Submersion de la ville d’Is

VI

SUBMERSION DE LA VILLE D’IS

− DIALECTE DE CORNOUAILLE −



ARGUMENT

Il existait en Armorique, aux premiers temps de l’ère chrétienne, une ville, aujourd’hui détruite, à laquelle l’anonyme de Ravenne donne le nom de Chris ou Keris. À la même époque, c’est-à-dire au cinquième siècle, régnait dans le même pays un prince appelé Gradlon et surnommé Meur, c’est-à-dire le Grand. Gradlon eut de pieux rapports avec un saint personnage, nommé Gwénnolé, fondateur et premier abbé du premier monastère élevé en Armorique. Voilà tout ce que l’histoire nous apprend de cette ville, de ce prince et de ce moine ; mais les chanteurs populaires nous fournissent d’autres renseignements. Selon eux, Ker-is ou la ville d’Is, capitale du roi Gradlon, était défendue contre les invasions de la mer par un puits ou bassin immense, destiné à recevoir l’excédant des eaux, à l’époque des grandes marées. Ce puits avait une porte secrète dont le roi seul gardait la clef, et qu’il ouvrait et fermait, quand cela était nécessaire. Or, une nuit, pendant qu’il dormait, la princesse Dahut, sa fille, voulant couronner dignement les folies d’un banquet donné à un amant, déroba à son père la clef fatale, courut ouvrir l’écluse, et submergea la ville. Saint Gwénnolé passe pour avoir prédit ce châtiment qui fait le sujet d’une ballade qu’on chante à Trégunc.



I


As-tu entendu, as-tu entendu ce qu’a dit l’homme de Dieu
au roi Gradlon qui est à Is ?


« Ne vous livrez point à l’amour ; ne vous livrez point aux folies. Après le plaisir, la douleur!

« Qui mord dans la chair des poissons, sera mordu par les poissons ; et qui avale sera avalé.

« Et qui boit et mêle le vin, boira de l’eau comme un poisson ; et qui ne sait pas, apprendra. »

II


Le roi Gradlon parla :

— Joyeux convives, je veux aller dormir un peu.

— Vous dormirez demain matin ; demeurez avec nous ce soir ; néanmoins, qu’il soit fait comme vous le voulez. —

Sur cela, l’amoureux coulait doucement, tout doucement ces mots à l’oreille de la fille du roi :

— Douce Dahut, et la clef ?

— La clef sera enlevée ; le puits sera ouvert : qu’il soit fait selon vos désirs ! —

III

Or, quiconque eût vu le vieux roi endormi, eût été saisi d’admiration,

D’admiration en le voyant dans son manteau de pourpre, ses cheveux blancs comme neige flottant sur ses épaules, et sa chaîne d’or autour de son cou.

Quiconque eût été aux aguets, eût vu la blanche jeune fille entrer doucement dans la chambre, pieds nus :

Elle s’approcha du roi son père, elle se mit à genoux, et
elle enleva chaîne et clef,


IV


Toujours il dort, il dort le roi. Mais un cri s’élève dans la plaine : — L’eau est lâchée ! la ville est submergée !

— Seigneur roi, lève-toi! et à cheval! et loin d’ici! La mer débordée rompt ses digues ! —

Maudite soit la blanche jeune fille qui ouvrit, après le festin, la porte du puits de la ville dis, cette barrière de la mer!


V


— Forestier, forestier, dis-moi, le cheval sauvage de Gradlon, l’as-tu vu passer dans cette vallée?

— Je n’ai point vu passer par ici le cheval de Gradlon, je l’ai seulement entendu dans la nuit noire : Trip, trep, trip, trep, trip, trep, rapide comme le feu!

— As-tu vu, pêcheur, la fille de la mer, peignant ses cheveux blonds comme l’or, au soleil de midi, au bord de
l’eau?

— J’ai vu la blanche fille de la mer, je l’ai même entendue chanter : ses chants étaient plaintifs comme les flots.




NOTES


La tradition relative à la destruction de la ville d’Is remonte au berceau de la race celtique, car elle est commune aux trois grands rameaux de cette race : les poëtes bretons, gallois et Irlandais l’ont chantée ; on la trouve localisée en Armorique, comme en Cambrie, comme en Irlande. La possibilité de rapprocher ici les textes, de les compléter, de les contrôler les uns par les autres, est pour la philologie d’un intérêt extrême, dit très-bien M. Charles Magnin[1] ; ils s’accordent à retracer avec une concise et effrayante énergie une catastrophe dont l’histoire n’a conservé qu’un vague et incertain souvenir. Les Armoricains font inonder la nouvelle Sodome par le débordement d’un puits; les Gallois et les Irlandais, d’une fontaine. Selon les uns et les autres, la fille du roi est la cause de l’inondation, et Dieu punit la coupable en la noyant, et en la changeant en sirène. Chose plus extraordinaire encore, la version galloise, qu’on a lieu de croire du cinquième siècle, et l’œuvre du barde Gwyddno[2], mais dont le manuscrit du moins appartient au douzième siècle, contient deux strophes qu’on retrouve presque littéralement dans le poëme armoricain. Le barde gallois commence de la manière dont celui-ci finit ; quelqu’un vient réveiller le roi (le poëte l’appelle Seithenin) :

« Seithenin ! lève-toi ! et regarde ! la terre des guerriers, les campagnes de Gwyddno sont envahies par l’Océan ! »

Puis le poëte poursuit de ses malédictions la princesse :

« Maudite soit la jeune fille qui ouvrit, après son souper, l’huis de la fontaine, la barrière de la mer !

« Maudite soit l’éclusière qui ouvrit, après le péché, la porte de la fontaine à une mer sans frein !

