LES SÉRIES

OU

LE DRUIDE ET L’ENFANT

− DIALECTE DE CORNOUAILLE −


ARGUMENT


La pièce qui ouvre ce recueil est une unes plus singulières et peut-être la plus ancienne de la poésie bretonne. C’est un dialogue pédagogique entre un Druide et un enfant. Il contient une sorte de récapitulation, en douze questions et douze réponses, des doctrines druidisiques sur le destin, la cosmogonie, la géographie, la chronologie, l’astronomie, la magie, la médecine, la métempsycose ; l’élève demande au maître de lui chanter la série des nombres, depuis un jusqu’à douze, afin qu’il les apprenne. Chose extraordinaire, l’empire de l’habitude est si puissant en Basse-Bretagne, parmi le peuple des campagnes, que les mères, sans le comprendre, continuent d’enseigner à leurs enfants, qui ne l’entendent pas davantage, le chant mystérieux et sacré qu’enseignaient les druides à leurs ancêtres. Les difficultés qu’il présente sont telles, que je n’ose me flatter d’avoir toujours parfaitement réussi, soit dans ma traduction, soit dans les explications dont la pièce est suivie. Elle est particulièrement populaire en Cornouaille, où je l’ai entendu chanter pour la première fois à un jeune paysan de la paroisse de Nizon. Sa mère la lui avait apprise, me dit-il, pour lui former la mémoire ; et, en effet, le chant est disposé de manière à offrir un excellent exercice de mnémonique. La même observation a été faite à Brizeux, dans la paroisse de Scaer, où il a recueilli des variantes précieuses qu’il m’a communiquées, et à M. l’abbé Henry, dans celle de Saint-Urien, où la pièce est connue sous le titre grotesque de Vêpres des Grenouilles (Gosperou ar Raned).


LE DRUIDE.

Tout beau, bel enfant du Druide ; réponds-moi ; tout beau, que veux-tu que je chante ?

L’ENFANT

— Chante-moi la série du nombre un, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

LE DRUIDE.

— Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique, le Trépas, père de la Douleur ; rien avant, rien de plus.
Tout beau, bel enfant du Druide ; réponds-moi ; que veux-tu que je chante ?

L’ENFANT

— Chante-moi la série du nombre deux, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

LE DRUIDE.

— Deux bœufs attelés à une coque ; ils tirent, ils vont expirer ; voyez la merveille !


Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique ; le trépas, père de la Douleur : rien avant, rien de plus.
Tout beau, bel enfant du Druide ; que le chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre trois, etc.

LE DRUIDE.

— Il y a trois parties dans le monde : trois commencements
et trois fins, pour l’homme comme pour le chêne.
Trois royaumes de Merlin, pleins de fruits d’or, de fleurs
brillantes, de petits enfants qui rient.
Deux bœufs attelés à une coque, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant, etc. Que te chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre quatre, etc.

LE DRUIDE.

Quatre pierres à aiguiser, pierres à aiguiser de Merlin,
qui aiguisent les épées des braves.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre cinq, etc.

LE DRUIDE.

Cinq zones terrestres : cinq âges dans la durée du temps ; cinq rochers sur notre sœur.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT

— Chante-moi la série du nombre six, etc.

LE DRUIDE.

— Six petits enfants de cire, vivifiés par l’énergie de la lune ; si tu l’ignores, je le sais.
Six plantes médicinales dans le petit chaudron ; le petit nain mêle le breuvage, son petit doigt dans sa bouche.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT

— Chante-moi la série du nombre sept, etc.

LE DRUIDE.

— Sept soleils et sept lunes, sept planètes, y compris la Poule. Sept éléments avec la farine de l’air (les atomes).
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc
Trois parties dans le monde, etc
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre huit, etc.

LE DRUIDE.

— Huit vents qui soufflent ; huit feux avec le Grand Feu,
allumés au mois de mai sur la montagne de la guerre.
Huit génisses blanches comme l’écume, qui paissent l’herbe
de l’île profonde ; les huit génisses blanches de la Dame.
Sept soleils et sept lunes, etc
Six petits enfants de cire, etc
Cinq zones terrestres, etc.

Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre neuf, etc.

