Barzaz Breiz/1846/Texte entier

Barzaz Breiz/1846
Barzaz Breiz, 1846Franck1 (p. _).
CHANTS POPULAIRES


DE


LA BRETAGNE.
Roun a gavo (barz) oc’h bop (tra) molianuz ar c’hour.
ha’r c’henedel, ha pob digouez amzeriou.


Trioed enez Pridaen. (Myvyrian, t. III. p. 291.)


Il (le Barde) gardera le souvenir de toute (chose) digne d’éloges concernant l’individu, la race et tout événement contemporain.
Triades de l’île de Bretagne
BARZAZ-BREIZ.
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CHANTS POPULAIRES
DE LA
BRETAGNE


RECUEILLIS ET PUBLIÉS
Avec une Traduction française, des Arguments, des Notes
et les Mélodies originales,
PAR
TH. HERSART DE LA VILLEMARQUÉ.
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QUATRIÈME ÉDITION,
AUGMENTÉE DE TRENTE-TROIS NOUVELLES BALLADES HISTORIQUES.
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Tome Premier.


PARIS,
A. FRANCK, RUE RICHELIEU, 69
LEIPZIG,
MÊME MAISON, KŒNIGS-STRASSE.
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1846

On recommande comme importantes les corrections suivantes :


Page 3, ligne 4, tou ; lisez : tout.
— 145, — 5, cheval ; lisez : chevalier.
— 312. — 16, qu’ont vient ; lisez : qu’on vient.

PRÉAMBULE


DE LA PREMIÈRE ET DE LA SECONDE ÉDITION.
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Les rois, les nobles et le clergé de France ont leur histoire : le tiers état, grâce aux travaux qui se poursuivent sous la direction de M. Augustin Thierry, ne tardera pas à avoir aussi la sienne ; justice aura été faite à tout le monde, excepté au peuple. D’où vient cet oubli ? Pourquoi ne s’est-on pas mis en peine de recueillir les matériaux de son histoire ? C’est qu’on ne se doutait probablement pas qu’il en eût une. Il est vrai qu’elle n’est guère enregistrée ni dans les Cartulaires, ni dans les Chroniques ; elle existe pourtant ; elle est consignée dans les poésies populaires et traditionnelles ; on n’avait qu’à les réunir. Voilà ce que nous aurions dû apprendre, il y a longtemps, des étrangers. Chose inouie ! l’Espagne a des recueils de chants populaires, imprimés depuis 1510 ; l’Italie a les collections de Guillaume Muller ; la Suède en a de Wolf, de Geyer et de Afzélius ; la Hollande, de Fallers-Leben et Lejenne ; la Bohême, de Hanker, la Russie, de Gœlze ; la Servie, de Vuk ; le Danemark, de MM. Grimm et Thièle ; l’Allemagne, de MM. Herder, Van der Hagen, Gœrres, Büsching, Erlach et Brentano ; l’Angleterre, de Percy, Warton, Ritson, Ellis, Jamieson, Brooke, Evan et Walter Scott ; la Grèce moderne, de M. Fauriel ; et nous, nous qui donnons si souvent l’impulsion à l’Europe, nous n’avons rien en ce genre à opposer aux étrangers.

J’ai tâché de combler, à l’égard d’une des provinces de France, la lacune que je viens de signaler.

Si ce recueil était complet, il justifierait le titre qu’il porte, et offrirait véritablement un Barzaz-Breiz, une histoire poétique de la Bretagne[1] : religion, mythologie, mœurs, croyances et sentiments, individu, famille, nation, cette histoire a tout embrassé ; malheureusement, nous n’en possédons que quelques précieux débris.

Quant à l’idée de la collection elle-même, le mérite de l’avoir conçue ne me revient pas en entier, elle était commencée plusieurs années avant ma naissance. Voici quelle en a été l’origine :

Ma mère, qui est aussi celle des malheureux de sa paroisse, avait, il y a près de trente-six ans, rendu la santé à une pauvre chanteuse mendiante ; émue par les prières de la bonne paysanne qui cherchait un moyen de lui exprimer sa reconnaissance, et l’ayant engagée à dire une chanson, elle fut si frappée de la beauté des poésies bretonnes, qu’elle ambitionna parfois, depuis cette époque, ce touchant tribut du malheur, et souvent l’obtint ; plus tard, elle le sollicita, mais ce ne fut plus pour elle-même.

Ainsi est née cette collection ; dans le but de l’augmenter, j’ai parcouru la Bretagne durant plusieurs années. J’ai assisté aux grandes réunions du peuple, à ses fêtes religieuses ou profanes, aux pardons, aux foires, aux liniéries, aux veillées, aux fileries ; les bardes populaires, les mendiants, les tisserands, les pillaoueriens ou chiffonniers, les meuniers, les laboureurs, ont été mes collaborateurs les plus actifs ; j’ai aussi fréquemment consulté, avec fruit, les vieilles femmes, les nourrices, les jeunes filles et les vieillards. Les enfants même, dans leurs jeux, m’ont quelquefois, sans le savoir, révélé des trésors. Le degré d’intelligence de ces personnes variait souvent ; mais ce que je puis affirmer, c’est qu’aucune d’elles ne savait lire.

Dans la masse des poésies populaires que j’ai ainsi entendues, il y aurait matière à plus de vingt volumes ; toutes, quoique très-intéressantes pour les chanteurs, ne l’étaient pas au même degré à mes yeux ; les unes étaient curieuses au point de vue de l’histoire, de la mythologie, des vieilles croyances ou des anciennes mœurs domestiques ou nationales ; d’autres n’offraient qu’un intérêt purement poétique ; d’autres n’en présentaient sous aucun rapport ; j’ai donc été forcé de faire un choix. Mais si ce choix n’a pas toujours été d’accord avec le goût des chanteurs, la manière dont j’ai classé les chants de ce recueil m’a toujours été indiquée par eux. Comme eux je les ai divisés en trois catégories principales ; à savoir : 1o en chants mythologiques, héroïques et historiques ; 2o en chants domestiques et d’amour ; 3o en légendes et chants religieux. Quant aux pièces de chaque catégorie, je les ai rangées par ordre de date probable.

Pour avoir des textes aussi complets et aussi purs que possible, je me les suis fait répéter, souvent jusqu’à quinze et vingt fois, par différentes personnes. Les versions les plus détaillées ont toujours fixé mon choix ; car la pauvreté ne me semble pas le caractère des chants populaires originaux ; je crois, au contraire, qu’ils sont riches et ornés dans le principe, et que le temps seul les dépouille. L’expérience prouve qu’on n’en saurait trop recueillir de versions. Tel morceau qui paraît complet au premier abord, est reconnu tronqué lorsqu’on l’a entendu chanter plusieurs fois, ou présente des altérations évidentes de style et de rhythme, dont on ne s’était pas douté. Les versions d’un même chant s’éclairant l’une par l’autre, l’éditeur n’a donc rien à corriger, et doit suivre avec une rigoureuse exactitude la plus généralement répandue. La seule licence qu’il puisse se permettre, est de substituer à certaines expressions vicieuses, à certaines strophes moins poétiques de cette version, les stances, les vers, ou les mots correspondants des autres leçons. Telle a été la méthode de Walter Scott ; je l’ai suivie. À ces libertés indispensables se bornent toutes celles que je me suis cru autorisé à prendre.

Quoique ces poésies aient été recueillies, soit en Tréguier, soit en Léon, soit en Cornouaille et en Vannes, ou, selon les divisions françaises, dans les départements des Côtes-du-Nord, du Finistère et du Morbihan, elles sont presque toutes populaires dans chacun de ces pays, et passent avec une facilité extrême du dialecte léonnais dans celui de Tréguier, ou réciproquement, et de ceux-ci dans le dialecte de Cornouaille, duquel elles passent aussi parfois, mais plus rarement, dans le dialecte de Vannes. On conçoit que dans ces voyages, elles perdent en partie leur cachet, comme des médailles leur empreinte ; toutefois, ce n’est pas au point qu’on ne puisse plus distinguer le type primitif ; en les cherchant dans les pays auxquels elles semblent appartenir, on les y retrouve dans toute leur pureté ; mais il est des nuances tellement délicates, il y a une telle affinité entre quelques-uns des dialectes bretons, entre celui de Tréguier et celui de Cornouaille, par exemple, que je n’ose me flatter d’avoir toujours réussi à les publier dans celui qui leur convenait.

Les contractions que font subir à des mots identiques la variété des idiomes locaux, et surtout les règles importantes des consonnes muables, lesquelles sont encore plus multipliées et plus difficiles à suivre dans les langues dites celtiques que dans les langues orientales[2] pourraient faire croire au premier abord que je n’ai pas suivi une orthographe régulière, un simple examen des textes prouvera le contraire ; je me suis scrupuleusement astreint à celle que notre excellent grammairien, le Gonidec, d’accord avec les meilleurs et les plus anciens écrivains bretons, a remis en usage et fait définitivement prévaloir. Il n’y a qu’un seul point où, d’après son avis même, je m’en sois écarté, c’est dans l’accentuation des voyelles, qui varie de canton à canton, et qui n’a rien de fixe.

Une traduction en prose, aussi littérale que possible, est placée en regard des textes ; des arguments et des notes les accompagnent. Le recueil entier est précédé d’un essai sur la poésie populaire en Bretagne, et suivi d’une conclusion.

AVANT-PROPOS


DE CETTE TROISIÈME ÉDITION.
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Lorsque je fis paraître, il y a six ans, la première édition des Chants populaires de la Bretagne, ce ne fut pas sans une juste appréhension. Le succès d’un petit nombre de poésies bretonnes traduites en prose par Cambry, en vers par l’auteur de Marie, et, tout récemment, reproduites, avec des additions, par M. Souvestre, ne me rassurait pas. Cambry les avait encadrés dans un récit de voyage très-agréable par lui-même ; M. Brizeux, dans un poëme charmant ; M. Souvestre les enchâssait dans une monture brillante. Arriver avec des textes, une traduction littérale, des arguments et des notes après l’élégant voyageur cité ; après un poëte dont M. de Chateaubriand avait prédit la mission en écrivant à l’auteur de ces lignes : « Il chantera les bois de notre Bretagne, que je n’ai fait que traverser dans mon enfance ; » après un coloriste tel que M. Souvestre, à l’ouvrage duquel ces chants n’offraient d’ailleurs, comme à ceux des autres, qu’un accessoire, n’était-ce pas un motif de craintes bien fondées ? Elles avaient fait reculer Cambry. « Il faut, disait-il, laisser à l’écart ce fumier d’Ennius ; on peut seulement, avec choix, lui dérober quelques perles. » On jugeait ainsi la poésie bretonne du temps où vivait Mac-Pherson. L’accueil fait au prétendu fumier d’Ennius, quand je le produisis au grand jour, prouva que l’opinion avait changé. Toutefois, et je ne me le dissimule pas, les perles qu’il contient auraient moins frappé les regards, sans l’intervention bienveillante des écrivains les plus propres à fixer sur elles l’attention publique.

Bien avant la publication de ce recueil, le Comité historique de la langue et de la littérature françaises, sur les conclusions de M. Fauriel, l’éditeur à jamais regrettable des Chants populaires grecs, jugeait ceux de la Bretagne « de nature à intéresser non seulement la France, mais l’Europe, » et les trouvait « dignes de figurer parmi les documents pour servir à l’histoire de France. » Cette décision flatteuse n’était pas encore exécutée, que M. Augustin Thierry, dont le cœur est aussi prompt que le génie, faisait aux poésies bretonnes l’honneur de les citer dans ses admirables récits de la conquête de l’Angleterre. À l’exemple de MM. Fauriel et Augustin Thierry, la presse française et la presse étrangère, pleines d’un dévouement étonné, annoncèrent le recueil aussitôt son apparition : l’autorité d’un critique français hors de ligne, M. Magnin, dans le Journal des Savants ; celle de deux critiques étrangers de mérite, M. Milmann, dans le Quarterly Review, M. Keller, dans la Gazette d’Augsbourg, contribuèrent puissamment à lui aplanir les voies de la publicité. Les tribunes de l’enseignement ne tardèrent pas à seconder elles-mêmes l’action protectrice de la presse. À Paris, M. Ampère, l’ingénieux et savant professeur du collège de France ; en province, M. X. Marmier, auteur de recueils charmants de traditions populaires ; à Berlin, un professeur de littérature dont tout le monde sait le nom ; enfin, dans une autre sphère et pour un public moins sérieux, M. Ed. Meunechet, dans ses curieuses Matinées littéraires, si suivies du monde élégant, citèrent comme des modèles plusieurs des chants de la Bretagne. C’en était assez pour faire leur fortune ; toutefois les lecteurs qu’ils avaient charmés l’assurèrent. Aux historiens, aux critiques et aux professeurs succédèrent les traducteurs en vers et en prose, les commentateurs, les romanciers et les peintres d’études de mœurs.

Au nombre des premiers, les écrivains d’Allemagne, devant qui l’Europe doit s’incliner toutes les fois qu’il s’agit de poésie populaire, se montrèrent les plus gracieusement empressés à rendre dans leur langue les chants de la Bretagne. Encouragés peut-être par l’illustre accueil que voulut bien faire à ces chants un roi protecteur éclairé des lettres, et auquel la Prusse actuelle doit une éclatante renaissance nationale, M. le baron de Seckendorf et M. le professeur Keller, poètes distingués tous deux, les traduisaient en vers allemands ; peu après, un écrivain connu, en Suède, et une jeune Anglaise à la fois peintre et poëte éminent, miss Stuart Costello, leur accordaient la même faveur. Quelques morceaux la devaient déjà, en France, à M. Brizeux, qui en avait traduit plusieurs, sur texte, avec un rare bonheur, et la durent ultérieurement à M. Turquety, dont le talent, aussi gracieux qu’énergique, reflète le double caractère de la poésie bretonne.

Les commentaires furent pareillement de nature à attirer sur le recueil les regards des hommes instruits. Je voudrais pouvoir dire un mot de l’excellent Essai sur les Fées, de M. Alfred Maury, de l’ouvrage sur le même sujet, de M. Baron du Taya, et du livre intitulé : Poeseos popularis ante seculum duodecimum latine decantatæ, etc., dont l’auteur, bien qu’un peu distrait, a contribué à faire connaître cette collection ; mais il est un commentateur à l’opinion duquel elle doit son plus grand succès à l’étranger, et que la reconnaissance me fait un devoir de remercier publiquement. En voulant bien dire, dans son grand et savant ouvrage Uber de Lays « qu’aujourd’hui, en Bretagne, la poésie populaire est plus vieille, plus authentique et plus originale que partout ailleurs en Europe, » M. Wolf a émis un jugement dont l’Allemagne littéraire s’est faite l’écho flatteur.

Je ne parlerai ni des romanciers ni des peintres de mœurs qui ont popularisé, parmi un différent public, les types caractéristiques de la poésie bretonne. Le plus en vogue maintenant, qui avait alors assez de confiance en lui-même pour ne pas chercher le succès dans le scandale, sema de chants bretons son meilleur ouvrage ; un autre dont les écrits, au contraire, font aimer et estimer l’auteur autant que l’homme, et dont le nom, respecté comme celui de Walter Scott chez les Bretons d’Ecosse, devient chaque jour plus cher aux Bretons d’Armorique, M. Pitre Chevalier, avait déjà montré à plusieurs reprises, et montre encore avec éclat, quel parti on peut tirer des chants bretons en écrivant le roman et l’histoire. Ses livres, ainsi que les études de M. Alfred de Courcy, qui ploie avec une rare souplesse son talent varié aux sujets les plus divers, ont achevé de faire connaître les chants populaires de la Bretagne révélés par la critique à la science.

Cette bienveillance générale m’a imposé un devoir que les Bretons ont bien voulu me rendre plus facile à remplir : grâce à eux, je peux publier aujourd’hui une collection moins indigne de l’attention des hommes sérieux. On aura remarqué combien la première offrait de lacunes ; les chants nationaux, en particulier, y étaient peu nombreux, et cependant j’entendais souvent citer les titres ou des vers de plusieurs que je ne pouvais me procurer. Comment y parvenir ? J’avais interrogé en vain les habitants de la vallée : la plupart m’avaient avoué leur ignorance, et je les crus sans peine, car, tout en se faisant prier, aucun n’avait jamais refusé de chanter ; leur nature peu belliqueuse achevait de me persuader qu’ils devaient attacher une assez médiocre importance à des ballades dont leurs pères n’étaient pas les héros. Dans les montagnes, où le caractère est tout différent, mes demandes n’obtinrent pas d’abord un résultat plus favorable, quoique je lusse dans les yeux des personnes que j’interrogeais, en les mettant sur la voie, et en les pressant un peu, qu’elles auraient pu me satisfaire. Mais je n’étais pas connu ; je me présentais seul, et le montagnard est défiant. D’ailleurs il lui semblait étrange de voir un monsieur parcourir les campagnes pour recueillir des chansons : si quelque gentilhomme s’adressait à lui, c’était le fusil et non le portefeuille sous le bras ; c’était pour lui demander où gîtait le lièvre, où remisait la perdrix, et non pas s’il savait la ballade d’Arthur ou de Noménoë. Il se taisait donc, et le plus souvent il souriait de cet air narquois et important qu’il prend volontiers quand il veut montrer qu’il n’est pas dupe. Mais le manoir et le presbytère vinrent à mon aide, et devant ces deux puissances morales, les soupçons du paysan tombèrent, et sa langue se délia. Alors, et en pénétrant plus avant dans sa confiance, je connus le secret motif de son extrême réserve.

Les chants nationaux dont je lui avais étourdiment jeté à la tête un vers ou le titre, étaient précisément ceux auxquels il attachait le plus d’importance : ils lui offraient souvent je ne sais quoi de mystérieux et de sacré qui l’impressionnait d’autant plus qu’il ne les comprenait pas toujours tout entiers ; il voyait au fond une certaine doctrine politique secrète et terrible dont il ne se rendait pas bien compte, mais qu’il entourait, avec la tradition, d’un respect superstitieux. Un vieillard me peignait cette manière de sentir dans le langage naïf et figuré particulier aux hommes des montagnes : comme je lui témoignais mon étonnement pour la réserve qu’il montra à l’époque où je fis sa connaissance : « D’abord, quand on veut prendre le bouvreuil, me répondit-il, il ne faut pas l’effaroucher ; s’il voit l’homme qui siffle, il ne siffle plus, il s’envole. Maintenant je vais vous dire pourquoi il y a des chansons qu’on n’osait pas trop vous chanter ; c’est que plusieurs d’entre elles ont une vertu, voyez-vous : le sang bout, la main tremble, et les fusils frémissent d’eux-mêmes, rien qu’à les entendre ; plusieurs contiennent des mots et des noms qui ont la propriété de mettre l’écume de la rage à la bouche des ennemis des chrétiens, et de faire éclater leurs veines ; quand nous les chantions en marchant contre les Bleus, nous voyions qu’ils les faisaient fringuer, comme de jeunes chevaux qui ont bu du vin de feu mêlé à de la poudre à canon : quand nous les dansions la nuit autour du feu du bivac, dans quelque cour de manoir incendié par les républicains, nous entendions, vous ne croiriez pas ? nous entendions nos fusils, nos bâtons et nos fourches de fer, rangés en faisceaux derrière nous, s’agiter d’eux-mêmes et murmurer comme s’ils eussent été impatientés de rester au repos ; quand nous apprenions ces chants à nos enfants, le soir aux veillées, pour leur donner du cœur, les Bleus avaient vent de la chose, eussent-ils été à vingt lieues, et ils allaient bien vite en informer le district. Le district, qui n’osait pas s’aventurer la nuit dans nos chemins de traverse, envoyait quelqu’un pour écouter ce que nous chantions. Quiconque alors eût été dehors aux aguets, aurait vu l’espion entrer dans la cour à pas de loup, et venir coller son oreille au trou de la porte, ou aux fentes de la fenêtre. Le lendemain, dès le point du jour, la maison était cernée par les soldats, et tous les habitants, hommes, femmes, enfants et vieillards, emmenés en ville pour être guillotinés. »

Je compris, et ne m’étonnai plus de la discrétion des montagnards ; je compris mieux encore, lorsqu’ils me mirent à même de juger de ces ballades qui donnaient la mort et à ceux contre qui elles étaient chantées et à ceux mêmes qui les chantaient : elles réveillent tous les souvenirs patriotiques des Bretons, depuis douze siècles ; souvenirs héroïques, souvenirs chevaleresques, souvenirs modernes, longue chaîne traditionnelle, à laquelle chaque événement militaire ajouta son anneau poétique, et qui, depuis Arthur, vient de gloire en gloire jusqu’à Georges Cadoudal. Les termes de guerre tombés en désuétude qu’offrent les plus anciennes, voilà les mots magiques dont les paysans redoutent la puissance, parce qu’ils en ont perdu la clef ; les noms désormais sans valeur pour eux des vieux héros bretons, voilà ceux qu’ils croient doués de vertus étranges ; le fer de la guillotine en coupant la gorge des chanteurs pour étouffer la voix qui célébrait la résistance perpétuelle de la Bretagne à l’oppression, achevait de rendre leurs chants sacrés pour leurs compatriotes. Ceux-ci ne me les auraient jamais révélés sans l’intervention des habitants du manoir ou du presbytère ; j’ai besoin de le répéter, j’ai besoin de dire hautement que c’est aux prêtres et aux grands propriétaires de Bretagne que je dois les pièces les plus importantes de cette nouvelle édition. On verra leurs noms cités à côté des noms modestes des chanteurs ; mais je n’en veux pas moins ici leur exprimer en commençant toute ma gratitude. Combien de ces excellents ecclésiastiques qui ne visitent leurs paroissiens que pour leur adoucir les peines du corps ou de l’âme, ont bien voulu les visiter en antiquaires, à ma demande, et m’aplanir la voie difficile de la confiance populaire ! Combien de nobles dames au manoir desquelles le pauvre et le malade trouvent toujours le remède ou l’aumône, ont changé souvent la chambre où elles aiment à recevoir les malheureux, et où elles avaient la bonté de les convoquer pour moi, en un véritable conservatoire rustique de poésie et de musique bretonnes ! L’industrie elle-même (et le souvenir d’une femme supérieure, que les pauvres mineurs de Poullaouen n’oublieront jamais, m’y conduit), l’industrie, par une condescendance charmante, a fait taire un moment les soufflets de ses mille fourneaux, pour me laisser prêter l’oreille aux chansons de ses ouvriers.

Enfin, tous les hommes qui s’occupent en Bretagne de recherches sur la poésie du pays m’ont permis de compléter les miennes au moyen des leurs. L’un des plus riches en chants populaires, M. de Penguern, en a mis gracieusement à ma disposition plusieurs cahiers écrits par ses ordres : M. Prosper Proux, poète breton plein d’originalité, qui compose des chansons non moins dans le génie national que celles qu’il recueille, m’en a aussi procuré quelques-unes ; M. l’abbé Henry, digne élève de le Gonidec, m’a rendu le même service, et de plus il m’a souvent éclairé de ses lumières à la révision des textes de cette troisième édition.

Les nouvelles mélodies originales, placées à la fin du volume, ont été notées sous ma dictée, par M. Audren de Kerdrel, mon ami et ancien confrère à l’École des chartes, auquel la Bretagne devra prochainement un important travail philologique ; les premières l’avaient été par M. Jules Schaëfter, de la Société des concerts du Conservatoire ; j’ai cru devoir joindre à quelques-unes des accompagnements précieux faits par un artiste allemand de mérite, M. F. Silcher, et empruntés à une des traductions en langue étrangère des chants populaires bretons.


________Paris, 25 juin 1845.
DE LA


POÉSIE POPULAIRE


EN BRETAGNE.
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INTRODUCTION.


I


« S’il s’est conservé quelque part, en Gaule, des bardes, et des bardes en possession de traditions druidiques, ce n’a pu être que dans l’Armorique, dans cette province qui a formé, pendant plusieurs siècles, un État indépendant, et qui, malgré sa réunion à la France, est restée celtique et gauloise de physionomie, de costume et de langue, jusqu’à nos jours[3] ! »

Telle est l’opinion d’un des maîtres de la critique. Quelque peu ambitieuse qu’elle soit, elle eût passé, près des savants du dernier siècle, pour une hypothèse absurde ; les anciens Bretons étant à leurs yeux des barbares « qui ne cultivaient point les muses, et leur langue, à en juger par celle des Bretons d’aujourd’hui, un jargon grossier qui ne paraît pas pouvoir se prêter à la mesure, à la douceur et à l’harmonie des vers[4]. »

Ainsi pensaient les hommes éclairés de cette époque ; ils mettaient de niveau, dans l’ordre des intelligences, l’Armoricain et le sauvage du Kamtchatka : mais, en vérité, c’était pousser trop loin l’indulgence pour le premier, et se rendre coupable d’une grave injustice à l’égard du second ; car le sauvage des glaces du Nord a une poésie qui lui est propre, et le Breton n’en aurait pas.

Cette manière de voir n’était point nouvelle. Abailard traitait ses compatriotes de barbares ; il se plaignait d’être forcé de vivre au milieu d’eux, et se vantait de ne pas savoir leur langue, qui, disait-il, le faisait rougir[5]. Au reste, l’histoire de Bretagne n’offre pas seule ce phénomène ; il se rencontre dans celle des Gallois, des Irlandais et des montagnards de l’Écosse, qui ont été, à l’égard de l’Angleterre, dans les mêmes rapports nationaux que les Armoricains à l’égard de la France ; il doit se présenter dans l’histoire de tous les petits peuples qu’ont fini par s’incorporer les grandes nations qui les avoisinent.

Partout une espèce d’anathème a été lancée contre ces races malheureuses que leur fortune seule a trahies : partout, frappées d’ostracisme, elles ont été longtemps bannies du domaine de la science ; et même aujourd’hui qu’elles n’ont plus à gémir sous la tyrannie du glaive, le despotisme intellectuel ne les a pas encore délivrées de son joug sur tous les points de l’Europe.

Plus juste en France qu’à l’étranger, et moins préoccupée d’idées d’un autre temps ; plus éclairée, plus bienveillante, et tout à fait dégagée des liens étroits d’un patriotisme exclusif, la critique moderne comprend mieux ses devoirs. Des hauteurs sereines où elle règne, elle jette un bienveillant et libre regard autour d’elle. Vainqueurs et vaincus réconciliés, grands et peuple, égaux à ses yeux, sont admis à sa cour. Comme elle a reçu avec orgueil les palmes lyriques du troubadour provençal et les lauriers épiques du trouvère français, elle accueillera sans doute les poétiques rameaux de bouleau fleuri, couronne des vieux bardes, que la muse bretonne, longtemps fugitive et proscrite, vient lui offrir à son tour.


II


Quoiqu’il ne soit pas de mon sujet d’écrire l’histoire des anciens bardes, il me semble indispensable, pour l’intelligence des considérations dans lesquelles je vais entrer, de placer ici un petit nombre d’observations sommaires sur leur langue, leur état et leur condition dans l’île de Bretagne, dans la Gaule et dans l’Armorique.

Mais une première question se présente : Les bardes antérieurs à l’ère chrétienne sont-ils bien les ancêtres des bardes de nos jours, et leur langue était-elle la langue de ces derniers ?

J’ai essayé de répondre ailleurs[6] à cette question importante ; on me permettra de ne pas rentrer aujourd’hui dans la discussion des faits, et de me borner à reproduire la conclusions de mon travail.

Un certain nombre de mots cités par les écrivains grecs ou latins comme appartenant à la langue des bardes de la Gaule ou de l’île de Bretagne, à commencer par leur nom lui-même[7], se retrouvent dans la bouche des poëtes modernes de la Bretagne française, du pays de Galles, de l’Irlande et de la Haute Écosse.

Une foule de noms d’hommes, de peuples, de lieux mentionnés dans les écrits des géographes anciens sont communs à ces différents pays, ou ont des racines communes.

Les dictionnaires bretons, gallois, irlandais et gaëlic offrent une multitude de mots semblables exprimant la même idée, et l’on pourrait, à l’aide de ces dictionnaires réunis, composer un vocabulaire dont chaque expression appartiendrait à chacun des idiomes cités, en particulier, et à tous, en général.

Enfin, leur structure grammaticale présente des caractères fondamentaux identiques ; donc la langue des poëtes modernes de la Bretagne, du pays de Galles, de l’Irlande et de la Haute Écosse est, quant au fond, celle des anciens bardes.

Ceux-ci passaient pour originaires de la Grande-Bretagne[8]. Initiés comme les augures à la science divinatoire, ils partageaient avec les druides la puissance sacerdotale, et formaient, dans la société, une des classes les plus honorées[9].

Le plus ancien monument qui en fasse mention remonte à quelques siècles avant l’ère chrétienne.

Plusieurs vieux historiens, dit Diodore de Sicile, Hécatée entre autres, nous apprennent qu’il y a une île de l’Océan, opposée à la Gaule celtique et située vers le nord, où le Soleil est adoré par-dessus toutes les divinités. Les habitants le célèbrent perpétuellement dans leurs chants, lui rendent les plus grands honneurs et passent pour ses prêtres. Le dieu a dans cette île un magnifique bois sacré, au milieu duquel s’élève un temple merveilleux de forme circulaire, rempli de votives offrandes. La ville voisine lui est également dédiée ; un grand nombre d’entre les habitants savent jouer de la harpe, et en jouent dans l’intérieur du sanctuaire, en chantant à la louange de leur divinité des hymnes sacrés où ils vantent ses actions glorieuses ; le gouvernement de la cité et la garde du temple appartiennent aux bardes[10] qui héritent de cette charge par une succession non interrompue[11].

Au caractère religieux, les bardes joignaient un caractère national et civil, qu’il n’est pas moins important de remarquer. Dans la guerre, ils animaient de leurs prophétiques accents le courage de leurs compatriotes, en leur prédisant la victoire ; dans la paix, tout à la fois juges des mœurs et historiens, ils célébraient les nobles actions des uns, et dévouaient au blâme les actions coupables des autres[12]. Si l’on consultait les lois de Moelmud, qui passent, près de quelques critiques, pour un remaniement ultérieur de lois préexistantes à l’établissement du christianisme, mais qui, du moins, sont antérieures à celles de Hoel le Bon, législateur gallois du dixième siècle, on les trouverait assez d’accord avec les autorités anciennes que nous venons de citer.

Selon ces lois, le devoir des bardes est de répandre et de maintenir toutes les connaissances de nature à étendre l’amour de la vertu et de la sagesse. Ils doivent tenir un registre de chaque action mémorable, soit de l’individu, soit de la tribu ; de tous les événements du temps, de tous les phénomènes de la nature, de toutes les guerres, de toutes les victoires ; ils sont chargés de l’éducation de la jeunesse ; ils ont des franchises particulières ; ils sont mis de niveau avec le chef et l’agriculteur, et regardés comme un des trois piliers de l’existence sociale[13].

Quoi qu’il en soit, cette institution paraît s’être conservée plus longtemps et plus purement chez les Bretons insulaires que chez les Gaulois, parmi lesquels elle avait été importée, dit-on[14], puisque César nous apprend que quiconque aspirait à connaître à fond les mystères de la science devait aller les apprendre de la bouche des bardes de l’île de Bretagne.

L’Armorique souffrait néanmoins exception ; bien qu’elle fit partie de la Gaule, et qu’elle en parlât l’idiome[15], sa position géographique, ses forêts, ses montagnes et la mer l’avaient mise à l’abri des influences étrangères, et ses bardes conservaient encore au quatrième siècle de l’ère chrétienne leur caractère primitif.

Ausone connut l’un d’eux qui était prêtre du Soleil, comme les bardes insulaires dont parle Hécatée : « C’était, dit-il, un vieillard ; il se nommait Phœbitius ; il composait et chantait des hymnes[16] en l’honneur du dieu Bélen ; il appartenait à une famille de druides de la nation armoricaine. »

Mais ces poëtes ne devaient pas tarder à dégénérer : Ausone semble l’insinuer, quand il fait observer que Phœbitius est pauvre, malgré son illustre origine, et que son état ne l’a guère enrichi.

Les bardes insulaires subissaient déjà le sort des bardes gaulois ; quelques-uns d’entre eux prennent encore, il est vrai, à la fin du cinquième siècle, le triple nom de barde, de devin et de druide[17] ; ils gourmandent rois et peuples[18] ; ils dispensent librement le blâme et la louange ; leur personne n’a pas cessé d’être inviolable et respectée ; ils se vantent d’être les descendants directs des anciens bardes de l’île de Bretagne[19] ; cependant le plus grand nombre, sinon tous, n’ont pu se soustraire à l’influence des événements qui entraînent l’Europe entière vers des destinées nouvelles ; ils sont tombés dans un état peut-être moins subalterne que celui des bardes gaulois, mais certainement bien inférieur à la haute position sociale qu’ils occupaient jadis.

Leurs plus anciens monuments poétiques, dont l’authenticité est désormais à l’abri de toute objection, nous signalent cette décadence. Ils nous les montrent pour la plupart sous le patronage des chefs nationaux. Nous les voyons s’asseoir à leur table, coucher dans leur palais, les accompagner à la guerre. Ils forment une portion régulière et constituée de chaque famille noble ; ils y occupent un rang distingué, ils ont des droits et des privilèges, en même temps que des devoirs à remplir[20].

Or cette époque était celle où les Bretons insulaires émigraient en masse en Armorique. Leur premier passage avait eu lieu, sous les ordres du tyran Maxime, vers l’an 383, du plein consentement des habitants de l’île ; maintenant ils étaient forcés : les Bretons fuyaient la domination saxonne.

En allant par delà les mers chercher leur nouvelle patrie, dit un auteur contemporain, ils chantaient sous leurs voiles, au lieu de la chanson des rameurs, le triste psaume des Hébreux traduit en breton pour la circonstance : « Vous nous avez livrés, seigneur, comme des brebis pour un festin, et vous nous avez dispersés parmi les nations.[21] »

Les émigrations devinrent si fréquentes et si nombreuses, que l’ile parut dépeuplée[22], et que peu de siècles après, le chef saxon Ina, craignant de manquer de sujets, députa vers les émigrés pour les prier de revenir, leur faisant les plus magnifiques promesses. Égalant ou surpassant même en nombre la population indigène, ils n’eurent pas de peine à faire prévaloir parmi elle leurs lois et leur forme de gouvernement. Aussi l’Armorique se divisait-elle, au cinquième siècle, comme la Cambrie, en plusieurs petits États indépendants. C’étaient les comtés de Vannes, de Cornouaille, de Léon et de Tréguier, pays celtiques par leur langage, leurs coutumes et leurs lois. Les peuples qui en faisaient partie, outre leur évêque, avaient, comme les Bretons Cambriens, leur chef particulier, quelquefois dominé par un chef suprême d’abord éligible, mais qui plus tard devint héréditaire, et qui finit par réunir à sa couronne les petits États indépendants voisins de son domaine.

Maintenant on concevra facilement pourquoi les plus anciens de ces princes dont l’histoire nous a transmis les noms : Meriadek, le konan ou chef couronné des Bretons ; Gradlon, compagnon de Maxime ; Budik, Houel, Kalfurn, Fragan et les autres, sont tous des insulaires.

Leurs bardes, qui formaient une partie essentielle de chaque famille noble chez les Cambriens aux cinquième et sixième siècles, les accompagnèrent en Armorique.

De ce nombre fut Taliesin, qui prend le titre de prince des bardes, des prophètes et des druides de l’Occident[23]. Les anciennes annales des Bretons du continent, comme celles de l’île de Bretagne, le font vivre au pays des Vénètes, près de l’émigré Gildas, ancien barde lui-même, qui passe pour l’avoir converti au christianisme[24].

Dans un comté voisin régnait alors le chef Jud-Hael ou Judes le Généreux, aussi de race cambrienne. Or Jud-Hael, peu de temps après l’arrivée du barde sur le continent, avait eu un songe ; il avait rêvé qu’il voyait une haute montagne au sommet de laquelle s’élevait, sur une base d’ivoire, une grande colonne dont les pieds s’enfonçaient profondément dans la terre, et dont le front chargé de rameaux touchait le ciel. La partie inférieure était de fer, brillant comme l’étain le plus poli et le plus épuré ; tout autour étaient attachés des anneaux de même métal, auxquels on voyait suspendus des cuirasses, des lances, des casques, des épieux, des freins, des brides et des selles, des trompettes guerrières et des boucliers de toute forme. La partie supérieure était d’or et brillait, dit l’historien de Jud-Hael, comme le phare élevé sur le rivage saxon ; tout autour étaient attachés des anneaux d’or auxquels on voyait suspendus des candélabres, des encensoirs, des étoles, des ciboires, des calices et des Evangiles. Comme le prince admirait cette colonne, le ciel s’ouvrit, et une jeune fille d’une merveilleuse beauté en descendit et s’approcha de lui : « Je te salue, dit-elle, ô chef Jud-Hael : je suis celle à qui tu confieras pour quelque temps la garde de cette colonne et de tous ses ornements ; j’y suis prédestinée. » Ayant ainsi parlé, le ciel se ferma, et la jeune fille disparut.

Le lendemain en s’éveillant Jud-Hael se souvint de son rêve, et comme personne ne pouvait lui en donner l’explication, il pensa qu’il fallait envoyer consulter le barde Taliesin, fils d’Onis, ce devin d’une si rare sagacité, dont les chants merveilleux, interprètes de l’avenir, prédisaient aux hommes leurs destinées[25]. Taliesin, alors exilé de son pays natal, habitait, comme on l’a dit, de ce côté-ci de la mer, près de Gildas, au pays gouverné par le comte Warok[26]. Le messager royal se rendit vers lui et lui rapporta ces paroles de Jud-Hael : « O toi qui interprètes si bien toute chose ambiguë, vois et juge le songe merveilleux que j’ai fait et raconté à beaucoup de gens sans que personne ait pu me l’expliquer. » Puis il lui fit part du songe de son maître.

« Ton seigneur Jud-Hael règne bon et heureux, répondit le barde, mais il aura d’une jeune fille un fils qui régnera meilleur et plus heureux que lui sur la terre et au ciel, et qui sera père des plus braves enfants de toute la nation bretonne, lesquels seront pères eux-mêmes de comtes royaux et de pontifes bienheureux, et régneront sur les successeurs du chef de race, dans tout le pays, depuis le plus petit jusqu’au plus grand. Or ce chef de race sera l’un des plus grands d’entre les guerriers de la terre et n’aura point d’égal parmi les guerriers du ciel : la première moitié de sa vie appartiendra au siècle, la seconde moitié appartiendra à Dieu. »

En quittant le monde sur la fin de sa vie pour entrer dans le cloître, Judik-Hael, fils de Jud-Hael, réalisa la prédiction de Taliesin et contribua beaucoup à étendre la renommée du poëte en Armorique.

D’autres bardes, et en grand nombre, y émigrèrent comme lui. Deux des plus célèbres, saint Sulio et Hyvarnion, y moururent. La vocation poétique du premier, que les Gallois appellent saint Y-Sulio, et dont ils ont un recueil de poésies en partie publié, se décida et fut assurée d’une manière assez singulière.

Il jouait un jour avec ses frères dans les jardins de son père, comte de Powys, quand il entendit au dehors les sons d’un instrument de musique mêlés à des chants. C’étaient des moines qui passaient, leur abbé à leur tête, une harpe à la main, en chantant les louanges de Dieu. Le saint enfant fut si ravi de la beauté de leurs hymnes, qu’il dit à ses frères : « Retournez à vos jeux, vous autres ; pour moi, je m’en vais avec ces personnes-ci, car je veux apprendre d’elles à composer de beaux cantiques comme elles en savent faire. » Il suivit les moines, et ses frères coururent annoncer sa fuite à leur père, qui envoya trente hommes armés avec ordre de tuer l’abbé et de lui ramener son fils. Mais les religieux l’avaient prévenu en envoyant l’enfant dans un monastère d’Armorique, dont plus tard il devint prieur[27].

Hyvarnion, d’une classe inférieure à celle de saint Sulio, paraît n’avoir quitté l’île de Bretagne que pour chercher sur le continent, où la paix la plus grande régnait, disait-on, les moyens d’exercer son art en pleine sécurité.

« Comme il estoit, dit Albert le Grand, parfaict musicien et compositeur de balets et chansons, le roy, qui se délectait à la musique, l’appointa en sa maison et lui donna de grands gages. » Mais ce ne fut pas la seule cause qui le fixa en Armorique : une nuit, continue le naïf narrateur, il songea qu’il avoit espousé une jeune vierge du païs. Un ange lui estoit apparu en lui disant : Vous la rencontrerez demain, sur votre chemin, près de la fontaine : elle s’appelle Rivanonn[28]. »

Cette jeune fille était de la même profession que lui[29] ; il la rencontra en effet près de la fontaine ; il l’épousa et eut d’elle un fils nommé Houarvé, qui naquit aveugle, et chantait, dès l’âge de cinq ans, des cantiques faits par sa mère[30].

Ainsi le génie des bardes de l’Ile de Bretagne s’unissait à la muse d’Armorique, loin des villes, dans la solitude : mystérieux et poétique hymen, dont l’avenir devait recueillir les fruits.

Cette fusion des deux génies gaulois et breton s’opérait incontestablement par l’action du christianisme. On se tromperait toutefois en croyant qu’elle eut lieu sans opposition, et que les bardes héritiers de la harpe et des secrets des anciens druides armoricains ne firent aucune résistance à l’invasion d’une croyance nouvelle qui les dépouillait de leur sacerdoce. Si Taliesin désabusé consacrait au Christ les fruits d’une mystérieuse science, mûrie à l’ombre d’autels proscrits ; si les moines, prenant la harpe du barde, entraînaient dans le cloître les enfants des chefs ; si la mère chrétienne enseignait à son fils au berceau à chanter le Dieu mort en croix, il y avait encore des âmes fidèles au culte des ancêtres : il y avait au fond des bois des membres dispersés des colléges druidiques, errants de cabane en cabane comme ces druides fugitifs de l’Ile de Bretagne dont parle Tacite ; ils continuaient de donner aux enfants d’Armorique des leçons traditionnelles sur la divinité, telle que la comprenaient leurs pères[31], et le faisaient encore avec assez de succès pour effrayer les instituteurs chrétiens et les forcer à les combattre adroitement par leurs propres armes[32]. Devenus hommes, leurs élèves marchaient au combat en invoquant le Dieu soleil, ou dansaient au retour en son honneur la chanson du glaive, roi de la bataille, couronné par l’arc en-ciel[33]. Leur connaissance des choses de la nature, dont ils s’occupaient si curieusement dans les écoles, celle qu’ils avaient de la médecine et de l’agriculture en particulier, assurait leur autorité sur le peuple des campagnes, qui retenait en même temps et les conseils utiles et les leçons païennes.

Parmi ces bardes rebelles au joug de la foi nouvelle, il en est un particulièrement fameux ; c’est Kian, surnommé Gwenc’hlan, ou race pure, né en Armorique au commencement du cinquième siècle. Taliesin, qui, dans sa jeunesse, le connut, dit qu’il composa en l’honneur des guerriers de sa patrie de nombreux chants d’éloges[34], sans doute du genre de ceux des anciens bardes gaulois vantés par Lucain[35] et que Dieu voulut bien, à la prière des bardes ses amis, retarder le moment où il devait cesser de faire entendre ses beaux chants. L’historien Nennius, au neuvième siècle, le met, avec Taliesin lui-même, Aneurin et Lywarc’h-Henn, au nombre des bardes qui illustrèrent le plus la poésie bretonne[36]. Au quinzième, on fit faire sur un manuscrit beaucoup plus ancien une copie de ses chants qui se conservait encore au dernier siècle dans l’abbaye de Landévénec, où dom le Pelletier, qui en cite quelques vers dans son dictionnaire, les a consultés. Le père Grégoire de Rostrenen nous apprend qu’elles portaient le titre de Diouganou (prophéties) : « Ce prophète, dit-il, ou plutôt cet astrologue très-fameux encore de nos jours parmi les Bretons, et dont j’ai vu les prophéties entre les mains du R. P. D. Louis le Pelletier, était natif du comté de Goélo, en Bretagne-Armorique, et prédit, environ l’an 450, comme il le dit lui-même, ce qui est arrivé depuis dans les deux Bretagnes[37]. »

Gwenc’hlan est toujours aussi célèbre que du temps où ces lignes furent écrites ; mais le précieux recueil de ses œuvres a disparu pendant la révolution, et nous sommes forcés d’en juger par le peu de vers que la tradition populaire a sauvés du naufrage. Il s’y montre sous un triple aspect : comme devin, comme agriculteur, comme barde guerrier.

Le devin se peint lui-même dans les strophes suivantes, déjà connues et publiées :

« L’avenir entendra parler de Gwenc’hlan. Un jour les Bretons élèveront leurs voix sur le Ménez-bré, et ils diront en regardant cette montagne : Ici habita Gwenc’hlan ; et ils admireront les générations qui ne sont plus, et les temps dont je sus sonder la profondeur, »

L’agriculteur, type éclairé de l’homme des champs dans les sociétés primitives, et pilier de l’existence sociale chez les anciens Bretons, est un pauvre vieillard aveugle ; il va de pays en pays, assis sur un petit cheval des montagnes, que son jeune fils conduit par la bride. Il cherche un champ à cultiver et où il pourra bâtir. Comme il sait quelles plantes produit la bonne terre, de temps en temps il demande à l’enfant : « Mon fils, vois-tu verdir le trèfle ? — Je ne vois que la digitale fleurir, répond l’enfant. — Alors, allons plus loin, » reprend le vieillard. Et il poursuit sa route. Lorsqu’il a enfin trouvé le terrain qu’il cherche, il s’arrête ; il descend de cheval, et, assis sur une pierre, au soleil, il indique à son fils les engrais les plus propres à fertiliser le sol et l’ordre des travaux que la culture exige, selon les différentes saisons. La conclusion de ses leçons d’agriculture est très-encourageante :

« Avant la fin du monde, dit-il, la plus mauvaise terré produira le meilleur blé. »

Ses doctrines comme barde guerrier ne sont pas à beaucoup près aussi consolantes, et il le faut probablement mettre, avec Aneurin, au nombre des bardes qui, au lieu de rester étrangers à la guerre et simples messagers de paix, selon les statuts de leur ordre, ont rougi le glaive de sang. Le sang des prêtres chrétiens, le sang des moines usurpateurs de la harpe bardique et ravisseurs de la jeune noblesse qu’ils vont élever à leur tour, est surtout celui dont Gwenc’hlan paraît altéré. Il prédit, avec une joie féroce, qu’un jour les hommes du Christ seront traqués et hués comme des bêtes sauvages ; qu’on les égorgera en masse ; que leur sang, coulant à flots, fera tourner la roue du moulin, et qu’elle en tournera bien mieux ! Sa haine éclate avec une violence nouvelle quand il parle d’un prince chrétien, en guerre avec sa nation, et dont la brutale colère lui fit crever les yeux. Conviant, au milieu de la nuit, les aigles du ciel à un horrible festin de ses ennemis, il leur fait tenir ce langage : « Ce n’est point de la chair pourrie de chiens ou de moutons, c’est de la chair chrétienne qu’il nous faut. »

Puis, à l’exemple des druides dont les hymnes guerriers soutenaient le courage des Gaulois compagnons de Vindex, en leur prédisant la victoire ; à l’exemple de Taliesin et de Merlin pronostiquant la ruine de la race saxonne et le triomphe des indigènes ; Gwenc’hlan, dans une poétique imprécation qui rappelle les dirœ preces des bardes de l’île de Mona, annonce la défaite des étrangers chrétiens ; il voit le chef armoricain attaquer son rival ; il l’excite ; l’ennemi tombe baigné dans son sang ; il voit son cadavre abandonné sur le champ de bataille en pâture aux oiseaux de proie, et livre sa tête au corbeau, son cœur au renard, et son âme au crapaud, symbole du génie du mal[38].

Au milieu de ces cris de vengeance, une plainte toute personnelle échappe quelquefois au vieillard aveugle et malade ; comme toujours, l’invincible nature gémit : J’étais jeune et superbe ! Mais bientôt le barde fait taire l’homme, en lui montrant la loi fatale des druides, et, pour consolation, le repos dans l’immortalité, après la triple épreuve de la métempsycose.

Les chants des poëtes gallois, contemporains de Gwenc’hlan, portent la même empreinte profonde de mélancolie, de fatalisme et d’enthousiasme ; ils respirent le même esprit prophétique et national ; toutefois ils ne sont pas purement païens ; ils offrent en général un mélange d’idées druidiques et chrétiennes ; les auteurs ne haïssent point l’Église (ils le disent, du moins), et s’ils l’attaquent, c’est dans la personne de ses moines de race étrangère, qu’ils appuient « des loups romains aux ongles crochus », et qu’ils flétrissent du nom de fourbes, de gloutons et de méchants, en les accablant de malédictions.

La victoire du christianisme était donc beaucoup moins avancée en Armorique que dans l’île, à la fin du cinquième siècle, mais dès le milieu du sixième elle était assurée. L’histoire nous l’atteste, et la tradition poétique vient joindre son autorité à celle de l’histoire.

Les paysans bretons en retenant les vers païens dont nous venons de parler, ont sauvé de l’oubli d’autres vers qui attestent, la lutte du christianisme naissant contre le vieux druidisme et qui présagent la défaite prochaine de celui-ci. L’un des morceaux conservés par la tradition nous montre le barde Merlin en quête d’objets sacrés pour les druides : une voix l’apostrophe et l’arrête impérieusement, en lui adressant ces paroles qu’on retrouve dans plusieurs chants des anciens bardes gallois : « Dieu seul est devin[39] »

L’autre, dont l’héroïne est une magicienne, offre un étalage encore plus complet de science divinatoire et cabalistique. Taliesin a composé un chant dans le même goût, où il se vante aussi d’être le premier des devins, des enchanteurs, des astrologues et des poêles du monde ; mais sa harpe est loin d’avoir le son lugubre, fantastique et sauvage de l’instrument d’airain de la magicienne bretonne. Toutefois, au moment où la sorcière vient de couronner son épouvantable apothéose, en s’écriant : « Si je passais sur terre encore un an ou deux, je bouleverserais l’univers, » une voix semblable à celle qui s’est fait entendre à Merlin lui adresse cette sublime apostrophe : « Jeune fille ! jeune fille ! prenez garde à votre âme ; si ce monde vous appartient, l’autre appartient à Dieu ![40] »

La même lutte ayant eu lieu en Irlande entre le druidisme et le christianisme, les mêmes souvenirs poétiques en sont restés dans la mémoire des poëtes populaires. On a publié un dialogue entre Ossian et saint Patrice, où l’apôtre de l’Irlande s’efforce pareillement de détourner le barde de ses vieilles superstitions[41].

Nous pourrons encore trouver çà et là quelques éléments druidiques égarés au milieu de notre poésie bretonne, mais elle sera désormais chrétienne. Le chant de la magicienne nous semble l’anneau qui la rattache au bardisme antique, en marquant le passage des doctrines anciennes aux nouveaux enseignements.

La poésie chrétienne elle-même ne put se soustraire entièrement à l’action du passé. De même que les évêques de la Gaule, ces druides chrétiens, comme les appelle M. de Maistre, conservèrent, suivant l’expression du même philosophe, une certaine racine antique qui était bonne ; de même qu’ils greffèrent la foi du Christ sur le chêne des druides et qu’ils n’abattirent pas tous ces arbres sacrés : ainsi les poëtes nouveaux ne brisèrent point la harpe des anciens bardes, ils y changèrent seulement quelques cordes. Ce fait, dont les monuments gallois des cinquième et sixième siècles nous offrent la preuve, est appuyé sur deux chants bretons de même date. L’auteur du premier met en scène un saint, doué, comme les anciens druides, de l’esprit prophétique, et lui fait prédire au roi d’une autre Sodôme la submersion de sa capitale[42] ; le second fait aussi prophétiser à un barde chrétien l’invasion de la peste en Bretagne[43].

Par une coïncidence assez remarquable, Taliesin, à la même époque, prédisait l’arrivée du même fléau, en Cambrie, et en menaçait un chef gallois[44].

Les chants que nous venons de mentionner, en y ajoutant les pièces intitulées : l’Enfant supposé, le Vin des Gaulois, la Marche d’Arthur et Alain le Renard, sont le dernier souffle de la poésie savante des Bretons d’Armorique. Nous allons entrer dans le domaine de leur poésie populaire.


III


Tandis que la muse des bardes d’Armorique chantait sur un mode dont l’art guidait les tons, près d’elle, mais dans l’ombre, une autre muse chantait aussi. C’était la poésie populaire, poésie inculte, sauvage, ignorante ; enfant de la nature dans toute la force du terme ; sans autre règle que son caprice, souvent sans conscience d’elle-même ; jetant comme l’oiseau ses notes à tout vent ; née du peuple, et vivant recueillie et protégée par le peuple ; confidente intime de ses joies et de ses larmes ; harmonieux écho de son âme ; dépositaire, enfin, de ses croyances et de son histoire domestique et nationale.

Cette poésie vécut aussi dans l’île de Bretagne. Les bardes lui firent la guerre. Aneurin croit devoir nous prévenir que ses chants sont bardiques et non populaires, tant il paraît redouter qu’on les assimile aux rustiques effusions des ménestrels. Chez les Bretons d’Armorique, au contraire, les ménestrels finirent par vaincre les bardes. Aussi les triades galloises mettent-elles les Armoricains au nombre « des trois peuples qui ont corrompu le bardisme primitif, en y mèlant des principes hétérogènes. »

La poésie populaire avait fait déjà, du vivant de Taliesin, des conquêtes assez nombreuses pour qu’il crùt nécessaire de l’attaquer à force ouverte. Le temps a respecté une satire pleine de verve et de colère, où le barde l’anathématise.

Nous avons un double motif de donner place ici au chant de Taliesin, car il est important comme document d’histoire littéraire, et il nous servira, comme monument écrit de la langue bretonne au sixième siècle[45], à prouver que le breton a peu varié, depuis cette époque jusqu’à nos jours.

« Les kler (écoliers-poëtes), s’écrie le barde : les vicieuses coutumes poétiques, ils les suivent ; les mélodies sans art, ils les vantent ; la gloire d’insipides héros, ils la chantent[46] ; des nouvelles, ils ne cessent d’en forger[47] ; les commandements de Dieu, ils les violent[48] ; les femmes mariées, ils les flattent dans leurs chansons perfides, ils les séduisent par de tendres paroles ; les belles vierges, ils les corrompent ; et toutes les solennités qui ont lieu, ils les fêtent[49] ; et les honnêtes gens, ils les dénigrent[50] ; leur vie et leur temps, ils les consument inutilement ; la nuit, ils s’enivrent ; le jour, ils dorment[51] ; fainéants, ils vaguent sans rien faire ; l’église, ils la haïssent ; la taverne, ils la hantent[52] ; de misérables gueux forment leur société. Les cours et les fêtes, ils les recherchent ; tout propos pervers, ils le tiennent ; tout péché mortel, ils le louent dans leurs chants[53] ; tout village, toute ville, toute terre, ils les traversent[54] ; toutes les frivolités, ils les aiment. Les commandements de la Trinité, ils s’en moquent[55] ; ni les dimanches, toi les fêtes, ils ne les respectent[56] ; le jour de la nécessité (de la mort), ils ne s’en inquiètent pas ; leur gloutonnerie , ils n’y mettent aucun frein : boire et manger à l’excès, voilà tout ce qu’ils veulent.

« Les oiseaux volent, les abeilles font du miel[57], les poissons nagent, les reptiles rampent[58] ;

Il n’y a que les kler, les vagabonds et les gueux qui ne se donnent aucune peine[59]. « N’aboyez pas (contre) l’enseignement et l’art des vers[60]. Silence, misérables faussaires, qui usurpez le nom de bardes[61] ! Vous ne savez pas juger, vous autres, entre la vérité et les fables[62]. Si vous êtes les bardes primitifs de la foi, les ministres de l’œuvre de Dieu, prophétisez à votre roi les malheurs qui l’attendent. Quant à moi, je suis devin et chef général des bardes d’Occident[63]. »

Cette sanglante diatribe, éternel cri de la science et de l’art contre la nature ignorante et rustique, trop violente sans doute pour être prise à la lettre, est cependant, comme nous l’avons dit, d’une grande valeur historique. Le poëte nous apprend quels étaient les auteurs des chants qui couraient dans la foule, et quel était le genre de leurs compositions au sixième siècle.

Il les divise en kler, ou écoliers-poëtes, en chanteurs ambulants, et en mendiants ; il leur attribue des chansons héroïques et historiques ; des chansons domestiques et d’amour, composées sans goût, sans art, sans critique, et dans des formes nouvelles ; les unes sur des événements du temps, ou sur des personnes vivantes ; les autres, adressées aux femmes et aux jeunes filles. Une assemblée d’évêques tenue à Vannes, vers l’an 465, défendait aux prêtres bretons, aux diacres et aux sous-diacres, d’assister aux réunions profanes où l’on entendait ces chants érotiques[64], et comme s’ils eussent redouté, jusque dans le sanctuaire, l’invasion de la musique profane, ou comme si elle y était déjà entrée, ils prescrivaient au clergé de Bretagne d’avoir une manière de chanter uniforme[65].

Gildas, en s’élevant contre les prêtres d’Armorique « qui prennent plaisir à écouter les vociférations de ces poëtes populaires, colporteurs de fables et de bruits ridicules, plutôt que de venir entendre, de la bouche des enfants du Christ, de suaves et saintes mélodies[66], » non-seulement confirme l’autorité de Taliesin, lorsque le barde appelle les ménestrels des conteurs de nouvelles, mais encore nous révèle dans la poésie armoricaine du sixième siècle un troisième genre, non plus l’œuvre des bardes, ou des ménestrels profanes, mais des poëtes ecclésiastiques.

À ce dernier genre appartenaient ces hymnes traduites de l’hébreu que chantaient sous leurs voiles, dans la traversée, les exilés de l’île de Bretagne en Armorique ; les poëmes religieux de saint Sulio ; les cantiques que la mère d’Houarvé enseignait à son fils, et ces légendes rimées que répétait le peuple dans les cathédrales peu d’années après la mort des saints[67].

Les Bretons d’Armorique avaient donc, au sixième siècle, une littérature contenant trois genres très-distincts de poésie populaire, à savoir : des chants mythologiques, héroïques et historiques ; des chants domestiques et d’amour ; des chants religieux et des vies de saints rimées.


IV


La poésie, populaire, dans tous les temps et chez tous les peuples, atteint dès sa naissance son complet développement. Comme la langue et avec la langue du peuple, elle meurt, mais ne change pas de nature ; toutefois elle ne peut se soustraire à l’influence des siècles ; mais, nous le répétons, son essence ne varie pas. Nous pensons donc qu’on s’égarerait en cherchant, dans la poésie traditionnelle et populaire, les traces d’un progrès semblable à celui qui règne dans la poésie écrite et artificielle. Cette poésie est complète par cela même qu’elle existe, et il faut, ce nous semble, la juger comme un tout homogène pour en avoir une idée juste. Les remarques que nous allons soumettre au lecteur seront donc générales, et pourront convenir indifféremment à toutes les époques de l’histoire de la poésie bretonne, depuis les temps les plus reculés. Nous verrons plus tard, en descendant le courant des âges, quelles nuances particulières lui ont données les événements, les mœurs et les temps.

Le principe de toute poésie populaire, c’est l’âme humaine dans son ignorance, dans sa bonne foi, dans sa candeur native ; l’âme, non sophistiquée et « sans cognoissance d’aulcune science ni mesme descripture[68], » et toutefois, pressée par un besoin instinctif de confier à quelque monument traditionnel le souvenir des événements qui surviennent, les émotions qu’elle éprouve, les dogmes religieux ou les aventures des héros de son culte.

