XI

LEZ-BREIZ

FRAGMENTS ÉPIQUES

— DIALECTE DE CORNOUAILLE—




ARGUMENT


Morvan, machtiern ou vicomte de Léon[1], si célèbre dans l’histoire du neuvième siècle, comme un des soutiens de l’indépendance bretonne, n’est pas moins fameux dans nos traditions populaires, où on le surnomme Lez-Breiz[2]. Je ne possédais qu’un fragment du cycle poétique dont il est le centre, lorsque je publiai les premières éditions des Chants populaires de la Bretagne, et le nom réel du héros n’y était pas mentionné ; de nouvelles découvertes sont venues m’apprendre qu’il s’agissait du rival de Louis le Débonnaire. Dans un vers que je n’ai aucune raison de croire interpolé, il s’appelle lui-même Morvan et se donne pour fils d’un Konan, ou chef couronné. Or, les vicomtes de Léon prétendaient descendre du fabuleux Konan Mériadek, et d’Argentré, rappelant que leur prétention était appuyée sur la tradition populaire, s’exprime ainsi : « Morvan estoit issu de la race, comme on disoit, de Conan[3]. »

Nous avons maintenant six fragments complets du poëme de Lez-Breiz : le premier roule sur son départ de la maison de sa mère, à l’âge où l’amour des armes s’éveille fortuitement dans son âme; le second regarde son retour ; les autres, ses combats et sa mort, ou, pour mieux dire, la péripétie étrange en laquelle le patriotisme armoricain a changé le dénoûment avorté de l’histoire du héros breton. Après l’avoir montré vainqueur d’un guerrier à qui le roi des Gaulois, c’est-à-dire des Franks, avait donné mission de le tuer, puis d’un géant more doué de vertus magiques, le poëte le met aux prises avec le roi lui-même, plus heureux que ses émissaires. Vaincu et blessé mortellement, Lez-Breiz disparaît du milieu du monde, mais non sans espoir de retour.

Arthur chez les anciens Bretons, Holgar chez les Danois, don Sébastien en Portugal, l’empereur Frédéric Barberousse chez les Allemands, et Marco chez les Slaves, ont eu la même destinée poétique ; leur vie, qui appartient à l’histoire, s’est exhalée en poésies dans les traditions de leurs compatriotes.
I


LE DÉPART.


I


Comme l’enfant Lez-Breiz était chez sa mère, il eut un jour une grande surprise ;
Un chevalier s’avançait dans le bois, et il était armé de toutes pièces.
Et l’enfant Lez-Breiz, en le voyant, pensa que c’était saint Michel ;
Et il se jeta à deux genoux, et il fit vite le signe de la croix.
— Seigneur saint Michel, au nom de Dieu, ne me faites point de mal !
— Je ne suis pas plus le seigneur saint Michel, que je ne suis un malfaiteur ;
Je ne suis pas saint Michel, non vraiment ; chevalier ordonné, je ne dis pas.
— Je n’ai jamais vu de chevaliers, pas plus que je n’ai entendu parler d’eux.

— Un chevalier, c’est quelqu’un comme moi ; en as-tu vu passer un ?
— Répondez-moi d’abord vous-même ; qu’est-ce que ceci ? et qu’en faites-vous?
— J’en blesse tout ce que je veux ; cela s’appelle une lance.
— Mieux vaut, bien mieux vaut mon casse-tête ; on ne l’affronte pas sans mourir.
Et qu’est-ce que ce plat de cuivre-ci que vous portez au bras?
— Ce n’est point un plat de cuivre, mon enfant, c’est un blanc-bouclier.
— Seigneur chevalier, ne raillez pas ; j’ai vu plus d’une fois des blancs monnoyés[4] ;
Il en tiendrait un dans ma main, tandis que celui-ci est large comme la pierre d’un four.
Mais quelle espèce d’habit portez-vous ? c’est lourd comme du fer, plus lourd même.
— Aussi est-ce une cuirasse de fer pour me défendre contre les coups d’épée.
— Si les biches étaient ainsi enharnachées, il serait plus malaisé de les tuer.
Mais, dites-moi, seigneur, êtes-vous né comme cela? —

Le vieux chevalier, à ces mots, partit d’un grand éclat de rire.
— Qui diable vous a donc habillé, si vous n’êtes pas né comme cela ?
— Celui qui en a le droit, c’est celui-là, mon cher enfant.
— Mais alors qui en a le droit ?
— Personne que le seigneur Comte de Quimper.
Maintenant, réponds-moi à ton tour ; as-tu vu passer un homme comme moi ?
— J’ai vu passer un homme comme vous, et c’est par ce chemin qu’il est allé, seigneur. —


II



Et l’enfant de revenir en courant à la maison ; et de sauter sur les genoux de sa mère, et de babiller.
— Ma mère, ma petite mère, vous ne savez pas ? Je n’avais jamais rien vu de si beau ;
Jamais je n’ai rien vu de si beau que ce que j’ai vu aujourd’hui :
Un plus bel homme que le seigneur Michel, l’archange, qui est dans notre église!
— Il n’y a pas d’homme plus beau pourtant, plus beau, mon fils, que les anges de notre Dieu.

— Sauf votre grâce, ma mère, on en voit ; ils s’appellent, disent-ils, chevaliers ;
Et moi je veux aller avec eux, et devenir chevalier comme eux. —
La pauvre dame, à ces mots, tomba trois fois à terre sans connaissance.
Et l’enfant Lez-Breiz, sans détourner la tête, entra dans l’écurie ;
Et il y trouva une méchante haquenée, et il monta vite sur son dos ;
Et il partit, courant après le heau chevalier, en toute hâte, sans dire adieu à personne ;
Courant après le beau chevalier vers Quimper, et il quitta le manoir.


II



LE RETOUR.



Le chevalier Lez-Breiz fut bien surpris quand il revint au manoir de sa mère ;
Quand il revint au bout de dix ans révolus, déjà fameux entre les guerriers.