LE DRUIDE.

— Neuf petites mains blanches sur la table de l’aire,
près de la tour de Lezarmeur, et neuf mères qui gémissent
beaucoup.
Neuf korrigan qui dansent avec des fleurs dans les cheveux et des robes de laine blanche, autour de la fontaine,
à la clarté de la pleine lune.
La laie et ses neuf marcassins, à la porte de leur
bauge, grognant et fouissant, fouissant et grognant ; petit !
petit ! petit ! accourez au pommier ! le vieux sanglier va vous
faire la leçon.
Huit vents, etc.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.

Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre dix

LE DRUIDE.

— Dix vaisseaux ennemis qu’on a vus venant de Nantes ! Malheur à vous ! malheur à vous ! hommes de Vannes !
Neuf petites mains blanches, etc.
Huit vents, etc.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre onze, etc.

LE DRUIDE.

— Onze Prêtres armés, venant de Vannes, avec leurs épées brisées ;

Et leurs robes ensanglantées ; et des béquilles de coudrier ;
de trois cents plus qu’eux onze.
Dix vaisseaux ennemis, etc.
Neuf petites mains blanches, etc.
Huit vents, etc.
Sept soleils, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant du druide ; réponds-moi, que veux-tu que je te chante ?

L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre douze, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.

LE DRUIDE.

— Douze mois et douze signes[1] ; l’avant-dernier, le Sagittaire, décoche sa flèche armée d’un dard.
Les douze signes sont en guerre. La belle Vache, la Vache Noire qui porte une étoile blanche au front, sort de la Forêt des Dépouilles ;


Dans sa poitrine est le dard de la flèche ; son sang coule à flots ; elle beugle, tête levée :

La trompe sonne ; feu et tonnerre ; pluie et vent ; tonnerre et feu ; rien ; plus rien ; ni aucune série !

Onze prêtres armés, etc.
Dix vaisseaux ennemis, etc.
Neuf petites mains blanches, etc.
Huit vents, etc.
Sept soleils, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.

Pas de série pour le nombre un ; la Nécessité unique, le Trépas, père de la Douleur ; rien avant, rien de plus.

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NOTES

Les Druides, on le sait, étaient les instituteurs de la jeunesse. Ils avaient, dit César, un nombre immense de disciples[2] ; l’enseignement qu’ils leur donnaient était oral et non écrit. Ils faisaient apprendre par cœur une multitude de vers sur les dieux, l’immortalité de l’âme et son passage d’un corps à un autre après la mort ; les astres et les révolutions sidérales ; le monde, la terre, et la mesure de l’un et de l’autre ; enfin toutes les choses de la nature[3]. Leurs leçons étaient traditionnelles et sous forme de dialogue[4]. Diogène Laërce complète le témoignage de César en disant qu’ils y employaient souvent l’énigme et la figure[5]. Il nous prouve en outre, par une citation, que leur rhythme privilégié était le tercet, ou strophe de trois vers monorimes. Le chant armoricain offre donc, quant au fond et quant à la forme, les caractères généraux des leçons des Druides ; on y retrouve les principales données de leur enseignement ; il présente la même méthode technique, à savoir le dialogue et le tercet, et les énigmes n’y manquent pas ; essayons de les deviner.

I. L’Unité nécessaire, que le maître identifie avec la Mort[6], pourrait être la divinité dont César rend le nom celtique par Dis, dieu des ombres chez les Romains. Les Gaulois, d’après les Druides, le regardaient comme le chef de leur race, et l’appelaient leur Père[7]. C’est peut-être aussi le Destin, le Fatum, dieu suprême de la plupart des peuples de l’antiquité.

II. Les deux bœufs sont probablement ceux de Hu-Gadarn, divinité des anciens Bretons. La mythologie celtique, en partie conservée dans les poëmes de quelques bardes gallois, nous apprend qu’ayant traîné hors des eaux du déluge, au moyen de fortes chaines, un crocodile monstrueux qui avait été la cause de la submersion de l’univers, l’un mourut de fatigue, l’autre de chagrin de la perte de son compagnon[8]. La coque[9] qu’ils tirent après eux avec tant d’efforts serait celle du crocodile.