De ce principe découle une vérité importante, admise aujourd’hui par les juges les plus compétents en fait de poésie populaire[69], et qui doit servir de base à tout ce qui suivra, savoir : que les poëtes populaires sont, en général, contemporains de l’événement, du sentiment, ou de la tradition ou croyance religieuse dont ils sont l’organe, et que, par conséquent, pour trouver la date de composition de leurs œuvres, il faut chercher à quelle époque appartiennent soit les événements et les personnages qu’ils mentionnent, soit les sentiments qu’ils expriment, soit enfin les opinions ou traditions pieuses qu’ils consacrent.

Le jugement de la critique s’appuie sur le témoignage des poëtes populaires eux-mêmes.

« Comme je ne sais point lire, dit un chanteur grec, pour ne point oublier cette histoire, j’en ai fait une chanson, afin d’en conserver le souvenirs.[70] »

« Celui qui vous chante cette chanson, dit l’auteur de la Bataille de Morat, peut maintenant se nommer, il a été lui-même témoin de ce qu’il raconte, il s’appelle Jean Ower[71]. »

Cette vérité s’applique, dans sa généralité, aux trois genres de compositions populaires de la Bretagne précédemment indiqués ; les écrivains du moyen âge la proclamaient comme nous la proclamons aujourd’hui.

« Les Bretons, disait Marie de France, au treizième siècle, ont coutume de faire des lais[72] sur les aventures qui ont lieu pour qu’on ne les oublie pas ; j’en ai rimé quelques-uns en français[73]. »

Les auteurs anonymes des lais l’Épine[74] et d’Havelok[75], tiennent le même langage.

Leur témoignage sur l’usage qui existe en Bretagne, de mettre en chanson les événements contemporains, reçoit une force nouvelle de l’examen de la poésie populaire de ce pays.

Le poëte qui a célébré la victoire du héros morvan Lez-Breiz, sur les Franks, termine de la sorte une des parties de son poëme national :

« Ce chant a été composé pour garder le souvenir du combat et pour être répété par les gens de la Bretagne, en l’honneur du seigneur Lez-Breiz : puisse-t-il être répété à la ronde, afin de réjouir les Bretons. »

Voici maintenant le début du chant du Rossignol, que Marie de France a arrangé, et dont je publie l’original :

« La jeune épouse de Saint-Malo pleurait hier à sa fenêtre. »

Cette précision de date se retrouve au commencement ou dans l’épilogue d’un grand nombre d’autres pièces : « Je frémis de tous mes membres, dit l’auteur de la ballade des Trois moines rouges ; je frémis de douleur en voyant les malheurs qui frappent la terre, en voyant l’événement qui vient d’avoir lieu près de la ville de Quimper. »

« Moi qui ai composé cette chanson, nous fait observer à son tour l’auteur de Geneviève de Rustéfan, j’ai vu le prêtre dont je parle, qui est maintenant recteur de la paroisse, pleurer bien souvent près de la tombe de Geneviève. »

« En cette année-ci, 1695, dit un autre chanteur, est arrivé un grand malheur dans la ville de Lannion. »

Il me serait facile de multiplier les exemples.

Les chansons érotiques portent aussi invariablement la date du sentiment qu’elles expriment.

Un jeune homme, trahi par sa maîtresse et chantant sa rupture avec elle, se plaint de ne pas savoir écrire et d’être ainsi arrêté dans son poétique essor :

« Si je savais, s’écrie-t-il, lire et écrire ainsi que je sais rimer, comme je ferais vite une chanson sur ce sujet ! »

Les cantiques, expression d’une croyance ou d’un sentiment religieux, et les légendes, récit des aventures d’un saint personnage, n’ont pu de même naître que sous l’empire des opinions ou des traditions dont on les a faits dépositaires.

Il serait puéril d’essayer de le démontrer à l’égard des premiers. Quant aux légendes populaires, comme ceux qui les riment savent lire et écrire, et ont pu ne pas les emprunter à la tradition orale, il nous semble nécessaire d’insister : la légende de saint Efflamm nous offre un argument à souhait.

En terminant le récit des aventures du saint et de sa fiancée, l’hagiographe populaire ajoute :

« Afin que vous n’oubliiez par ces choses qui n’ont encore été consignées en aucun livre, nous les avons tournées en vers, pour qu’elles soient chantées dans les églises. »

C’est dire assez que l’actualité et la bonne foi sont deux qualités inhérentes au chant populaire primitif. Le poëte de la nature chante ce qu’il a vu ou ce qu’on lui a rapporté, ce que tout le monde sait comme lui ; il n’a d’autre mérite que celui du choix des matériaux et de la forme poétique. Son but est toujours de rendre la réalité ; car « les hommes très-près de la nature, selon la remarque de M. de Chateaubriand, se contentent dans leurs chansons de peindre exactement ce qu’ils voient ; « l’artiste, au contraire, cherche l’idéal ; l’un copie, l’autre crée ; l’un poursuit le vrai, l’autre la chimère ; l’un ne sait pas mentir et doit à ses naïvetés des grâces par quoi ses œuvres se comparent à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art ; » comme l’a si bien dit Montaigne[76] ; l’autre s’instruit à feindre et réussit par la fiction.

Cette opinion est aussi celle de MM. Grimm. « Nous pouvons affirmer, assurent-ils, que nous n’avons pu parvenir à découvrir un seul mensonge dans les chants du peuple[77]. » Aussi, quand un paysan veut louer une œuvre de ce genre, il ne dit pas : c’est beau ; il dit : c’est vrai.

Mais un examen détaillé de notre poésie populaire, dans son état actuel, infaillible garant de son état passé, jettera un plus grand jour sur la question. Voyons donc quel est aujourd’hui le mobile de cette poésie, relativement à ses trois genres littéraires, et quels en sont les auteurs.

Et d’abord, à qui s’adresse-t-elle ? — À tous ceux qui parlent breton, au petit peuple des villes, aux habitants des bourgs, des villages et des campagnes, à la masse de la population bretonne, à douze cent mille individus sans culture, sans autre science que l’instruction orale qu’ils reçoivent du clergé, et sans autres biens que le trésor de chants et de traditions qu’ils amassent depuis des siècles ; gens avides d’émotions et de nouvelles, pleins d’imagination, de mémoire et de besoin de connaître, qui vont demander aux chanteurs leurs plaisirs intellectuels de chaque jour.

Chroniqueur et nouvelliste, romancier, légendaire, lyrique sacré, le poëte est tout pour eux.

Le rôle de chroniqueur est celui qu’il joue le plus habituellement. Tout événement, de quelque nature qu’il soit, pour peu qu’il soit récent, et qu’il ait causé une certaine rumeur, lui fournit la matière d’un chant ; si le poêle est en renom, et si l’événement est propre à faire honneur à une famille, cette famille vient souvent le trouver pour le prier de composer un chant qu’elle paye généreusement : j’en ai eu maintes fois la preuve. C’est la foule qui lui indique les sujets qu’il doit traiter ; ce sont les goûts, les instincts, les passions de la foule qu’il suit ; il exprime ses idées, il traduit son opinion, il s’identifie complètement avec elle. Ceci est d’ailleurs, pour les chants du poêle, et par contre-coup pour sa réputation, une question de vie ou de mort ; le peuple est juge et partie, il faut lui plaire à tout prix. Si le chanteur s’avisait de traiter un sujet d’une époque reculée, un sujet étranger aux idées, aux mœurs et aux habitudes actuelles, de prendre pour héros de ses poëmes des personnages avec lesquels le public ne serait pas déjà familiarisé, que la génération nouvelle, ou du moins la génération qui s’en va, ne connaîtrait pas ; s’il lui prenait envie de rimer des aventures qui n’offriraient point à la foule un intérêt récent, son œuvre n’aurait aucun succès, et, quelque belle qu’elle fût d’ailleurs, ne se graverait point dans les esprits, en un mot, ne deviendrait point populaire et traditionnelle.

Du reste, il n’est très-souvent que le guide d’une réunion en verve. Quelqu’un arrive à la veillée et raconte un fait qui vient de se passer : on en cause ; un second visiteur se présente avec de nouveaux détails, les esprits s’échauffent ; survient un troisième qui porte l’émotion à son comble, et tout le monde de s’écrier : « Faisons une chanson ! » Le poëte en renom est naturellement engagé à donner le ton et à commencer ; il se fait d’abord prier (c’est l’usage), puis il entonne : tous répètent après lui la strophe improvisée ; son voisin continue la chanson : on répète encore ; un troisième poursuit, avec répétition nouvelle de la part des auditeurs ; un quatrième se pique d’honneur ; chacun des veilleurs, à tour de rôle, fait sa strophe ; et la pièce, œuvre de tous, répétée par tous, et aussitôt retenue que composée, vole, dès le lendemain de paroisse en paroisse, sur l’aile du refrain, de veillée en veillée. La plupart des ballades se composent ainsi en collaboration. Cette improvisation a un nom dans la langue bretonne, on l’appelle diskan (répétition), et les chanteurs diskanerien ; souvent elle est excitée par la danse ; jamais il ne viendrait à l’esprit de personne de proposer de mettre en chanson le récit d’un événement qui ne serait pas nouveau. Ainsi, la popularité d’un chant dépend des racines plus ou moins profondes que l’événement, le sentiment ou la croyance qui en est le sujet, a jetées dans les esprits, avant qu’on s’en soit emparé pour les chanter. On ne crée pas plus un morceau de poésie populaire, disent excellemment MM. Grimm, et surtout on ne le fixe pas plus dans la mémoire de tout un peuple, qu’on ne crée à priori, et qu’on ne fait parler une langue à une nation entière. Tenter d’improviser en pareil cas, est une entreprise extravagante, dans laquelle il faut désespérer de réussir. L’homme qui veut faire isolément de la poésie populaire, en tirer de son propre fonds, échoue habituellement, on pourrait presque dire inévitablement, dans la tâche qu’il s’est proposée[78].

Un chant existe depuis longtemps, parce qu’il s’est trouvé, au moment où il est né, dans les conditions les plus favorables à une longue existence. Dans les mêmes conditions d’être, un autre jouira du même privilège, mais il ne pourra s’en passer. Réflexion naïve à force d’être juste.

C’est pour avoir ignoré ce grand principe générateur et conservateur de la poésie dont nous parlons, que des auteurs très-estimables sont allés donner à pleines voiles contre l’écueil signalé par MM. Grimm. Les chants populaires ressemblent à ces plantes délicates qui ne se couronnent de fleurs que lorsqu’elles ont été semées dans un terrain préparé d’avance.

Quoique les gens du peuple, en Bretagne, soient généralement doués d’un génie poétique assez remarquable, et qu’on puisse attribuer indifféremment nos chansons à la masse, sans distinction de sexe, d’âge ou d’état ; cependant, il est certains individus qui passent pour leurs auteurs : ce sont les meuniers, les tailleurs, les pillaouérien ou chiffonniers, les mendiants, et ces poëtes ambulants qui ont retenu le nom usurpé, incompris désormais, hélas ! et bien déchu, de barz (barde).

Personne, excepté les kloer et les prêtres, dont nous parlerons tout à l’heure, ne se trouve dans une position aussi favorable au développement des facultés poétiques ; personne n’est mieux fait pour jouer le rôle de chroniqueur et de nouvelliste populaire. Leur vie errante, l’exaltation de leur esprit, qui en est la suite naturelle, leurs loisirs, tout les sert merveilleusement.

La seule différence qu’il y ait entre l’existence du meunier et celle des autres chanteurs de ballades, c’est qu’il rentre chaque soir au moulin ; comme eux, du reste, il fait le tour du pays ; il traverse les villes, les bourgs, les villages ; il entre à la ferme et au manoir, il visite le pauvre et le riche ; il se trouve aux foires et aux marchés, il apprend les nouvelles, il les rime et les chante en cheminant ; et sa chanson, répétée par les mendiants, les porte bientôt d’un bout de la Bretagne à l’autre.

En effet, les mendiants, en cela semblables aux chanteurs populaires actuels de Galles, colportent et répètent plus souvent les chansons des autres qu’ils n’en composent eux-mêmes. Il est très-remarquable que, méprisés ailleurs et le rebut de la société, ces gens soient honorés en Bretagne, et presque l’objet d’un culte affectueux ; cette commisération toute chrétienne emploie les formes les plus naïves et les plus tendres dans les dénominations qu’elle leur donne ; on les appelle : bons pauvres, chers pauvres, pauvrets, pauvres chéris, ou simplement chéris ; quelquefois on les désigne sous le nom d’amis ou de frères du bon Dieu. Nulle part le mendiant n’est rebuté ; il est toujours sûr de trouver un asile et du pain partout dans le manoir comme dans la chaumière. Dès qu’on l’a entendu réciter ses prières à la porte, ou dès que la voix de son chien a annoncé sa présence (car il est souvent aveugle et n’a généralement d’autre guide qu’un chien), on va au-devant de lui, on l’introduit dans la maison, on se hâte de le débarrasser de sa besace et de son bâton, on le fait asseoir au coin du feu, dans le fauteuil même du chef de famille, et prendre quelque nourriture. Après s’être reposé, il chante à son hôte une chanson nouvelle, et ne le quitte jamais que le front joyeux et la besace plus lourde. Aux noces, on le trouve à la place d’honneur au banquet des pauvres, où il célèbre l’épousée qui le sert elle-même à table.

Le barz occupe dans l’ordre (qu’on me passe cette expression ambitieuse), un rang plus élevé que les autres chanteurs, il représente assez bien, avec le poëte mendiant, mais moins en laid, il faut en convenir, ces gueux et ces ménestrels vagabonds, ombres des bardes primitifs, à qui Taliésin donnait l’injurieux sobriquet de bardes dégénérés, et auxquels il faisait un crime de vivre sans travail et sans gîte, de servir d’échos à la voix publique, de débiter les nouvelles en vogue parmi le peuple et de courir les fêtes et les assemblées. Aucun des reproches qu’il leur adresse ne serait déplacé dans un sermon de nos missionnaires bretons ; nous en avons entendu plus d’un tenir, à l’égard des chanteurs populaires, un langage peu différent de celui du satirique cambrien.

On pourrait démêler encore, dans les traits de nos barz ambulants, quelques rayons perdus de la splendeur des anciens bardes. Comme eux ils célèbrent les actions et les faits dignes de mémoire ; ils dispensent avec impartialité, à tous, aux grands et aux petits, le blâme et la louange ; comme eux ils sont poëtes et musiciens ; parfois ils essayent de relever le mérite de leurs chants, en les accompagnant des sons très-peu harmonieux d’un instrument de musique à trois cordes, nommé rébek, que l’on touche avec un archet, et qui n’est autre que la rote des bardes gallois et bretons du sixième siècle[79].

On sait que ceux de ces poëtes qui étaient aveugles faisaient usage de certaines petites baguettes ou tailles, dont les coches, disposées d’une façon particulière, leur tenaient lieu de caractères, et fixaient dans leur mémoire les chants qu’ils voulaient y graver. Cette espèce de mnémonique s’appelait l’alphabet des bardes[80] ; plusieurs de nos poëtes ambulants aveugles s’en servent encore aujourd’hui pour se rappeler le thème et les diverses parties de leurs ouvrages.

On sait aussi qu’il était défendu aux bardes, par leurs propres lois, de s’introduire dans les maisons sans en avoir préalablement obtenu la permission, et qu’ils la demandaient en chantant à la porte[81]. C’est un usage auquel nos chanteurs ambulants ne manquent jamais de se conformer ; leur salut habituel est : « Dieu vous bénisse, gens de cette maison ; Dieu vous bénisse, petits et grands ; » ils n’entrent que lorsqu’on leur a répondu : « Dieu vous bénisse aussi, voyageur, qui que vous soyez. » Si on tarde à leur répondre, ils doivent passer leur chemin.

Enfin, comme les anciens bardes domestiques chez les Gallois[82], ils sont l’ornement de toutes les fêtes populaires, ils s’assoient et chantent à la table des fermiers, ils figurent dans les mariages du peuple, ils fiancent les futurs époux en vertu de leur art, selon d’antiques et invariables rites, même avant que la cérémonie religieuse ait eu lieu. Ils ont leur part dans les présents de noces. Ils jouissent d’une liberté illimitée de parole, d’une certaine autorité morale, d’un certain empire sur les esprits ; ils sont aimés, recherchés, honorés, presque autant que l’étaient ceux dont ils mènent à peu près la vie, dans une sphère moins élevée.

De l’histoire sérieuse à la chronique légère, de la chronique au roman d’amour, et de celui-ci au simple narré d’une intrigue amoureuse, ou seulement à l’effusion d’un sentiment vif et personnel, la transition est facile. Nous devons même dire que les chants historiques dont le thème est un événement public ou privé peu important, et les chants domestiques qui offrent quelques traits piquants par leur actualité, rentrent souvent les uns dans les autres.

En ce cas, les derniers sont encore l’œuvre des meuniers, ou, le plus souvent, des tailleurs. Le caractère particulier du tailleur est la causticité et la raillerie ; « son oreille est longue, dit le proverbe breton, son œil nuit et jour ouvert, et sa langue aiguë. » Rien ne lui échappe : il chansonne impartialement tout le monde, disant en vers ce qu’il ne pourrait dire en prose. Cela le fait souvent comparer au barbier breton qui, ayant découvert un jour que son maître avait des oreilles de cheval, comme le roi Midas, s’en alla couper, sur la grève, un roseau dont il fit une flûte, pour répandre en tout lieu la nouvelle. Les chants du tailleur sont des satires mordantes, alors même qu’elles semblent l’être moins. Toute leur valeur, comme celle des ballades, dépend de leur actualité. Le tailleur est au courant de toutes les intrigues secrètes. Il surprend souvent les amours, et se donne le malin plaisir d’en effeuiller la fleur aux yeux de la foule.

On en peut dire autant du meunier et du pillaouer ; ils mériteraient donc assez le reproche que Taliesin adressait à certains chanteurs populaires de son temps : toutefois, s’ils raillent la conduite du prochain, on peut leur rendre cette justice, qu’ils ne calomnient jamais.

Lorsqu’elles expriment une passion heureuse ou malheureuse, les chansons domestiques sont en général l’œuvre des kloer, qui y figurent le plus souvent eux-mêmes comme acteurs et comme poëtes. Cette poésie intime, personnelle et sentimentale, forme dans la littérature populaire de Bretagne une branche très-distincte et non moins curieuse, sinon aussi importante, que la branche purement historique.

On donne aujourd’hui le nom de kloer ou clercs, aux jeunes gens qui font leurs études pour entrer dans l’état ecclésiastique. Il correspond exactement au gallois kler, qui avait très-anciennement une des significations du latin clerus dans la basse latinité, s’appliquant comme lui aux savants. Nous avons vu que déjà du temps de Taliesin, il se prenait, comme aujourd’hui, dans le sens de ménestrel, de barde d’un rang inférieur, d’écolier-poéte.

Les kloer bretons appartiennent en général à la classe des paysans et quelquefois du petit peuple des villes et des bourgades : les anciens sièges épiscopaux de Tréguier et de Léon, et ceux de Quimper et de Vannes, sont les villes qui en réunissent le plus ; ils y arrivent par bandes, du fond des campagnes, avec leur costume national, leurs longs cheveux, leur langue et leur naïveté rustique. La plupart n’ont guère moins de dix-huit à vingt ans. Ils vivent ensemble, dans les faubourgs ; le même galetas leur sert de chambre à coucher, de cuisine, de réfectoire et de salle d’étude. C’est une existence bien différente de celle qu’ils menaient dans les champs ; une révolution complète ne tarde pas à s’opérer en eux ; à mesure que leur corps s’énerve et que leurs mains blanchissent, leur intelligence se développe, leur imagination prend un nouvel essor. L’été et les vacances les ramènent au village ; c’est « la saison, dit un poêle breton, où les fleurs s’ouvrent avec le cœur des jeunes gens. » Comment le leur resterait-il fermé ? On ne parle autour d’eux que de fêtes, de plaisirs : s’ils se promènent dans la campagne, pour étudier plus librement, ils sont distraits par les rires joyeux de fringantes jeunes filles aux costumes coquets, qui passent avec leurs galants pour aller à quelque aire neuve ; s’ils restent prudemment au village, le verger où ils cherchent l’ombre et la solitude n’est pas moins tentateur : la branche de plus d’un pommier fait briller à leurs yeux de ces vertes pommes d’amour enveloppées d’un papier indiscret auquel les ciseaux d’un jeune homme ont confié un nom chéri, en laissant au soleil le soin de le graver sur le fruit en caractères de feu. Partout des écueils ; aussi, rarement les kloer reviennent à la ville sans y rapporter le germe d’une première passion. Avec elle s’élève dans leur âme un grand orage ; un combat s’y livre entre Dieu et l’amour ; parfois l’amour est le plus fort. L’oisiveté, la réflexion, l’idée d’un bonheur prochain qu’on pourrait cueillir, le contraste de la gêne, des privations, de la servitude présente avec la liberté des bois ; l’isolement, le mal du pays, les regrets, contribuent à développer ce sentiment qui n’existait qu’en germe. Un souvenir, un mot, un air qu’on se rappelle : que sais-je ? parfois le son d’un instrument sauvage qui s’éveille au fond du vallon, le font éclater tout à coup ; alors l’écolier jette au feu ses livres de classe, maudit la ville et le collège, renonce à l’état ecclésiastique, et revient au village.

Mais, le plus souvent, Dieu l’emporte. En tout cas, l’écolier-poëte a besoin de « soulager son cœur, » c’est son expression ; ses confidences, il les fait à la muse ; c’est elle qui reçoit ses premiers aveux, qui sourit à ses joies d’enfant, qui essuie ses larmes : naïves et mélancoliques existences, que M. Emile Souvestre a peintes d’après nature en des pages charmantes.

Ce qu’on vient de lire fera comprendre pourquoi le vieux satirique que nous avons cité plus haut accuse les kloer de son temps de flatter les femmes par des chansons perfides, et de corrompre les jeunes filles.

Par un instinct naturel à tous les poëtes vraiment populaires, les kloer dont nous parlons n’écrivent jamais leurs chansons. On dirait qu’ils redoutent pour leurs chastes œuvres le sort de ces chansons patoises que vendent, sous leur nom, dans les foires des villes, aux servantes et aux valets, les estimables libraires qui en sont les auteurs. Les kloer préfèrent le siège rustique, mais solide, que leur élève dans son cœur l’habitant des campagnes, au piédestal qu’une publicité banale offre à ses courtisans ; et ils ont raison. La mémoire de l’ouïe, comme l’enseignent les anciens bardes, est, en effet, bien autrement fidèle que la mémoire des lettres. Écrire et se faire imprimer serait pour les poëtes populaires renoncer à voir leurs chants appris par cœur et répétés de génération en génération.

Devenus prêtres, les kloer brûlent ce qu’ils ont adoré ; ainsi Gildas oubliant, sous le froc du moine, que dans sa jeunesse il avait fait partie du corps des bardes, déclamait contre eux. Kloer, les poëtes populaires dédaignaient les chants des mendiants et des chanteurs nomades ; prêtres, ils maudissent les kloer et leur art, les mendiants et leurs chansons.

Et, cependant, ils tiennent aux uns comme aux autres par plus d’un lien encore. Ils empruntent aux kloer leurs effusions d’amour, et les font monter vers le ciel en cantiques pieux. Les sentiments qu’ils expriment étant toujours vivants dans les cœurs, leurs œuvres, en cela différentes des ballades et des chants domestiques, n’ont besoin, pour devenir populaires, que d’être faites dans une forme vulgaire qui les rende accessibles à l’intelligence et à la mémoire du peuple ; elles se retiennent et se transmettent d’âge en âge, comme des prières. Il n’est donc possible de savoir la date de leur composition qu’en connaissant l’époque précise où vivaient leurs auteurs.

Quant aux histoires édifiantes qui sont le thème des légendes, c’est tout différent. Ces compositions rentrent dans le domaine des chants historiques, et elles n’ont de gage de vie et de popularité qu’autant qu’elles sont fondées sur un ensemble de traditions déjà répandues dans la foule.

Après avoir étudié les chants populaires de la Bretagne, quant à leur principe, nous allons essayer de prouver que, par leurs éléments constitutifs, leur forme et leur style, ils conviennent aux époques où vécurent les personnages qu’ils mentionnent, et où eurent cours les sentiments, les mœurs et les idées qu’ils nous font connaître.


V


On trouve parmi les chants qui forment ce recueil :

Des ballades dont les héros ont existé dans l’intervalle qui s’étend depuis le cinquième siècle jusqu’à nos jours ;

Des chansons qui se rapportent à des cérémonies druidiques depuis très-longtemps incomprises ; à des fêtes domestiques, dont l’origine et les pratiques se perdent dans la nuit des temps ; à un ordre de choses qui a cessé d’être depuis le quinzième siècle ; à des événements sans importance qui ont eu lieu à la même époque ;

Enfin, des légendes de saints bretons des premiers siècles de l’ère chrétienne, et des cantiques qui se rattachent aux fêtes les plus anciennes du catholicisme, ou qui ont pour sujet quelques-unes de ses doctrines fondamentales.

Or, à quelle époque, si l’on ne tenait aucun compte des caractères d’actualité historique de la poésie populaire, devrait-on attribuer nos ballades et nos chants domestiques, car nous ne parlons ni de nos cantiques, dont les auteurs probables sont connus, ni des légendes auxquelles s’appliqueront nos réflexions sur les chants héroïques et historiques.

Est-il vrai que ces poésies ne remontent pas au delà du seizième siècle, comme on l’a prétendu ? Mais alors, autant vaut les croire toutes modernes, car il n’y a pas de raison pour qu’elles soient nées plutôt au seizième siècle qu’au quatorzième ou qu’au dix-neuvième. Est-ce que l’histoire de Merlin, de Morvan, de Noménoë, d’Alain Barbe-Torte, ces héros des vieux âges, était de nature à intéresser beaucoup plus les auditeurs du temps de la duchesse Anne que les auditeurs d’aujourd’hui, lesquels aiment cent fois mieux entendre la dernière chanson nouvelle ?

Est-ce que les malheurs d’un jeune Breton, prisonnier des hommes du Nord, ou ceux d’un autre guerrier, auxiliaire inconnu de la conquête de l’Angleterre, dont les paysans ne se doutaient pas plus au seizième siècle qu’à présent, pouvaient les toucher davantage ?

Est-ce qu’Abailard et Héloïse, la dame de Goulaine ou la dame de Beauveau, dont les maris partent pour la croisade, ou le baron français de Jauioz, qui vivait au quatorzième siècle, ou les templiers abolis à la même époque, étaient de nature à stimuler bien vivement la curiosité populaire au seizième siècle, et à faire vivre le poëte ?

On en peut dire autant des chansons domestiques. Si ces espèces d’idylles, qu’on chante en dansant autour des monuments druidiques, au solstice d’été, cérémonie qui rappelle d’une manière frappante celles qu’on célébrait à la même époque autour de monuments semblables, dans l’île de Bretagne, et dont les bardes gallois[83] ont conservé le souvenir ; si ces dialogues de noces, dont le style varie au gré du chanteur, mais dont le thème et la forme ne changent jamais ; si des élégies amoureuses, composées par des malheureux attaqués de la lèpre, fléau dont il ne restait plus de traces en basse Bretagne à la fin du quinzième siècle ; si tous ces chants datent du règne de la duchesse Anne, alors il faut croire que le druidisme florissait assez à cette époque en Armorique pour avoir pu y établir des fêtes et inspirer des hymnes ; que les actes du concile de Vannes, qui mentionnent au cinquième siècle les cérémonies et les chansons d’amour des noces[84], sont des titres apocryphes ; que la lèpre désolait encore la Bretagne postérieurement à l’année 1500 ; ou bien que tous les auteurs des chants mentionnés sont des imposteurs du temps de la reine Anne, qui, par la force du génie, ont deviné l’histoire des siècles passés[85].

Mais, en supposant, nous dit-on, que les événements dont on vient de parler aient pu donner naissance à des chants quelconques, il est impossible que ces chants nous soient parvenus sans avoir éprouvé une transformation complète.

À cela nous n’avons qu’une réponse à faire : c’est que les allusions des chanteurs populaires, soit aux événements, soit aux personnages de leur temps, c’est que les aventures qu’ils attribuent à leurs héros sont vraies, ou du moins vraisemblables ; c’est que les mœurs, les idées, les costumes qu’ils leur prêtent, sont naturels et conviennent à merveille à l’époque où se passent les faits mentionnés. Nous parlerons du style plus tard.

Ainsi, dans les chants héroïques ou historiques, quand l’auteur de la ballade de Merlin nous le représente, tantôt comme Un devin puissant, tantôt comme un barde malheureux qui fuit la compagnie des hommes, quoi de plus naturel ? Un des deux Merlin n’était-il pas surnommé chef des enchanteurs[86] ? l’autre n’a-t-il pas écrit tout un poëme sur ses malheurs et sur sa vie sauvage ? Quand le poëte fait allusion, dans le même morceau, à un chef breton armoricain, qui donne à sa fille le pays de Léon en dot, ne retrouvons-nous pas une preuve de cette donation dans une charte du onzième siècle[87] ? Quand il fait offrir en présent des colliers d’or aux chefs bretons nobles, par cette distinction honorifique, ne les place-t-il pas, à l’exemple du barde Aneurin[88], son contemporain, au-dessus des guerriers ordinaires ?

Le poëte armoricain qui chante la vendange armée des Bretons sur le territoire des Franks n’est-il pas d’accord avec Grégoire de Tours, victime de leurs pillages ?

L’auteur de l’Épouse du croisé n’attache-t-il pas sur l’épaule de chaque chevalier cette croix rouge que les soldats bretons ne portèrent qu’à la première expédition ?

Le barde ambulant à qui nous devons la Fiancée ne nous apprend-il pas qu’il n’avait que douze ans quand eut lieu l’enlèvement qu’il chante ? Pour peindre d’un trait le ravisseur, ne le compare-t-il pas à un chef breton qu’il a connu, ? ne décrit-il pas l’armure d’un chevalier du treizième siècle, comme l’auteur du poëme de Lez-Breiz avait précédemment décrit pièce à pièce celle d’un guerrier du neuvième ?

Le baron de Jauioz, qui vivait à la fin du siècle suivant, ne fait-il pas présent d’un certain vêtement alors en usage, et qui ne l’a plus été depuis, à la jeune Bretonne qu’il emmène en France ? Quel poëte populaire autre qu’un contemporain aurait pu la vêtir ainsi[89] ? Quel autre qu’un contemporain aurait pu savoir que les vainqueurs de la bataille des Trente portaient à leur casque des fleurs de genêt cueillies dans une verte génetaie que l’histoire du temps place auprès du lieu du combat ?

Il est inutile d’insister ; la contemporanéité des auteurs ressort évidente de toutes les pièces héroïques ou historiques de ce recueil. On peut l’ouvrir au hasard : on verra chaque époque y revivre avec son caractère et les couleurs qui lui sont propres. Si le temps et la circulation ont rendu moins saillant le type de certaines médailles poétiques, si les traits sont un peu plus vagues et les contours moins accentués qu’à l’époque où elles furent frappées, la rude main des siècles n’a pu effacer l’empreinte primitive, toujours distincte et saisissable.

Quant aux chansons domestiques, quoiqu’il soit moins facile de déterminer leur date d’une manière précise, les sentiments qu’elles expriment n’ayant point d’âge, elles offrent néanmoins souvent des caractères certains de contemporanéité.

Le fils du lépreux se sent mourir, consumé par le mal affreux qui n’a cessé qu’à la fin du quinzième siècle en Bretagne : tout le monde le fuit, et même celle qu’il aimait.

Le meunier qui chante ses amours avec la belle meunière de Pontaro parle, comme de son seigneur, du jeune baron Hévin de Kymerc’h, que l’histoire fait vivre en 1420.

Les légendes rentrent, comme nous l’avons dit, dans la classe des chants historiques, et ce que nous disons des ballades leur est également applicable.

Dans la légende rimée de saint Efflamm, Arthur est le même personnage que dans les poëmes gallois du sixième siècle[90] ; n’est pas invincible, il a besoin, pour ne pas périr, d’un secours miraculeux ; il n’a ni le costume, ni les mœurs empruntées que lui donneront les trouvères du moyen âge ; ce n’est pas encore le roi chevalier, c’est une sorte de Thésée aux prises avec des monstres. Le chef armoricain Gradlon est dépeint, dans la légende de saint Ronan, comme un monarque imprudent, téméraire, prompt à écouter les conseils dangereux ; il condamne l’innocence. C’est l’homme tel qu’il appartient à l’histoire, et pas encore le héros des poèmes chevaleresques, qui lui prêteront « un beau corps, un cœur franc, » et qui le surnommeront pour cette raison, « le Grand[91]. »

Cependant nous avons des monuments poétiques dont il est impossible de constater la date, au moins par les moyens précédemment indiqués ; je veux parler des chants qui appartiennent à cette portion de toute poésie populaire qui traite du monde invisible et de ses habitants, dans leurs rapports avec les humains. Nous verrons bientôt si on peut parvenir à leur assigner une date probable, en recourant à d’autres moyens ; mais il nous semble nécessaire d’étudier d’abord leurs mystérieux acteurs.


IV


Les principaux agents surnaturels de la poésie populaire de Bretagne sont les nains et les fées.

Les noms généraux de celles-ci sont Gan, ou Gwen, Korr ou Korrig, qui, réunis, donnent Korrigan et Korrigwen[92].

Or, Tacite[93] nous apprend qu’il y avait une déesse celte, appelée Gan ; et les anciens bardes cambriens déclarent révérer un être mythologique, du sexe féminin, nommé Korid-gwen[94], à laquelle ils donnent neuf vierges pour suivantes[95] ; d’un autre côté, P. Méla appelle les neuf prêtresses de l’île de Sein parfois Galliguen, et parfois Barriguen[96], tandis que Vopiscus donne le nom de Galligan aux druidesses de la Gaule[97].

Nous pensons donc que nos fées bretonnes portent le même nom que les prêtresses et déesses des nations celtiques ; mais ce n’est pas le seul trait qu’elles aient de commun avec elles.

Les Galligan, dit Vopiscus, sont douées du génie prophétique. Les vierges de l’île de Sein ont le même attribut. Mêla ajoute qu’elles ont la faculté de se métamorphoser à leur gré et qu’elles possèdent de grandes connaissances en médecine. Taliesin ne peint pas Korid-gwen d’une manière différente, seulement il lui donne un vase magique, dont les bords sont ornés de perles, et qui contient l’eau merveilleuse du génie bardique et de la science universelle[98].

Comme ces vierges sacrées, les korrigan bretonnes prédisent l’avenir ; elles savent l’art de guérir les maladies incurables au moyen de certains charmes, qu’elles font connaître, dit-on, aux sorciers leurs amis ; protées ingénieux, elles prennent la forme de tel animal qu’il leur plaît ; elles se transportent, en un clin d’œil, d’un bout du monde à l’autre. Tous les ans, au retour du printemps, elles célèbrent une grande fête de nuit. Une nappe, blanche comme la neige, est étendue sur le gazon, au bord d’une fontaine ; elle est couverte des mets les plus exquis ; au milieu brille une coupe de cristal, qui répand une telle clarté, qu’elle sert de flambeaux. À la fin du repas, cette coupe circule de main en main ; elle renferme une liqueur merveilleuse, dont une seule goutte rendrait, assure-t-on, aussi savant que Dieu. Au moindre bruit humain tout s’évanouit.

C’est, en effet, près des fontaines que l’on rencontre le plus fréquemment les korrigan, surtout des fontaines qui avoisinent des dolmen ; elles en sont restées les patronnes, dans les lieux solitaires d’où la sainte Vierge, qui passe pour leur plus grande ennemie, ne les a pas chassées. Nos traditions leur prêtent une grande passion pour la musique, et de belles voix, mais elles ne les font point danser comme les traditions germaniques. Les chants populaires de tous les peuples les représentent souvent peignant leurs cheveux blonds, dont elles paraissent prendre un soin particulier. Leur taille est celle des autres fées européennes ; elles n’ont pas plus de deux pieds de hauteur. Leur forme, admirablement proportionnée, est aussi aérienne, aussi délicate, aussi diaphane que celle de la guêpe : elles n’ont d’autre parure qu’un voile blanc qu’elles roulent autour de leur corps. La nuit, leur beauté est grande ; le jour, on voit qu’elles ont les cheveux blancs, les yeux rouges et le visage ridé : aussi ne se montrent-elles que le soir et haïssent-elles la lumière. Tout en leur personne annonce des intelligences déchues. Les paysans bretons assurent que ce sont de grandes princesses qui, n’ayant pas voulu embrasser le christianisme quand les apôtres vinrent en Armorique, furent frappées de la malédiction de Dieu. Les Gallois voient en elles les âmes des druidesses condamnées à faire pénitence. Cette coïncidence est frappante.

Partout on les croit animées d’une haine violente pour le clergé et la religion qui les a confondues avec les esprits de ténèbres, ce qui paraît les irriter beaucoup. La vue d’une soutane, le son des cloches les met en fuite. Les contes populaires de toute l’Europe tendraient, du reste, à confirmer la croyance ecclésiastique qui en a fait des génies malfaisants. En Bretagne, leur souffle est mortel ; comme en Galles, en Irlande, en Écosse et en Prusse, elles jettent des sorts ; quiconque a troublé l’eau de leur fontaine, ou les a surprises, soit peignant leurs cheveux, soit comptant leurs trésors auprès de leur dolmen (car elles y recèlent, dit-on, des mines d’or et de diamant), est presque toujours sûr de périr, particulièrement si c’est un samedi, jour consacré à la Vierge qu’elles ont en horreur.

Presque toutes les traditions européennes leur attribuent aussi un penchant prononcé pour les enfants des hommes et les leur font voler. Cette croyance, comme toutes celles qui sont relatives aux fées, doit être fondée sur quelque événement réel ; peut-être sur les habitudes des sorcières et des bohémiennes : aussi les fées sont-elles l’effroi de la paysanne des vallées de l’Oder, comme celui de la paysanne d’Armorique. Celle-ci met son nourrisson sous la protection de la sainte Vierge en lui passant au cou un chapelet ou un scapulaire, préservatif certain contre toute espèce d’êtres malfaisants. Les korrigan ne sont pas, au reste, les seuls génies qui dérobent les enfants ; on en accuse également les morgan ou esprits des eaux[99], aussi du sexe féminin : elles entraînent, dit-on, au fond des mers ou des étangs, dans leurs palais d’or et de cristal, ceux qui viennent, comme le jeune Hylas, jouer imprudemment près des eaux.

Leur but, en volant les enfants, est, disent les paysans, de régénérer leur race maudite. C’est aussi pour cette raison qu’elles aiment à s’unir aux hommes : pour y arriver elles violent toutes les lois de la pudeur[100] comme les prêtresses gauloises[101].

Les êtres qu’elles substituent parfois aux enfants des hommes sont comme elles de race naine et passent pour leur progéniture ; comme elles, ils portent les noms de korr, korrig et korrigan, qui s’appliquent aux deux sexes. On les appelle aussi kornandon, gwazig-gan (petit homme-génie), et duz ou lutin.

La puissance des nains est la même que celle des fées, mais leur forme est très-différente. Loin d’être blancs et aériens, ils sont généralement noirs, velus, hideux et trapus ; leurs mains sont armées de griffes de chat, et leurs pieds, de cornes de bouc ; ils ont la face ridée, les cheveux crépus, les yeux creux et petits, mais brillants comme des escarboucles ; leur voix est sourde et cassée par l’âge. Ils portent toujours sur eux une large bourse en cuir qu’on dit pleine d’or, mais où ceux qui la leur dérobent ne trouvent que des crins sales, des poils et une paire de ciseaux. Ce sont les hôtes des dolmen ; ils passent pour les avoir bâtis ; la nuit, ils dansent à l’entour, au clair des étoiles, une ronde dont le refrain primitif était : lundi, mardi, mercredi, auquel ils ont ajouté par la suite : jeudi et vendredi ; mais ils se sont bien gardés d’aller jusqu’au samedi et surtout jusqu’au dimanche, jours néfastes pour eux, comme pour les fées. Malheur au voyageur attardé qui passe ! il est entraîné dans le cerclé et doit danser parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive. Le mercredi est leur jour férié ; le premier mercredi de mai, leur fête annuelle ; ils la célèbrent avec de grandes réjouissances, par des chants, des danses et de la musique.

Les Bretons, comme les Gallois, les Irlandais et les montagnards de l’Ecosse, les supposent faux monnayeurs et très-habiles forgerons. C’est au fond de leurs grottes de pierre qu’ils cachent leurs invisibles ateliers. Ce sont eux qui ont écrit ces caractères cabalistiques qu’on trouve gravés sur les parois de plusieurs monuments druidiques, en Bretagne : qui viendrait à bout de déchiffrer leur grimoire connaîtrait tous les lieux du pays où il y a des trésors cachés. Taliesin se vantait d’en avoir le secret :

« Moi, disait-il, moi le chef des bardes de l’Occident, je sais expliquer les signes gravés sur la pierre des grottes de l’archi-druide[102] »

Les nains sont sorciers, devins, prophètes, magiciens. Ils peuvent dire comme leur frère Alvis, dans l’Edda : « J’ai été partout et je sais tout. » Les jeunes filles en ont grand’peur, et goûtent peu, quoiqu’elles soient sans danger, leurs privautés lutines. Le paysan, en général, les redoute pourtant moins que les fées : il les brave volontiers et s’en rit, s’il fait jour, ou s’il a pris la précaution de s’asperger d’eau bénite ; il leur attribue la même haine qu’aux fées pour la religion ; mais cette haine prend une tournure plutôt malicieuse et comique que méchante. On dit, à ce sujet, qu’on les a surpris, au brun de nuit, commettant en rond et en se tenant par la main, avec mille éclats de rire diaboliques, certains actes moitié sérieux, moitié plaisants, mais toujours fort impies et cyniques… au pied des croix des carrefours.

Telle est, d’après la tradition actuelle, la physionomie des nains bretons ; plusieurs des traits qu’elle présente leur sont communs avec les génies des autres peuples, particulièrement avec les courètes et carikines[103] dont le culte, importé par les navigateurs phéniciens, existait encore dans la Gaule et dans l’île de Bretagne, au troisième siècle de notre ère[104].

La mythologie phénicienne nous ramène donc à la mythologie celtique ; les carikines et courètes de l’Asie, aux korrigan et korred bretons.

Les anciens bardes, en nous faisant connaître la déesse Koridgwen, l’associent à un personnage mystérieux qui a beaucoup d’affinité avec nos nains. Ils l’appellent Gwion, l’esprit, et le surnomment le nain[105]. Son existence se trouva liée d’une façon assez étrange à celle de la déesse. Comme il veillait au vase mystique qui contenait l’eau du génie de la divination et de la science, vase qui rappelle d’une manière frappante la coupe des courètes[106], trois gouttes bouillantes lui étant tombées sur la main, il la porta à sa bouche, et soudain l’avenir et tous les mystères de la science se dévoilèrent à lui. La déesse irritée voulant le mettre à mort, il s’enfuit, et, pour lui échapper, il se changea tour à tour en lièvre, en poisson, en oiseau, tandis qu’elle-même devenait tour à tour levrette, loutre et épervier ; mais le génie ayant eu l’inspiration fatale de se métamorphoser en grain de froment, la déesse, changée tout à coup en poule noire, le distingua de son œil perçant au milieu du monceau de blé où il s’était caché, le saisit du bec, l’avala, et grosse aussitôt, elle mit au monde, au bout de neuf mois, un enfant charmant qui s’appela Taliesin, nom commun, à ce qu’il paraît, aux chefs des druides, des bardes et des devins bretons[107].

L’eau merveilleuse du vase magique est nommée par les bardes l’eau de Gwion[108]. L’île d’Alwion[109], ou de Gwion, dont on a fait Albion, et qu’un ancien poëte gallois appelle le pays de Mercure[110], paraît lui devoir son nom. Gwion a, en effet, beaucoup de rapport avec ce dieu[111]. On sait que l’Hermès celtique était la plus grande divinité des Bretons insulaires ; qu’ils en avaient chez eux, au témoignage de César, une infinité d’idoles ; qu’ils honoraient en lui l’inventeur des lettres, de la poésie, de la musique, de tous les arts ; qu’ils l’invoquaient dans leurs voyages et lui attribuaient une grande influence sur le commerce et les marchés[112].

Un bas-relief antique, gravé par Montfaucon, le représente sous la figure d’un nain tenant une bourse à la main[113]. C’est précisément ainsi que les anciens bardes représentent Gwion ; il l’appellent même « le nain à la bourse[114]. »

Or, les nains d’Armorique, comme nous l’avons vu, ont aussi une bourse. Tous les autres attributs de Gwion et de l’Hermès gaulois, la science magique, poétique, cabalistique, alchimique, métallurgique, divinatoire, ils la possèdent, et leur jour de fête est le jour de Mercure. Il semblerait donc qu’il n’y eut aucun doute à avoir sur l’identité de ces personnages ; mais il y a mieux : les noms mêmes sous lesquels on les désigne sont équivalents ; les habitants du pays de Galles appellent indifféremment « herbe de kor et herbe de Gwion[115], » une plante médicinale particulièrement affectionnée des nains, et les Gaulois, d’après une inscription trouvée à Lyon, appelaient Korig (petit nain), le dieu « qui présidait au commerce des Gaules, patronisait les bateliers de la Saône et de la Loire, les voituriers et les peseurs[116]. »

Nous ne pousserons pas plus loin cette digression ; il nous suffisait de faire voir que les nains bretons, aussi bien que les fées bretonnes, se rattachent, par leur nom et leurs principaux attributs, à l’ancienne mythologie celtique.

C’est une des raisons pour lesquelles il est impossible, comme nous l’avons dit, de déterminer la date des chants dont ils sont le sujet. Mais si on ne peut les ranger par ordre chronologique, du moins peut-on les renfermer dans une certaine période, en étudiant les allusions qu’ils contiennent, et en recherchant à quelle époque elles se rapportent. Voyons donc si les trois chants mythologiques que nous publions, et que nous avons choisis comme les plus caractéristiques, datent du seizième siècle, plutôt que de tout autre temps antérieur ou postérieur.

Le premier représente un seigneur allant la chasse, à cheval, armé d’une lance. Nous savons qu’on se servait de la lance et du javelot à la chasse, au moyen âge, en Bretagne ; mais qu’on en ait fait usage au seizième siècle, jusqu’ici nous n’avons pu en découvrir de preuve. Le second, étant populaire en Galles et en Armorique, doit être mis hors de question.

Reste le dernier qui montre les Bretons en état d’hostilité flagrante contre les Français et leur roi, hostilité qu’on ne dira pas, je suppose, avoir eu lieu au seizième siècle, alors que le roi de France était duc de Bretagne.

Ces chants n’étant donc pas du seizième siècle, ne remontent-ils point évidemment plus haut ? Cette question nous conduit à examiner si la forme des poésies populaires de la Bretagne s’accorde bien avec le fond d’événements, de mœurs et d’idées qu’ils présentent.


VII


Les poésies populaires de toutes les nations offrent des analogies frappantes, et cela se conçoit ; elles sont l’image de la nature dont le type, comme l’a dit M. de Chateaubriand, se trouve gravé au fond des mœurs de tous les peuples.

Entre les ballades de l’Espagne et de l’Italie, de la Servie, de la Scandinavie, des États d’Allemagne, de l’Ecosse et de la Bretagne, il n’y a d’autre différence que celle du caractère particulier, des mœurs et des coutumes des habitants de ces contrées.

La muse méridionale est ardente, passionnée, impétueuse et lyrique ; la muse servienne s’élève parfois à la hauteur de la poésie épique ; les muses scandinave et danoise sont tragiques et guerrières ; le génie de la muse de la Germanie est, selon M. Wolf, celui de la tragédie bourgeoise la plus touchante et la plus pathétique ; le caractère de la ballade écossaise est la mélancolie la plus douce. Quant à la muse bretonne, elle nous paraît réunir la sensibilité exquise et recueillie de la poésie germanique, le génie épique des poëtes serviens et la tristesse douce et tempérée de la poésie écossaise.

La manière dont procèdent les compositeurs de ballades bretonnes est analogue à celle des autres poëtes populaires. Le poëte, ou plutôt l’auteur dramatique, car chacune de ses œuvres est un drame, indique souvent, dès le début, le dénoûment, dans quelques vers qui servent de prologue ; puis il dispose la scène, y place ses acteurs, et les laisse discourir et agir librement ; point de réflexions, elles doivent ressortir de l’ensemble des discours et des aventures ; rien d’inutile ; tout se tient, tout s’enlace, tout marche droit au but. Toujours à l’écart, l’auteur n’intervient qu’en de très-rares occasions, soit dans le courant de la pièce, lorsque le sens l’exige impérieusement, soit à la fin, lorsque le drame en suspens hésite, au moment d’atteindre le but.

Son allure brusque et sans transitions, est parfaitement naturelle ; il raconte un événement que tout le monde a présent à l’esprit ; il est donc inutile qu’il entre dans de longs détails, il suffit qu’il saisisse les traits saillants, et qu’il les mette dans un jour tel qu’ils puissent frapper la vue et se graver dans l’âme du spectateur. Quelquefois la nature l’inspira, à rendre l’art jaloux ; mais le plus souvent, enfermé sans guide dans le dédale de la routine, il est impuissant à se faire à lui-même des ailes pour s’envoler.

Homère, lui seul, en sortit. Des régions banales de la poésie vulgaire, il sut s’élever jusqu’aux sommets les plus sublimes de l’art ; mais encore est-il juste de remarquer qu’il est fort souvent monotone, comme tous les poëtes populaires. Ainsi, que ses acteurs aient à parler ou à agir, il les met constamment en scène de la même manière. Il emploie mille fois la même forme, il répète mille fois le même vers entier. Ses hérauts rapportent littéralement les messages des chefs. Ses épithètes sont presque toutes tirées de la nature physique, et se reproduisent uniformément. Minerve a des yeux bleus, Junon des yeux de génisse, les Grecs de belles cnémides ; la mer est toujours verte, le ciel toujours profond, la terre toujours vaste.

Tous les poëtes populaires offrent les mêmes formes, la même allure, les mêmes tournures parasites, les mêmes répétitions, les mêmes épithètes naturelles, pour ainsi dire stéréotypées. Nous n’en citerons pas d’exemples, ce recueil en offrira un assez grand nombre. Nulle variété dans la combinaison des matériaux qu’ils mettent en œuvre ; leur lyre est un instrument incomplet. Le rébek breton n’a que trois cordes, la guzla servienne n’en a qu’une.

La chanson domestique n’est ni aussi rude, ni aussi négligée, ni aussi décousue que le chant historique. Quelquefois elle revêt la formelle l’ode anacréontique, le plus souvent celle de l’idylle ou de l’églogue. C’est le dialogue de la ballade roulant sur un thème d’amour, moins le prologue, le dénoûment et les notes incidentes. Ici le poëte est toujours en scène ; il est acteur : ce sont le plus souvent les émotions, les craintes, les espérances, les tristesses, les mécomptes, ou les joies de son cœur qu’il tache d’exprimer ; le poëte pense, réfléchit et conclut tout haut.

Le cantique emprunte son allure, sa forme, et son génie, partie aux chansons d’amour, partie aux hymnes d’église ; la légende populaire, partie à la ballade, et partie à la prose latine. La légende ne perd point pour cela l’allure dramatique de la ballade ; mais cette allure est moins brusque, plus réglée, plus grave, plus cléricale, si j’ose dire ; l’auteur s’efface moins, il parle plus longtemps, il raisonne ; parfois il moralise ; le récit tend à dominer l’action, comme dans les œuvres artificielles du même genre, qu’on ne chante point, mais qu’on lit, et qui par cela même ne sont pas populaires.

Le chant marié à la parole est en effet l’expression de la seule poésie vraiment populaire. Son union avec la musique est si intime, que, si l’air d’une chanson vient à se perdre, les paroles se perdent également. Nous en avons fait mille fois l’expérience ; mille fois nous avons vu le chanteur s’efforcer vainement de rappeler dans sa mémoire les mots du chant qu’il voulait nous faire connaître, et ne parvenir à les retrouver qu’en retrouvant la mélodie.

Quelquefois l’air et les paroles naissent simultanément : l’inventeur de la poésie, dans les traditions cambriennes, est aussi l’inventeur de la musique. Quelquefois l’air est ancien.

Le rhythme est comme l’aile du poëte populaire ; le rhythme l’enlève et le soutient dans son essor. Il ne pourrait composer sans fredonner un air qui lui donne la mesure ; tous, excepté peut-être les kloer et les prêtres, qui suivent pourtant une méthode semblable à celle de nos autres poëtes populaires, ignorent ce que c’est que la prosodie : plusieurs nous l’ont souvent avoué. Ils sentent, disent-ils, instinctivement, qu’ils doivent se conformer rigoureusement au ton, sous peine de blesser l’oreille et l’harmonie ; se reposer quand il se repose, s’arrêter quand il s’arrête ; faire accorder ensemble certaines finales qui suivent certains repos, et que l’air leur indique ; leur science ne va pas plus loin.

La prosodie bretonne est donc fondée sur le mètre et la rime. Les vers s’assemblent de manière à former des disques ou des quatrains de mesure égale. Ces vers ont trois, cinq, six, sept, huit, neuf, douze, et jusqu’à treize et quinze syllabes. Ceux de douze, comme en français, ont une césure au sixième pied ; ceux de treize syllabes, tantôt au sixième, tantôt au septième ; ceux de quinze, au huitième. Chaque hémistiche, chaque vers, chaque strophe, doit offrir un sens complet, et n’enjamber jamais sur l’hémistiche, le vers, ou la strophe suivante. C’est bien le caractère rhythmique d’une poésie faite pour être entendue et retenue par cœur. Les rimes ne se croisent point comme dans la poésie écrite ; au moins ne connaissons-nous aucun chant vraiment populaire où cela ait lieu. En général elles satisfont l’oreille ; quelquefois elles ne présentent qu’une simple assonance ; on remarquera qu’elles sont d’autant plus riches que le sujet du chant appartient à une époque plus reculée.

Telle est aujourd’hui la prosodie bretonne ; mais elle a eu d’autres traits qu’elle a perdus et dont plusieurs monuments qui nous restent portent des traces évidentes. Outre la rime, elle a employé l’allitération, c’est-à-dire l’accord harmonieux des consonnes entre elles dans un même vers[117] ; outre des distiques et des quatrains, elle a eu des tercets, formes artificielles, essentiellement opposées au génie de la poésie populaire et qu’elle tenait des anciens bardes.

Déterminer l’époque à laquelle l’allitération, récemment introduite dans la poésie française par un des esprits de ce temps les plus curieux de forme et d’art[118], a cessé d’être en usage en Bretagne, ne serait pas chose facile. Elle existe d’une manière assez régulière dans tout le chant mythologique de l’Enfant supposé, que sa grande popularité, en Cambrie et en Armorique, nous a fait juger antérieur au dixième siècle. La Prédiction de Gwenc’hlan, la Submersion de la ville d’Is, la Marche d’Arthur, le Vin des Gaulois et Chant de l’épée, la Peste d’Elliant, Alain le Renard, mais surtout le Druide et l’Enfant, pièces dont le fond appartient à la période savante de la poésie bretonne, sont également allitérées, en tout ou en partie. L’allitération jouait un grand rôle dans la prosodie des bardes gallois de cette époque. Comme la ballade du Rossignol, qui est antérieure au treizième siècle, n’est point allitérée ; comme l’Épouse du croisé, et le Retour d’Angleterre ne le sont pas davantage, nous sommes porté à croire cette forme déjà morte en Armorique au douzième siècle.

Le tercet, ou la strophe de trois vers rimant ensemble, devait aussi ne plus exister à la même époque ; car les trois dernières pièces que nous venons de citer n’en contiennent pas. Les druides s’en servaient pour transmettre leurs enseignements à leurs élèves. Les seules de leurs maximes qui nous soient parvenues sont renfermées dans des tercets. Le judicieux critique Edouard L’huyd la suppose le plus ancien rhythme dont les Bretons aient jamais fait usage. Nous sommes complétement de son avis, et nous le trouvons justifié par plusieurs de nos chants populaires. Il est très-remarquable que ce soit précisément la forme de ceux que nous avons eu lieu de croire antérieurs au dixième siècle.

En supposant qu’on ait admis tout ce qui précède, on pourra encore nous faire l’objection suivante :

Les chants populaires de la Bretagne, s’il en est de diverses époques, doivent en porter le cachet dans le style ; or, ils ont tous, à cet égard, la même teinte uniforme, ils sont tous écrits dans l’idiome moderne.

Nous allons essayer de répondre à cette objection.


VIII


Il existe, entre la langue dont se servent les poëtes populaires de la Bretagne et les chants qu’ils composent, un désaccord singulier. La poésie est jeune et la langue est vieille. La langue est incomplète et tout juste assez riche pour rendre, sans avoir recours aux formes grammaticales et aux vocabulaires étrangers, les idées du peuple qui la parle ; mais on peut voir qu’elle n’a pas toujours été aussi pauvre ; ses haillons laissent briller parfois les fils d’or d’une splendeur passée..

Sans sortir de notre sujet nous indiquerons sommairement quelques-unes des pertes grammaticales qu’elle a faites ; nous en pouvons juger en comparant sa syntaxe à celle des autres nations celtiques.

Ainsi, elle n’a plus de passif régulier ; pour l’obtenir, elle est réduite à recourir aux auxiliaires. Ses substantifs n’ont conservé que deux désinences, l’une pour le singulier et l’autre pour le pluriel. Ses déclinaisons n’ont plus de cas, à proprement parler ; elle les remplace par des prépositions marquant le rapport des mots entre eux. Elle a perdu les préfixes ainsi que l’accord, en genre et en nombre, du nom avec l’adjectif, lequel ne varie plus sa terminaison, selon que le premier est du masculin ou du féminin, au singulier ou au pluriel ; elle ne met plus guère qu’au singulier les substantifs précédés des noms de nombre cardinaux ; enfin, elle manque très-souvent de liaisons grammaticales.

Quant à son vocabulaire, évidemment appauvri, il offre toutefois infiniment moins d’expressions étrangères qu’on pourrait le croire, et le peu de mots qu’il a empruntés au français[119] comme ceux qu’il doit au grec, au latin et aux idiomes germaniques avec lesquels il a été en contact immédiat pendant plusieurs siècles, il les a modifiés selon son génie particulier, de manière à se les rendre propres.

Si maintenant nous avançons qu’au sixième siècle, la langue bretonne était à peu près telle qu’elle est aujourd’hui, le lecteur ne pourra prendre notre assertion pour un paradoxe, car nous l’avons mis à même d’en juger en mettant en regard d’un texte du sixième siècle le même texte dans le breton moderne[120]. Pas un nom, pas un verbe, pas un adjectif, qui n’occupent la même place en vertu de règles communes, ou qui puissent être déplacés, sans violer ces règles ; il ne manque aux deux pièces pour offrir une parfaite identité, que d’avoir été écrites dans le même dialecte. Non-seulement les mots du texte cité, excepté quatre, se trouvent dans tous les dictionnaires de la langue bretonne, mais encore ils sont journellement employés par les paysans des divers cantons de la Bretagne, dont le moins intelligent comprendrait les vers du vieux barde, et ces quatre mots eux-mêmes, qui manquent dans quelques vocabulaires, sont encore en usage parmi le peuple du pays de Tréguier, colonie galloise, et sur les frontières du Morbihan, où Taliesin passa la moitié de sa vie.

Un grand historien, guidé par l’instinct du génie, devinait et expliquait ce curieux phénomène, lorsqu’il disait que les pauvres et les paysans de la Bretagne avaient tenu fidèlement à leur vieille langue nationale, et l’avaient conservée à travers les siècles, avec la ténacité de mémoire et de volonté qui est propre aux hommes de la race celtique[121].