Le chevalier Lez-Breiz fut surpris ou entrant dans la cour du manoir ;
En y voyant pousser les ronces et l’ortie, au seuil de la maison,
Et les murs à demi ruinés et à demi couverts de lierres.
Le seigneur Lez-Breiz voulant entrer, une pauvre vieille femme aveugle lui ouvrit.
— Dites-moi, ma grand’mère, peut-on me donner l’hospitalité pour la nuit?
— On vous donnera assez volontiers l’hospitalité, mais elle ne sera pas, seigneur, des plus brillantes.
Cette maison est allée à perte depuis que l’enfant l’a quittée pour faire à sa tête. —
Elle avait à peine fini de parler, qu’une jeune demoiselle descendit.
Et elle le regarda en dessous, et se mit à pleurer.
— Dites-moi, jeune fille, qu’avez-vous à pleurer ?
— Seigneur chevalier, je vous dirai bien volontiers ce qui me fait pleurer :
J’avais un frère de votre âge, voilà dix ans qu’il est parti pour mener la vie de chevalier ;

Et aussi souvent que je vois un chevalier, aussi souvent je pleure, seigneur.
Aussi souvent, malheureuse que je suis ! je pleure en pensant à mon pauvre petit frère !
— Ma belle enfant, dites-moi, n’avez-vous point d’autre frère ? n’avez-vous point de mère ?
— D’autre frère ! je n’en ai point sur la terre ; dans le ciel, je ne dis pas :
Et ma pauvre mère, aussi elle, y est montée ; plus personne que moi et ma nourrice dans la maison ;
Elle s’en alla de chagrin, quand mon frère partit pour devenir chevalier, je le sais ;
Voilà encore son lit de l’autre côté de la porte, et son fauteuil près du foyer.
Et j’ai sur moi sa croix bénite, consolation de mon pauvre cœur en ce monde. —
Le seigneur Lez-Breiz poussa un sourd gémissement; tellement que la jeune fille lui dit :
— Votre mère, l’auriez-vous aussi perdue, que vous pleurez en m’écoutant ?

— Oui! j’ai aussi perdu ma mère, et c’est moi-même qui l’ai tuée!
— Au nom du ciel ! seigneur, si vous avez fait cela, qui êtes-vous ? comment vous nommez-vous ?
— Morvan, fils de Konan, est mon nom, et Lez-Breiz mon surnom, ma sœur.
La jeune fille fut si interdite qu’elle resta sans mouvement et sans voix ;
La jeune fille fut si interdite, qu’elle crut qu’elle allait mourir.
Tant qu’à la fin il lui jeta ses deux bras autour du cou et approcha sa bouche de sa petite bouche.
Et elle le serra dans ses bras, et elle l’arrosa de ses larmes :
— Dieu t’avait éloigné, et Dieu t’a ramené !
Dieu soit béni, mon frère, il a eu pitié de moi. —



III



LE CHEVALIER DU ROI.



I



Entre Lorgnez et le chevalier Lez-Breiz a été convenu un combat en règle.

Que Dieu donne la victoire au Breton et de bonnes nouvelles à ceux qui sont au pays !
Le seigneur Lez-Breiz disait à son jeune écuyer, un jour :
— Éveille-toi, mon écuyer, et te lève ; et va me fourbir mon épée ;
Mon casque, ma lance et mon bouclier ; que je les rougisse dans le sang des Franks.
Avec l’aide de Dieu et de mes deux bras, je les ferai sauter encore aujourd’hui !
— Mon bon seigneur, dites-moi : n’irai-je pas au combat à votre suite ?
— Que dirait ta pauvre mère, si tu ne revenais pas à la maison ?
Si ton sang venait à couler sur la terre, qui mettrait un terme à sa douleur ?
— Au nom de Dieu ! seigneur, si vous m’aimez, vous me laisserez aller au combat.
Je n’ai pas peur des Franks ; mon cœur est dur, tranchant mon acier.
Qu’on y trouve à redire ou non, où vous irez, j’irai moi-même ;
Où vous irez, j’irai moi-même ; où vous combattrez, je combattrai. —

II



Lez-Breiz allait au combat, son jeune page avec lui pour toute suite.
Passant près de l’église de Sainte-Anne d’Annor, il y entra.
— Ô sainte Anne, dame bénie ; je vins bien jeune vous rendre visite ;
Je n’avais pas vingt ans encore ; et j’avais été à vingt combats,
Que nous avons gagnés tous par votre assistance, ô dame bénie !
Si je retourne encore au pays, mère sainte Anne, je vous ferai un présent.
Je vous ferai présent d’un cordon de cire qui fera trois fois le tour de vos murs ;
Et trois fois le tour de votre église, et trois fois le tour de votre cimetière, et trois fois le tour de votre terre, arrivé chez moi.
Et je vous offrirai une bannière de velours et de satin blanc, avec un support d’ivoire poli.
De plus, je vous donnerai sept cloches d’argent qui chanteront gaiement nuit et jour sur votre tête.
Et j’irai trois fois, à genoux, puiser de l’eau pour votre bénitier.

— Va au combat, va, chevalier Lez-Breiz ; j’y vais avec toi —


III



— Entendez-vous ? voilà Lez-Breiz qui arrive ; il est suivi sans doute d’une armée bardée de fer.
Tiens ! il monte un petit âne blanc dont la bride est un licou de chanvre ;
Il a pour toute suite un petit écuyer : mais on dit que c’est un terrible homme ! —
Le jeune écuyer de Lez-Breiz, en les voyant, se serra de plus en plus contre son maître.
— Voyez-vous! c’est Lorgnez qui vient ; une troupe de guerriers devant lui ;
Une troupe de guerriers derrière lui ; ils sont dix, et dix, et puis dix encore.
Les voilà qui arrivent au bois de châtaigniers : nous aurons, mon pauvre maître, bien de la peine à nous défendre !
— Tu iras voir combien ils sont quand ils auront goûté mon acier.
Frappe ton épée, enfant, contre mon épée, et marchons à eux. —

