoua, comme on sait. Quatre des principaux chefs, savoir : Pontcalec, du Couëdic, Montlouis et Talhouet-le-Moine, furent pris et traités avec le plus dur mépris des formes judiciaires ; le Régent, désespérant d’obtenir un arrêt de mort de leurs juges naturels, les livra à une cour martiale ; un étranger, un Savoyard, la présidait. Mais le peuple, indigné, réforma le jugement, et il fallut toutes les horreurs de 95 pour faire oublier aux Bretons les tribunaux extraordinaires et les dragonnades de 1720. L’élégie du jeune Clément de Guer-Malestroit, marquis de Pontcalec, décapité à Nantes, à l’âge de vingt et un ans, sur la place du Bouffay, avec les trois braves gentilshommes que nous avons nommés, témoigne de l’esprit de la conjuration et de la sympathie populaire qui adoucit leurs derniers instants.

I


Un chant nouveau a été composé, il a été fait sur le marquis de Pontcalec ;

— Toi qui l’as trahi, sois maudit ! sois maudit! Toi qui l’as trahi, sois maudit ! —

Sur le jeune marquis de Pontcalec, si beau, si gai, si plein de cœur !

— Toi qui l’as trahi, sois maudit ! sois maudit ! etc.

Il aimait les Bretons, car il était né d’eux ;

— Toi qui l’as trahi, sois maudit ! sois maudit! etc.

Car il était né d’eux, et avait été élevé au milieu d’eux.

Il aimait les Bretons, mais non pas les bourgeois ;

Mais non pas les bourgeois qui sont tous du parti français ;

Qui sont toujours cherchant à nuire à ceux qui n’ont ni biens ni rentes,

A ceux qui n’ont que la peine de leurs deux bras, jour et jour, pour nourrir leurs mères.





Il avait formé le projet de nous décharger de notre faix ;

Grand sujet de dépit pour les bourgeois qui cherchaient l’occasion de le faire décapiter.

— Seigneur marquis, cachez-vous vite, cette occasion, ils l’ont trouvée ! —


II


Voilà longtemps qu’il est perdu ; on a beau le chercher, on ne le trouve pas.

Un gueux de la ville, qui mendiait son pain, est celui qui l’a dénoncé ;

Un paysan ne l’eût pas trahi, quand on lui eût offert cinq cents écus.

C’était la fête de Notre-Dame des moissons, jour pour jour ; les dragons étaient en campagne[270] :

— Dites-moi, dragons, n’ètes-vous pas en quête du marquis ?

— Nous sommes en quête du marquis ; sais-tu comment il est vêtu ? — Il est vêtu à la mode de la campagne : surtout bleu orné de broderies ;





Soubreveste bleue et pourpoint blanc ; guêtres de cuir et braies de toile ;

Petit chapeau de paille tissu de fils rouges; sur ses épaules, de longs cheveux noirs ;

Ceinture de cuir avec deux pistolets espagnols à deux coups.

Ses habits sont de grosse étoffe, mais dessous il en a de dorés.

Si vous voulez me donner trois écus, je vous le ferai trouver.

— Nous ne te donnerons pas même trois sous ; des coups de sabre, c’est différent ;

Nous ne te donnerons pas même trois sous, et tu nous feras trouver Pontcalec.

— Chers dragons, au nom de Dieu, ne me faites point de mal:

Ne me faites point de mal, je vais vous mettre tout de suite sur ses traces :

Il est là-bas, dans la salle du presbytère, à table, avec le recteur de Lignol.


III


— Seigneur marquis, fuyez ! fuyez ! voici les dragons qui arrivent !





Voici les dragons qui arrivent : armures brillantes, habits rouges.

— Je ne puis croire qu’un dragon ose porter la main sur moi ;

Je ne puis croire que l’usage soit venu que les dragons portent la main sur les marquis ! —

Il n’avait pas fini de parler, qu’ils avaient envahi la salle.

Et lui de saisir ses pistolets : — Si quelqu’un s’approche, je tire ! —

Voyant cela, le vieux recteur se jeta aux genoux du marquis :

— Au nom de Dieu, votre Sauveur, ne tirez pas, mon cher seigneur !

À ce nom de notre Sauveur, qui a souffert patiemment ;

À ce nom de notre Sauveur, ses larmes coulèrent malgré lui ;

Contre sa poitrine ses dents claquèrent ; mais, se redressant, il s’écria : « Partons ! »

Comme il traversait la paroisse de Lignol, les pauvres paysans disaient,

Ils disaient, les habitants de Lignol : — C’est grand péché de garrotter le marquis ! —

Comme il passait près de Derné, arriva une bande d’enfants :





— Bonjour, bonjour, monsieur le marquis : nous allons au bourg, au catéchisme.

— Adieu, mes bons petits enfants, je ne vous verrai plus jamais !

— Et où allez-vous donc, seigneur ? est-ce que vous ne reviendrez pas bientôt ?

— Je n’en sais rien, Dieu seul le sait : pauvres petits, je suis en danger. —

Il eût voulu les caresser, mais ses mains étaient enchaînées.

Dur eût été le cœur qui ne se fût pas ému ; les dragons eux-mêmes pleuraient ;

Et cependant les gens de guerre ont des cœurs durs dans leurs poitrines.

Quand il arriva à Nantes, il fut jugé et condamné,

Condamné, non pas par ses pairs, mais par des gens tombés de derrière les carrosses[271].

Ils demandèrent à Pontcalec : — Seigneur marquis, qu’avez-vous fait ?

— J’ai fait mon devoir ; faites votre métier ![272]






IV


Le premier dimanche de Pâques, de cette année, un message est arrivé à Berné.

— Bonne santé à vous tous, en ce bourg ; où est le recteur par ici ? — Il est à dire la grand’messe, voilà qu’il va commencer le prône. —

Comme il montait en chaire, on lui remit une lettre dans son livre :

Il ne pouvait la lire, tant ses yeux se remplissaient de larmes.

— Qu’est-il arrivé de nouveau, que le recteur pleure ainsi ?

— Je pleure, mes enfants, pour une chose qui vous fera pleurer vous-mêmes :

Il est mort, chers pauvres, celui qui vous nourrissait, qui vous vêtissait, qui vous soutenait ;

Il est mort celui qui vous aimait, habitants de Berné, comme je vous aime ;

Il est mort celui qui aimait son pays, et qui l’a aimé jusqu’à mourir pour lui ;




Il est mort à vingt-deux ans, comme meurent les martyrs et les saints.

Mon Dieu, ayez pitié de son âme ! le seigneur est mort ! ma voix meurt !

— Toi qui l’as trahi, sois maudit ! sois maudit ! Toi qui l’as trahi, sois maudit !



NOTES


Les traditions d’honneur, nous en avons ici la preuve, se transmettent de père en fils : Pontcalec descendait en ligne directe de ce fier Jean de Malestroit, chef de l’opposition à l’union de la Bretagne à la France, qui refusa le bâton de maréchal que la duchesse Anne lui offrit, pour vaincre une obstination qu’elle admirait tout en la blâmant. Son père, comme ses aïeux, était resté fidèle à la cause nationale, et selon la magnifique expression de Louis XIV, « ceux-ci n’avaient retiré d’autre récompense de leurs glorieuses actions que la gloire de les avoir faites » ; il fut digne d’eux.

La lettre où l’on apprenait au recteur de Berné la mort du jeune Breton et celle de ses amis a été conservée ; elle est écrite par un des religieux qui assistèrent les condamnés. Même au moment de l’exécution, l’humeur enjouée du jeune marquis ne se démentit pas un instant ; elle contrastait singulièrement avec la gravité de ses compagnons plus âgés. « Après avoir confessé M. du Couëdic, dit le religieux, je me retirai en le saluant. Voulant me rendre le salut : « Où est, dit-il, mon chapeau ? — Hé ! qu’avons-nous besoin de chapeaux ? répondit M. de Pontcalec, on nous ôtera bientôt le moule des chapeaux ! » En voyant entrer M. de Montlouis, il s’écria : « Ah ! voilà un bien honnête homme qu’on fait mourir. » Et il vint l’embrasser en disant : « Quelle injustice ! » La seule plainte qu’il proféra lui fut arrachée par le sentiment de la dignité humaine ; quand le bourreau lia les mains de ses compagnons : « Lier les mains à des gentilshommes ! s’écria-t-il, les condamner à mort sans qu’ils aient jamais tiré l’épée contre l’État ! voilà donc cette Chambre royale qu’on disait agir avec tant de douceur ! Quelle douceur ! On disait que M. de Montlouis avait sa grâce ; pourquoi donc lui lier les mains comme à nous ? » L’exécuteur, en arrivant à lui, fut si ému, qu’il crut devoir « lui adresser une espèce de compliment ou d’excuse. » M. de Pontcalec lui dit : « J’irai tranquillement à l’échafaud sans avoir les mains liées. » Il alla pour en faire autant à M. du Couédic,


mais l’ayant trouvé assez serré, il ne le toucha pas. Ce fut alors que ce Monsieur s’écria pour la première fois : « Après vingt-huit ans de services, voilà donc ma récompense ! J’ai de moi-même exposé ma tête mille fois pour le roi, et il me la fait couper aujourd’hui sur un échafaud ! »

Pendant que les condamnés marchaient au supplice, le courage et la jeunesse de Pontcalec faisaient pleurer la foule. « Comme nous allions vers le Bouflay, continue le moine, les gémissements et les cris du peuple me donnèrent occasion de lui dire : « Ou plaint votre sort, et on ne plaignit pas celui de Jésus-Christ. — Ah ! quelle différence entre lui et moi ! » Et il répéta plusieurs fois avec de bien pieux sentiments : « Pater, fiat voluntas tua. » La vue de l’échafaud ne lui ôta rien de sa fermeté. Malgré les instances de son confesseur, qui aurait voulu lui faire détourner les yeux, il regardait toujours l’instrument de mort, et disait : « Quel spectacle ! mon père, quel spectacle ! » Il devait y monter le dernier. Arrivés au pied de l’échafaud, les quatre amis se dirent au revoir et s’embrassèrent. Montlouis reçut le premier le coup de la mort ; avant de mourir, il s’agenouilla auprès du poteau et récita tout haut une prière à la sainte Vierge. « Le son de sa voix était fort, » remarque le moine. Quand l’exécuteur vint inviter M. de Talhouet à monter à son tour, poursuit le même religieux, il me dit d’un air qui marquait également la tendresse et la franchise : « Allons, mon père ! » puis aux assistants : « Priez Dieu pour moi ! » J’en vis plusieurs ôter leurs chapeaux et répondre en se mettant à genoux : « Oui, nous le ferons. » Comme je descendais de l’échafaud, on m’avertit que j’avais le visage et la chape tout couverts de sang. »

Le tour de Pontcalec étant venu, il dit à son confesseur : « Je pardonne de bon coeur à tous ceux qui me font mourir, » Puis il ajouta en souriant : « Voilà un compliment bien triste. » En penchant la tête sur le billot fatal, il répéta plusieurs fois : Cor contritum et humiliatum, Deus, non despicies. Je l’entendis aussi, continue le religieux, prononcer à haute voix Jesus, Maria. Ses dernières paroles furent celle-ci : « Mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains ! »

Après l’exécution, le bourreau, escorté par une troupe d’archers à cheval (car ou avait déployé un grand appareil militaire, dans la crainte d’un soulèvement), emmena dans une charrette les quatre corps décapités ; l’autorité supérieure ordonna qu’ils fussent secrètement enterrés, sans son de cloche ni chant d’église. « On fit donc entrer la nuit même, dit le moine, quatre femmes dans le bas-chœur de notre chapelle pour ensevelir les corps, et quatre hommes pour faire quatre fosses ; ils les creusèrent sur une même ligne au haut de la nef, pendant que les religieux récitaient matines et laudes. Après qu’ils eurent fini, le Père supérieur fit les quatre enterrements, en récitant avec les autres religieux, mais sans chanter, la prière de l’Eglise pour l’inhumation des morts. » La messe des morts fut dite avec des ornements blancs. Le Régent avait réglé lui-même le cérémonial de l’enterrement.

Cette grande page d’histoire a été écrite d’une manière digne du sujet par M. Arthur de la Borderie à l’aide de tous les documents contemporains.

LE COMBAT DE SAINT-CAST


— DIALECTE DE CORNOUAILLE —


ARGUMENT


Au mois de septembre 1758, les Anglais firent une descente à Saint-Cast, au nord de la Bretagne. Cette expédition se liait à un vaste plan dont l’objet principal était d’assurer à l’Angleterre la navigation de la Manche, et d’opérer une diversion en faveur des armées d’Allemagne, ses alliées, en alarmant la France et en l’obligeant à employer des troupes considérables à la défense de ses côtes. La défaite du général Bligh et des huit mille hommes qu’il commandait, dont trois mille furent tués ou pris par le général Morel d’Aubigny, de la noble famille normande de ce nom, fit abandonner le système d’invasion[273].