À cette ténacité bretonne, comme première raison de persistance de la langue de Taliesin, au dix-neuvième siècle, on en peut ajouter une autre tirée de l’histoire même de cette langue. Le mépris qu’ont affecté pour elle les savants étrangers et même bretons de presque tous les siècles ; son état d’isolement, l’oubli profond dont elle a été enveloppée, sont autant de barrières qui l’ont préservée des atteintes des novateurs ; n’ayant pas été cultivée, et n’ayant eu, depuis le sixième siècle au moins, ni orateurs, ni philosophes, ni poëtes que puissent avouer la science ou l’art, ni, en un mot, de littérature qui mérite ce nom, elle est restée invariable, et, pour ainsi dire, à l’état brut, dans la bouche du peuple et des chanteurs populaires. Ce n’est pourtant pas à dire qu’elle n’ait éprouvé absolument aucune altération ; quelques-uns de nos chants prouveraient le contraire. Les plus anciens, précisément ceux que les événements dont ils parlent, leur forme ternaire ou allitérée, font reporter au delà du dixième siècle, offrent çà et là certaines formes grammaticales, certains mots, que les Bretons du pays de Galles ont conservés, et qui sont, ou bien hors d’usage aujourd’hui parmi nous, ou pris dans une acception différente : ils contiennent surtout des idées, et parfois des strophes entières, que le peuple ne comprend plus, qu’il dénature étrangement, et dont nous n’avons pu nous-mêmes retrouver qu’à grand’peine le sens probable et la rédaction primitive. La langue de nos poëtes populaires a donc, comme leur prosodie, éprouvé quelques pertes et quelques modifications : cela est évident et incontestable ; mais, ce qui nous paraît l’être aussi, c’est que ces altérations et ces pertes n’attaquent essentiellement ni son vocabulaire, ni sa syntaxe.

Nous pensons donc qu’on ne peut rien arguer contre l’antiquité de nos poésies de l’uniformité de leur style.

Il ne nous reste plus qu’à examiner la question de savoir si nos chants populaires ont subi, comme on l’a prétendu, une transformation totale quant au fond d’événements, de mœurs et d idées qu’ils présentent, question déjà à moitié résolue, mais qui mérite d’être complétement traitée.


IX


« Les chanteurs populaires, dit Walter Scolt, ressemblent aux alchimistes qui changent l’or en plomb ; ils corrompent à dessein les œuvres, de l’auteur dont ils transmettent les chants à la postérité, au point de leur enlever leur esprit et leur style original[122] ».

Cette opinion nous semble bien exagérée. Ces œuvres sont, il est vrai, sujettes à deux espèces d’altérations : l’une venant des chanteurs, l’autre des auteurs eux-mêmes. Ainsi, comme le poëte voyageur qui apprend en passant une nouvelle, et qui est, pour ainsi dire, forcé de demander au trésor vulgaire des lieux communs le moyen de combler les lacunes du sujet qu’il veut célébrer, les colporteurs des chants antiques, par défaut de mémoire, et non à dessein, substituent à des détails originaux d’autres traits à peu près semblables, lambeaux empruntés à de vieilles chansons oubliées, et tombés depuis longtemps dans le domaine public.

Il arrive aussi, en général, qu’au bout d’un certain nombre d’années, l’événement simple, naturel, historique que l’auteur a chanté, s’est, en passant de bouche en bouche, singulièrement poétisé dans la tradition prosaïque. La mort du héros du poëme, en entourant sa mémoire d’une espèce d’auréole d’immortalité populaire, y contribue plus que toute autre cause. On recherche, on répète jusqu’aux moindres circonstances, de ses aventures ; les plus inconnues sont les plus goûtées ; le noyau principal se grossit de la sorte de traits fort souvent inexacts, mais qui passent pour vrais, et qu’on écoute toujours avidement. D’un autre côté, la vie du héros, dans le monde des âmes, ses rapports avec les humains, dont le peuple ne doute pas, cette existence commencée sur la terre et qui se poursuit au delà du tombeau, ouvrent une carrière nouvelle à l’imagination populaire.

Que fera le poëte ? Il a traduit dans la langue des vers la première partie de l’histoire ; il est forcé, pour plaire à ses auditeurs, de l’amplifier et de traiter la seconde. De là, sans doute, dans un cas, des substitutions, et dans l’autre, des développements et des additions inévitables ; mais ces substitutions des chanteurs n’altèrent pas plus l’essence du chant primitif que les additions de l’auteur lui-même. Celui-ci ne fait que greffer des tiges nouvelles sur un arbre qu’il a planté, ou qu’accélérer, par une culture plus soigneuse, la pousse de quelques branches moins vivaces ; ceux-là ressemblent à la nature, qui, par d’éternels renouvellements, remédie à ses propres pertes. L’arbre de poésie, parvenu à son développement peut donc de temps à autre, quoique vigoureux et plein de sève, laisser tomber des rameaux morts, bientôt remplacés par d’autres ; mais, tant qu’il est debout, il reste inviolable et respecté.

Pour peu qu’on se donne la peine de recueillir seulement cinq ou six versions d’un même chant populaire, on acquerra la preuve de cette vérité. Parmi ceux que nous publions, il en est dont nous avons réuni jusqu’à vingt versions, qui toutes nous ont offert un fond identique d’événements, de mœurs ou de croyances. Les unes étaient riches, détaillées et complètes, les autres pauvres, dépourvues d’ornements, tronquées ; tantôt elles ne différaient entre elles que par des strophes ajoutées, retranchées ou corrompues, ou seulement par quelques vers ; tantôt par l’omission du prologue ou de l’épilogue, tantôt par de simples locutions et des noms propres altérés ; mais, nous le répétons, elles ne nous ont jamais offert ni modification intime, ni variation rhythmique de nature à préjudicier, soit à leur sujet, soit à leur forme, d’une manière notable.

Si nous avons contre notre opinion le sentiment de Walter Scott, nous sommes heureux de pouvoir lui opposer l’opinion de MM. Grimm, juges plus compétents en pareille matière ; ils sont même allés plus loin que nous : selon eux, le peuple respecterait trop ses chants populaires pour ne pas les laisser tels qu’ils ont été composés et tels qu’il les a appris[123].


X


C’est, en effet, avec un recueillement religieux que le peuple écoute les chanteurs ; ceux de la Bretagne ont tout fait pour mériter ce respect. Leur rôle n’est pas seulement d’amuser et de plaire ; ils ont à remplir une autre et plus grave mission. Ils sont les conservateurs de la langue, des annales populaires, des bonnes mœurs même, des vertus sociales, et, nous osons le dire, un des instruments les plus actifs de la civilisation, si par ce mot l’on veut entendre ce qui est beau, honnête et bien. Cette mission, ils l’ont comprise et remplie à toutes les époques.

Comme les bardes cambriens, leurs frères, ils ont chanté les destinées de leur patrie, ses malheurs et ses espérances ; l’un d’eux fut pris par un chef étranger, qui lui fit crever les yeux et le jeta au fond d’un cachot, où il mourut, victime de son dévouement à la cause de son pays.

Un autre, à qui les ennemis avaient coupé la langue pour l’empêcher d’exciter ses compatriotes au combat, se faisait suivre d’un ménestrel qui chantait, aux accords de la harpe du barde mutilé : « Les Franks lui ont coupé la langue ; mais il a toujours un cœur, un cœur et une main pour décocher la flèche de la mélodie. » Les Bretons alors, étaient gouvernés par des chefs de leur race ; ils répétaient avec leurs poètes nationaux, et leur postérité, au bout de douze siècles, a répété ce cri sublime : On ne meurt jamais trop tôt quand on meurt en faisant son devoir ! » Les grands noms d’Arthur, de Morvan-Lez-Breiz, d’Alain Barbe-Torte, et de Noménoë, offraient, à cette première époque, un beau sujet aux inspirations du barde. Avec leurs successeurs de race étrangère il tombe, et les ménestrels populaires prennent sa place. Mais si la langue d’or est coupée, ces nouveaux poëtes ont toujours le cœur qui bat pour le pays ; ils ont toujours la main qui lance la flèche de la mélodie nationale. Pendant tout le moyen âge, ils soutiennent de leurs accents patriotiques le courage des Bretons menacés par la Normandie, par l’Angleterre, ou par la France ; ils célèbrent les glorieuses rencontres où leurs compatriotes ont eu lieu de se signaler ; ils chantent la résistance des paysans bretons à l’étranger, soit normand, soit français, la bravoure des Trente, l’héroïsme de Jeanne de Montfort, le retour de Jean le Conquérant, le courage de Rolland Gouiket ; ils marquent d’un stigmate immortel les traîtres qui préfèrent, comme Rohan, le joug doré de l’ennemi à la liberté pauvre et fière. Quand, plus tard, cette liberté a été glorieusement mise en gage entre les mains de la France, ils ont encore des chants de louanges pour ceux qui l’aiment et qui la défendent comme du Dresnay, pendant la Ligue, comme Pontcallec, Talhouet, Montlouis et du Couëdic, sous la monarchie absolue : quand enfin, après plusieurs siècles, elle leur échappe au milieu d’une tempête qui ébranle l’Europe entière ; quand leur pays est envahi, leur territoire ravagé, leurs anciens chefs de clan persécutés, et leurs prêtres bannis ou condamnés à mort, leur voix, s’éveillant tout à coup avec les sons du tocsin, salue l’étendard paroissial qui flotte au sommet des clochers, enflamme les bandes guerrières des paysans devenus soldats, et retrouve, pour chanter les compagnons des Cadoudal, des Tinteniac et des Cornouaille, l’inspiration des anciens bardes.

Ainsi, jamais la cause des poëtes nationaux bretons n’a été distincte de celle de leur pays. Soumise à des lois qui n’ont plus de privilégiés, sans rôle à jouer dans l’avenir comme nation, mais non sans regret du passé, la Bretagne se recueille aujourd’hui dans le sanctuaire domestique, à l’abri de ses vieilles croyances, de ses mœurs et de son langage, prêtant l’oreille à ses chanteurs dont la muse, désormais pacifique comme elle, n’est plus que celle du foyer.

De même qu’elle était autrefois l’expression fidèle des sentiments les plus nobles de la multitude ; qu’elle faisait naître des arbrisseaux et chanter de blanches colombes sur la tombe des martyrs ; qu’elle faisait sourire l’innocent au milieu des flammes, sauver la faiblesse opprimée par le dévouement chevaleresque ; qu’elle célébrait la foi des serments, qu’elle livrait, avec une admirable impartialité, le fils coupable à l’exécration de la postérité, en même temps qu’elle appelait ses bénédictions sur la mémoire de la mère et de l’aïeul ; ainsi, toujours préoccupée du bien ou du mal, toujours pleine de respect pour l’équité, toujours honnête, morale, impartiale et sérieuse, la muse populaire de la Bretagne marche d’un pied libre et léger dans les sentiers qu’elle aime, entraîne tous les cœurs à elle, et conserve sur la multitude un empire absolu.

Au fond de la Cornouaille, vivait, il y a peu de temps encore, en une chaumière isolée, un pauvre paysan appelé Loéiz Guivar, qu’une infirmité avait fait surnommer Loéiz-Kam ou Louis le Boiteux ; il représentait physiquement trait pour trait, mais au sérieux, le nain fameux du roi François Ier : il était doué d’une intelligence remarquable ; son humeur était douce, calme et parfaitement égale ; il était poëte ; il savait en outre par cœur un très-grand nombre de chansons, et bien qu’il passât pour un peu sorcier, ses mœurs avaient toujours été d’une sévérité irréprochable. Les anciens bardes, on s’en souvient, se vantaient aussi d’être sorciers et n’en étaient pas moins de fort honnêtes gens.

Quoi qu’il en soit, les connaissances magiques vraies ou supposées de notre poëte, vieux secrets traditionnels que lui avait enseignés son grand-père, jointes à sa probité personnelle, lui avaient donné dans sa paroisse Une certaine autorité morale ; on venait le consulter : ses avis avaient du poids ; ses jugements étaient en général sanctionnés par l’opinion publique, et ses chants contenaient des enseignements utiles qui se gravaient dans les esprits.

Or il est un vice auquel le paysan breton, habituellement sobre, se livre volontiers aux jours de fête. La destruction de ce vice commun à tous les peuples de race celtique, et qui parait avoir été jadis autorisé par leurs lois religieuses, est devenue, depuis l’établissement du christianisme, l’objet des efforts persévérants non-seulement du clergé, mais des bardes eux-mêmes. Ses épouvantables suites jetèrent la consternation dans la paroisse du poëte : témoin de l’événement, il en fit une ballade « pour l’enseignement de chacun, » comme il nous le dit lui-même ; et son œuvre produisit un effet tellement salutaire, que le nombre des habitués de taverne paraît avoir beaucoup diminué dans le canton qu’il habitait.

Je pourrais citer mille autres exemples de l’utilité pratique de notre poésie populaire. On sait qu’à l’époque où le choléra désolait la Bretagne, les médecins et l’autorité n’obtenant aucun résultat de leurs circulaires imprimées, un vieux libraire mit avec assez de succès en rimes l’exposé des remèdes propres à guérir de la maladie ; ses vers étaient cependant détestables ; les paysans eux-mêmes les jugeaient tels ; « au fond, peu importe, me faisait observer naïvement l’un d’eux, l’essentiel était que le choléra fût chansonné ; il l’est : la chanson fera fuir la peste. » Bizarre superstition, sans doute, mais qui prouve bien quel pouvoir \e peuple attribue à la poésie. De là le proverbe breton : « Le poëte est plus fort que les trois choses les plus fortes : le mal, le feu et la tempête. C’est qu’en effet il a des chants pour calmer toutes les douleurs : si la contagion a fait des orphelins ; si l’incendie a dévoré le toit d’un pauvre laboureur, si la barque de quelque pêcheur a sombré, il va, de village en village, suivi des victimes du désastre, quêter pour elles en chantant leurs malheurs. Depuis longtemps les hommes éclairés de la Bretagne ont vu le parti qu’on pouvait tirer pour l’amélioration du peuple de ce puissant levier moral ; le clergé et l’administration ont souvent appelé à leur aide l’enseignement par la chanson.

Son importance devait aussi, tôt ou tard, frapper les hommes d’État auxquels est confiée l’instruction publique en France. Il était réservé à un ministre dont l’esprit élevé saisit et exécute vile tout ce qui peut contribuer aux progrès des saines doctrines de prendre, cette fois encore, une éclatante initiative. En publiant l’arrêté[124] par lequel il est formé des commissions chargées de réunir les poésies consacrées à Dieu, à la religion, à ses souvenirs, à ses préceptes, que chante le peuple dans chacune des provinces de France ; toutes celles qui concernent les faits éclatants de l’histoire nationale ; tous les chants traditionels de nature à apprendre au peuple des villes et des campagnes à aimer Dieu, son pays et ses devoirs ; en publiant cet arrêté, M. de Salvandy acquiert de nouveaux titres à l’estime de tous les vrais amis des classes populaires.

Les réunions qu’on fréquente le plus en Bretagne pour entendre les chanteurs, sont les foires, les fêtes des noces et de l’agriculture, les nuits funèbres où l’on veille et prie autour d’un lit de mort, les liniéries où l’on tire le lin, qui, dit-on, deviendrait étoupe, si l’on n’y chantait pas ; enfin les fileries du soir.

Les habitants des campagnes se rassemblent principalement l’hiver à l’occasion des fileries. Réunis, dès six heures du soir, en cercle devant un large foyer dont la flamme éclaire seule la chaumière, vieillards et jeunes gens, jeunes filles et garçons, chantent et content tour à tour. Quelquefois un poëte ambulant, qui va chantant de ferme en ferme, en s’accompagnant du rébek, comme allaient ses aïeux de manoir en manoir, vient frapper à la porte au milieu de la nuit, et paye en chansons à ses hôtes l’hospitalité qu’on lui donne.

Mais aux foires, aux fêtes du lin et aux fileries on ne chante guère que des ballades ; aux fêtes des noces et de l’agriculture, que des chants domestiques ; que des cantiques aux veillées funèbres ; aux assemblées religieuses connues sous le nom de Pardons, qu’ils portaient déjà du temps où vivait Dante, on chante et des chants historiques, et des chants domestiques, et des cantiques et des légendes.

Les grandes réunions nationales chez tous les peuples anciens doivent leur origine à la religion. Les Gaulois s’assemblaient sous les ordres de leurs druides, dans un lieu consacré[125]. Les vieilles lois Moelmutiennes qui font mention de réunions semblables dans l’Ile de Bretagne, antérieurement au dixième siècle, les appellent des « synodes privilégiés de fraternité et d’union, » et les disent présidées par les bardes[126]. Le christianisme leur fit perdre leur caractère païen, mais il ne paraît avoir changé ni leur institution fondamentale, ni leurs cérémonies, ni leurs usages, ni le temps, ni le lieu des réunions ; fidèle à sa prudente manière d’agir avec les barbares, il n’abattit pas le temple, il le purifia. Le menhir est toujours debout, mais la croix le domine.

C’était aux solstices qu’avaient lieu, en Cambrie, comme les assemblées druidiques, les plus grandes réunions chrétiennes ; c’était dans les lieux consacrés par la religion des ancêtres, parmi les dolmen, au bord des fontaines, qu’on se réunissait ; c’était à l’occasion des fêtes qu’on y célébrait que revenaient périodiquement ces espèces de jeux olympiques, où les bardes, en présence d’un concours immense, tenaient leurs séances solennelles, et disputaient le prix de la harpe et de la poésie ; où les athlètes entraient en lice et faisaient assaut de courage, d’adresse ou de vitesse, à l’escrime, à la lutte, à la course et à vingt autres exercices semblables dont parlent les anciens auteurs ; c’était à ces fêtes que la foule trouvait dans la danse et la musique une diversion passagère aux soucis journaliers de sa misérable existence. Les sectes protestantes, qui déchirent et dépoétisent le malheureux pays de Galles, leur ont ôté tout caractère religieux : et il n’en reste que des débris sauvés à grand’peine par les bardes, ces gardiens de la nationalité galloise, qui désormais ne s’appuie plus que sur les mœurs, la langue et les traditions. En Bretagne, elles ont conservé leur génie primitif, et la religion a continué d’être l’âme de ces solennités qui promettent encore à nos vieux usages, à nos croyances vénérables, à notre langue, et à notre littérature rustique, de longues années d’existence.

Chaque grand pardon dure au moins trois jours. Dès la veille, toutes les cloches sont en branle ; le peuple s’occupe à parer la chapelle ; les autels sont ornés de guirlandes et chargés de vases de fleurs ; on revêt les statues des saints du costume national ; le patron ou la patronne du lieu se distinguent comme des fiancés, l’un à un gros bouquet orné de rubans, l’autre à mille petits miroirs qui scintillent sur sa coiffe blanche. Vers la chute du jour, on balaye la chapelle, et l’on jette les poussières au vent, pour qu’il soit favorable aux habitants des îles qui doivent venir le lendemain ; chacun étale ensuite, dans le lieu le plus apparent de la nef, les offrandes qu’il fait au patron. Ce sont généralement des sacs de blé, des écheveaux de lin, des toisons vierges, des ruches nouvelles, ou d’autres produits de l’agriculture, comme aux anciens jours[127] ; puis des danses se forment au son du biniou national, de la bombarde et du tambourin, sur le tertre de la chapelle, au bord de la fontaine patronale, où quelquefois un dolmen en ruines et couvert d’un tapis de mousse sert de siège aux ménétriers. Il y a moins d’un siècle que l’on dansait dans la chapelle même, pour honorer le saint du lieu[128]. « On souffrait en quantité d’endroits, dit l’auteur de la vie de Michel le Nobletz de Kerodern, que les jeunes gens des deux sexes y dansassent durant une partie de la nuit, et l’on eut presque cru commettre quelque sorte d’impiété que de les empêcher de célébrer les fêtes des saints d’une manière si profane[129]. »

En certaines occasions, on allume encore la nuit des feux de joie dans un but semblable, sur le tertre de la chapelle et sur les collines voisines. Au moment où la flamme, comme un long serpent, déroule, en montant, ses anneaux autour de la pyramide de genêts et d’ajoncs qu’on lui a donnée à dévorer, et s’élance sur le bouquet qui s’élève à sa cime, on fait douze fois processionnellement le tour du bûcher, en récitant des prières ; les vieillards l’environnent d’un cercle de pierres, et placent au centre une chaudière, où l’on faisait cuire jadis des viandes pour les prêtres ; aujourd’hui les enfants remplissent cette chaudière d’eau et de pièces de métal, et, fixant quelques brins de jonc à ses deux parois opposées, ils en tirent des sons harmonieux, tandis que les mendiants, à genoux à l’entour, la tête nue, et s’appuyant sur leurs bâtons, chantent en chœur les légendes du saint patron. Ainsi les anciens bardes chantaient, à la clarté de la lune, des hymnes en l’honneur de leurs dieux, en présence du bassin magique dressé au milieu du cercle de pierres, et dans lequel on apprêtait le repas des braves[130].

Le lendemain, au moment où l’aurore se lève, on voit arriver dans toutes les directions, de toutes les parties de la Bretagne, des pays de Léon, de Tréguier, de Cornouaille et de Vannes, des bandes de pèlerins qui chantent en cheminant. D’aussi loin qu’ils aperçoivent le clocher de l’église, ils ôtent leurs chapeaux, et s’agenouillent, en faisant le signe de la croix. La mer se couvre aussi de mille barques d’où partent des cantiques dont la cadence solennelle se règle sur celle des rames. Il y a des paroisses entières qui arrivent sous leurs bannières nationales, et conduites par leurs pasteurs. D’aussi loin qu’on les aperçoit, le clergé du pardon s’avance pour les recevoir ; les croix et les bannières s’inclinent en se saluant, au moment où ils vont se joindre, tandis que les cloches paroissiales s’appellent et se répondent dans les airs.

À l’issue des vêpres sort la procession. Les pèlerins s’y rangent par dialectes. On reconnaît les paysans de Léon à leur taille élevée, à leur costume noir, vert ou brun, à leurs jambes nues et basanées. Les Trégorois, dont les vêtements n’ont rien d’original, se font remarquer, entre tous, par leurs harmonieuses voix ; les Cornouaillais, par la richesse et l’élégance de leurs habits bleus ou violets ornés de broderies, leurs braies bouffantes et leurs cheveux flottants : les Vannetais, au contraire, se distinguent par la couleur sombre de leurs vêtements : à l’air calme et froid de ces derniers, on ne devinerait jamais les âmes énergiques dont ni César ni les armées révolutionnaires ne purent briser la volonté. Mais il ne faut pas les juger sur les apparences : « Corps de fer, cœurs d’acier, disait Napoléon. »

Quand le cortège se développe, rien de plus curieux à voir que ces rangs serrés de paysans aux costumes variés et bizarres, le front découvert, les yeux baissés, le chapelet à la main ; rien de touchant comme ces bandes de rudes matelots, qui viennent, nu-pieds et en chemise, pour accomplir le vœu qui les a sauvés du naufrage, portant sur leurs épaules meurtries les débris de leur navire fracassé ; rien de majestueux comme cette multitude innombrable précédée par la croix, qui s’avance en priant le long des grèves, et dont les chants se mêlent aux roulements de l’Océan.

Il est certaines paroisses où, avant de rentrer dans l’église, le cortège s’arrête dans le cimetière ; là, parmi les tombeaux des ancêtres, le paysan le plus respectable et l’ancien seigneur du canton, la jeune paysanne la plus sage et l’une des demoiselles du manoir, debout sur les degrés les plus élevés de la croix, renouvellent solennellement, au nom de la foule prosternée, en étendant la main, sur le livre des Évangiles, les saintes promesses du baptême. Ainsi, la religion confond tous les âges, tous les rangs, toutes les conditions, dans ces pieuses assemblées, qui pourraient s’appeler encore des « synodes privilégiés de fraternité et d’union. »

Des tentes sont dressées dans la plaine ; les pèlerins y passent la nuit ; on veille fort tard, on reste pour écouter les cantiques que vont chantant d’une tente à l’autre les bardes populaires. Ce jour est tout entier consacré à la religion. Les plaisirs profanes renaissent avec l’aurore et les sons du hautbois.

À midi, la lice s’ouvre ; l’arbre des prix, portant ses fruits comme le pommier ses pommes, ainsi que cela se dit, s’élève triomphalement au centre ; à ses pieds mugit la génisse, gage principal du combat, les cornes ornées de rubans. Les jeunes filles et les jeunes femmes, juges influents des joutes, apparaissent montées sur les arbres environnants, à demi cachées, comme des fleurs, dans le feuillage ; la foule des hommes reflue autour de l’enceinte ; mille concurrents se présentent. Des luttes, des assauts de vigueur ou d’adresse, des courses, et des danses sans repos ni trêve, remplissent la soirée.

La veille et l’avant-veille ont appartenu aux mendiants et aux autres chanteurs accourus de tous les cantons de la Bretagne ; cette nuit appartient aux kloer. C’est le dernier soir du pardon qu’ils chantent, pour les jeunes filles, leurs chansons d’amour les plus nouvelles et les plus douces, réunis par groupes sous de grands chênes, à travers les rameaux desquels un rayon de la lune, qui glisse sur leur tête blonde, vient éclairer leur pâle et mélancolique visage.

Telles sont les racines profondes qu’a jetées la poésie dans les mœurs de ce peuple.

Au moyen âge, les Bretons Cambriens et les Bretons de l’Armorique, dans toutes leurs solennités, chantaient cet antique refrain : Non ! le roi Arthur n’est pas mort !

Le chef de guerre illustre, qui savait vaincre leurs ennemis, était encore pour eux, à cette époque, un symbole de nationalité politique.

Il y a peu d’années, au milieu d’une fête de famille que donnaient aux Bretons d’Armorique leurs frères du pays de Galles, en voyant flotter sur nos têtes les vieux drapeaux de nos aïeux communs ; en retrouvant des mœurs semblables à nos mœurs, des cœurs qui répondaient à nos cœurs ; en prêtant l’oreille à des voix qui semblaient sortir des tombeaux, éveillées comme par miracle aux accents des harpes celtiques ; en entendant parler une langue que nous comprenions après plus de mille ans, nous répétions, avec enthousiasme, le refrain traditionnel.

Quand je détourne aujourd’hui mes regards vers cette poétique terre de Bretagne qui reste immobile, alors que tout s’agite et change autour d’elle, ne puis-je répéter avec les Bretons d’autrefois : Non ! le roi Arthur n’est pas mort !

PREMIERE PARTIE.


SECTION PREMIÈRE.

CHANTS MYTHOLOGIQUES.

HÉROIQUES ET HISTORIQUES.


LES SÉRIES,


OU


LE DRUIDE ET L’ENFANT


______


ARGUMENT.


La pièce par laquelle nous ouvrons ce recueil est une des plus curieuses et peut-être la plus ancienne de la poésie bretonne. C’est un dialogue entre un druide et un enfant, où l’écolier apprend du maître en combien de branches se divisent les connaissances humaines, la cosmogonie, la théologie, la géographie, la chronologie, l’astronomie, la magie, la médecine, l’histoire, ramifications principales d’un tout scientifique, qui part de l’unité pour s’arrêter au nombre douze. Chose extraordinaire, l’empire de la coutume est tel en Bretagne, parmi le peuple des campagnes, que les pères, sans le comprendre, continuent d’enseigner à leurs enfants, qui ne l’entendent pas davantage, le chant mystérieux et sacré qu’enseignaient les druides à leurs ancêtres. Les difficultés qu’il présente sont telles, que je n’ose me flatter d’avoir toujours parfaitement réussi, soit dans ma traduction, soit dans les explications dont la pièce est suivie. Elle est particulièrement populaire en Cornouaille, où je l’ai entendu chanter pour la première fois à un jeune paysan nommé Per Michelet, de la paroisse de Nizon. Sa mère la lui avait apprise, me dit-il, pour lui former la mémoire.


I

LES SÉRIES.


(Dialecte de Cornouaille.)



LE DRUIDE.

Tout beau, enfant blanc du Druide ; réponds-moi ; tout beau, que veux-tu ? Que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre un, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.


LE DRUIDE.

— Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique ; le Trépas, père de la douleur ; rien avant, rien de plus.

Tout beau, enfant blanc du Druide ; réponds-moi ; que veux-tu ? Que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre deux, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.


LE DRUIDE.

— Deux bœufs attelés à une coque ; ils tirent, ils vont expirer ; voyez la merveille !

Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique ; le Trépas, père de la douleur ; rien avant, rien de plus.

Tout beau, enfant blanc du Druide ; que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre trois, etc.


LE DRUIDE.

— Il y a trois parties dans le monde : trois commencements et trois fins, pour l’homme et pour le chêne aussi.

Trois royaumes de Merzin (Merlin) ; fruits d’or, fleurs brillantes, petits enfants qui rient.

Deux bœufs attelés à une coque, etc.

La Nécessité unique, etc.

Tout beau, etc. Que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre quatre, etc.


LE DRUIDE.

Il y a quatre pierres à aiguiser : pierres à aiguiser de Merlin, qui aiguisent les épées rapides. Il y a trois parties dans le monde, etc.

Deux bœufs, etc. La Nécessité unique, etc.

Tout beau… Que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre cinq, etc.


LE DRUIDE.

Il y a cinq zones autour de la terre : cinq âges dans la durée du temps ; un dolmen[131] sur notre sœur.

Il y a cinq pierres à aiguiser, etc.

Trois parties dans le monde, etc.

Deux bœufs, etc.

La Nécessité unique, etc.

Tout beau… Que le chanterai-je ?


L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre six, etc.


LE DRUIDE.

— Il y a six petits enfants de cire, vivifiés par l’énergie de la lune ; si tu ne sais pas, moi je sais.

Il y a six plantes médicinales dans le petit chaudron ; le petit nain mêle le breuvage, le petit doigt dans la bouche.

Cinq zones terrestres, etc.

Quatre pierres à aiguiser, etc.

Trois parties dans le monde, etc.

Deux bœufs, etc.

La Nécessité unique, etc. Tout beau…

Que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

Chante-moi la série du nombre sept, etc.


LE DRUIDE.

Il y a sept soleils et sept lunes, sept planètes avec la poule[132] Sept éléments avec la farine de l’air (les atomes).

Six petits enfants de cire, etc.

Cinq zones terrestres, etc.

Quatre pierres à aiguiser, etc.

Trois parties dans le monde, etc.

Deux bœufs, etc.

La Nécessité unique, etc.

Tout beau… Que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre huit, etc.


LE DRUIDE.

— Il y a huit vents qui soufflent ; huit feux avec le feu du père, allumés au mois de mai sur la montagne de la guerre.

Huit génisses de la blancheur éclatante de l’écume des mers, paissant l’herbe de l’île profonde ; huit génisses blanches à la Dame.

Sept soleils et sept lunes, etc.

Six petits enfants de cire, etc.

Cinq zones terrestres, etc.

Quatre pierres à aiguiser, etc.

Trois parties dans le monde, etc.

Deux bœufs, etc.

La Nécessité unique, etc.

Tout beau… Que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre neuf.


LE DRUIDE.

— Il y a neuf petites mains blanches sur la table de l’aire, près de la tour de Lezarmeur, et neuf mères qui poussent de grands gémissements.

Il y a neuf korrigan qui dansent avec des fleurs dans les cheveux et des robes de laine blanche, autour de la fontaine, à la clarté de la pleine lune.

Il y a la laie et ses neuf marcassins, à la porte du château, leur bauge, grognant et fouissant, fouissant et grognant ; petit ! petit ! petit ! accourez au pommier ! le vieux sanglier va vous faire la leçon.

Il y a huit vents, etc.

Sept soleils et sept lunes, etc.

Six petits enfants de cire, etc.

Cinq zones terrestres, etc.

Quatre pierres à aiguiser, etc.,

Trois parties dans le monde, etc.

Deux bœufs, etc.

La Nécessité unique, etc.

Tout beau… Que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre dix.


LE DRUIDE.

— Dix vaisseaux ennemis ont été vus venant de Nantes : Malheur à vous ! malheur à eux ! hommes du Vannes !

Neuf petites mains blanches, etc.

Huit vents qui soufflent, etc.

Sept soleils et sept lunes, etc.

Six petits enfants de cire, etc.

Cinq zones terrestres, etc.

Quatre pierres à aiguiser, etc.

Trois parties dans le monde, etc.

Deux bœufs, etc.

La Nécessité unique, etc.

Tout beau… Que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

— Chante-moi la série du nombre onze, etc.


LE DRUIDE.

— Onze bélek armés, venant de Vannes, avec leurs épées brisées ;

Et leurs robes ensanglantées ; et des béquilles de coudrier ; de trois cents il ne reste qu’eux onze.

Dix vaisseaux ennemis, etc.

Neuf petites mains blanches, etc.

Huit vents, etc.

Sept soleils, etc.

Six petits enfants de cire, etc.

Cinq zones terrestres, etc.

Quatre pierres à aiguiser, etc.

Trois parties du monde, etc.

Deux bœufs, etc.

La Nécessité unique, etc.

Tout beau, enfant blanc du Druide ; réponds-moi, que me veus-tu ? Que te chanterai-je ?


L’ENFANT.

Chante-moi la série du nombre douze, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.


LE DRUIDE.

— Il y a douze mois et douze signes[133] ; l’avant-dernier, le Sagittaire, décoche sa flèche armée d’un dard.

Les douze signes sont en guerre. La belle vache, la vache noire à l’étoile blanche au front, sort de la forêt des dépouilles ;

Dans la poitrine le dard de la flèche ; son sang coule ; elle beugle, tête levée ;

La trombe sonne : feu et tonnerre ; pluie et vent ; tonnerre et feu ; rien ; plus rien ; rien, ni série !


Onze bélek armés, etc.

Dix vaisseaux ennemis, etc.

Neuf petites mains blanches, etc.

Huit vents, etc.

Sept soleils, etc.

Six petits enfants de cire, etc.

Cinq zones autour de la terre, etc.

Quatre pierres à aiguiser, etc.

Trois parties du monde, etc.

Deux bœufs, etc.

Point de série pour le nombre un ; la Nécessité unique, le Trépas, père de la douleur ; rien avant, rien de plus.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Les Druides, on le sait, étaient les instituteurs de la jeunesse. Ils avaient, dit César, un nombre immense de disciples[134]  ; l’enseignement qu’ils leur donnaient était oral et non écrit. Ils faisaient apprendre par cœur aux enfants une multitude de vers sur les dieux, l’immortalité de l’àme et son passage d’un corps à un autre après la mort ; les astres et leurs révolutions ; le monde, la terre et la mesure de l’un et de l’autre ; enfin toutes les choses de la nature[135]. Leurs leçons étaient traditionnelles et sous forme de dialogue[136]. Diogène Laërce complète le témoignage de César en disant qu’ils y employaient souvent l’énigme et la figure[137]. Il nous prouve en outre par une citation que leur rhythme privilégié était le tercet, ou strophe de trois vers monorimes. Le chaut armoricain offre donc, quant au fond et quant à la forme, les caractères généraux des leçons druidiques ; on y retrouve les principales données de l’enseignement païen sur la divinité, la métaphysique, la physique, la métempsycose, les systèmes terrestres et célestes ; il présente la même méthode technique : le dialogue et le tercet ; et les énigmes n’y manquent pas. Essayons de les deviner.

I. L’Unité nécessaire et indivisible que le poète enseignant identifie avec la Mort[138] pourrait être la divinité dont César rend le nom celtique par celui de Dis, dieu des ombres chez les Romains. Les Gaulois, d’après les Druides, le regardaient comme le chef de leur race, et l’appelaient leur Père[139]. C’est peut-être aussi le Destin, le Fatum, dieu suprême de la plupart des peuples de l’antiquité.

II. Les deux bœufs sont probablement ceux de Hu-Gadarn, divinité des anciens Bretons. La mythologie celtique, en partie conservée dans les poèmes des bardes gallois du cinquième siècle, nous apprend qu’ayant traîné hors des eaux du déluge, au moyen -de fortes chaînes, un crocodile monstrueux qui avait été la cause de la submersion de l’univers, l’un mourut de fatigue, et l’autre du chagrin qu’il eut de la perte de son compagnon[140]. La coque[141] qu’ils tirent après eux avec tant d’efforts est sans doute celle du crocodile.

III. Les trois vies et les trois morts de l’homme semblent rentrer dans les trois sphères d’existence de la théologie druidique. « Je suis né trois fois, » dit le barde Taliesin[142].

Je ne sais si en prêtant la même destinée à l’homme et au chêne, le poète armoricain n’entendrait pas plutôt parler des Druides, dont cet arbre était le symbole, que de l’arbre lui-même Le témoignage de Taliesin viendrait encore à l’appui de cette opinion: « Chêne est mon nom, » dit-il[143].

Les trois royaumes de Merzin paraissent correspondre avec la troisième sphère mythologique des traditions galloises, celle de la béatitude. Il est remarquable en effet, d’une part, que ces traditions donnent le nom de tombeau de Merzin[144] au triple royaume de Loegrie (l’Angleterre), de Cambrie (le pays de Galles) et d’Alban (l’Ecosse), qui forment l’Ile de Bretagne ; d’une autre, que les Armoricains du sixième siècle faisaient de cette même lie le séjour des ames bienheureuses[145].

Le Merzin, auquel sont soumis les trois royaumes célestes dont il est ici question, n’est, on le sent bien, ni le barde guerrier de ce nom, ni le devin qui nous occuperont plus tard : je serais porté à voir en lui le dieu que les Gaulois adoraient comme l’inventeur de tous les arts, comme le génie du trafic, et que César, trompé par une similitude de nom[146] et d’attributs, identifie avec le Mercurius romain.

IV. Les quatre merveilleuses pierres à aiguiser que le poëte armoricain lui prête se réduisent à une seule dans les traditions galloises, qui les mettent au nombre des treize talismans dont Merzin fit présent aux Bretons. « Cette pierre, disent-elles, vint en héritage à Tidno Tedgled, fils de Jud-Hael, chef armoricain. Il suffisait d’y passer légèrement les épées des braves pour qu’elles coupassent même l’acier ; mais loin d’aiguiser celles des lâches, elle les réduisait immédiatement en poussière. De plus, quiconque était blessé par la lame qu’elle avait aiguisée mourait aussitôt[147]. »

V. Les cinq zones de la terre étaient connues des Druides comme les trois parties du monde. Un poème de Taliesin ou plus ancien, qui présente plusieurs points curieux d’analogie avec le chant armoricain, offre la preuve de ce fait, « La terre, dit le barde, a cinq zones, et se divise en trois parties : la première est l’Asie ; la seconde, l’Afrique ; la troisième, l’Europe[148]. »

Je n’ai pu trouver de quoi peut être le symbole cette sœur emprisonnée sous les cinq pierres du dolmen. Ceux qui font de l’archéologie une science ad libitum ne manqueront pas d’y voir, comme Davies, « la doctrine secrète des Druides enfermée dans la cellule mystique avec le néophyte soumis aux divers stages d’initiation. » Mais la critique sérieuse n’a pas à s’occuper de pareils quod libet.

VI. Les enfants de cire jouaient un grand rôle dans la sorcellerie du moyen âge. Quiconque voulait faire tomber une autre personne en langueur, fabriquait une petite figure de cette espèce, et la donnait a une jeune fille qui la portait emmaillottée durant neuf mois dans son giron ; les neuf mois révolus, un prêtre baptisait l’enfant, à la clarté de la lune, dans l’eau courante d’un moulin ; on lui écrivait au front le nom de la personne qu’on voulait faire mourir, au dos le mot Bélial ; et le sortilège ne manquait jamais d’opérer. Il fut pratiqué par le comte d’Etampes, aidé d’un moine noir, contre le comte de Charolais, en 1463[149], et fait le sujet de plusieurs anciennes ballades bretonnes.

Sauf la cérémonie du baptême, remplacée, dans le chant breton, par l’action surnaturelle de la lune, je ne vois rien dans ce maléfice, pas même le nom de Bélial, peu différent du celtique Bel, qui puisse l’empêcher de remonter aux Druides et d’être identique au sortilège dont notre chant réveille l’idée. Mais pourquoi six enfants de cire plutôt que tout autre nombre? Je n’en vois pas bien la raison.

Je vois mieux celle des six plantes médicinales du bassin qu’un nain a mission de mêler. Les plantes dont il est ici question jouaient un grand rôle dans la pharmacie des Druides et des anciens bardes ; mais les historiens latins n’en comptent que cinq, savoir : le sélage, la jusquiame, le samolus, la verveine et le gui de chêne, tandis que les poèmes mythologiques des Bretons en nomment six, en joignant aux plantes désignées, la primevère et le trèfle, à l’exclusion du gui, qui servait sans doute à d’autres usages. Selon eux, c’étaient les ingrédients d’un bassin pareil à celui du chant armoricain ; comme lui, surveillé par un nain et contenant le breuvage du savoir universel. Trois gouttes du philtre magique ayant rejailli, disent les bardes,sûr la main du nain, il porta naturellement le doigt à ses lèvres, et aussitôt tous les secrets de la science se dévoilèrent à ses yeux[150]. C’est pourquoi le nain du poëme armoricain a aussi le doigt dans la bouche.

VII. La division des éléments en sept, comme les planètes, les nuits et les jours, offre quelque chose de surprenant ; c’était celle des anciens Bretons. Taliesin, outre la terre, l’eau, l’air et le feu, y comprend les atomes, ainsi que notre poète, et y joint les bruines et le vent[151], sous-entendus par celui-ci.

VIII. Les huit feux rappellent les feux perpétuels qu’entretenaient les Druides dans certains temples de l’île de Bretagne, en l’honheur d’une déesse que le Polyphistor de Solin, poussé par cette manie des anciens d’assimiler les divinités celtiques aux dieux des Grecs et des Romains, confond avec Minerve[152]. Mais l’écrivain latin ne mentionne pas le nombre de ces feux. Mérzin en nomme sept. « Il y a, dit-il, sept feux supérieurs, symbole de sept batailles sanglantes[153]. » Cette montagne de la guerre, où sont allumés les feux dont parle le poète armoricain, ne parait pas sans rapport avec le témoignage du barde cambrien. Le huitième feu, le feu du père, le père-feu ou le feu principal (car on peut traduire son nom de toutes ces manières différentes), semble être le Bel tan, ou feu du dieu Bel, que les Celtes d’Irlande, selon M. Adolphe Pictet, allumaient sur les montagnes en l’honneur du soleil, au mois de mai, précisément à l’époque indiquée par le poêle breton.

Un des plus anciens bardes gallois, Avaon, fils de Taliesin, a composé une hymne pyrolatrique où il chante le char du soleil et ses blonds coursiers sous la figure du feu sacré :

« Il s’élance impétueusement, le feu aux flammes, au galop dévorant ! Nous l’adorons plus que la terre ! Le feu ! le feu ! comme il monte d’un vol farouche ! comme il est au-dessus des chants du barde ! comme il est supérieur à tous les autres éléments ! Il est supérieur au Grand Etre lui-même. Dans les guerres, il n’est point lent !... Ici, dans ton sanctuaire vénéré, ta fureur est celle de la mer ; tu t’élèves, les ombres s’enfuient! Aux équinoxes, aux solstices, aux quatre saisons de l’année, je te chanterai, juge de feu, guerrier sublime, à la colère profonde[154] ! »

Les huit génisses blanches de la Dame, qui paissent l’herbe de l’Ile, peuvent ne pas être sans rapport avec les génisses, blanches aussi, consacrées à une déesse bretonne, adorée dans l’Ile de Mon à l’époque où vivait Tacite. Si l’épithète de don, profonde, qu’ajoute le poète armoricain à l’Ile dont il parle, était une altération du mot Mon, ce qui n’est pas impossible, l’identité serait parfaite. Quoi qu’il en soit, Enez Mon signifie « l’Ile de la génisse » dans le dialecte breton du pays de Galles[155].

IX. L’antique tradition relative aux côtes d’Aber-Vrac’h, en Armorique, et mentionnée par un chroniqueur du quinzième siècle, ainsi que par d’autres écrivains bretons qui l’ont constatée[156], me semble de nature à éclaircir le tercet des neuf petites mains blanches exposées sur la table de pierre, au pied de la ur de Lezarmeur et des neuf mères qui gémissent. « Cette tradition, dit Pierre le Baud, rapporte qu’on immolait jadis des enfants à une fausse divinité, sur un autel d’Aber-Vrac’h dans un lieu appelé Porz Keinan, c’est-à-dire le port des Lamentations, à cause des gémissements que poussaient les mères des victimes. »

Les neuf Korrigan qui dansent à la clarté de la pleine lune autour de la fontaine, sont, à n’en pouvoir douter, les neuf Karrigan, ou vierges consacrées des Armoricains, que Pomponius Mela dit prêtresses de l’Ile de Sein[157]. Mais pourquoi dansent-elles à la clarté ou peut-être en l’honneur de la lune? Probablement la lune était leur divinité : Arthémidore, cité par Strabon, assure que dans une île voisine de l’Armorique, on lui rendait un culte sous le nom de Koré ou Kori[158]. Il ne dit pas le nom de l’île ; mais comme en plein dix-septième siècle « c’était une coutume reçue dans l’Ile de Sein, de se mettre à genoux devant la nouvelle lune et de réciter en son honneur l’oraison dominicale[159], » il y a toute raison de penser qu’Arthémidore veut parler de l’Ile en question. Au culte de la lune se rattachait peut-être celui des fontaines : ainsi s’expliquerait la ronde des Korrigan. Dans la même île où l’on s’agenouillait devant la nouvelle lune, « on avait coutume de faire, le premier jour de l’an, un sacrifice aux fontaines, chacun offrant un morceau de pain couvert de beurre à celles de son village[160]. »

J’arrive à la plus bizarre série du chant armoricain : la laie, ses marcassins et le vieux sanglier qui les instruit sous un pommier.

Le double symbole mythologique de cet arbre et de ces animaux remonte à une époque très-reculée. Une médaille publiée par Montfaucon et qu’on croit avoir été frappée pour la famille patricienne bretonne de Marc’h-Gron Porc’hel, (Cheval-au-Grouin-de Sanglier,) qui, en se faisant romaine, latinisa son nom en Marcus Grunius Porcellus ; cette médaille représente un sanglier et une laie au pied de deux pommiers confondant leurs rameaux. S’il faut en croire l’historien ancien de la première église chrétienne élevée dans l’Ile de Bretagne, la laie et les pommiers auraient été l’objet du culte des insulaires païens : « L’endroit, dit-il, où fut bâtie l’église, s’appelait l’antique sanctuaire du pommier. Au milieu, s’élevait un de ces arbres, et dessous, une laie allaitait ses petits[161].

Un autre agiographe du douzième siècle, parlant de la conversion des Bretons au christianisme, ajoute : « Un ange apparut en songe à l’apôtre du midi de l’île de Bretagne, et lui tint ce langage : Partout où tu trouveras une laie couchée avec ses petits, tu bâtiras une église en l’honneur de la sainte Trinité[162]. »

Deux poèmes mythologiques de Merzin compléteront ces témoignages. Le premier est intitulé « la Pommeraie; » le second a pour titre « les Marcassins. » Ces animaux figurent dans l’un et dans l’autre, et le barde les instruit, absolument de la même manière que le vieux sanglier instruit ceux du poème armoricain. L’épithèle d’intelligents et d’éclairés qu’il leur donne, le nom de sanglier et de poëtes des sangliers, dont d’autres bardes gallois du sixième et même du treizième siècle s’honorent, ne permettent pas de se méprendre sur le sens naturel de l’expression métaphorique employée par Merzin. C’est évidemment à ses disciples bardiques qu’il s’adresse.

« Pommiers élevés su» la montagne, dit-il , dans une invocation aux arbres sous lesquels il instruit son élève ; ô vous, dont j’aime à mesurer le tronc, la croissance et l’écorce ; vous le savez : j’ai porté le bouclier sur l’épaule et l’épée sur la cuisse ; j’ai dormi mon sommeil dans la forêt de Kelidon[163] ! »

Puis s’adressant à son disciple, il ajoute: «Écoute-moi, cher petit marcassin, toi qui es doué d’intelligence, entends-tu les oiseaux? comme l’air de leurs chants est gai[164] ! »

Ailleurs, il l’instruit et, chose digne de remarque, chacune des strophes de sa leçon commence par la formule doctorale qu’on vient d’entendre, de même que chacune des parties de la leçon de notre druide à son élève débute par les vers impératifs qu’on a lus

« Ecoute-moi, cher petit marcassin, dit-il, petit marcassin intelligent, ne va point fouir à l’aventure, au haut de la montagne ; fouis plutôt dans les lieux solitaires, dans les bois fourrés d’alentour... » Sans insister davantage, je conclus que le symbole étrange du chant armoricain cache la même réalité humaine que celui des poèmes gallois, qu’il désigne les disciples des Druides.

(X-XI.) Avec les dix vaisseaux ennemis arrivant de Nantes à la capitale des Vénètes pour le malheur des habitants, avec les onze bélek, débris de trois cents, qui reviennent de Vannes où ils ont été vaincus, comme l’atteste leur bâton de coudrier ; symbole celtique de la défaite[165], nous quittons le domaine de la mythologie pour entrer dans celui de l’histoire. Mais d’abord, quelle est la signification du mot bélek ? S’il veut dire prêtre en général aujourd’hui, il avait au quatrième siècle une signification plus précise, celle de ministre du dieu Bel, adoré des Druides. C’est Ausone qui nous l’apprend. Il croit faire honneur à un professeur de rhétorique de Marseille en lui parlant ainsi : « O toi, qui, né à Bayeux, descends de la famille des Druides ; tu tires ton origine sacrée du temple de Belen; à ce dieu devaient leur nom ceux qui étaient ses ministres, comme tes ancêtres[166]. » Ce fait admis, me serait-il permis de hasarder une hypothèse ? On sait que la flotte de César partit de la Loire[167] et peut-être de Nantes même, pour venir attaquer la capitale des Vénètes ; on sait qu’il anéantit leur puissance maritime, qu’il vendit à l’encan tous ceux dont il put se rendre maître, et qu’il fit égorger leur sénat et leurs prêtres ; les dix vaisseaux ennemis mentionnés par le poète armoricain ne représenteraient-ils pas la flotte romaine tout entière, et les onze bélek vaincus et fugitifs, les débris dispersés du collège druidique ? César dit, à la vérité, que les Druides étaient étrangers à la guerre, et ceux-ci sont armés ; mais il dit aussi qu’à la mort de l’archidruide, ils mettaient souvent l’épée à la main pour disputer l’autorité suprême[168] ; à plus forte raison durent-ils prendre les armes pour défendre leur patrie en danger.

XII. Quoi qu’il en soit, il est curieux de voir le poète armoricain regarder la mort violente des prêtres du dieu Bel comme le présage de la révolution des douze signes du zodiaque et de la fin du monde. Il est curieux de le voir donner pour signe avant-coureur de cet événement le meurtre de la vache sacrée des Bretons, de la vache noire à l’étoile blanche, ainsi que la désigne expressément, comme le poëte d’Armorique, un barde gallois du cinquième siècle ; de la vache qu’il qualifie de « vigoureuse, de vigilante, « de bonne, de belle entre toutes les belles, et sans laquelle, assure-t-il, le monde périrait[169]. » Nous verrons plus tard un poète chrétien du moyen âge, qui survécut au massacre, fait par le conquérant de son pays, des bardes gallois, ses confrères, peindre en traits prophétiques le soleil détourné de sa course et perdu dans les airs; les astres désertant leur orbe et tombant comme une conséquence de la chute des bardes, et nous l’entendrons s’écrier dans le délire du désespoir : « C’est la fin du monde ! » Cette concordance de doctrine est frappante. Evidemment l’auteur du poème gallois, tout chrétien qu’il était, connaissait une partie des secrets dont l’Armoricain fait un si pompeux étalage, et avait puisé le dernier au courant épuré de la tradition, comme notre païen les recueillit à la source même. Les bardes gallois du moyen âge, il ne faut pas l’oublier, étaient les descendants convertis des Druides, prêtres du dieu Bel ; et les paysans de Gladmorgan, sans comprendre la portée du terme, donnent encore à ceux d’aujourd’hui le nom très-caractéristique d’initiés de la vallée de Belen[170]. Le barde armoricain le mérite donc encore plus.

Mais il est un fait qui donne à son œuvre une importance qu’on n’aperçoit pas d’abord ; c’est qu’il en existe une contrepartie latine et chrétienne. On la chantait, il y a peu d’années, au séminaire de Quimper, comme autrefois l’hymne païenne dans les écoles druidiques ; et j’en dois une copie à l’amitié studieuse de M. l’abbé J.-G. Henry. Ce fait prouve que les premiers apôtres des Bretons firent aux monuments de la poésie païenne de ce peuple la même guerre habile et une guerre du même genre qu’aux monuments matériels de sa religion. On savait déjà que, dans tout ce qui n’était pas en opposition directe avec le dogme catholique, ils s’étaient plutôt efforcés de transformer que de détruire, fidèles aux instructions d’un grand pape qui leur avait dit, en les envoyant aux Gentils : « Retrancher tout, à la fois, dans ces esprits incultes, est une entreprise impossible, car qui veut atteindre le faite doit s’élever par degrés et non par élans... Gardez-vous donc de détruire les temples ; détruisez seulement les idoles, et remplacez-les par des reliques[171]. »

Les missionnaires, loin de les détruire, transportèrent donc la forme, le rhythme, la méthode élémentaire, toute l’enveloppe païenne du chant druidique dans la contre-partie chrétienne ; l’enseignement seul fut changé par eux. L’apôtre emprunte au Druide son système pour le combattre. Si l’un tire de ses poèmes sacrés la doctrine qu’il inculque à ses disciples, au moyen des douze premiers nombres douze fois répétés ; l’autre, adoptant les mêmes chiffres, attache à chacun d’eux une vérité tirée de l’Ancien ou du Nouveau Testament appropriée au sujet, et que les jeunes néophytes retiendront aisément par l’effet des répétitions. Les douze points qu’il enseigne sont : qu’il y a un Dieu, deux Testaments, trois grands prophètes, quatre évangélistes, cinq livres de Moïse, six cruches aux noces de Cana (souvenir du premier miracle de Jésus-Christ), sept sacrements, huit béatitudes, neuf chœurs d’anges, dix commandements de Dieu, onze étoiles qui apparurent à Joseph ; enfin, douze apôtres.

Comme dans le breton, le disciple interroge le maître, qui, à chaque nombre nouveau, répète en sens inverse les nombres précédents, savoir : le deux et l’un après l’unité ; le trois, le deux et l’unité après le trois ; le quatre, le trois, le deux et l’unité après le quatre, et ainsi de suite jusqu’au bout, où il reprend les douze nombres, sans s’arrêter, toujours en sens inverse.

Voici, du reste, le texte latin :


— Dic mihi quid unus ?

— Unus est Deus
Qui regnat in cœlis.

— Die mihi quid duo?

— Duo sunt testaments,
Unus est Deus
Qui regnat in cœlis.


— Dic mihi quid sunt tres ?

— Tres sunt patriarchae ;
Duo testamenta ;
Unus est Deus
Qui regnat in cœlis.

— Die mihi quid quatuor ?

— Quatuor evangelista ;
Très sunt patriarchae, etc.
Unus est Deus, etc.

— Die mihi quid quinque ?

— Quinque libri Moysis ;
Quatuor evangelistae, etc.
Unus est Deus, etc.

— Die mihi quid sunt sex ?

— Sex sunt hydrias
Positae
In Cana Galileae.
Quinque libri Moysis, etc.
Unus est Deus, etc.

— Die mihi quid septem ?

— Septem sacramenta ;
Sex hydriae, etc.
Unus est Deus, etc.

— Die mihi quid octo ?

— Octo beatitudines ;
Septem sacramenta, etc.
Unus est Deus, etc.

— Die mihi quid novem ?

— Novem angelorum chori ;
Octo beatitudines, etc.
Unus est Deus, etc.

— Die mihi quid decem ?

— Decem mandata Dei ;
Novem angelorum chori, etc.
Unus est Deus, etc.

— Die mihi quid undecim ?

— Undecim stellae
A. Josepho visae ;
Decem mandata Dei, etc.
Unus est Deus, etc.

— Die mihi quid duodecim ?

— Duodecim apostoli ;

Undecim stellae
A Josepho visae ;
Decem mandata Dei,
Novem angelorum chori,
   Etc., etc., etc.,
Unus est Deus
Qui regnat in cœlis.


Toujours la grande idée d’un Dieu unique, au début et à la fin de chacune des strophes de la pièce latine ; toujours la sombre croyance à une nécessité indivisible, à la mort, ramenée dans l’hymne bretonne, comme terme de toutes choses. Entre ces deux enseignements il y a l’immensité : le christianisme et le paganisme, la civilisation et la barbarie sont en présence. Le Druide expose ses doctrines, et l’apôtre les combat : la jeune génération qui les écoute appartiendra au vainqueur. La lutte ayant cessé au sixième siècle, et les Armoricains étant tous devenus chrétiens à la fin de cette époque, comme l’histoire nous l’atteste[172], il s’ensuit que le monument qu’elle a laissé derrière elle remonte à une date plus ancienne. Au moins la leçon du Druide à son disciple a-t-elle été composée dans un temps où l’ordre avait encore des écoles ouvertes en Armorique, probablement du quatrième au cinquième siècle ; car si, d’une part, Suétone et Pline nous assurent, de la manière la plus formelle, que Tibère extermina tous les Druides et magiciens de la Gaule, et que l’empereur Claude eut la gloire d’abolir complètement leurs mystères ; d’autre part, deux cents ans après, Àusone nous fait connaître le nom d’un prêtre de Belen, d’une famille de Druides armoricains. A la vérité, Ausone semble faire une différence entre le ministre du culte bélénique et les Druides proprement dits. C’est précisément ce qui me porte à croire le chant de la fin du quatrième siècle ou du commencement du cinquième. Toutes les doctrines qu’il contient n’étaient pas celles des anciens Druides ; on en chercherait vainement quelques-unes dans les témoignages antérieurs à la conquête romaine, tandis qu’elles se retrouvent, pour la plupart, dans les poëmes mythologiques des bardes païens gallois de l’époque à laquelle j’ai lieu de le faire remonter.


PRÉDICTION DE GWENC’HLAN.


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ARGUMENT.


Comme nous l’avons dit dans l’introduction de ce recueil, il est, parmi les chants populaires de la Bretagne, une pièce qu’on intitule : « Prédiction de Gwenc’hlan, » et que l’on attribue au barde de ce nom. Nous avons cité tout ce que les sources écrites nous ont fourni d’indications au sujet du barde. Voyons maintenant celles que nous offre la tradition actuelle.

Gwenc’hlan, disent les paysans bretons, fut longtemps poursuivi par un prince étranger qui en voulait à sa vie. Ce prince, s’étant rendu maître de sa personne, lui fit crever les yeux, le jeta dans un cachot, où il le laissa mourir, et tomba lui-même, peu de temps après, sur un champ de bataille, sous les coups des Bretons, victime de l’imprécation prophétique du poëte.

Vraie ou fausse, cette tradition s’accorde à merveille avec le chant suivant, que Gwenc’hlan passe pour avoir composé dans sa prison, quelques jours avant de mourir. Quoique ce chant appartienne au dialecte de Tréguier,je ne l’ai entendu qu’en Cornouaille ; il m’a été chanté, dans la paroisse de Melgven, par un mendiant appelé Guillou Ar Gall ; cependant il est aussi connu dans le nord de la basse Bretagne, où M. J. de Penguern a recueilli plusieurs fragments poétiques attribués au même barde, et quelques-uns de ceux qu’on va lire.

II


PRÉDICTION DE GWENC'HLAN.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Quand le soleil se couche, quand la mer s’enfle, je chante sur le seuil de ma porte.

Quand j’étais jeune, je chantais ; devenu vieux, je chante encore.

Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis chagrin pourtant.

Si j’ai la tête baissée, si je suis chagrin, ce n’est pas sans motif.

Ce n’est pas que j’aie peur ; je n’ai pas peur d’être tué ;

Ce n’est pas que j’aie peur ; assez longtemps j’ai vécu.

Quand on ne me cherchera pas, on me trouvera ; et quand on me cherche, on ne me trouve pas.

Pou importe ce qui arrivera : ce qui doit être sera.

Il faut que tous meurent trois fois, avant de se reposer enfin.


II.