IV



— Hé ! bonjour à toi, chevalier Lez-Breiz.
— Hé ! bonjour à toi, chevalier Lorgnez.
— Est-ce que tu viens seul au combat ?
— Je ne viens pas au combat seul ;
Au combat seul je ne viens pas ; sainte Anne est avec moi,
— Moi, je viens t’ôter la vie par l’ordre de mon roi.
— Retourne sur tes pas ! va dire à ton roi que je me moque de lui comme de toi,
Que je me moque de lui comme de toi, comme de ton épée, comme des tiens.
Retourne à Paris, au milieu des femmes, y porter tes habits dorés ;
Autrement, je rendrai ton sang aussi froid que le fer ou la pierre.
— Chevalier Lez-Breiz, dites-moi : en quel bois avez-vous été mis au jour ?
Le dernier valet de ma suite ferait sauter votre casque de dessus votre tête. —

À ces mots, Lez-Breiz tira sa grande épée :
— Si tu n’as pas connu le père, je te ferai connaître le fils ! —


V



Le vieil ermite du bois, debout sur le seuil de sa cabane, parlait ainsi doucement à l’écuyer de Lez-Breiz :
— Vous courez bien vite à travers le bois ! votre armure est souillée de fange et de sang.
Venez, mon enfant, dans mon ermitage ; venez vous reposer et vous laver.
— Ce n’est pas le moment de se reposer et de se laver, mais, certes, de trouver une fontaine ;
De trouver de l’eau par ici pour mon jeune maître, tombé au combat, épuisé de fatigue ;
Treize guerriers tués sous lui ; le chevalier Lorgnez tué tout le premier !
Et moi, j’en ai abattu autant ; les autres ont pris la fuite. —


VI



Il n’eût pas été Breton dans son cœur, celui qui n’aurait pas ri de tout son cœur,

En voyant l’herbe verte rougie du sang des Franks maudits.
Le seigneur Lez-Breiz, assis auprès, se délassait à les regarder.
Il n’eût pas été chrétien dans son cœur, celui qui n’eût pas pleuré à Sainte-Anne,
En voyant l’église mouillée des larmes qui tombaient des yeux de Lez-Breiz,
De Lez-Breiz pleurant, à genoux, en remerciant la vraie patronne de la Bretagne.
— Grâces vous soient rendues, ô mère sainte Anne ! C’est vous qui avez gagné cette victoire ! —


VII



En bon souvenir du combat, a été composé ce chant ;
Qu’il soit chanté par les hommes de la Bretagne en l’honneur du bon seigneur Lez-Breiz !
Qu’il soit longtemps chanté au loin à la ronde, pour réjouir tous ceux du pays !



IV



LE MORE DU ROI.



I



Le roi des Franks disait aux seigneurs de sa cour, un jour :
— Celui-là me rendra un hommage véritable qui viendra à bout de Lez-Breiz.
Me combattre, il ne fait pas autre chose, et tuer mes guerriers. —
Quand le More du roi entendit ces paroles, il se leva, en face du roi :
— Seigneur, je vous ai rendu un hommage sincère, et je vous ai souvent donné des garants ;
Mais puisque vous le voulez, aujourd’hui, le chevalier Lez-Breiz me servira de garant nouveau.
Si je ne vous apporte pas sa tête dès demain, je vous apporterai la mienne avec plaisir. —


II



Le lendemain de grand matin, le jeune écuyer de Lez-Breiz courait trouver son maître, tout tremblant :

— Le More du roi est venu, et il vous a défié.
— S’il m’a défié, il faut que je réponde a son défi.
— Cher seigneur, vous ne savez donc pas? c’est avec les charmes du démon qu’il combat.
— S’il combat avec les charmes du démon, nous combattons, nous, avec l’aide de Dieu !
Va vite m’équiper mon cheval noir, tandis que je serai à me revêtir de mes armes.
— Sauf votre grâce, seigneur, si vous m’en croyez, vous ne combattrez pas sur votre cheval noir.
Il y a trois chevaux dans l’écurie royale ; vous pourrez choisir entre eux trois.
Maintenant, s’il vous plaît de m’écouter, je vous apprendrai un secret.
C’est un vieux clerc qui me l’a enseigné, un homme de Dieu, s’il en est un au monde.
Vous ne prendrez pas le cheval bai, ni le cheval blanc non plus ;
Vous ne prendrez point le cheval blanc ; le cheval noir, je ne dis pas ;
Celui-là est placé entre les deux autres, et c’est le More du roi qui l’a dompté

Si vous m’en croyez, prenez celui-là pour aller vous battre avec lui.
Quand le More entrera dans la salle, il jettera son manteau à terre.
Pour vous, ne jetez pas votre manteau à terre, mais suspendez-le.
Si vous mettez vos habits sous les siens, la force du noir géant doublera.
Quand le noir géant s’avancera pour vous attaquer, vous ferez le signe de la croix avec le fût de votre lance ;
Puis, quand il fondra sur vous furieux et plein de rage, vous le recevrez avec le fer.
Avec l’aide de vos deux bras et de la Trinité, votre lance ne se rompra pas dans vos mains. —


III


 
Sa lance ne se rompit pas dans ses mains, avec l’aide de ses deux bras et de la Trinité !
Sa lance en ses mains ne branlait pas, quand ils chevauchèrent l’un contre l’autre ;
Quand ils chevauchaient dans la salle, front contre front, fer contre fer, leurs lances rapides-aveugles en arrêt.