Le combat de Saint-Cast donna lieu à un événement peut-être unique dans les annales de la guerre. « Une compagnie de bas Bretons des environs de Tréguier et de Saint-Pol-de-Léon, dit le petit-fils d’un témoin oculaire[274], marchait pour combattre un détachement de montagnards gallois de l’armée anglaise, qui s’avançait à quelque distance du lieu du combat en chantant un air national, quand tout à coup les Bretons de l’armée française s’arrêtèrent stupéfaits : cet air était un de ceux qui tous les jours retentissaient dans les bruyères de la Bretagne. Électrisés par des accents qui parlaient à leur cœur, ils cédèrent à l’enthousiasme, et entonnèrent le refrain patriotique ; les Gallois, à leur tour, restèrent immobiles. Les officiers des deux troupes commandèrent le feu ; mais c’était dans la même langue, et leurs soldats semblaient pétrifiés. Cette hésitation ne dura pourtant qu’un moment ; l’émotion l’emporta bientôt, sur la discipline : les armes tombèrent des mains, et les descendants des vieux Celtes renouvelèrent sur le champ de bataille les liens de fraternité qui unissaient jadis leurs pères.

« Sans oser garantir ce fait, ajoute M. de Saint-Pern, nous déclarons qu’il nous a été raconté par plusieurs personnes dont l’opinion peut faire autorité, et qu’il est traditionnel dans le pays. » Le chant qu’on va lire le confirme.


I

Les Bretons et les Anglais sont voisins, mais n’en sont pas moins ennemis ; ils ont été mis au monde pour se combattre à tout jamais.

Comme je dormais, l’autre nuit, un son de trompe retentit, retentit dans le bois de la Salle : « Saxons ! Saxons ! maudits Saxons ! »

Le lendemain, en me levant, je vis les Anglais arriver, je vis arriver leurs soldats : harnois dorés et habits rouges.

Quand ils furent rangés sur la grève, j’aperçus les Français allant à leur rencontre, d’Aubigny à leur tête, l’épée nue à la main.

— En avant! cria d’Aubigny ; il ne nous en échappera aucun ! Courage ! allons, mes braves enfants, en avant! suivez-moi ! et ferme !

Les Français répondirent tout d’une voix à son appel : — Suivons d’Aubigny pied à pied ; il est gentilhomme et bon compagnon. —





Quand d’Aubigny on vint aux mains, il n’y eut personne, grand ou petit, qui n’ouvrit de grands yeux en le voyant verser le sang.

Ses cheveux, son visage et ses habits étaient tout couverts de sang, de sang qu’il tirait aux Anglais, en leur perçant le cœur.

On le voyait, sur le champ de bataille, le cœur calme, la tête haute, pas plus ému par les boulets que s’ils eussent été des bouchons.


II

Alors, les hommes de la basse Bretagne venaient au combat, en chantant : « Celui qui a vaincu trois fois, celui-là vaincra toujours !

« A Camaret, dans ces temps-ci, les Anglais ont fait une descente ; ils se pavanaient sur la mer, sous leurs blanches voiles gonflées ;

« Ils sont tombés sur le rivage, abattus par nos balles, comme des ramiers ; de quatre mille qui débarquèrent, il n’en est pas retourné un seul dans son pays.

« A Guidel, ils sont descendus, à Guidel, en terre de



Vannes ; à Guidel, ils sont enterrés, comme ils l’ont été à Camaret.

« Au pays de Léon, en face de l’île Verte, jadis ils descendirent aussi ; ils répandirent tant de sang, que la mer bleue en devint rouge.

« Il n’y a pas en Bretagne une butte, pas un tertre qui ne soient faits de leurs ossements, que les chiens et les corbeaux se sont disputés, que la pluie et les vents ont blanchis. » —

Les archers d’Angleterre, en entendant ces chants, restèrent immobiles d’étonnement ; si belles étaient la mélodie et les paroles, qu’ils semblaient fascinés par elles.

— Archers d’Angleterre, dites-moi, vous êtes donc las, que vous vous arrêtez ?

— Si nous nous arrêtons, nous ne sommes point las ; nous sommes Bretons comme ceux-ci. —

Ils n’avaient pas fini de parler : — Nous sommes trahis ! fuyons, soldats! —

Et les Anglais de s’enfuir au plus vite vers leurs vaisseaux ; mais il n’en échappa que trois.


III

En cette année mil sept cent cinquante-huit, le second




lundi du mois de la paille blanche les Anglais ont été vaincus dans ce pays.

En cette année, comme devant, ils ont été mis au pas.

Toujours, comme grêle dans la mer, fondent les Anglais en Bretagne.




NOTES


Si l’on en croyait le poëte populaire, ce seraient les Bretons d’Armorique qui auraient marché au combat en chantant, et l’air ainsi que les paroles de leur chant qui auraient fait tomber les armes des mains de leurs frères les Gallois. On choisira entre la tradition recueillie par M. de Saint-Pern et celle de l’auteur breton. Mais ce qu’il y a de très-remarquable, c’est que l’air du Combat de Saint-Cast est populaire à la fois en Bretagnee et dans le pays de Galles[275]. Les anciennes défaites des Anglais, dont le souvenir est rappelé par le poëte, se rapportent aux années 1486, 1694 et 1746. Il paraîtrait, d’après lui, que les officiers anglais de la compagnie des archers gallois auraient attribué à la trahison, et non au patriotisme réveillé par l’identité de langage et d’airs nationaux, le refus de marcher de leurs soldats. Faut-il croire que cette détermination décida les ennemis à fuir ? Cela n’est guère probable ; mais l’armée française et la marée montante concoururent bien certainement à les empêcher de regagner leurs vaisseaux, et la plupart furent faits prisonniers. On ne dit pas si les Cambriens furent du nombre ; dans cette hypothèse, leurs frères d’Armorique auront certainement adouci leur captivité : les Gallois devaient eux-mêmes, trente-cinq ans plus tard, adoucir celle des Bretons prisonniers des Anglais.

Il y a plusieurs versions du Combat de Saint-Cast : l’une d’elles m’a été procurée par M. Joseph de Galan, arrière-neveu d’un officier breton qui était à la bataille. Je ne doute pas qu’elle ait été chantée par quelque soldat cornouaillais témoin de l’affaire. Elle le fut aussi en français par divers témoins, et inspira un sarcasme très-vif au procureur général La Chalotais, à propos du duc d’Aiguillon, gouverneur de Bretagne, où ce duc n’avait pas eu l’avantage de se faire aimer. Le duc d’Aiguillon ayant assisté à la bataille de Saint-Cast du haut d’un moulin dont il avait fait son observatoire, La Chalotais s’écria : « L’armée française s’est couverte de gloire, et le duc d’Aiguillon de farine. »




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LES BLEUS

− DIALECTE DE CORNOUAILLE —

ARGUMENT

Les Bretons, dont la royauté absolue avait opprimé les pères, dans sa force, comme indépendants, voulurent la défendre, comme royalistes, dans sa faiblesse, sans lui rien demander, sans rien recevoir d’elle. Leurs frères des montagnes du pays de Galles et de l’Ecosse, eux aussi, victimes d’une monarchie toute-puissante qui s’incorpora violemment les peuples libres de l’Angleterre, n’avaient pas servi autrement les Stuarts malheureux. Conservateurs armés de l’ordre fondé par le temps, la défense de la liberté religieuse, de la liberté civile et de l’institution monarchique, contre les parodies sanglantes de ces trois grandes choses, devint l’objet qu’ils poursuivirent à travers les échafauds et les baïonnettes de la Terreur. La tyrannie révolutionnaire ne les trouva pas plus disposés à courber la tête que ne les avait trouvés la tyrannie des rois; ils marchèrent le front levé au-devant des maîtres nouveaux, en hommes dont le cri de guerre était depuis douze cents ans ; « On ne meurt jamais trop tôt, quand on meurt pour la liberté !» A ce cri des anciens bardes, répété et prolongé par tous les échos de la Bretagne, la poésie nationale s’éveilla; elle entonna ses vieux chants de guerre, en saluant de chants nouveaux l’étendard de l’indépendance. Fille du peuple, elle n’eut guère qu’un thème : les malheurs et les espérances du peuple. Elle fit des héros de ces paysans que les conventionnels traitaient d’animaux à face humaine, qu’ils ordonnaient de traquer et de tuer comme des bêtes fauves, ou d’échanger contre leurs bœufs, et qui les jetaient dans la stupeur par des paroles telles que celles-ci : « Guillotinez-nous donc bien vite pour que nous ressuscitions dans trois jours [276] ! »

Mais laissons les poètes populaires nous tracer encore le tableau de cette lamentable époque; le Prêtre exilé vient de la peindre à sa manière; écoutons un jeune paysan qui s’est fait soldat. 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APPENDICE
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COMPLAINTE DE LA DAME DE NIZON


— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




Il n’y a pas longtemps, par une froide matinée de janvier, s’arrêtaient à ma porte deux pauvres paysannes des montagnes ; c’étaient de ces filles de l’Arèz qui vont tous les ans quêter au loin du chanvre qu’elles emportent chez elles pour le filer, au coin du feu, pendant les longues veillées d’hiver. Debout, devant chaque maison, leur baguette blanche à la main et leur besace en toile sur l’épaule, elles annoncent leur arrivée par des complaintes, seules fleurs dont elles puissent orner le seuil qui les reçoit en cette dure saison. Aucune n’ignore que parmi leurs chants de bienvenue, ceux-là me plaisent entre tous qui gardent le parfum du passé ; et cependant elles chantaient une complainte nouvelle. Mais les couplets, — elles le voyaient bien, — tombaient comme des larmes sur mon cœur.


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Hélas! hélas! elle est morte la dame du Plessix-Nizon ! Je vois comme un nuage noir qui cache entièrement le soleil.

— notre bonne petite mère, quand vous n’êtes plus, qui apaisera notre faim ? Qui nous donnera des vêtements et des remèdes ? Qui guérira nos plaies ?





KLEMVAN ITRON NIZON — I ES KERN E — AUaz! allaz! maro itron i — llormammik paour, pa n’emocli mui, Mauer ar Geukiz-a-Mzon! Piou dorro pelloc’ii lion naon-ni? Me wel evel ar c’iioummoulclu Pion roi d’e-omp dillad ha louzou? A guz ann heol a bep lu. I Tiou bareo hor gouUou?

Depuis la ville de Quimperlé jusqu’à Nizon, nous pleurions ; agenouillés au bord du chemin, pendant quatre lieues nous avons pleuré.

Nous avons pleuré, en suivant la charrette qui vous a conduite à la terre ; nous avons pleuré près de votre tombe, nous pleurerons pendant toute notre vie.

Quel deuil, hélas! au manoir! Quel deuil au pays, chère dame ! Adieu, notre mère douce et bonne, pourquoi nous avez-vous quittés ? —

— Pauvres, pauvres chéris ! vos pleurs sont au-dessus de toutes les louanges ; mais il ne faut pas pleurer quand notre mère est dans le bonheur ;

Quand elle est avec la sainte Vierge, avec Jésus et les apôtres, avec le saints et les saintes, avec ses deux filles, et son époux.

Le prêtre qui était près de son lit parlait pour elle d’une voix douce :
« Saints et saintes du ciel, venez recevoir mon âme ;

« Oh ! venez , afin que je puisse pour tout de bon aimer, avec vous, Dieu notre père, dans le Paradis, pendant l’éternité. »

C’est à ces mots qu’elle a passé.





Adal ar gcr a Gemperle Bêle Nizon ni a oele, E boidig anii heiil danulinct UeJ pedeir leo lion euz goelel; Goekt bon euz da hcul ar t’Iiarr Zo bel ouz bo kas d’ann douar ; Goelet bon euz étal bo pez Goela raimp epad bor buliez. Pebez kaoD, siouaz, er mancrl Pebez kaon er vio, ilinn fier! Kenavo, bor mamni dou^ ba mad; Perag oi;’b-ba deud d’bnr c’buital? — — Peorien, pnorien geiz, bo taclou Zo dreist ann hoU meuleudiou; Koulskoude ne ket red goela Pa ’ma bor mainni ebarz ar joa. Pa’ ma gand ar Wun’bcz ^alltel, Gand Jezuz bag ann Ebeitel Gand ar Zent bag ar Seiitezed, Gand be diou veic’b, gand he fried. Ar ))eleg étal hi’ gwele Gand cur vou ’z dous a lavare: « Sent ba senti^zed euz ann ne, Deud da zigemcr va ene; Deut ’ta, ma belliun evid mad Kaioiii, gan-c-lioc’b, Doue bon TaJ,. Ef Baradoz da virvikcn. » Neuze e tcuaz da dremenn.

Elle a passé doucement, comme en souriant, notre chère mère, comme si elle eût vu la porte du Paradis ouverte devant elle.

Celait la fête de Notre-Dame du Carmel, une belle fête pour mourir ! C’était le soir du vendredi, ce grand jour où mourut le Sauveur.

Cessez donc, chers pauvres, cessez de gémir ; ne pleurez pas, si vous l’aimez ; le blé était mûr, les anges l’ont coupé.

Le vieil arbre est tombé, le Maître a emporté son bien ; mais beaucoup de jeunes rejetons restent après lui très-serrés.

Les petits oiseaux pourront encore faire leurs nids sous les feuilles vertes, et chanter les louanges de Dieu qui ne laisse ni l’oiseau, ni l’homme dans le besoin.

Disons le De Profundis près de la tombe de la dame du Plessix, et qu’on écrive sur sa pierre : Ici repose la mère des pauvres.

L’auteur de cette complainte est un prêtre autrefois vicaire de la paroisse de Riec, qui aimait et aimera toujours la dame qui n’est plus.

Tant qu’il vivra il dira chaque matin un Memento pour sa vieille mère ; puisse-t-il aller la rejoindre dans le Paradis !