Je vois le sanglier qui sort du bois ; il boite beaucoup ; il a le pied blessé,

La gueule béante et pleine de sang, et le crin blanchi par l’âge ;

Il est entouré de ses marcassins, qui grognent de faim.

Je vois le cheval de mer venir à sa rencontre, à faire trembler le rivage d’épouvante.

Il est aussi blanc que la neige brillante : il porte au front des cornes d’argent.

L’eau bouillonne sous lui, au feu du tonnerre de ses naseaux.

Des chevaux marins l’entourent, aussi pressés que l’herbe au bord d’un étang.

— Tiens bon ! tiens bon ! cheval de mer ; frappe-le à la tête; frappe fort, frappe !

Les pieds nus glissent dans le sang ! Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore !

Je vois le sang comme un ruisseau ! Frappe fort! frappe donc ! plus fort encore !

Je vois le sang lui monter au genou ! Je vois le sang comme une mare !

Plus fort encore ! frappe donc ! plus fort encore ! Tu le reposeras demain.

Frappe fort ! frappe fort, cheval de mer ! Frappe-le à la tête ! frappe fort ! frappe ! —


III.


Comme j’étais doucement endormi dans ma froide tombe, j’entendis l’aigle appeler au milieu de la nuit.

Il appelait ses aiglons et tous les oiseaux du ciel,

Et il leur disait en les appelant : — Levez-vous vite sur vos deux ailes !

Ce n’est pas de la chair pourrie de chiens ou de brebis ; c’est de la chair chrétienne qu’il nous faut ! —

— Vieux corbeau de mer, écoute ; dis-moi : que tiens-tu là ?

— Je tiens la tête du chef d’armée[173] ; je veux avoir ses deux yeux rouges.

Je lui arrache les yeux, parce qu’il a arraché les tiens.

— Et toi, renard, dis-moi, que tiens-tu là ?

— Je tiens son cœur, qui était aussi faux que le mien.

Qui a désiré ta mort, et t’a fait mourir depuis longtemps.

— Et toi, dis-moi, crapaud, que fais-tu là, au coin de sa bouche ?

— Moi, je me suis mis ici pour attendre son âme au passage.

Elle demeurera en moi tant que je vivrai, en punition du crime qu’il a commis

Contre le Barde qui n’habite plus entre Roch-allaz et Porz-gwenn. —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Cette pièce est tout à fait dans le goût des poésies des plus anciens bardes gallois. Il nous semble nécessaire de le prouver par des citations :

1° Comme Taliesin, Gwenc’hlan paraît croire aux trois cercles d’existence de la théologie druidique[174], et au dogme de la métempsycose : « Je suis né trois fois, dit Taliesin... j’ai été mort, j’ai été vivant ; je suis tel que j’étais... J’ai été biche sur la montagne... j’ai été coq tacheté... j’ai été daim de couleur fauve ; maintenant je suis Taliesin[175].

2° Comme Lywarc’h-Hen, il se plaint de la vieillesse, il est triste ; comme lui, il est fataliste: « Si ma destinée avait été d’être heureux, s’écrie le poète cambrien s’adressant à son fils qui a été tué, tu aurais échappé à la mort... Avant que je marchasse à l’aide de béquilles, j’étais beau... je suis vieux, je suis seul, je suis décrépit... Malheureuse destinée qui a été infligée à Lywarc’h, la nuit de sa naissance : de longues peines sans fin[176] !

3° De même que Gwenc’hlan représente le prince étranger sous la figure d’un sanglier, et le prince breton, sous celle d’un cheval marin, Taliesin, parlant d’un chef gallois, l’appelle le « cheval de guerre[177] ». »

4° L’histoire du barde d’Armorique chantant dans les fers son chant de mort, offre quelque analogie avec celle d’Aneurin qui, ayant été fait prisonnier à la bataille de Kaltraez, composa son poème de Gododin durant sa captivité: « Dans ma maison de terre, malgré la chaîne de fer qui lie mes deux genoux, moi, Aneurin, je chanterai, dit-il, le chant de Gododin avant le lever de l’aurore. » Le même poème offre un vers qui se retrouve presque littéralement dans le chant armoricain : « On voit une mare de sang monter jusqu’au genou[178]. »

5° Le sens des strophes 3e, 24° et 25e du chant breton est exactement le même que celui de deux stances d’une élégie de Lywarc’h-Hen, où le barde décrit les suites d’un combat :


« J’entends cette nuit les aigles d’Eli... Ils sont ensanglantés ; ils sont dans le bois... Les aigles de Pengwern appellent au loin cette nuit on les voit dans le sang humain (1)[179]. »

Mais les bardes que nous venons de citer étaient tous plus ou moins chrétiens, et l’on doit croire que Gwenc’hlan ne l’était pas, en voyant la complaisance avec laquelle il dévoue la « chair chrétienne » aux aigles et aux corbeaux : on se rappelle qu’une tradition populaire lui fait dire : « Un jour viendra où les prêtres du Christ seront poursuivis; on les huera comme des bêtes fauves (2). »

Le carnage qu’on en fera, ajoute-t-il, sera tel « qu’ils mourront tous par bandes, sur le Menez-Bré ; par bataillons (3). »

Dans ce temps-là, dit-il encore, « la roue du moulin moulera menu : le sang des moines lui servira d’eau (4). »

« Ces choses arriveront bien avant la fin du monde ; alors la plus mauvaise terre rapportera le meilleur blé (5)[180]. »


(1)

Erer Eli a glevann henoes.
. . . . . . . . . . . . .
Erer Pengwern pell galv hed henoes.
. . . . . . . . . . . . .
Er goad gwir gweler.


(2)

Tud Jezus-Krist a wallgasor ;
Evel gouezed ho argador.


(3)

M’az marvint holl a strolladou,
War menez Bie, a vagadou.


(4)

Rod ar vilin a valo flour,
Gand goad ar venec’h eleac’h dour.


(5)

Abarz ma vezo fin ar bed ;
Falla douar ar gwella éd.


Enfin, la pièce, comme celles des bardes gallois, était primitivement allitérée. Elle offre des traces trop multipliées de ce système rhythmique, pour que ce soit l’effet du hasard.

Nous avons dit que le peuple l’attribue à Gwenc’hlan ; les deux derniers vers confirment celle opinion.

« Gwenc’hian marque au commencement de ses prédictions, dit le P. Grégoire de Rostrenen, qu’il demeurait entre Roc’h-allaz et le Porz-gwenn, au diocèse de Tréguier. »

Mais s’il est l’auteur de la pièce, évidemment elle est rajeunie dans l’expression. C’est une observation que j’aurai souvent lieu de faire, et que je fais, ici, une fois pour toutes.


LE SEIGNEUR NANN ET LA FÉE.


______


ARGUMENT.


En indiquant le caractère général des fées chez les différents peuples de l’Europe, et le caractère particulier des fées bretonnes, j’ai essayé de prouver que celles-ci paraissaient avoir emprunté aux druidesses gauloises, non-seulement quelques traits essentiels de leur physionomie, mais encore leur nom de Korrigan. La ballade du seigneur Nann peut être citée comme exemple, pour montrer ce qui leur est propre, et ce qu’elles ont de commun avec les fées des autres peuples. Elle m’a été apprise, ainsi que la suivante, par une paysanne de Nizon, appelée Fanch Mélan, Depuis lors je l’ai entendue chanter plusieurs fois en Léon : ce dialecte étant plus élégant que celui de Cornouaille, j'ai cru devoir le suivre.

III


LE SEIGNEUR NANN ET LA FÉE.


( Dialecte de Léon. )


Le seigneur Nann et son épouse ont été fiancés bien jeunes, bien jeunes désunis.

Madame a mis au monde hier deux jumeaux aussi blancs que la neige ; l’un est un garçon, l’autre une fille.

— Que désire votre cœur, pour m’avoir donné un fils ? Dites, que je vous l’accorde à l’instant :

Chair de bécasse de l’étang du vallon, ou chair de chevreuil de la forêt verte ?

— La chair du chevreuil est celle que je préférerais, mais vous allez avoir la peine d’aller au bois. —

Le seigneur Nann en l’entendant saisit sa lance de chêne,

Et sauta sur son cheval noir, et gagna la verte forêt.

En arrivant au bord du bois, il vit une biche blanche ;

Et lui de la poursuivre si vivement que la terre tremblait sous eux ;

Et lui de la poursuivre aussitôt si vivement, que l’eau ruisselait de son front,

El des deux flancs de son cheval. Et le soir vint ;

Et il trouva un petit ruisseau près de la grotte d’une Korrigan,

Et tout autour un gazon fin ; et il descendit pour boire.

La Korrigan était assise au bord de sa fontaine, et elle peignait ses longs cheveux blonds,

Et elle les peignait avec un peigne d’or (ces dames-là ne sont point pauvres).

— Comment êtes-vous si téméraire que de venir troubler mon eau !

Ou vous m’épouserez sur l’heure, ou, pendant sept années vous sécherez sur pied ;

Ou vous mourrez dans trois jours.

— Je ne vous épouserai point, car je suis marié depuis un an.

Je ne sécherai point sur pied, ni ne mourrai dans trois jours ;

Dans trois jours je ne mourrai point, mais quand il plaira à Dieu ;

Mais j’aimerais mieux mourir à l’instant que d’épouser une Korrigan !

— Ma bonne mère, si vous m’aimez, faites-moi mon lit, s’il n’est pas fait ;

Je me sens bien malade.

Ne dites mot à mon épouse ; dans trois jours je serai mis en terre :

Une Korrigan m’a jeté un sort. —

Et, trois jours après, la jeune femme faisait cette question :

— Dites-moi, ma belle-mère, pourquoi les cloches sonnent-elles ?

Pourquoi les prêtres chantent-ils en bas, vêtus de blanc ?

— Un pauvre malheureux que nous avions logé est mort cette nuit.

— Ma belle-mère, dites-moi : mon seigneur Nann, où est-il allé ?

— Il est allé à la ville, ma fille ; dans peu il viendra vous voir.

— Ma chère belle-mère, dites-moi : mettrai-je ma robe rouge ou ma robe bleue pour aller à l’église ?

— La mode est venue, mon enfant, de porter du noir à l’église. —

En franchissant l’échalier du cimetière, elle vit la tombe de son pauvre mari.

— Qui de notre famille est mort, que notre terrain a été fraîchement bêché ?

— Hélas ! ma fille, je ne puis plus vous le cacher, votre pauvre mari est là ! —

Elle se jeta à deux genoux, et ne se releva plus.

Ce fut merveille de voir, la nuit qui suivit le jour où on enterra la dame dans la même tombe que son mari,

De voir deux chênes s’élever de leur tombe nouvelle dans les airs ;

Et sur leurs branches, deux colombes blanches, sautillantes et gaies,

Qui chantèrent au lever de l’aurore, et prirent ensuite leur volée vers les cieux.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


La grotte auprès de laquelle le seigneur Nann rencontre la Korrigan, et que le poète donne pour demeure au génie, est un de ces monuments druidiques que l’on nomme en breton « Dolmen, » ou « ti ar Gorrigan, » et en français «Table de pierres,» ou « grotte aux Fées. » A peu de distance on trouve assez souvent une fontaine appelée « Fontaine de la Fée ( Feunteun ar Gorrigan). » Comme on le sait, les fontaines et les pierres étaient anciennement l’objet d’un culte superstitieux[181], que différents conciles, et, entre autres, celui de Nantes, tenu vers 658, proscrivirent et punirent sévèrement[182].

La ballade du seigneur Nann a été jadis mise en français, et le peuple la chante encore dans la haute Bretagne. Les fragments que nous avons pu recueillie sont une traduction exacte des stances bretonnes ; on en pourra juger par ces vers, qui doivent avoir été rajeunis :


— Oh ! dites-moi, ma mêre, ma mie,
Pourquoi les sings ( cloches) sonnent ainsi ?

— Ma fille, on fait la procession
Tout à l’entour de la maison.

— Oh ! dites-moi, ma mère, ma mie,
Quel habit mettrai-je aujourd’hui ?

— Prenez du noir, prenez du blanc ;
Mais le noir est plus convenant.

— Oh ! dites-moi, ma mère, ma mie,
Pourquoi la terre est rafraîchie ?

— Je ne peux plus vous le cacher :
Votre mari est enterré. —


On chante, en Suède et en Danemark, une chanson sur le même sujet, intitulée : Sire Olaf dans la danse des Elves, dont il existe plus de quinze variantes ; nous avons choisi la suivante comme terme de comparaison avec la ballade bretonne :

« À l’aube du jour, sire Olaf est monté à cheval ; il a rencontre sur la route la danse brillante, le bal éclatant (des Elves).

— Oh ! la danse ! la danse ! Comme on danse bien sous le bocage ! —

« Le roi des Elves tendit la main à sire Olaf : — Sire Olaf, dansez avec moi. — Oh ! la danse ! la danse ! etc.

— Non ! non ! C’est demain le jour de mes noces. Je ne veux pas danser. — Oh ! la danse ! etc.

« La reine des Elves tendit sa main blanche à sire Olaf : — Viens, Olaf, viens danser avec moi. — Oh ! la danse ! la danse ! etc.

— Non ! non, je ne danserai pas. C’est demain le jour de mes noces. — Oh ! la danse ! etc.

« La sœur des Elves lui tendit sa main blanche. — Viens, sire Olaf, danser avec moi. — Oh ! la danse ! etc.

— Oh ! non, je ne danserai pas. C’est demain le jour de mes noces. — Oh ! la danse ! etc.

« Et la fiancée disait ce jour-là : — Dites-moi ; pourquoi les cloches sonnent-elles ainsi ?

— C’est la coutume de notre île que chaque jeune amant sonne en l’honneur de sa fiancée. — Oh ! la danse ! etc.

Mais nous n’osons te le cacher, ton fiancé, sire Olaf, est mort. Nous venons de ramener son cadavre. — Oh ! la danse ! la danse ! Comme on danse bien sous la feuillée !

« Le lendemain, quand le jour parut, il y avait trois cadavres dans la maison de sire Olaf. — Oh ! la danse ! la danse ! etc.

« C’étaient sire Olaf, sa fiancée, et sa mère, morte de douleur. »


Dans une autre version de la même ballade, sire Olaf revient chez lui après avoir rencontré les Elves :

« Sire Olaf revint à la maison avec une blessure au cœur…

— Ma chère sœur, préparez mon lit… Mon cher frère, donnez à manger à mon cheval…[183] »


Trois ballades smaalandaises, dont le héros est un prince appelé Magnus, ne font pas mourir ce chef, mais elles lui font perdre la raison :

— Chef Magnus, chef Magnus, dit la fée, garde-toi bien de répondre non ! Prends-moi pour ton épouse ; ne me refuse pas, ne me refuse pas. Je le donnerai tant d’or et tant d’argent !

— Je suis fils de roi, je suis jeune et brave...; non, je ne t’épouserai pas.

— Oh ! chef Magnus, chef Magnus, prends-moi pour épouse ; ne me dis pas non ! ne me dis pas non !

— Qui es-tu... pour vouloir m’épouser ? Tu n’es pas chrétienne !

— Chef Magnus, chef Magnus, ne me dédaigne pas, ou tu deviendras fou, et tu resteras fou toute la vie. Ne me dis pas non ! ne me dis pas non !

La ballade servienne de Marko et de la Wila suppose, comme le poëte breton, que l’on ne trouble pas impunément les eaux consacrées aux fées.

« Garde-toi, crie une voix au prince Marko, qui chasse et qui a soif ; garde-toi de troubler les eaux du lac, car la Wila du gué sommeille sur ses ondes, et son île flotte sur les eaux vertes. Malheur au héros qui l’éveille ! Malheur au cheval qui trouble les eaux de son lac ! La Wila en exige un terrible péage : elle prend au héros ses deux yeux, et au cheval ses quatre pieds[184]. »

Nous pourrions citer encore d’autres chants populaires qui auraient du rapport avec le nôtre ; mais nous n’en avons trouvé aucun aussi complet ; nous le croyons ancien, car il nous parait très-probable que chacune de ses strophes était primitivement composée de trois vers, comme le sont encore la 1re, la 2e, la 3e, la 17e, la 22e, la 23e, la 24e et la 36e. Cette forme rhythmique passe, comme on le sait, pour le caractère certain d’une haute antiquité ; elle a été employée par la plupart des bardes gallois du sixième siècle, et on n'en trouve, chez eux, aucun exemple depuis le douzième.


L’ENFANT SUPPOSÉ.


______


ARGUMENT.


La tradition mentionnée dans ce chant, relatif encore aux fées, est une des plus populaires de la Bretagne. C’est, le plus souvent, un récit en prose mêlé de couplets, forme qui nous a semblé accuser une modification postérieure. Nous avons donc cru devoir rechercher s’il n’existait sur le même thème aucune œuvre complètement en vers, et nous avons été assez heureux pour découvrir le précieux fragment qu’on va lire.

Une mère perd son fils ; les fées l’ont dérobé en lui substituant un nain hideux. Ce nain passe pour muet, et il se garde bien, en parlant, de démentir cette opinion, car il trahirait sa voix qui est cassée comme celle des vieillards. Cependant il faut que la mère l’y contraigne pour ravoir son enfant. Elle feint donc de préparer à dîner dans une coque d’œuf pour dix laboureurs ; le nain étonné se récrie ; la jeune femme le fouette impitoyablement ; la fée l’entend ; elle accourt pour le délivrer, et l’enfant qu’elle a dérobé est rendu à sa mère.

IV


L’ENFANT SUPPOSÉ.


( Dialecte de Cornouaille.. )


Marie la belle est affligée; elle a perdu son cher petit Laoïk ; la Korrigan l’a emporté.

— En allant à la fontaine puiser de l’eau, je laissai mon Laoïk dans son berceau ; quand je revins à la maison, il était bien loin ;

Et à sa place on avait mis ce monstre ; sa face est aussi rousse que celle d’un crapaud ; il égratigne, il mord sans dire mot ;

Et toujours il demande à têter, et il a sept ans passés, et il n’est pas encore sevré.

— Vierge Marie, sur votre trône de neige, avec votre fils entre vos bras, vous êtes dans la joie, moi dans la tristesse.

Votre saint enfant, vous l’avez gardé ; moi, j’ai perdu le mien. Pitié pour moi, mère de la Pitié !

— Ma fille, ma fille, ne vous affligez pas ; votre Laoïk n’est pas perdu ; votre cher Laoïk sera retrouvé.

« Qui feint de préparer le repas dans une coque d’œuf pour dix laboureurs d’une maison, force le nain à parler.

« Quand il a parlé, fouettez-le, fouettez-le bien ; quand il a été bien fouetté, il crie ; quand il a été entendu, il est enlevé promptement. »

— Que faites-vous là, ma mère ? disait le nain avec étonnement ; que faites-vous là, ma mère ?

— Ce que je fais ici, mon fils ? Je prépare à dîner dans une coque d’œuf pour dix laboureurs de ma maison.

— Pour dix, chère mère, dans une coque !
J’ai vu l'œuf avant de voir la poule blanche ; j’ai vu le gland avant de voir l’arbre.

J’ai vu le gland et j’ai vu la gaule ; j’ai vu le chêne au bois de Brézal, et n’ai jamais vu pareille chose.

— Tu as vu trop de choses, mon fils ; clic ! clac ! clic ! clac !
Petit vieillard, ah ! je le tiens !

— Ne le frappe pas, rends-le-moi ; je ne fais aucun mal au tien ; il est notre roi dans notre pays —

Quand Marie s’en revint à la maison, elle vit son enfant endormi dans son berceau, bien doucement.

Et comme elle le regardait toute ravie, et comme elle allait le baiser, il ouvrit les yeux ;

Il se leva sur son séant, et lui tendant ses deux petits bras :
— Hé! mère, j’ai dormi bien longtemps ! —

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Dans une tradition galloise analogue, que nous ont racontée les paysans de Glamorgan, la pauvre mère, trouvant aussi un nain hideux et vorace à la place de son enfant, va consulter le sorcier, qui lui dit : « Prenez des coques d’œufs, faites semblant d’y préparer à dîner pour les moissonneurs : si le nain témoigne de l’étonnement, fouettez-le jusqu’au sang ; sa mère accourra à ses cris pour le délivrer, en vous ramenant votre enfant ; s’il n’en témoigne pas, ne lui faites aucun mal. »

La mère suit le conseil du sorcier, et tandis qu’elle remplit de soupe ses coques d’œufs, elle entend le nain se parler ainsi a lui-même d’une voix cassée : « J’ai vu le gland avant de voir le chêne ; j’ai vu l’œuf avant de voir la poule blanche : je n’ai jamais vu pareille chose[185]. »

Tercet curieux, unique débris de l’antique chanson, dont les vers, à trois mots près, cadrent exactement avec ceux de la ballade bretonne. Cela nous porte à croire que la composition de cette ballade remonte à une époque antérieure à la séparation définitive des Bretons insulaires et des Bretons armoricains au septième siècle, opinion que rien ne parait contredire, et que confirme, à notre avis, la forme ternaire des strophes, et l’allitération régulière qu’elle présente d’un bout à l’autre.

Par un hasard extraordinaire, Geoffroi de Monmouth, écrivain du douzième siècle, met les paroles que nous venons de citer dans la bouche de son barde sorcier.

« Il y a dans cette forêt, dit Merlin le Sauvage, un chêne chargé d’années; je l’ai vu lorsqu’il commençait de croître... J’ai vu le gland dont il est sorti, germer et s’élever en gaule... J’ai donc vécu longtemps[186]. »

Si cette remarquable coïncidence n’était pas l’effet du hasard, elle prouverait que le moine gallois connaissait le chant populaire, et serait pour notre ballade une nouvelle preuve d’antiquité.


LES NAINS,


______


ARGUMENT.


Il en est des chants sur les Nains comme des chants dont les fées sont l’objet; ils sont très-rares, tandis que les traditions relatives à ces êtres surnaturels sont multipliées à l’infini. Celui que nous donnons ici revêt le plus souvent la forme d’un conte ; il a tout l’air d’une satire contre les tailleurs, cette classe vouée au ridicule, en Bretagne comme dans le pays de Galles, en Irlande, en Écosse, en Allemagne et ailleurs, et qui l’était jadis chez toutes les nations guerrières, dont la vie agitée et errante s’accordait mal avec une existence casanière et paisible. Le peuple dit encore de nos jours, en Bretagne, qu’il faut neuf tailleurs pour faire un homme, et jamais il ne prononce leur nom, sans ôter son chapeau et sans ajouter : « sauf votre respect. » La Très-ancienne Coutume de cette province paraît les ranger dans la classe des « vilains natres, ou gens qui s’entremettent de vilains métiers, comme être écorcheurs de chevaux, de viles bestes, garsailles, truandailles, pendeurs de larrons, porteurs de pastez et plateaux en tavernes, crieurs de vins, cureurs de chambres quoies, poissonniers ; qui s’entremettent de vendre vilaines marchandises, et qui sont ménestriers ou vendeurs de vent ; lesquels ne sont pas dignes de eux entremettre de droits ni de coustume. »

V


LES NAINS.


( Dialecte de Cornouaille. )


Paskou le Long, le tailleur, s’est mis à faire le voleur, dans la soirée de vendredi.

Il ne pouvait plus faire de culottes; tous les hommes sont partis pour la guerre contre les Français et leur roi.

Il est entré dans la grotte des Nains avec sa pelle, et il s’est mis à creuser pour trouver le trésor caché.

Le bon trésor, il l’a trouvé, et il est revenu chez lui en courant bien vite ; et il s’est mis au lit.

— Fermez la porte, fermez-la bien ! Voici les petits Dus de la nuit.

— « Lundi, mardi, mercredi, et jeudi, et vendredi ! » —

— Fermez la porte, mes amis : voici, voici les Nains !

Les voilà qui entrent dans la cour ; les voilà tous qui y dansent à perdre haleine.

— « Lundi, mardi, mercredi, et jeudi, et vendredi. » —

— Les voilà qui grimpent sur ton toit ; les voilà qui y font une trouée.

Tu es pris, mon pauvre ami ; jette vite dehors le trésor.

Pauvre Paskou, tu es un homme mort ! Asperge-toi d’eau bénite ;

Jette ton drap sur ta tête ; Paskou, ne fais pas un mouvement.

— Aïe ! ils rient aux éclats ; qui s’échapperait serait fin.

Seigneur Dieu ! en voici un ; je vois sa tête qui s’avance par le trou ;

Ses yeux sont rouges comme des charbons. Il glisse le long du pilier.

Seigneur Dieu ! un,deux et trois ! les voilà en danse sur l’aire !

Ils bondissent et enragent. Sainte Vierge ! je suis étranglé !

— « Lundi, mardi, mercredi, et jeudi, et vendredi. » —

Deux, trois, quatre, cinq et six ! — « Lundi, mardi , mercredi !

« Tailleur, cher petit tailleur, comme tu ronfles là, hé !

« Tailleur, cher petit tailleur, montre un peu le bout de ton nez.

« Viens-t’en faire un tour de danse ; nous t’apprendrons la mesure ;

« Tailleur, cher petit tailleur ! Lundi, mardi, mercredi.

« Petit tailleur, tu es un fripon. Lundi, mardi, mercredi.

« Reviens nous voler encore ; reviens, méchant petit tailleur ;

« Nous t’apprendrons un bal qui fera craquer ton échine. — Monnaie des Nains ne vaut rien. —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Une autre version de la même chanson attribue l’aventure à un certain fournier nommé Iannik-ann-Trevou, plus fin que notre tailleur : en rentrant chez lui avec son trésor, il prend la précaution de couvrir de cendres et de charbons brûlants l’aire de sa maison, et quand les Nains arrivent au milieu de la nuit pour reprendre leur bien, ils se brûlent tellement les pieds, qu’ils déguerpissent au plus vite, en poussant des cris effroyables, mais non sans avoir préalablement tiré vengeance du voleur, dont ils brisent toute la vaisselle, comme la chanson le dit :

« Chez lannik-ann-Trevou, nous avons brûlé nos pieds cornus, et fait bon marché de ses pots[187]. »

On remarquera que la chanson des Nains leur donne entre autres noms, celui de Duz, diminutif Duzik, que portaient en Gaule ces mêmes génies du temps de saint Augustin[188]; qu’elle leur assigne pour demeure, comme aux Fées, les Dolmen, et qu’elle leur fait danser en chœur une ronde infernale, dont le refrain est toujours : « Lundi, mardi, mercredi, et jeudi, et vendredi. » Un voyageur, attiré, dit-on, dans leur cercle, trouvant le refrain monotone, et y ayant ajouté les mots : « samedi et dimanche, » ce fut parmi le peuple nain une telle explosion de trépignements, de cris et de menaces, que le pauvre homme faillit mourir de peur : s’il eût ajouté aussitôt: « Et voilà la semaine terminée ! » la longue pénitence à laquelle les Nains sont condamnés finissait avec la chanson.

Les Nains passent pour veiller, dans leurs grottes de pierres, à la garde d’immenses trésors ; mais leur monnaie est de mauvais aloi.

La même opinion se trouve mentionnée dans une antique tradition galloise, rapportée par un auteur du onzième siècle[189].


SUBMERSION DE LA VILLE D’IS.


______


ARGUMENT.


Il existait en Armorique, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, une ville, aujourd’hui détruite, à laquelle l’Anonyme de Ravennes donne le nom de Keris ou de ville d'Is. A la même époque, c’est-à-dire vers l’an 440, régnait dans le même pays un prince appelé Gradlon-veur, ou le Grand, par l’auteur d’un catalogue dressé au sixième siècle. Gradlon eut de pieux rapports avec un saint personnage, nommé Gwénolé, fondateur et premier abbé du premier monastère élevé en Armorique. Voilà tout ce que l’histoire authentique et contemporaine nous apprend de cette ville, de ce prince et de ce moine ; mais la tradition populaire, toujours plus riche que l’histoire, nous fournit d’autres renseignements. Selon elle, la ville d’Is, capitale du roi Gradlon, était défendue contre les invasions de la mer par un puits ou bassin immense,, destiné à recevoir les eaux de l’Océan dans les grandes marées, comme autrefois le lac Mœris celles du Nil. Ce puits avait une porte secrète dont le roi seul avait la clef, et qu’il ouvrait ou fermait lui-même quand cela était nécessaire. Or, une nuit, pendant qu’il dormait, la princesse Dahut, sa fille, voulant couronner dignement les folies d’un banquet donné à un amant, lui déroba la clef du puits, courut ouvrir la porte, et submergea la ville. Saint Gwénolé l’avait prédit.

Un paysan de la paroisse de Trégunk, appelé Thomas Penvenn, m’a chanté le premier les fragments qu’on va lire.

VI


SUBMERSION DE LA VILLE D’IS.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


As-tu entendu, as-tu entendu ce qu’a dit l’homme de Dieu[190] au roi Gradlon qui est à Is ?

— « Ne vous livrez point à l’amour ; ne vous livrez point aux folles joies. Après le plaisir, la douleur !

« Qui mord dans la chair des poissons, sera mordu par les poissons ; et qui avale sera avalé.

« Et qui boit du vin et de la cervoise, boira de l’eau comme un poisson ; et qui ne sait pas, apprendra. »


II.


Le roi Gradlon parlait ainsi : — Joyeux convives, il me convient d’aller dormir un peu.

— Vous irez dormir demain matin ; demeurez avec nous ce soir ; néanmoins, qu’il soit fait comme il vous convient. —

Sur cela, l’amoureux coulait doucement, tout doucement ces mots à l’oreille de la fille du roi : — Douce Dahut, et la clef ?

— La clef sera enlevée ; le puits sera ouvert : qu’il soit fait selon vos désirs ! —


III.


Or, quiconque eût vu le vieux roi sur sa couche, eût été rempli d’admiration,

D’admiration en le voyant dans son manteau de pourpre, ses cheveux blancs comme neige flottant sur ses épaules, et sa chaîne d’or autour de son cou.

Et quiconque eût été aux aguets, eût vu la blanche jeune fille entrer doucement dans la chambre, pieds nus :

Elle s’approcha du roi son père, elle se mit à deux genoux, et elle enleva chaîne et clef.


IV.


Toujours il dort, il dort le prince ; quand on entendit dans la plaine : — Le puits déborde ! la ville est submergée ! —

— Seigneur roi, lève-toi de là ! et à cheval ! et loin d’ici ! La mer débordée rompt ses digues! —

Maudite soit la jeune fille qui ouvrit, après l’orgie, la porte du puits de la ville d’Is, cette barrière de la mer !


V.


— Forestier, forestier, dis-moi, le cheval sauvage de Gradlon, l’as-tu vu passer dans cette vallée ?

— Je n’ai point vu passer par ici le cheval de Gradlon, je l’ai seulement entendu dans la nuit noire : Trip, trep, trip, trep, trip, trep, rapide comme le feu !

— As-tu vu, pêcheur, la fille de la mer, peignant ses cheveux blonds comme l’or, au soleil de midi, au bord de l'eau ?

— J’ai vu la blanche fille de la mer, je l’ai même entendue chanter : ses chants étaient plaintifs comme les flots.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Celle tradition doit remonter au berceau de la race celtique, car elle est commune aux trois grands rameaux de cette race : les Bretons, les Gallois et les Irlandais; on la trouve localisée en Armorique, comme en Cambrie, comme en Irlande : le nom de Is qu’on donne au territoire submergé dans le premier de ces pays, de Gwaeleod qu’ira dans le second, de Neaz sous lequel il est connu dans le dernier, signifient tous trois bas ou creux[191], et attestent par conséquent une parfaite identité de lieu. Les Armoricains le font inonder par le débordement d’un puits ; les Gallois et les Irlandais, d’une fontaine. Selon les uns et les autres, la fille du roi est la cause de l’inondation, et Dieu la punit en la noyant, et en la changeant en sirène. Chose plus extraordinaire encore, la version galloise, qu’on a lieu de croire du cinquième siècle, et l’œuvre du barde Gwezno[192], dont le manuscrit du moins appartient au neuvième, contient deux strophes qu’on retrouve presque littéralement dans le poème armoricain ; la version galloise commence de la manière dont celui-ci finit. Quelqu’un vient réveiller le roi (le poëte l’appelle Seizenin) :

« Seizenin ! lève-toi ! et regarde ! la terre des guerriers, les campagnes de Gwezno sont envahies par l’Océan ! »

Puis le barde, comme le poëte armoricain, poursuit de ses malédictions la princesse :

« Soit maudite la jeune fille qui ouvrit après son souper l’huis de la fontaine, la barrière de la mer[193] »

« Maudite soit l’éclusière qui ouvrit, après le péché, la porte de la fontaine à une mer sans frein !

« Les gémissements des ombres se sont élevés des plus hauts sommets de la ville, et montent jusqu’à Dieu ; le besoin suit toujours l’excès[194] »

Les marins gallois de la baie de Cardigan, qui occupe aujourd’hui, assure-t-on, le territoire submergé, prétendent voir sous les eaux des ruines d’anciens édifices ; ceux de la baie de Douarnenez, en basse Bretagne, ont la même prétention. « Il se trouve encore aujourd’hui, disait, au seizième siècle, le chanoine Moreau, des personnes anciennes qui osent bien asseurer qu’aux basses marées, estant à la pesche, y avoir souvent vu des vieilles maseures de murailles[195]

Enfin, selon Giraud de Barry, les pêcheurs irlandais, d’une époque bien antérieure, du milieu du douzième siècle, croyaient voir briller, sous les eaux du lac qui recouvre leur ville engloutie, les tours rondes des anciens jours[196].

Ainsi, dit poétiquement Thomas Moore ; ainsi, « dans ses songes « sublimes, la mémoire souvent surprend un rayon du passé ; « ainsi, soupirant, elle admire à travers les vagues du temps les gloires évanouie qu’il couvre[197]. »

Je cite ces différentes fables pour montrer quelles racines profondes la tradition primitive dont elles découlent a laissées dans les imaginations celtiques.

Quant aux traditions relatives à Gradlon en particulier, il en est deux surtout de nature à éclaircir certains points du poëme ; l’une nous a été conservée par un écrivain du neuvième siècle, l’autre par un poëte du douzième. La première tendrait à faire croire que le chef breton n’était pas tout à fait à l’abri du reproche qu’adresse à ses compagnons de table le moine Gwénolé au commencement du poëme qu’on a lu, car elle lui attribue l’importation du vin en Cornouaille[198]. La seconde regarde le fidèle coursier de Gradlon. Marie de France assure qu’en fuyant à la nage, il perdit son maître, dont une fée sauva la vie, et qu’il devint sauvage de chagrin : les Bretons, ajoute-t-elle, mirent en complainte la départie du cheval et du cavalier :

Graalon pas ne s’oublia,
Son blanc cheval fit amener.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En l’eau entre tout à cheval.
L’onde l’emporte contre val ;
Départi l’a de son destrier,
Graalon fut près de noyer.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La damoiselle (la fée) en eut pitié,
Par les flancs saisit son ami,
Si l’en amène ensemble od li (avec elle).
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Son destrier qui d’eau échappa
Pour son seigneur grand deuil mena.
En la forêt fit son retour,
Ne fut en paix ni nuit ni jour ;
Des pieds grala, fortment hennit,
Par la contrée fut ouï.
Prendre cuident [le veulent) et retenir ;
Oncques nul d’eux ne l’ put saisir.
Il ne voulait nului atendre,
Nul ne le put lacier ni prendre.
Moult longtemps après ouït-on,
Chacun an, en cette saison
Que son sire partit de lui,
La noise et la friente (hennissement) et le cri
Que le bon cheval démenait
Pour son sire que perdu avait.

L’aventure du bon destrier,
L’aventure du chevalier,
Comme il s’en alla od (avec) sa mie,
Fut par toute Bretagne ouïe.
Un lai en firent les Bretons,
Graalon-meur l’appele-t-on[199].


Dans la tradition originale, comme je l’ai dit, c’est la fille de Gradlon, et non le prince, qui se noie. Fuyant à toute bride sa capitale envahie par les flots qui le poursuivaient lui-même et qui mouillaient déjà les pieds de son cheval, il emportait sa fille en croupe, lorsqu’une voix terrible lui cria par trois fois : «Repousse le démon assis derrière toi ! » Le malheureux père obéit, et soudain les flots s’arrêtèrent.

Avant la révolution, on voyait à Quimper, entre les deux tours de la cathédrale, le roi Gradlon monté sur son fidèle coursier ; mais, en 93, son titre de roi lui porta malheur. Des vieillards se souviennent d’avoir assisté à une cérémonie populaire qui avait lieu autrefois, chaque année, autour de sa statue équestre, et qui fut probablement fondée pour perpétuer le souvenir de l’introduction de la vigne en Cornouaille.

Le jour de la Sainte-Cécile, un ménétrier, muni d’une serviette blanche, d’un broc de vin et d’un hanap d’or, offert par le chapitre de la cathédrale, montait en croupe derrière le roi. Il lui passait la serviette autour du cou, versait du vin dans la coupe, la présentait au prince, comme eût fait l’échanson royal, et, la vidant lui-même ensuite, jetait le hanap à la foule, qui s’élançait pour le saisir. Mais quand l’usage cessa, dit-on, la coupe d’or n’était plus qu’un verre.

Une dernière particularité de l’histoire poétique de Gradlon à ne point passer sous silence, et qui peut avoir un fondement historique, c’est la mention de cette clef d’or qu’il portait en sautoir. Le chef des Franks Childebert, selon Grégoire de Tours, en portait une semblable au cou, à peu près à la même époque.

Le poëme de la Submersion d’Is offre donc, par le fond, plusieurs preuves incontestables d’une antiquité reculée. Il en est de même de la forme et du style. Le rhythme ternaire et allitéré est celui qu’a employé, au cinquième siècle, le barde gallois Gwezno, en traitant le même sujet, et la langue, comme on en peut juger par la strophe correspondante des deux ouvrages que nous avons citée, ne diffère de la sienne que par des nuances de dialecte. Elle présente d’ailleurs d’assez grandes difficultés ; plusieurs tournures grammaticales et plusieurs expressions du poëme n’étant plus en usage (*).


(*) Parmi ces expressions j’indique les mots : arabadiat, se livrer à des joies folles (arabadiez n’est plus usité que dans le sens de badinage, de niaiserie, de puérilité) ; menna, parler en roi, ordonner (aujourd’hui : penser, vouloir ; ; manout, demeurer.

Da, joyeux ; serek, amoureux ; klouar, doux, (aujourd’hui, liedei ; iouli, désirer ardemment ; pali, manteau.

Ner, seigneur ou roi, titre qui n’existe plus qu’en gallois ; huna, dormir ; laouer, pleine, (maintenant leur), aire ; diullen, de la (maintenant diac’han). Koadour, forestier.

Saon, vallée ; tonn, flots, etc. Je dois faire remarquer aussi que la pièce débute de la même manière que certains poèmes gallois antérieurs au dixième siècle, appelés englenion y klevel (chants de l’ouïe), parce qu’ils commencent toujours par les mots : ha gleaz-le ? as-tu entendu ?


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LE VIN DES GAULOIS,


ET LA DANSE DE L’ÉPÉE.
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ARGUMENT.


On sait qu’au sixième siècle, les Bretons faisaient souvent des courses sur le territoire de leurs voisins soumis à la domination des Franks, qu’ils appelaient du nom général de Gaulois. Ces expéditions, entreprises le plus souvent par la nécessité de défendre leur indépendance, l’étaient aussi quelquefois par le désir de s’approvisionner chez l’ennemi de ce qui leur manquait en Bretagne, principalement de vins. Aussitôt que venait l’automne, dit Grégoire de Tours, ils parlaient, suivis de chariots et munis d’instruments de guerre et d’agriculture, pour la vendange armée. Les raisins étaient-ils encore sur pied, ils les cueillaient eux-mêmes ; le vin était-il fait, ils l’emportaient. S’ils étaient trop pressés ou surpris par les Franks, ils le buvaient sur place ; puis, emmenant captifs les vendangeurs, ils regagnaient joyeusement leurs bois et leurs marais. Le morceau qu’on va lire a été composé, selon l’illustre auteur des Récits mérovingiens, au retour d’une de ces expéditions. Les habitués de taverne de qui je le tiens le chantaient machinalement, pour l’air plutôt que pour les paroles, dont ils ne comprenaient pas les trois quarts. J’ai eu moi-même toutes les peines du monde à débrouiller le véritable sens au milieu d’altérations palpables, et je dois déclarer franchement que ma version et ma traduction ne sont pas toujours assurées.

VII


LE VIN DES GAULOIS,
ET LA DANSE DE L’ÉPÉE.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Mieux vaut vin blanc de raisin que de mûre ; mieux vaut vin blanc de raisin.

— feu ! ô feu ! ô acier ! ô acier ! ô feu ! ô feu ! ô acier et feu ! ô chêne ! ô chêne ! ô terre ! ô flots ! ô flots ! ô terre et chêne ! —

Mieux vaut vin nouveau que bière ; mieux vaut vin nouveau.

— feu 1 ô feu ! ô acier ! etc.

Mieux vaut vin brillant qu’hydromel ; mieux vaut vin brillant.

Mieux vaut vin de Gaulois que de pomme[200] ; mieux vaut vin de Gaulois.

Gaulois, ceps et feuille à toi, ô fumier ! Gaulois, ceps et feuille à toi !

Vin blanc, à toi, Breton de cœur ! Vin blanc, à toi, Breton.

Vin et sang mêlés coulent ; vin et sang coulent.

Vin blanc et sang rouge, et sang gras ; vin blanc et sang rouge.

Sang rouge et vin blanc, une rivière ! sang rouge et vin blanc.

C’est le sang des Gaulois qui roule : le sang des Gaulois.

J’ai bu sang et vin dans la mêlée terrible ; j’ai bu sang et vin.

Vin et sang nourrissent qui en boit ; vin et sang nourrissent.


II.


Sang et vin et danse, à toi, soleil ! sang et vin et danse,

Et danse et chant, chant et bataille ! et danse et chant.

Danse du glaive, en cercle ; danse du glaive.

Chant du glaive bleu qui aime le meurtre ; chant du glaive bleu.

Bataille où le glaive sauvage est Roi ; bataille du glaive sauvage.

O glaive ! ô grand Roi du champ de bataille ! ô glaive ! ô grand Roi !

Que l’arc-en-ciel brille à ton front ! que l’arc-en-ciel brille !

— feu ! ô feu ! ô acier ! ô acier ! ô feu ! ô feu ! ô acier et feu ! ô chêne ! ô chêne ! ô terre ! ô flots ! ô flots ! ô terre et chêne ! —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Il est probable que l’expédition à laquelle ce chant sauvage fait allusion eut lieu sur le territoire des Nantais, car le vin de leurs vignes est blanc, comme celui dont parle le barde. Les différentes boibsons qu’il prête aux Bretons, le vin de mûre, la bière, l’hydromel, le cidre, sont aussi celles dont ils usaient au sixième siècle. Leur breuvage, dit un contemporain, est de l'eau mêlée à de l’orge qu’on y a laissé fermenter, à du miel, au suc des fruits de certains arbres, surtout de pommes sauvages[201]. J’ai traduit kufr par hydromel; ce mot ne se trouve plus sous cette forme, ni chez les Gallois, ni chez les Bretons : les uns disent kourou, les autres (en Tréguier) kuféré.

Si je ne me trompe, nous aurions ici deux chants distincts soudés par l’effet du temps. Le second commencerait à la treizième strophe, et serait un hymne guerrier en l’honneur du soleil, un fragment de la chanson de l’Épée des anciens Bretons. Ceci , on le voit, nous rejetterait dans un siècle encore plus reculé, et même en plein paganisme. Il est du moins certain que la langue des sept dernières strophes est incontestablement plus vieille que celle des douze autres. Quant à sa forme rhythmique, la pièce entière est régulièrement allitérée d’un bout à l’autre, comme les chants des bardes primitifs. Elle offre, en outre, un curieux sujet d’observation tendant à prouver qu’elle est véritablement double : c’est que les douze premières strophes commencent chacune par une même lettre, un G ; et les sept dernières par une même lettre aussi, mais différente, par un K. Or, dans l’ancien alphabet celtique (je dois cette précieuse indication au savant baron d’Eksetein), et dans l'irlandais encore, où des rameaux représentent les lettres, le g a pour signe une branche de lierre, symbole bachique assez connu; et le k un rameau de coudrier, symbole breton et gallois des défaites par l’épée.


LA MARCHE D’ARTHUR.


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ARGUMENT.


La popularité dont jouit en Bretagne le nom d’Arthur est un des phénomènes les plus curieux de l’histoire de la fidélité bretonne. Ce nom, primitivement porté par une divinité guerrière, le fut, au sixième siècle, par un chef illustre, mort en défendant sa patrie, et auquel on attribua plusieurs des vertus surhumaines de son homonyme adoré. Les pères invoquaient le dieu en allant au combat ; les fils chantèrent l’homme déifié, le jour de la bataille. Ni la défaite ni l’exil ne purent faire oublier Arthur aux Bretons. Sa renommée magique, traversant la mer avec eux, reçut en Armorique une vie toute nouvelle : il y devint, comme il l’était dans l’île de Bretagne, un symbole armé de la liberté nationale ; et le peuple, à toutes les époques, depuis le sixième siècle jusqu’à nos jours, y répéta, en les adaptant aux circonstances, les traditions et les bardits dont il était le sujet. Ainsi, toutes les fois qu’une guerre se prépare, on voit, en signe avant-coureur, l’armée d’Arthur défiler à l’aube du jour au sommet des montagnes noires, et l’on y répète encore le bardit suivant, qui s’est retrouvé, après douze cents ans, dans la bouche des Bretons armés pour défendre leurs autels et leurs foyers. Je l’ai appris d’un vieux montagnard appelé Mikel Floc’h, de Leuhan, qui l’a souvent chanté, m’a-t-il dit, en marchant à l’ennemi, dans les dernières guerres de l’Ouest.

VIII


LA MARCHE D’ARTHUR.


( Dialecte de Comouaille. )


Allons, allons, allons au combat ! allons parent, allons fils. allons fils, allons père ! allons ! allons ! allons tous ! allons donc, hommes de cœur !

Le fils du guerrier disait à son père un matin : — Des cavaliers au sommet de la montagne !

Des cavaliers qui passent montés sur des coursiers gris qui reniflent de froid !

Rangs serrés six par six ; rangs serres trois par trois ; mille lances brillant au soleil !

Rangs serrés deux par deux , suivant les drapeaux que balance le vent de la Mort.

Neuf longueurs d’un jet de fronde depuis leur tête jusqu’à leur queue.

C’est l’armée d’Arthur, je le sais ; Arthur marche à leur tête au haut de la montagne.

— Si c’est Arthur, vite à nos arcs et à nos flèches vives ! et en avant à sa suite, et que le dard s’agite ! —

Il n’avait pas fini de parler, que le cri de guerre retentit d'un bout à l’autre des montagnes.

— « Cœur pour œil ! tête pour bras ! et mort pour blessure, dans la vallée comme sur la montagne ! et père pour mère, et mère pour fille !

« Étalon pour cavale, et mule pour âne ! chef de guerre pour soldat, et homme pour enfant ! sang pour larmes, et flammes pour chaleur !

« Et trois pour un, c’est ce qu’il fait, dans la vallée comme sur la montagne, jour et nuit, s’il se peut, jusqu’à ce que les vallées roulent des flots de sang.

« Si nous tombons percés dans le combat, nous nous baptiserons avec notre sang, et nous mourrons, le cœur joyeux.

« Si nous mourons comme doivent mourir des chrétiens des Bretons, jamais nous ne mourrons trop tôt ! » —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Cette dernière. strophe, dont les sentiments sont aussi beaux que clairement rendus, mais modernes, a dû contribuer à sauver de l’oubli la Marche d’Arthur. Elle était toujours, m’a-t-on dit, répétée trois fois par les chanteurs, qu’elle enthousiasmait. Les autres ne leur offraient probablement aucun sens ; la lettre et l’esprit sont si loin de la manière de parler et de penser d’aujourd’hui ! Je ne les aurais pas toutes comprises moi-même, je l’avoue, sans les lumières d’un savant gallois de mes amis, qui croit le chant passé du dialecte cambrien dans le dialecte armoricain, au septième siècle, à la séparation de l’un et de l’autre peuple. La pièce offre effectivement plusieurs tournures grammaticales elliptiques, un grand nombre d’expressions étrangères au dialecte du continent[202], et la forme ternaire des poèmes bardiques gallois. J’ajouterai que les connaisseurs s’accordent à trouver à la mélodie, qui est éminemment énergique et martiale, un caractère tout particulier d’antiquité.


LA PESTE D’ELLIANT.


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ARGUMENT.


La peste qui désola l’Europe au sixième siècle fit de grands ravages en Cambrie et en Armorique : tous ceux qui en étaient frappés perdaient les cheveux, les dents et la vue[203], jaunissaient, languissaient et ne tardaient pas à mourir[204]. Il y eut des cantons de la Bretagne armoricaine, dont la population fut emportée tout entière. La paroisse d’Elliant, en Cornouaille, fut de ce nombre. Le pays voisin, et celui de Tourc’h en particulier, dut aux prières d’un solitaire nommé Rasian, qui y habitait, le bonheur d’être préservé du fléau. C est ce que nous apprend l’auteur de la Vie de saint Gwénolé, écrite à cette époque et abrégée au neuvième siècle par Gurdestin, abbé de Landevenek.

Dans la première version du chant que j’ai publié sur cet événement, le nom du solitaire n’était pas désigné ; il l’est dans celle qu’on va lire.

IX


LA PESTE D’ELLIANT.


( Dialecte de Cornouaille. )


Entre Langolen et le Faouet, il y a un saint Barde, appelé Père Rasian ;

Il a dit aux hommes du Faouet : Faites célébrer chaque mois une messe, une messe dans votre église.

La peste est partie d’Elliant, mais non pas sans fournée : elle emporte sept mille cent !

En vérité, la Mort est descendue dans le pays d’Elliant, tout le monde a péri, hormis deux personnes :

Une pauvre vieille femme de soixante ans et son fils unique.

« La peste est au bout de ma maison ; quand Dieu voudra elle entrera ; lorsqu’elle entrera, nous sortirons, » disait-elle.

Sur la place publique d’Elliant. on trouverait de l’herbe à faucher, Excepté dans l’étroite ornière de la charrette qui conduit les morts en terre.

Dur eût été le cœur qui n’eût pas pleuré, au pays d’Elliant, quel qu’il fût :

En voyant dix-huit charrettes pleines à la porte du cimetière, et dix-huit autres y venir.

Il y avait neuf enfants dans une même maison, un même tombereau les porta en terre,

Et leur pauvre mère les traînait.

Le père suivait en sifflant... Il avait perdu la raison.


Elle hurlait, elle appelait Dieu, elle était bouleversée corps et âme :

— Enterrez mes neuf fils, et je vous promets un cordon de cire qui fera trois fois le tour de vos murs[205] :

Qui fera trois fois le tour de votre église, et trois fois le tour de votre asile.

J’avais neuf fils que j’avais mis au monde, et voilà que la Mort est venue me les prendre ;

Me les prendre sur le seuil de ma porte ; plus personne pour me donner une petite goutte d’eau ! —

Le cimetière est plein jusqu’aux murs ; l’église pleine jusqu’aux degrés ;

Il faut bénir les champs pour enterrer les cadavres.


Je vois un chêne dans le cimetière, avec un drap blanc à sa cime : la peste a emporté tout le monde.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


La Peste d’Elliant ne se chante jamais sans qu’on y joigne la légende que voici :

« C’était jour de pardon au bourg d’Elliant ; un jeune meunier, arrivant au gué avec ses chevaux, vit une belle dame en robe blanche, assise au bord de la rivière, une baguette à la main, qui le pria de lui faire passer l’eau. — Oh ! oui, sûrement, madame, répliqua-t-il ; et déjà elle était en croupe sur sa bête, et bientôt déposée sur l’autre rive. Alors, la belle dame lui dit : — Jeune homme, vous ne savez pas qui vous venez de passer : je suis la Peste. Je viens de faire le tour de la Bretagne, et me rends à l’église du bourg, où l’on sonne la messe ; tous ceux que je frapperai de ma baguette mourront subitement ; pour vous, ne craignez rien, il ne vous arrivera aucun mal, ni à votre mère non plus. »

Et la Peste a tenu parole, me faisait observer naïvement un chanteur ; car la chanson le dit :


« Tout le monde a péri, excepté deux personnes :
Une pauvre vieille et son fils. »


« Savez-vous, nous disait un autre, comment on s’y prit pour lui faire quitter le pays ? On la chanta. Se voyant découverte, elle s’enfuit. Il n’y a pas plus sûr moyen de chasser la Peste que de la chanter ; aussi, depuis ce jour, elle n’a pas reparu. »

Comme nous l’avons déjà dit, la Peste d’Elliant a conservé le ton prophétique de la poésie des anciens bardes, et quelques traces de la forme artificielle qu’ils donnaient à leurs chants. Par exemple, on a remarqué que les strophes 1, 2, 3, 4, 9, 10 et 19 sont des tercets, et que la strophe 4 est allitérée. Si l’on se rappelle maintenant ;

1° Que dans la poésie populaire de là Bretagne, les chants sont toujours contemporains des faits qu’ils célèbrent ;

2° Que les chanteurs ne savent ni lire ni écrire, et qu’ils n’ont par conséquent aucun autre moyen de transmettre à la postérité les événements de leur temps que de les mettre en vers aussitôt qu’ils se sont passés ;

3° Que l’événement ici relaté a eu lieu au sixième siècle, dans la paroisse d’Elliant ;

4° Que le poète populaire nomme comme un contemporain, un saint personnage appelé Rasian, qui vivait effectivement à cette époque, et habitait entre Langolen et le Faouet, c’est-à-dire à Tourc’h[206] ; enfin, si l'on examine avec une sérieuse attention l’œuvre dans toutes ses parties, peut-être pensera-t-on, comme nous, qu’il n’y a pas lieu de la croire postérieure a l’événement dont elle nous a conservé le souvenir.

Ce que nous ne présentons ici que sous la forme du doute, a été proclamé comme un fait et appliqué à la plupart des chants bretons, par M. Wolf, dans un savant ouvrage où il a bien voulu donner à nos idées le poids de son autorité[207].

Mais si nous faisons remonter jusqu’au sixième siècle la composition du chant breton, nous sommes loin de dire qu’il nous est parvenu dans sa pureté primitive. Probablement nous ne possédons qu’un fragment d’un poème beaucoup plus étendu. Cette observation ayant déjà été faite dans notre introduction, nous ne la renouvellerons plus.

îl nous reste à faire observer que la Peste d’Elliant a joui d’une telle popularité, que plusieurs des traits qu’elle renferme sont devenus des lieux communs qu’on trouve dans d’autres chants postérieurs sur des événements semblables.

La première version publiée a été chantée, il y a trente-cinq ans, à la mère de celui qui écrit ces lignes, par une pauvre veuve de la paroisse de Melgven, appelée Marie.

C’est à cette femme qu’on a fait allusion dans l’avant-propos de ce livre.

Quoique la pièce ait beaucoup perdu à la traduction, elle a vivement frappé les critiques à l’époque où elle a paru.

Deux professeurs distingués, l’un à Berlin, l’autre à Paris, l’ont citée pour modèle à leurs auditeurs ; et un des esprits les plus charmants de la littérature moderne, M. Poujoulat, en a parlé ainsi dans une appréciation de ce recueil : « La ballade sur la peste d’Elliant, dit-il, est une des belles ballades bretonnes ; l’expression en est à la fois brève, énergique et sombre ; on y entend comme un sourd gémissement. Le trait de ces neuf enfants d’une même maison portés au cimetière dans un tombereau par leur pauvre mère, et suivis par leur père qui siffle, car il a perdu la raison, est l’image vive d’un grand deuil »


MERLIN.


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ARGUMENT.


Deux bardes ont porté le nom de Merlin[208] : l’un, selon des poésies galloises antérieures au dixième siècle, eut pour mère une vestale[209], et pour père, selon Nennius et Gildas, un consul romain[210]; il vécut au cinquième siècle sous le règne d’Emreis-Aurel, et passa pour le premier des devins de son temps[211].

L’autre, si ses poésies ne cachent pas un sens figuré, nous apprend lui-même qu’ayant eu le malheur de tuer involontairement son neveu, à la bataille d’Arderiz où il portait le collier d’or, marque distinctive des chefs cambriens, il perdit la raison, s’exila du monde et se retira dans la forêt de Kelidon (vers 577).

« Je suis, dit-il, un sauvage en spectacle aux hommes ; j’inspire l’horreur ; je n’ai point de vêtements.... personne ne m’honore plus. Les plaisirs fuient loin de moi. Les dames ne viennent plus me visiter. Quoique je sois aujourd’hui dédaigné par celle qui est belle comme le cygne de neige au combat d’Arderiz, j’ai porté le collier d’or.... Jésus ! pourquoi n’ai-je pas péri le jour où j’ai eu le malheur de tuer de ma propre main le fils de Gwendiz ma sœur ? Infortuné que je suis ! le fils de Gwendiz est mort, et c’est moi qui l’ai tué[212] ! »

La bataille d’Arderiz est mise, par les Triades galloises, au nombre des trois frivoles batailles de l’île de Bretagne. Quatrevingt mille hommes y périrent à propos d’un nid d’alouettes[213]. Selon les mêmes autorités, Merlin encourut une grande haine à l’occasion de ce désastre, dont il fut, à ce qu’il paraît, la cause. Comme nous l’avons vu, il en fut aussi la victime, car il y perdit, outre son neveu et la raison, quarante-neuf pommiers de son verger sur cent quarante-sept qu’il avait, dit-il ; dernière perte qui semblerait ne lui avoir pas été moins sensible que la première, et n’avoir pas moins influé sur son esprit.

Quelques antiquaires anglais, frappés de ces bizarreries, et n’ayant pu, d’ailleurs, parvenir à trouver de lieu appelé Arderiz, ont déclaré que la bataille de ce nom est imaginaire et qu’il faut y voir un mythe et des allusions dont nous avons perdu la clef. D’autres sont allés plus loin et ont vu dans Merlin un Druide pleurant la chute de ses bois sacrés de pommiers, moissonnés par la hache ennemie et envahis par les profanes. Les vers qu’on va lire sont les autorités sur lesquelles ils s’appuient :

« Fut-il jamais fait par l’homme, dit le barde, un présent semblable à celui qui fut fait a Merlin avant sa vieillesse : sept pommiers et sept vingts de plus, de même âge, de même hauteur, de même étendue, de même grandeur[214]. Ils s’élevaient sur le versant de la montagne ; leurs branches étaient couvertes de feuilles verdoyantes ; une jeune fille aux cheveux flottants les gardait ; Rosée était son nom, rosées étaient ses dents[215].

Pommiers superbes ! ô vous dont on aime l’ombre et les fruits, dont on admire la beauté ! Les princes et les chefs trouvent mille prétextes de venir profaner mon verger solitaire ; ainsi font les moines menteurs, gloutons, méchants, et la paresseuse et babillarde jeunesse, tous se jettent avec avidité sur mes pommes, pensant qu’elles leur feront prédire les exploits de leurs rois[216]. »

Les Bretons du pays de Galles ont de ce barde plusieurs morceaux de poésie dont l'authenticité est reconnue ; ils ne paraissent pas en avoir de l’autre Merlin. Les Bretons d’Armorique n’en ont ni de l’un ni de l’autre, mais seulement quelques chants populaires qui les concernent. Nous allons en mettre deux échantillons sous les yeux de nos lecteurs.

X


MERLIN-DEVIN.


( Dialecte de Cornouaille. )


− Merlin, Merlin, où allez-vous si matin avec votre chien noir ?

— Iou ! iou ! ou ! iou ! iou ! ou ! ion ! ou ! iou ! ou ! lou ! iou ! ou ! iou ! ou ! —

— Je viens de chercher le moyen de trouver, ici, l’œuf rouge,

L’œuf rouge du serpent marin, an bord du rivage, dans le creux du rocher.

Je vais chercher dans la prairie, le cresson vert et l’herbe d’or,

Et le guy du chêne, dans le bois, au bord de la fontaine.