Rapides-aveugles leurs coursiers hennissants, s’entre-mordant à faire jaillir le sang.
Le roi frank, assis sur son trône, regardait avec sos nobles ;
Regardait et disait : « Tiens, tiens bon, noir corbeau de mer ! plume-moi bien ce merle ! »
Quand le géant l’assaillait furieux, comme la tempête le vaisseau,
Sa lance en ses mains ne branlait pas ; ce fut celle du More qui se brisa.
La lance du More vola en éclats, et il fut démonté violemment.
Et lorsqu’ils furent à pied tous deux, ils fondirent l’un sur l’autre avec rage ;
Et ils se donnèrent de tels coups d’épée, que les murs tremblaient d’épouvante ;
Et que leurs armes jetaient des étincelles comme le fer rouge sur l’enclume.
Tant que le Breton, trouvant le joint, enfonça son épée dans le cœur du géant.
Le More du roi tomba ; et sa tête rebondit sur le sol.
Lez-Rreiz, voyant cela, lui mit le pied sur le ventre ;

Et en retirant son épée, il coupa la tête du géant more.
Et quand il eut coupé la tête du More, il l’attacha au pommeau de sa selle.
Il l’attacha au pommeau de sa selle par la barbe qui était toute grise et tressée.
Mais voyant son épée ensanglantée, il la jeta bien loin de lui :
— Moi, porter une épée souillée dans le sang du More du
roi ! —
Puis il monta sur son cheval rapide, et il sortit, son jeune écuyer à sa suite ;
Et quand il arriva chez lui, il détacha la tête du More ;
Et il l’attacha à sa selle, afin que les Bretons la vissent.
Hideux spectacle ! Avec sa peau noire et ses dents blanches, elle effrayait ceux qui passaient ;
Ceux qui passaient et qui regardaient sa bouche ouverte qui bâillait[5].
Or, les guerriers disaient : — Le seigneur Lez-Breiz, voilà un homme ! —
Et le seigneur Lez-Breiz, alors, parla lui-même ainsi :

— J’ai assisté à vingt combats, et j’ai vaincu plus de mille hommes ;
Eh bien, je n’ai jamais eu autant de mal que m’en a donné le More.
Dame sainte Anne, ma chère mère, que vous faites de merveilles à mon occasion !
Je vous bâtirai une maison de prière, sur la hauteur, entre le Léguer et le Guindy[6]


IV


LE ROI.



Ce jour-là, le seigneur Lez-Breiz marchait à l’encontre du roi lui-même ;
A rencontre du roi pour le combattre, suivi de cinq mille hommes d’armes à cheval.
Or, comme il allait partir, voilà un coup de tonnerre, de tonnerre des plus épouvantables!

Son doux écuyer, y prenant garde, en augura mal :
— Au nom du ciel ! maître, restez à la maison ; ce jour s’annonce sous de fâcheux auspices !
Rester à la maison ! mon écuyer ; c’est impossible ; j’en ai donné l’ordre, il faut marcher!
Et je marcherai tant que la vie , que la vie sera allumée dans ma poitrine,
Jusqu’à ce que je tienne le cœur du roi du pays des forêts[7], entre la terre et mon talon. —
La sœur de Lez-Breiz, voyant cela, sauta à la bride du cheval de son frère :
— Mon frère, mon cher frère, si vous m’aimez, vous n’irez point aujourd’hui combattre ;
Ce serait aller à la mort ! et que deviendrons-nous après ?
Je vois sur le rivage le blanc cheval de mer[8] ; un serpent monstrueux l’enlace,
Enlace ses deux jambes de derrière de deux anneaux terribles, et ses flancs de trois autres anneaux,
Et ses jambes de devant et son cou de deux autres encore,
et il monte le long de son poitrail, il le brûle, il l’étouffe.

Et le malheureux cheval se dresse debout sur ses pieds, et renversant la tête de côté, il mord la gorge du monstre :
Le monstre bâille; il agite son triple dard rouge comme du sang, et déroule ses anneaux en sifflant ;
Mais ses petits l’ont entendu, ils accourent : fuis ! la lutte est inégale, tu es seul. Oh ! fuis, sain et sauf !
— Qu’il y ait des Franks par milliers ! je ne fuis pas devant la mort ! —
Il n’avait pas fini de parler, qu’il était déjà loin, bien loin de sa demeure.

V


L'ERMITE


I


Comme l’ermite du bois d’Helléan[9] dormait, on frappa trois coups à sa porte.
— Bon ermite, ouvrez-moi la porte ; je cherche un asile où me retirer.
Le vent souffle glacé du côté du pays des Franks : c’est l’heure où les troupeaux et même les bêtes sauvages ont cessé d’errer cà et là.

Le vent souffle glacé du côté de la mer ; il n’est pas bon d’être dehors.
— Qui êtes-vous, qui frappez à ma porte à cette heure de minuit et qui demandez à entrer ?
— La Bretagne me connaissait bien ; au jour de son angoisse j’étais Lez-Breiz (le soutien de la Bretagne).
— Je ne vous ouvrirai pas ma porte ; vous êtes un séditieux, je l’ai ouï dire ;
Vous êtes un séditieux, je l’ai oui dire ; vous êtes l’ennemi du roi béni.
— Je ne suis pas un séditieux, j’en prends Dieu à témoin, ni un traître non plus.
Maudits soient les traîtres, et le roi, et les Franks !
Leur langue sue, comme la langue du chien, une sueur qui fait trou comme la sueur des damnés.
Maudits soient les traîtres ! sans eux j’aurais remporté la victoire.
— Fils de l’homme, garde-toi de maudire jamais ni ami, ni ennemi, ni personne ainsi ;
Ni par-dessus tout le seigneur roi, car il est l’oint de Dieu.
— L’oint de Dieu, il ne l’est pas ! l’oint du démon, je ne dis pas.

L’oint de Dieu, il ne l’est pas celui qui ravage la terre des Bretons.
Mais l’argent qui vient du démon se dépense pour ferrer Pol[10];
Se dépense pour ferrer le vieux Pol, et toujours il est déferré[11].
Vieil ermite, ouvrez-moi, que j’aie une pierre où m’asseoir.
— Je ne vous ouvrirai pas ma porte ; les Franks me chercheraient querelle.
Vieil ermite, ouvrez-moi la porte, ou je la jette dans la maison. —
Le vieil ermite, entendant ces paroles, sauta à bas de son lit ;
Et il alluma une petite torche de résine, et il alla ouvrir la porte.
Or, quand la porte fut ouverte, il recula épouvanté,
En voyant s’avancer un spectre tenant dans ses deux mains sa tête;
Les yeux pleins de sang et de feu, tournoyants d’une manière horrible.
— Silence ! vieux chrétien, ne vous effrayez pas; c’est le Seigneur Dieu qui l’a permis.