Tremenn e deuz prêt gnnd dousdcr, Evel c’hoarzin, hor inamm gcr; Evel m’e dife gwek-l dof Ar Barudoz il’ezhi digor. Edo gouil Muria-Gcirmcl Gouel du liuz evit mervel, Edo abaidaez ar gwener, Dcizbraz ma vaivaz ai- Zalvcr. Tavil ’ta, penrion geiz, tavit, Na oelil Uet, ma lie c’iiarit: SI ad da vedi a oa aiui ed .im elez ho di’uz lieii medet. Ar wezen goz a zo |iilet, He dra gaiid ar Mo-tr a zo et, Koulskoude mem a bbiil iaouaidi A jomm war lie Icrc’li slank-ha-slaiik An n (.’viiigou a iiellu c’iioaz iNo /ia diiidan ann deliou glaz, lia kaiia meuleudi Doue N;i loïk cvn na den dibourve. — I.e Leveromp ann De pTOfiindis Iti liez ilroii ai- GL’nkiz, ,1 iM o -kiivit war be men : A M . i;ma mamm An uiiOiilEN. Al- wri s ZO gret gand cur be!ek, lie kiire e narrez Riek, Ilag a uarn, liaga garo Da vikeii ann ilron varo. En ha ma jornino e buhez E 1 iva;o prli niintinviz El. Eur, mcnlu ’v:d be vainm goz Ma ’z ai gant hi d’ar Baradozl

NOTES


Ne méritait-elle pas d’être ainsi chantée, de l’être par un prêtre et par les pauvres gens de la Bretagne, celle dont la tendresse, au moment suprême, s’épuisa dans ce cri suppliant : « Mes enfants, si vous avez souvenir de ma mémoire, n’abandonnez jamais les pauvres ; secourez les affligés, les malades ; ayez compassion de la veuve et des petits orphelins ; mes chers enfants, pensez aux peines des laboureurs ; regardez le ciel plutôt que la terre, l’éternité plutôt que le temps. »

Son élégie n’avait-elle pas droit à une place parmi les chants dont elle a recueilli la fleur ?

L’auteur, l’ancien vicaire de Riec, le bon et vénérable curé d’Eskibien, M. Stanguénec, qui a prêté son cœur aux malheureux pour pleurer ma mère et la leur, me pardonnera d’avoir trahi sa reconnaissance : j’ai voulu lui prouver la mienne.


ÉPILOGUE

Arrivé à la fin de cette publication, ime réflexion me frappe qui m’impose un dernier devoir. Si les chants qu’on vient de lire offrent quelque inlérèt poétique ou historique , ils ne sont ni moins précieux ni moins instructifs, au point de vue philosophique et moral. Ils retracent, en effet, le tableau fidèle des mœurs, des idées, des croyances, des opinions, des goûts, des plaisirs et des peines du peuple breton, aux différentes époques de sa vie. Il s’y peint d’après nature, avec ses vertus et ses vices, sans s’inquiéter de certaim^s dif- formités qu’il n’aperçoit pas, et que l’art apprend à dissimuler par la manière de les éclairer. Le portrait n’est qu’ébauché, sans doute, mais il est frappant de vérité.

L’homme y paraît sous trois aspects qui correspondent aux trois catégories du Romancero de la Bretagne, savoir : aux poésies mytho- logiques, héroïques, historiques et aux ballades; aux chansons de fêtes et d’amour; aux légendes et aux chants religieux.

Les premières nous l’ont montré enfant, puis adolescent, puis parvenant à l’âge mûr ; les autres nous ont initié à sa vie domes- tique, les dernières à sa vie religieuse.

Résumons les traits saillants d’un caractère et d’une physionomie remarquables.

On se souvient de cet enfant, debout près d’un vieillard austère qui lui répète sa leçon : c’est l’Armoricain au début de l’existence sociale, et qu’un druide instruit. Or, Ihomme est un être enseigné : la semence morale déposée dans son âme n’y meurt point; elle s’y développe, elle fructifie , et l’on peut^ encore , après bfen des siècle, juger de h semence par les fruits. L’expérience le prouve, et le sujet qui nous occupe confirme les observations de l’expé- rience.

L’enseignement que le prêtre païen donne à son élève est sérieux, grave, sombre, et, avant tout, religieux. A peine celui-ci est né, qu’il voit autour de son berceau la Mort, la Douleur et la Néces- sité, divinités terribles qu’on lui dit d’adorer : soumis à h loi du destin, il les adore*; mais si le maître lui montre la souffrance comme le lot de l’humanité ici-bas, il fait en même temps bril- ler à ses yeux un royaume enchanté « plein de fruits d’or, de fleurs et de petits enfants qui rient; » et le cœur du jeune néo- phyte, fermé pour la terre, s’ouvre avec l’espérance pour un monde meilleur.

La même voie fleurie le mène à l’amour du merveilleux; son in- stituteur donne un aliment à ce penchant naturel à Ihomme en l’entretenant d’un monde mitoyen, peuplé d’esprits mystérieux des deux sexes, les uns nains, conq osant des breuvages magiques; les autres naines, dansant avec des fleurs dans les cheveux et des robes blanches, autour des fontaines, à la clarté de la lune. Frappé par ces fraîches images, l’enfant croira aux esprits, aux sorciers, aux fées, à l’influence des astres; il sera superstitieux et crédule.

Passant à un autre ordre d’idées, le maître apprend à son élève qu’un jour des vaisseaux étrangers descendirent sur les rivages de la patrie, et qu’ils la dévastèrent ; que les prêtres, pères et chefs du peuple, lurent égorgés, hormis un petit nombre qu’on voyait errer, fugitifs, avec des épées brisées, des robes ensanglantées, des béquilles. Et, devant ce tableau plus saisissant que celui devant lequel fit serment le jeune Annibal, l’enfant va jurer haine à mort aux étrangers, et protester qu’il défendra éternellement contre eux le culte de ses pères, les lois de son pays et son indépendance. De là naît dans son cœur, comme un doux fruit sur une tige amére, cet amour du sol natal et de la liberté, cet esprit de rési4auce opi- niâtre, ce dévouement aux chefs nationaux, et cet instinct con- servateur qu’il. ne perdra jamais.

La suite des siècles nous l’a fait voir mettant en pratique les divers enseignements du maître.

Un prince, ennemi et chrétien, le prend, l’enchaîne, lui crève les yeux, et il chante : « Je n’ai pas peur d’être tué; j’ai assez vécu; peu importe ce qui arrivera, ce qui doit être sera: il faut que tous meurent trois fois avant de se reposer pour jamais-. » Puis il pour- suit d’imprécations l’étranger, oppresseur de son culte et tyran de son pays. C’est le barbare aux passions effrénées, inspiré par une


1 Les séries. page 2 et suiv.

2 La prophétie de Cwenchlan, page 20 et suiv. haine aveugle que la raison ne peut ni blâmer ni absoudre. Ses vices ont le même caractère d’énergie sauvage que ses vertus. Chose étrange 1 ils ont un mobile semblable, ils sont sacrés comme elles. Les sens grossiers qu’il a reçus de la nature, le ciel froid et pluvieux ôous lequel il couche, la vie guerrière et rude qu’il mène, le dé- nùment presque complet où il se trouve des choses les plus né- cessaires au bien-être, la rareté des occasions qu’il a de se distraire des soucis de sa miséiable existence, tout le pousse à chercht^r les ’moyens les plus violents pour assouvir ses penchants brutaux : le pillage, l’ivresse et la danse les lui fournissent. Il pille donc, il danse et il boit*; et, en satisfaisant ainsi d’un même coup ses trois vices, l’amour du gain, l’amour des liqueurs fermentées et iamour de la danse, il croit sérieusement s’acquitter d’un double devoir envers ses dieux et son pays; car, d’une part, c’est le terri- toire ennemi qu’il ravage ; c’est le vin de l’étranger qu’il boit, et il le boit ^chose horrible à dire!) mêlé au sang de l’étranger lui-même; d’autre part, les rondes auxquelles il se livre sont saintes ; et ces rondes, ce vin, ce sang, il les offre en liolocauste au Dieu-soleil qui le bénit et lui sourit.

Pour qu’il puisse distinguer un jour le bien du mal, il faudra qu’un autre soleil l’éclairé, qu’un enseignement nouveau modifie celui qu’il a reçu, qu’une nouvelle loi vienne régler ses nobles instincts et met- Ire un frein à ses passions mauvaises.

Cette loi, il la subit, et le premier cri qui s’échappe au jour de la bataille, de son cœur où la foi du Christ commence de germer, est un défi jeté à la mort, du milieu des eaux sanglantes du baptême, une hymne où la résignation chrétienne triomphe déjà du fatalisme païen’-*. Le même sentiment éclate en ses paroles, quand la peste désole sa patrie : « La peste est au bout de ma maison, lorsque Dieu voudra, elle entrera, dit-il ; lorsqu’elle entrera, je sortirai ^. » Toute- fois, le christianisme pratique n’a pas encore pénétré dans ses mœurs ; les Hébreux étaient moins éloignés de la doctrine évangé- lique; ils disaient : « œil pour œil, et dent pour dent ; » lui, le dis- ciple des druides, il s’écrie, tout chrétien qu’il semble : « Cœur pour œil, et tète pour bras4. »

Ce langage atroce, justifié à ses yeux par l’amour du pays, il le tient et le traduit en actions pendant toute son enfance et pendant toute sa jeunesse. « Il voudrait, dit-il, écraser le cœur du roi en- nemi entre la terre et son talon )’ ; et, bravant une mort certaine, il marche seul contre mille; il suspend en trophée, au pommeau de la

1 Le vin des Gaulois et la danse du glaive, page 4S

2 La marche d’Arlhur, page 51.

3 La peste d’Elliant, page 53.

4 Page 30. selle de son cheval, comme à la porte de sa maison, la tête de l’étranger vaincu ; il rit (et serait blâmé de ne pas rire), il rit de bonheur en voyant l’herbe rougie du sang des oppresseurs de sa nation ; il se couche parmi leurs cadavres comme un lion rassasié au milieu d’un troupeau de daims égorgés, et il se délasse en les regardant [277]. Mais quel changement soudain s’est opéré en lui ? Voilà que ces mêmes yeux qu’un spectacle aussi effroyable a charmés versent des larmes de reconnaissance et de piété ! Le barbare tombe à genoux devant le Dieu qu’il a invoqué, et auquel il doit la victoire ; il lui élève des autels comme au soutien de son pays, comme à son protecteur, et la religion remporte sur lui un nouveau triomphe. Elle l’a rendu modeste au milieu du succès, elle lui inspirera la résignation dans les fers, elle le consoleia, elle lui donnera l’espoir ; et un jour que tout le monde l’auia oublié, que personne ne le reconnailra plus sous la casaque de plomb dont l’étranger Taura chargé ; un jour que sa barbe, devenue grise, descendra jusqu’à sa ceinture, et qu’il ressemblera à un chêne mort depuis sept ans, alors la foi passera sous les traits de la sainte patronne du pays ; elle le regardera, elle le reconnaîtra, elle pleurera, elle coupera ses chaînes, et lui, poussant son cri de guérie, il appellera son pays aux armes[278]. — Aux armes ! — répondent les guerriers. Et pour tribut, il offre aux ennemis la tête du gouverneur chargé de percevoir la taxe[279] ; il les moissonne comme le blé dans les champs, il les bat tomme la paille sur l’aire ; et, toujours dévoué, il chante en l’honneur de ses chefs nationaux un chant de triomphe qui s’étend depuis le mont Saint-Michel jusqu’aux vallées d’Elorn [280]. Mais malheur au lils de ses princes que les étrangers, tout vaincus qu’ils sont, emmènent prisonnier au delà des mers ! L’infortuné meurt de chagrin loin du pays natal ; et la nuit, lorsque les àines des martyrs du dévouement à la patrie viennent, à la clarté de la lune, sous la forme d’oiseaux blancs et noirs, avec une tache rouge au front, se percher sur un chêne au bord de la mer, et chanter, il ne chante pas : « Chantez, petits oiseaux, dit-il d’une voix douce et triste, vous n’êtes pas morts loin de la Bretagne[281] ! »

Malheur bientôt au peuple lui-même ! ses chefs de race disparaissent, sa jeunesse commence, rude, à l’école de princes étrangers. Les envahisseurs qu’ils attirent près d’eux lui fournissent l’occasion de montrer cruellement qu’il n’a rien perdu de son amour pour la patrie, de sa première audace, de son esprit d’indépendance. Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/625 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/626 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/627 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/628 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/629 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/630 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/631 Page:Barzaz Breiz, huitième édition.djvu/632