— Merlin ! Merlin ! revenez sur vos pas, laissez le guy au chêne,

Et le cresson dans la prairie, comme aussi l’herbe d’or.

Comme aussi l’œuf du serpent marin, parmi l’écume dans le creux du rocher.

Merlin ! Merlin ! revenez sur vos pas : il n’y a de devin que Dieu. —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Ce morceau nous présente le barde sous un jour nouveau : il serait assez difficile de déterminer s’il s’adresse à Merlin-Emreis,ou à Merlin le Sauvage, car il convient également a l’un et à l’autre.

En prenant, comme Davies, Merlin pour type du Druide, ce serait le Druide magicien qui nous apparaîtrait ici, avec les attributs de sa puissance. Il s’est levé dès l’aurore ; il parcourt les bois, les rivages et les prairies ; il cherche « l’œuf rouge du serpent marin ; » ce talisman, que l’on devait porter au cou, et dont rien n’égalait le pouvoir[217].

Il va cueillir le cresson vert, l’herbe d’or et le guy du chêne. L’herbe d’or est une plante médicinale ; les paysans bretons en font grand cas, ils prétendent qu’elle brille de loin comme de l’or ; de là, le nom qu’ils lui donnent. Si quelqu’un, par hasard, la foule aux pieds, il s’endort aussitôt, et entend la langue des chiens, des loups et des oiseaux. On ne rencontre ce simple que rarement, et au petit point du jour : pour le cueillir, il faut être nu-pieds, en chemise, et tracer un cercle à l’entour ; il s’arrache et ne se coupe pas. Il n’y a, dit-on, que les saintes gens qui le trouvent. C’est le sélage de Pline. On le cueillait aussi nu-pieds, en robe blanche, à jeun, sans employer le fer, en glissant la main droite sous la main gauche, et dans un linge qui ne servait qu’une fois[218].

Quant au guy, on sait combien il était vénéré des Druides.

Mais d’où vient cette voix ? Qui ose apostropher le barde avec ce ton d’autorité ? Serait-ce quelque saint évêque chrétien, serait-ce saint Colomban ? Cela peut être ; on a dit qu’il avait converti Merlin ; si l’on traduisait les mots distroet endro, par «convertissez-vous, » cette opinion pourrait ne pas manquer de vraisemblance ; au moins il est un fait excessivement curieux à constater, c’est que les paroles que le poëte lui met dans la bouche se retrouvent dans trois pièces de poésie galloise, dont l’une est attribuée au barde Taliesin, les deux autres à Lywarc’h-Hen, et qui sont certainement de leur temps, sinon d’une époque antérieure : ces paroles, les voici :

_____Nement Don ne doez Devin[219].


Vers exactement semblable au vers de notre pièce, sauf le dialecte et l’interversion de l’ordre de la phrase.

Toutes ces remarques nous portent a croire que le fragment cité remonte au temps où le christianisme naissant luttait avec le vieux druidisme, comme nous l’avons dit dans l’introduction de ce recueil.

Nous ne saurions expliquer le refrain iou ! iou ! C’est aujourd’hui un cri de joie ; il était aussi usité chez les Grecs et les Romains : les uns criaient : iov ! iov ! selon Aristophane, et les autres : io ! io !

Le chant qu’on va lire, et dont Merlin est encore le héros, doit être postérieur à celui que nous venons de citer.

XI


MERLIN-BARDE.


( Dialecte de Cornouaille. )



I.


— Ma bonne grand’mère, écoutez-moi ; j’ai envie d’aller à la fête ;

A la fête, aux courses nouvelles que donne le roi.

— A la fête vous n’irez point, ni à celle-ci ni à aucune autre ;

Vous n’irez point à la fête nouvelle ; vous avez pleuré cette nuit ;

Vous n’irez point, s’il tient à moi ; vous avez pleuré en rêvant.

— Ma bonne petite mère, si vous m’aimez, vous me laisserez aller à la fête.

— En allant à la fête vous chanterez ; en revenant vous pleurerez. —


II.


Il a équipé son poulain rouge ; il l’a ferré d’acier poli ;

Il l’a bridé, et lui a jeté sur le dos une housse légère ;

Et il lui a attaché un anneau au cou, et un ruban à la queue ;

Et il l’a monté, et est arrivé à la fête nouvelle.

Comme il arrivait au champ de fête, les cornes sonnaient ;

La foule était pressée, et tous les chevaux bondissaient.

— Celui qui aura franchi la grande barrière du champ de fête au galop.

En un bond vif, franc et parfait, aura pour épouse la fille du roi. —

À ces mots, son jeune poulain rouge hennit à tue-tête ;

Bondit, et s’emporta, et souffla du feu par les naseaux ;

Et jeta des éclairs par les yeux, et frappa du pied la terre ;

Et tous les autres étaient dépassés, et la barrière franchie d’un bond.

— Seigneur roi, vous l’avez juré, votre fille Linor doit m’appartenir.

— Vous n’aurez point ma fille Linor, pas plus qu’aucun de vos semblables ;

Ce ne sont point des sorciers que je veux pour maris à ma fille. —

Un vieil homme qui était là, et qui avait une longue barbe,

Une barbe blanche au menton, plus blanche que la laine sur le buisson de lande ;

Et une robe de laine galonnée d’argent tout du long ;

El qui était assis à la droite du roi, lui parla bas, alors.

Le roi, l’ayant écouté, frappa trois coups de son sceptre,

Trois coups de son sceptre sur la table, si bien que tout le monde fit silence :

— Si tu m’apportes la harpe de Merlin, qui est tenue par quatre chaînes d’or fin ;

Si tu m’apportes sa harpe, qui est suspendue au chevet de son lit ;

Si tu viens à bout de la détacher ; alors, tu auras ma fille, peut-être. —


III.


— Ma bonne grand’mère, si vous m’aimez, vous me donnerez un conseil ;

Ma bonne grand’mère, si vous m’aimez, car mon pauvre cœur est brisé.

— Si vous m’eussiez obéi, votre cœur ne serait point brisé.

Mon pauvre petit-fils, ne pleure pas, la harpe sera détachée ;

Ne pleure pas, mon pauvre petit-fils, voici un marteau d’or ;

Rien ne résonne sous les coups de ce marteau-là. —


IV.


— Bonheur et joie en ce palais ; me voici venu derechef ;

Me voici de retour avec la harpe de Merlin. —

Quand le fils du roi l’entendit, il parla bas à son père ;

Et le roi, l’ayant écouté, répondit au jeune homme :

— Si tu m’apportes l’anneau qu’il a à la main droite ;

Si tu m’apportes son anneau, je te donnerai ma fille. —

Et lui de s’en revenir, en pleurant, trouver sa grand’mère bien vite.

— Le seigneur roi avait dit ; et voilà qu’il s’est dédit !

— Ne vous chagrinez pas pour cela ; prenez un rameau qui est là ;

Qui est là dans mon petit coffre, et où il y a douze petites feuilles,

Où il y a douze feuilles tremblantes aussi brillantes que l’or vermeil,

Et que j’ai été sept nuits à chercher, il y a sept ans, en sept bois.

Quand le coq chantera à minuit, votre cheval rouge sera à vous attendre :

N’ayez point peur, Merlin le Barde ne s’éveillera pas. —

Comme le coq chantait au milieu de la nuit noire, le cheval rouge bondissait sur le chemin ;

Le coq n’avait pas fini de chanter, que l’anneau de Merlin était enlevé.


V.


Le matin, quand jaillit le jour, le jeune homme était près du roi.

Et le roi, en le voyant, resta débout, tout stupéfait ;

Stupéfait, et tout le monde comme lui : — Voilà qu’il a gagné sa femme ! —

Et il sortit un moment avec son fils et le vieillard.

Et ils revinrent avec lui, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite.

— C’est vrai, mon fils, ce que tu as entendu :

Aujourd’hui tu as gagné ta femme.

Mais je demande une chose encore ; ce sera la dernière.

Si tu peux faire cela, tu seras le vrai gendre du roi ;

Et tu auras ma fille, et de plus tout le pays de Léon, par ma race !

C’est d’amener Merlin le Barde à ma cour pour célébrer le mariage ! —


VI.


— O barde Merlin, d’où viens-tu, avec tes habits en lambeaux ?

Où vas-tu ainsi, tête nue et nu-pieds ?

Où vas-tu ainsi, vieux Merlin, avec ton bâton de houx ?

— Je vais chercher ma harpe, consolation de mon cœur en ce monde ;

Chercher ma harpe et mon anneau, que j’ai perdus tous deux.

— Merlin, Merlin, ne vous chagrinez pas ; votre harpe n’est pas perdue ;

Voire harpe n’est pas perdue, ni votre anneau d’or non plus.

Entrez, Merlin, entrez ; venez manger un morceau avec moi.

— Je ne cesserai de marcher, et je ne mangerai morceau,

Je ne mangerai morceau au monde, que je n’aie retrouvé ma harpe.

— Merlin, Merlin, obéissez- moi ; votre harpe sera retrouvée. —

Elle le pria tant, qu’il entra.

Quand arriva, sur le soir, le jeune fils de la vieille femme : et le voilà dans la maison

Et le voilà qui tressaille d’épouvante en jetant les yeux sur le foyer ;

En y voyant le barde Merlin assis, la tête penchée sur sa poitrine.

Voyant Merlin sur le foyer, il ne savait où fuir.

— Taisez-vous, mon enfant, ne vous effrayez pas ; il dort d’un profond sommeil ;

Il a avalé trois pommes rouges que je lui ai cuites sous la cendre ;

Il a mangé mes pommes ; voilà qu’il nous suivra partout. —


VII.


La reine demandait, de son lit, à sa camériste :

— Qu’est-il arrivé dans cette ville ? qu’est-ce que ce bruit que j’entends ?

Quand je suis éveillée si matin ; quand les colonnes de mon lit tremblent ?

Qu’est-il arrivé dans la cour, quand la foule y pousse des cris de joie ?

— C’est que toute la ville est en fête ; c’est que Merlin entre au palais ;

Avec lui une vieille femme, vêtue de blanc, et votre beau-fils à sa suite. —

Le roi l’entendit, et sortit, et courut pour voir.

Lève-toi, bon crieur ; lève-toi de ton lit, et vite !

Et va publier par le pays que tous ceux qui le voudront viennent aux noces ;

Aux noces de la fille du roi, qui sera fiancée dans huit jours ;

Aux noces, gentilshommes de toutes les parties de la Bretagne ;

Gentilshommes et juges ; gens d’église et guerriers ;

El d’abord les grands Comtes ; et les pauvres gens et les riches ;

Va vite et diligemment par le pays, messager, et reviens vite. —


VIII.


— Faites silence, tous, faites silence, si vous avez deux oreilles pour entendre !

Faites tous silence pour écouter ce qui est ordonné :

C’est la noce de la fille du roi ; y vienne qui voudra dans huit jours ;

À la noce, petits et grands qui demeurent en ce canton ;

À la noce, gentilshommes de toutes les parties de la Bretagne,

Gentilshommes et juges, gens d’église et guerriers ;

Et d’abord les grands Comtes, et les riches et les pauvres ;

Et les riches et les pauvres, ni or ni argent ne leur manquera ;

Il ne leur manquera ni chair, ni pain, ni vin, ni hydromel à boire ;

Ni escabelles pour s’asseoir, ni valets vifs pour les servir ;

Il sera tué deux cents porcs et deux cents taureaux engraissés ;

Deux cents génisses et cent chevreuils de chacun des bois du pays ;

Deux cents bœufs, cent noirs, cent blancs, dont les peaux seront également partagées.

Il y aura cent robes, et de laine blanche pour les prêtres ;

Et cent colliers d’or pour les beaux guerriers ;

Plein une salle de manteaux bleus de fête pour les demoiselles ;

Et huit cents braies neuves pour les pauvres gens ;

Et cent musiciens sur leurs sièges, feront de la musique jour et nuit, sur la place ;

Et Merlin le Barde, au milieu de la cour, célébrera le mariage.

Enfin, la fête sera telle, qu’il n’y en aura jamais de pareille. —


IX.


— Ecoutez, chef des cuisines, je vous prie : est-ce que la noce est finie ?

— La noce est finie, et aussi tout lippé.

Elle a duré quinze jours, et il y a eu du plaisir assez.

Ils sont tous partis chargés de riches présents, avec congé et protection du roi ;

Et son gendre, pour le pays de Léon, avec sa femme, le cœur joyeux.

Ils sont tous partis satisfaits ; le roi seul ne l’est pas ;

Merlin encore une fois est perdu, et l’on ne sait ce qu’il est devenu. —

______

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Dans cette seconde pièce, Merlin ne parait plus être devin ; cependant il est encore barde, car il en porte l’anneau d’or et la harpe[220]. Mais on lui dérobe cette harpe ; on lui arrache cet anneau ; on le joue, on le charme ; il marche nu-pieds, nu-tête ; il porte des vêtements en lambeaux ; il pleure ; il est vieux, il est homme. Et, si on le recherche encore, si le peuple pousse des cris de joie pour saluer sa bienvenue, s’il paraît a la cour des chefs, c’est en souverain détrôné.

Aussi, dès qu’il le peut, s’échappe-t-il. Cette disparition est attestée dans l’histoire réelle des deux Merlin. « Nul ne sait où est la tombe de Merlin-Emreis, » dit un barde dont les poésies sont antérieures au dixième siècle[221]. Il s’embarqua avec neuf autres bardes, disent les Triades, et on ne put parvenir à savoir ce qu’il devint[222]. Merlin le Sauvage nous apprend lui-même qu’il quitta la cour et s’enfuit dans les bois[223].

Notre ballade est aussi d’accord avec l’histoire, en prêtant à Merlin un goût tout particulier pour les pommes et en le faisant tomber dans un piège où ces fruits sont l’appât. Il vénérait tellement, comme nous l’avons vu, l’arbre qui les produit, qu’il lui a consacré un poème :

« O pommier ! s’écrie-t-il, doux et cher arbre, je suis tout inquiet pour toi ; je tremble que les bûcherons ne viennent, et ne creusent autour de ta racine, et ne corrompent ta sève, et que tu ne puisses plus porter de fruits à l’avenir[224]. »

D’autre part, au douzième siècle, Geoffroy de Monmouth, avec la tradition de son temps, lui fait tenir ce langage : « Un jour que nous chassions, nous arrivâmes près d’un chêne aux rameaux touffus... A ses pieds coulait une fontaine bordée d’un gazon vert. Nous nous assîmes pour boire. Or, il y avait çà et là, parmi les herbes tendres, des pommes odorantes, au bord du ruisseau... Je les partageai entre mes compagnons. qui les dévorèrent ; mais aussitôt ils perdent la raison ; ils frémissent, ils écument, ils se roulent furieux à terre, et s’enfuient, chacun de son côté, comme des loups, en remplissant l’air de déplorables hurlements.

« Ces fruits m’étaient destinés ; je l’ai su depuis. Il y avait alors en ces parages une femme qui m’avait aimé autrefois, et qui avait passé avec moi plusieurs années d’amour. Je la dédaignai, je repoussai ses caresses : elle voulut se venger ; et, ne le pouvant faire autrement, elle plaça ces dons enchantés au bord de la fontaine, où je devais revenir… Mais ma bonne étoile m’en préserva[225]. »

Peut-être est-ce cette même sorcière que veut désigner la ballade bretonne. Merlin le Sauvage parle lui-même dans ses poèmes d’une certaine femme versée dans les sciences magiques, avec laquelle il dit avoir eu des rapports.

Le roi auquel le poëte fait allusion dans notre pièce paraît être Budik, chef des Bretons d’Armorique, prince d’origine cambrienne, émigré de l’île de Bretagne. Il combattit les Franks, et défendit vaillamment contre eux la liberté de sa patrie ; Clovis, n’ayant pu le vaincre, le fit assassiner (vers 509). Budik avait marié sa fille Aliénor à un prince qu’on ne nomme pas, et lui avait donné en dot plusieurs seigneuries sur les côtes de Léon. C’était, d’après la Charte d’Alan Fergan, la tradition populaire du onzième siècle[226] ; c’était aussi celle du quinzième[227], selon le Mémoire du vicomte de Rohan. Il y a lieu de croire que cette Aliénor est la Linor de la ballade, dont le nom aura été francisé au moyen âge ; que le jeune homme dont Merlin sanctionne et célèbre légalement l’union avec elle[228], et à qui il fait gagner la souveraineté du pays de Léon, n’est autre que le fils de la magicienne; enfin que l’auteur de la Charte d’Alan Fergan et l’auteur du Mémoire du vicomte de Rohan connaissaient notre poëme : en ce cas, ce poëme serait le roman de l’histoire. L’époque où il a été composé nous semble assez difficile à déterminer. Tel qu’il est, il ne peut guère être contemporain de l’événement, et cependant il n’est certainement pas l’ouvrage des siècles de la chevalerie : il en porterait le costume. C’est ce qui nous induit à penser qu’il a subi les altérations qu’il offre du sixième au dixième siècle.

Nous avons été mis sur la trace de ce chant et du morceau précédent par madame de Saint-Prix, qui a bien voulu nous en communiquer des fragments chantés au pays de Tréguier. C’est à l’aide de ces débris que nous avons retrouvé les pièces entières.


LEZ-BREIZ,


Fragments épiques.
______


ARGUMENT.


Morvan, machtiern ou vicomte de Léon[229], si célèbre dans l’histoire du neuvième siècle, comme un des soutiens de l’indépendance bretonne, n’est pas moins fameux dans nos traditions populaires, où on le surnomme Lez-Breiz[230]. Je ne possédais qu’un fragment du cycle poétique dont il est le centre, lorsque je publiai les deux premières éditions des Chants populaires de la Bretagne, et le nom réel du héros n’y était pas mentionné ; de nouvelles découvertes sont venues m’apprendra qu’il s’agissait du rival de Louis le Débonnaire.

Nous avons maintenant cinq fragments complets du poëme de Lez-Breiz : le premier roule sur son départ de la maison de sa mère, à l’âge où l’amour des armes s’éveille fortuitement dans son âme ; le second regarde son retour ; les autres, ses combats et sa mort, ou, pour mieux dire, la péripétie étrange en laquelle le patriotisme armoricain a changé le dénoûment avorté de l’histoire du héros breton. Après l’avoir montré vainqueur d’un guerrier à qui le roi des Franks avait donné mission de le tuer, puis d’un géant maure doué de vertus magiques, le poète le met aux prises avec le roi lui-même, plus heureux que ses émissaires. Vaincu et blessé mortellement, Lez-Breiz disparaît du milieu du monde, mais non sans espoir de retour.

Arthur chez les anciens Bretons, l’empereur Frédéric Barbe-Rousse chez les Allemands, et Marco chez les Slaves ont eu la même destinée poétique ; leur vie, qui appartient à l’histoire, s’est exhalée en poésie dans les traditions de leurs compatriotes.


XII


LEZ-BREIZ.


( Dialecte de Cornouaille. )


I


LE DÉPART.


I.


Comme l’enfant Lez-Breiz était chez sa mère, il eut un jour une grande surprise ;

Un chevalier s’avançait dans le bois, et il était armé de toutes pièces.

Et l’enfant Lez-Breiz, en le voyant, pensa que c’était saint Michel ;

Et il se jeta à deux genoux, et fil vite le signe de la croix.

— Seigneur saint Michel, au nom de Dieu, ne me faites point de mal !

— Je ne suis pas plus le seigneur saint Michel, que je ne suis un malfaiteur ;

Je ne suis pas saint Michel, non vraiment ; chevalier ordonné, je ne dis pas.

— Je n’ai jamais vu de chevalier, pas plus que je n’ai entendu parler d’eux.

— Un chevalier, c’est quelqu’un comme moi ; en as-tu vu passer un ?

— Répondez-moi d’abord vous-même ; qu’est-ce que ceci ? et qu’en faites-vous ?

— J’en blesse tout ce que je veux ; cela s’appelle une lance.

— Mieux vaut, bien mieux vaut mon casse-tête ; on ne l’affronte pas sans mourir.

Et qu’est-ce que ce plat de cuivre-ci que vous portez au bras ?

— Ce n’est point un plat de cuivre, enfant, c’est un blanc-bouclier.

— Seigneur chevalier, ne raillez pas; j’ai vu plus d’une fois des blancs monnoyés ;

Il en tiendrait un dans ma main, tandis que celui-ci est large comme la pierre d’un four.

Mais quelle espèce d’habit portez-vous? c’est lourd comme du fer, plus lourd même.

— Aussi est-ce une cuirasse de fer pour me défendre contre les coups d’épée.

— Si les biches étaient ainsi harnachées, il serait plus malade de les tuer.

Mais, dites-moi, seigneur, êtes-vous né comme cela ? —

Le vieux chevalier, à ces mots, partit d’un grand éclat de rire.

— Qui diable vous a donc habillé, si vous n’êtes pas né comme cela ?

— Celui qui en a le droit, c’est celui-là, mon cher enfant.

— Mais alors qui en a le droit ?

— Le seigneur Comte de Quimper.

Maintenant, réponds-moi à ton tour ; as-tu vu passer un homme comme moi ?

— J’ai vu passer un homme, comme vous, et c’est par ce chemin qu’il est allé, seigneur. —


II.


Et l’enfant de revenir en courant à la maison ; et de sauter sur les genoux de sa mère, et de babiller.

— Ma mère, ma petite mère, vous ne savez pas? Je n’avais jamais rien vu de si beau ;

Jamais je n’ai vu rien de si beau que ce que j’ai vu aujourd’hui :

Un plus bel homme que le seigneur Michel, l’archange, qui est dans notre église !

— Il n’y a pas d’homme plus beau pourtant, plus beau, mon fils, que les anges de Dieu.

— Sauf votre grâce, ma mère, on en voit ; ils s’appellent, disent-ils, chevaliers ;

Et moi je veux aller avec eux, et devenir chevalier comme eux. —

La pauvre dame, à ces mots, tomba trois fois à terre sans connaissance.

El l’enfant Lez-Breiz, sans détourner la tête, entra dans l’écurie ;

Et il y trouva une méchante haquenée, et il monta vite sur son dos ;

Et il partit, courant après le beau chevalier, en toute hâte, sans dire adieu à personne ;

Courant après le beau chevalier vers Quimper, et il quitta le manoir ;


II


LE RETOUR.


Le chevalier Lez-Breiz fut bien surpris quand il revint au manoir de sa mère ;

Quand il revint au bout de dix ans révolus, très-fameux entre les guerriers.

Le chevalier Lez-Breiz fut surpris en entrant dans la cour du manoir ;

En y voyant pousser les ronces et l’ortie, au seuil de la maison,

Et les murs à demi ruinés et à demi couverts de lierres.

Le seigneur Lez-Breiz voulant entrer, une pauvre vieille femme aveugle lui ouvrit.

— Dites-moi, ma grand’mère, peut-on me donner l’hospitalité pour la nuit ?

— On vous donnera assez volontiers l’hospitalité, mais elle ne sera pas, seigneur, des plus brillantes.

Cette maison est allée à perte depuis que l’enfant l’a quittée pour faire à sa tête. —

Elle avait à peine fini de parler, qu’une jeune demoiselle descendit.

Et elle le regarda en dessous, et se mit à pleurer.

— Dites-moi, jeune fille, qu’avez-vous à pleurer ?

— Seigneur chevalier, je vous dirai bien volontiers ce qui me fait pleurer.

J’avais un frère de votre âge, voilà dix ans qu’il est parti pour mener la vie de chevalier ;

Et aussi souvent que je vois un chevalier, aussi souvent je pleure, seigneur.

Aussi souvent, malheureuse que je suis ! je pleure en pensant à mon pauvre petit frère !

— Ma belle enfant, dites-moi, n’avez-vous point d’autre frère ? n’avez-vous point de mère ?

— D’autre frère ! je n’en ai point sur la terre, dans le ciel, je ne dis pas :

Et ma pauvre mère, aussi, elle y est montée ; plus personne que moi et ma nourrice dans la maison ;

Elle s’en alla de chagrin, quand mon frère partit pour devenir chevalier, je le sais ;

Voilà encore son lit de l’autre côté de la porte, et son fauteuil près du foyer,

El j’ai sur moi sa croix bénite, consolation de mon pauvre cœur en ce monde. —

Le seigneur Lez-Breiz poussa un sourd gémissement ; tellement que la jeune fille lui dit

— Votre mère, l’auriez-vous aussi perdue, que vous pleurez en m’écoutant ?

— Oui ! j’ai aussi perdu ma mère, et c’est moi-même qui l’ai tuée !

— Au nom du ciel ! seigneur, si vous avez fait cela, qui êtes-vous ? comment vous nommez-vous ?

— Morvan, fils de Konan, est mon nom, et Lez-Breiz mon surnom, ma sœur[231]

La jeune fille fut si interdite qu’elle resta sans mouvement et sans voix.

La jeune fille fut si interdite, qu’elle crut qu’elle allait mourir.

Enfin son frère lui jeta ses deux bras autour du cou et approcha sa bouche de sa petite bouche.

Et elle le serra dans ses bras, et elle l’arrosa de ses larmes.

— Dieu t’avait éloigné, et Dieu t’a ramené !

Dieu soit béni, mon frère, il a eu pitié de moi. —


________


III


LE CHEVALIER DU ROI.


I.


Entre Lognez et le chevalier Lez-Breiz a été convenu un combat en règle.

Que Dieu donne la victoire au Breton, et de bonnes nouvelles à ceux qui sont au pays.

Le seigneur Lez-Breiz disait à son jeune écuyer, un jour :

— Éveille-toi, mon page ; et te lève ; et va me fourbir mon épée ;

Mon casque, ma lance et mon bouclier ; que je les rougisse au sang des Gaulois (des Franks).

Avec l’aide de Dieu et de mes deux bras, je les ferai sauter encore aujourd’hui !

— Mon bon seigneur, dites-moi : n’irai-je pas au combat à votre suite ?

— Que dirait ta pauvre mère, si tu ne revenais pas à la maison[232] ?

Si ton sang venait à couler sur la terre, qui mettrait un terme à sa douleur ?

— Au nom de Dieu ! seigneur, si vous m’aimez, vous me laisserez aller au combat.

Je n’ai pas peur des Gaulois ; mon cœur est dur, tranchant mon acier.

Qu’on y trouve à redire ou non, où vous irez, j’irai moi-même ;

Où vous irez, j’irai moi-même ; où vous combattrez, je combattrai. —


II.


Lez-Breiz allait au combat, son jeune page avec lui pour toute suite.

En arrivant à Sainte-Anne d’Armor, il entra dans l’église.


— O sainte Anne, dame bénie ; je vins bien jeune vous rendre visite ;

Je n’avais pas vingt ans encore ; et j’avais été à vingt combats,

Que nous avons gagnés tous par votre assistance, ô dame bénie !


Si je retourne encore au pays, mère sainte Anne, je vous ferai un présent.

Je vous ferai présent d’un cordon de cire qui fera trois fois le tour de vos murs,

Et trois fois le tour de votre église, et trois fois le tour de votre cimetière, et trois fois le tour de votre terre, arrivé chez moi.

Et je vous offrirai une bannière de velours et de satin blanc, avec un support d’ivoire poli.

De plus, je vous donnerai sept cloches d’argent qui chanteront gaiement nuit et jour sur votre tête.

Et j’irai trois fois, à genoux, puiser de l’eau pour votre bénitier.

— Va au combat, va, cheval Lez-Breiz ; j’y vais avec toi. —


III.


— Entendez-vous ? voilà Lez-Breiz qui arrive ; il est suivi sans doute d’une armée bardée de fer.

Tiens ! il monte un petit âne blanc dont la bride est un licou de chanvre ;

Il a pour toute suite un petit page : mais on dit que c’est un terrible homme ! —

Le jeune écuyer de Lez-Breiz, en les voyant, se serra de plus en plus contre son maître.

— Voyez-vous ! c’est Lorgnez qui vient ; une troupe de guerriers devant lui ;

Une troupe de guerriers derrière lui ; ils sont dix, et dix, et puis dix encore.

Les voilà qui arrivent au bois de châtaigniers : nous aurons, mon pauvre maître, bien de la peine à nous défendre.

— Tu iras voir combien ils sont quand ils auront goûté mon acier.

Frappe ton épée, écuyer, contre mon épée, et marchons à eux. —


IV.


— Hé ! bonjour à toi, chevalier Lez-Breiz.

— Hé ! bonjour à toi, chevalier Lorgnez.

— Est-ce que tu viens seul au combat ? — Je ne viens pas au combat seul ;

Au combat seul je ne viens pas, sainte Anne est avec moi.

— Moi, je viens de par mon roi t’ôter la vie.

— Retourne sur les pas ! va dire à ton roi que je me moque de lui comme de toi,

Que je me moque de lui comme de toi, comme de ton épée, comme des tiens.

Retourne à Paris, au milieu des femmes, y porter tes babils dorés ;

Autrement, je rendrai ton sang aussi froid que le fer ou la pierre.

— Chevalier Lez-Breiz, dites-moi : en quel bois avez-vous été mis au jour ?

Le dernier valet de ma suite ferait sauter votre casque de dessus votre tête. —

A ces mots, Lez-Breiz tira sa grande épée :

— Si tu n’as pas connu le père, je te ferai bien connaître le fils ! —


V.


Le vieil ermite du bois, debout sur le seuil de sa cabane, parlait ainsi amicalement à l’écuyer de Lez-Breiz :

— Vous courez bien vite à travers le bois ! votre armure est souillée de fange et de sang.

Venez, mon enfant, dans mon ermitage ; venez vous reposer et vous laver.

— Ce n’est pas le moment de se reposer et de se laver, mais, certes, de trouver une fontaine ;

De trouver de l’eau par ici pour mon jeune maître, tombé au combat, épuisé de fatigue ;

Treize guerriers tués sous lui ; le chevalier Lorgnez tué tout le premier !

Et moi, j’en ai abattu autant ; les autres ont pris la fuite. —


VI.


Il n’eût pas été Breton dans son cœur, celui qui n’aurait pas ri de tout son cœur.

En voyant l’herbe verte rougie du sang des Gaulois maudits.

Le seigneur Lez-Breiz, assis auprès, se délassait en les regardant.

Il n’eût pas été chrétien dans son cœur, celui qui n’eût pas pleuré à Sainte-Anne,

En voyant l’église mouillée de larmes qui tombaient des yeux de Lez-Breiz,

De Lez-Breiz pleurant, à genoux, en remerciant la vraie patronne la Bretagne.

— Grâces vous soient rendues, ô mère sainte Anne ! C’est vous qui avez gagné cette victoire ! —


VII.


En souvenir durable du combat, a été composé ce chant ;

Qu’il soit chanté par les hommes de la Bretagne en l’honneur du bon seigneur Lez-Breiz !

Qu’il soit longtemps chanté partout à la ronde, pour réjouir tous les hommes du pays !


_______


IV


LE MAURE DU ROI.


I.


Le roi des Gaulois (des Franks) disait aux seigneurs de sa cour, un jour :

— Celui-là me rendra un hommage véritable qui viendra à bout de Lez-Breiz.

Me combattre ; il ne fait pas autre chose, et tuer mes guerriers. —

Quand le Maure du roi entendit ces paroles, il se leva, en face du roi :

— Seigneur, je vous ai rendu un hommage véritable, et je vous ai souvent donné des garants ;

Mais puisque vous le voulez, aujourd’hui, le chevalier Lez-Breiz me servira de garant nouveau.

Si je ne vous apporte pas sa tête dès demain, je vous apporterai la mienne avec plaisir. —


II.


Le lendemain de grand matin, le jeune écuyer de Lez-Breiz courait trouver son maître, tout tremblant :

— Le Maure du roi est venu, et il vous a défié.

— S’il m’a défié, il faut que je réponde à son défi.

— Cher seigneur, vous ne savez donc pas ? c’est avec les charmes du démon qu’il combat.

— S’il combat avec les charmes du démon, nous combattons, nous, avec l’aide de Dieu !

Va vite m’équiper mon cheval noir, tandis que je serai à me revêtir de mes armes.

— Sauf votre grâce, seigneur, si vous m’en croyez, vous ne combattrez pas sur votre cheval noir.

Il y a trois chevaux dans l’écurie royale ; vous pourrez choisir entre eux trois.

Maintenant, s’il vous plaît de m’écouter, je vous apprendrai un secret.

C’est un vieux clerc qui me l’a enseigné, un homme de Dieu, s’il en est un au monde.

Vous ne prendrez pas le cheval bai, ni le cheval blanc non plus ;

Vous ne prendrez point le cheval blanc ; le cheval noir je ne dis pas ;

Celui-là est placé entre les deux autres, et c’est le Maure du roi qui l’a dompté.

Si vous m’en croyez, prenez celui-là pour aller vous battre avec lui.

Quand le Maure entrera dans la salle, il jettera son manteau à terre.

Pour vous, ne jetez pas votre manteau à terre, mais suspendez-le.

Si vous mettez vos habits sous les siens, la force du noir géant doublera.

Quand le noir géant s’avancera pour vous attaquer, vous ferez le signe de la croix avec le fût de votre lance ;

Puis, quand il fondra sur vous furieux et plein de rage, vous le recevrez avec le fer.

Avec l’aide de vos deux bras et de la Trinité, votre lance ne se rompra pas dans vos mains. —


III.


Sa lance ne se rompit pas dans ses mains, avec l’aide de ses deux bras et de la Trinité !

Sa lance en ses mains ne branlait pas, quand ils chevauchèrent l’un contre l’autre ;

Quand ils chevauchaient dans la salle, front contre front, fer contre fer, leurs lances rapides-aveugles en arrêt.

Rapides-aveugles leurs coursiers hennissants, s’entre-mordant à faire jaillir le sang ;

Le roi frank, assis sur son trône, regardant avec ses nobles,

Regardant et disant : « Tiens, tiens bon, noir corbeau de mer ! plume ce merle ! »

Quand le géant l’assaillait furieux, comme la tempête le corsaire.

Sa lance en ses mains ne branlait pas ; et ce fut celle du Maure qui se brisa.

La lance du Maure vola en éclats, et il fut démonté violemment ;

Et lorsqu’ils furent à pied tous deux, ils fondirent l’un sur l’autre avec rage ;

Et ils se donnèrent de tels coups d’épée. que les murs tremblaient d’épouvante ;

Et que leurs armes jetaient des étincelles comme le fer rouge sur l’enclume.

Enfin le Breton, trouvant le joint, enfonça son épée dans le cœur du géant.

Le Maure du roi tomba : et sa tête rebondit sur le sol.

Lcz-Breiz, voyant cela, lui mit le pied sur le ventre :

Et en retirant son épée, il coupa la tête du géant maure.

Et quand il eut coupé la tête du Maure, il l’attacha au pommeau de sa selle.

Il l’attacha au pommeau de sa selle par la barbe qui était grise et tressée.

Mais voyant son épée ensanglantée, il la jeta bien loin de lui.

— Moi, porter une épée souillée dans le sang du Maure du roi ! —

Puis il monta sur son cheval rapide, et il sortit, son jeune écuyer à sa suite ;

Et quand il arriva chez lui, il détacha la tête du Maure ;

Et il l’attacha à sa porte, afin que les Bretons la vissent.

Hideux spectacle ! Avec sa peau noire et ses dents blanches, elle effrayait ceux qui passaient,

Ceux qui passaient et qui regardaient sa bouche ouverte qui bâillait.

Or, les guerriers disaient : — Le seigneur Lez-Breiz, voilà un homme ! —

Et le seigneur Lez-Breiz, alors, parlait lui-même ainsi :

— J’ai assisté à vingt combats, et j’ai vaincu vingt mille hommes ;

Eh bien, je n’ai jamais eu autant de mal que m’en a donné le Maure.

Dame sainte Anne, ma chère mère, que vous faites de merveilles à mon occasion !

Je vous bâtirai une maison de prière, sur la montagne, entre le Léguer et l’Indi[233]. —


________


V


LE ROI.


Ce jour-là, le seigneur Lez-Breiz allait à l’encontre du roi lui-même ;

À l’encontre du roi pour le combattre, suivi de cinq mille braves hommes d’armes à cheval.

Or, comme il allait partir, voilà un coup de tonnerre, de tonnerre des plus épouvantables !

Son doux écuyer, y prenant garde, en augura mal :

— Au nom du ciel ! maître, restez à la maison ; ce jour s’annonce sous de fâcheux auspices !

— Rester à la maison ! mon écuyer ; c’est impossible ; j’en ai donné l’ordre, il faut marcher !

Et je marcherai tant que la vie, que la vie sera allumée dans ma poitrine.

Jusqu’à ce que je tienne le cœur du roi du pays des forêts[234] entre la terre et mon talon. —

La sœur de Lez-Breiz voyant cela, sauta à la bride du cheval de son frère :

— Mon frère, mon cher frère, si vous m’aimez, vous n’irez point aujourd’hui combattre ;

Ce serait aller à la mort ! et que deviendrons-nous après ?

« Je vois sur le rivage le blanc cheval de mer[235] ; un serpent monstrueux l’enlace,

« Enlace ses deux jambes de derrière de deux anneaux terribles, et ses flancs de trois autres anneaux.

« Et ses jambes de devant et son cou de deux autres encore, et il monte le long de son poitrail, il le brûle, il l’étouffe.

« Et le malheureux cheval se dresse debout sur ses pieds, et renversant la tête de côté, il mord la gorge du monstre :

« Le monstre bâille ; il agile son triple dard rouge comme du sang, et déroule ses anneaux en sifflant ;

« Mais ses petits l’ont entendu, ils accourent : fuis ! la lutte est inégale, tu es seul. Oh ! fuis, sain et sauf ! »

— Qu’il y ait des Franks par milliers ! je ne fuis pas devant la mort ! —

Il n’avait pas fini de parler, qu’il était déjà loin, bien loin de sa demeure.


________


VI


L’ERMITE.


I


Comme l’ermite du bois d’Helléan[236] dormait, on frappa trois coups à sa porte.

— Bon ermite, ouvrez-moi la porte ; je cherche un asile où me retirer.

Le vent souffle glacé du côté du pays des Franks : c’est l’heure où les troupeaux et même les bêtes sauvages ont cessé d’errer çà et là.

Le vent souffle glacé du côté de la mer ; il n’est pas bon d’être dehors.

— Qui êtes-vous, qui frappez à ma porte à cette heure de minuit et qui demandez à entrer ?

— La Bretagne me connaissait bien ; au jour de son angoisse j’étais Lez-Breiz (la hanche de la Bretagne).

— Je ne vous ouvrirai pas ma porte ; vous êtes un séditieux, je l’ai ouï dire ;

Vous êtes un séditieux, je l’ai ouï dire ; vous êtes l’ennemi du roi béni.

— Je ne suis pas un séditieux, j’en prends Dieu à témoin, ni un traître non plus.

Maudits soient les traîtres, et le roi, et les Franks !

Leur langue sue, comme la langue du chien, une sueur qui fait trou comme la sueur des damnés.

Maudits soient les traîtres, sans eux j’aurais remporté la victoire.

— Fils de l'homme, garde-toi de maudire jamais ni ami, ni ennemi, ni personne ainsi ;

Ni par-dessus tout le seigneur roi, car il est l’oint de Dieu.

— L’oint de Dieu, il ne l’est pas ! l’oint du démon, je ne dis pas.

L’oint de Dieu, il ne l’est pas celui qui ravage la terre des Bretons. Mais l’argent qui vient du démon se dépense pour ferrer Pol[237] ;

Se dépense pour ferrer le vieux Pol, et toujours il est déferré[238].

Vieil ermite, ouvrez-moi. que j’aie une pierre où m’asseoir.

— Je ne vous ouvrirai pas ma porte ; les Franks me chercheraient querelle.

— Vieil ermite, ouvrez-moi la porte, ou je la jette dans la maison. —

Le vieil ermite entendant ces paroles, sauta à bas de son lit ;
Et il alluma une petite torche de résine, et il alla ouvrir la porte.

Or. quand la porte fut ouverte, il recula épouvanté.

En voyant s’avancer un spectre tenant dans ses deux mains sa tête,

Les yeux pleins de sang et de feu, tournoyants d’une manière horrible.

— Silence ! vieux chrétien, ne vous effrayez pas ; c’est le Seigneur Dieu qui l’a permis.

Le Seigneur Dieu a permis aux Franks de me décapiter pour un temps ;

Et maintenant il vous permet à vous-même de me recapiter, si vous le voulez.

Parce que j’ai été débonnaire et secourable à mes sujets.

— Si le Seigneur Dieu me permet de vous recapiter, selon mon bon vouloir,

Parce que vous avez été débonnaire et sccourable à vos sujets ;

Soyez recapité, mon fils, au nom de Dieu, Père. Fils et Esprit ! —

Et par la vertu de l’eau bénite, le fantôme devint homme.

Quand le fantôme fut devenu homme, l’ermite parla de la sorte :

— Maintenant vous allez faire pénitence, rude pénitence avec moi ;

Vous porterez pendant sept ans une robe de plomb cadenassée à votre cou.

Et chaque jour, à l’heure de midi, vous irez, à jeun, chercher de l’eau à la fontaine au sommet de la montagne.

— Qu’il soit fait selon voire sainte volonté ; comme vous le dites, je le dis. —

Quand les sept ans furent révolus, sa robe écorchait ses talons ;

Et sa barbe, devenue grise ainsi que la chevelure de sa tête, descendait jusqu’à sa ceinture ;

A le voir, on eut dit d’un chêne mort depuis sept ans.

Quiconque l’eût vu ne l’eût pas reconnu ; Il ne le fut que par une dame vêtue de blanc qui passait sous le bois vert :

Elle le regarda et se mit à pleurer : — Lez-Breiz, mon cher fils, est-ce bien toi !

Viens ici, mon pauvre enfant, viens ici que je le décharge bien vite de ton fardeau :

Que je coupe ta chaîne avec mes ciseaux d’or : je suis la mère, sainte Anne d’Armor. —


II.


Or, il y avait sept ans et un mois que son écuyer le cherchait partout.

Et son écuyer disait ainsi en cheminant par le bois d’Helléan :

— Si j’ai tué son meurtrier, je n’en ai pas moins perdu mon cher seigneur. —

Alors, il entendit à l’extrémité du bois les hennissements plaintifs d’un cheval.

Et le sien, menant le nez au vent, y répondit en caracolant.

Arrivé à l’extrémité du bois, il reconnut le cheval noir de Lez-Breiz.

Il était près de la fontaine, la tête penchée, mais il ne paissait ni ne buvait ;

Seulement il flairait le gazon vert et il grattait avec les pieds.

Puis il levait la tête, et recommençait à hennir lugubrement.

A hennir lugubrement : quelques-uns disent qu’il pleurait.

— Dites-moi, ô vous, vénérable chef de famille, qui venez à la fontaine, qui est-ce qui dort sous ce tertre ?

— C’est Lez-Breiz qui dort en ce lieu ; tant que durera la Bretagne, il sera renommé ;

Il va s’éveiller tout à l’heure en criant, et va donner la chasse aux Franks ! —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Il serait curieux de comparer ce poëme avec un récit latin du temps, ouvrage d’un religieux frank nommé Ermold le Noir, qui suivit en Bretagne l’armée de Louis le Débonnaire, et qui a chanté sa victoire sur les Bretons. Même esprit, mêmes rôles, mêmes caractères, et souvent mêmes faits. Je ne ferai qu’un rapprochement, mais il est frappant. Après avoir raconté le résultat de l’expédition de Louis le Débonnaire contre Morvan-Lez-Breiz, Ermold le Noir ajoute : « Quand Morvan eut été tué, on apporta sa tête toute souillée de sang à un moine appelé Witchar, qui connaissait bien les Bretons, et possédait sur leur frontière une abbaye qu’il tenait des bienfaits du roi ; Witchar la prit entre ses mains, la trempa dans l’eau, la lava, et, en ayant peigné et lissé les cheveux, il reconnut les traits de Morvan[239]. »

L’ermite du poëme populaire, qui est évidemment le même que Witchar, prend aussi entre ses mains, comme on l’a vu, la tête de Morvan-Lez-Breix, et il l’a trempe dans l’eau ; mais celle eau est bénite, et sa vertu, jointe au signe de la croix, ressuscite le héros breton. Cependant tous les événements n’ont pas été aussi complètement transformés par le poëte populaire, témoin la vengeance que l’écuyer de Morvan tire de la mort de son maître. Ici la tradition le dispute en précision à l’histoire ; l’une met le récit de celle vengeance dans la bouche de l’écuyer : « Si j’ai tué, dit-il, son meurtrier, je n’en ai pas moins perdu mon cher seigneur ; » l’autre s’exprime de la sorte, avec non moins de laconisme : « Au moment où un guerrier frank, nommé Cosl, Iranchail la tête du Breton, l’écuyer de Morvan le frappa lui-même par derrière d’un coup mortel[240]. »

La sœur de Lez-Breiz peut avoir, comme l’ermite et l’écuyer. son prototype dans l’histoire. L’écrivain frank, à la vérité, lui donne une femme et non une sœur ; mais n’a-t-il pas à dessein confondu l’une et l’autre pour rendre odieux le vaincu ? Il est permis de le penser quand on a lu les vers où il calomnie indignement les Bretons, sous prétexte de peindre leurs mœurs[241].

Des deux guerriers mentionnés dans le poëme populaire, aucun ne se retrouve chez l’auteur latin. Il nous apprend seulement, et son témoignage est corroboré par celui d’Eginhard, que Louis le Débonnaire, ayant conquis Barcelone, fit prisonnier, et retint près de lui pour le servir[242], plusieurs des Maures qui habitaient la ville[243]. C’était d’ailleurs la mode à la cour des rois de cette époque d’avoir pour officiers des hommes de race noire. Le Maure du poëme populaire est donc certainement un personnage historique. L’auteur breton n’est pas moins d’accord avec tous les historiens du neuvième siècle, quand il suspend la tête ensanglantée du vaincu au pommeau de la selle de Lez-Breiz, qui l’emporte comme un trophée ; on trouve dans les chroniques du temps mille preuves de la persistance de cet usage barbare[244].

Je n’ai pu découvrir aucune allusion à l’autre guerrier dont Lez-Breiz triomphe, et dont le poète populaire a caché le nom sous l’injurieux sobriquet de Lorgnez (vilenie). Mais les paroles qu’on lui met à la bouche sont déjà trop bien celles que les écrivains de cette époque prêtent aux seigneurs franks discourant avec des Bretons, pour qu’il n’appartienne pas à l’histoire Son titre de marc’hek (chevalier), souvent répété dans la pièce et commun a Lez-Breiz lui-même, ne serait pas une raison de douter du fait  ; car on le trouve employé dans des actes contemporains[245], et il doit être pris uniquement dans le sens d’homme de cheval, et non de preux. Si l’on hésitait à le croire, la couleur blanche du bouclier que le poète breton fait porter, selon un usage du neuvième siècle, constaté par Ermold le Noir, à un des chevaliers qu’il nomme, trancherait toute difficulté[246].

Parmi les faits historiques qui ont simplement servi de point de départ aux inventions populaires, j’indique la disparition du corps de Morvan, enlevé par les Franks ; les rapports qu’il eut après sa mort avec le moine Wilchar, et sa sépulture, dont l’empereur Louis crut devoir régler lui-même le cérémonial, sans doute afin de dérober sa tombe à la piété rebelle des Bretons. Ceux-ci, les plus superstitieux du moins, s’imaginèrent aisément que, si leur défenseur avait été rappelé à la vie par le moine frank, comme le bruit en courait, il n’avait pu l’obtenir de lui qu’a des conditions aussi dures que celles auxquelles la famille de Morvan et eux-mêmes la recevaient du vainqueur. Ils supposèrent donc qu’il était retenu captif par le moine dans quelque retraite écartée où il subissait, pour prix de la vie, une pénitence très rude, à laquelle il se soumettait, comme eux-mêmes se soumettaient à la loi de leurs conquérants. Mais au milieu de leurs humiliations et de leurs souffrances acceptées, qu’ils lui faisaient partager avec eux en se personnifiant en lui, ils ne perdaient pas l’espoir. De même qu’ils croyaient au retour d’Arthur, mort en défendant son pays contre les Saxons, trois siècles auparavant, ils crurent que la servitude de Lez-Breiz, ainsi que la leur, aurait un terme, et qu’il reviendrait se mettre à leur tête pour expulser les Franks. De là les recherches entreprises par son écuyer, dans le poème populaire, et la découverte du souterrain où il dort ; de là son prochain réveil, et le cri de guerre qu’il va pousser, après sept ans de servitude et de silence, c’est-à-dire, chose bien remarquable ! précisément sept ans après la mort de Lez-Breiz et la soumission de la Bretagne (818), l’année même (825) où un autre vicomte de Léon de sa famille, Gwiomarc’h, nouveau soutien des Bretons, nouveau Lez-Breiz, appelant son pays aux armes, recommença plus vivement que jamais la guerre contre l’étranger.

Le poëme, dont cette importante circonstance fixe la date au moment où l’insurrection éclata, jouit à son apparition d’une telle popularité, qu’il passa dans le Pays de Galles. Chanté d’abord, comme en Bretagne, il fut, avec le temps, remanié en prose par les Bretons d’outre-mer, et nous en retrouvons le début sous cette forme dans un de leurs contes nationaux, écrit au onzième siècle. Le voici tel que le donne l’écrivain gallois ; mais toute poésie, toute naïveté, tous les détails charmants de l’original, la forme même, si dramatique et si piquante, ont complètement disparu dans son récit terne et sans vie, qui n’est qu’un résumé, du reste. J’ai déjà eu occasion de le remarquer ailleurs[247], celle dégradation est moins l’œuvre du temps que du changement de pays, car la tradition est encore vivante et fleurie, au bout de neuf siècles, de ce côté-ci du détroit, où elle a de profondes racines dans les souvenirs nationaux. L’absence de racines semblables a conduit les Gallois à user d’un singulier moyen pour y suppléer : ils l’ont greffée sur une de leurs tiges traditionnelles et populaires, attribuant à un des héros du pays de Galles nommé Pérédur, l’histoire de Lez-Breiz enfant.

« Un jour on aperçut trois chevaliers chevauchant par le chemin charretier, le long de la forêt ..

« — Ma mère, demanda l’enfant, qu’est-ce que ceux-ci ?

« — Ce sont des anges, mon fils, dit-elle.

« — Par ma foi! dit l’enfant, je veux devenir ange comme eux. —

« Et, il se dirigea vers eux, et il les joignit.

« — Dis moi, chère âme, lui demanda un des cavaliers, as-tu vu passer un chevalier, aujourd’hui ou hier ?

« — Je ne sais, répondit-il, ce que c’est qu’un chevalier.

« — Quelqu’un comme moi, dit l’homme de guerre.

« — Si tu veux répondre à la question que je vais te faire, je répondrai à celle que tu m’as faite.

« — Très-volontiers, dit le chevalier. « — Qu’est-ce donc que ceci ? demanda l’enfant, en montrant la selle. « — C’est une selle, — répondit le guerrier.

« Alors l’enfant l’interrogea sur chaque partie de l’armure des chevaliers et des chevaux, et sur l’usage qu’on en faisait, et sur la manière de s’en servir. Et quand l’homme de guerre lui eut tout montré, et qu’il lui eut appris à quoi servait chaque objet :

« — Va toujours, lui dit l’enfant : j’ai vu quelqu’un comme tu en cherches un ; et je veux te suivre. —

« Alors il revint vers fa mère, et lui dit : — Mère, ce n’étaient pas des anges, mais des chevaliers ordonnés. —

« À ces mots, la mère tomba pâmée comme morte. Et son fils se rendit a l’écurie où étaient les chevaux qui charriaient le bois de chauffage et qui portaient les vivres de la ville en ces lieux déserts ; et il y prit un cheval bai décharné, le meilleur qu’il trouva, et d’un sac il se fit une selle, et avec des branches tordues il imita les harnais qu’il avait vus sur les chevaux des chevaliers ; puis il retourna vers sa mère.

« Cependant la dame avait recouvré l’usage de ses sens — Quoi ! mon fils, lui dit-elle, est-ce que tu voudrais chevaucher ? — Oui, avec votre permission, ma mère. — Alors il faut que je te donne des conseils avant que tu partes. —

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Quand elle eut fini de parler, l’enfant enfourcha son cheval, et, prenant dans sa main une poignée de dards, il partit. »

On voit que le conteur gallois a fait subir aux mœurs du jeune Breton le même changement qu’à la forme de l’œuvre originale : les unes, à ce qu’il paraît, lui semblaient surannées, peut-être grossières, comme l’autre. Son héros est plus civilisé que celui du poëte populaire. Il ne prend pas la fuite, en vrai petit sauvage, sans dire adieu à sa mère ; il l’embrasse, au contraire ; il reçoit ses conseils, il part avec son agrément. Le poëme, dans le remaniement gallois, gagne donc en culture morale, fruit d’une civilisation supérieure, ce qu’il perd en forme primitive et naïve. Cette culture est encore plus développée et plus sensible aux douzième et treizième siècles, époque où il acquit par toute l’Europe une telle popularité, que Chrétien de Troyes, en France, et Wolfram d’Eschenbach, en Allemagne, s’en approprièrent des morceaux, qu’ils placèrent dans deux de leurs romans calqués sur le conte gallois dont nous venons de citer un fragment. Le départ du jeune Lez-Breiz, et son retour au manoir de sa mère, furent les chants qui fixèrent surtout leur attention. J’ai déjà publié le premier[248], d’après Chrétien de Troyes ; le second est encore inédit, et mérite d’être reproduit : mais l’amplification du trouvère français n’ayant pas moins de deux cent soixante-dix vers, tandis que l’original en a seulement cinquante, je me permettrai de l’abréger.

Après avoir raconte l’arrivée du chevalier, dont il change le nom en Perceval, comme les Gallois l’avaient changé en Peredur, et comme les Allemands le changèrent en Parcival, selon l’usage habituel des romanciers du moyen âge, il rend de la manière suivante la reconnaissance du frère et de la sœur :


Hors d’une belle chambre vint
Une moult très-gente pucèle

Blanche, com’ fleur de lys nouvelle
Moult était richement vêtue :
Est droit à Perceval venue.
Par Dieu, le roi de majesté,
L’a moult bonnement salué.
Perceval son salut lui rent,
Qui bien savait à escient
Qu’elle était sa germaine suer (sœur).
Mais ne veut découvrir son cuer (cœur)
Mie, si tost, ainz (mais) veut atendre
A demander et à entendre
Combien a que mourut sa mère,
Et s’il n’a mais (plus) ne suer ne frere.
Oncle, parent ni autre ami.
Assis se sont illec (là) andui (tous deux).
La damoiselle a commandé
A un keu (cuisinier) qu’il hast (hachât) la viande,
Et puis à Perceval demande :
— Sire, où géutes- (couchâtes) vous ennuit (cette nuit) ?
— Là ou n’eus guères de déduit (plaisir),
Fait Perceval, en la foret. —
La damoisele sans arret
Commença des yeux à lermer (pleurer).
Perceval la vit soupirer.
Si lui dit : Qu’avez-vous, suer belle ?
— Sire, ce dit la damoiselle.
Pour vous me souvient de mon frère
Que ne vis desque (depuis que) petite ère (j’étais).
Et ne sais s’il est vif ou mort.
Mais en lui est tous mon confort ;
Espérance ai qu’encor le voie.
Je ne sais que plus en diroie ;
Mais quand vois aucun chevalier,
Si ne me peut le cœur changier
Ni muer qu’il ne m’attendrie.
— Certes, fait Perceval, amie,
Nul hom’ ne s’en doit merveiller (étonner) ;
Mais or me dites, sans tarder,
Si vous serour (sœur) ni frère avez.
Plus que celui que dit avez.

— Certes, fait-elle, biau doux sire,
Bien vous en cuit (dois) la verte (vérité) dire
Je n’ai plus frère ni serour
J’en ai au cœur moult grand irour (chagrin),
Pour ce que suis seule en ce bois.
Bien dix ans (il y) a et quatre mois
Qu’il advint que mon frère ala
En cèle grant foret de là
A la cour du roi s’en ala,
Ne sais comment il esploita (agit) ;
Onques puis n’en ai ouï parler.
Quand de céans le vit aler
Ma mère si chaït (tomba) pamée ;
De deuil fut morte (mourut) et afinée. —
Alors a Perceval pleuré ;
Elle le prit à regarder,
Si lui vit la couleur muer (changer)
Et à larmes faire la trace
Qui lui courent aval (au bas de) la face.
Si lui a dit : Parfoi, biau sire,
Si votre nom me vouliez dire,
Sachiez que volontiers l’ouïrais.
Perceval dit : Je ne saurais
Mon nom celer (cacher), ma douce suer.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Grand pièce (longtemps) après a repondu.
— Suer, fait-il, en baptême fu
Par nom Perceval appelé. —
Quand elle ouït qu’il s’est nommé,
Si (elle) fut si ébahie et prise
Qu’à qui lui donât toute (la) Frise,
Elle n’aurait pu mot sonner (dire).
Perceval la vet (va) acoler (embrasser),
Et lui dit qu’il était son frère,
Et que pour lui morte iert (était) sa mère.
Quand elle l’entend, si (elle) le baise,
Nule rien n’a qui lui déplaise,
Mais moult grande joie s’entrefont.


Li romans de Perceval, par Chrestiens de Troyes, manuscrit de la Bibliothèque royale. Cangé, n° 7536.

Le plagiat est trop évident pour qu’il soit nécessaire d’insister. Le trouvère français du douzième siècle n’est pas plus heureux que ne l’a été le conteur gallois du onzième ; il ne fait, comme lui, qu’une plate copie d’un modèle original et charmant. Les ornements dont il charge ce modèle sont de mauvais goût et manquent de naturel. Pour n’en citer qu’une preuve, tandis que le poète populaire représente la sœur du chevalier, de retour, comme une pauvre orpheline, passant les jours et les nuits à pleurer et à attendre son frère ; tandis qu’il ne lui donne pour compagne et pour servante qu’une vieille nourrice aveugle, qu’il ne la pare point de beaux habits menteurs, qu’il lui fait habiter un manoir, en ruines comme sa fortune, au seuil duquel croissent l’ortie et les ronces et couronné de lierre ; le trouvère la peint richement vêtue, fraîche comme un lis, dans une belle chambre, au milieu de valets nombreux et donnant des ordres à son cuisinier. Les paroles que l’original met dans la bouche de la jeune fille sont aussi bien plus naturelles et bien plus touchantes. « Je n’ai pas de frère sur la terre ; dans le ciel, je ne dis pas, » est un trait plein de délicatesse et de sensibilité ; le copiste l’a négligé, sans doute comme vulgaire. Ce fauteuil maternel, vide, au coin du foyer ; cette croix consolatrice, détails charmants, mais surtout cette question si pathétique de la jeune fille au chevalier qu’elle voit pleurer lorsqu’elle lui parle de sa mère : « Votre mère, l’auriez-vous aussi perdue, quand vous pleurez en m’écoutant ? » tout cela manque dans l’imitation ; en revanche, l’auteur se garde bien d’omettre la circonstance précise et banale des dix ans, terme depuis lequel le chevalier a quitté le manoir ; il croit même devoir y ajouter quelques mois. L’amplificateur allemand, venu le dernier, est encore plus lourd, plus traînant et plus monotone.

Ce n’est pas, au reste, la seule fois que les étrangers ont gâté, en y portant la main, les traditions de la Bretagne ; nous en verrons d’autres exemples. On dirait qu’il en est des souvenirs nationaux comme de ces plantes délicates qui ne peuvent vivre et fleurir qu’aux lieux où elles ont vu le jour.

Il était réservé à un poëte breton et français de notre temps de venger l’injure faite au vieux barde armoricain, et de montrer comment on peut faire passer un poème d’une langue dans une autre sans lui ôter son caractère et son originalité ; l’auteur de Marie a traduit le fragment de Lez-Breiz que j’ai précédemment publié, et il a le projet de traduire le reste de la pièce. Le fragment dont je parle et quelques vers des autres me furent chantés, pour la première fois, par une vieille femme, appelée Marie Koateffer, qui habite au milieu du bois du Ruskek, dans la paroisse de Lokeffret. J’ai complété le poëme au moyen de différentes versions dont je suis redevable à M. Victor Villiers de l’Isle-Adam, à M. de Penguern, à une paysanne de la paroisse de Trégourez, nommée Naïk de Follezou, et à plusieurs autres habitants des montagnes d’Arez.