Le Seigneur Dieu a permis aux Franks de me décapiter pour un temps ;
Et maintenant il vous permet à vous-même de replacer ma tête, si vous le voulez,
Parce que j’ai été débonnaire et secourable à mes sujets.
— Si le Seigneur Dieu me permet de replacer votre tête, selon mon bon vouloir,
Parce que vous avez été débonnaire et secourable à vos sujets;
Que votre tête soit replacée, mon fils, au nom de Dieu, Père, Fils et Esprit ! —
Et par la vertu de l’eau bénite, le fantôme devint homme.
Quand le fantôme fut devenu homme, l'ermite parla de la sorte :
— Maintenant vous allez faire pénitence, rude pénitence avec moi ;
Vous porterez pendant sept ans une robe de plomb cadenassée à votre cou.
El chaque jour, à l’heure de midi, vous irez, à jeun, chercher de l’eau à la fontaine au sommet de la montagne.
— Qu’il soit fait selon votre sainte volonté ; comme vous le dites, je le dis. —

Quand les sept ans furent révolus, sa robe écorchait ses talons ;
Et sa barbe, devenue grise ainsi que la chevelure de sa tête, descendait jusqu’à sa ceinture ;
À le voir, on eût dit d’un chêne mort depuis sept ans.
Quiconque l’eût vu ne l’eût pas reconnu ;
Il ne le fut que par une dame vêtue de blanc qui passait sous le bois vert :
Elle le regarda et se mit à pleurer : — Lez-Breiz, mon cher fils, est-ce bien toi !
Viens ici, mon pauvre enfant, viens ici que je te décharge bien vite de ton fardeau ;
Que je coupe ta chaîne avec mes ciseaux d’or : je suis ta mère, sainte Anne d’Armor. —

II

Or, il y avait sept ans et un mois que son écuyer le cherchait partout.
Et son écuyer disait ainsi en cheminant par le bois d’Helléan :
— Si j’ai tué son meurtrier, je n’en ai pas moins perdu mon cher seigneur. —
Alors il entendit à l’extrémité du bois les hennissements plaintifs d’un cheval.

Et le sien, mettant le nez au vent, y répondit en caracolant.
Arrivé à l’extrémité du bois, il reconnut le cheval noir de Lez-Breiz.
Il était près de la fontaine, la tête penchée, mais il ne paissait ni ne buvait ;
Seulement il flairait le gazon vert et il grattait avec les pieds.
Puis il levait la tête, et recommençait à hennir lugubrement.
A hennir lugubrement : quelques-uns disent qu’il pleurait.
— Dites-moi, ô vous, vénérable chef de famille, qui venez à la fontaine, qui est-ce qui dort sous ce tertre ?
— C’est Lez-Breiz qui dort en ce lieu; tant que durera la Bretagne, il sera renommé ;
Il va s’éveiller tout à l’heure en criant, et va donner la chasse aux Franks ! —


NOTES

Il serait curieux de comparer le dernier chant de ce poëme avec un récit latin du temps, ouvrage d’un religieux frank nommé Ermold le Noir, qui suivit en Bretagne l’armée de Louis le Débonnaire, et qui a chanté sa victoire sur les Bretons. Même esprit, mêmes rôles, même caractères, et souvent mêmes faits. Je ne ferai qu’un rapprochement, mais il est frappant. Après avoir raconté le résultat de l’expédition de Louis le Débonnaire contre Morvan-Lez-Breiz, Ermold le Noir ajoute : « Quand Morvan eut été tué, on apporta sa tête toute souillée de sang à un moine appelé Witchar, qui connaissait bien les Bretons, et possédait sur les frontières une abbaye qu’il tenait des bienfaits du roi ; Witchar la prit entre ses mains, la trempa dans l’eau, la lava, et, en ayant peigné et lissé les cheveux, il reconnut les traits de Morvan [12]. »

L’ermite du poëme populaire, qui est évidemment le même que Witchar, prend aussi entre ses mains, comme on l’a vu, la tête de Morvan-Lez-Breiz, et il la trempe dans l’eau ; mais cette eau est bénite, et sa vertu, jointe au signe de la croix, ressuscite le héros breton. Cependant tous les événements n’ont pas été aussi complètement transformés par le poëte populaire, témoin la vengeance que l’écuyer de Morvan tire de la mort de son maître. Ici la tradition le dispute en précision à l’histoire ; l’une met le récit de cette vengeance dans la bouche de l’écuyer : « Si j’ai tué, dit-il, son meurtrier, je n’en ai pas moins perdu mon cher seigneur ; » l’autre s’exprime de la sorte, avec moins de laconisme : « Au moment où un guerrier frank, nommé Cosl, tranchait la tête du Breton, l’écuyer de Morvan le frappa lui-même par derrière d’un coup mortel[13]. »

La sœur de Lez-Breiz peut avoir, comme l’ermite et l’écuyer, son prototype dans l’histoire. L’écrivain frank, à la vérité, lui donne une femme et non une sœur ; mais n’a-t-il pas à dessein confondu l’une et l’autre pour rendre odieux le vaincu ? Il est permis de le penser quand on a lu les vers où il calomnie indignement les bretons, sous prétexte de peindre leurs mœurs[14].

Des deux guerriers mentionnés dans le poëme populaire, aucun ne se retrouve chez l’auteur latin. Il nous apprend seulement, et son témoignage est corroboré par celui d’Eginhard, que Louis le Débonnaire, ayant conquis Barcelone, fit prisonnier, et retint près de lui pour le servir[15], plusieurs des Mores qui habitaient la ville[16]. C’etait d’ailleurs la mode à la cour des rois de cette époque d’avoir pour officiers des hommes de race noire. Le More du poëme populaire est donc certainement un personnage réel. L’auteur breton n’est pas moins d’accord avec tous les historiens du neuvième siècle, quand il suspend la tête ensanglantée du vaincu au pommeau de la selle de Lez-Breiz, qui l’emporte comme un trophée ; on trouve dans les chroniques du temps mille preuves de la persistance de cet usage barbare[17].