TABLE DES MATIÈRES




Pages
I
— Injustice des historiens du dernier siècle envers la poésie celtique. — Devoirs du critique 
 xi
II
— Des anciens bardes dans l’île de Bretagne : nécessité d’en parler au moins sommairement ; leur langue et la langue celtique, — leur caractère, religieux, national et civil, — leurs droits et leurs devoirs, leurs rapports avec les bardes gallois et armoricains, — leur décadence. — Bardes domestiques ; — ils émigrent, avec leurs chefs nationaux, en Armorique, aux cinquième et sixième siècles,— Du bardisme en Armorique pendant l’émigration, et postérieurement. — Taliésin. — Saint Sulio. — Hyvarnion. — Saint Hervé. — Gwenc’hlan. — Recherches sur l’histoire et les ouvrages de ce dernier. — Poésie druidique, poésie chrétienne. — Art et culture poétiques 
III
— Des bardes populaires au sixième siècle ; — attaqués par Taliésin. — Sa satire contre eux. — Divisés en kler, chanteurs ambulants, mendiants, poètes ecclésiastiques. — Auteurs : 1° de chants mythologiques, héroïques, historiques et de ballades ; 2° de chants de fêtes et d’amour ; 3° de chants religieux 
IV
— De la poésie populaire en général, — et de celle de la Bretagne en particulier. — Dans son principe ; — contemporaine, soit des événements, dans les chants héroïques et historiques, soit des sentiments, dans les chants domestiques et d’amour, soit des croyances, dans les légendes et les chants religieux. — Donne foi des poètes populaires — État actuel de la poésie populaire en Bretagne, garant de son état passé. — Quels sont les auteurs des chants historiques et des ballades ; — les meuniers, les tailleurs, les pillaouer ou chiffonniers, les mendiants, les bardes ambulants ; — leur vie ; — leurs rapports avec les bardes populaires du sixième siècle et avec les bardes primitifs. — Quels sont les auteurs des chants d’amour : — les tailleurs, les meuniers, les filles du peuple en général et surtout les kloer ; — leur vie, — leur identité avec les kler du sixième siècle. — Quels sont les auteurs des chants religieux : — les ecclésiastiques ; — leurs rapports avec les kloer
V
— De la poésie populaire de la Bretagne dans ses cléments constitutifs. — Les chants historiques, les chants d’amour et les chants religieux conviennent généralement aux époques où vécurent les personnages qu’ils mentionnent, — où eurent cours les sentiments qu’ils contiennent, — où régnèrent les croyances qu’ils révèlent. — Discussion et preuves. 
VI
— Du merveilleux dans la poésie populaire de la Bretagne. — Mythologie bretonne. — Principaux agents surnaturels de la poésie populaire de la Bretagne, — les fées et les nains; — leurs noms, leur nature, leurs attributs, leur forme, leurs costumes, leurs habitations, leur manière de vivre, leurs rapports avec les humains ; — leur analogie avec les fées et les nains des autres peuples ; — avec les anciennes divinités des peuples de race celtique et de l’Orient. 
 li
VII
— De la poésie populaire dans ses formes. — Chants historiques, chants de fêtes et d’amour, chants religieux. — Analogie de ses formes avec celles des poésies populaires des autres nations. — Union intime de la poésie et de la musique dans les chants populaires. — Versification bretonne, — fondée sur le mètre et la rime; — anciennes formes perdues. — Concordance parfaite de la forme rhythmique des chants populaires avec le principe et les éléments constitutifs de ces chants 
 lix
VIII
— De la langue des poètes populaires. — Grammaire et vocabulaire des Bretons. — Teinte moderne, sauf archaïsmes exceptionnels, du style des poésies populaires ; — on n’en peut rien arguer contre leur antiquité. 
 lxv
IX
— Des diverses altérations que subissent les poésies populaires. — Du respect du peuple pour ses vieilles traditions 
X
— Du rôle et de la mission des poètes populaires bretons aux différentes époques de l’histoire de Bretagne. Utilité pratique de la poésie populaire. — Théâtre habituel des chants des poètes populaires. — Fêtes profanes et religieuses 



PREMIÈRE PARTIE.
CHANTS MYTHOLOGIQUES, HÉROÏQUES, HISTORIQUES ET BALLADES.


Texte et traduction. Airs notés.
 57 vi
II. — 
 62 vi
III. — 
 63 vi
 73 vii
II. — 
 83 vii
 80 vii
IV. — 
 93 vii
V. — 
 98 vii
VI. — 
 100 vii
 130 ix
I. — 
 341 xxvi
 344 xxvi


DEUXIÈME PARTIE
CHANTS DE FÊTES ET CHANTS d’AMOUR.


Chants des Noces. 
 411 xxxii
II. — 
 417 xxxiii
 420 xxxiii
 470 xl


TROISIÈME PARTIE.
LÉGENDES ET CHANTS RELIGIEUX.


APPENDICE.


 523




CHANTS POPULAIRES


DE LA BRETAGNE


────


MUSIQUE
</noinclude>

LES SÉRIES

(AR RANNOU)


\relative c''
{
\time 2/4
\key g \minor
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\tempo \markup { \italic Allegro.}

d8 d d d | c c a4 | d8 d d d
\break
c8 c a4 | d8 d d d | c c a4
\break
g8. g16 a8 a | d d4. | c8. c16 c8 a
\break
bes4 g\fermata | r4 r8 g | g ([ fis]) g a | bes4 a8 g
\break
g ([ fis]) g a | bes4 a8 g | g ([ fis]) g a
\break
bes4 a8 r | d8 d d d | c c a4
\break
d8 d d d | ees ees a,4 | d8 d d d | c c a4
\break
g8. g16 a8 a | d d4. | c8. c16 c8 a | bes4 g\fermata \bar "||"
}
\addlyrics {
Da -- ik, mab gwenn | Drouiz; o -- re; | Da -- ik, pe -- tra
\break
fell d’id -- de? pe -- tra ga -- ninn -- me d’id -- de?
\break
—Kan d’in euz a eur rann, Ken a ouf -- enn
\break
bre -- man. —Heb rann ar Red heb ken: An-
\break
-kou, tad ann An ken; Ne -- tra kent -- ne 
\break
tra ken. —Da -- ik, mab gwenn Drouiz; o -- re;
\break
Da -- ik, pe -- tra fell d’id -- de? pe -- tra ga -- ninn -- me d’id -- de?
\break
−Kan d’in euz a zaou rann, Ken a ouf -- enn bre -- man.
}

LA PROPHÉTIE DE GWENC’HLAN.

(DIOUGAN GWENC’HLAN)



\relative c''
{
\key fis \minor
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\tempo \markup { \italic Maestoso.}
\partial 4*1

fis, | cis' cis cis cis | cis2 cis4 ( b)
\break
b2 ( cis4) fis, | cis' cis cis cis | cis2 cis4 ( b) | b2 ( cis4\fermata) fis,
\break
a \stemUp b \stemNeutral cis cis | cis2 cis4 ( fis,) | fis2 ( eis4) cis
\break
fis gis a \stemUp b | \stemNeutral cis ( b) a ( gis) | fis2  r4 \bar "||"
}
\addlyrics {
Pa guz ann heol, pa goenv ar
\break
mor, Me oar ka -- na war dreuz ma dor. Pa
\break
guz ann heol, pa goenv ar mor; me
\break
oar ka -- na war dreuz ma dor.
}


LE SEIGNEUR NANN ET LA FÉE

(AOTROU NANN HAG AR GORRIGAN.)



\relative c''
{
\key g \minor
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\tempo \markup { \italic Andantino.}

f,2 g4. c8 | \appoggiatura c4 bes2. r8 f | g2 \appoggiatura g8 c2
\break
c2 ( bes4) r | a ( \stemUp bes) \stemNeutral c c | g2. f4 | ees2 f | g1
\break
f2 g4. f8 | bes2 d | \stemUp c8 ( [ bes ] a4 ~ a4.) \stemDown c8 | bes2. r4 \bar "||"
}
\addlyrics {
Ann ao -- trou Nann hag he bri-
\break
-et, ia -- ouan -- kik -- flamm oent di -- me -- zet,
\break
ia -- ouan -- kik -- flamm dis -- par -- -- ti -- et.
}

L’ENFANT SUPPOSÉ

(AR BUGEL LAEC’HIET.)


\relative c'
{
\key f \minor
\autoBeamOff
\clef treble
\tempo \markup { \italic Andantino.}
\override Rest #'style = #'classical
\override Score.BarNumber #'break-visibility = ##(#f #f #f)
\partial 4*1
e4 \bar "|" f bes  \bar "|" aes2 ( \bar "|" g4) f8 [ e]  \bar "|"  f4 bes  \bar "|"
\break
aes2 ( \bar "|" g4) c, \bar "|"  f g  \bar "|"  aes g  \bar "|"  f2  \bar "|"  ees  \bar "|"  c ~  \bar "|"
\break
 c4 c  \bar "|"  f g  \bar "|"  aes g8 ( [aes])  \bar "|"  bes2   \bar "|"  \appoggiatura aes4 g2  \bar "|"  f r4  \bar "||"
}
\addlyrics {
Ma -- ri goant a zo keu -- zi -- et
he Lo -- ik ker e deuz kol -- let_;
gand ar Gor -- ri -- gan e -- ma eet.
}



LES NAINS

(AR C’HORRED.)


\relative c''
{
\key bes \major
\autoBeamOff
\clef treble
\tempo \markup { \italic Andantino.}
\override Rest #'style = #'classical
\time 2/4

bes8. bes16 bes8. bes16 | c4 c | f2
\break
f8. f16 f8. d16 | ees4 c | ees8. ees16 ees8. c16
\break
des4 c | bes8. bes16 bes8. bes16 | c4 c | f2
\break
f8. ees16 d8. ees16 | c4 d | bes2
\bar "||"
}
\addlyrics {
Pas -- kou -- hir, ar c’he -- me -- ner…
Ai_! aou ta_! ai_! aou ta_! ai_! aou ta_! ai_!
aou ta_! Zo eet da o -- ber al laer, 
A -- bar -- dae -- noz di -- gwe -- ner.
}
</noinclude>

SUBMERSION DE LA VILLE D’IS

(LIVADEN GERIZ.)


\relative c''
{
\time 3/4
\key c \major
\autoBeamOff
\clef treble
\tempo \markup { \italic Andante.}
\override Rest #'style = #'classical
\partial 4

r8 c | d e16 ([ d ]) c4. c8 | d e16 ([ d ]) c4 r8 c |
\break
d8 e c a c a | a4 ( g ) r8 c |
\break
d8 e c a d c16 [ b ] | c2 \bar "||"
}
\addlyrics {
Ha gle -- vaz -- te, ha gle -- vaz -- te Pez
\break
a la -- va -- raz den Dou -- e D’ar
\break
rou -- e Grad -- lon enn Is be?
}


LE VIN DES GAULOIS

(GWIN AR C’HALLAOUED.)


\relative c''
{
\time 2/4
\key c \major
\autoBeamOff
\clef treble
\tempo \markup { \italic Allegretto}
\override Rest #'style = #'classical

\bar "|:" e8 e d e | a, a a a
\break
e'8 e d e | a,4 r \bar ":|" a c | a8 c b4
\break
b8 c d e | a, a a4 | a c
\break
a8 c b4 | b8 c d e | a,4 r \bar "||"
}

\addlyrics {
Gwell eo gwin gwenn bar Na mou -- ar;
\break
Gwell eo gwin gwenn bar. Tan! tan! dir! oh! dir!
\break
tan! tan! dir! ha tan! Tann! tann! dir! ha 
\break
tonn! tonn! tann! tir ha tir ha tann!
}

LA MARCHE D’ARTHUR

(BALE ARZUR)


\relative c''
{
\key g \minor
\autoBeamOff
\clef treble
\time 2/4
\tempo \markup { \italic Energico}
\partial 8

f,8 | \times 2/3 { bes4 a g } | f2 ~ | f4 f | \times 2/3 { bes4 a g }
\break
f2 ~ | f4 f | bes4. g8 | f4. d8 | \times 2/3 { ees4 f g }
\break
f4. f8 | bes4. c8 | d4. ees8 | d4. c8 | \appoggiatura c8 bes4 r8 
\bar "||"
}

\addlyrics {
Deomp, deomp, __ deomp, deomp, deomp, deomp __ d’ar
gad! Deomp kar, deomp breur, deomp map, __ deomp
tad! Deomp, deomp, deomp holl deomp ta, tud vad!
}


LA PESTE D’ELLIANT

(BOSEN ELLIANT.)


\relative c''
{
\autoBeamOff
\clef treble
\key g \major
\tempo \markup { \italic Maestoso.}
\time 2/2
\partial 4

d,4 | g2 a | a4 g8 ([ a]) b4 b \bar "||" 
\break
\time 2/4 a d, \bar "||" \time 2/2 g2 a | a4 g8 ([ a]) b4 b 
\break
a2. d,4 | g2 a | a4 g8 ([ fis]) e4 \appoggiatura fis8 e4
\break
\time 2/4 d e8 ([ fis]) \bar "||" \time 2/2 g2 a | a4 g8 ([ fis]) e4 fis | g2 r4 \bar "||"
}
\addlyrics {
Tre Lan -- go -- len hag ar Fa --
ouet, Eur Barz san -- tel a vez ka --
vet; Eur Barz san -- tel a vez ka --
vet; Hag hen Tad Ra -- si -- an han -- vet.
}

MERLIN AU BERCEAU

(MARZIN ENN HE GAVEL)


\relative c''
{
\time 6/8
\autoBeamOff
\clef treble
\tempo \markup { \italic Andantino}
\partial 8

a8 | a4 a8 g4 g8 | c4 \stemUp b8 \stemNeutral a4 a8
\break
a4 a8 g4 g8 | c4 d8 a4\fermata g8 | a4 a8 a4 a8
\break
g4 f8 e4\fermata d8 | e4 a8 a4 g8 | f e f d4 c8
\break
e4 a8 a4 g8 | f e f d4. \bar "||"
}
\addlyrics {
Bre -- ma tri -- zek miz ha teir zun, Bre --
ma tri -- zek miz ha teir zun E oann din -- dan ar
c’hoad e hun Oh! hun e -- ta, va ma -- bik, va ma -- bik;
Hun e -- ta, tou -- tou -- ik lal -- la.
}


MERLIN-DVIN-MERLIN-BARDE

(MARZIN-DIVINOUR-MARZIN-BARZ)


\relative c''
{
\time 2/4
\autoBeamOff
\clef treble
\key g \major
\tempo \markup { \italic Allegro.}
\partial 8

g8 | g4. g8 | d'4. c8 | b4 e | e ( d8) d8
\break
d8. ([e16]) d8. ([c16]) | b4 a | g b | 
\cadenzaOn 
a8. ([g16]) fis4. g8 \cadenzaOff \bar "|" a4 r 
\break
\tempo \markup { \italic Presto.}
\cadenzaOn \stemUp g8 g16 b8. b16 \cadenzaOff \bar "|" \cadenzaOn a8. a16 g4 \cadenzaOff \bar "|" \cadenzaOn g8 g16 a8 a16 g4 r8 \bar "||"
}
\addlyrics {
Mar -- zin, Mar -- zin, pe -- lec’h it -- hu, Ken
beu -- re -- ze, gand ho ki du. Iou! iou! ou!
Iou! iou! ou! iou! ou! iou! ou! iou! iou! ou! iou! ou!
}

CONVERSION DE MERLIN.