III. Les trois vies et les trois morts de l’homme semblent rentrer dans les trois sphères d’existence de la mythologie bardique : « Je suis né trois fois, » dit Taliésin[10].

Je ne sais si, en prêtant la même destinée à l’homme et au chêne, le poète armoricain n’entendrait pas plutôt parler des Druides, dont cet arbre était le symbole, que de l’arbre lui-même. Le témoignage de Taliésin viendrait encore à l’appui de cette opinion : « Chêne est mon nom, » dit-il[11].

Les trois royaumes de Merlin paraissent correspondre avec la troisième sphère mythologique des traditions galloises, celle de la Béatitude[12].

Le Merlin, auquel sont soumis les trois royaumes célestes dont il est ici question, n’est, on le sent bien, ni le barde guerrier, ni le devin de ce nom ; il est difficile de ne pas voir en lui une divinité celtique[13].

IV. Les quatre pierres à aiguiser que le poëte armoricain lui prête se réduisent à une seule dans les traditions galloises, qui les mettent au nombre des treize talismans dont Merlin fit présent aux Bretons. « Cette pierre, disent-elles, vint en héritage à Tudno Tedgled, fils de Jud-Hael, chef armoricain. Il suffisait d’y passer légèrement les épées des braves pour qu’elles coupassent même l’acier ; mais, loin d’aiguiser celles des lâches, elle les réduisait en poussière. De plus, quiconque était blessé par la lame qu’elle avait aiguisée mourait subitement[14]. »

V. Les cinq zones de la terre étaient connues des anciens bardes, comme les trois parties du monde. Un poëme attribué à Taliésin, et qui présente plusieurs points d’analogie avec le chant armoricain, offre la preuve de ce fait « La terre, dit-il, a cinq zones et se divise en trois parties : la première est l’Asie ; la seconde, l’Afrique ; la troisième, l’Europe[15]. »

Je ne vois pas qu’elle est cette sœur emprisonnée sous cinq rochers. Il est possible qu’il y ait quelque rapport entre elle et la personne à laquelle Merlin donne le même nom dans ses poésies.

VI. Les enfants de cire jouaient un grand rôle dans la sorcellerie du moyen âge. Quiconque voulait faire tomber son ennemi en langueur fabriquait une petite figure de cette espèce et la donnait à une jeune fille, qui la portait emmaillottée durant neuf mois dans son giron ; les neuf mois révolus, un mauvais prêtre baptisait l’enfant, à la clarté de la lune, dans l’eau courante d’un moulin. On lui écrivait au front le nom de la personne qu’on voulait faire mourir, au dos le mot Bélial, et le sortilège ne manquait jamais d’opérer. Il fut pratiqué par le comte d’Étampes, aidé d’un moine noir, contre le comte de Charolais, en 1463[16], et fait le sujet de plusieurs anciennes ballades bretonnes.

Sauf la cérémonie du baptême, remplacée, dans le chant breton, par l’action de la lune, je ne vois rien dans ce maléfice, pas même le nom de Bélial, peu différent du celtique Bel, qui puisse l’empêcher de remonter aux Druides et de répondre au sortilège dont notre chant réveille l’idée. Mais pourquoi six enfants de cire plutôt que tout autre nombre ?

Je vois mieux la raison des six plantes médicinales du bassin qu’un nain a mission de mêler. Les plantes dont il est ici question jouaient un grand rôle dans la pharmacie des Druides et des anciens bardes ; mais les historiens latins n’en comptent que cinq, savoir : le sélage, la jusquiame, le samolus, la verveine et le gui de chêne, tandis que les poëmes mythologiques des Cambriens en nomment six, en joignant aux plantes désignées la primevère et le trèfle, à l’exclusion du gui, qui servait sans doute à d’autres usages. Selon eux, c’étaient les ingrédients d’un bassin pareil à celui du chant armoricain ; comme lui, surveillé par un nain et contenant le breuvage du savoir universel. Trois gouttes du philtre magique ayant rejailli, disent les bardes, sur la main du nain, il porta naturellement le doigt à ses lèvres, et aussitôt tous les secrets de la science se dévoilèrent à ses yeux[17]. C’est pourquoi le nain du poëme armoricain a aussi le doigt dans la bouche.