Je n’ai pu découvrir aucune allusion à l’autre guerrier vaincu par Lez-Breiz, et dont le poëte populaire a caché le nom sous l’injurieux sobriquet de Lorgnez (la lèpre). Les nombreuses variantes que j’ai recueillies du chant où il figure ne m’ont rien appris de satisfaisant ; mais les injures qu’on lui met à la bouche sont déjà trop bien celles que les écrivains de cette époque prêtent aux Franks dans leurs querelles avec les Bretons, pour qu’il n’appartienne pas à l’histoire. Son titre de marc’hek (chevalier), souvent répété dans la pièce et commun à Lez-Breiz lui-même, ne serait pas une raison de douter du fait ; car on le trouve employé dans des actes contemporains[18], et il doit être pris uniquement dans le sens d’homme de cheval, et non de preux. Si l’on hésitait à le croire, la couleur blanche du bouclier que le poète breton fait porter, selon un usage du neuvième siècle, constaté par Ermold le Noir, à un des chevaliers qu’il nomme, trancherait toute difficulté[19]

Parmi les faits historiques qui ont simplement servi de point de départ aux inventions populaires, j’indique la disparition du corps de Morvan, enlevé par les Franks ; les rapports qu’il eut après sa mort avec le moine Witchar, et sa sépulture, dont l’empereur Louis crut devoir régler lui-même le cérémonial, sans doute afin de dérober sa tombe à la piété rebelle des Bretons. Ceux-ci, les plus superstitieux du moins, s’imaginèrent aisément que, si leur défenseur avait été rappelé à la vie par le moine frank, comme le bruit en courait, il n’avait pu l’obtenir de lui qu’à des conditions aussi dures que celles auxquelles la famille de Morvan et eux- mêmes la recevaient du vainqueur. Ils supposèrent donc qu’il était retenu captif par le moine dans quelque retraite écartée où il subissait une pénitence très-rude, à laquelle il se soumettait, comme eux-mêmes se soumettaient à la loi de leurs conquérants. Mais, au milieu de leurs humiliations et de leurs souffrances, qu’ils lui faisaient partager avec eux en se personnifiant en lui, ils ne perdirent pas l’espoir. De même qu’ils croyaient au retour d’Arthur, mort en défendant son pays contre les Saxons, ils crurent que la servitude de Lez-Breiz, comme la leur, aurait un terme, et qu’il reviendrait se mettre à leur tête pour expulser les Franks. De là les recherches entreprises par son écuyer, dans le poëme populaire, et la découverte du souterrain où il dort : de là son prochain réveil, et le cri de guerre qu’il va pousser, après sept ans de servitude et de silence, c’est-à-dire, chose bien remarquable ! précisément sept ans après la mort de Lez-Breiz et la soumission de la Bretagne (818), l’année même (825) où un autre vicomte de Léon, Gwiomarc’h, nouveau soutien des Bretons, nouveau Lez-Breiz, appelant son pays aux armes, recommença plus vivement que jamais la guerre contre l’étranger.

Le poëme, dont cette importante circonstance fixerait l’inspiration première au moment où l’insurrection éclata, jouit à son apparition d’une telle popularité, qu’une partie passa dans le pays de Galles. Chanté d’abord, comme en Bretagne, il fut, avec le temps, remanié en prose par les Bretons d’outre-mer, et nous en retrouvons le début sous cette forme dans un de leurs contes nationaux, écrit avant le douzième siècle; mais la poésie, la naïveté, les détails charmants de l’original, l’allure même, si dramatique et si leste, ont disparu dans une sorte de résumé sans vie. J’ai déjà eu occasion de le remarquer ailleurs, cette dégradation est moins l’œuvre du temps que du changement de pays, car la tradition est encore vivante et fleurie de ce côté-ci du détroit, où elle a de profondes racines dans les souvenirs nationaux. L’absence de racines semblables lies a conduit les Gallois à un singulier moyen pour y suppléer : ils l’ont greffée sur une de leurs tiges traditionnelles, attribuant à un des héros du pays de Galles, nommé Peredur, l’histoire de Lez-Breiz enfant.

Le conteur gallois a fait subir aux mœurs du jeune Breton le même changement qu’à la forme de l’œuvre originale ; les unes, à ce qu’il paraît, lui semblaient surannées, peut-être grossières, comme l’autre. Son héros est plus civilisé que celui du poëte populaire. Il ne prend pas la fuite, en vrai petit sauvage, sans dire adieu à sa mère ; il l’embrasse, au contraire ; il reçoit ses conseils, il part avec son agrément. Le poëme, dans le remaniement gallois, gagne donc en culture morale, fruit d’une civilisation supérieure, ce qu’il perd en forme primitive et naïve. Cette culture est encore plus développée et plus sensible aux douzième et treizième siècles, époque où il acquit par toute l’Europe une telle popularité, que Chrétien de Troyes, en France, et Wolfram d’Eschenbach, en Allemagne, s’en approprièrent des morceaux, qu’ils placèrent dans deux de leurs romans imités du conte gallois. Le départ du jeune Lez-Breiz et son retour au manoir de sa mère furent les chants qui fixèrent surtout leur attention. J’ai déjà publié le premier, d’après Chrétien de Troyes ; le second est encore inédit et mérite d’être reproduit ; mais l’amplification du trouvère français n’ayant pas moins de deux cent soixante-dix vers, tandis que l’original en a seulement cinquante, je me permettrai de l’abréger.