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LE TRIBUT DE NOMÉNOË.


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ARGUMENT.


Noménoë, le plus grand roi que la Bretagne ait eu, poursuivit l’œuvre de la délivrance de sa patrie, mais par d’autres moyens que ses prédécesseurs. Il opposa la ruse à la force ; il feignit de se soumettre à la domination étrangère, et cette tactique lui réussit pour arrêter un ennemi dix fois supérieur en nombre. L’empereur Charles, dit le Chauve, fut pris à ses démonstrations d’obéissance. Il ne devinait pas que le chef breton, comme tous les hommes politiques d’un génie supérieur, attendait prudemment. Quand vint le moment d’agir, Noménoë jeta le masque ; il chassa les Franks au delà des rivières de l’Oust et de la Vilaine, recula jusqu’au Poitou les frontières de la Bretagne, et, enlevant à l’ennemi les villes de Nantes et de Rennes, qui, depuis, n’ont jamais cessé de faire partie du territoire breton, il délivra ses compatriotes du tribut qu’ils payaient aux Franks (841).

La tradition raconte de la manière suivante l’événement qui détermina ce grand acte d’indépendance.

Je tiens le chant de Joseph Floc’h, cultivateur, du village de Kergerez, dans les montagnes.

XIII


LE TRIBUT DE NOMÉNOÉ.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


L’herbe d’or est fauchée ; il a bruiné tout à coup.[249]
— Bataille! —

— Il bruine, disait le grand chef de famille du sommet des montagnes d’Arez ;

Il bruine depuis trois semaines, de plus en plus, de plus en plus, du côté du pays des Franks,

Si bien que je ne puis en aucune façon voir mon fils revenir vers moi.

Bon marchand, qui cours le pays, sais-tu des nouvelles de mon fils Karo ?

— Peut-être, vieux père d’Arez ; mais comment est-il, et que fait-il ?

— C’est un homme de sens et de cœur ; c’est lui qui est allé conduire les chariots à Rennes,

Conduire à Rennes les chariots traînés par des chevaux attelés trois par trois,

Lesquels portent sans fraude le tribut de la Bretagne, divisé entre eux.

— Si votre fils est le porteur du tribut, c’est en vain que vous l’attendrez.

Quand on est allé peser l’argent, il manquait trois livres sur cent ;

Et l’intendant a dit : — Ta tête, vassal, fera le poids. —

Et, tirant son épée, il a coupé la tête de votre fils.

Puis il l’a prise par les cheveux, et il l’a jetée dans la balance. —

Le vieux chef de famille, à ces mots, pensa s’évanouir ;

Sur le rocher il tomba rudement, en cachant son visage avec ses cheveux blancs ;

Et, la tête dans la main, il s’écria en gémissant : — Karo, mon fils, mon pauvre cher fils ! —


II.


Le grand chef de famille chemine, suivi de sa parenté ;

Le grand chef de famille approche, il approche de la maison forte de Noménoë.

— Dites-moi, chef des portiers, le maître est-il à la maison ?

— Qu’il y soit ou qu’il n’y soit pas, que Dieu le garde en bonne santé ! —

Comme il disait ces mots, le seigneur rentra au logis ;

Revenant de la chasse, précédé par ses grands chiens folâtres ;

Il tenait son arc à la main, et portait un sanglier sur l’épaule.

Et le sang frais, tout vivant, coulait sur sa main blanche, de la gueule de l’animal.

— Bonjour ! bonjour à vous, honnêtes montagnards ; à vous d’abord, grand chef de famille ;

Qu’y a-t-il de nouveau ? que voulez-vous de moi ?

— Nous venons savoir de vous s’il est une justice ; s’il est un Dieu au ciel, et un chef en Bretagne.

— Il est un Dieu au ciel, je le crois, et un chef en Bretagne, si je puis.

— Celui qui veut, celui-là peut ; celui qui peut, chasse le Frank,

Chasse le Frank, défend son pays, et le venge et le vengera !

Il vengera vivants et morts, et moi, et Karo mon enfant.

Mon pauvre fils Karo décapité par le Frank excommunié ;

Décapité dans sa fleur, et dont la tête, blonde comme du mil, a été jetée dans la balance pour faire le poids ! —

Et le vieillard de pleurer, et ses larmes coulèrent le long de sa barbe grise,

Et elles brillaient comme la rosée sur un lis, au lever du soleil.

Quand le seigneur vit cela, il fit un serment terrible et sanglant :

— Je le jure par la tête de ce sanglier, et par la flèche qui l’a percé ;

Avant que je lave le sang de ma main droite, j’aurai lavé la plaie du pays ! —


III.


Noménoë a fait ce qu’aucun chef ne fit jamais :

Il est allé au bord de la mer avec des sacs pour y ramasser des cailloux,

Des cailloux à offrir en tribut à l’intendant du roi chauve[250].

Noménoë a fait ce qu’aucun chef ne fit jamais :

Il a ferré d’argent poli son cheval, et il l’a ferré à rebours.

Noménoë a fait ce que ne fera jamais plus aucun chef :

Il est allé payer le tribut, en personne, tout prince qu’il est.

— Ouvrez à deux battants les portes de Rennes, que je fasse mon entrée dans la ville.

C’est Noménoë qui est ici avec des chariots pleins d’argent.

— Descendez, seigneur ; entrez au château ; et laissez vos chariots dans la remise ;

Laissez votre cheval blanc entre les mains des écuyers, et venez souper là-haut.

Venez souper, et, tout d’abord, laver ; voilà que l’on corne l’eau ; entendez-vous ?

— Je laverai dans un moment, seigneur, quand le tribut sera pesé. —

Le premier sac que l’on porta ( et il était bien ficelé ),

Le premier sac qu’on apporta, on y trouva le poids.

Le second sac qu’on apporta, on y trouva le poids de même.

Le troisième sac que l’on pesa : — Ohé ! ohé ! le poids n’y est pas ! —

Lorsque l’intendant vit cela, il étendit la main sur le sac ;

Il saisit vivement les liens, s’efforçant de les dénouer.

— Attends, attends, seigneur intendant, je vais les couper avec mon épée. —

A peine il achevait ces mots, que son épée sortait du fourreau.

Qu’elle frappait au ras des épaules la tête du Frank courbé en deux,

Et qu’elle coupait chair et nerfs et une des chaînes de là balance de plus.

La tête tomba dans le bassin, et le poids y fut bien ainsi.

Mais voilà la ville en rumeur : — Arrête, arrête l’assassin !

Il fuit ! il fuit ! portez des torches ; courons vite après lui !

— Portez des torches, vous ferez bien ; la nuit est noire et le chemin glacé ;

Mais je crains fort que vous n’usiez vos chaussures à me poursuivre,

Vos chaussures de cuir bleu doré ; quant à vos balances, vous ne les userez plus ;

Vous n’userez plus vos balances d’or en pesant les pierres des Bretons.

— Bataille ! —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Ce portrait traditionnel du chef dont le génie politique sauva l’indépendance bretonne est aussi fidèle, à son point de vue, que ceux de l’histoire elle-même. Celle-ci justifie par son esprit général, sinon par aucun trait précis et connu, l’exactitude de l’anecdote. Avant Noménoë, depuis dix ans au moins, les Bretons payaient le tribut aux Franks ; il les en délivre : voilà le fait historique. La couleur n’est pas moins vraie ; elle est bien de l’époque, ainsi que la langue de la pièce, en général[251]. Lorsque la tête du Frank chargé de recevoir le tribut tombe dans le bassin de la balance, où le poids manque, et que le poète s’écrie avec une joie féroce : « Sa tête tomba dans le bassin, et le poids y fut de la sorte ! » on se rappelle qu’il y a peu d’années, Morvan-le-soutien- des-Bretons disait, en frémissant de rage : « Il aura de moi ce qu’il me demande, cet empereur des Franks, je lui paierai le tribut en fer[252] ! »


ALAIN-LE-RENARD.


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ARGUMENT.


Alain, surnommé Barbe-Torte par l’histoire, et le Barbu ou le Renard par la tradition, exerça d’abord, dans les forêts de l’île de Bretagne, contre les sangliers et les ours, un courage qu’il devait faire servir plus tard à délivrer son pays de la tyrannie des hommes du Nord[253]. Ralliant autour du drapeau national les Bretons cachés dans les bois ou retranchés dans les montagnes, il surprit l’ennemi près de Dol, au milieu d’une noce, et en fit un carnage horrible[254]. De Dol il s’avança vers Saint Brieuc, où d’autres étrangers se trouvaient réunis, qui éprouvèrent le même sort. À cette nouvelle, dit un ancien historien[255], tous les hommes du Nord qui étaient en Bretagne s’enfuirent du pays, et les Bretons, accourant de toutes parts, reconnurent Alain pour chef (957).

Le chant de guerre qu’on va lire, et que j’ai recueilli de la bouche d’un vieux paysan nommé Loéiz Vourrikenn, de la paroisse de Lanhuel-en-Arez, soldat dans sa jeunesse de Georges Cadoudal, se rapporte à l’une des deux victoires d’Alain Barbe-Torte.

XIV


ALAIN-LE-RENARD.


( Dialecte de Cornouaille. )


Le renard barbu glapit, glapit, glapit an bois ; malheur aux lapins étrangers ! ses yeux sont deux lames tranchantes !

Tranchantes sont ses dents, et rapides ses pieds, et ses ongles rougis de sang ; Alain-le-Renard glapit, glapit, glapit : guerre ! guerre !

J’ai vu les Bretons aiguiser leurs armes terribles, non sur la pierre de Bretagne, mais sur la cuirasse des Gaulois.

J’ai vu les Bretons moissonner sur le champ de bataille, non pas avec des faucilles ébréchées, mais avec des épées d’acier ;

Non pas le froment du pays, non pas notre seigle, mais les épis sans barbe du pays des Saxons, et les épis sans barbe du pays des Gaulois.

J’ai vu les Bretons battre le blé dans l’aire foulée, j’ai vu voler la balle arrachée aux épis sans barbe.

Et ce n’est point avec des fléaux de bois que battent les Bretons, mais avec des épieux ferrés et avec les pieds des chevaux.

J’ai entendu un cri de joie, le cri de joie qu’on pousse quand la battue s’achève, retentir depuis le Mont-Saint-Michel jusqu’aux vallées d’Elorn,

Depuis l’abbaye de Saint-Gildas, jusqu’au cap où finit la terre ; qu’aux quatre coins de la Bretagne le renard soit glorifié !

Qu’il soit mille fois glorifié, le renard, d’âge en âge ! qu’on garde la mémoire du chant, mais que l’on plaigne le chanteur !

Celui qui a chanté ce chant pour la première fois n’a jamais chanté depuis ; hélas! le malheureux ! les Gaulois lui ont coupé la langue.

Mais, s’il n’a plus de langue , il a toujours un cœur ! un cœur, et une main pour décocher la flèche de la mélodie.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


On surnomme, en basse Bretagne, épis sans barbe ou têtes rases, les hommes qui coupent leurs cheveux, contre l’usage national. Ce nom, dans le bardit qu’on vient de lire, sert à distinguer les guerriers bretons des guerriers étrangers. Les premiers, selon Ermold le Noir, portaient, au neuvième siècle, les cheveux longs, comme aujourd’hui. Les Normands, au contraire, se rasaient les cheveux et la barbe[256] : Guillaume le Conquérant fit une loi de cette coutume aux Anglo-Saxons qu’il vainquit[257]. Notre poète parle, à la vérité, de Gaulois (de Franks) et de Saxons, et non d’hommes du Nord ; mais on ne peut douter, d’après le sujet de la pièce, que ces noms ne soient pour lui synonymes d’ennemis en général, et qu’ils ne regardent les étrangers vaincus par Alain Barbe-Torte.

Qui le croirait ? Les Brelons modernes ont appliqué à leur chef de bandes le plus illustre les strophes composées en l’honneur du héros du neuvième siècle ! Comme je demandais au paysan qui me les chantait quel était ce Renard barbu dont la chanson faisait mention : « Le général Georges sûrement ! » répondit-il sans hésiter. On donnait effectivement à Georges Cadoudal le surnom de Renard, fort bien justifié par sa rare sagacité.

Les poëmes des anciens bardes gallois, que celui-ci rappelle beaucoup, fourmillent d’interpolations semblables a celle que nous indiquons. En les adaptant aux événements de leur temps, les ménestrels du moyen âge substituèrent très-souvent des noms contemporains aux vieux noms nationaux, et quand ils ne firent pas cette substitution, leurs auditeurs la supposèrent parfois.

Les trois strophes qui terminent la pièce ont évidemment été ajoutées par quelqu’un d’entre eux à l’œuvre originale, mais elles ne sont ni moins anciennes de langue, d’idées, de forme et de couleur, ni moins énergiques que les autres ; elles ont même de plus quelque chose de touchant et d’héroïque à la fois dont l’expression fait venir les larmes aux yeux.


BRAN


OU


LE PRISONNIER DE GUERRE
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ARGUMENT.


La ballade suivante rappelle le souvenir d’un grand combat livré, au dixième siècle, à Kerloan, village situé sur la côte du pays de Léon, par Even le Grand[258] aux hommes du Nord. L’illustre chef breton les força à la retraite, mais ils ne s’embarquèrent pas sans emmener des prisonniers ; de ce nombre fut un guerrier appelé Bran, petit-fils d’un comte du même nom souvent mentionné dans les Actes de Bretagne[259], Près de Kerloan, au bord de la mer, se trouve un hameau où très-probablement il fut fait prisonnier, car ce hameau s’appelle encore aujourd’hui en breton Kervran, ou village de Bran[260]. Je dois une version de la ballade dont il est le sujet à M. le Saint, le digne et respectable recteur de Ploueskat.

XV


BRAN.


( Dialecte de Léon. )



I.


Le chevalier Bran a été blessé, il l’a été au combat de Kerloan,

Au combat de Kerloan, au bord de la mer, a été blessé le petit-fils de Bran le Grand.

Malgré notre victoire, il a été fait prisonnier et emmené au delà des mers.

Au delà des mers quand il arriva enfermé dans une tour, il pleura.

— Ma famille tressaille et pousse des cris de joie ; et je suis sur mon lit : aïe !

Je voudrais trouver un messager qui portât une lettre à ma mère. —

Le messager trouvé, le guerrier donna ses ordres : — Prends un autre habit, messager, l’habit d’un mendiant, par précaution ;

Et emporte ma bague, ma bague d’or, qui te fera reconnaître.

Quand tu seras arrivé dans mon pays, tu la montreras à madame ma mère ;

Et si ma mère vient pour me racheter, messager, tu déploieras un pavillon blanc ;

Et si elle ne vient pas, hélas ! tu déploieras un pavillon noir. —


II.


Quand le messager arriva au pays de Léon, la dame était à souper.

Elle était à table avec sa famille, les joueurs de harpe à leur poste.

— Bonsoir à vous, dame de ce château, voici l’anneau d’or de votre fils Bran ;

Son anneau d’or et une lettre : il faut la lire, la lire à l’instant.

— Joueurs de harpe, cessez de jouer, j’ai un grand chagrin dans le cœur ;

Cessez vite de jouer, joueurs de harpe, mon fils est prisonnier, et je n’en savais rien !

Qu’on m’équipe un vaisseau ce soir, que je passe la mer demain. —


III.


Le lendemain le seigneur Bran demandait, de son lit : — Sentinelle, sentinelle, dites-moi, ne voyez-vous venir aucun navire ?

— Seigneur chevalier, je ne vois que la grande mer et que le ciel. —

Le seigneur Bran demanda encore à la sentinelle, à midi :

— Sentinelle, sentinelle, dites-moi, ne voyez-vous venir aucun navire ?

— Seigneur chevalier, je ne vois que les oiseaux de mer qui volent. —

Le seigneur Bran demanda à la sentinelle, le soir :

— Sentinelle, sentinelle, dites-moi, ne voyez-vous venir aucun navire ?

À ces mots, la sentinelle perfide sourit d’un air méchant :

— Je vois au loin, bien loin, un navire battu par les vents.

— Et quel pavillon, dites vite ! est-il noir, est-il blanc ?

— Seigneur chevalier, d’après ce que je vois, il est noir, je le jure par la rouge braise du feu ! —

Quand le malheureux chevalier entendit ces paroles, il ne dit plus rien ;

Il délourna son visage pâle, et commença à trembler la fièvre.


IV.


Or, la dame demandait aux gens de la ville en abordant :

— Qu’y a-t-il de nouveau céans, que j’entends les cloches sonner ?

Un vieillard répondit à la dame, quand il l’entendit :

— Un chevalier prisonnier, que nous avions ici, est mort cette nuit. —

Il avait à peine fini de parler, que la dame montait vers la tour.

En courant, en fondant en larmes, ses cheveux blancs épars ;

Si bien que les gens de la ville étaient étonnés, très-étonnés, de la voir,

De voir une dame étrangère mener un tel deuil par les rues.

Si bien que chacun se demandait : — Quelle est celle-ci, et de quel pays ? —

La pauvre dame dit au portier, en arrivant au pied de la tour :

— Ouvre vite, ouvre-moi la porte ! Mon fils ! mon fils ! que je le voie ! —

Quand la grande porte fut ouverte, elle se jeta sur le corps de son fils,

Elle le serra entre ses bras, et ne se releva plus.


V.


Sur le champ de bataille, à Kerloan, il y a un arbre qui domine le rivage,

Il y a un chêne au lion où les Saxons prirent la fuite devant la face d’Even le Grand.

Sur ce chêne, quand brille la lune, chaque nuit des oiseaux s’assemblent ;

Des oiseaux de mer, au plumage blanc et noir, une petite tache de sang au front.

Avec eux, une vieille corneille grisonnante, avec elle un jeune corbeau[261].

Ils sont bien las tous deux, et leurs ailes sont mouillées ; ils viennent de par delà les mers, de loin.

Et les oiseaux chantent un chant si beau, que la grande mer fait silence.

Ce chant-là, ils le chantent tout d’une voix, à l’exception de la corneille et du corbeau.

Or, le corbeau a dit : — Chantez, petits oiseaux, chantez,

Chantez, petits oiseaux du pays, vous n’êtes pas morts loin de la Bretagne. —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Dans les plus anciennes traditions bretonnes, les morts reparaissent souvent sur la terre sous la poétique forme d’oiseaux. Cette opinion était particulièrement en vogue au dixième siècle, époque où notre chant fut composé ; un barde gallois de ce temps nous l’atteste[262].

La circonstance du déguisement que prend le messager de Bran pour traverser plus sûrement les pays étrangers ; l’anneau d’or qu’il emporte et qui doit le faire reconnaître ; la perfidie de son geôlier, le pavillon noir, le pavillon blanc, tout cela a été emprunté à notre ballade par l’auteur du roman de Tristan, trouvère du douzième siècle, qui eut souvent recours pour la composition de son ouvrage aux chanteurs populaires bretons, comme il l’avoue lui-même[263]. Ce fait lui seul attesterait l’antiquité de la tradition armoricaine, quand bien même elle ne serait pas aussi répandue chez les Bretons du pays de Galles qu’elle l’est sur le continent. Une autre circonstance fort curieuse, est la mention expresse de joueurs de harpe dans le château des seigneurs bretons. La harpe n’est plus populaire en Armorique ; on se demande même si elle le fut jamais. Maintenant il n’est plus douteux qu’elle y ait été en usage. Nos Actes en fournissent d’ailleurs d’autres preuves que je m’étonne de n’avoir jamais vues citées. L’un d’eux, passé dans la cour du vicomte de Donges, au onzième siècle, est signé d’un officier laïque de cette cour, appelé Berhald, qui s’intitule joueur de harpe, Telenerius[264], terme latinisé du breton telener. Un autre acte de l’an 1009, passé au château d’Auray, par le comte Hoel, prouve que ces musiciens occupaient à la cour des chefs armoricains le même rang honorable que dans celle des princes gallois contemporains, car un joueur de harpe nommé Kadiou (Kadiou Citharista] signe avant sept moines, dont deux abbés crossés[265].


LE FAUCON.


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ARGUMENT.


Geoffroi Ier, duc de Bretagne, était parti pour Rome, laissant le gouvernement du pays à Ethwije, son épouse, sœur de Richard de Normandie. Comme il revenait de son pèlerinage, le faucon qu’il portait au poing, suivant la coutume des seigneurs du temps, s’étant abattu sur la poule d’une pauvre femme du peuple, et l’ayant étranglée, cette femme saisit une pierre et tua du même coup le faucon et le prince (1008). La mort du comte fut le signal d’une effroyable insurrection populaire[266]. L’histoire n’en dit pas la cause : la tradition poétique l’attribue à l’envahissement de la Bretagne par les étrangers que la veuve de Geoffroi y attira, aux vexations qu’ils exercèrent contre les paysans, et à la dureté de leurs agents fiscaux. On chante encore dans les montagnes noires une chanson guerrière sur ces événements ; j’en dois une version à un sabotier de Koatskiriou, nommé Brangolo.

XVI


LE FAUCON.


( Dialecte de Cornouaille. )


Le faucon a étranglé la poule, la paysanne a tué le comte ; le comte tué, on a opprimé le peuple, le pauvre peuple, comme une bête brute.

Le peuple a été opprimé, le pays a été foulé par des envahisseurs étrangers, par des envahisseurs des pays Gaulois, que la Douairière a appelés comme la vache le taureau.

Le pays grevé, une révolte a éclaté ; les jeunes se sont levés, levés se sont les vieux ; par suite de la mort d’une poule et d’un faucon, la Bretagne est en feu, et en sang, et en deuil.

Au sommet des montagnes noires, la veille de la fête du bon Jean, trente paysans étaient réunis autour du feu de joie du père[267]. Or, Kado-le-Batailleur était là avec eux, s’appuyant sur sa fourche de fer.

— Que dites-vous, mangeurs de bouillie ? payerez-vous la taxe ? Quant à moi, je ne la payerai pas ! j’aimerais mieux être pendu !

— Je ne la payerai pas non plus! mes fils sont nus, mes troupeaux maigres ; je ne la payerai pas, je le jure par les charbons rouges de ce feu, par saint Kado et par saint Jean !

— Moi, ma fortune se perd, je vais être complètement ruiné avant que l’année soit finie, il faudra que j’aille mendier mon pain.

— Mendier votre pain, vous n’irez pas ; à ma suite je ne dis pas ; si c’est querelle et bataille qu’ils cherchent, avant qu’il soit jour ils seront satisfaits !

— Avant le jour ils auront querelle et bataille ! nous le jurons par la mer et la foudre ! nous le jurons par la lune et les astres ! nous le jurons par le ciel et la terre ! —

Et Kado de prendre un tison, et chacun d’en prendre un comme lui : — En route, enfants, en route maintenant ! et vite à Guerrande ! —

Sa femme marchait à ses côtés, au premier rang, portant un croc sur l’épaule droite, et elle chantait en marchant : — « Alerte ! alerte ! mes enfants !

« Ce n’est pas pour aller demander leur pain que j’ai mis au monde mes trente fils ; ce n’est point pour porter du bois de chauffage, oh ! ni des pierres de taille non plus  !

« Ce n’est pas pour porter des fardeaux comme des bêtes de somme que leur mère les a enfantés ; ce n’est pas pour piler la lande verte, pour piler la lande rude avec leurs pieds nus.

« Ce n’est pas aussi pour nourrir des chevaux, des chiens de chasse et des oiseaux carnassiers ; c’est pour tuer les oppresseurs que j’ai enfanté mes fils, moi ! » —

Et ils allaient d’un feu à l’autre, en suivant la chaîne des montagnes :

— Alerte ! alerte ! boud ! boud ![268] iou ! iou ![269] Au feu, au feu, les valets du fisc ! —

Quand ils descendirent la montagne, ils étaient trois mille et cent ; quand ils arrivèrent à Langoad, ils étaient neuf mille réunis.

Quand ils arrivèrent à Guerrande, ils étaient trente mille trois cents, et alors Kado s’écria : — Allons ! courage ! c’est ici ! —

Il n’avait pas fini de parler, que trois cents charretées de lande avaient été amenées et empilées autour du fort, et que la flamme, ardente et folle, l’enveloppait ;

Une flamme si ardente, une flamme si folle, que les fourches de fer y fondaient, que les os y craquaient comme ceux des damnés dans l’enfer,

Que les agents du fisc hurlaient de rage en la nuit, comme des loups tombés dans la fosse, et que le lendemain, quand le soleil parut, ils étaient tous en cendre.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Ainsi se vengeaient les montagnards bretons forcés de se faire justice à eux-mêmes, à défaut de chefs nationaux de leur race pour la leur rendre. La sœur du duc de Normandie fit entourer, massacrer, disperser et poursuivre, par ses hommes d’armes, selon l’expression d’un contemporain, les bandes insurgées des pauvres paysans[270]. Mais, plus tard, le joug de l’étranger s’étant adouci en s’usant, comme il arrive toujours, un duc, plus humain et plus juste, voyant l’oppression dont le peuple était l’objet de la part des roturiers, que les nobles, revêtus du titre de sergents féodés, chargeaient d’exercer leurs fonctions, moyennant salaire, publia l’ordonnance suivante : « Pour ce que au temps passé nos sergentises ont esté données à personnes poy savantes et moins suffisantes, quant adee (c’est-à-dire non nobles) ; et quand elles ont esté données à personnes suffisantes, ceulx les affermoient à aultres personnes moins suffisantes, et en tel nombre que ce qui pouvoit estre gouverné par un seul estoit affermé a deux, trois, quatre ou cinq, qui tous convenoient vivre soubz celles sergentises ; et ainxi ont esté noz dits subjetz mangiez, destruits et grandement pillez, et justice celée, et les rapportz malilvesement et faulxement recordez... pour ce avons ordrenné et ordiennons que ceulx qui tendront et à qui nous donrons desoremes en avant sergentises en nostre duchié, les serviront en leurs propres personnes, sans les bailler a ferme... et ne prendront ceulx sergents des subjetz de leurs sergentises, robes, pansiofts, louiers, ne aullres choses...; vinages, bladages, gerbages, ne aultres exactions indues, et en ont levé plusieurs aultres et usé du contraire, dont nous entendons à les faire punir[271]. »


HÉLOISE ET ABAILARD.


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ARGUMENT.


L’histoire d’Héloïse et d’Abailard a fourni un sujet à notre poésie populaire ; mais elle l’a chantée à sa manière. Ce ne sont ni les amours ni les malheurs des deux amants qui l’ont frappée. La métamorphose qu’elle a fait subir à cette femme célèbre est fort étrange ; on voudrait pouvoir en douter, mais il n’y a pas matière à l’ombre d’un doute ; les faits sont positifs : Héloïse est changée en une affreuse sorcière.

On sait qu’elle passa avec Abailard plusieurs années au bourg de Pallet, près de Nantes (1099). Durant leur séjour en Bretagne, le bruit de son savoir se répandit partout ; le peuple en fut émerveillé ; et comme à cette époque de naïve ignorance, tout savant était un sorcier, il lui en départit les connaissances et les attributs : telle est sans doute la cause principale de cette métamorphose singulière ; mais il en est une autre qu’on dira plus tard.

Peu de chants sont plus répandus que celui-ci ; j’en ai recueilli vingt versions.

XVI


HÉLOÏSE ET ABAILARD.


( Dialecte de Cornouailles. )


Je n’avais que douze ans quand je quittai la maison de mon père, quand je suivis mon clerc, mon bien cher Abailard.

Quand j’allai à Nantes, avec mon bien doux clerc, je ne savais, mon Dieu, que le breton ;

Je ne savais, mon Dieu, que dire mes prières, quand j’étais chez mon père, petite, à la maison.

Mais maintenant, je suis instruite, fort instruite en tout point ; je connais la langue des Franks et le latin, je sais lire et écrire.

Et lire dans le livre des Évangiles, et bien écrire, et parler, et consacrer l’hostie aussi bien que les prêtres.

Et empêcher le prêtre de dire sa messe, et nouer l’aiguillette par le milieu et les deux bouts ;

Je sais trouver l’or pur, l’or au milieu de la cendre, et l'argent dans le sable, quand j’en ai le moyen :

Je me change en chienne noire, ou en corbeau, quand je le veux, ou en porte-brandon (feu follet), ou en dragon ;

Je sais une chanson qui fait fendre les cieux, et tressaillir la grande mer, et trembler la terre.

Je sais, moi, tout ce qu’il y a à savoir en ce monde ; tout ce qui a été jadis, tout ce qui sera.

La première drogue que je fis avec mon doux clerc, fut faite avec l’œil gauche d’un corbeau, et le cœur d’un crapaud ;

Et avec la graine de la fougère verte, cueillie à cent brasses au fond du puits, et avec la racine de l’herbe d’or arrachée dans la prairie,

Arrachée tête nue, au lever du soleil, en chemise et nu-pieds.

La première épreuve que je fis de mes drogues, fut faite dans le champ de seigle du seigneur abbé :

De dix-huit mesures de seigle qu’avait semées l’abbé, il ne recueillit que deux poignées.

J’ai un coffret d’argent à la maison, chez mon père : qui l’ouvrirait s’en repentirait bien.

Il y a là trois vipères qui couvent un œuf de dragon ; si mon dragon vient: à bien, il y aura désolation ;

Si mon dragon vient à bien, il y aura grande désolation ; il jettera des flammes à sept lieues à la ronde.

Ce n’est pas avec de la chair de perdrix, ni avec de la chair de bécasse, mais avec le sang sacré des Innocents, que je nourris mes vipères.

Le premier que je tuai était dans le cimetière, sur le point de recevoir le baptême, et le prêtre en surplis.

Quand on l’eut porté au carrefour, je quittai ma chaussure, et m’en allai le déterrer, sans bruit, sur mes bas.

Si je reste sur terre, et ma lumière avec moi ; si nous restons eu ce monde encore un an ou deux ;

Encore deux ou trois ans, mon doux ami et moi, nous ferons tourner ce monde à rebours.

— Prenez bien garde, jeune Loïza, prenez garde à votre âme ; si ce monde est à vous, l’autre appartient à Dieu. —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


L’auteur suppose qu’Héloïse n’a que douze ans lorsqu’elle quitte la maison paternelle pour suivre son amant. Il y a, dans l’énumération qu’elle fait de ses talents, un certain orgueil qui commence par être naïf, et finit par devenir horrible. On y trouve un bizarre mélange de pratiques druidiques et de superstitions chrétiennes. Héloïse est fort savante : elle sait la langue romane et le latin ; elle lit l’Évangile ; les abbesses seules, entre les femmes, en avaient le droit. Ce fait est important : il prouve qu’Héloïse était déjà retirée au Paraclet lors de la composition du chant ; elle n’est donc pas seulement sorcière, elle est religieuse, prêtresse même, puisqu’elle prétend consacrer l’hostie.

Elle est alchimiste ; elle se métamorphose à son gré : elle est tour à tour chienne noire, corbeau, dragon, ou feu follet. Les âmes des méchants empruntent toutes ces formes.

Au pied du Mont-Saint-Michel, en Cornouaille, s’étend un vaste marais ; si le montagnard voit passer, sur le soir, un grand homme maigre et pâle, suivi d’une chienne noire, qui se dirige de ce côté, il regagne bien vite sa cabane, il ferme sa porte au verrou, et se met en prière, car la tempête approche. Bientôt les vents mugissent, le tonnerre roule avec fracas, la montagne tremble et parait prête à s’écrouler : c’est le moment où le magicien évoque les âmes des morts.

Le feu follet est un enfant qui porte à la main un brandon qu’il tourne comme une roue enflammée ; c’est lui qui incendie les villages que l’on voit brûler, la nuit, sans que personne y ait mis le feu ; le cheval malade qui se traîne vers l’écurie, c’est lui : on croit le tenir, il échappe en jetant son tison à la tête du pâtre qui veut le conduire à l’étable. La chèvre blanche, égarée, qui bêle tristement, après le coucher du soleil, au bord de l’étang, c’est encore lui ; elle fait tomber le voyageur dans l’eau, et fuit en ricanant. Esprit, lutin, démon malicieux et moqueur, le porte-brandon met sa joie à narguer l’homme.

Héloïse a tout pouvoir sur la nature : elle connaît le présent, le passé, l’avenir ; elle chante, et la terre s’émeut. Elle sait la vertu des simples ; comme Merlin, elle cueille au point du jour l’herbe d’or ; elle jette des sorts ; elle fait couver des œufs de vipères qu’elle engraisse de sang humain ; elle bouleverserait le monde. Cependant il y a une limite qu’elle ne franchit pas : où finit son empire commence celui de Dieu. Il est curieux d’entendre, au sixième siècle, le barde-druide Taliesin faire étalage de ses connaissances de la même manière qu’Héloïse. Lui aussi se vante d’avoir subi ou de pouvoir subir des métamorphoses étranges; d’avoir été biche, coq et chien[272] ; de connaître tous les mystères de la nature[273] ; d’être l’instituteur du monde ; de tenir enfermé dans ses livres sacrés le trésor entier des connaissances humaines[274].

Le poëte est d’accord avec l’histoire en faisant vivre Héloïse et son amant à Nantes, ou aux environs. C’était le pays classique de la sorcellerie. Le druidisme avait eu un collège de prêtresses dans une des îles situées à l’embouchure de la Loire, et leur science avait laissé de si profondes traces dans les esprits, qu’au milieu du quatorzième siècle, elles ne s’étaient point encore effacées. Le nombre des sorcières se multipliait même tellement de jour en jour, que l’évêque diocésain crut devoir fulminer contre elles une bulle d’excommunication, avec toutes les cérémonies d’usage, en pleine cathédrale, au son des cloches, en allumant, puis éteignant les flambeaux, et foulant aux pieds le missel et la croix[275].

Les druidesses de la Loire, comme les vierges de l’archipel armoricain[276], passaient sans doute, aussi elles, pour être douées d’un esprit surhumain ; sans doute, l’on croyait qu’elles pouvaient soulever par leurs chants la mer et les vents, prendre à leur gré la forme d’animaux divers, guérir de maladies incurables, connaître et prédire l’avenir.

Il est facile de voir, à ces traits, que le poète a confondu Héloïse avec les prêtresses du culte antique de ses pères ; lui aurait-il mis dans la bouche quelques débris de leurs hymnes, conservés par la tradition ? Nous sommes porté à le croire, et telle est la raison qui nous a fait attribuer à une partie du chant une antiquité très-reculée et bien antérieure au douzième siècle, auquel il semble appartenir.

Peu de pièces, avons-nous dit, sont plus populaires ; elle se chante avec de légères variantes dans les quatre dialectes bretons : je la publie d’après une version cornouaillaise, mais évidemment elle a été composée dans le dialecte de Vannes ; les moines de Saint-Gildas de Rhuys, dont Abailard était abbé, et qu’il traita comme on sait, avec un tel dédain philosophique, qu’on le chassa du pays, pourraient bien n’avoir pas été étrangers à sa composition, et s’être faits l’écho satirique des croyances populaires sur Héloïse, pour se venger de l’insolence de leur supérieur, et venger, du même coup, les Bretons insultés par lui.


LE RETOUR D’ANGLETERRE.


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ARGUMENT.


Ce chant étant un épisode de la conquête de l’Angleterre par les Normands, nous ne saurions mieux faire que d’emprunter notre sommaire au bel ouvrage de M. Augustin Thierry.

« Guillaume, dit le grand peintre d’histoire que nous venons de nommer, fit publier son ban de guerre (1066). Il offrit une forte solde et le pillage de l’Angleterre à tout homme robuste et de haute taille qui voudrait le servir de la lance, de l’épée ou de l’arbalète. Il en vint une multitude, par toutes les routes, de loin et de près, du nord et du midi. Il en vint du Maine et de l’Anjou, du Poitou et de la Bretagne, de la France et de la Flandre, de l’Aquitaine et de la Bourgogne, du Piémont et des bords du Rhin. Tous les aventuriers de profession, tous les enfants perdus de l’Europe occidentale accoururent à grandes journées.

« Le comte Eudes de Bretagne envoya à Guillaume ses deux fils pour le servir contre les Anglais. Ces deux jeunes gens, appelés Brian et Alain[277], vinrent au rendez-vous des troupes normandes, accompagnés d’un corps de chevaliers de leur pays[278]. »

Parmi ces auxiliaires du duc de Normandie, se trouvait un jeune Breton dont nos poètes populaires nous ont conservé la touchante histoire, et que j’ai apprise de la bouche d’une paysanne cornouaillaise, Katel Road, de Nizon.

XVII


LE RETOUR D’ANGLETERRE.


( Dialecte de Cornouaille. )


Entre la paroisse de Pouldergat et la paroisse de Plouaré[279], il y a de jeunes gentilshommes qui lèvent une armée pour aller à la guerre, sous les ordres du fils de la Duchesse, qui a rassemblé beaucoup de gens de tous les coins de la Bretagne ;

Pour aller à la guerre, par delà la mer, au pays des Saxons J’ai mon fils Silvestik qu’ils attendent ; j’ai mon fils Silvestik, mon unique enfant, qui part avec l’armée, à la suite des chevaliers du pays.

Une nuit que j’étais couchée, et que je ne dormais pas, j’entendis les filles de Kerlaz chanter la chanson de mon fils ; et moi de me lever aussitôt sur mon séant : — Seigneur Dieu ! Silvestik, où es-tu maintenant ?

Peut-être es-tu à plus de trois cents lieues d’ici, ou jeté dans la grande nier, en pâture aux poissons. Si tu eusses voulu rester près de la mère et de ton père, tu serais fiancé maintenant, bien fiancé ;

Tu serais à présent fiancé et marié à la plus jolie fille du pays, à Mannaik de Pouldergat, à Manna, ta douce belle, et tu serais avec nous et au milieu de les petits enfants, faisant grand bruit dans la maison.

J’ai près de ma porte une petite colombe blanche qui couve dans le creux du rocher de la colline ; j’attacherai à son cou, j’attacherai une lettre avec le ruban de mes noces, et mon fils reviendra.

— Lève-toi, ma petite colombe, lève-toi sur tes deux ailes ; volerais-tu, volerais-tu loin, bien loin, par delà la grande mer, pour savoir si mon fils est encore en vie ?

Volerais-tu jusqu’à l’armée, et me rapporterais-tu des nouvelles de mon pauvre enfant ?

— Voici la petite colombe blanche de ma mère, qui chantait dans le bois ; je la vois qui arrive au mât, je la vois qui rase les flots.

— Bonheur à vous, Silvestik, bonheur à vous, et écoutez : j’ai ici une lettre pour vous.

— Dans trois ans et un jour j’arriverai heureusement ; dans trois ans et un jour je serai près de mon père et de ma mère. —

Deux ans s’écoulèrent, trois ans s’écoulèrent — Adieu, Silvestik, je ne le verrai plus ! Si je trouvais tes pauvres petits os, jetés par la mer au rivage, oh ! je les recueillerais, je les baiserais ! —

Elle n’avait pas fini de parler, qu’un vaisseau de Bretagne vint se perdre à la côte ; qu’un vaisseau du pays, sans rames, les mâts rompus, et fracassé de l’avant à l’arrière, se brisa contre les rochers.

Il était plein de morts ; nul ne saurait dire ou savoir depuis combien de temps il n’avait vu la terre ; et Silvestik était là ; mais ni père, ni mère, hélas ! ni ami n’avait aimé ses yeux !


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


La conquête de l’Angleterre remontant au onzième siècle (1066), il y a tout lieu de croire que cette ballade a été composée à la même époque. C’est l’opinion de M. Augustin Thierry, qui l’a jugée digne d’être insérée dans son histoire.

Plusieurs des chefs bretons, auxiliaires des Normands, se fixèrent dans les domaines qu’ils devaient à la victoire ; d’autres ne revinrent en Bretagne que longtemps après l’expédition. On comprend ainsi l’histoire de Silvestik. Mais qui était-il ? était-il fils d’un noble ou d’un paysan ? prenait-il part à la guerre comme sergent d’armes ou comme chevalier ? Nous adopterions plutôt ce dernier sentiment. Mais l’histoire n’en dit rien, non plus que la tradition. En revanche, celle-ci nous a conservé de précieux renseignements relatifs à un usage auquel le poëte fait allusion : nous voulons parler du ruban des noces.

Anciennement, disent les vieillards, le jour des noces, chez les riches, avant que l’on se rendît à l’église et que le fiancé fût arrivé, la nouvelle mariée descendait dans la salle du manoir, où les parents et les amis se trouvaient déjà réunis; elle allait s’asseoir sur un lit d’honneur, et le Diskared (on nommait ainsi le plus notable des amants supplantés) s’approchait pour lui ceindre le ruban des noces. Ce ruban devait être blanc comme l’innocence de la jeune fille, rose comme sa beauté, noir comme le deuil qu’allait prendre le diskared. Un baiser était le prix de la tâche étrange que lui imposait la coutume.

On conservait précieusement le ruban des noces dans la cassette des joyaux de la famille, d’où il ne sortait qu’aux jours de fête. Les années venaient : le rose, le blanc et le noir du ruban passaient avec les fraîches couleurs de l’épouse, ses rêves naïfs de jeune fille, et le chagrin de l’amant supplanté ; mais l’amour qu’elle avait juré à son mari, dont le rival avait, pour ainsi dire, noué de sa main les nœuds, ne passait pas : elle en gardait toujours le gage, qui la suivait jusque dans la tombe, comme un emblème d’éternelle foi.

La mère de Silvestik avait aussi son nœud de rubans ; mais il ne lui ramena point son fils : la colombe messagère de la colline ne lui rapporta qu’un rameau d’espérance trompeuse, que le vent des tempêtes devait effeuiller et flétrir avec ses derniers beaux jours et ses dernières joies de mère.


L’ÉPOUSE DU CROISÉ.


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ARGUMENT.


A deux lieues de la jolie petite ville de Quimperlé, qui semble flotter sur les eaux d’Isol et d’Ellé, comme une corbeille de feuillage et de fleurs sur un étang, on trouve, en allant vers le nord, le gros village du Faouet. Les anciens chefs de ce nom, branche cadette de la noble et antique famille bretonne des Goulenn, ou Goulaine, selon l’orthographe vulgaire, tiennent une assez grande place dans l'histoire de Bretagne, et la poésie populaire les a pris pour sujet de plusieurs de ses chants. Un d’eux, partant pour la terre sainte (1096), confia sa femme aux soins de son beau-frère : celui-ci promit d’avoir pour elle tous les égards dus à son rang ; mais à peine les croisés eurent-ils quitté le pays, qu’il essaya de la séduire. N’ayant pu y réussir, il la chassa ignominieusement de chez lui, et l’envoya garder ses troupeaux. C’est ce que nous apprennent une vieille tradition et une ballade très-répandue.

XIX


L’ÉPOUSE DU CROISÉ.


( Dialecte de Cornouaille. )


Pendant que je serai à la guerre pour laquelle il me faut partir, à qui donnerai-je ma douce amie à garder ? — Emmenez-la chez moi, mon bean-frère, si vous voulez : je la mettrai en chambre avec mes demoiselles ;

Je la mettrai en chambre avec mes demoiselles, ou dans la salle d’honneur avec les dames ; on leur préparera leur nourriture dans le même vase ; elles s’asseyeront à la même table. —

l’eu de temps après, elle était belle à voir la cour du manoir du Faouet toute pleine de gentilshommes, chacun avec une croix rouge sur l'épaule, chacun sur un grand cheval, chacun avec une bannière, venant chercher le seigneur pour aller à la guerre.

Il n’était pas encore bien loin du manoir, que déjà son épouse essuyait plus d’un dur propos : — Jetez là votre robe rouge et prenez-en une blanche, et allez à la lande garder les troupeaux.

— Excusez-moi, mon frère ; qu’ai-je donc fait? Je n’ai gardé les moutons de ma vie ! — Si vous n’avez gardé les moutons de votre vie, voici ma longue lance qui vous apprendra à les garder. —

Pendant sept ans elle ne fit que pleurer ; au bout des sept ans, elle se mit à chanter.

Et un jeune chevalier qui revenait de l’armée ouït une voix douce chantant sur la montagne.

— Halte ! mon petit page ; tiens la bride de mon cheval; j’entends une voix d’argent chanter sur la montagne ; j’entends une petite voix douce chanter sur la montagne. Il y a aujourd’hui sept ans que je l’entendis pour la dernière fois.

— Bonjour à vous, jeune fille de la montagne ; vous avez bien dîné, que vous chantez si gaiement ?

— Oh! oui, j’ai bien dîné, grâces en soient rendues à Dieu ! avec un morceau de pain sec que j’ai mangé ici.

— Dites-moi, jeune fille jolie qui gardez les moutons, dans ce manoir que voilà, pourrai-je être logé ? — Oh ! oui, sûrement, mon seigneur, vous y trouverez un gîte et une belle écurie pour mettre vos chevaux.

Vous y aurez un bon lit de plume pour vous reposer, comme moi autrefois quand j’avais mon mari ; je ne couchais alors dans la crèche parmi les troupeaux ; je ne mangeais pas alors dans l’écuelle du chien.

— Où donc, mon enfant, où est votre mari ? Je vois à votre main votre bague de noces ! — Mon mari, mon seigneur, est allé à l’armée ; il avait de longs cheveux blonds, blonds comme les vôtres.

— S’il avait des cheveux blonds comme moi, regardez bien, ma fille, ne serait-ce point moi ? — Oui, je suis votre dame, votre amie, votre épouse ; oui, c’est moi qui m’appelle la dame du Faouet.

— Laissez là ces troupeaux, que nous nous rendions au manoir, j’ai hâte d’arriver.

— Bonheur à vous, mon frère, bonheur à vous ; comment va mon épouse, que j’avais laissée ici ?

— Toujours vaillant et beau! Asseyez-vous, mon frère. Elle est allée à Quimperlé avec les dames ; elle est allée à Quimperlé. où il y a une noce. Quand elle reviendra, vous la trouverez ici.

— Tu mens ! car tu l’as envoyée comme une vile mendiante garder les troupeaux ; lu mens par les deux yeux ! car elle est derrière la porte, elle est là qui sanglote.

Va-t’en cacher ta honte ! va-t’en, frère maudit ! Ton cœur est plein de mal et d’infamie ! Si ce n’était ici la maison de ma mère et de mon père, je rougirais mon épée de ton sang ! —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


La croix rouge que fait porter le poëte sur l’épaule à chaque chevalier est le signe qui nous a fait reconnaître quelle est la date de la ballade, et à laquelle des guerres saintes elle se rapporte. Evidemment c’est à la première. C’est la seule où tous les croisés aient pris cette croix ; aux suivantes, chacun portait la couleur de son pays, et l’on sait que le noir était celle de l’Armorique.

L’histoire nous apprend qu’Alain et les chefs bretons qui le suivirent en Palestine revinrent au bout de cinq ans ; le poëte populaire dit de sept ; s’il y a erreur, elle vient sans doute du chanteur, la mesure des mots cinq et sept étant la même en breton, comme en français.


LE ROSSIGNOL.


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ARGUMENT.


Cette ballade étant connue de Marie de France, et déjà populaire à l’époque où vivait ce trouvère, qui l’a imitée, nous n’hésitons pas à la croire antérieure au treizième siècle. Nous l’avons entendu chanter en Cornouaille, entre autres personnes, il une vieille paysanne nommée Loiza Glodiner, du village de Kerloiou, dans les montagnes d’Arez ; mais elle a dû être composée en Léon, car elle appartient au dialecle de ce pays. L’événement qui en est le sujet est peu important en lui-même. Le chanteur breton ne fait que l’indiquer, Marie de France le délaye.

Une dame de Saint-Malo aime un jeune homme et en est aimée ; elle se lève souvent la nuit, pour aller causer avec lui à la fenêtre, et les rues de la ville sont tellement élroites, les pignons tellement rapprochés, qu’elle peut lui parler à voix basse. Mais le mari, qui est un vieillard et un peu jaloux, comme beaucoup le sont, se doute de quelque chose, prend l’éveil et interroge sa jeune femme. Celle-ci répond qu’elle se lève pour écouter un rossignol qui chante dans le jardin. Feignant de donner dans le piège, le vieux mari fait tendre des lacs : par le plus grand hasard, un rossignol s’y trouve pris ; il l’apporte à sa femme, l’étouffe sous ses yeux, et lui ôte ainsi tout prétexte de se lever à l’avenir.

XX


LE ROSSIGNOL.


( Dialecte du Léon. )


La jeune épouse de Saint-Malo pleurait, hier à sa fenêtre élevée :

— Hélas ! hélas ! je suis perdue ! mon pauvre rossignol est tué !

— Dites-moi, ma nouvelle épouse, pourquoi donc vous levez-vous si souvent,

Si souvent d’auprès de moi, au milieu de la nuit, de votre lit,

Nu-tête et nu-pieds ? Pourquoi vous levez-vous ainsi ?

— Si je me lève ainsi, cher époux, au milieu de la nuit, de mon lit,

C’est que j’aime à voir, tenez, les grands vaisseaux aller et venir.

— Ce n’est sûrement pas pour un vaisseau que vous allez si souvent à la fenêtre ;

Ce n’est point pour des vaisseaux, ni pour deux, ni pour trois,

Ce n’est point pour les regarder, non plus que la lune et les étoiles.

Madame, dites-le-moi, pourquoi chaque nuit vous levez-vous ?

— Je me lève pour aller regarder mon petit enfant dans son berceau.

— Ce n’est pas davantage pour regarder, pour regarder dormir un enfant ;

Ce ne sont point des contes qu’il me faut : pourquoi vous levez-vous ainsi ?

— Mon vieux petit homme, ne vous fâchez pas, je vais vous dire la vérité :

C’est On rossignol que j’entends chanter toutes les nuits dans le jardin, sur un rosier ;

C’est un rossignol que j’entends toutes les nuits ; il chante si gaiement, il chante si doucement ;

Il chante si doucement, si merveilleusement, si harmonieusement. toutes les nuits, toutes les nuits, lorsque la mer s’apaise ! —

Quand le vieux seigneur l’entendit, il réfléchit au fond de son cœur ;

Quand le vieux seigneur l’entendit, il se parla ainsi à lui-même :

— Que ce soit vrai, ou que ce soit faux, le rossignol sera pris ! —

Le lendemain matin, en se levant, il alla trouver le jardinier.

— Bon jardinier, écoutez-moi ; il y a une chose qui me donne du souci :

Il y a dans le clos un rossignol qui ne fait que chanter, la nuit ;

Qui ne fait, toute la nuit, que chanter, si bien qu’il me réveille.

Si tu l’as pris ce soir, je te donnerai un sou d’or. —

Le jardinier, l’ayant écouté, tendit un lacet dans le jardin ;

Et il prit un rossignol, et il le porta à son seigneur ;

Et le seigneur, quand il le tint, se mit à rire de tout son cœur.

Et il l’étouffa, et le jeta dans le blanc giron de la pauvre dame.

— Tenez, tenez, ma jeune épouse, voici votre joli rossignol ;

C’est pour vous que je l’ai attrapé ; je suppose, ma belle, qu’il vous fera plaisir. —

En apprenant la nouvelle, le jeune servant d’amour de la dame disait bien tristement :

— Nous voilà pris, ma douce et moi ; nous ne pourrons plus nous voir,

Au clair de la lune, à la fenêtre, selon notre habitude. —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Voulant mettre le lecteur à même de voir comment le poète français a paraphrasé l’œuvre du poëte breton, nous citerons presque en entier la pièce de Marie de France. Seulement, on nous permettra d’en rajeunir quelques mots pour la rendre plus intelligible; l’original ayant été publié par Roquefort[280], il sera facile d’y recourir.

Une aventure vous dirai
Dont les Bretons firent un lai ;
Eostik a nom, ce m’est avis,
Si (ainsi) l’appellent en leur pays.
Ce est rossignol en français,
Et nightingale eu droit anglais.

A Saint-Malo, en la contrée,
Est une ville renommée ;
Deux chevaliers illec (là) manaient (demeuraient),
Et deux forez (voisines) maisons avaient.
L’un avait femme épousée,
Sage, courtoise, moult acemée (spirituelle),
Li autre fut un bachelier[281].
Bien ert (était) connu entre ses pairs.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La femme à son voisin aima,
Tant la requit, tant la pria.
Et tant parut en lui grand bien,
Qu’elle l’aima sur toute rien (par-dessus tout).
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Longuement se sont entr’aimés.
Tant que ce vint à un été.
Que bois et prés sont reverdis.
Et que les vergers sont fleuris,
Et qu’oiselets par grand’ douceur
Mènent leur joie parmi les fleurs.

Qui aimer a à son talent ;
N’est merveille s’il y entend.
Du chevalier vous dirai voir (vérité),
Il y entend à son pouvoir ;
Et la dame de l’autre part
Et du parler et du regard.

Les nuits quand la lune luisait,
Et son sire couché était,
D’auprès de lui souvent levait,
Et de son mantel s’affublait,
A la fenêtre ester (s’asseoir) venait
Pour son ami qu’elle y savait.
Tant elle y fut, tant se leva.
Que son sire s’en courrouça.
Et maintes fois lui demanda
Pourquoi levait et où alla ?
— Sire, la dame lui i-épond.
Il n’en a de joie en ce mond’
Qui n’ouït le éostik chanter ;
Pour ce me vois ici ester.
Tant doucement l’ouïs la nuit.
Que moult me semble grand déduit (plaisir).

Quand li sire ouït ce qu’elle dit,
De ire (colère) et mal talent (pitié) en rit.
De une chose pourpensa (résolut),
Que le éostik engluera (prendra)
Il n’eut valet en sa maison
(qui) Ne fît engins, rets, ou laçon.
Puis les mettent par le verger ;
Ni eut coudre (coudrier) ni châtaignier
Où ils ne mettent lacs ou glu.
Tant que pris l’ont et retenu.

Quand le éostik ils eurent pris.
Au seigneur fut rendu tout vif.
Moult est joyeux quand il le tient.
A chambre la dame s’envient ;
— Dame, fait-il, où êtes-vous?
Venez avant parler à nous.

Je ai le éostik englué. !
Pour qui vous avez tant veillé :
Desor (désormais), pouvez dormir en paix,
Il ne vous éveillera mais. —

Quand la dame l’a entendu,
Dolente et courroucée en fut ;
A son seigneur l’a demandé,
Et il l’occit par engresté (mauvaise humeur).
Le col lui rompt od (avec) ses deux mains
(De ce fit-il que trop vilain !)
Sur la dame le corps jeta,
Si (bien) que son cainse (corsage) ensanglanta
Un peu dessus le sein devant.
De la chambre sort à l’instant.

La dame prend le corps petit,
Durement et pleure et maudit
Tous ceux qui le éostik trahirent.
Et les engins et lacets firent.
Car moult l’ont irritée grand hait (vivement).
— Hélas ! fait-elle, mal m’estuet (m’arrive) !
Ne pourrai plus la nuit lever,
Aller a la fenêtre ester.
Où je soûlais mon ami voir,
Il pensera que je me feigne (moque) :
De ce faut-il que conseil prenne :
Le éostik lui transmetterai,
L’aventure lui manderai. —

En une pièce de samit (taffetas)
A or brodé et tout écrit,
A l’oiselet enveloppé,
Un sien valet a appelé,
Son message lui a chargé,
A son ami l’a envoyé.
Il est au chevalier venu,
Par sa dame lui dit salut.
Tout son message lui conta,
Et le éostik lui présenta.

Quand tout lui a dit et montré,
(Et il l’avait bien écouté),
De l’aventure était dolent,
Mais ne fut pas vilain ni lent,
Un vasselet (petit vase) a fait forger
Où il n’y eut fer ni acier ;
Tout fut d’or fin à bonnes pierres
Moult précieuses et moult chères,
Couvercle y eut très bien assis,
Et le éostik a dedans mis ;
Puis fit la châsse bien sceller,
Et toujours avec lui porter.

Cette aventure fut contée.
Ne put être longtemps celée (cachée) ;
Un lai en firent les Bretons,
Et le Eostik l’appelle-t-on.


La fidélité de cette imitation ne permet pas de douter que Marie de France n’ait traduit sur l’original. Les fleurs qu’elle a cru devoir y broder, et les traits charmants qu’elle omet, ne prouveraient pas le contraire. Si elle juge nécessaire d’apprendre au lecteur que rossignol se dit éostik en breton, et nightingale en anglais, évidemment elle veut lui montrer qu’elle sait les langues bretonne et anglaise. Quand même elle n’aurait pas eu cette intention, on devinerait qu’elle entendait et parlait le breton à plusieurs expressions bretonnes ou francisées dont elle sème ses écrits, au mot enkrez, par exemple, qu’elle francise en engresté, dans la pièce qui nous occupe. On le jugerait encore, à certaines manières de dire qu’offre très-souvent notre ballade, comme tous nos chants populaires, et qu’elle reproduit :


Quand le sire ouït ce qu’elle dit, etc.
Quand le éostik eurent pris, etc.
Quand la dame l’a entendu, etc.
Quand tout lui a dit et montré, etc.


On le verrait surtout par la forme rhthmique de sa pièce, forme identique à celle de l’original, et dont les vers pourraient se diviser, de même, en distiques formant un sens complet, et se chanter sur l’air breton. Je vais plus loin ( et ceci me porte à croire que notre version est bien publiée dans son dialecte naturel ) Marie a très-probablement traduit d’après le dialecte de Léon, car c’est le seul où rossignol se soit toujours écrit et prononcé éostik ; en Cornouaille, en Tréguier et en Vannes, on a constamment écrit estik ou est. Un critique breton, M. Hippolyte Lucas, dans un compte rendu bienveillant de ce recueil, a dit, en parlant du Rossignol : « Cette ballade charmante mériterait d’être rajeunie par un de nos poètes. » Nous regrettons qu’il ne l’ait pas traduite lui-même ; le sujet est tout à fait digne de son gracieux talent.


LA FIANCÉE.


______


ARGUMENT.


« Quiconque est fiancé trois fois sang se marier, va brûler en enfer. » Cet aphorisme, qui fait le thème d’une antique ballade, a sans doute son origine dans le respect que professaient autrefois les Bretons pour la sainteté des fiançailles ; sa forme rhythmique est celle des maximes des druides, et nous ne serions pas étonné que c’en fût une. Selon eux, les âmes avaient trois cercles à parcourir après la mort : le premier était le cercle des peines, ou l’enfer ; le second, celui de la purification ; le troisième, celui du bonheur parfait. C’est ce qu’établissent les documents que nous ont laissés les vieux bardes bretons du pays de Galles[282]. L’âme, d’après nos poètes d’Armorique, devait, avant d’arriver en enfer, passer par les étangs de l’Angoisse et des Ossements, les vallées du Sang, et enfin la Mer, au delà de laquelle s’ouvraient les bouches de l’Abîme ; un barde gallois du cinquième ou du sixième siècle reconnaît aussi, dans le séjour de la Mort et des Peines, une vallée nommée la « vallée des Eaux de l’Angoisse[283] »; il y avait de même dans le Niflyheim des Scandinaves un fleuve ou lac de la Douleur. Voici maintenant ce que racontent Procope et Claudien : « Les pêcheurs et les autres habitants des côtes de la Gaule qui sont en face de la Grande-Bretagne, dit le premier de ces auteurs, sont chargés d’y passer les âmes, et, pour cela, exempts de tributs. Au milieu de la nuit, ils entendent frapper à leur porte ; ils se lèvent : ils trouvent sur le rivage des barques étrangères où ils ne voient personne, et qui pourtant sont si chargées, qu’elles semblent sur le point de sombrer, et s’élèvent d’un pouce à peine au-dessus des eaux. Une heure leur suffit pour le trajet, quoique avec leurs propres bateaux ils puissent difficilement le faire dans l’espace d’une nuit[284]. »

« Il est un lieu, poursuit Claudien, il est à l'extrémité de la Gaule, un lieu battu par les flots de l’Océan..., où l’on entend les plaintes des ombres volant avec un léger bruit. Le peuple de ces côtes voit des fantômes pâles de morts, qui passent[285]. »

On croit que Procope et Claudien, et les poëtes bretons, ont voulu désigner la pointe la plus reculée de l’Armorique : la pointe du Raz, et la baie des Ames ou des Trépassés[286], qui l’avoisinent ; les vallées nues et solitaires du cap situé en face de l’île de Sein ; l’étang de Laoual, sur le bord duquel on voit errer, la nuit, les squelettes des naufragés, qui demandent un suaire et une tombe ; les bouches de l’enfer de Plogoff[287], la ville d’Odierne ; en un mot, toute cette côte affreuse de Cornouaille, hérissée d’écueils et couverte d’immenses ruines, où les tempêtes, les ravages et la désolation semblent avoir fixé leur empire.