VII. La division des éléments en sept, comme les planètes, les nuits et les jours, offre quelque chose de surprenant ; c’était celle des anciens Bretons. Taliésin, outre la terre, l’eau, l’air et le feu, y comprend les atomes, ainsi que notre poëte, et y joint les brumes et le vent, sous-entendus par celui-ci[18].

VIII. Les huit feux rappellent les feux perpétuels qu’entretenaient les Druides dans certains temples de l’île de Bretagne, en l’honneur d’une déesse que Solin, poussé par la manie d’assimiler les divinités celtiques aux dieux des Grecs et des Romains, confond avec Minerve[19]; mais il ne mentionne pas le nombre de ces feux. Un poëme gallois, où l’on fait deviser Merlin et Taliésin, en nomme sept. « Il y a, dit l’auteur, sept feux supérieurs, symbole de sept batailles sanglantes[20]. Cette montagne de la guerre, où sont allumés les feux dont parle le poëte armoricain, ne paraît pas sans rapport avec le témoignage du barde sambrien. Le huitième feu, le feu principal semble être le Bel-tan que les Celtes d’Irlande allumaient sur les montagnes en l’honneur du soleil, au mois de mai, précisément à l’époque indiquée dans le poëme breton.

Un des plus anciens bardes gallois, Avaon, fils de Taliésin, passe pour avoir composé une hymne pyrolatrique où il chante le char du soleil et ses blonds coursiers, sous la figure du feu sacré :

« Il s’élance impétueusement, le feu aux flammes rapides et dévorantes! Nous l’adorons plus que la terre! Le feu ! le feu! comme il monte dun vol farouche ! comme il est au-dessus des chants du barde ! comme il est supérieur à tous les autres éléments! Dans les guerres, il n’est point lent!... Ici, dans ton sanctuaire vénéré, ta fureur est celle de la mer; tu t’élèves; les ombres s’enfuient! Aux équinoxes, aux solstices, aux quatre saisons de l’année, je te chanterai. Juge brûlant, guerrier sublime, la colère profonde[21]! »

Les huit génisses blanches de la Dame, qui paissent l’herbe de l’ile, peuvent ne pas être sans rapport avec les génisses blanches consacrées à une déesse celtique, adorée dans l’ile de Mon, à l’époque où vivait Tacite. Si l’épithète de don, profonde, par laquelle le poëte armoricain qualifie l’île dont il parle, était une altération du mot Mon, l’identité serait parfaite. Quoi qu’il en soit, Inis Mon signifie « l’île de la Génisse » dans le dialecte breton du pays de Galles[22].

X. Une antique tradition relative aux côtes d’Aber-Vrac’h, en Armorique, mentionnée par un chroniqueur du quinzième siècle, et par d’autres écrivains bretons, me semble de nature à éclaircir la strophe des neuf petites mains blanches exposées sur la table de pierre, au pied de la tour de Lezarmeur, et des neuf mères qui gémissent. « Selon cette tradition, dit Pierre le Baud, on immolait jadis des enfants à une fausse divinité, sur un autel d’Aber-Vrac’h, dans un lieu appelé Porz Keinan, c’est-à-dire le Port des Lamentations, à cause des gémissements que poussaient les mères des victimes.[23] »
Les neuf Korrigan qui dansent à la clarté de la pleine lune autour de la fontaine sont les neuf Korrigan, ou vierges consacrées, des Armoricains, que Pomponius Mela dit prêtresses de l’île de Sein[24]. Mais pourquoi dansent-elles à la clarté et peut-être en l’honneur de la lune? Probablement parce que la lune était leur divinité. Arthémidore, cité par Strabon, assure que, dans une île voisine de l’Armoinque, on lui rendait un culte sous le nom de Koré ou Kori[25]. Il ne dit pas le nom de l’île; mais comme, en plein dix-septième siècle, « c’était une coutume reçue dans l’île de Sein de se mettre à genoux devant la nouvelle lune et de réciter en son honneur l’oraison dominicale[26], » il y a toute raison de penser qu’Arthémidore veut parler de l’île en question. Au culte de la lune se rattachait peut-être celui des fontaines; ainsi s’expliquerait la ronde des Korrigan. Dans la même île où l’on s’agenouillait devant la nouvelle lune, « on avait coutume de faire, le premier jour de l’an, un sacrifice aux fontaines, chacun offrant un morceau de pain couvert de beurre à celles de son village[27]. »

J’arrive à la plus bizarre série du chant armoricain : la laie, ses marcassins et le vieux sanglier qui les instruit sous un pommier.