Après avoir raconté l’arrivée du chevalier, dont il change le nom en Perceval, comme les Gallois l’avaient changé en Peredur, et comme les Allemands le changèrent en Parcival, il rend de la manière suivante la reconnaissance du frère et de la sœur :

<poem>{{lang|fro| Hors d’une belle chambre vint Une moult très-gente pucèle Blanche, com’ fleur de lys nouvelle Moult était richement vetue : Est droit à Perceval venue. Par Dieu, le roi de majesté, L’a moult bonnement salué. Perceval son salut lui rent, Qui bien savait à escient Qu’elle était sa germaine suer (sœur). Mais ne veut découvrir son cuer (cœur) Mie, si tost, ainz (mais) veut atendre À demander et à entendre Combien a que mourut sa mère Et s’il n’a mais (plus) ne suer ne frère, Oncle, parent ni autre ami. Assis se sont illec (là) andui (tous deux). La damoiselle a commandé À un keu (cuisinier) qu’il hast (hachât) la viande, Et puis à Perceval demande : — Sire, où géutes- (couchâtes) vous ennuit (cette nuit) ? — Là ou n’eus guères de déduit (plaisir), Fait Perceval, en la foret. — La damoiselle sans arrêt Commença des yeux à lermer (pleurer). Perceval la vit soupirer. Si lui dit : Qu’avez-vous, sœur Iselle ? — Sire, ce dit la damoiselle, Pour vous me souvient de mon frère Que ne vis desque (depuis que) petite ère (j’étais), Et ne sais s’il est vif ou mort, Mais en lui est tout mon confort ; Espérance ai qu’encor le voie. Je ne sais que plus en diroie ; Mais quand vois aucun chevalier, Si ne me peut le cœur changier Ni muer qu’il ne m’attendrie. — Celles, l’ait Perceval, amie, Nul hom’ ne s’en doit merveiller (étonner); Mais or me dites, sans tarder, Si vous serour (sœur) ni frère avez, Plus que celui que dit avez. — Certes, fait-elle, beau doux sire, Rien vous en cuit (faut) la verte (vérité) dire : Je n’ai plus frère ni serour ; J’en ai au cœur moult grand irour (chagrin), Pour ce que suis seule en ce bois. Bien dix ans (il y) a et quatre mois Qu’il advint que mon frère ala En cèle grant foret de là A la cour du roi s’en ala. Ne sais comment il esploita (agit); Onques puis n’en ai ouï parler. Quand de céans le vits aller Ma mère si chaït (tomba) pamée; De demi fut morte (mourut) et alinée. — Alors a Perceval pleuré ; Elle le prit à regarder, Si lui vit la couleur muer (changer) lit à larmes faire la trace Qui lui courent aval (au bas de) la face. Si lui a dit : Parfoi, biau sire. Si votre nom me vouliez dire, Sachiez que volontiers l’ouïrais. Perceval dit : Je ne saurais Mon nom céler (cacher), ma douce sœur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Grand pièce (longtemps) après a répondu. — Suer, fait-il, en baptême fu Par nom Perceval appelé. — Quand elle ouït qu’il s’est nommé. Si (elle) fut si ébahie et prise Qu’à qui lui donât toute (la) Frise, Elle n’aurait pu mot sonner (dire). Perceval la vet (va) acoler (embrasser), Et lui dit qu’il était son frère. Et que pour lui morte iert (était) sa mère. Quand elle l’entend, si (elle) le baise, Nule rien n’a qui lui deplaise, Mais moult grande joie s’entrefont.}}</poem>

[20] On sent ici avec évidence la périphrase et l’imitation, comme l’a remarqué un juge excellent[21]. Le trouvère français n’est pas plus heureux que ne l’a été le conteur gallois; il ne fait, comme lui, qu’une froide copie d’un modèle original et charmant. Les ornements dont il charge ce modèle sont de mauvais goût et manquent de naturel. Ainsi, pendant que le poëte populaire représente la sœur du chevalier comme une pauvre orpheline, passant les jours et les nuits à pleurer et à attendre son frère; n’ayant pour compagne et pour servante que sa vieille nourrice aveugle, habitant un manoir en ruines, au seuil duquel croissent l’ortie et les ronces, le trouvère la dépeint richement vêtue, fraîche comme un lys, dans un opulent château, servie par des valets nombreux et donnant des ordres à son cuisinier pour qu’il traite bien son frère. En revanche il omet les paroles les plus touchantes de la jeune fille : « Je n’ai pas de frère sur la terre; dans le ciel, je ne dis pas. » Ce trait plein de délicatesse et de sensibilité, ce fauteuil maternel, vide, au coin du foyer ; cette croix consolatrice, détails charmants, mais surtout cette question si pathétique de la jeune fille au chevalier qu’elle voit pleurer lorsqu’elle lui parle de sa mère : « Votre mère, l’auriez-vous aussi perdue, quand vous pleurez en m’écoutant? » tout cela manque dans le roman, malgré sa prolixité.

Ce n’est pas, au reste, la seule fois que les trouvères ont gâté, en y portant la main, des traditions rustiques ; nous en verrons d’autres exemples. On dirait qu’il en est des souvenirs nationaux comme de ces plantes délicates qui ne peuvent vivre et fleurir qu’aux lieux où elles ont vu le jour.

Il était réservé à un poëte français et breton de notre temps, à Brizeux, de venger l’injure faite au vieux barde armoricain, et de montrer comment on peut faire passer un poëme d’une langue dans une autre sans lui ôter son caractère et son originalité. Le morceau qu’il a si bien traduit (le Chevalier du roi) est le premier que j’ai entendu chanter. Il me fut appris à la fois par une vieille paysanne de Lokéfret et par une jeune et charmante femme, trop tôt ravie à ceux qui l’aimaient, madame la comtesse de Cillart. Maintenant on le répète moins souvent que la traduction, dans les manoirs bretons.

Tous les enfants y savent celle-ci par cœur :

Entre deux guerriers, un Frank un Breton,
Un combat eut lieu, combat de renom.

Du pays breton Lez-Breiz est l’appui,
Que Dieu le soutienne et marche avec lui !

Le seigneur Lez-Breiz, le bon chevalier.
Eveille un matin son jeune écuyer :

— Page, éveille-toi, car le ciel est clair;
Page, apporte-moi mon casque de fer.