Au moins ne peut-on nier que les trouvères français du douzième siècle en aient fait le séjour des âmes et des fées. L’auteur du roman de Guillaume au court nez, qui travaillait à cette époque sur un fonds de vieilles traditions, ou qui peut-être même n’était que traducteur, suppose qu’un chevalier nommé Renoard parcourt les mers pour chercher son fils.

Le chevalier s’endort, la rame lui échappe des mains, sa barque erre a l’aventure ; trois fées l’aperçoivent, et s’approchent en se disant : « Emportons-le bien loin d’ici,

 
En Odierne, la fort’ cité manant,
Où si il veut, encore plus avant,
En la cité Loquiferne la grand[288].


Après avoir lu ces observations préliminaires que nous avons crues indispensables, on comprendra mieux la ballade qui suit.

Elle doit remonter au commencement du treizième siècle, et avoir été composée de 1212 à 1250 ; j’en dirai plus tard la raison. Le début est curieux ; la pièce est l’œuvre d’un vieux poète qui se qualifie barde ambulant. Il y avait donc encore en Bretagne, au treizième siècle, des hommes qui prenaient ce titre, comme au sixième. Les vers du nôtre ont un caractère sombre et fantastique, tout à fait dans le goût des poèmes de ses prédécesseurs, les Druides ; on dirait d’un écho de leurs chants : je les ai recueillis de la bouche d’un paysan poète (Loéiz Guivar), dont j’ai parlé dans l’introduction de ce recueil.

XXI


LA FIANCÉE.


( Dialecte du Léon. )



I.


Écoutez tous, petits et grands, le barde voyageur encore une fois.

J’ai composé un chant nouveau ; jeunes et vieux, venez l’entendre.

Quand arriva ceci, je n’avais pas douze ans finis, Je n’avais pas douze ans finis, et voilà que j’en ai soixante.

Vienne m’écouter qui voudra, écouter le voyageur ; Venez tous m’écouter, si vous voulez ; dans peu, vous ne m’entendrez plus.


II.


Il y a trois nuits que je n’ai dormi, et ce soir encore je ne dormirai point,

Car la vipère siffle ; elle siffle au bord de la rivière.

Or, elle a dit en sifflant : — Voici encore une (âme) à moi !

J’en ai eu quatre de ce lieu, dont pas une n'a été portée en terre —

Deux jeunes gens de qualité avaient été fiancés ce jour-là.

Dix-huit tailleurs avaient fait la robe de noces de la jeune fille ;

Lui avaient fait sa robe de noces, où brillaient douze étoiles ;

Où douze étoiles, et le soleil et la lune étaient peints.

Dix-huit tailleursl'habillèrent ; Satan seul la déshabilla.

Quand la messe eut été chantée, elle revint au cimetière.

En entrant dans l’église, elle était brillante comme la fleur du lis ;

En repassant le seuil de la porte, elle était faible comme une tourterelle.

Survint un grand seigneur paré, couvert de fer de la tête aux pieds ;

Un casque d’or sur la tête, un manteau rouge sur les épaules ;

Ses yeux comme des éclairs, sous son casque, en sa tête ;

Pour monture, une haquenée saxonne aussi noire que la nuit ;

Une haquenée dont le sabot faisait jaillir du feu, comme celle du seigneur chevalier,

Du seigneur Pierre d’Izel-vet (à qui Dieu fasse paix !).

— Donnez-moi la nouvelle mariée, que je la conduise aux miens pour la leur faire voir ;

Qu’aux miens je la conduise pour la leur faire voir ; je serai de retour dans un moment. —

On avait beau attendre la nouvelle mariée, la nouvelle mariée ne revenait pas.


III.


Comme les sonneurs[289] de la fête s’en revenaient fort avant dans la nuit,

Arriva le grand seigneur magnifiquement vêtu : — On s’est bien diverti à la fête ?

— On s’est assez diverti à la noce ; mais la nouvelle mariée est perdue.

— La nouvelle mariée est perdue ? Et seriez-vous bien aises de la voir ?

— Nous serions assez aises de la voir, s’il ne nous en arrive aucun mal. —

Ils parlaient encore, qu’ils étaient rendus au rivage,

Et emportés par une petite barque, et qu’ils avaient passé la grande mer,

Et le lac de l’Angoisse et des Ossements, et qu’ils étaient aux bouches de l’enfer.

— Voici les sonneurs de vos noces, qui sont venus vous voir.

Que donnerez-vous à ces braves gens-ci, pour être venus vous rendre visite ?

— Tenez le ruban de mes noces ; emportez-le, si vous voulez ;

Tenez l’anneau d’or de mes noces ; portez-le chez moi à mon mari.

Dites-lui : « Ne pleure pas : elle n’a ni désir ni mal. »

Portez-le chez moi à mon mari, qui est veuf le jour de ses noces.

Assise sur une chaise dorée, j’apprête de l’hydromel pour les damnés. —


IV.


Ils n’avaient pas fait un pas, qu’ils entendirent jeter un cri :

— Mille malédictions sur vous, sonneurs ! — Le puits de l’enfer était sur sa tête.

Si elle eût gardé son ruban et l’anneau d’or de ses noces.

Et son anneau bénit, le puits de l’enfer était abîmé.


V.


Quiconque est fiancé trois fois, trois fois sans se marier, va brûler en enfer ;

Là, il est aussi séparé du paradis que la feuille morte l’est de la rose ;

Aussi séparé du paradis de Dieu que la branche coupée l’est de l’arbre.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


On devine quel fait a pu fournir le sujet de cette ballade au barde voyageur : c’est sans doute un enlèvement. La pièce offre le même mélange d’idées druidiques et chrétiennes que nous avons déjà signalé, et que nous aurons occasion de signaler encore. L’enfer, tel que le décrit ici le poëte, n’est ni l’enfer comme le conçoivent les Bretons d’aujourd’hui, ni l’enfer tel que le concevaient les Gaulois, bien que les abords en soient les mêmes. Il présente des caractères empruntés à l’un et à l’autre ; il offre aussi un des traits du vahalla des Scandinaves : les damnés boivent de l’hydromel, et la fiancée, assise sur un fauteuil doré, leur sert d’échanson. Elle ne forme aucun vœu ; elle ne souffre pas. Les démons n’ont aucun pouvoir sur elle, car elle porte des symboles bénits ; mais elle les abandonne, et soudain le puits de l’abîme l’engloutit.

On devait se figurer ainsi l’enfer au moyen âge, et Satan, comme un chevalier, avec un manteau rouge, un casque d’or, et des éclairs dans les yeux. Le barde lui fait monter une haquenée anglaise, pareille à celle de défunt seigneur Pierre d’Izel-Vet.

On voit dans la petite église de Lokrist-en-Izel-Vet, paroisse à quelques lieues de Saint-Pol-de-Léon, dans le chœur, à droite de l’autel, près de la balustrade, une tombe plate avec le nom de Pierre de Kermavan, et ces mots ; Anno Dom. mccxii. Il y a lieu de penser que c’est à ce seigneur d Izel-Vet que le barde fait allusion. On peut croire aussi qu’il n’était pas mort depuis très-longtemps, sans quoi le poëte ne l’aurait pas cité comme exemple à ses auditeurs. Telle est la raison qui nous a fait assigner à la ballade une date antérieure à la seconde moitié du treizième siècle.


LE FRÈRE DE LAIT.


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ARGUMENT.


Cette ballade, qui est une des plus populaires de Bretagne, et dont je dois des variantes à M. l’abbé Henry, se chante, sous des titres différents, dans plusieurs parties de l’Europe. M. Fauriel l’a publiée en grec moderne ; Burger l’a recueillie de la bouche d’une jeune paysanne allemande, et lui a prêté une forme artificielle. Les morts vont vite n’est que la reproduction artistique de la ballade danoise : Âagé et Elsé. Un savant gallois m’a assuré que ses compatriotes des montagnes du Nord la possédaient également dans leur langue, mais je n’ai pu parvenir à la découvrir. Toutes reposent sur l’idée d’un devoir, l’obéissance à la religion du serment. Le héros de la ballade allemande primitive, Constantin, et le chevalier breton, ont juré de revenir, et ils tiennent parole, quoique morts.

Nous ne savons à quelle époque on fait remonter la composition des deux chants allemand et danois, ni celle de la ballade grecque : la nôtre doit appartenir aux belles années du moyen âge, le dévouement chevaleresque y brille de son plus doux éclat.

XXII


LE FRÈRE DE LAIT.


( Dialecte de Tréguier. )


I.


La plus jolie fille noble qu’il y eût en ce pays-ci à la ronde était une jeune fille de dix-huit ans, nommée Gwennolaik.

Le vieux seigneur était mort, ses deux pauvres sœurs et sa mère ; tous les siens étaient morts, hélas ! excepté sa belle-mère.

C’était pitié de la voir, pleurant amèrement, au seuil de la porte du manoir, elle si douce et si belle !

Les yeux attachés sur la mer, y cherchant le vaisseau de son frère de lait, sa seule consolation au monde, et qu’elle attendait depuis longtemps ;

Les yeux attachés sur la mer, y cherchant le vaisseau de son frère de lait. Il y avait six ans passés qu’il avait quitté son pays.

— Otez-vous de mon chemin, et allez chercher les bêtes ; je ne vous nourris pas pour rester là, assise. —

Elle la réveillait deux, trois heures avant le jour, l’hiver, pour allumer le feu et balayer la maison ;

Pour aller puiser de l’eau à la fontaine du ruisseau des nains, avec une petite cruche fêlée et un seau fendu.

La nuit était sombre ; l’eau avait été troublée par le pied du cheval d’un chevalier qui revenait de Nantes.

— Bonne santé, jeune fille ; êtes-vous fiancée ? —

Et moi (que j’étais enfant et sotte !), je répondis : — Je n’en sais rien.

— Etes-vous fiancée ? Dites-le-moi, je vous prie. — Sauf votre grâce, cher sire ; je ne suis point encore fiancée.

— Eh bien, prenez ma bague d’or, et dites à votre belle-mère que vous êtes fiancée à un chevalier qui revient de Nantes ;

Qu’il y a eu un grand combat ; que son jeune écuyer a été tué, là-bas ; qu’il a été lui-même blessé au flanc d’un coup d’épée ;

Que, dans trois semaines et trois jours, il sera guéri, et qu’il viendra au manoir, gaiement et vite, vous chercher. —

Et elle courut aussitôt à la maison, et regarda l’anneau :

c’était l’anneau de son frère de lait qu’elle tenait à la main !


II.


Il s’était écoulé une, deux, trois semaines, et le jeune chevalier n’était pas encore de retour.

— Il faut vous marier ; j’y ai songé dans mon cœur, et vous j'ai trouvé, ma fille, un homme comme il faut.

— Sauf votre grâce, ma belle-mère, je ne veux d’autre mari que mon frère de lait, qui est arrivé.

m’a donné mon anneau d’or de noces, et viendra bientôt, gaiement et vite, me chercher.

— Taisez-vous, s’il vous plaît, avec votre anneau d’or de noces, ou je prendrai un bâton pour vous apprendre à parler.

Bon gré, mal gré, vous épouserez Jobik Al-loadek, notre jeune valet d’écurie.

— Jobik ! oh ! l’horreur ! j’en mourrai de chagrin! Ma mère ! ma pauvre petite mère ! si tu étais encore en vie !

— Allez vous lamenter dans la cour, lamentez-vous-y tant que vous voudrez. Vous aurez beau faire des grimaces, dans trois jours vous serez fiancée ! —


III.


Vers ce temps-là, le vieux fossoyeur parcourait le pays, sa clochette à la main, pour porter la nouvelle de mort.

— Priez pour l’âme qui a été M. le chevalier, de son vivant un homme de bien et de cœur,

Et qui a été blessé mortellement au flanc d’un coup d’épée, au delà de Nantes, dans une grande bataille, là-bas.

Demain, au coucher du soleil, commencera la veillée ; et après on le portera de l’église blanche à la tombe. —


VI.


— Vous vous en retournez de bien bonne heure ! — Si je m’en retourne ? Oh! oui vraiment ! — Mais la fête n’est pas finie, ni la soirée non plus.

— Je ne puis contenir la pitié qu’elle m’inspire, et l’horreur que me fait ce gardeur de vaches, qui se trouve face à face avec elle dans la maison !

A l’entour de la pauvre jeune fille, qui pleurait amèrement, tout le monde pleurait, et même M. le recteur ;

Dans l’église de la paroisse, ce matin, tous pleuraient ; tous, et jeunes et vieux ; tous, excepté la belle-mère.

Plus les sonneurs, en revenant au manoir, sonnaient, plus on la consolait, plus son cœur était déchiré.

On l’a conduite à table, à la place d’honneur, pour souper ; elle n’a bu goutte d’eau ni mangé morceau de pain.

Ils ont voulu la déshabiller tout à l’heure pour la mettre au lit ; elle a jeté sa bague, déchiré son bandeau de noces ;

Elle s’est échappée de la maison, les cheveux en désordre. Où elle s’est allée cacher, personne ne le sait. —


V.


Toutes les lumières étaient éteintes, tout le monde dormait profondément au manoir ; la pauvre jeune fille veillait, ailleurs, en proie à la fièvre :

— Qui est là? — Moi, Nola[290], ton frère de lait. — C’est toi, bien toi, vraiment ! C’est toi, toi, mon cher frère ! —

Et elle de sortir et de fuir en croupe sur le cheval blanc de son frère, l’entourant de son petit bras, assise derrière lui.

— Que nous allons vite ? mon frère ! Nous avons fait cent lieues, je crois ! Que je suis heureuse auprès de toi ! Je ne le fus jamais autant.

Elle est encore loin la maison de ta mère ? Je voudrais être rendue.

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous ne tarderons pas à y être. —

Le hibou fuyait, en criant, au-devant d’eux; aussi bien que les animaux sauvages, effrayés du bruit qu’ils faisaient.

— Que ton cheval est souple et ton armure brillante ! Je te trouve bien grandi, mon frère de lait !

Je te trouve bien beau ! Est-il encore loin ton manoir ?

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous arriverons tout à l’heure.

— Ton cœur est glacé ; tes cheveux sont mouillés ; ton cœur et ta main sont glacés ; je crains que tu n’aies froid.

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous voici tout près. N’entends-tu pas les sous perçants des gais ménétriers de nos noces ? —

Il n’avait pas fini de parler, que son cheval s’arrêta tout à coup ; et il en frémit, et il hennit fortement ;

Et ils se trouvèrent dans une île où une foule de gens dansaient ;

Où des garçons et de belles jeunes filles, se tenant par la main, s’ébattaient ;

Tout autour des arbres verts chargés de pommes, et derrière, le soleil levant sur les montagnes,

Une petite fontaine claire y coulait ; des âmes y buvant, revenaient à la vie ;

La mère de Gwennola était avec elles, et ses deux sœurs aussi.

Ce n’était là que plaisirs, chansons et cris de joie.


VI.


Le lendemain matin, au lever du soleil, des jeunes filles portaient le corps sans tache de la petite Gwennola, de l'église blanche à la tombe.

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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Comme on se le rappelle, la ballade allemande finit a la manière des histoires de l’Hilden-Buch, par une catastrophe qui engloutit les deux héros ; il en est de même de la ballade grecque publiée par M. Fauriel.

Constantin avait promis à sa mère de lui ramener sa sœur Areté, « joie ou chagrin qu’elle eût. » La mort le surprend avant qu’il ait pu tenir parole.

« Et sur le minuit, Constantin va chercher sa sœur ; il la trouve dehors se peignant au clair de la lune. — Viens vite, Areté, notre mère te demande. — Ah ! mon frère, qu’y a-t-il donc ? Est-ce l’heure de se mettre en chemin ? Est-on joyeux à la maison ? je mettrai mes habits dorés ; y est-on triste ? j’irai comme je suis. — Ni joyeux ni triste, ma sœur ; viens comme tu es. »

« Et dans la route tandis qu’ils vont, dans la route tandis qu’ils cheminent, ils entendent les oiseaux dire : — Voyez donc cette belle qui conduit un mort. —

« — Oh ! entends-tu, Constantin, les oiseaux ce qu’ils disent ? — Ce sont oiseaux, laisse-les chanter ; ce sont oiselets, laisse-les dire. — Oh ! j’ai peur de toi, mon frère ; tu sens l’encens. — C’est que nous avons été hier à l’église de Saint-Jean, et que le Papas nous a encensés.

« — Ouvre, ma mère, ouvre, voilà ton Areté… — Mon Areté est absente, elle est loin d’ici, dans la terre étrangère. — Ouvre, ma mère, je suis ton fils Constantin, qui t’ai donné Dieu et les saints martyrs pour garants de l’amener Areté, chagrin ou joie qu’elle eût. —

« La mère alors ouvre la porte, et l’âme lui sort du corps[291]. »

Nous avons vu que les anciens Bretons reconnaissaient plusieurs cercles d’existence par lesquels passaient les âmes, et que Procope place l’Elysée druidique au delà de l’Océan, dans une des îles Britanniques qu’il ne nomme pas. Les traditions galloises sont plus précises ; elles désignent expressément cette île sous le nom d’Ile d’Avalon[292], ou des Pommes.

C’est le séjour des héros ; Arthur, blessé mortellement a la bataille de Camlann, y est conduit par les bardes Merlin et Taliesin, guidés par Barinte, le nautonier des âmes[293]. L’auteur français du roman de Guillaume au court nez y fait transporter par les fées son héros Renoard, avec les héros bretons.

Un des lais armoricains de Marie de France y conduit de même le damoiseau Lanval. C’est aussi là, on n’en peut douter, qu’abordent le frère de lait et sa fiancée. Mais nulle âme, dit-on, n’y était admise qu’elle n’eût reçu les honneurs funèbres ; elle restait errante sur le rivage opposé jusqu’à l’heure où le prêtre recueillait ses os et chantait son hymne de mort. Cette opinion est aussi vivace aujourd’hui en Bretagne qu’au moyen âge et qu’aux anciens temps ; et nous y avons vu pratiquer les cérémonies funèbres qui s’y pratiquaient alors.

Dès qu’un chef de famille a cessé de vivre, on allume un grand feu dans l'âtre, on brûle sa paillasse, on vide les cruches d’eau et de lait de sa demeure (de peur, dit-on, que l’âme du défunt ne s’y noie). Il est enveloppé de la tête aux pieds d’un grand drap blanc : on le couche sous une tente funèbre, les mains jointes sur la poitrine, le front tourné vers l’orient ; on place à ses pieds un petit bénitier, on allume deux cierges jaunes à ses côtés, et on donne ordre au bedeau, au fossoyeur, ou quelquefois à un pauvre, d’aller porter « la nouvelle de mort. » Cet homme va de village en village vêtu, en Tréguier, d’une dalmatique noire semée de larmes, agitant une clochette et disant à haute voix : « Priez pour l’âme qui a été un tel ; la veillée aura lieu tel jour, à telle heure ; l’enterrement le lendemain. »

De tous côtés, vers le coucher du soleil, on arrive au lieu indiqué. En entrant, chacun vient tremper dans le bénitier un rameau qu’il secoue sur les pieds du défunt. Lorsque la demeure est pleine, la cérémonie commence : on récite d’abord en commun les prières du soir et l’office des trépassés ; puis les femmes chantent des cantiques. Le défunt reste toujours enveloppé. La veuve seule et ses enfants viennent soulever de temps à autre un coin du drap et le baiser au front. A minuit, on passe dans l’appartement voisin, où le « repas des âmes » est servi. Le mendiant s’y asseoit à côté du riche : ils sont égaux devant la Mort. Au reste, comme nous aurons occasion de le dire encore, le pauvre est toujours associé aux douleurs comme aux plaisirs de tous, en Bretagne ; il a sa place à la table de mort, comme au banquet des noces.

Au point du jour, le recteur de la paroisse arrive, et tout le monde se retire, à l'exception des parents, en présence desquels le bedeau cloue le défunt dans la châsse. Aucun membre de la famille, ni la veuve, ni les frères, ni les sœurs, ni même le plus petit enfant, ne doit manquer à ce suprême et solennel adieu ; c’est un devoir sacré. On charge ensuite le mort sur une charrette attelée de bœufs. Le clergé, précédé de la croix, ouvre la marche du cortège funèbre ; ensuite vient le corbillard, que suivent la veuve et les femmes en coiffes jaunes et en mantelets noirs plissés, deuil des paysannes, et les autres parents, la tête nue et les cheveux au vent. On se dirige ainsi vers l’église du bourg, où l’on dépose la bière sur les tréteaux funèbres. La veuve reste agenouillée près de son mari pendant toute la cérémonie, et ne se relève que pour le suivre au cimetière.

Le plus grand silence a régné jusque-là ; on n’entend que la voix des prêtres qui chantent les hymnes, et des cloches qui sonnent les glas. Mais aussitôt que l’officiant, debout sur le bord de la tombe, a murmuré les derniers mots de la prière des morts, que le fossoyeur a laissé glisser la bière dans la fosse, que l’on touche à l’instant où l’on va perdre pour toujours celui qu’un aimait, au bruit sourd que rend la châsse en tombant, un cri déchirant part de tous les cœurs ; souvent la veuve et ses enfants veulent s’élancer après elle ; les hommes se jettent a genoux, en voilant leurs visages de leurs longs cheveux, comme ils le font en signe de deuil ; la foule reflue épouvantée, et parfois le prêtre lui-même, quoique habitué a ces douloureux spectacles, ne peut retenir ses larmes.


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LE CLERC DE ROHAN.


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ARGUMENT.


Jeanne de Rohan, fille d’Alain, sixième du nom, vicomte de Rohan, et d’Isabeau de Léon, épousa, en l’an 1236, Mathieu, seigneur de Bauveau, fils de René, connétable de Naples[294]. L’histoire ne nous en dit pas davantage sur ces deux époux. Nos poètes populaires sont moins laconiques : ils racontent très-longuement les aventures de Jeanne et de son mari, qu’ils appellent Mahé de Traonioli, traduisant en breton les noms français Mathieu et Beauvau[295]. La mère de celui qui écrit ces lignes entendit chanter, il y a soixante-quatre ans, plusieurs couplets de la ballade dont ils sont le sujet à une vieille femme de la paroisse de Névez, appelée Marie Tanguy, et elle fut si frappée du caractère de la pièce, qu’elle en fit une copie à l’aide de laquelle a été retrouvé le chant tout entier.

XXIII


LE CLERC DE ROHAN.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Il était une gentille enfant de la famille de Rohan ; il n’y avait plus d’autre fille qu’elle.

Entre douze et treize ans, elle consentit à prendre un mari.

Elle consentit à choisir entre barons et chevaliers,

Entre chevaliers et barons qui venaient lui rendre visite ;

Aucun d’eux ne lui plut, excepté le seigneur baron Mathieu,

Le seigneur du château de Tronjoli , homme puissant d’Italie ;

Celui-là plut à son cœur par sa loyauté et sa courtoisie.

Le bonheur des époux avait duré trois ans et demi,

Quand fut portée à tout le monde la nouvelle dit départ pour la guerre d’Orient.

— Comme je suis du plus noble sang, il me faut partir le premier ;

Donc, puisqu’il le faut, mon cousin, je le confie ma femme,

Je le confie ma femme et mon cher fils ; aie bien soin d’eux, bon clerc. —

Le lendemain matin, comme il partait, bien monté, équipé et alerte,

Voici venir la dame qui descendait, en pleurant, les degrés du perron ;

Elle descendait avec son enfant dans ses bras, et sanglotait, la bonne dame.

S’étant approchée de son mari, elle embrassa son genou,

Elle embrassa son genou et l’arrosa de ses larmes.

— Mon cher seigneur, je vous en supplie, au nom du ciel, ne me quittez pas ! —

Le seigneur, attendri, lui tendit la main.

Et il l’enleva de terre dans ses bras, et la fit asseoir devant lui ;

Il la fit asseoir sur son cheval et l’embrassa.

— Chère petite Jeanne, cesse de pleurer ; je serai de retour dans un an. —

Puis il prit son enfant de dessus les genoux de sa douce épouse,

Il le prit entre ses bras, et il le regardait avec tant d’amour !

— N’est-ce pas, mon fils, que, lorsque tu seras grand, tu viendras à la guerre avec ton père ? —

Lorsqu’il sortit de la cour, grands et petits poussaient des cris,

Petits et grands, tout le monde pleurait ; mais le clerc, lui, ne pleurait pas.


II.


Le clerc perfide ainsi parlait à la jeune dame, un matin :

— Voici l’année finie, et la guerre aussi, je présume ;

Voici la guerre finie, et il ne revient pas au château.

Répondez-moi, ma sœur, ma dame, que dit votre cœur ?

Est-ce à présent la mode pour les femmes de rester veuves, bien que leurs maris soient vivants ?

— Tais -toi, misérable clerc ! ton cœur est plein de péchés ;

Si mon mari était ici, il te romprait les membres. —

Quand le clerc l’entendit, il se rendit secrètement au chenil,

Où, avisant le lévrier du seigneur, il lui coupa la gorge.

Et après l’avoir tué, il écrivit avec le sang,

Il écrivit une lettre au seigneur, et la lui adressa à l’armée.

Et cette lettre portait : « Votre femme, cher seigneur, est chagrine ;

« Elle est très-chagrine, votre chère petite femme, à cause d’un malheur qui est arrivé :

« Elle est allée chasser la biche, et votre lévrier fauve est crevé. »

Le baron, ayant lu la lettre, y fit cette réponse :

« Dites à ma femme de ne pas se chagriner, nous avons de l’argent assez :

« Si mon lévrier fauve est mort, hé bien, j’en achèterai un autre, à mon retour ;

« Toutefois, qu’elle n’aille pas trop souvent chasser la biche, car les chasseurs sont dérangés. »


III.


Le méchant clerc vint trouver la dame une seconde fois :

— Vous perdez, madame, votre beauté, à pleurer ainsi nuit et jour.

— Je me soucie peu de ma beauté, quand mon mari ne revient pas.

— Puisqu’il ne revient pas, votre mari, sans doute qu’il est remarié ou mort.

En Orient, il y a de belles filles, qui, de plus, ont beaucoup d’argent.

En Orient, on fait la guerre : bien des gens, hélas ! y périssent.

S’il est remarié, maudissez-le ; s’il est mort, oubliez-le.

— S’il est remarié, je mourrai ; je mourrai s’il est mort.

— On ne jette pas le coffre au feu, parce qu’on en a perdu la clef ;

Une clef neuve, à mon avis, vaut bien mieux qu’une vieille clef.

— Retire-toi, misérable clerc, ta langue est gangrenée par l’impudicité ! —

Quand le clerc l’entendit, il se rendit secrètement à l’écurie.

Il avisa le cheval du seigneur, le plus beau qu’il y eût dans tout le pays,

Blanc comme un œuf et plus doux encore au toucher ; léger comme un oisoau, plein de cœur et de feu.

Qui jamais n’avait mangé d’autre fourrage que de la lande pilée et du seigle vert.

Le clerc, l’ayant considéré, lui enfonça son poignard dans le poitrail.

Quand il l’eut abattu, il écrivit au baron : « Un autre malheur est arrivé au château (ne vous fâchez pas, cher seigneur) :

« Au retour d’une fête de nuit, votre cheval s’est cassé deux jambes. »

Le baron répondit : « Est-il possible que mon cheval se soit tué !

« Mon cheval est tué! mon lévrier crevé ! cousin clerc, conseillez-la !

« Toutefois, ne la grondez pas, mais qu’elle n’aille plus aux fêtes de nuit ;

« Ce ne sont pas seulement les jambes des chevaux, ce sont les unions qu’on y brise. »


IV.


Quelque temps après le clerc revint à la charge :

— Vous m’obéirez, ma dame, ou vous allez mourir !

— J’aime mieux mourir mille fois que d’offenser Dieu mortellement. —

A ces mots, le clerc impudique ne se posséda plus de rage :

Il dégaina son poignard, et le lui lança à la tête ;

Mais l’ange blanc de la dame détourna le coup, et l’arme alla frapper la muraille.

Et la pauvre femme de s’enfuir, et de fermer la porte derrière elle.

Et lui de ressaisir son poignard, furieux comme un chien enragé ;

Et de descendre les escaliers, deux à deux, trois à trois ;

Et droit à la chambre de la nourrice, où l’enfant dormait doucement :

L’enfant y était seul, un bras hors du berceau ;

Un de ses petits bras pendant, l’autre ployé sous sa tête ;

Son petit cœur découvert.... Hélas ! pauvre mère, vous allez pleurer !

Et puis le clerc remonta, et il écrivit en noir et en rouge,

Il écrivit tout d’une haleine au seigneur :

« Dépêchez-vous, dépêchez-vous de revenir ;

« Dépêchez-vous, seigneur, de revenir au château pour y rétablir l’ordre :

« Votre chien est mort, et votre coursier blanc ; mais ce n’est pas cela qui me désole le plus,

« Ce n’est pas cela qui vous désolera le plus vous-même : votre petit enfant, hélas ! il est mort ! «La grande truie l’a dévoré pendant que votre femme était au bal,

« Au bal avec le meunier son galant, qui plante un rosier au château. »


V.


Quand le baron reçut la lettre, il revenait du combat,

Il revenait vers son pays, au son joyeux des trompettes.

A mesure qu’il lisait la lettre, sa colère s’enflammait.

Lorsqu’il eut achevé de la lire, il la froissa entre ses mains ;

Et il la déchira avec les dents, et il en foula les morceaux aux pieds de son cheval.

— Vite, en Bretagne ! Plus vite donc, écuyer, ou je vous passe ma lance au travers du corps ! —

En arrivant au château, il frappa trois coups à la porte de la cour ;

Il frappa à la porte de la cour trois coups qui firent tressaillir tout le monde.

Quand le clerc entendit, il courut pour ouvrir :

— Comment donc, clerc maudit, ne t’avais-je pas confié ma femme ? —

Et il enfonça dans la bouche ouverte du clerc sa lance dont le fer ressortit par la nuque ;

Et de monter les escaliers, et de s’élancer dans la chambre de sa femme.

Et, avant qu’elle pût parler, il la perça de son épée.


VI.


— Seigneur prêtre, dites-moi, qu’avez-vous vu au château ?

— J’ai vu une douleur telle qu’il n’en fut jamais sur la terre ;

J’ai vu mourir une martyre, et son bourreau près d expirer de regret.

— Seigneur prêtre, dites-moi, au carrefour qu’avez-vous vu ?

— J’ai vu une charogne déterrée, en proie aux chiens et aux corbeaux.

— Et qu’avez-vous vu au cimetière, à la clarté de la lune et des étoiles ?

— J’ai vu une dame vêtue de blanc, assise sur une tombe nouvelle,

Un bel enfant sur ses genoux, le cœur percé de part en part ;

A sa droite, un lévrier fauve, un coursier blanc, à sa gauche :

Le premier la gorge coupée, le second le poitrail percé ;

Et ils allongeaient la tête, et ils léchaient ses mains douces ;

Et elle les caressait l’un après l’autre, en souriant,

Et l’enfant, comme s’il eût été jaloux, caressait lui-même sa mère ;

Tant que la lune se coucha ; et je ne vis plus rien ;

Mais j’entendis le rossignol de nuit chanter le chant du paradis.

______

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Le baron, dit le poète populaire, partit pour l’Orient après trois années de mariage. L’histoire nous apprend effectivement qu’en 1239, trois ans après l’époque où eurent lieu les noces de Mathieu de Beauvau et de Jeanne de Rohan, le duc Pierre Mauclerc prit la croix, accompagné d’un grand nombre de seigneurs bretons. La ballade ajoute qu’au bout d’un an, la guerre étant finie, Mathieu revint en Bretagne ; et ici encore elle est conforme à l’histoire, qui fait conclure une trêve au commencement de 1241, entre les Sarrasins et les chrétiens, dont la plupart s’embarquèrent immédiatement à Joppé pour revenir en Europe. Celle même année, nous voyons Mathieu de Beauvau cité, à la requête de l’évêque de Nantes, à comparaître devant l’archevêque de Bourges, pour avoir à se disculper d’excès dont il se serait rendu coupable, comme s’exprime l’acte d’assignation[296]. Ces excès seraient-ils la mort de sa femme et de l’odieux calomniateur de celle-ci ? L’histoire n’en dit rien, mais il y a tout lieu de le croire.


LES TEMPLIERS


OU


LES TROIS MOINES ROUGES.
______


ARGUMENT.


Les templiers ou moines rouges, comme les appellent les Bretons, n’étaient pas plus populaires en Bretagne que dans les autres parties de l’Europe occidentale. En Angleterre, les enfants s’en allaient criant par les rues : Gardez-vous de la bouche des templiers[297] ! En France, on dit encore aujourd’hui proverbialement : Boire comme un templier. On les accusait d’initiations infâmes ; d’adorer une certaine tête horrible, à barbe blanche, avec des yeux étincelants, qu’ils appelaient leur Sauveur[298]. Le peuple prétendait qu’ils oignaient et sacraient cette idole de la graisse d’un enfant nouvellement né d’un templier et d’une vierge, cuit et rosty au feu, et qu’à leur entrée dans l’ordre, ils renonçaient au christianisme et crachaient sur la croix. Tels furent les motifs de leur condamnation.

On voit, aux portes de Quimper, les ruines d’une antique commanderie de templiers. C’est probablement là que se passa le fait consigné dans la ballade suivante dont je dois la connaissance à une mendiante appelée Ann Tern, de la paroisse de Nizon. Il y a lieu de croire qu’il arriva sous l’épiscopat d’Alain Morel, évêque, de Quimper, de 1290 a 1321.

XXIV


LES TROIS MOINES ROUGES.


(Dialecte de Cornouaille.)


Je frémis de tous mes membres, je frémis de douleur, en
voyant les malheurs qui frappent la terre,

En songeant à l’événement qui vient, horrible, d’arriver aux
environs de la ville de Quimper, il y a un an.

Katelik Moal cheminait en disant son chapelet, quand trois
moines, armés de toutes pièces, la joignirent ;

Trois moines sur leurs grands chevaux bardés de fer de la
tête aux pieds, au milieu du chemin, trois moines rouges.

— Venez avec nous au couvent, venez avec nous, belle jeune
fille ; là ni or ni argent, en vérité, ne vous manquera.

— Sauf votre grâce, messeigneurs, ce n’est pas moi qui irai
avec vous, j’ai peur de vos épées qui pendent à votre côté.

— Venez avec nous, jeune fille, il ne vous arrivera aucun mal.
— Je n’irai pas, messeigneurs ; on entend dire de vilaines choses !

— On entend dire assez de vilaines choses aux méchants!
Que mille fois maudites soient toutes les mauvaises langues !

Venez avec nous, jeune fille, n’ayez pas peur !
— Non, vraiment ! je n’irai point avec vous ! j’aimerais mieux être brûlée !

— Venez avec nous au couvent, nous vous mettrons à l’aise.
— Je n’irai point au couvent, j’aime mieux rester dehors.

Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on, sept
belles jeunes filles à fiancer, et elles n’en sont point sorties.


— S’il y est entré sept jeunes filles, vous serez la huitième ! —
Et eux de la jeter à cheval, et de s’enfuir au galop ;

De s’enfuir vers leur demeure, de s’enfuir rapidement avec
la jeune fille en travers, à cheval, un bandeau sur la bouche.

Et au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus,
ils furent bien déconcertés en cette commanderie ;
 
Au bout de sept ou huit mois, ou quelque chose de plus :
— Que ferons-nous, mes frères, de cette fille-ci maintenant ?

— Mettons-la dans un trou de terre. — Mieux vaudrait sous la croix.
— Mieux vaudrait encore qu’elle fût enterrée sous le maître autel.

— Eh bien ! enterrons-la ce soir sous le maître autel où
personne de sa famille ne la viendra chercher ! —

— Vers la chute du jour, voilà que tout le ciel se fend !
De la pluie, du vent, de la grêle, le tonnerre le plus épouvantable !

Or, un pauvre chevalier, les habits trempés par la pluie,
voyageait tard, battu de l’orage ;

Il voyageait par là et cherchait quelque part un asile,
quand il arriva devant l’église de la commanderie.

Et lui de regarder par le trou de la serrure, et de voir
briller dans l’église une petite lumière ;

Et les trois moines, à gauche, qui creusaient sous le maître
autel ; et la jeune fille sur le côté, ses petits pieds nus attachés.

La pauvre jeune fille se lamentait, et demandait grâce :
— Laissez-moi ma vie, messeigneurs ! au nom de Dieu !

Messeigneurs, au nom de Dieu ! laissez-moi ma vie ! Je me
promènerai la nuit et me cacherai le jour. —

Et la lumière s’éteignit, et il restait à la porte sans bouger,
stupéfait.


Quand il entendit la jeune fille se plaindre au fond de son tombeau :
— Je voudrais pour ma créature l’huile et le baptême ;

Puis, l'extrême-onction pour moi-même, et je mourrai contente et de grand cœur après.

— Monseigneur l’évêque de Cornouaille, éveillez-vous,
éveillez-vous ; vous êtes là dans votre lit, couché sur la plume molle ;

Vous êtes là dans votre lit, sur la plume bien molle, et il y
a une jeune fille qui gémit au fond d’un trou de terre dure,

Demandant pour sa créature l’huile et le baptême, et l’extrême-onction pour elle-même. —

On creusa sous le maître autel par ordre du seigneur comte (de Quimper), et on retira la pauvre fille, au moment où l’évêque arrivait ;

On retira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec
son petit enfant, endormi sur son sein ;

Elle avait rongé ses deux bras, elle avait déchiré sa poitrine, elle avait déchiré sa blanche poitrine jusqu’à son cœur.

Et le seigneur évêque, quand il vit cela, se jeta à deux genoux, en pleurant, sur la tombe ;

Il passa trois jours et trois nuits les genoux dans la terre
froide, vêtu d’une robe de crin et nu-pieds.

Et au bout de la troisième nuit, tous les moines étant là,
l’enfant vint à bouger entre les deux lumières (placées à ses côtés) ;

Il ouvrit les yeux, il marcha droit, droit aux trois moines rouges : — Ce sont ceux-ci ! —

Ils ont été brûlés vifs, et leurs cendres jetées au vent ;
leur corps a été puni à cause de leur crime.


NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Le peuple voit encore, la nuit, les moines rouges : ils sont vêtus de manteaux blancs et portent une grande croix écarlate sur la poitrine ; ils montent des squelettes de chevaux enveloppés dans des draps mortuaires. Ils poursuivaient, dit-on, jadis, les voyageurs, s’attaquant de préférence aux petits garçons et aux jeunes filles, qu’ils enlevaient et conduisaient Dieu sait où, car ils ne les ramenaient point. On raconte qu’une pauvre femme attardée, passant près d’un cimetière, ayant vu un cheval noir, couvert d’un linceul, qui broutait l’herbe des tombeaux, puis tout à coup une forme gigantesque avec une figure verte et des yeux clairs venir à elle, fit le signe de la croix ; qu’à l’instant ombre et cheval disparurent dans des tourbillons de flammes, et que, depuis ce jour, les moines rouges (car c’en était un) ont cessé d’être redoutables et perdu le pouvoir de nuire.

C’est peut-être une allégorie de leur épouvantable fin.

M. Turquety a été si frappé de la beauté des vers qu’ont vient de lire, leur caractère répond si bien au côté grave et sombre de sa nature poétique, qu’il a voulu faire au chanteur breton l’honneur de jouter avec lui, en français. Inutile de dire lequel des deux poètes a été vainqueur. L’auteur d’Amour et Foi, du reste, n’avait pas besoin d’une couronne nouvelle. Quel cœur honnête, jeune et pur ne s’est pas écrié souvent, après l’avoir lu :


Et vos, ô lauri, carpani, et te, proxima myrte !


À cette verte et fraîche guirlande, j’ajouterai, comme Breton, une branche de bouleau fleuri, laurier des vieux bardes, et poursuivrai avec Virgile :


Sic positæ quoniam suaves miscetis odores.


_______


JEANNE DE MONTFORT,


ou


JEANNE-LA-FLAMME.


______


ARGUMENT.


Depuis la fin du douzième siècle, la Bretagne avait cessé d’être gouvernée par des chefs de nom et de race bretonne. Deux partis la divisaient : l’un français, qui travaillait pour établir la suprématie de la France ; l’autre anglo-normand, qui combattait pour faire prévaloir les intérêts de l’Angleterre. En l’année 1341, la famille de Blois représentait le premier, et celle de Montfort le second. Les de Blois eurent d’abord l’avantage : Jean de Montfort, troisième du nom, reconnu par les états pour légitime duc de Bretagne, assiégé dans la ville de Nantes, fut pris par le frère du roi de France, et conduit prisonnier à Paris. Mais la captivité du duc ne devait pas abattre pour longtemps le courage de son parti : une femme, qu’on a justement surnommée la Clorinde du moyen âge, le releva. Prenant entre ses bras son fils encore enfant, et se présentant avec lui au milieu de ses barons consternés : « Montfort est pris, leur dit Jeanne de Flandre, mais rien n’est perdu, ce n’était qu’un homme ; voici mon fils, qui sera, s’il plaît a Dieu, son restorier, et vous fera du bien assez. » Puis elle s’enferma dans Hennebont que Charles de Blois attaqua vainement ; elle fit lever le siège aux Français, et rétablit les affaires de son mari.

L’incroyable audace dont cette femme extraordinaire donna des preuves au siège d’Hennebont, en allant elle-même mettre le feu au camp ennemi, l’a fuit surnommer par le peuple Jeanne-la-Flamme. C’est ce qu’atteste le récit poétique de cette héroïque expédition. Il m’a été chanté pour la première fois, comme le chant suivant sur la bataille des Trente, qui appartient à la même époque, par un aveugle de Plounevez-Kintin, connu sous le nom de Guillarm Arfoll.

XXV


JEANNE-LA-FLAMME.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


— Qu’est-ce qui gravit la montagne ? C’est un troupeau de moutons noirs, je crois.

— Ce n’est point un troupeau de moutons noirs ; une armée, je ne dis pas,

Une armée française qui vient mettre le siège devant Hennebont. —


II.


Tandis que la duchesse faisait processionnellement le tour de la ville, toutes les cloches étaient en branle ;

Tandis qu’elle chevauchait sur son palefroi blanc, avec son enfant sur ses genoux ;

Partout sur son passage les habitants d’Hennebont poussaient des cris de joie :

— Dieu aide le fils et la mère ; et qu’il confonde les Français! —

Comme la procession finissait, on ouït les Français crier :

— C’est maintenant que nous allons prendre tout vivants, dans leur gîte, la biche et son faon !

Nous avons des chaînes d’or pour les attacher l’un à l’autre. —

Jeanne-la-Flamme leur répondit alors du haut des tours :

— Ce n’est pas la biche qui sera prise ; le méchant loup[299], je ne dis pas.

S’il a froid cette nuit, on lui chauffera son trou. —

En achevant ces mois, elle descendit, furieuse.

Et elle se revêtit d’un corset de fer, et elle se coiffa d’un casque noir,

Et elle s’arma d’une épée d’acier tranchant, et elle choisit trois cents soldats.

Et, un tison rouge à la main, elle sortit de la ville par un des angles.


III.


Or, les Français chantaient gaiement, assis en ce moment à table ;

Réunis dans leurs tentes fermées, les Français chantaient dans la nuit,

Lorsque l’on entendit au loin, déchanter une voix singulière :

« Plus d’un qui rit ce soir, pleurera avant qu’il soit jour ;

« Plus d’un qui mange du pain blanc, mangera de la terre noire et froide.

« Plus d’un qui verse du vin rouge, versera bientôt du sang gras ;

« Plus d’un qui fera de la cendre, fait maintenant le fanfaron. »

Plus d’un penchait la tête sur la table, ivre-mort,

Quand retentit ce cri de détresse : — Le feu ! Amis, le feu ! le feu!

Le feu ! le feu ! Amis, fuyons ! c’est Jeanne-la-Flamme qui l’a mis ! —

Jeanne-la-Flamme est la plus intrépide qu’il y ait sur la terre, vraiment !

Jeanne-la-Flamme avait mis le feu aux quatre coins du camp ;

Et le vent avait propagé l’incendie et illuminé la nuit noire ;

Et les tentes étaient brûlées, et les Français grillés,

Et trois mille d’entre eux en cendre, et il n’en échappa que cent.


IV.


Or, Jeanne-la-Flamme souriait le lendemain, à sa fenêtre,

En jetant ses regards sur la campagne, et en voyant le camp détruit.

Et la fumée qui s’élevait des tentes toutes réduites en petits monceaux de cendre ;

Jeanne-la-Flamme souriait : — Quelle belle écobue ! mon Dieu !

Mon Dieu ! quelle belle écobue ! pour un grain nous en aurons dix !

Les anciens disaient vrai : « Il n’est rien tel que des os de Gaulois ;

Que des os de Gaulois, broyés,, pour faire pousser le blé. »


________

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


La haine du nom français éclate dans ce chant. Chose extraordinaire ! le poëte populaire met dans la bouche de Jeanne de Flandre, princesse de race étrangère, des imprécations contre les étrangers qui lui disputent la Bretagne. Nous en verrons bientôt un autre maudire le parti des Anglais, auquel Jeanne appartenait. Qu’en conclure, sinon que l’ennemi, soit Français, soit Anglais, était également odieux au peuple breton, et que, s’il se mêlait aux querelles de l’un ou de l’autre, c’était par besoin de vengeance contre celui-ci ou contre celui-là, et non par sympathie pour aucun des deux ? Un sentiment de nationalité lui parlait au cœur aussi : ne pouvant échapper au premier sans tomber au pouvoir du second, placé comme il l’était entre la France et l’Angleterre, il comprenait instinctivement que la chute d’un des deux rivaux lui faciliterait les moyens de se défaire ensuite de l’autre, et qu’il devait travailler de toutes ses forces a accélérer cette chute.


LA BATAILLE DES TRENTE.


______


ARGUMENT.


On connaît la cause de la bataille des Trente. Malgré la trêve conclue entre les Français du parti de Charles de Blois et les Anglo-Normands attachés à Montfort, des aventuriers étrangers, auxiliaires de ce dernier, ayant à leur tête un chef de bande appelé Bembrough, ravageaient le pays de Bretagne. « Bembrough avait pris Ploermel, dit un poète français du temps, et menait les Bretons au gré de son caprice, quand un jour, le troisième de mars de l’année 1550, le bon seigneur de Beaumanoir, commandant de Josselin pour Charles de Blois, se rendit vers les Anglais et leur demanda raison. Or, il fut témoin d’un spectacle qui lui fit grand’ pitié ; il vit de pauvres paysans, les fers aux pieds et aux mains ; tous étaient enchaînés deux par deux, trois par trois, comme vaches et bœufs que l’on mène au marché. Beaumanoir vit cela, et son cœur soupira. Chevalier d’Angleterre, dit-il à Bembrough, vous êtes bien coupable en tourmentant ainsi ceux qui sèment le blé, et qui nous procurent la chair et le vin ; je vous le dis comme je le pense, s’il n’y avait pas de laboureurs, ce serait à nous, nobles, à travailler la terre, à manier le fléau et la houe, à endurer la pauvreté : laissez-les donc vivre en paix, car ils ont souffert trop longtemps. — Parlons d’autre chose, Beaumanoir, répondit Bembrough : les Anglais domineront, les Anglais régneront partout. —

Beaumanoir repartit : — Toutes vos bravades n’aboutiront a rien : ceux qui parlent le plus agissent le moins bien. Mais, si vous le voulez, prenons jour pour nous battre : on verra bien, par le résultat de la bataille, qui de nous a tort ou raison. — J’y consens, — dit Bembrough.

« Ainsi fut jurée la bataille. »

Ecoutons maintenant un poëte populaire breton contemporain.

XXVI


LA BATAILLE DES TRENTE.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Le mois de mars, avec ses marteaux, vient frapper à nos portes ; les bois sont courbés par la pluie tombant à torrents, et les toits craquent sous la grêle.

Mais ce ne sont pas les seuls marteaux de mars qui frappent à nos portes ; ce n’est pas la grêle seulement qui fait craquer les toits ;

Ce n’est pas seulement la grêle ; ce n’est pas la pluie tombant à torrents qui frappe ; pire que les vents et la pluie, ce sont les Anglais détestables !


II.


— Seigneur saint Kado, notre patron, donnez-nous force et courage, afin qu’aujourd’hui nous vainquions les ennemis de la Bretagne.

Si nous rêverions du combat, nous vous ferons don d’une ceinture et d’une cotte d’or, et d’une épée, et d’un manteau bleu comme le ciel ;

El tout le monde dira, en vous regardant, à seigneur saint Kado béni :

« Au paradis, comme sur terre, saint Kado n’a pas son pareil ! »


III.


— Dis-moi, dis-moi, combien sont-ils, mon jeune écuyer ? — Combien ils sont ? je vais vous le dire : un, deux, trois, quatre, cinq, six ;

Combien ils sont ; je vais vous le dire : combien ils sont, seigneur : cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze et quinze.

Quinze ! et d’autres encore avec eux : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze et quinze.

— S’ils sont trente comme nous, en avant! amis, et courage ! Droit aux chevaux avec les fauchards ! Ils ne mangeront plus notre seigle en herbe ! —

Les coups tombaient aussi rapides que des marteaux sur des enclumes ; aussi gonflé coulait le sang que le ruisseau après l’ondée ;

Aussi délabrées étaient les armures que les haillons du mendiant ; aussi sauvages étaient les cris des chevaliers dans la mêlée, que la voix de la grande mer.


IV.


La tête-de-blaireau (Bembrough) disait alors à Tinteniac, qui s’approchait :

— Tiens, un coup de ma bonne lance, Tinteniac, et dis-moi si c’est un roseau vide.

— Ce qui sera vide dans un moment, c’est ton crâne, mon bel ami ; plus d’un corbeau y grattera et becquètera sa cervelle. —

Il n’avait pas fini de parler, qu’il lui avait donné un coup de maillet tel, qu’il écrasa, comme un limas, son casque et sa tête à la fois.

Keranrais, en voyant cela, se mit à rire à grince-cœur :

— S’ils restaient tous, comme celui-ci, ils conquerraient le pays !


— Combien y en a-t-il de morts, bon écuyer ?

— La poussière et le sang m’empêchent de rien distinguer.

— Combien y en a-t-il de morts, jeune écuyer ?

— En voilà cinq, six, sept, bien morts. —


V.


Depuis le petit point du jour, ils combattirent jusqu’à midi depuis midi jusqu’à la nuit, ils combattirent les Anglais.


Et le seigneur Robert (de Beaumanoir ) cria : — J’ai soif ! oh ! j’ai grand soif ! —

Lorsque du Bois lui lança (comme un coup d’épée) ces mots : — Si tu as soif, ami, bois ton sang !

Et Robert, quand il l’entendit, dclounia la face de honte, et il tomba sur les Anglais, et il en tua cinq.

— Dis-moi, dis-moi, mon écuyer, combien en restce-t-il encore ?

— Seigneur, je vais vous le dire : un, deux, trois, quatre, cinq, six.

— Ceux-ci auront la vie sauve, mais ils payeront cent sous d’or, cent sous d’or brillant chacun, pour les charges de ce pays.


VI.


Il n’eût pas été l’ami des Bretons, celui qui n’eût point applaudi dans la ville de Josselin, en voyant revenir les nôtres, des fleurs de genêts à leurs casques ;

Il n’eût pas été l'ami des Bretons, ni des saints de Bretagne non plus, celui qui n’eût pas béni saint Kado, patron des guerriers du pays ;

Celui qui n’eût point admiré, qui n’eût point applaudi, qui n’eût point béni, et qui n’eût point chanté :

« Au paradis comme sur terre, saint Kado n’a pas son pareil ! »

_______
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Il y a quelques différences entre le récit breton et le récit français. Le trouvère assure que Bembrough fut blessé à mort par Alain de Keranrais et achevé par Geoffroy du Bois ; selon lui encore, ce fut Beaumanoir que Bembrough défia, et non Tinteniac, comme le veut le poète populaire :


— Rends-toi tôt, Beaumanoir, je ne t’occirai mie (point) ;
Mais je ferai de toi un présent à ma mie ;
Car je lui ai promis, ne lui mentirai mie,
Qu’aujourd’hui le mettrai en sa chambre jolie. —
Et Beaumanoir répond : Je te le sour ennuie (je te préviendrai) ;
Nous l’entendons moult bien moi et ma compagnie.
S’il plaît au roi de gloire et à sainte Marie :
Or, jette tôt le dé, sire, et ne te feins mie ;
Sur toi sera hazard, courte sera ta vie. —
Alain de Keranrais si l’a bien entendu (Bembrough)
Et lui dit : Glout (glouton), trichière (trompeur), qu’est-ce que penses-tu ?
Penses-tu y avoir homme de tel’ vertu ?
Le mien corps te délie aujourd’hui de par lu (lui) ;
Maintenant te ferrai (frapperai) de mon glaive émoulu. —
Alain de Keranrais l’eut à présent féru (frappé)
Pardevant de sa lance dont le fer fut aigu,
Jusques en la cervèle lui a le fer embatu (enfoncé).
Il étendit (tire) son glaive, si que (dès que) Bembrough est cheu (tombé)
Bembrough saillit (sauta) sur pieds, et cuida (pensa) joindre à lu (lui) ;
Mais sire Geoffroy du Bois, si la bien reconnu,
Et le fiert (frappe) d’une lance si qu’il l’a acouchu (atteint),
Et Bembrough chaït (tomba) mort à la terre abattu,
Si s’écria du Bois : Beaumanoir, où es-tu ?
De celui es vengé ! il gît mort étendu[300]. —


La substitution du nom de Tinteniac, bas breton, à celui de Beaumanoir, haut breton, par un poète de basse Bretagne, s’explique aisément. Au reste, selon le trouvère,

 
     Tinteniac le bon était tout le premier,
     Celui de Beaumanoir que l’on doit renommer,
     Et toujours pour ce fait ouïrons de lui parler.



Le chanteur populaire, tout en citant le mot fameux de Geoffroy du Bois, omet une circonstance touchante, celle du jeûne de Beaumanoir, à l’occasion de la semaine sainte :


Grande fut la bataille et longuement dura :
Et le chapple (carnage) horrible et deçà et delà ;
La chaleur fut moult grande, chacun si tressua (sua) ;
De sueur et de sang la terre rosoya (rougit).
A ce bon samedi Beaumanoir si jeûna ;
Grand soif eut le baron, à boire demanda ;
Messire Geoffroy du Bois tantôt répondu a :
Bois ton sang, Beaumanoir, la soif le passera,
Ce jour aurons honneur, chacun si gagnera
Vaillante renommée, ja blâmé ne sera. —
Beaumanoir le vaillant adonc s’évertua,
Tel deuil eut et telle ire que la soif lui passa ;
Et d’un côté et d’autre le chapple commença ;
Morts furent ou blessés, guères n’en échappa.


D’après le récit populaire, les Bretons revinrent du combat le casque orné de rameaux de genêts fleuris ; la prairie où la bataille eut lieu courait effectivement, selon le rimeur français,


Le long d’une génetaie qui était verte et belle.


Si nous comparons maintenant la destinée du chant breton avec celle de l’ouvrage français, nous ne pourrons nous défendre d’une réflexion ; c’est qu’il y a dans la poésie populaire un principe de durée qui semble se jouer des efforts du temps. Nous en avons la preuve ici : tous les poèmes écrits qui chantaient la bataille des Trente sont détruits, à l’exception de celui dont nous venons de citer des fragments ; encore est-il resté ignoré pendant plusieurs siècles, et ce n’est que depuis sa découverte qu’on a cessé de douter de la réalité du fait dont il garde le souvenir. Ce fait vivait toujours pourtant, sinon dans la mémoire ingrate du peuple francisé de la haute Bretagne, du moins au fond du cœur des compatriotes montagnards de Tinteniac et de Keranrais ; il enflammait leur patriotisme, il entretenait leur haine pour l’oppression étrangère, et perpétuait parmi eux cette race de braves qui devait produire un jour Rolland Gouyquet, du Couëdic, Latour d’Auvergne, et le dernier des Tinteniac, en l’honneur duquel on chantait la ballade, dans les dernières guerres de l’Ouest, comme j’ai su du paysan que j’ai nommé plus haut, et qui me l’a apprise. La muse populaire l’avait sauvée : elle est, en effet, la gardienne du temple des souvenirs nationaux, selon l’expression d’un poëte polonais ; elle a les ailes et la voix d'un ange ; souvent même elle en a les armes. Lorsque son propre peuple l’outrage en répudiant sa langue, lorsqu’il cesse de la nourrir de regrets et d’espérances, elle fuit vers les montagnes, où elle recommence à chanter, comme le rossignol, dans le forêts, quand l’incendie a dévoré le toit où il avait son nid.


L’HERMINE.


______


ARGUMENT.


La ballade allégorique connue sous le nom de Chanson à danser de l’Hermine, est un des plus singuliers monuments nationaux de la poésie armoricaine. Trois animaux y figurent : un loup, un taureau et une hermine. Le loup, Guillaume, poursuit Jean, le taureau ; Catherine, l’hermine, spectatrice du combat, les excite du bord de son trou, et fait des vœux pour qu’ils s’entre-tuent. Guillaume le Loup, c’est le parti français de Charles de Blois (comme on l’a vu plus haut, le nom de ce prince signifie loup en breton) ; Jean le Taureau, c’est le parti anglais de Jean de Montfort, c’est John Bull ; l’Hermine enfin, c’est le peuple breton.

J’avais recueilli la pièce de la bouche de petits enfants, qui la chantaient, en dansant, aux faubourgs de Châteauneuf-du-Faou, et je n’y attachais pas grande importance, lorsque M. le comte de Blois de la Calande, avec la sagacité qui lui est particulière, me donna l’explication qu’on vient de lire.

XXVII


L’HERMINE.


( Dialecte de Cornouaille. )


Voici les feuilles du chêne qui s’ouvrent avant celles du hêtre ; voici le loup qui guette le taureau.

— Oh çà, kiss ! kiss ! oh çà, kiss ! kiss ! —

Voici le loup qui guette le taureau : sur dix hommes il en mourra neuf.

Jean le Taureau et Guillaume le Loup sont deux terribles ennemis, sur ma foi ! Voilà Guillot qui guette, du rivage,

— Oh çà, kiss ! kiss ! Oh çà, kiss ! kiss !

Qui guette Jeannot arrivant à la nage.

— Si c’est de la chair fraîche de taureau que vous cherchez ; aujourd’hui vous n’en aurez pas : des cornes longues et aiguës,

— Oh çà, kiss! kiss !

Pour vous éventrer, si vous voulez.

Catherinette la fine, l’Hermine, riait le nez hors de son petit trou :

— Voyez avec quelle grâce

— Oh çà, kiss ! kiss !

Guillaume fait la cabriole !

Guillaume fait la cabriole, le pauvret ! sur la pointe de cornes dures : et moi qui croyais que tes dents...

— Oh çà, kiss ! kiss !

Que tes dents valaient mieux que ses cornes. —

Jeannot monte, Jeannot descend :

— Courage donc ! allons, Guillaume, cours après ! tu l’atteindras sans peine :

— Oh çà, kiss ! kiss !