Le double symbole mythologique de cet arbre et de ces animaux remonte à une époque très-reculée. Une médaille bien connue, publiée par Montfaucon, représente un sanglier et une laie au pied de deux pommiers confondant leurs rameaux. S’il faut en croire l’historien de la première église chrétienne élevée dans l’île de Bretagne, la laie et les pommiers auraient été l’objet du culte des insulaires païens. « L’endroit, dit-il, où fut bâtie l’église s’appelait l’antique sanctuaire du pommier. Au milieu s’élevait un de ces arbres, et dessous une laie allaitait ses petits[28]. »

Un autre hagiographe du douzième siècle, parlant de la conversion des Bretons au christianisme, ajoute : « Un ange apparut en songe à l’apôtre du midi de l’île de Bretagne, et lui tint ce langage : Partout où tu trouveras une laie couchée avec ses petits, tu bâtiras une église en l’honneur de la sainte Trinité[29]. »

Deux poëmes politiques attribués à Merlin éclairent encore mieux le sujet. Le premier est intitulé la Pommeraie; le second a pour titre les Marcassins. Ces animaux figurent dans l’un et dans l’autre, et le barde les conseille de la même manière que le vieux sanglier instruit ceux du poëme armoricain. L’épithéte d’intelligents et d’éclairés qu’il leur donne, le nom de poëte des sangliers, dont un barde du treizième siècle s’honore, ne permet pas de se méprendre sur le sens de l’expression mélapliorique employée par Merlin. C’est évidemment à des disciples qu’il est censé parler.

« Pommiers élevés sur la montagne, dit-il dans une invocation aux arbres sous lesquels il se tient; ô vous, dont j’aime à mesurer le tronc, la croissance et l’écorce, vous le savez, j’ai porté le bouclier sur l’épaule et l’épée sur la cuisse ; j’ai dormi mon sommeil dans la foret de Kelidon[30] ! »

Puis il ajoute: « Écoute-moi, cher petit marcassin, toi qui es doué d’intelligence, entends-tu les oiseaux? comme l’air de leurs chants est gai[31]! »

Ailleurs il lui donne des conseils, et, chose digne de remarque, chacune des strophes de sa leçon débute par la formule doctorale qu’on vient d’entendre, comme chaque partie de la leçon de notre Druide à son élève par l’injonction pédagogique qu’on a lue :

« Écoute-moi, cher petit marcassin, dit-il, petit marcassin intelligent, ne va point fouir à l’aventure, au haut de la montagne; fouis plutôt dans les lieux solitaires, dans les bois fourrés d’alentour… » Sans insister, je conclus que le symbole étrange du chant armoricain cache la même réalité humaine que la figure des poëmes gallois.

X-XI. Avec les dix vaisseaux ennemis arrivant de Nantes dans la capitale des Vénètes, pour le malheur des habitants, avec les onze Bélek ou Prêtres, débris de trois cents, qui reviennent de Vannes, où ils ont été vaincus, comme l’atteste leur bâton de coudrier, symbole celtique de la défaite[32], nous semblons quitter le domaine de la mythologie pour entrer dans celui de l’histoire. Mais d’abord quelle est la vraie signification du mot bélek ? S’il veut dire prêtre en général, aujourd’hui, il avait, au quatrième siècle, une signification plus précise, il indiquait un ministre du dieu Bel. Le témoignage d’Ausone est formel. Il croit faire honneur à un professeur de rhétorique de son temps en lui disant : « Ô toi, qui, né à Bayeux, descends d’une famille de Druides, tu tires ton origine sacrée du temple de Belen ; à ce dieu devaient leur nom ceux qui étaient ses ministres, comme tes ancêtres[33]. » Ce fait admis, me serait-il permis de hasarder une hypothèse? On sait que la flolte de César partit de la Loire[34], et peut-être de Nantes même, pour venir attaquer la capitale des Vénètes ; on sait qu’il anéantit leur puissance maritime, qu’il vendit à l’encan tous ceux dont il put se rendre maître, qu’il fit égorger leur sénat et leurs prêtres. Les dix vaisseaux ennemis mentionnés par le poëte armoricain ne représenteraient-ils pas la flotte romaine tout entière, et les onze bélek fugitifs, les débris dispersés du collège druidique ? César dit, à la vérité, que les Druides étaient étrangers à la guerre, et ceux-ci sont armés; mais il dit aussi qu’à la mort de l’archidruide, ils mettaient souvent l’épée à la main pour disputer l’autorité suprême[35]; à plus forte raison durent-ils prendre les armes pour détendre leur patrie en danger.