« Les gémissements des ombres se sont élevés des plus hauts sommets de la ville, et montent jusqu’à Dieu : le besoin suit toujours l’excès[3]. » Les marins gallois de la baie de Cardigan, qui occupe aujourd’hui, assure-t-on, le territoire submergé, prétendent voir, sous les eaux, des ruines d’anciens édifices; ceux de la baie de Douarnenez, en basse Bretagne, ont la même prétention. « Il se trouve encore aujourd’hui, disait, au seizième siècle, le chanoine Morcau, des personnes anciennes qui osen bien asseurer qu’aux basses marées, estant à la pesche, y avoir souvent vu des vieilles maseures de murailles[4]. »

Enfin, selon Giraud de Barry, les pêcheurs irlandais du douzième siècle, croyaient voir briller, sous les eaux du lac qui recouvre leur ville engloutie, les tours rondes des anciens jours.

Ainsi, dit poétiquement Thomas Moore, « dans ses songes sublimes, la mémoire souvent surprend un rayon du passé; ainsi, soupirant, elle admire, à travers les vagues du temps, les gloires évanouies qu’i couvre. »

Parmi les traditions relatives à Gradlon en particulier, il en est une de nature à éclaircir certains points du poëme; elle nous a été conservée par un des plus charmants trouvères du treizième siècle, et regarde le fidèle coursier du roi. Marie de France assure qu’en fuyant à la nage, il perdit son maître, dont une bonne fée sauva la vie, et qu’il devint sauvage de chagrin : les Bretons, ajoute-t-elle, mirent en complainte l’épisode du cheval et du cavalier :

Graalon pas ne s’oublia.
Son blanc cheval fit amener.
............................
En l’eau entre tout à cheval.
L’onde l’emporte contre val;
Départi l’a de son destrier,
Graalon fut près de noyer.
.........................
La damoiselle (la fée) en eut pitié
Par les flancs saisit son ami,
Si l’en amène ensemble od li (avec elle).
.........................
Son destrier qui d’eau échappa
Pour son seigneur grand deuil mena.
En la foret fit son retour.
Ne fut en paix ni nuit ni jour;
Des pieds grata, fortment hennit,
Par la contrée fut oui.
Prendre cuident (le veulent) et retenir;
Oncques nul d’eux ne l’ put saisir.
U ne voulait nului (personne) atendre,
Nul ne le put lacier ni prendre.
Moult longtemps après ouït-on.
Chacun an, en cette saison
Que son sire partit de lui,
La noise et la friente (hennissement) et le cri
Que le bon cheval démenait
Pour son sire que perdu avait,
L’aventure du bon destrier,

L’aventure du chevalier,
Comme il s’en alla od (avec) sa mie,
Fut par toute Bretagne ouïe.
Un lai en firent les Bretons,
Graalon-meur l’appelle t-on
[5].

Dans la tradition originale, je l’ai dit, c’est la fille de Gradlon, et non le prince, qui se noie. Fuyant à toute bride sa capitale envahie par les flots qui le poursuivaient lui-même et qui mouillaient déjà les pieds de son cheval, il emportait sa fille en croupe, lorsqu’une voix terrible lui cria par trois fois : « Repousse le démon assis derrière toi ! » Le malheureux père obéit, et soudain les flots s’arrêtèrent.

Avant la révolution, on voyait à Quimper, entre les deux tours de la cathédrale, le roi Gradlon monté sur son fidèle coursier ; mais, en 93, son titre de roi lui porta malheur. Des vieillards se souviennent d’avoir assisté à une cérémonie populaire qui avait lieu autrefois, chaque année, autour de sa statue équestre.

Le jour de la Sainte-Cécile, un ménétrier, muni d’une serviette, d’un broc de vin et d’un hanap d’or, offert par le chapitre de la cathédrale, montait en croupe derrière le roi. Il lui passait la serviette autour du cou, versait du vin dans la coupe, la présentait au prince, comme eût fait l’échanson royal, et, la vidant lui-même ensuite, jetait le hanap à la foule, qui s’élançait pour le saisir. Mais quand l’usage cessa, la coupe d’or, dit-on, n’était plus qu’un verre. Puisqu’on a rétabli de nos jours la statue équestre, pourquoi pas aussi la fête primitive ?

Une dernière particularité intéressante de l’histoire poétique de Gradlon, et qui peut avoir un fondement historique, c’est la mention de cette clef d’or qu’il portait en sautoir. Childebert, selon Grégoire de Tours, en portait une semblable au cou.

Le poëme de la Submersion d’Is offre donc, par le fond, plusieurs preuves incontestables d’une antiquité reculée. Sa forme accuse la même date ; il est composé, comme celui du barde Gwyddno, dans le rhythme ternaire et dans le système de l’allitération. La langue présente d’assez grandes difficultés ; plusieurs tournures grammaticales et plusieurs expressions du poëme n’étant plus en usage. Quant à son mérite littéraire, M. Tom Taylor, qui l’a si bien traduit en anglais, s’exprime ainsi : « La rudesse pittoresque qu’on y remarque ne manque ni de trait, ni d’art dramatique, ni de vie; l’action y est vivement mise en saillie. » Et l’éminent traducteur ajoute : « Sous ce rapport, ces ballades bretonnes me semblent incomparables dans leur genre[6]. »



  1. Journal des savants, cahier de mai 1847, p. 268.
  2. L’Archaiology of Wales le fait vivre de 469 à 520.
  3. Myvyrian, Archaiology of Wales, t. I, p.165
  4. Histoire de la Ligue en Bretagne, p. 10.
  5. Le lai de Gradlon-meur, poésies de Marie de France, t. I, p. 549 et 550.
  6. Ballads and Songs of Brittany, p. 32.