(DISTRO MARZIN)


\version "2.20.0"
\relative c'
{
\time 3/4
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\key a \major
\tempo \markup { \italic Andante.}
\omit Score.BarNumber
\partial 4*1

e4 | a a a | fis gis a
\break
b\fermata r a | b cis8. b16 b4\fermata | a fis8. [ fis16] e4
\break
a b cis8. [ b16] | b2.\fermata | a4 fis8. [ fis16] e4
\bar "||"
}
\addlyrics {
Ka -- do o vont gand ar c’hoat
don, Gant han he gloc’ hik sklint o son 
Gant han 
\set ignoreMelismata = ##t
he gloc’ 
\unset ignoreMelismata
hik sklint o son. 
}

LEZ-BREIZ.


\version "2.20.0"
\relative c''
{
\time 2/4
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\key g \major
\omit Score.BarNumber
\tempo \markup { \italic Marziale}

g8. a16 b8. b16 | b4 d4
\break
g,8. a16 g8 [ fis] | r4 r8 d | g8. ([ a16]) \stemUp b8. a16 
\break
a4 a | e8. fis16 e4 ~ ( d4) r8 d
\break
g8. ([ a16]) b8. a16 | \stemNeutral b4 d8. ([ c16]) | b4 a | \appoggiatura a8 g2 
\bar "||"
}
\addlyrics {
Pa oa potr Lez -- Breiz e 
ti he vamm, Eu de voe bet
eur pe -- dez est -- lamm, En --
de -- voe bet eur pe -- dez est -- lamm. 
}

LE TRIBUT DE NOMÉNOÉ.

(DROUK KINNIG NEUMENOIOU)


\relative c''
{
\time 2/4
\autoBeamOff
\clef treble
\key c \minor
\tempo \markup { \italic Andante}
\dynamicUp
\omit Score.BarNumber
\partial 8*1

g8 | c4. ees8 | d8. c16 d8. ees16 | d4 r8 g, 
\break
c4. ees8 | d8. c16 d8. c16 | bes4 r8. c16\ff | d4\fermata r8 g, 
\break
c4. ees8 | d c d ees | \appoggiatura{[ees16 d16]} c4.
\bar "||"
}
\addlyrics {
Ann aour ieo -- ten a zo falc’h -- et; Bru
men -- ni rak -- tal eu deuz gret. —Ar -- gad! —Bru 
men -- ni rak -- tal eu deuz gret. 
}


ALAIN-LE-RENARD.

(ALAN AL LOUARN)


\relative c''
{
\time 6/8
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\key c \major
\omit Score.BarNumber
\tempo \markup { \italic { Allegro ma non troppo}}

c8 d e c ([ d]) e | d ([ c]) b c d e |
\break
c ([ d]) e d4.\fermata | c8 d e c ([ d]) e | d\fermata r r r4 g,8
\break
c4. d8 e d | c ([ d bes]) a4 r8 | c \stemUp bes a g ([ a]) bes | 
\break
\time 3/8
g ([ a]) bes \bar "||" 
\time 6/8 \stemNeutral
c4. d8 e d 
\break
c ([ d bes]) a4. | c8 bes a g ([ a]) bes! | g8\fermata r8 r4 r8 
\bar "||"
}
\addlyrics {
Al Lou -- arn bar -- veg a glip, glip, glip, glip, 
glip er c’hoad; glip, glip, glip, glip er c’hoad. Goa --
ko -- ni -- kled a -- rall -- vro! Lemm dremm he zaou -- la --
gad! Goa ko -- ni -- kled a --
rall -- vro! Lemm dremm he zaou -- la -- gad.
}

BRAN.


\version "2.20.0"
\relative c'
{
\time 3/4
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\key a \major
\tempo \markup { \italic Religioso. }
\omit Score.BarNumber
\partial 8

e8 | fis8. [ gis16] a4^ (a8.) [ e16]
\break
fis8. [ gis16] a4. a8 | a8. [ a16] a4 e
\break
cis8 [ d] e4. e8 | a8. [ gis16] fis4 \stemUp b4 | \stemNeutral cis8. [ b16] a4 r
\bar "||"
}
\addlyrics {
Mar -- 
\set ignoreMelismata = ##t
c’hek Bran -- a  _ zo 
bet -- ti -- zet; Rag e Kad Ker -- loan 
e ma bet. Rag e Kad Ker loan e ma bet.
\unset ignoreMelismata
}


LE FAUCON..

(AR FALC’HON.)


\version "2.20.0"
\relative c'
{
\time 12/8
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\key a \minor
\tempo \markup { \italic Andante}
\omit Score.BarNumber
\partial 8*1

e8 | a4 b8 c2 ( c8) b d4 c8
\break
\time 9/8 
c4. ( b2 b8) e,
\bar "||"
\time 12/8
a4 \stemUp b8 \stemNeutral c2 ( c8) b d4 c8
\break
\time 9/8 
c4. ( b2 b8) e,
\bar "||"
\time 12/8
a4 \stemUp b8 c4. a2. | a4 b8 a4. ( g2.) 
\break
a2 g8 fis e4 a8 a b gis | a2. ( a4.) r4
\bar "||"
}
\addlyrics {
Ta -- get ar -- tar gand ar fal 
c’hong; gand ar gotte -- rez la --zet ar 
c’hon; La -- zet ar c’hon, gwas -- ket ann dud.
Ann -- dud paour e -- vel lo -- e -- ned mud. 
}

HÉLOISE ET ABAILARD.

(LOIZA HAG ABALARD)


\relative c'
{
\time 3/4
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\key g \major
\omit Score.BarNumber
\tempo \markup { \italic Andantino}
\partial 4

d'8 [( e]) | d2 d8 [( c]) \bar "||" \numericTimeSignature \time 2/4 b4 e \bar "||" \numericTimeSignature \time 3/4 e d d8 [( e)]
\break
d2 d8 [( c]) \bar "||" \numericTimeSignature \time 2/4 b4 e \bar "||" \numericTimeSignature \time 3/4 e4 ( d8) r8 d8( e) | d2 d8 [( c])
\break
\numericTimeSignature \time 2/4 b4 e \bar "||" \numericTimeSignature \time 3/4 e4 ( d8) r8\fermata d4 | d2 d4
\break
\numericTimeSignature \time 2/4 d4 d \bar "||" \numericTimeSignature \time 3/4 b4 g a | \stemUp b2 b4
\break
b4 \stemNeutral a8. g16 a4 ( a) r4\fermata d | d2 d4 \bar "||" \numericTimeSignature \time 2/4 d4 d
\break
\numericTimeSignature \time 3/4 \stemUp b \stemNeutral g a | b ( c) b | b2 a4 | \appoggiatura a g2 \bar "||"
}
\addlyrics {
Ne oann ne -- met daou -- zek vloa pa 
gui -- tiz ti ma zad, pa gui -- tiz 
ti ma zad. Pa oann oet 
gand ma c’hloa -- rek, La la lan 
la la ri la Pa oann oet gand ma 
c’hloa -- rek, ma A -- ba -- lard -- ik mad.
}



LE RETOUR D’ANGLETERRE.

(DISTRO EUZ A VRO-ZAOZ.)


\relative c'
{
\time 3/4
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\key a \minor
\omit Score.BarNumber
\tempo \markup { \italic Andante}
\partial 4

e4 | a4. c8 c e | d16 [( c)] b8 r8 r4 e8
\break
a,4. a8 \tuplet 3/2 {gis [( a b)]} | a2 r8 e | a4. c8 c e
\break
d16 [(c)] b8 r8 r4 e8 | a,4. a8 \times 2/3 {gis [(a b)]}
\break
a4 r4 r8 a8 | e'4. d8 \tuplet 3/2 {f [(e d)]} | c2 r8 d8
\break
e4. d8 c d | c2 r8 d8 | d4. c8 d e
\break
d16[( c)] b4 r4 e8 | a,4. a8 \tuplet 3/2 {gis [(a b)]} | a2
}

\addlyrics {
E tre par -- rez Poul -- der -- gat ha
par -- rez 
\set ignoreMelismata = ##t
Plou  --- a --
\set ignoreMelismata = ##t
re, Ez euz tud -- jen -- til
iaou _ ang o  se -- vel 
\set ignoreMelismata = ##t
eunn   \skip 1  ar --
\unset ignoreMelismata
-_me, E -- vit mo 
\set ignoreMelismata = ##t
net d’ar bre --
\unset ignoreMelismata
zel, din
dan mab ann Du -- kez, En deuz das tu met
kalz tud euz a beb 
\set ignoreMelismata = ##t
korn  \skip 1 a 
\unset ignoreMelismata
Vreiz.
}

L’ÉPOUSE DU CROISÉ.

(GREG AR CHROAZOUR.)


\relative c'
{
\time 6/8
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\key f \major
\tempo \markup { \italic Allegretto}
\partial 8

d8 | a'4. a8 b a | g4. g8 c b
\break
a [( b)] c \melisma a [( b)] \melismaEnd g | a4. a8 bes a | g4. g8 c bes
\break
a [( bes)] c a4 r8 \bar "||" r4 r8 r4 d,8 | a'4. a8 \stemUp bes a
\break
g4. e8 f g | g r f e [( f)] g
\break
a4. a8 bes a | g4. e8 f g | f4 e8 \appoggiatura e d4
}

\addlyrics {
Keit a vinn er bre -- zel lec’h eo red 
d’in monet, Da biou e ro -- inn -- me ma dou -- sik
da vi -- ret_? Di -- ga -- res -- hi d’am
zi, va breur kaer, mar ke -- ret me
hi la -- kai e kampr gand va ze -- me -- ze -- led.
}

LE ROSSIGNOL.

(ANN EOSTIK.)


\version "2.20.0"
\relative c''
{
\time 2/4
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\key g \major
\omit Score.BarNumber
\tempo \markup { \italic "Allegro vivace."}
\partial 4

g4 | a b | g r | c ( b)
\break
c d | a g | a b | g r
\break
c ( b) | c d | a\fermata r8 g | a4 b
\break
g a | d, e | f2 (e4) g
\break
a2 | b4 ( a) | g a | f e | d \bar "||"
}
\addlyrics {
Greg iaou -- ang a Zant --
Ma -- lo, deac’h Greg iaou -- ang a
Zant -- Ma -- lo, deac’h, D’he fe -- nestr
a oe -- le, d’ann neac’h, -- D’he
fe -- nestr a oe -- le, d’ann neac’h
}



LA FIANCÉE DE SATAN.

(AR PLAC’H DIMEZET GAND SATAN.)


\version "2.20.0"

\relative c'
{
\autoBeamOff
\time 4/4
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\key g \major
\omit Score.BarNumber
\tempo \markup { \italic Maestoso.}

e8[ g] \stemUp b4 a8[ g] a8[ a] | b4 e,4 r fis8[ g] |
\break
a[ fis] g[ fis] e[ dis] e4 | fis8[ g] a[ fis] b4.\fermata a8 | g[ fis]  e2 r4 \bar "||"
}
\addlyrics {
\set ignoreMelismata = ##t
Se la ouit 
\unset ignoreMelismata
holl, 
\set ignoreMelismata = ##t
bi -- han 
ha -- braz, 
Ar barz
ba -- le,
er eur wech \skip 1 c’hoaz,Ar 
\unset ignoreMelismata
barz  ba -- leer eur wech c’hoaz
}



\header {
  tagline = ##f
}

LE FRÈRE DE LAIT.

(AR BREUR MAGER.)


\relative c'
{
\time 6/8
\autoBeamOff
\clef treble
\key f \major
\tempo \markup { \italic Andante}
\partial 8

f8 | c'4 c8 d4 d8 | c4. c4 c8
\break
d4 d8 d8 ([ e8]) d8 | c4 ( bes8) a4 a8
\break
a4 c8 c8 [( bes)] | a8 g4. (g4) c8 | c4 c8 c4 c8
\break
a4 (g8) f4 g8 | a4 c8 c8 (bes) a8
\break
g4. ( g4) c8 | c4 c8 c4 bes8 | a4 (g8) f
}

\addlyrics {
Bra oan merc’h di -- jen -- til a
oa dre -- ma tro -- war -- dro, eur
pla c’hik tri -- ouec’h vloa, Gwen -- no -- la -- ik he
ha -- no, eur pla -- c’hik tri -- ouec’h
vloa, Gwen -- no -- la -- ik he ha no.
}

LE CLERC DE ROHAN.