XII. Quoi qu’il en soit, il est curieux de voir le poëte armoricain regarder la mort violente des prêtres du dieu Bel comme le présage de la révolution des douze signes du zodiaque et même de la fin du monde. Il est curieux de le voir donner pour présage de cet événement le meurtre de la Vache sacrée des Bretons, de « la vache noire à l’étoile blanche, » ainsi que la désigne expressément un ancien barde gallois ; de la vache « vigoureuse, vigilante, bonne, belle entre toutes, sans laquelle le monde périrait[36]. » Nous voyons, au quatorzième siècle, un poëte cambrien, qui survécut à la persécution de ses confrères, peindre en traits prophétiques le soleil détourné de sa course et perdu dans les airs, les astres désertant leur orbe et tombant, comme une conséquence de la chute des bardes nationaux, et nous l’entendons s’écrier, avec désespoir : « C’est la fin du monde ! » Cette concordance de doctrine est frappante. Évidemment l’auteur cambrien connaissait une partie des secrets dont l’Armoricain fait un si pompeux étalage, et il avait puisé au même courant traditionnel. Les bardes gallois du moyen âge, il ne faut pas l’oublier, étaient les descendants convertis des Druides, prêtres du dieu Bel, et les paysans du Gladmorgan, sans comprendre la portée du terme, donnent encore à ceux d’aujourd’hui le nom très-caractéristique d’initiés de la vallée de Bélen[37]. Le barde armoricain le mériterait bien plus.

Mais il est un fait qui donne à son œuvre une grande importance ; c’est qu’il en existe une contre-partie latine et chrétienne. Je la trouve dans un recueil de cantiques bretons du moyen âge, réédité, en 1650, par Tanguy Guéguen, prêtre, le même qui publia la troisième édition du Grand mystère de Jésus[38], et on la chantait encore, il y a peu d’années, au séminaire de Quimper. Le fait dont je parle prouve que les premiers apôtres des Bretons firent aux monuments de la poésie païenne de ce peuple la même guerre habile et une guerre du même genre qu’aux monuments matériels de sa religion. On savait déjà que, dans tout ce qui n’était pas en opposition directe avec le dogme catholique, ils s’étaient plutôt efforcés de transformer que de détruire, fidèles aux instructions du pape saint Grégoire le Grand, qui leur avait dit : « Retrancher tout à la fois, dans ces esprits incultes, est une entreprise impossible, car qui veut atteindre le faîte doit s’élever par degrés et non par élans … Gardez-vous donc de détruire les temples ; détruisez seulement les idoles et remplacez-les par des reliques. »

Les missionnaires transportèrent donc la forme, le rhythme, l’air, la méthode élémentaire, toute l’enveloppe du chant païen dans la contre-partie chrétienne ; l’enseignement seul fut changé. L’apôtre emprunte au Druide son système pour le combattre. Si l’un tire de ses poèmes sacrés la doctrine qu’il inculque à ses disciples, au moyen des douze premiers nombres, l’autre, adoptant les mêmes chiffres, attache à chacun d’eux une vérité tirée de l’Ancien ou du Nouveau Testament que les jeunes néophytes retiendront aisément par l’effet des répétitions. Les douze points qu’il enseigne sont : qu’il y a un Dieu, deux Testaments, trois grands prophètes, quatre évangélistes, cinq livres de Moïse, six cruches qu’on porta aux noces de Cana (souvenir du premier miracle de Jésus-Christ), sept sacrements, huit béatitudes, neuf chœurs d’anges, dix commandements de Dieu, onze étoiles qui apparurent à Joseph, enfin, douze apôtres.