Ma lance d’acier, il faut la fourbir,
Dans le sang des Franks je veux la rougir…

Le traducteur poursuit ainsi sur l’air breton jusqu’à l’épilogue :

<poem> Pour le souvenir de ce grand combat Ce chant fut rimé par un vieux soldat. Que dans la Bretagne il soit répété ! Que ton nom, Lez-Breiz, partout soit chanté!

Allez donc, mes vers, dans tous les cantons, Et semez la joie au cœur des Bretons[22]. </poem>

Malheureusement la mort n’a pas permis au poëte, qui semait lui-même la joie au cœur de ses compatriotes, de traduire Lez-Breiz jusqu’au bout.

J’ai complété ou rectifié ce poëme au moyen de différentes versions dont je suis redevable à M. Victor Villiers de l’Isle-Adam, à M. de Penguern, à M. P. de Courcy, et à plusieurs habitants des montagnes d’Arez et des Montagnes Noires. C’est là qu’on chante principalement l’enfance de Lez-Dreiz, où l’auteur met si Lien en relief le penchant du génie celtique pour une certaine simplesse, plus tard glorifiée. Son retour au manoir se chante à Plévin, ainsi que la belle légende formée des deux circonstances réelles de la mort du héros breton, sujet des chants cinquième et sixième, qu’Augustin Thierry a cités in extenso dans la dernière édition de ses Dix ans d’études historiques (p. 577).

Les livres, a-t-on dit, ont leur destinée; il en est ainsi des chansons populaires, et souvent elle est fort curieuse. La légende de Lez-Breiz offre un exemple remarquable de la manière dont elles se perpétuent en se renouvelant sans cesse. A un courant traditionnel d’une époque très-ancienne est venu se mêler un courant historique tout nouveau ; le vieux nom de Lez-Breiz ou Lezou-Breiz, par sa ressemblance avec celui de Les Aubrays, que portait, au dix-septième siècle, le fameux Jean de Lannion, et l’analogie du caractère belliqueux et dévot des deux personnages, ont produit une confusion des plus favorables au rajeunissement du héros primitif. Sans nul doute, l’un doit à l’autre d’être demeuré populaire jusqu’à nos jours. En célébrant le dernier, après sa mort, les chanteurs de son pays de Goélo, et même ceux de Cornouaille, lui ont attribué les aventures fantastiques du prince léonnais ; et comment n’auraient-ils pas été conduits à une appropriation si naturelle, quand un archéologue breton, à qui nous devons la publication du testament olographe du châtelain des Aubrays, daté du 21 janvier 1651, atteste avoir vu, dans le caveau d’une chapelle en ruines, sa tête sciée en deux, comme l’avait été la tête de Lez-Breiz, à côté de tibias gigantesques[23] ?




  1. Regnante domino imperatore Hludovico, anno xxii regni ejus, Morman Machtiern (Cartularium Redonense, ad ann. 800 ; Ap. de Comson, cf. D. Morice, preuves, t. 1, col. 265.)
  2. Lez-Breiz veut dire à la lettre : Hanche de la Bretagne (de Lez, hanche, au figuré, soutien, Breiz, Bretagne. V. Le Gonidec, au mot Lez). On l’appelle aussi quelquefois Lezou-Breiz. Lezou est le pluriel, aujourd’hui inusité, de Lez.
  3. Histoire de Bretagne, p. 103.
  4. Il doit y avoir ici un mot mis pour un autre, les blancs ne datant que de l’an 1350 environ. Cependant il s’agit peut-être de la monnaie appelée Keinioc (gwennek) dans les lois galloises du dixième siècle.
  5. La vue de la tête coupée de leur ennemi devait moins effrayer que réjouir les Bretons. Il est donc probable que l’original portait hetuz (agréable) au lieu d’ensuz et laouenne (réjouissait) au lieu de a sponte.
  6. Gwench’lan avait dit autrefois :
    Evuruz, evuruz an ti
    E-tre beg Leger ha Gindi
  7. La France, par opposition aux côtes de l'Armorique.
  8. Symbole des Bretons comme habitants d’une contrée maritime, Armor, et de leur chef lui-même. (V. plus haut, p. 21.) La jeune fille fait ici preuve de ce bon sens précautionneux naturel aux femmes, et qui passait pour don de prophétie dans les sociétés primitives.
  9. Ce bois faisait autrefois partie de l’immense forêt de Brécilien ou Brocéliande ; il n’en reste plus que le nom.
  10. C’est le nom qu'on donne au diable en Basse-Bretagne.
  11. C’est-à-dire : bien mal acquis ne profite pas.
  12. Is Caput extemplo latice perfundit et ornat
    Pectine ; cognovit max quoque.

    (Ermoldi Nigelli, Carmen de Ludovico pio. D. Bouquet, 1, p. 47.)
  13. Coslus equo cadens stricto caput abstulit ense…
    Murmanis ante c nues Costum percuisit eundem.

    (Ibid.)
  14. Cœunt frater et ipsa soror.

    (Ermoldi Nigelli, etc. p. 39.)
  15. Servitio regis…

    (Ermoldi Nigelli, etc. p. 26.)
  16. Complures Saraceni comprehensi ad præsentiun imperatoris deductii sunt. (Eginhardi, Annales, ibid., p. 23.)
  17. Trucidaverunt et capita seorsum posuerunt. (Vita sancti Conwoionis. Acta Benedicsæc. IV, p. 199)
  18. Brezel-Marc'hok testis. (Cartuloa. roton. ad ann. 860. D. Morice, t. I, col. 304. Cf. de Courson.
  19. {{lang|la|Scuta candida. (Ermoldus, ibid., p. 42.)
  20. Voir le texte non rajeuni, dans Li Romans de Perceval, par Chrestiens de Troyes, manuscrit de la Bibliothèque impériale. Cangé,n° 7536.
  21. M. Ch. Magnin, Journal des savants, 1847, p. 455.
  22. Chant de Lez-Breiz (œuvres complètes de Brizeux)
  23. Voyez l’intéressante notice de M. Ch. de Kerantflech sur la chapelle de Kermaria-Nisquit, p. 11 (Nantes, V.Forest, 1857)