(KLOAREK ROHAN.)



\relative c'
{
\autoBeamOff
\clef treble
\tempo \markup { \italic Maestoso.}
\partial 8

c'8 | a4. b8 c8. c16 e8. e16 | d8. d16 c8 c8 a4. b8
\break
c8. c16 e8. e16 d4. a8 | a8 b8 c8 d8 c8. b16 a4
}
\addlyrics {
Merc’hik koantig euz a Ro-han; Allaz Merc’hik koan --
tig eur a Rohan Ne oa merc’h nemet hi u-nan
}

LES TROIS MOINES ROUGES.

(ANN TRI MANAC’H RUZ)


\relative c''
{
\key g \minor
\autoBeamOff
\clef treble
\override Staff.TimeSignature #'style = #'single-digit
\time 3/4
\override Rest #'style = #'classical
\tempo \markup { \italic Andante}

d4 d4 c4 | d2 c4 | c8 ([ bes]) a2
\break
c4 c4 a4 | bes2 a4 | \appoggiatura a8 g2. | d'4 d4 c4
\break
d2 c4 | c8 ([ bes]) a2 | c4 c4 a4 | bes2 a4
\break
\appoggiatura a8 g2 r4 | g4 a4 bes4 | c2 bes4 | bes4 a4 bes4
\break
c2 d4 \bar "||" \override Staff.TimeSignature #'style = #'single-digit
\time 3/4 d4 ( c) bes | a2. | d4 d4 c4
\break
d2 c4 | c8 ([ bes]) a2 | c4 c4 a4 | bes2 a4 | \appoggiatura a8 g2. \bar "||"
}

\addlyrics {
Kre -- na rann  em’ i -- ze li, 
kre -- na gant ar c’hla -- c’har, o we -- let 
ar gwall -- eu -- riou a sko gand ann dou --
ar, O son -- jal d’ann tol heu -- zuz zo
ne -- ve c’hoar -- ve -- zet War -- dro ar
ger a Gem -- per, eur bloa zo tre -- me -- net. 
}

LE COMBAT DES TRENTE.

(STOURM ANN TREGONT.)


\relative c'
{
\time 6/8
\autoBeamOff
\clef treble
\key a \major
\tempo \markup { \italic Energico. }
\partial 8*3

e8 [ fis8. gis16] | a4 a8 a4 a8 | a4 a8 a4 cis8
\break
cis4 b8 a4 fis8 | e4. e'8 e8. d16 | b4 b8 d4 cis8
\break
b4 a8 b8 cis16 | a4 gis8 fis4 gis8 | a4.
}
\addlyrics {
Ar miz meurs gand he vor -- zo -- liou, A zeu da 
skei war hon no -- rioù; Ar gwe a bleg gant glao a --
buill; Ann doen a strakl gant ar gri -- zil
}
JEANNE-LA-FLAMME se chante sur le même air.

L'HERMINE.

(ANN ERMINIK.)


\relative c''
{
\time 2/4
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\key g \major
\tempo \markup { \italic "Allegro vivace."}
\partial 8

g8 | g b b g | a fis g g
\break
g b b g | a fis g g | g b b g
\break
a fis g g | g b b g | a fis g r
\break
g8. a16 b8 c | d4\staccatissimo a | c8 b a g16 r
\break
c8 b a g16 r | g8. a16 b8 c | d4\staccatissimo a
\break
b8 g fis g | a fis g\fermata \bar "||"
}
\addlyrics {
Ann de -- liou zi -- gor enn de -- ro kent
e -- vid di ge -- ri er fao; Ann de -- liou zi -- gor
enn de -- ro kent e -- vid di ge -- ri er fao
Bleiz a c’hed ann ta -- ro… o -- sa skes! skes!
o -- sa skes! skes! Bleiz a c’hed ann ta -- ro;
Deuz dek mer -- vel a rai nao.
}

MORT DE PONCALEK

(MARO PONTKALEK)


\relative c''
{
\key g \minor
\autoBeamOff
\clef treble
\time 6/8
\tempo \markup { \italic Sherzando}
\override Rest #'style = #'classical
\partial 8

ees,8 | g4 a8 bes4 c8 | a4 bes8 g4.
\break
bes4 bes8 a8 [ g fis] | g4 g8 r4 g8
\break
bes4 c8 d4 c8 | f4 ees8 d4 d8
\break
d4 d8 d [ ees d] | c [d c] bes4.
\break
c4 c8 c8 d8 f,4 | g fis g4. \bar "||"
}

\addlyrics {
Eur wer -- zeen ne -- ve zo sa -- vet;
Trai -- tour! ah!malloz d’id -- ta! War
mar -- kiz Pont -- ka -- lek eo gret;
Trai -- tour! ah! mal -- loz d’id! mal -- loz d’id!
Trai -- tour! ah! mal -- loz d’id ah!
}

LE COMBAT DE ST CAST.

(EMGANN St KAST)

se chante sur l’air du SIÈGE DE GUINGAMP. Page XX.

IANNIK SKOLAN

\relative c''
{
\key fis \minor
\autoBeamOff
\clef treble
\tempo \markup { \italic Triste.}
\time 3/4

fis, a8 [gis8] fis4 | cis'8 [b8] a [b] cis4
\break
fis, a8 gis fis4 | cis'8 [b8] a [b] cis4
\break
cis8 d cis8. [\appoggiatura b8 b16] a4 | cis8 [d] cis b a4
\break
fis8. [fis16] a8. [b16] cis8. [b8] | b [a16] a8. [gis16] fis4  \bar "||"
}
\addlyrics {
Tro ma ve e sar -- re enn de
\break
Teu -- e enn dru -- fe -- reh du -- me.
\break
Pe -- za enn dru -- de -- reh enn ti
\break
Doc'h enn holl de -- fe jo -- to -- ri
}

LE PARDON DE ST FIACRE.

(PARDON ST FIAKR.)


\relative c''
{
\autoBeamOff
\clef treble
\override Rest #'style = #'classical
\tempo \markup { \italic Triste.}
\time 3/4
\partial 8*1

b8 | b [a] \stemUp b4 b8 a16 [g]
\break
f8 [a] a f g [f] | \appoggiatura f4 e r r8 \stemDown b'
}
\addlyrics {
Tos -- tait holl, tud ia -- ouang
\break
ha c'hui re goz i -- ve. Hag
\break
e klefot eur gentel zo sa -- vet a ne -- ve war
\break
benn eunn denn ia ouank flamm a bar -- rez Langouet En
\break
deuz kollet he vuhe dre zorn he vi -- gno -- ned.
}
LE CHANT DES TRÉPASSÉS.

(KANAOUEN ANN ANAON)

Ban tad ar mab ar spered glau! lec’hed

mad d’hoc’h tud ann ti-man, lec’lied mad dlioc li War boez

hor penn: Deudomp d’ho la kat er be - den


L’ENFER

(ANN IFERN)

Dis - ken-nomp holl, Kris - te - nien, enn

I - fern da we - let Ar aa-nerez est - lammuz euz

ann e-iieoii dao-net Pe - re zo dre wir Dou - e dal-

c’het e-barz ann tan, o - ve - za gret gwall

zis -pipi euz he c’iiraz er bed - raan. LE PARADIS.

(AR. BARADOZ.)


APPENDICE.

LA COMPLAINTE DE LA DAME DE NIZON.

(KLEMVAN ITRON IIIZON)

se chante sur l'air de LA PESTE Q ELLIANT Page V

  1. M. Sainte-Beuve.
  2. Bretonische Volsklieder. Koln, 1859.
  3. Volsklieder aus der Bretagne. Tubingue, 1841.
  4. Ballads and Songs of Bittany. London, 1865.
  5. J. J. Ampère, Histoire littéraire de la France, t. I, p. 78.
  6. Dictionnaire Breton, préface de D. Taillandier, religieux bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, p. 9.
  7. Lingua mihi ignota et turpis. (Epist.)
  8. Essai sur l’histoire de la langue bretonne depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, servant d’introduction aux Dictionnaires français-breton et breton-français et à la Grammaire de le Gonidec, 2 vol. in-4o.
  9. A l’inappréciable Grammatica celtica de Zeuss, il faut joindre les belles études de Jacob Grimm, de Gluck, Diefenbach, Adolphe Pietet et Whitley Stokes
  10. Bardus, gallice, cantor appellatur. (Pomponius Festus, lib. II.)
  11. Disciplina in Britannia reperta. (Caæsar, De Bello Gallico, lib, VI.)
  12. Strabon, Geog., IV, p. 248.
  13. Βορεάδας. Un critique allemand propose de lire Βάρδους. En tout cas, ces ministres du Soleil ne peuvent être que des bardes. Elien le reconnait formellement en traduisant Βορεάδας par Ποήτας. (XI. H. A. et Diod. Sic, éd. Petr. Wess., t. I, liv. II, p. 159.)
  14. Diod., ib., p. 159.
  15. Οὕς μὲν ὑμνοῦσι οὕς δὲ βλασφημοῦσι. (Diod., liv. V.)
  16. Myvyrian Archaiology of Wales, t. III, p. 291.
  17. In Galliam translata esse existimatur. (Cæsar, lib. VI.)
  18. Non usquequaque utuntur lingua, sed paululum variata. (Strabon, Géog.)
  19. Beleni Ædituus. Sur le sens à donner à ce mot, voy. Horace, ép. II, I, 230.
  20. Myvyrian, t. I, p. 26 et 30. Cf. Prudence : non bardus pater aut avus augur Rem docuere Dei (Apoth. v. 296).
  21. Ibid., p. 23, 27, passim.
  22. Ibid., t. I, p. 4, 19, 35, 57, passim.
  23. Celeusmatis vice sub velorum finibus cantantes. (Gildas, De Excidio Britanniæ.)
  24. Spoliala emarcuit Britannia. (Henric. Hutindon, ap. D. Morice, preuves, t. 1, ocl. 164
  25. Myvyrian, t. I. p. 26, 30, 34.
  26. Venit enim noviter de partibus Armoricanis,
    Dulcia quo didicit sapientis dogmata Gildæ.

    Vita Merlini Caledoniensis, p. 28.
  27. Taliesinus, bardus, filius Onis, fatidicus præsagacissimus qui per divinationem, præconio mirabili fortunatas vitas et infortunatas disserebat fortunatorum hominum et infortunatorum per fatidica verba. (Ingomar, ap. Chron. Briocense. Biblioth. reg., Mss no 6003.)
  28. Ad provinciam Waroki ad Locum Gildæ (Lok Gweltas?) ubi erat peregrinus et exul. (Ibid.)
  29. D. Lobineau, Vie des saints de Bretagne, p. 253, 2e édit, t. I, et le Myvyrian, t. I, p. 200.
  30. Vie des saints de Bretagne, p. 145. Cf. La Légende celtique, 3e édition, et la vieille légende latine du Portefeuille des Blancs-Manteaux, t. XXXVIII, fol. 857.
  31. D. Lobineau, ibid., p. 264. Cf. La Légende celtique.
  32. Voyez le Druide et l’ Enfant, p. 1.
  33. Ibid., p. 13. Sur cette contre-partie chrétienne et sa popularité dans toute la France au moyen âge, V. Stober, Elsassiches Volksbüchlein, p. 147 ; Pr. Tarbé, Romancero de Champagne, t. I, p. 5 ; et J. Bugeaud, Chants popul. de l’Ouest, t. II, p. 273.
  34. La Danse du glaive, p. 74.
  35. Myvyrian, t. I, p. 55 et 56.
  36. Laudibus in longum, vates, dimittitis ævum,
    Plurima, securi, fudistis carmina, bardi.

    (Pharsal., lib. I.)
  37. Simul, uno tempore, in poemate britannico claruerunt. (Ex Nenni Mss. Johann. Cott., Spect. ad geneal. saxon, ap. Gale, xv, script., vol. III, p. 116.
  38. Dictionnaire français-breton, p. 468
  39. Prophéties de Gwenc’hlan, p. 20, 21 et 22.
  40. Merlin-devin, p. 63.
  41. Loiza, p. 138.
  42. Miss Brooke, Irish Poetry, p. 73. Cf. ma Légende celtique.
  43. Submersion de la ville d’Is, p. 59.
  44. La peste d’Elliant, p. 52.
  45. Myvyrian, t. I, p. 27.
  46. Myvyrian, t. I, p. 36.
  47. Ubi amatoria cantantur. (Conc. Ven., ap. D. Morice. Histoire de Bretagne pr., .I, p. 184.)
  48. Ut inua provinciam, psallendi una sit consuctudo. (Ibidem, p. 184.)
  49. Præconum ore ritu bacchantiumm concrepante….. ad ludicra et ineptas sæcularium fabulas strenuos et intentos… Canora Christi, tyronum voce suaviter modulante. (Gildas, Epist., p. 13 et 22, ap. Gale )
  50. Vita sancti Dubricii, ap. Joh. Price, Hist. Brit., p. 127.
  51. Essais, liv. I, c. liv 54.
  52. Fauriel, Chants populaires de la Grèce moderne, Introduction, passim ; J. J. Ampère, Histoire littéraire de la France, t. I, p. 21 ; Grimm, Deutsche Haus und Kindermarchen, Introduction, passim, et Deutsche Mythol., 1844, t. 1, p. 408 et 416 ; Rüs, Edda, p. 61 ; Ferdinand Wolf, Uber die Lais, p. 359 ; Adolf Wolf, Volkslieder aus Venetien. M. Nigra est venu joindre son autorité à celle de ces maîtres : « La poesia storica, popolare e tradizionale, è coeva, nelle sue origini, al fatto per essa doscritto. » (Canzoni popolari del Piemonte. Revista contemporanea. Genn., 1858, p. 51.)
  53. Histoire de Georges Katoverga, Chants populaires de la Grèce moderne, t. II.
  54. X. Marmier, Chants de guerre de la Suisse. (Revue des Deux Mondes, 4e série p. 215, 1836.)
  55. Lais, en irlandais chanson, en gallois son, voix et chant, en breton son lugubre (V. Rostrenen, Dict., t. I, p. 231.) Il n’est plus en usage que dans ce dernier sens, mais il a dû exprimer l’idée d’une ballade élégiaque, à en juger par le morceau que nous possédons, et auquel Marie de France donnait ce nom.
  56. Lai d’Équitan, sire de Nantes. Marie de France. (Ap. Roquefort, t. 1, p. 114 et prologue, p. 44.)
  57. De l’aventure que dit ai,
    Li Breton en firent un Lai. (Ibid., p. 580.)