Comme dans le breton, le disciple interroge le maître, qui, à chaque nombre nouveau, répète en sens inverse les nombres précédents, savoir : le deux et l’un après l’unité ; le trois, le deux et l’unité après le trois ; le quatre, le trois, le deux et l’unité après le quatre, et ainsi de suite jusqu’au bout, où il reprend les douze nombres sans s’arrêter, toujours en sens inverse.

Voici, du reste, le texte latin, d’après une copie que je dois à M. l’abbé Henry, et qui est plus complète que la rédaction imprimée par Guéguen :

— Dic mihi quid unus ?

— Unus est Deus
Qui regnat in cœlis[39].

— Dic mihi quid duo ?

— Duo sunt testamenta,
Unus est Deus
Qui regnat in cœlis.

— Dic mihi quid sunt tres ?
— Tres sunt patriarchæ ;
Duo testamenta ;
Unus est Deus
Qui regnat in cœlis.

— Dic mihi quid quatuor ?

— Quatuor evangelistæ ;
Tres sunt patriarchæ, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid quinque ?

— Quinque libri Moysis ;
Quatuor evangelistæ, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid sunt sex ?

— Sex sunt hydriæ
Positæ
In Cana Galileæ.
Quinque libri Moysis, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid septem ?

— Septem sacramenta[40];


Sex hydriæ, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid octo ?

— Octo beatitudines ;
Septem sacramenta, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid novem ?

— Novem angelorum chori ;
Octo beatitudines, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid decem ?

— Decem mandata Dei ;
Novem angelorum chori, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid undecim ?

— Undecim Stellæ
A Josepho visæ ;
Decem mandata Dei, etc.
Unus est Deus, etc.

— Dic mihi quid duodecim ?

— Duodecim aposloli[41] ;
Undecim stellæ
A Josepho visæ ;
Decem mandata Dei,
Novem angelorum chori,
Etc., etc., etc.
Unus est Deus
Qui regnat in cœlis.

La grande idée de l’unité divine est placée au début de la pièce chrétienne, et, revient à la fin de chaque strophe, jusqu’à la douzième, de même que le sombre dogme de la nécessité unique, de la douleur et de la mort, est ramené dans l’hymne païenne, comme origine et terme de toutes choses. Entre ces deux enseignements il y a l’immensité ; le christianisme et le paganisme, la civilisation et la barbarie sont en présence, le Druide expose ses doctrines, et l’apôtre les combat ; la jeune génération qui les écoute appartiendra au vainqueur. La lutte ayant cessé au sixième siècle, et les Armoricains étant presque tous devenus chrétiens à la fin de cette époque, comme l’histoire l’atteste[42], le monument païen qui nous occupe remonte à une date plus ancienne. Au moins la leçon du Druide à son disciple a-t-elle été donnée dans un temps où l’ordre avait encore des écoles en Armorique, et probablement par quelque prêtre de Belen, d’une de ces familles de Druides armoricains dont parle Ausone. La différence qu’il fait entre les ministres du culte bélénique et les Druides proprement dits, est précisément ce qui me porte à croire que notre chant remonte, quant à l’inspiration, au commencement du cinquième siècle. Toutes les doctrines qu’il contient n’étaient pas celles des anciens Druides ; on en chercherait vainement quelques-unes dans les témoignages antérieurs à la conquête romaine, tandis qu’elles se retrouvent, pour la plupart, dans les poëmes mythologiques des bardes cambriens leurs successeurs.

Aussi des voix tout à fait désintéressées et les plus compétentes en pareille matière, n’ont-elles pas hésité à ranger le dialogue armoricain et les chants bretons du même genre, parmi les monuments poétiques les moins douteux d’origine païenne[43].