  58. Li ancien, por remenbrance.
    Firent un Lai de sa victoire,
    Et que touz jors en soit mémoire…
    Un Lai en firent li Breton.

    (Lai d’Haveiok et d’Argentille, manuscript. reg. no 7595.)
  59. Essais, liv. 1, c liv.
  60. Deutsche Haus und Kindermarchen, Introd., 2e éd. Berlin, 1819.
  61. Chrota britanna. (Venant. Fortunat., lib. VII, p. 170.) Marie de France la dit aussi populaire que la harpe :

    Fu Gugemer le lai trovez
    Que hom dist en harpe è en role. (Poésies, t. I, p. 113.)

  62. Coelbren y Beirdd. (Jones, Musical and poetical Remains, t. III, p. 4.)
  63. Pennant, Tour in Wales, t. I, p. 459 et seq
  64. Myvyrian, t. 11, p. 537.
  65. Myvyrian, t. I, p. 60, 61, 74.
  66. Nuptiarum convivia… ubi amatoria cantantur, et motu corporum choris et saltibus efferuotur. (Loco supra citato.)
  67. L’opinion que nous combattons ici fut d’abord celle de Raynouard. Mieux informé, il reconnut son erreur et prouva qu’il en était complètement revenu en publiant à ses propres frais un des plus anciens monuments écrits de la poésie bretonne: le Mystère de sainte Nonne.
  68. Myvyrian, t. I, p. 79.
  69. Carta Alani Fergan. ap. D. Morice, Histoire de Bretagne, preuves, t. I, col. 707. V., plus loin, Merlin-Barde, notes, p. 77.
  70. Myvyrian, t. 1, p. 4. Cf. mes Bardes bretons du sixième siècle. 2e édit., p. 275.
  71. Pawisk, paresca, « Vestis species : mantellum sine penna, et sendato et fresa. » (Ducange, Statuta Massiliensia, ad ann. 1276.)
  72. Gent ot le cors é franc le cuer,
    Pur cou ot nom Graalent-muer.

    (Roquefort, t. I, p. 487.)
  73. Arm. kor. ; gall. corr. ; féminin, corres ; cornique cor ; gaëlic gearr en grec ϰόρος (cf. ϰουραί, les nymphes, et ϰούρητες), lat. curtus, franç. court, autrefois cort.
  74. Il signifie encore ingénieux en breton, et s’y retrouve dans gan-az, astucieux, dans gwazik-gan et Mor-gan, comme dans le nom gallois Gwen-dydd, en lat. du moyen âge Ganieda. (Cf. Canidia, genius, ganna, geniscus, geniciales feminæ.) Il correspond à l’alp germanique, d’où les elfes ou fées.
  75. V. le Seigneur Nann et la Fée, p. 43.
  76. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. II, p. 23.
  77. Myvyrian, t. I, p. 34.
  78. Strabon, X, p.466 et seq. 473.
  79. Idem. IV, p.198, et Diodore de Sicile, IV, 56
  80. Myvyrian, t.I, p.17.
  81. Strabon, X, p.472.
  82. Myvyrian, t. I, p. 17, 18, 36, 37.
  83. Idem, t. II, p. 17, 38, 175.
  84. Sic Eustates, et non Albion (Commentar. in Dion., p. 566). Sic Agathemerus (Géograph., II, c. ix). Le G disparaît dans les mots composés.
  85. Myvyrian, t. I, p. 158
  86. Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer aussi le rapport qui existe entre ce Gwion et Gigon, dieu du commerce et inventeur des arts, chez les Phéniciens et les Tyriens. Dans les mystères des cabyres de Samothrace, tandis que la grande divinité travaille à l’œuvre du monde, il l’aide dans ses opérations magiques, comme Gwion aide Koridgwen. Sa taille et sa figure sont celles des Courètes : c’est lui qui conduit leurs danses.
  87. César, VI, c. xvii
  88. Montfaucon, t. IV, p. 414.
  89. Myvyrian, t. III, p, 164.
  90. Owen’s Welsh Dict., t. I, p. 126, éd. de 1832.
  91. Pardessus, Histoire du commerce.
  92. Volkslieder aus Venetien, p. 61.
  93. La poésie des races celtiques, Essais, p. 384.
  94. Homère ne l’a pas dédaigné toujours, et nous pourrions lui emprunter maint exemple (Odyssée, IV, v. 489 ; Ibid., VII, v. 104, 116 et 117) ; en voici un tiré de l’ancienne poésie italienne :

    E brava breve in eterno notturno ;
    A mortali amar tale spento è spinto ;
    E capo corpi de una è diurno.

  95. Cf, Le grand mystère de Jésus, introd., p. cj et Sainte-Nonne.
  96. il va sans dire que nous ne parlons ici que du breton tel qu’il existe dans la bouche du peuple des campagnes et dans les poésies populaires.
  97. Séance du 26 mai 1838. Procès verbaux du Comité, p. 27 et 28. Impr. imp.,1850.
  98. Voici quelques-uns de ceux qui m’ont le plus frappé : Ore (p. 2), impér. de orl, en gallois répondre. — Edrec’hit (ibid.), imp. de ledryc’h, en gall. voir.— Kelling (p. 8), prés. du Kyllyngu, en gall. décocher. —Morvarc’h (p. 21), cheval de mer, en gall. morfarch. — Morgezeg (ibid.), chevaux marins, en gall, morgesyg. — Ar Penn-lu, (mal. imp. Par enn lu (p. 22); (recte, p. 50), le chef d’armée, en gall. anc. penllu. — Brenn (p. 33), roi, brenin, prince (p. 485), en gall. brenin, anc. brenn, Cf. Brennus. — Paz arc’hant (p. 37), monnaie, en gall. arian bath, en corn. bat. — Ha glevaz-te ? (p. 39), as-tu entendu ? Cf. avec le début de l’anc. poëme gallois : A glyweis-ti?Arabadiat (p. 40), faire des folies, en gall. arabeddu. — Peli (p. 41), manteau, en gall. pali (cf. pallium). — Laouer (ibid.), pleine, auj. leur, en gall. lawr.— Gwell na (45), mieux que, en gall. gwell na, auj. en breton gwell eged. — Stourmeaz (p. 48), champ de bataille. Cf. meaz ar stourm (p.127).— Kad (p. 48 et 123), combat, en gall. cad.— Kadour (p. 50), guerrier, gall. cadwr.— Kadir (p. 121), champ de bataille.— Adan (p. 50), dessous, gall. odan, breton mod. dindan. — Ri (ibid.), rang, en gall. nombre.— Bre (ibid.), montagne, gall. bre. — Glan (ibid.), souffle, àme, auj. halan. — Rong (ibid.), entre, gall. rhwng.— Am (ibid.), pour. gall. am. — As (ibid.), âne, auj. azen, gall. as. — Mael (ibid.), soldat, gall. mael.— Ra freo, qu’il s’agite, subj. du verbe gall. ffroi, auj. ffrawdduniaw.— C’houaz (ibid. à la rime), -sœur, auj. c’houez, gall. chwys. — Edi (p. 53), est, auj. edeo, gall. ydyw. — Laez-Roue (p. 58), pour Roue al laez, le roi des hauteurs : var. plus moderne,lez Doue, la cour de Dieu. — Diogel (p. 59), sans crainte, sic dans le Catholicon, dans le vocab. corn. et en gall. — Kaen (p. 61), brillant, gall. caïn, anc. gaël., cain.— Gwarez (ibid.), il aide, gall. gwareiddiuw, protéger, gaël. corain. — Loufren (p. 70), camériste, en gall. law-forwyn (handmaid). — Diskel (p. 81), plat, gall. dysgl., anc. dysgyl (Cf.discus). — Tarzian (ibid.), bouclier, targe, auj. tiren, en gall. tarian. — gwennek (ibid.) blanc, auj. gwenn, en gall. gwynig. — Lerek (ibid.), cuirasse, gall. lurig, gaël. lurech (Cf. lorica).— Roue-marchosi (p. 94), pour marchosi ar roue, forme mod., l’écurie du roi. — Kadoret (p. 96), intronisé, gall. anc. cadeiriawg. — Lester (ibid.), vaisseau, auj. lestr, gall. lestr. — Gelen (p. 101), ennemi, anc. gall. gelyn. — Drouk-kinnig (p. 115), tribut; de droug, fâcheux, et de kinnig, en gall. et en breton offrande ; dans les Actes du neuvième siècle, munus. — Maour (p. 114, à la rime) et vor pour mor (p.123), auj. meur, gall. mawr, gaël mar.— Tiern (p115) chef, et penn-tiern (p. 484) dans les Actes du neuvième siècle, mach-tiern ; en gall. teyrn, en gaël. tiyern. — Bis (p. 116), jamais ; auj. biskoaz, gall. byth.— Sellet-hu (p. 118), voilà, forme arch. aujourd’hui setu et chetu. — Adar, (p. 127), à la rime, oiseaux, gall. aderyn, pl. adar. — Mor-adar (ibid.) oiseaux de mer, etc. (forme et mot inusités). L’indication des tournures grammaticales archaïques demanderait plus de place ; les philologues les ont du reste déjà notées dans les Séries, la Danse du glaive, la Marche d’Arthur, la Submersion de la Ville d’Is et la Tour d’Armor.
  99. Voir mes Notices des manuscrits des anciens Bretons avec fac simile (Archives des missions scientifiques, vol. V. p. 234). Un critique peu crédule, M. Renan, a fait cet aveu : « Nous touchons cette époque de leur histoire d’aussi près et avec autant de certitude que l’antiquité grecque et romaine. »
  100. Minstrelsy, Introductory remarks on popular poetry.
  101. Moniteur du 22 mai 1845.
  102. Elles trouveraient un digne éditeur en M. E. J. B. Rathery.
  103. Considunt in loco consecrato. (Cæsar, de Bello gallico, lib. VI.)
  104. Myvyrian, t. III, p. 290.
  105. Multitudo rusticorum…. exhiliens lanas, vellera, formas ceræ (Gregor. Tur., de Gloria confes., c. ii).
  106. C’était évidemment un usage païen contre lequel, à toutes les époques, se sont élevés les évèques ; « Statuimus ne choreæ fiant in ecclesiis… quod facientes aut cantilenas cantanles in iisdem excommunicamus, » etc. V. Statuta synodalia eccles. Trecorensis, ad ann. l320, et Statuta synodalia ecclesiæ Corisopilensis, ad ann. 1768.
  107. Le Parfait missionnaire, p. 185.
  108. Myvyrian, t. I, p. 46.
  109. Dans le zodiaque.
  110. Ad hos magnus adolescentium numerus disciplinæ causa concurrit. (De bello gallico, lib. VI.)
  111. Magmum numerum versuum… Multa de sideribus et eorum motu, de mundi ac terrarum magnitudine, de rerum natura, etc. (Ibid.)
  112. Disputant, et juventuti tradunt. (De bello gallico.)
  113. Præmia, p. 5, liv. C, sect. vi.
  114. En breton, Ankou ; en gallois, Angen ; en cornique, Ankouin, mourir et oublier (cf. avec l’armoricain Ankounac’haat).
  115. Galli se omnes ab Dite patre prosnatos prædicant, idque ab Druidibus proditum dicunt. (Lib. VI.)
  116. Myryrian, Archaiology of Wales, t. II. p. 57 et 74.
  117. Kib, boite, coque, pot (Le Gonidec, Dict., p. 89) ; pluriel, kibou, kibi, cercles. En gallois kib signifie vaisseau, coque, cosse d’un fruit, coquille. (V. Owen, Welsh dictionnary.)
  118. Myvyrian, Arch. of Wales, t. i, p. 76.
  119. Ibidem, p. 30.
  120. Kylch y Gwynfyd (cf. l’armor. Gwenvidigez).
  121. Pour les preuves je prends la liberté de renvoyer le lecteur à mon livre intitulé : Myrdhinn l’enchanteur Merlin, p. 6 et suiv. et aux fragments no viii du présent recueil.
  122. Jones, Bardic musæum, no 47.
  123. Myvyrian, Arch. of Wales, t. I, p. 25.
  124. Voyez, pour les détails, l’élégante et populaire Histoire des Ducs de Bourgogne, par M. de Barante, t. VII, p. 46.
  125. Myvyrian, Arch. of Wales, t. I, p. 17 et 5.
  126. Myvyrian, t. I, p. 25.
  127. Solin, Polyhistor., cap. xxii.
  128. Myvyrian. ibid, p. 49.
  129. Ibidem, p. 45.
  130. Owen Welsh dict., l. II, p. 331.
  131. Cf. Grégoire de Rostrenen, Dict., p. 360, et dom le Pelletier, Dict. col. 474.
  132. V. l’introduction de ce recueil.
  133. Strabon, lib. IV, p. 198.
  134. Vie de Michel le Nobletz, par le P. de Saint-André, p. 185
  135. Ibidem, p. 186.
  136. Guillelmus Malmesburiensis, Antiquitates Ecclesiæ Glaslonbury, (Gale, p. 295.)
  137. Liber Laudavensis. Vita Dubricii, p. 295.
  138. Myvyrian, t. I. p. 150.
  139. Ibid., p. 135.
  140. Reddidit Alfred Machtiern filius Gestin monachiam sancti Salvaloris (quam injuste per vim tenebat), in manu abbatis cum virga corilina anie Salomonem regem totius Britanniae magnæque partis Galliarum. (Cartularium Rotonense ; ad ann. 867 ; D. Morice, Preuves, t. I, p. 308. V. aussi sur le même symbole, dans Owen, Dictionn., t. I, p. 234.)
  141. Tu Bajocasis slirpe Druidarum salus;
    Beleni sacratum ducis e templo genus
    Et inde vobis nomina. (Auson., Profess., 4.)