  1. Dans le zodiaque.
  2. Ad hos magnus adolescentium numerus disciplinæ causa concurrit. (De bello gallico, lib. VI.)
  3. Magmum numerum versuum… Multa de sideribus et eorum motu, de mundi ac terrarum magnitudine, de rerum natura, etc. (Ibid.)
  4. Disputant, et juventuti tradunt. (De bello gallico.)
  5. Præmia, p. 5, liv. C, sect. vi.
  6. En breton, Ankou ; en gallois, Angen ; en cornique, Ankouin, mourir et oublier (cf. avec l’armoricain Ankounac’haat).
  7. Galli se omnes ab Dite patre prosnatos prædicant, idque ab Druidibus proditum dicunt. (Lib. VI.)
  8. Myryrian, Archaiology of Wales, t. II. p. 57 et 74.
  9. Kib, boite, coque, pot (Le Gonidec, Dict., p. 89) ; pluriel, kibou, kibi, cercles. En gallois kib signifie vaisseau, coque, cosse d’un fruit, coquille. (V. Owen, Welsh dictionnary.)
  10. Myvyrian, Arch. of Wales, t. i, p. 76.
  11. Ibidem, p. 30.
  12. Kylch y Gwynfyd (cf. l’armor. Gwenvidigez).
  13. Pour les preuves je prends la liberté de renvoyer le lecteur à mon livre intitulé : Myrdhinn l’enchanteur Merlin, p. 6 et suiv. et aux fragments no viii du présent recueil.
  14. Jones, Bardic musæum, no 47.
  15. Myvyrian, Arch. of Wales, t. I, p. 25.
  16. Voyez, pour les détails, l’élégante et populaire Histoire des Ducs de Bourgogne, par M. de Barante, t. VII, p. 46.
  17. Myvyrian, Arch. of Wales, t. I, p. 17 et 5.
  18. Myvyrian, t. I, p. 25.
  19. Solin, Polyhistor., cap. xxii.
  20. Myvyrian. ibid, p. 49.
  21. Ibidem, p. 45.
  22. Owen Welsh dict., l. II, p. 331.
  23. Cf. Grégoire de Rostrenen, Dict., p. 360, et dom le Pelletier, Dict. col. 474.
  24. V. l’introduction de ce recueil.
  25. Strabon, lib. IV, p. 198.
  26. Vie de Michel le Nobletz, par le P. de Saint-André, p. 185
  27. Ibidem, p. 186.
  28. Guillelmus Malmesburiensis, Antiquitates Ecclesiæ Glaslonbury, (Gale, p. 295.)
  29. Liber Laudavensis. Vita Dubricii, p. 295.
  30. Myvyrian, t. I. p. 150.
  31. Ibid., p. 135.
  32. Reddidit Alfred Machtiern filius Gestin monachiam sancti Salvaloris (quam injuste per vim tenebat), in manu abbatis cum virga corilina anie Salomonem regem totius Britanniae magnæque partis Galliarum. (Cartularium Rotonense ; ad ann. 867 ; D. Morice, Preuves, t. I, p. 308. V. aussi sur le même symbole, dans Owen, Dictionn., t. I, p. 234.)
  33. Tu Bajocasis slirpe Druidarum salus;
    Beleni sacratum ducis e templo genus
    Et inde vobis nomina. (Auson., Profess., 4.)

  34. Naves ædificari in flumine Ligeri jubet. (Lib. VI.)
  35. De principatu armis contendunt. (Ibid.)
  36. Myvyrian, t. I, p. 74, 75 et 29.
  37. Ed. Williams, Poems, t. II, p. 161.
  38. An novelon ancien, etc., an oll amantet gant Tanguy gueguen, belec. Quemper Caurentin MDCL, p. 105.
  39. Le refrain, selon Tanguy Guéguen, était Unus est Christus Qui regnat Deus.
  40. Var. de Guéguen : Septem candelabra Ante Deum lucentia.
  41. Duodecim articuli fidei. (Guéguen.)
  42. Procope, Ap. Scriptores rerum Gallicar., t. II, p. 51. Cf. Vita Meluni, ad finem, vi sæcul scripta. Bolland., t. 1, no 15, p. 4.
  43. Voir le rapport de M. Ampère sur les Poésies populaires de la France. (Bulletin du comité des travaux historiques, année 1853, p. 233.)