  142. Naves ædificari in flumine Ligeri jubet. (Lib. VI.)
  143. De principatu armis contendunt. (Ibid.)
  144. Myvyrian, t. I, p. 74, 75 et 29.
  145. Ed. Williams, Poems, t. II, p. 161.
  146. An novelon ancien, etc., an oll amantet gant Tanguy gueguen, belec. Quemper Caurentin MDCL, p. 105.
  147. Le refrain, selon Tanguy Guéguen, était Unus est Christus Qui regnat Deus.
  148. Var. de Guéguen : Septem candelabra Ante Deum lucentia.
  149. Duodecim articuli fidei. (Guéguen.)
  150. Procope, Ap. Scriptores rerum Gallicar., t. II, p. 51. Cf. Vita Meluni, ad finem, vi sæcul scripta. Bolland., t. 1, no 15, p. 4.
  151. Voir le rapport de M. Ampère sur les Poésies populaires de la France. (Bulletin du comité des travaux historiques, année 1853, p. 233.)
  152. Le chef étranger qui fit prisonnier le poëte
  153. Myvyrian, t. I, p. 37 et 76.
  154. Ibid., p. 115 et 117 et les Bardes bretons, p. 136.
  155. Ibid., p. 151.
  156. Ibid., p. 7.
  157. Myvyrian, p. 109. Cf. les Bardes bretons, p. 76.
  158. Tud Jezuz-Krist a wallgasor,
    Evel gouezed ho argador.

  159. M’az marvint holl a strolladou
    War menez Bre, a vagadou.

  160. Rod ar vilin a velo flour,
    Gand goad ar enec’h eleac’h dour

  161. Abarz ma vezo fin ar bed ;
    Falla douar ar gwella ed.

    Cette dernière strophe et la seconde sont citées par D. le Pelletier qui les a copiées sur le manuscrit original ; les deux autres appartiennent à la tradition.

  162. Veneratores lapidum... excolentes sacra fontium admonimus. (Baluze, t. I, p. 150.)
  163. Pr. Tarbé, Romancero de Champagne, t. II, p. 123. Cf. de Puimaigre, Chants populaires, p.
  164. Swenska Viser III, p. 158 et l65 Danske Viser I, 138.
  165. Vulks Danilza, 4e partie, p. 39.
  166. Gwelais mes kys gwelet derwen;
    Gwelais wy kyn gwelet iar wenn
    Ericed ni welais efelhenn

  167. Vita Merlini Caledoniensis, p. 47. Cf. Myrdhinn ou l'enchanleur Merlin; p. 137.
  168. E ti Iannik-ann-Trevou
    Hon euz rostet hor c’harnou
    Ha gret foar gand he bodou.

  169. Dæmones quos Duscios Galli nuncupant (De civit. Dei, lib. XV, c, xxiii).
  170. Lyfr goc’h o Hergest, col. 705,cf. le Great. p. 24l.
  171. Journal des savants, cahier de mai 1847, p. 268.
  172. L’Archaiology of Wales le fait vivre de 469 à 520.
  173. Myvyrian, Archaiology of Wales, t. I, p.165
  174. Histoire de la Ligue en Bretagne, p. 10.
  175. Le lai de Gradlon-meur, poésies de Marie de France, t. I, p. 549 et 550.
  176. Ballads and Songs of Brittany, p. 32.
  177. Ollaus Magnus, Histor. septent. gentium (p. 408), de chorco gladiatoria vel amifera saltatione.
  178. Sanctus Ratianus propter cladem suæœ gentis deprecatus est Dominum, et sic in aliis loeis multis ita et nunc exaudivit illum Dominus quando custodivit locum ejus (Turc’h) a supradicta mortalitate. (V. Cartul. abbat. Landeven. ap. D. Morice, Hist. de Bretagne, t. 1, preuves, col. 175; Cf. D. Lobineau, Vies des saints de Bretagne, Art. saint Gwénnolé ; et l’abbé Tresvaux, ibid, 2e édition, t. 1, p. 99.)
  179. Uber de Lays, p. 336
  180. Les Gallois écrivent Myrdhin, Merdhyn et Myrdin, et prononcent à peu près Merzlin, les Armoricains, Marzin.
  181. Ann-ap-léan, « le fils de la nonne » (Myvyrian, t. I, p. 78;. Nennius traduit lean par vestalis.
  182. Unus de consulibus Romanorum pater meus est. (Nennius, éd. de Gunn, p. 72.)
  183. Prif Dewin Merddin-Emrys. (Myvyrian, t. I, p. 78.)
  184. Les Bardes bretons, p. 193. Cf. Myvyr., I, p. 122 et 124.
  185. « Le barde de la cour reçoit du prince une harpe, et de la reine un anneau d’or. » (Lois de Hoel-da, c. 19. Myvyrian, t. III.)
  186. Myvyrian, t. I, p. 71.
  187. Trioed inis Prydain. ibid, t.III, S. 1.
  188. Myvyrian, t. I, p. 150.
  189. Ibid
  190. Vita Merlini Caledoniensis, p. 55.
  191. Vicecomes Leonensis protunc habebat quam plurimas nobilitates quas, ut dicebatur, Budicius, quondam rex Britanniae, concesserat et dederat uni praedecessorum suorum in matrimonio. Carta Alani Fergan, ap. D. Morice, et D. Lobineau, Hist. de Bretagne.)
  192. « Voix publique au païs est qu’iceluy debvoir (de Leon) fust par un prince baillié en dot et en mariage faict d’une fille du dict prince à un des antécesseurs du vicomte de Léon. » (Mémoire aux états — 1478 — ap. D. Morice, Histoire de Bretagne.)
  193. « Les bardes célébreront dans leurs chants les mariages de la nation bretonne. »
    « Le chef des bardes aura une double part dans les dons royaux et dans les largesses faites à l’occasion du mariage de la fille du chef. » (Lois de Moemud et Lois de Hoel-da. (Myvyrian, t. III, p. 253 et 361.
  194. Regnante domino imperatore Hludovico, anno xxii regni ejus, Morman Machtiern (Cartularium Redonense, ad ann. 800 ; Ap. de Comson, cf. D. Morice, preuves, t. 1, col. 265.)
  195. Lez-Breiz veut dire à la lettre : Hanche de la Bretagne (de Lez, hanche, au figuré, soutien, Breiz, Bretagne. V. Le Gonidec, au mot Lez). On l’appelle aussi quelquefois Lezou-Breiz. Lezou est le pluriel, aujourd’hui inusité, de Lez.
  196. Histoire de Bretagne, p. 103.
  197. Il doit y avoir ici un mot mis pour un autre, les blancs ne datant que de l’an 1350 environ. Cependant il s’agit peut-être de la monnaie appelée Keinioc (gwennek) dans les lois galloises du dixième siècle.
  198. La vue de la tête coupée de leur ennemi devait moins effrayer que réjouir les Bretons. Il est donc probable que l’original portait hetuz (agréable) au lieu d’ensuz et laouenne (réjouissait) au lieu de a sponte.
  199. Gwench’lan avait dit autrefois :
    Evuruz, evuruz an ti
    E-tre beg Leger ha Gindi
  200. La France, par opposition aux côtes de l'Armorique.
  201. Symbole des Bretons comme habitants d’une contrée maritime, Armor, et de leur chef lui-même. (V. plus haut, p. 21.) La jeune fille fait ici preuve de ce bon sens précautionneux naturel aux femmes, et qui passait pour don de prophétie dans les sociétés primitives.
  202. Ce bois faisait autrefois partie de l’immense forêt de Brécilien ou Brocéliande ; il n’en reste plus que le nom.
  203. C’est le nom qu'on donne au diable en Basse-Bretagne.
  204. C’est-à-dire : bien mal acquis ne profite pas.
  205. Is Caput extemplo latice perfundit et ornat
    Pectine ; cognovit max quoque.

    (Ermoldi Nigelli, Carmen de Ludovico pio. D. Bouquet, 1, p. 47.)
  206. Coslus equo cadens stricto caput abstulit ense…
    Murmanis ante c nues Costum percuisit eundem.

    (Ibid.)
  207. Cœunt frater et ipsa soror.

    (Ermoldi Nigelli, etc. p. 39.)
  208. Servitio regis…

    (Ermoldi Nigelli, etc. p. 26.)
  209. Complures Saraceni comprehensi ad præsentiun imperatoris deductii sunt. (Eginhardi, Annales, ibid., p. 23.)
  210. Trucidaverunt et capita seorsum posuerunt. (Vita sancti Conwoionis. Acta Benedicsæc. IV, p. 199)
  211. Brezel-Marc'hok testis. (Cartuloa. roton. ad ann. 860. D. Morice, t. I, col. 304. Cf. de Courson.
  212. {{lang|la|Scuta candida. (Ermoldus, ibid., p. 42.)
  213. Voir le texte non rajeuni, dans Li Romans de Perceval, par Chrestiens de Troyes, manuscrit de la Bibliothèque impériale. Cangé,n° 7536.
  214. M. Ch. Magnin, Journal des savants, 1847, p. 455.
  215. Chant de Lez-Breiz (œuvres complètes de Brizeux)
  216. Voyez l’intéressante notice de M. Ch. de Kerantflech sur la chapelle de Kermaria-Nisquit, p. 11 (Nantes, V.Forest, 1857)
  217. L’herbe d’or, ou le sélage, ne peut être, dit-on, atteint par le fer sans que le ciel se voile et qu’il arrive un grand malheur. Cf. p. 76.
  218. L’empereur Charles surnommé le Chauve.
  219. On se lavait les mains, au son du cor, avant le repas.
  220. Si fortuna daret possim quo cernere regem...
    Proque tributali haec ferrea dona dedissem.

    (Ernold. Nigell., ap. Scriptores verum gall. et franc, I. VI, p. 46.)

  221. D. Morice, preuves, t. I, p. 2 8.
  222. Fortiter audax apros et ursos in silva. (Chronicon Briocen. D. Morice, Preuves, t I, col. 27.)
  223. Cum suis Britannis qui adhuc superstites erant... reperit turmam Normanorum nuptias celebrantem, quam ex improviso aggrediens detruncavit omnes. (Chronicon Nanneten. Ibid. I, p. 145.)
  224. Augustin Thierry, Histoire de la conquête de l’Angleterre, t. I, p. 323.
  225. Anglis barbas radere ad instar Normannorum præcipit. (Scriptores rer. danicor, t. III, 530.)
  226. D. Morice, Histoire de Bretagne, Preuves, t. 1, col. 335.
  227. la ap. D. Morice, Preuves, t. I, col. 221.)
  228. Voir la traduction des Chants Serviens, de Wuk, par Madame Voïart, t. 1, p. 212.
  229. Concil. Britann., p. 360.
  230. Raynald, p. 232, et p. 261.
  231. 1 Charles de Blois. Il y a dans le breton un jeu de mois intraduisible, qui roule sur la ressemblance du nom commun bleiz (loup), et du nom propre Blois.
  232. La bataille des Trente, édition de Crapelet.
  233. Chronique de Guillaume de Saint-André, édit. de Charriera, p. 529.
  234. Chartes des Ordres, v. xv, f. 6933.
  235. 1 Histoire d’un collège breton sous l’Empire, p. 10.
  236. 1 Le Régent avait fait venir des dragons des Cévennes.
  237. C’est le nom breton des parvenus ; à la lettre : de la queue des carrosses.
  238. Talmont devait plus tard faire la même réponse au tribunal révolutionnaire.
  239. 1 Smolett, History of England, p. 675 et 682.
  240. 2 Combat de Saint-Cast, par M. de Saint-Pern Couelan, député de Dinan (1836), p. 50 et 51.
  241. 1 Cet air est le même que celui du Siège de Guingamp. Voyez les Mélodies originales à la fin de ce volume.
  242. Rapport de Camille Desmoulins, Histoire des Brissotins, p. 60.
  243. Lez-Breiz.
  244. Ibid., pages 104 et 105.
  245. Le tribut de Noménoë, page 118.
  246. Alain-le-Renard. p. 121.
  247. Bran, p. 128.