Il est épuisé, il boite, et tu es si leste !

— Oh oui, je l’ai bien épuisé ; je vais le mettre à la raison.

— Ao ! ao ! Jean l’Anglais ; gare !

— Oh çà, kiss ! kiss !

Le grand diable est à tes trousses ! —

Dans tous les prés où ils ont passé, ils ont brûlé l’herbe ; dans tous les champs qu’ils ont traversés,

— Oh çà, kiss ! kiss !

Ne grainera ni avoine ni blé.

Il ne bourgeonnera aucun arbre dans les vergers ; les (yeux des) fleurs sont éraillés, comme si la pluie les avait frappés ; ah ! je souhaiterais de tout mon cœur,

— Oh çà, kiss ! kiss ! oh çà, kiss ! kiss !

Ah ! je souhaiterais de tout mon cœur qu’ils s’étranglassent l’un l’autre.


________
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Dans une légende que nous citons plus loin, le sentiment national du peuple, victime des querelles des grands, se révèle sous une forme moins satirique et plus chrétienne.

Un pauvre paysan qui se cache est découvert par une troupe de soldats étrangers. — De quel parti es-tu ? lui demandent-ils d’un air menaçant ; es-tu Blois ou Montfort ?

— Je ne suis ni Blois ni Montfort, répond simplement le pauvre homme, je suis serviteur de madame Marie. Vive Marie ! —

Cette altitude du peuple breton se tenant a l’écart, et ne prenant plus activement parti ni pour l’Anglais ni pour le Français, mais contre tous deux à la fois, prouve que, désabusé par l’expérience d’une guerre de vingt-trois ans, dont il paya les frais de son sang et de sa fortune, il ne lui restait plus que la force de maudire ou de prier. Un sentiment pareil dut naître à la fin de la guerre. C’est ce qui nous porte à faire remonter la date du chant populaire vers l’année 1363, où tout le monde demandait la paix :


De la paix très-grand mestier (besoin)
Avoit le peuple, sans nul doute ;
Car pauvres gens chacun déboute
En temps de guerre, chacun le sait.
Pour ce la paix on désirait[301].




LE BARON DE JAUIOZ.


______


ARGUMENT.


Louis, baron de Jauioz, en Languedoc, était fils de Randon Ier et de Flore de Cailus ; son nom appartient à l’histoire du quatorzième siècle, et se lie assez souvent aux principaux événements de la fin de cette grande époque.

Nous le voyons suivre en Bretagne le duc de Berry, son suzerain, que Charles V y envoyait, conjointement avec Bertrand du Guesclin et les ducs de Bourgogne et de Bourbon, combattre et chasser les Anglais (1378) ; nous le retrouvons sous les mêmes drapeaux en Flandre, triomphant des mêmes ennemis ; il prend part à toutes les victoires qu’y remporte le roi de France; il est à Ypres, à Cassel, à Gravelines, au siège de Bourbourg. Quelques années plus tard, il fait son testament à Aigues-Mortes, et s’embarque pour la terre sainte. Son sceau, en cire rouge, porte un écusson à trois pals et un chef chargé de trois hydres ; pour cimier, deux longues oreilles ; et pour légende : S. Loys de Jauioz[302] Selon nos poètes populaires, il aurait, pendant son séjour en Bretagne, acheté à prix d’or, et emmené en France, une jeune fille de nos campagnes, qui serait morte de chagrin. Le Gonidec, dont le nom sera toujours cher aux amis de la langue bretonne, m’a procuré une version de la ballade où sont racontés ses malheurs.

XXVIII


LE BARON DE JAUIOZ.


( Dialecte de Cornouaille. )



I.


Comme j’étais à la rivière à laver, j’entendis soupirer l’oiseau de la Mort :

— Bonne petite Tina, vous ne savez pas ? vous êtes vendue au baron de Jauioz.

— Est-ce vrai, ma mère, ce que j’ai appris ? Est-il vrai que je sois vendue au vieux Jauioz ?

— Ma pauvre petite, je n’en sais rien ; demandez à votre père.

— Mon petit père, dites-moi, est-il vrai que je sois vendue à Loys de Jauioz ?

— Ma chère enfant, je n’en sais rien, demandez à votre frère.

— Lannik, mon frère, dites-moi, suis-je vendue à ce seigneur-là ? — Oui ! vous êtes vendue au baron, et vous allez partir à l’instant ;

— Et vous allez partir sans tarder ; le prix de la vente est reçu :

Cinquante écus d’argent blanc, et autant d’or brillant.

— Ma bonne mère, quels habits mettrai-je, s’il vous plaît ?

Ma robe rouge ou ma robe de laine blanche, que m’a faite ma sœur Hélène ?

Ma robe rouge, ou ma robe blanche et mon petit corset de velours noir ?

— Mettez les habits que vous voudrez ; cela importe peu, ma fille :

Il y a un cheval noir à la porte, attendant que la nuit s’ouvre,

Attendant le moment où la nuit s’ouvrira, un cheval tout équipe qui vous attend. —


II.


Elle n’était pas loin du hameau, qu’elle entendit sonner les cloches.

Alors elle se mit à pleurer : — Adieu, sainte Anne ;

Adieu, cloches de mon pays ; cloches de ma paroisse, adieu ! —

En passant le lac de l’Angoisse, elle vit une bande de morts ;

Elle vit une bande de morts, vêtus de blanc, dans de petites barques ;

Elle vit des morts en foule ; contre sa poitrine ses dents claquaient.

En passant par les vallées du Sang, elle les vit s’élancer à sa suite ;

Son cœur était si plein de douleur, que ses yeux se fermèrent :

Son cœur était si plein de douleur, qu’elle perdit connaissance.


III.


— Prenez un siège, asseyez-vous, en attendant l’heure du repas. —

Le seigneur était près du feu, aussi noir qu’un corbeau ;

La barbe et les cheveux tout blancs, les yeux comme deux tisons.

— Voici une jeune fille que je demande depuis bien longtemps !

Allons, mon enfant, allons, que je vous fasse apprécier une à une mes richesses.

Venez avec moi, ma belle, de c ambre en chambre, compter mon or et mon argent.

— J’aimerais mieux être chez ma mère, à compter les copeaux à jeter au feu.

— Descendons au cellier ensemble goûter du vin doux comme miel.

— J’aimerais mieux boire de l’eau de la prairie dont boivent les chevaux de mon père.

— Venez avec moi de boutique en boutique acheter un manteau de fête.

— J’aimerais mieux une jupe de toile si ma mère me l’avait faite.

— Allons maintenant au vestiaire chercher des festons pour l’orner.

— J’aimerais mieux la tresse blanche que ma sœur Hélène m’ourlait.

— Si j’en juge par vos paroles, j’ai peur que vous ne m’aimiez pas.

Que n’ai-je eu un abcès à la langue, le jour où j’ai été assez fou,

Assez fou pour vous acheter, quand rien ne peut vous consoler ! —


IV.


— Chers petits oiseaux, dans votre vol, je vous en prie, écoutez ma voix :

Vous allez au village, et moi je n’y vais pas ; vous êtes joyeux, moi bien triste.

Faites mes compliments à tous mes compatriotes, quand vous les verrez ;

A la bonne mère qui m’a mise au jour, et au père qui m’a nourrie ;

A la bonne mère qui m’a mise au jour, au vieux prêtre qui m’a baptisée.

Vous direz adieu à tout le monde ; et à mon frère que je lui pardonne. —


V.


Deux ou trois mois après, sa famille était couchée, Était couchée et reposait doucement, vers minuit.

Ni au dedans ni au dehors, aucun bruit ; on entendit à la porte une voix douce :

— Mon père, ma mère, pour l’amour de Dieu, faites prier pour moi ;

Priez aussi et prenez le deuil : votre fille est sur les tréteaux funèbres. —


________
NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Nos poëtes populaires ne réussissent jamais mieux que lorsqu’ils peuvent se mettre eux-mêmes naturellement à la place de leurs acteurs, et qu’ils ont a peindre quelques-uns des sentiments les plus énergiques des cœurs bretons : l’amour du pays, par exemple. Le poëme qu’on vient de lire en est une preuve bien frappante.

L’oiseau de la Mort (un petit oiseau gris qui chante, l’hiver, dans les landes, d’une voix douce et triste) prédit a la jeune fille ses malheurs, comme la corneille noire au berger de Virgile. Elle interroge son père, sa mère, tout le monde ; personne n’ose lui répondre. Enfin elle s’adresse a son frère, et la fatale vérité éclate comme la foudre ; elle l’apprend d’un cœur résigné ; Bientôt elle part sans se plaindre. Elle a contenu jusque-là sa douleur. Mais les cloches de la paroisse se font entendre ; elle n’y peut plus tenir ; son cœur se brise. Le poëte nous révèle ici une des plus chères affections du paysan breton ; ses cloches : ce sont pour lui comme des sœurs. Leur nomination est une fête pour la paroisse ; chacun se pare de ses plus beaux habits ; on chante, on boit, on danse jusqu’au coucher du soleil. Lorsque, durant la révolution, elles furent enlevées pour être jetées en fonte et faire des canons, la consternation fut générale ; on ne voyait au pied des clochers que des femmes et des enfants qui tombaient à genoux, en barrant le passage aux soldats et en criant miséricorde ; on aurait dit qu’un grand malheur menaçait le pays. Aussi pleurait-elle, la pauvre Tina, en entendant sonner, pour la dernière fois, les cloches de son village, et en leur faisant ses adieux. Mais où va-t-elle ? que veulent dire ces petites barques pleines de morts et ce lac de l’Angoisse et ces vallées du Sang ? En quel pays l’emporte son coursier noir ? en France. Tels sont les traits sous les quels le poète représente ce pays. Ces traits sont ceux que les anciens Bretons prêtaient, comme nous l’avons vu, à leur enfer. C’est la terre étrangère, tombeau du cœur et des joies de la patrie.

Comme pendant à l’histoire de Tina, victime de l’étranger français, nous allons citer l’histoire d’une autre paysanne, victime de l’étranger anglais.


DU GUESGLIN.


______


ARGUMENT.


Bertrand du Guesclin, ou Gwezklen, selon l’orthographe bretonne, a laissé dans les traditions populaires de la Bretagne un nom presque aussi célèbre que dans l’histoire. Le peuple du pays de Tréguier, au milieu duquel il habita et qui suivait son parti en masse, a conservé le souvenir de ses exploits chevaleresques, et chante encore de vieux chants où on le montre détruisant l’un après l’autre les châteaux anglais perchés, comme des nids de vautours, sur nos rochers et nos montagnes. Deux de ces chants sont particulièrement répandus ; l’un a pour sujet la ruine du château de Trogoff, l’autre celle de Pestivien. Du Guesclin assiégea, en 1364, et enleva le premier à un aventurier anglais que les historiens nomment Roger David, et la tradition Rogerson, ou fils de Roger ; peu après, il prit le second, qu’il rasa de même de fond en comble. Selon les poëtes populaires, la ruine de Trogoff fut amenée par l'outrage que le gouverneur du château voulut faire à une jeune paysanne, filleule de du Guesclin ; et la destruction de Pestivien par la félonie des Anglais qui l’habitaient a l’égard d’un des vassaux du connétable. Je dois les deux ballades dont ces événements sont le sujet, l'une, à une femme de la paroisse de Trégourez, appelée Annaik Rolland ; l’autre à un vieillard nommé Gorvel, du bourg de Mael-Pestivien.

XXIX


LA FILLEULE DE DU GUESCLIN.


( Dialecte de Tréguier. )


I.


Le soleil paraît, le jour luit, la rosée brille sur les épines blanches de la haie ;

De la haie élevée du grand château de Trogoff, où les Anglais règnent encore ;

La rosée brille sur les fleurs de l’épinaie : à cette vue, le soleil se voile le front ;

Car, en vérité, ce n’est pas la rosée du ciel : c’est une rosée de sang ;

De sang pur qu’a versé Rogerson, le plus méchant fils d’Anglais qu’il y ait dans la vallée.


II.


— Marguerite, ma belle enfant, vous êtes alerte, vous êtes vive ;

Vous vous lèverez demain de grand matin, pour aller porter du lait aux laboureurs qui travaillent à l’écobue.

— Ma bonne petite mère, si vous m’aimez, ne m’envoyez pas à l’écobue,

A l’écobue ne m’envoyez pas : vous ferez jaser les méchants.

Envoyez-y ma sœur aînée, ou ma petite sœur Franseza ;

Bonne petite mère, je vous en prie : Rogerson me guette.

— Vous guettera qui voudra ; vous êtes priée : vous irez ;

Vous vous lèverez avant le jour : le seigneur sera encore au lit. —


III.


Marguerite disait à son père et à sa mère, le lendemain matin,

En prenant son pot au lait, Marguerite disait :

— Adieu, mère, adieu, père ; mes yeux ne vous verront plus ;

Adieu, ma sœur aînée; adieu, ma petite sœur Franseza, —

Or, comme la bonne petite fille allait au champ, le long du bois,

Proprette, légère, pieds nus, son pot au lait sur la tête ;

Rogerson, du haut de la tour du château, la vit venir de loin :

— Eveille-toi, mon page, et lève-toi vite, que nous allions chasser un lièvre,

Chasser un levraut blanc, qui porte un pot au lait sur la tête. —


IV.


Quand la jeune fille passa le long des douves, le seigneur était à l’attendre,

A l’attendre auprès du pont-levis ; si bien qu’elle tressaillit d’épouvante,

D’épouvante en l’apercevant, et renversa son pot au lait.

Voyant cela, la pauvre fille se mit à pleurer amèrement.

— Taisez-vous, ma sœur, ne pleurez pas, on vous donnera un autre pot au lait ;

Approchez, et allons déjeûner, tandis qu’on le préparera.

— Beau seigneur, je vous remercie; j’ai déjeuné, bien déjeuné.

— Alors venez au jardin, venez cueillir de belles fleurs,

Venez cueillir une guirlande pour orner votre pot au lait.

— Je ne porte point de fleurs, je suis en deuil cette année.

— Alors venez aux vergers, venez manger des fraises rouges comme une braise.

— Je n’irai point manger des fraises ; sous les feuilles il y a des couleuvres.

J’entends l’appel des laboureurs de l’écobue : ils disent que je suis paresseuse.

Ils demandent où je suis restée avec mon pot au lait caillé.

— Vous allez sortir à l’instant ; quand votre pot au lait sera prêt ;

On s’en occupe, Marguerite ; venez voir à la laiterie. —

En franchissant le seuil du château, la jeune fille tressaillit ;

La pauvre petite devint blanche comme la neige, quand la porte se ferma derrière elle.

— Ma mignonne, n’ayez pas peur, je ne vous ferai aucun outrage.

— Si vous ne songez pas à m’outrager, pourquoi changez-vous de couleur ?

— Si je change de couleur, c’est que l’air du matin est vif.

— Ce n’est point, seigneur, l’air vif du matin, c’est le mauvais vouloir qui vous fait pâlir.

— Taisez-vous, petite sotte ! venez au fruitier choisir un fruit. —

Quand ils furent dans le fruitier elle prit une pomme rouge :

— Seigneur Rojerson, donnez-moi, s’il vous plaît, un couteau ;

Donnez-moi un couteau pour peler ma pomme.

— Si vous désirez un couteau, allez à la cuisine , et vous en trouverez un ;

Il y en a un sur la table de chêne ; il a été aiguisé ce matin. —

La petite Marguerite dit au vieux cuisinier, en entrant :

— Cher cuisinier, je vous en supplie, délivrez-moi ! faites-moi sortir !

— Hélas! ma fille, je ne le puis ; le pont du château est levé.

— Si l’homme à la tête frisée comme un lion savait que je suis captive de Rojerson ;

Si mon bon parrain savait cela, il ferait couler du sang. —


V.


Cependant Rojerson demandait à son page, à quelque temps de là :

— Où donc reste Marguerite, qu’elle ne revient pas ici ?

— Elle était dans la cuisine, il n’y a qu’un moment, en sa petite main blanche un couteau ;

Et elle parlait ainsi : « Que ferai-je, Jésus, mon Dieu ?

« Mon Dieu, dites-moi, me tuerai-je ou ne me tuerai-je pas ?

« Oui, à cause de vous, Vierge Marie, je mourrai vierge, sans tache. »

Maintenant elle est couchée sur la face, dans une mare de sang ;

Le grand couteau dans le cœur et appelant son parrain :

— Le seigneur Guesclin mon parrain ; celui-là me vengera ! —

— Mon bon petit page, ne dis pas mot ; viens me la couper par morceaux dans un panier.

Et j’irai la jeter dans la rivière, demain quand chantera l’alouette. —

Or, en revenant de la rivière, il rencontra le parrain de la jeune fille,

Il rencontra le seigneur Guesclin, la face verte comme l’oseille.

— Rojerson, dites-moi, d’où venez-vous avec ce panier ?

— Je reviens de la rivière, de noyer quelques petits chats.

— Il n’est pas celui de chats noyés, le sang qui coule de votre panier !

Seigneur Anglais, répondez-moi, n’avez-vous pas vu Marguerite ?

— Je n’ai pas vu Marguerite depuis le pardon du Guéoded.

— Tu mens, traître, car tu l’as tuée hier soir !

Tu déshonores la noblesse autant que la chevalerie ! — Rojerson, à ces mots, tira son épée :

— Tu vas voir, je pense, à l’instant si je déshonore la noblesse ;

Tu vas voir à l’instant, vassal, si je suis indigne du nom de chevalier.

Or sus ! or sus ! pas de quartier ! En garde ! si tu as du loisir !

— J’ai eu du loisir, et j’en ai pour jouer au jeu des combats avec des hommes de cœur ;

J’ai joué à ce jeu et y jouerai, mais je n’y joue pas avec des assassins de filles ;

En quelque endroit que j’en rencontre, je les assomme tous comme des chiens. —

En achevant ces mots il éleva sa grande épée ;

Et il en frappa un coup sur la tête de l’Anglais, et il le fendit en deux.


VI.


Rojerson a été tué ; le château de Trogoff est détruit ; Elle est détruite la forteresse de l’oppresseur ; bonne leçon pour les Anglais !

Pour les Anglais, bonne leçon ! bonne nouvelle pour les Bretons !


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XXX


LE VASSAL DE DU GUESCLIN.


( Dialecte du Léon. )


I.


Un grand château s’élève au milieu des bois de Mael, une eau profonde l’entoure ; à chaque angle se dresse une tour ;

Dans la cour d’honneur est un puits rempli d’ossements, et le monceau devient chaque nuit de plus en plus haut.

Sur la barre du puits s’abattent les corbeaux, et ils descendent au fond, pour y chercher pâture, en croassant joyeusement.

Le pont du château facilement tombe, mais encore plus facilement se lève ; quiconque entre ne sort plus.


II.


A travers la terre des Anglais, chevauchait un noble écuyer ; un jeune voyageur appelé Jean de Pontorson.

Comme il passait le soir près de leur forteresse, il demanda l’hospitalité au chef des sentinelles.

— Descendez, cavalier, descendez et entrez au château, et mettez à l’écurie votre cheval roux ;

Il mangera de l’orge et du foin tout son soûl, tandis que vous souperez à table avec nous. —

Or, tandis qu’il soupait à table avec les hommes. d’armes, ils ne parlèrent pas plus que s’ils eussent été muets.

Seulement ils dirent à une jeune fille : — Montez, Biganna, pour faire le lit du seigneur chevalier que voilà. —

Quand vint l’heure de s’aller coucher, le jeune cavalier alla se reposer.

Le seigneur Jean de Pontorson, dans sa chambre, chantait, en déposant son cor d’ivoire sur le banc de son lit :

— Biganna, ma gentille sœur, dites-moi une chose : Pourquoi me regardez-vous en soupirant ?

— Si vous saviez, cher seigneur ; si vous étiez à ma place, vous me regarderiez de même en soupirant ;

En soupirant, et vous auriez pitié de moi : dessous votre oreiller, il y a un poignard ;

Le sang du troisième homme qu’il a tué n’est pas encore séché ; hélas ! seigneur chevalier, vous serez le quatrième !

Votre argent, votre or et vos armes, tous vos effets, à l’exception de votre cheval roux, sont sous clef. —

Et lui de glisser la main sous l’oreiller, et de retirer le poignard, et il était rouge de sang.

— Biganna, chère sœur, sauve-moi la vie, et je te ferai riche de cinq cents écus de rentes.

— Je vous remercie , seigneur ; dites-moi seulement : Etes-vous marié, ou ne l’étes-vous pas ?

— Je ne veux, Biganna, vous tromper en aucune sorte : voilà quinze jours que je suis marié.

Mais j’ai trois frères qui valent mieux que moi ; s’il plaisait à votre cœur, de choisir entre eux ?

— Rien ne plaît à mon cœur, ni homme ni argent ; à mon cœur rien ne plaît que vous, mon beau seigneur ;

Suivez-moi ; le pont du château ne nous arrêtera pas  ; il ne nous arrêtera pas, le portier ; il est mon frère de lait. —

En sortant de la cour, le seigneur disait : — Montez, ma sœur, en croupe, derrière mon coursier ;

Et allons à Guingamp, trouver mon suzerain, pour savoir s’il était juste que je perdisse la vie ;

Allons à Guingamp chercher mon droit seigneur Guesclin, qu’il vienne mettre le siège devant Pestivien. —


III.


— Habitants de Guingamp, je vous salue, je vous salue avec respect : et mon seigneur Guesclin, au nom de Dieu ! où est-il par ici ?

— Si c’est le seigneur Guesclin que vous cherchez, cavalier, vous le trouverez dans la Tour-plate, dans la salle des barons. —

En entrant dans la salle, Jean de Portorson alla droit au seigneur Guesclin.

— La grâce de Dieu soit avec vous, seigneur, et que Dieu vous protège ! et protégez vous-même qui est votre vassal,

— La grâce de Dieu soit avec vous-même, qui parlez si courtoisement ; celui que Dieu protège doit protéger les autres.

Mais que vous faut-il ? dites-le-moi en peu de mots. — Il me faut quelqu’un qui vienne à bout de Pestivien ;

Il y a là des Anglais qui oppriment ceux du pays, étendant leurs ravages à plus de sept lieues à la ronde ;

Et quiconque y entre est tué sans pitié ; sans cette jeune fille, j’étais tué aussi.

J’étais aussi tué comme tant d’autres, j’ai sur moi le poignard rouge encore ; le voici ! —

Du Guesclin s’écria : Par les saints de Bretagne ! tant qu’il y aura un Anglais en vie, il n’y aura ni paix ni loi !

Qu’on équippe mon cheval, et qu’on m’arme à l’instant ; et en route ! et voyons si cela peut durer ! —


IV.


Le gouverneur du château demandait en raillant, du haut des créneaux, au seigneur Guesclin :

— Est-ce que vous venez au bal, que vous êtes ainsi équipés, vous et vos soldats !

— Oui, par ma foi ! seigneur Anglais, nous venons au bal ; mais ce n’est pas pour danser, c’est pour faire danser ;

Pour vous faire danser un branle qui ne finira pas de bonne heure ; quand nous serons lassés, les démons prendront notre place. —

Au premier assaut, les murailles tombèrent, et le château trembla jusqu’en ses fondements ;

Au second assaut, trois des tours s’écroulèrent, et deux cents hommes furent tués et deux cents autres encore.

Au troisième assaut, les portes furent enfoncées, et les Bretons entrèrent, et le château fut pris.

Le château est maintenant détruit ; le sol a été bien écobué ; le laboureur y passe la charrue en chantant :

« Quoique Jean l’Anglais soit un méchant traître, il ne vaincra pas la Bretagne, tant que seront debout les rochers de Mael. »


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Je n’ai pu retrouver dans l’histoire le nom obscur de Jean de Pontorson ; mais les rapports que lui donne le poëte avec du Guesclin, la protection qu’il lui fait demander au chevalier breton, comme à son seigneur suzerain, ne permellent pas de douter de sa réalité historique. Du Guesclin était, en effet, capitaine des hommes d’armes de Pontorson, et il possédait, près de cette ville, une terre provenant de la succession de sa mère. Le fait du séjour de Bertrand à Guingamp, et de la prière qu’un vint lui adresser pour qu’il allât détruire le repaire des brigands auxquels le pays de Tréguier était depuis longtemps livré, est de même attesté par les écrivains contemporains.

Il ne reste plus aucune trace ni du château de Trogoff ni de celui de Pestivien ; quant aux roches druidiques du tertre de Mael, qu’invoque le poète breton contre la domination étrangère, elles sont toujours debout, et le laboureur, en menant sa charrue, chante encore les vers prophétiques qu’autrefois chantaient ses aïeux.


En Guingamp est venu, en la ville s’est mis.
Et là, fut des bourgeois moult forment conjois :
— Aï ! sire Bertrand, vous soyez beneiz !
Nous avons bien mestier de vous, ce m’est avis ;
Car il y a chastiax de Englois bien remplis,
Qui tous les soirs s’en viennent jusqu’à nos courtils.
Ils nous vont ravissant vaches, moutons, brebis ;
Chastel de Pestien c’est cil qui nous fait pis. —
Dolent en est Bertrand quand il les a ois ...
Quand furent aprestés du tout à leur command.
De Guingamp sont issus, à la trompe sonnant ;
Et furent bien six mille bonnes gens combattant,
A cheval et à pied, arbalestriers devant.


(Chronique de Bertrand du Guesclin, par Cuvelier, Irouvère du quatorzième siècle, t. 1, p. 107.)


LE CYGNE,


OU


LE RETOUR DE JEAN LE CONQUÉRANT.
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ARGUMENT.


Charles de Blois avait péri à la bataille d’Auray (1564), et Jean de Montfort, son rival, était resté maître de la Bretagne. Mais l’amour de Jean pour les étrangers qui l’avaient aidé à la conquérir, l’accueil qu’il leur fit à sa cour, les faveurs dont il les combla au préjudice des hommes nés sur le sol breton, ne tardèrent pas à soulever les passions nationales : mis en demeure par ses barons ou de chasser les Anglais de la Bretagne, ou de quitter lui-même le pays, il choisit le dernier parti, et se retira en Angleterre. Charles V crut voir dans la conduite des barons révoltés une preuve de sympathie pour la France, et voulut en profiter pour changer en pouvoir direct le droit de suzeraineté qu’il s’arrogeait sur la Bretagne. Il fit donc déclarer le pays réuni à la couronne de France, et y envoya une armée pour faire exécuter l’arrêt de confiscation. Le roi s’était attendu à n’éprouver aucune résistance des Bretons : il connaissait mal cette race, toujours rebelle au joug des conquérants[303], comme s’exprime un vieil auteur. « Se croyant déjà maître de la Bretagne, dit un poëte contemporain, il avait mis sur pied d’élégantes compagnies toutes fraîches de gentils Français bien polis, qui se réjouissaient à l’idée de voir les Bretons venir d’eux-mêmes se soumettre. Il pensait avoir sans débat la Bretagne et ses habitants, pour les tondre comme des moutons. Ils avaient souffert tant de maux en défendant la France contre la servitude anglaise ! ils étaient si défigurés, si balafrés, si mutilés ! Les uns étaient devenus borgnes, les autres estropiés ; la peau de leur visage était comme une écorce ; leurs habits tombaient en lambeaux ; leurs chevaux étaient morts, leur fortune perdue ; ils étaient blessés tous, mais plus blessés par devant que par derrière communément. Les Français, au contraire, étaient bien peignés ; ils avaient la peau douce et fine, et la barbe taillée en fourche ; ils ne savaient pas de rivaux pour danser en salles jonchées ; ils chantaient comme des sirènes ; ils étaient couverts de perles et de broderies ; ils étaient mignons et pimpants, et les Bretons lourds et sots : à l’avis de ceux-ci, cela n’importait guère. Mais quand vint le jour décisif, les Bretons, ayant tenu conseil, commencèrent à aiguiser leurs épées ; chacun cherchait et fer et bois, harnais, dague, cotte d’acier, hache, maillet ou gros bâtons à tête ; chacun vendait son bœuf et sa vache pour acheter coursier ou cheval (ils craignaient tant les nouveaux maîtres ! ) : c’est qu’ils voulaient défendre leur liberté jusqu’à la mort ! Car la liberté est une chose délectable, elle est belle, elle est bonne, elle est profitable ! Ils avaient horreur de la servitude, quand ils voyaient comment elle régnait en France.... Ils aimaient mieux mourir en guerre que de se mettre eux et leur pays en servitude, avec leur race[304] ».

Le duc Jean, rappelé d’Angleterre par ses barons, chevaliers, écuyers, bourgeois, bonnes villes et gens de commun état, s’embarqua pour venir se mettre à la tête du parti national. Son retour excita un enthousiasme tel, qu’on vit paysans, bourgeois et nobles se jeter ensemble à la mer pour aller au-devant du navire qui le portait, et le vicomte de Rohan, autrefois l’ennemi le plus acharné de sa politique, chose plus incroyable encore, la veuve de Charles de Blois elle-même s’agenouiller sur la grève devant le libérateur du pays ! « Le duc, allant à eux, les releva doucement, dit le poëte déjà cité ; il les embrassa en soupirant, et, saluant tout le monde, il pleura. » Puis, sans perdre de temps et suivi désormais d’hommes nés en Bretagne, il marcha à la rencontre de l’armée française (3 août 1379).

Le chant de guerre qu’on va lire, qui m’a été appris par un des compagnons de Tinteniac et de Georges Cadoudal, nommé Mikel Floc’h, du village de Kerc’hoant, dans les montagnes d’Arez, fut certainement composé pour cette circonstance.

XXXI


LE CYGNE.


( Dialecte de Cornouaille. )


Un cygne, un cygne d’outre-mer, au sommet de la vieille tour du château d’Armor !

Dinn ! dinn ! daon ! au combat ! au combat ! Oh ! dinn ! dinn ! daou ! Je vais au combat.

Heureuse nouvelle aux Bretons ! et malédiction rouge aux Français !

Dinn ! dinn ! daou ! au combat ! au combat! etc.

Un navire est entré dans le golfe, ses blanches voiles déployées ;

Le seigneur Jean est de retour, il vient défendre son pays ;

Nous défendre contre les Français, qui empiètent sur les Bretons.

Un cri de joie part, qui fait trembler le rivage ; — Les montagnes du Laz résonnent ; la cavale blanche[305] hennit, et bondit d’allégresse ;

Les cloches chantent joyeusement, dans toutes les villes, à cent lieues à la ronde.

L’été revient, le soleil brille ; le seigneur Jean est de retour !

Le seigneur Jean est un bon compagnon ; il a le pied vif comme l’œil.

Il a sucé le lait d’une Bretonne, un lait plus sain que du vin vieux.

Sa lance, quand il la balance, jette de tels éclairs, qu’elle éblouit tous les regards.

Son épée, quand il la manie, porte de tels coups, qu’il fend en deux homme et cheval.

— Frappe toujours ! tiens bon ! seigneur duc ; frappe dessus ! courage ! lave-les (dans leur sang) ! lave-les !

Quand on hache comme tu haches, on n’a de suzerain que Dieu !

Tenons bon, Bretons ! tenons bon ! ni merci, ni trêve ! sang pour sang !

Notre-Dame de Bretagne ! viens au secours de ton pays !

Nous fonderons un service (en ton honneur), un service commémoratif !

Le foin est mûr : qui fauchera ? Le blé est mûr : qui moissonnera ?

Le foin, le blé, qui les emportera ? Le roi prétend que ce sera lui ;

Il va venir faucher en Bretagne, avec une faux d’argent ;

Il va venir faucher nos prairies avec une faux d’argent, et moissonner nos champs avec une faucille d’or.

Voudraient-ils savoir, ces Français, si les Bretons sont manchots ?

Voudrait-il apprendre, le seigneur roi, s’il est homme ou Dieu ?

Les loups de la basse Bretagne grincent des dents, en entendant le ban de guerre ;

En entendant les cris joyeux, ils hurlent : à l’odeur des Français, ils hurlent de joie.

On verra bientôt, dans les chemins, le sang couler comme de l’eau ;

Si bien que le plumage des canards et des oies blanches qui y nageront, deviendra rouge comme la braise.

On verra plus de tronçons de lances éparpillés qu’il n’y a de rameaux sur la terre, après l’ouragan.

Et encore plus de têtes de morts qu’il n’y en a dans les ossuaires du pays.

Là où les Français tomberont. ils resteront couchés jusqu’au jour du jugement ;

Jusqu’au jour où ils seront jugés et châtiés avec le Traître qui commande l’attaque.

L’égout des arbres sera l’eau bénite qui arrosera leurs tombeaux !

Dinn ! dinn ! daon! au combat! au combat! Oh ! dinn ! dinn ! daon ! Je vais au combat.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


On voudrait pouvoir en douter, mais la chose n’est pas possible, le chef de l’armée française que l’auteur de ce chant de guerre énergique flétrit du nom de traître est Bertrand du Guesclin ! Il dut tout naturellement devenir odieux a ses compatriotes du jour où, les Anglais chassés, et le pays restant exposé aux seuls envahissements de la France, il fit, lui Breton, cause commune avec les ennemis de la liberté bretonne, et commanda l’expédition dirigée contre sa patrie. « Le changement des siens à son égard le surprit et lui fut très-pénible, dit un contemporain. En vain essaya-t-il d’y porter remède : dans tous les lieux où il allait, les Bretons lui tournaient le dos. Ses parents mêmes étaient chagrins de le voir, ainsi en révolte, amener Picards ou Genevois pour combattre son vrai seigneur. Ce n’était pas très-noble guerre : ses propres soldats le quittaient pour passer dans l’armée bretonne ; tout connétable qu’il était, aucun ne lui restait fidèle[306]. » Ce titre et les autres faveurs dont Charles V l’avait comblé lui firent sacrifier au roi son pays par reconnaissance. « Le roi, poursuit l’auteur que je viens de citer, l’avait aveuglé par ses dons » Mais du Guesclin ne recueillit pas le fruit de son dévouement à la France. Vaincu ou tenant tête à son pays, il se vit bassement soupçonner par Charles d’infidélité ; juste châtiment de la félonie trop réelle qui fit exclure son image de la salle des états de Bretagne. Un historien de nos jours, et je le dis a regret, un Breton, a blâmé la sévérité des États. Dans son étude, très-remarquable d’ailleurs, mais trop empreinte des sentiments modernes sur le connétable de France, M. de Carné a trouvé la conduite de du Guesclin légitimée par la gloire. La gloire ne légitime rien, mais les regrets du bon connétable lui ont assuré le pardon : ils furent si vifs, qu’il en mourut[307]. Charles V, alors, « apprenant l’union, la résolution et l’audace des Bretons, se repentit amèrement, et craignant de plus grands désastres, il offrit la paix a leur duc (1381)[308]


LA CEINTURE DE NOCES.


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ARGUMENT.


Owenn Glendour, noble gallois, qui descendait des anciens chefs bretons de la Cambrie, résolu de délivrer sa patrie du joug de l’Angleterre, avait mis son espoir dans l’appui de la France. Cet espoir, souvent conçu par ses prédécesseurs, mais toujours trompé, se réalisa enfin, grâce à l’intervention fraternelle des Bretons d’Armorique. Une assez grande flotte partit de Brest, sous les ordres de Jean de Rieuk, ou Rieux, comme les Français appelaient le maréchal de Bretagne, et alla rejoindre les Gallois, réunis au nombre de dix mille hommes, près de Kervarzin (1405).

Après divers succès qui déterminèrent l’armée anglaise a la retraite, les Bretons d’Armorique revinrent dans leur pays, se vantant d’avoir fait une campagne que, de mémoire d’homme, aucun roi de France n’avait osé faire[309]. L’anecdote qu’on va lire regarde cette expédition ; je la tiens du même paysan qui m’a chanté le Vassal de du Guesclin.

XXXII


LA CEINTURE DE NOCES.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Le lendemain de mes fiançailles je reçus l’ordre de marcher, de marcher à la suite du baron de Rieux ; à la suite du seigneur baron, et dépasser la mer pour aller soutenir, si possible, l’essaim des Bretons d’outre-mer.

— Viens avec moi, mon page, à la campagne ; il faut que je prenne aujourd’hui congé de ma fiancée ; il faut que je prenne congé de ma fiancée ce soir même, ou bien mon cœur se brisera de chagrin dans ma poitrine. —

A mesure qu’il approchait du manoir, il ne faisait que trembler ; quand il entra dans la maison, son cœur battait avec violence.

— Approchez, cher sire, approchez-vous du feu ; je vais vous préparer une collation.

— Merci ; ma vieille tante, je ne veux point collationner, mais seulement parler à votre fille, si vous le permettez. —

Quand la dame l’ouït, elle ôta ses chaussures, et monta sur ses bas sur le banc du lit ;

Elle monta sur le banc, et se penchant au bord du lit : — Réveille-toi, mon Aloïda, et lève-toi ; réveille-toi, ma fille, réveille-toi vite, et sors de ton lit ; viens parler à ton amoureux qui vient d’arriver. —

À ces mots, la jeune fille s’élança hors du lit, ses cheveux noirs de jais fiottants sur ses épaules blanches comme neige : — Hélas ! ma douce amie, hélas ! Aloida, il faut que je m’embarque, il faut que je vous quitte.

Il faut que j’aille en Angleterre, que je suive l’armée du baron ; Dieu seul sait ce que j’ai de chagrin au cœur.

— Au nom du ciel ! mon amoureux, ne vous embarquez pas ! le veut est changeant et la mer est traîtresse !

Si vous veniez à mourir, que deviendrais-je ? Dans l’impatience de recevoir de vos nouvelles, mon cœur se briserait ; j’irais tout le long du rivage, d’une chaumière à l’autre : — Avez-vous entendu parler, mariniers, entendu parler de mon fiancé ? —

La jeune fille pleurait ; il essaya de la consoler : — Taisez-vous, taisez-vous, Aloïda, ne pleurez pas sur moi ; je vous rapporterai une ceinture d’au delà de la mer, une ceinture de noces de pourpre, étincelante de rubis. —

On eût vu le chevalier assis près du feu, sa bien-aimée sur ses genoux, la tête penchée, les deux bras passés autour de son cou, pleurant, en silence, dans l’attente du jour qui devait le séparer d’elle.

Quand l’aurore vint à paraître, le chevalier lui dit : — Le coq chante, ma belle, voici le jour. — Impossible ! mon doux ami, impossible ; il nous trompe ; c’est la lune qui luit, qui luit sur la colline.

— Sauf votre grâce, j’aperçois le soleil à travers les fentes de la porte ; il est temps que je vous quitte, il est temps que j’aille m’embarquer. —

Et il s’éloigna ; et sur son passage les pies caquetaient : « Si la mer est traîtresse, les femmes le sont bien plus ! »


II.


À la Saint-Jean d’automne, la jeune fille disait : — J’ai vu au loin sur la mer, du haut des montagnes d’Arèz ; j’ai vu au loin sur la mer un navire en danger ; et debout sur l’arrière était celui qui m’aime.

Il tenait à la main une épée ; il était engagé dans un combat terrible ; il était entouré de morts, et sa chemise pleine de sang. C’en est fait de mon pauvre ami ! c’en est fait! disait-elle. — Et aux prochaines étrennes elle était fiancée à un autre.

Cependant des nouvelles, d’heureuses nouvelles arrivèrent au pays :

— La guerre est terminée ! le chevalier est de retour ! Il est de retour chez lui, le cœur gai et dispos, et, dès ce soir, il part pour aller revoir sa fiancée. —

Comme il approchait, il entendit le son des rotes, et vit rayonner le manoir de l'éclat des lumières :

Étrenneurs joyeux qui courez les campagnes, qu’y a-t-il de bon au manoir d’où vous sortez? qu’est-ce que cette musique que j’entends ?

— Ce sont les joueurs de rote, seigneur, qui jouent deux à deux : « Voilà la soupe au lait (des nouveaux mariés) qui passe le seuil de la porte. » Ce sont les joueurs de rote, qui jouent trois à trois : « Voilà la soupe au lait qui entre en la maison ! »


III.


Or, comme les mendiants, invités à la noce, étaient à table, au manoir, arriva un pauvre truand demandant l’hospitalité. — Pourriez-vous me donner à manger et à coucher ; voici la nuit, je ne sais où aller.

— Sûrement, pauvre cher truand, on vous donnera à coucher, et, de plus, vous souperez à table avec les autres : approchez donc, brave homme ; entrez dans la maison ; mon mari et moi nous allons vous servir. —

Au tour de danse qui suivit le premier service, la mariée lui demanda : — Qu’avez-vous, mon pauvre homme, que vous ne dansez pas ? — Rien, ma dame ; si je ne danse pas, c’est que je suis étourdi par la fatigue du chemin. —

Au second tour de danse, la mariée lui demanda encore : — Vous êtes donc toujours las, brave homme, que vous ne dansez pas ? — Oui, ma dame, je suis toujours las ; je suis las et de plus j’ai un poids sur le cœur. —

Au troisième tour de danse, souriant d’une façon charmante, elle lui dit : Venez danser avec moi. — C’est un honneur que je ne mérite point ; cependant je l’accepte ; personne n’aurait l’impolitesse de ne pas accepter. —

Or, tandis qu’ils dansaient, se penchant vers elle, il lui murmura à l’oreille, en riant d’un rire verdâtre : — Qu’avez-vous fait de la bague d’or que vous reçûtes de moi, au seuil de la porte de cette salle même, il y a un an jour pour jour ? —

Elle joignit les mains en élevant les yeux au ciel, et s’écria : — Mon Dieu ! jusqu’ici j’avais vécu sans chagrin, je pensais être veuve, et voilà que j’ai deux maris ! — Vous pensiez mal, ma belle, vous n’en avez aucun ! —

Et il tira un poignard qu’il tenait caché sous sa veste, et il en frappa la dame au cœur si violemment, qu’elle tomba sur ses deux genoux, la tête penchée : — Mon Dieu ! dit-elle, mon Dieu ! — Et elle mourut.


IV.


Dans l’église de l’abbaye de Daoulaz, il est une statue de la Vierge portant une ceinture étincelante de rubis venue d’au delà de la mer. Si tu désires savoir qui lui en a fait don, demande au moine repentant qui est prosterné à ses pieds.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Cette façon de dire que le chevalier, trahi dans ses affections terrestres, tourna ses pensées vers le ciel en prenant la Vierge pour dame, est ingénieuse et charmante. La manière dont il apprend son malheur par la rencontre fortuite des joyeux étrenneurs n’est pas moins curieuse. On donne le nom d’étrenneurs à des mendiants qui se réunissent toutes les nuits par troupes, à l’époque de Noël, en plusieurs cantons des montagnes, et vont de village en village demander l’aumône, en chantant une chanson dont le refrain est : Eghinad d’é ! eghinad d’é ! par contraction, Eghina' né (Étrennes à moi ! étrennes à moi !) lequel refrain, changé en Aguilaneuf, hors de la Bretagne, devait faire longtemps le désespoir des étymologistes. Leur quête achevée, les pauvres la chargent sur un vieux cheval, et l’apportent chez l’un d’entre eux, où ils font festin.

Mais la fiancée crut-elle véritablement à la mort du chevalier ? ne mentait-elle pas, en peignant le combat naval où il devait avoir péri ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, l’année même dont il est question, une flotte bretonne battit une flotte anglaise à quelques lieues de Brest. « Le combat fut terrible, dit l’historien célèbre des ducs de Bourgogne, et animé par la vieille haine réciproque des Anglais et des Bretons. » Le chevalier pouvait s’y trouver. Son séjour et celui de ses compagnons de guerre chez les Bretons du pays de Galles expliqueraient aussi pourquoi l’on rencontre dans notre ballade une strophe tout entière d’une chanson nouvellement composée, et très en vogue chez les Gallois à l’époque où il y était. Le héros et l’auteur de la chanson galloise, qui est le barde Daviz-ap-Gwilym, joue un rôle semblable à celui du héros de la ballade bretonne, quand ce dernier prend congé de sa maîtresse : « — Ma charmante, lui dit-il, ô toi qui brilles comme les champs que blanchit le duvet des plantes, j’aperçois la lumière du jour à travers les fentes de la porte. — C’est la nouvelle lune, et les étoiles qui scintillent, et la réflexion de leurs rayons sur les piliers. — Non, ma belle, le soleil luit ; il fait grand jour. » Le génie de Shakspeare devait éterniser cette scène dans Roméo et Juliette :

Tis not the lark it is the nightingale.


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TABLE DES MATIERES.


TOME PREMIER.


Pages.
II. — Des anciens bardes dans l’île de Bretagne : nécessité d’en parler au moins sommairement ; leur langage, — leur caractère, religieux, national et civil, — leurs droits et leurs devoirs, leurs rapports avec les bardes gaulois et armoricains, — leur décadence. — Bardes domestiques : — ils émigrent, avec leurs chefs nationaux, en Armorique, aux quatrième, cinquième et sixième siècles. — Du bardisme en Armorique pendant l’émigration, et postérieurement. — Taliésin. — Saint Sulio. — Hyvarnion. — Gwenc’hlan. — Recherches sur l’histoire et les ouvrages de ce dernier. — Poésie druidique, poésie chrétienne. — Art et culture poétiques. 
 III
III. — Des bardes populaires au sixième siècle ; — attaqués par Taliésin. — Sa satire contre eux. — Divisés en kler, chanteurs ambulants, mendiants, poètes ecclésiastiques. — Auteurs : 1o  de chants mythologiques héroïques et historiques ; 2o  de chants domestiques et d’amour ; 3o  de chants religieux 
 XIX
IV. — De la poésie populaire en général, — et de celle de la Bretagne en particulier. — Dans son principe ; — contemporaine, soit des événements, dans les chants héroïques et historiques, soit des sentiments, dans les 
chants domestiques et d’amour, et soit des croyances, dans les légendes et les chants religieux. — Bonne foi des poêles populaires. — État actuel de la poésie populaire en Bretagne, garant de son état passé. — Quels sont les auteurs des chants historiques ; — les meuniers, les tailleur, les pillaouériens, les mendiants, les bardes ambulants ; — leur vie ; — leurs rapports avec les bardes populaires du sixième siècle et avec les anciens bardes primitifs. — Quels sont les auteurs des chants d’amour : — les tailleurs, les meuniers et surtout les kloer ; — leur vie, — leur identité avec les kler du sixième siècle. — Quels sont les auteurs des chants religieux : — les ecclésiastiques ; — leurs rapports avec les kloer
 XXIV
V. — De la poésie populaire de la Bretagne dans ses éléments constitutifs. — Les chants historiques, les chants d’amour et les chants religieux conviennent aux époques où vécurent les personnages qu’ils mentionnent, — où eurent cours les sentiments qu’ils contiennent, — où régnèrent les croyances qu’ils révèlent. — Discussion et preuves. 
 XL
VI. — Du merveilleux dans la poésie populaire de la Bretagne. — Mythologie bretonne. — Principaux agents surnaturels de la poésie populaire de la Bretagne, — les fées et les nains ; — leurs noms, leur nature, leurs attributs, leur forme, leurs costumes, leurs habitations, leur manière de vivre, leurs rapports avec les humains ; — leur analogie avec les fées et les nains des autres peuples ; — avec les anciennes divinités des peuples de race celtique et des peuples de l’Orient. 
 XLV
VII. — De la poésie populaire dans ses formes. — Chants historiques, chants domestiques et d’amour, chants religieux. — Analogie de ses formes avec celles des poésies populaires des autres peuples. — Union intime de la poésie et de la musique dans les chants populaires. — Prosodie bretonne, — basée sur le mètre et la rime ; — anciennes formes perdues. — Concordance parfaite de la forme rhythmique des chants populaires avec le principe et les éléments constitutifs de ces chants. 
 LV

VIII. — De la langue des poètes populaires. — Identité du breton du dix-neuvième siècle et du breton du sixième. — Citation textuelle. — Uniformité, sauf exceptions, du style des poésies populaires ; — on n’en peut rien arguer contre leur antiquité. 
 LXI
IX. — Des altérations que subissent les poésies populaires.. — Du respect du peuple pour ses poésies. 
 LXIV
X. — Du rôle et de la mission des poëtes populaires bretons aux différentes époques de l’histoire de Bretagne. Utilité pratique de la poésie populaire. — Théâtre habituel des chants des poëtes populaires. — Fêtes profanes et religieuses. 
 LXVI



PREMIERE PARTIE.


SECTION PREMIERE.


Chants mythologiques, héroïques et historiques.


 97
Merlin-Devin. 
 101
Merlin-Barde. 
 105
I — Le départ du manoir. 
 129
II. — Le Retour. 
 135
III. — Le Chevalier du roi. 
 141
IV. — Le Maure du roi. 
 155
V. — Le Roi. 
 163
VI. — L’Ermite. 
 167
 217
  1. Barzaz, historia poetica (D. Lepelletier, Dict. bret); Breiz, Bretagne.
  2. En vertu de ces règles, le b se change en r et en p, le k en g et en c’h, (prononcez rh), le d en z et en l, le g en c’h et en k, le g suivi d’un w en kw et en w. l’m en r, le p en b et en f, le t en d et en z, l’s en z. Par exemple, si le mot bras était breton, en parlant d’un homme, on dirait : Son vras ; en parlant d’une femme, le mot resterait le même ; mais en adressant la parole à quelqu’un, homme ou femme, on lui dirait : Votre pras. Si le mot koryle appartenait aussi à la langue bretonne, dans le cas où il s’agirait de celui d’un homme, on dirait : Son goryle ; de celui d’une femme : Son c’horyle. En supposant encore que le mot pied fut pareillement breton, du pied d’un homme on dirait : Son bied ; de celui d’une femme : Son fied. La personne qui parlerait d’elle-même dirait : Mon fied ; à une autre : Ton bied. Les lettres mobiles se changent de la sorte, non-seulement après les pronoms possessifs et personnels, mais après les particules, après les noms de nombre, après l’article, après ou avant l’adjectif, et en mille autres cas. (V. la Grammaire bretonne de le Gonidec, p. 13 et suivantes.)
  3. J. J. Ampère, Histoire littéraire de la France, t. I, p. 78.
  4. Dictionnaire Breton, préface de D. Taillandier, religieux bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, p. 9.
  5. Lingua mini ignota et turpis. (Epist. I.)
  6. Essai sur l’histoire de la langue bretonne depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, servant d’introduction aux Dictionnaires français-breton et breton-français et à la Grammaire de le Gonidec, 2 vol. in-4o.
  7. Bardus, gallice, cantor appellatur. (Pomponius Festus, lib. II.)
  8. Disciplina in Britannia reperta. (Cæsar, De Bello Gallico, lib, VI.)
  9. Strabon, Geog., IV, p. 248.
  10. Βορεάδας. Un critique allemand propose de lire Βάρδους. En tout cas, ces ministres du Soleil ne peuvent être que des bardes. Elien le reconnait formellement en traduisant Βορεάδας par Ποήτας. (XI. H. A. et Diod. Sic, éd. Petr. Wess., t. I, liv. II, p. 159.)
  11. Diod., ib., p. 159.
  12. Οὕς μὲν ὑμνοῦσι οὕς δὲ βλασφημοῦσι. (Diod., liv. V.)
  13. Myvyrian, t. III, p. 291.
  14. In Galliam translata esse existimatur. (Cæsar, lib. VI.)
  15. Non usquequaque utuntur lingua, sed paululum variata. (Strabon, Géog.)
  16. Beleni Ædituus. V., sur le sens à donner à ce mot, Horace, ép. II, I, 230.
  17. Myvyrian, t. I, p. 26 et 30.
  18. Ibid., p. 27 et 151.
  19. Ibid., p. 23, 27, passim.
  20. Ibid., t. I, p. 4, 19, 35, 57, passim.
  21. Celeusmatis vice sub velorum linibus cantantes. (Gildas, De Excidio Britanniæ.)
  22. Spoliata emarcuit Britannia. (Henric. Hutindon, ap. D. Morice, preuves, t. I, col. 464.)
  23. Myvyrian, t. I, p. 26, 30, 34.
  24. Venit (Taliesin) enim noviter de partibus Armoricanis,
    Dulcia quo didicit sapientis dogmata Gildae.
    (Vita Merlini Caledoniensis, p. 28.)
  25. Taliesinus, bardus, filius Onis, fatidicus praesagacissimus qui per divinationem, praeconio mirabili, vilas disserebat. (Ingomar, ap. Chron. Briocense, Biblioth. reg., Mss no 6003.)
  26. Ad provincium Waroki ad locum Gildae ubi erat peregrinus et exul. (Ibid.)
  27. D. Lobineau, Vie des saints de Bretagne, p. 253, 2e éd., t. I, et le Myvyrian, t. I, p. 200.
  28. Vie des saints de Bretagne, p. 143.
  29. D. Lobineau, ib., p. 264.
  30. Albert le Grand, ib., p. 146.
  31. Voyez Le Druide et l’Enfant, p. 1
  32. Ibid, p. 24
  33. Chant de l’Epée, p. 75.
  34. Myvyrian, t. I, p. 35 et 36.
  35. Laudibus in longum, vates, dimittitis aevum,
    Plurima, securi, fudistis carmina bardi.

    (Pharsal, lib. 1.)

  36. Simul, uno tempore in poemate britannico claruerunt. (Ex Nenni Mss Johann. Coll., Spect. ad geneal. saxon, ap. Gale, xv, script., vol. III, p. 116.)
  37. Dictionnaire français-breton, t. II, p. 468.
  38. Prédictions de Gwenc’hlan, p ; 35.
  39. P. Merlin devin, p.101
  40. Loïza, p. 429.
  41. Miss Brooke, Irish Poetry, p. 73.
  42. Submersion de la ville d’Is, p. 63.
  43. La peste d’Elliant, p. 89.
  44. Myvyrian, t. I, p. 27.
  45. Cette considération nous porte à mettre, dès à présent, sous les yeux du lecteur quelques vers du texte, tel qu’il existe dans l’original et tel qu’il serait dans le langage de nos jours, d’après les différents dialectes armoricains.
  46. BRETON DU SIXIÈME SIÈCLE BRETON MODERNE
    Klor oc’h gwaz divlaz a zatkanant. Glor oc’h gwaz divlaz a ziskanant.
  47. Klor oc’h gwaz divlaz a zatkanant Kelon bob amzer en em arvarant
  48. BRETON DU SIXIÈME SIÈCLE BRETON MODERNE
    Gorc’menno Don a dorant. Gorc’hemenno Don a dorant.
  49. Ha gwelio ez-int a c’hweleziant. Ha gwelio ez-int a c’hwehziant.
  50. Ha gwirion zenion a zivalant. Ha gwirion zenion a zivalant.
  51. E noz, e vezvant, e deiz e geuskant. E noz, e vezvant ; enn deiz e gouskant.
  52. Er eglouiz a gasant ar davarn a gerc’hant. Ann iliz a gasant ; ann davarn a gerc’hant.
  53. Pob pec’hod marvol e kan molant ; Pob Pec’hed marvel e kan meulant ;
  54. Pob pentre, pob tre, pob tira dreiglant. Pob penn-tre, pob tre, pob tir a dreujant.
  55. Gorc’hmenno ë Drindod a zifrodant. Gorc’hemenno ann Drinded a zifrezant.
  56. Gwelio na sulio ne azeulant, Gwelio na sulio ne azeulant,
  57. Eder a hedant, gwenen a velant, Eer a hed, int ; gwenen a vel, int ;
  58. Pesgod a noviant, preved a stlesjant ; Pesked a nov, int ; preved a stlej, int ;
  59. Ond, kler, ha gwazion, ha laerou, diboueniant ! Hog’n, kloer, ha gwazion, ha laeron, dibouenia, int.
  60. BRETON DU SIXIÈME SIÈCLE BRETON MODERNE
    Ne c’hablec’h desk na gwerzuriaez. Ne chalpet desk na gwerzadurez.
  61. Peuc’h, c’houi, koz varzion fall ! Peuc’h, c’houi, koz varzed fall !
  62. Ne ouzoc’h, c’houi, barno rong gwir ha keloued. Ne ouzoc’h, c’houi, barnout rog gwir ha kelou.
  63. Myrvyrian, t. I, p. 56.
  64. Ubi amatoria cantantur. (Concil. ven., ap. D. Morice. Histoire de Bretagne, pr., t. I, p. 184.)
  65. Ut intra provinciam, psallendi una sit consuetudo. (Concil, ren., ap D. Morice. Histoire de Bretagne, pr., t. I, p. 184.
  66. Præconum ore ritu bacchantium concrepante..... ad ludicra et ineptas sæcularium fabulas strenuos et intentos... Canora Christi tyronum, voce suaviter modulante. (Gildas, Epist., p. 13 et 22 ap. Gale.)
  67. Vita Sancti Dubritii, ap. Joh. Price, Hist. Brit., p. 127.
  68. Montaigne, Essais, liv. I, c. 54.
  69. Fauriel, Chants populaires de la Grèce moderne, introduction, passim ; M. J. J. Ampère, Histoire littéraire de la France, t. I, p. 24 ; MM. Grimm, Deutsche Haus und Kindermarchen, introduction, passim ; M. Rus, Edda, p. 64 ; M. Wolf, Uber de Lays, p. 359.
  70. Histoire de Georges Katoverga, Chants populaires de la Grèce moderne, t. II.
  71. 3X. Marmier, Chants de guerre de la Suisse. (Revue des Deux-Mondes, 4e série, p. 215, 1836.)
  72. Lais, en irlandais chanson, en gallois son, voix et chant, en breton son lugubre. (V.Rostren, Dict., t. I, p. 251.) Il n’est plus en usage que dans ce dernier sens, mais il a dû exprimer l’idée d’une ballade élégiaque, à en juger par le morceau que nous possédons, et auquel Marie de France donnait ce nom.
  73. Lai d’Equitan, sire de Nantes. Marie de France. (Ap. Roquefort, t. I, p. 114, et prologue, p. 44.)
  74. De l’aventure que dit ai,
    Li Breton en firent un Lai.

    (Ibid, p. 580.)

  75. Li ancien por remenbrance,
    Firent un Lai de sa victoire,
    Et que touz jors en soit mémoire...
    Un Lai en firent li Breton.

    (Lai d’Havelok et d’Argentille, manuscript. reg. n° 7593.)

  76. Liv. I, c. LIV.
  77. Deutsche Haus und Kindermarchen, introd., 2e éd. Berlin, 1819.
  78. MM. Grimm, loco citato.
  79. Chrota britanna. (Venant. Fortunat., lib. VII, p. 170.) Marie de France la dit aussi populaire que la harpe :

    Fu Gugemer le lai trovez
    Que hom dist en harpe e en rote.

    (Poésies, t.1, p. 115.)

  80. Koelbren ë Beirz. (Jones, Musical and poetical Remains, t. III, p. 4.)
  81. Pennant, Tour in Wales, t. I, p. 459 et seq.
  82. Myvyrian, t. II, p. 537.
  83. Myvyrian, t. I, p. 60, 61, 74.
  84. Nuptiarum convivia… ubi amatoria cantantur, et motus corporum choris et saltibus efferuntur. (Loco supra citato.)
  85. L’opinion que nous combattons ici fut d’abord celle de M. Raynouard. Mieux informé, il reconnut son erreur et prouva qu’il en était complètement revenu en prenant part, sur son lit de mort, à la publication d’un des plus anciens monuments de la poésie bretonne : le Mystère de sainte Nonne.
  86. Myvyrian, t. I, p. 79.
  87. Carta Alani Fergan, ap D. Morice, Histoire de Bretagne, t. I, col. 707. V. Merlin-Barde, notes, p. 125.
  88. Myvyrian, t. I, p. 4.
  89. Pavesca, « Vestis species : mantellum sine penna, et sendato et fresa.» (Ducange, Statuta Massiliensia, ad. ann. 1276.)
  90. Myvyrian, t.I, p. 102.
  91. Gent ot le cors é franc le cuer,
    Pur cou ot nom Graalent-muer.

    (Roquefort, t. I, p. 487.)

  92. Gan et Gwen ont dû signifier génie ; le second se prend encore dans le sens ingénieux. Korr, diminutif korrig (en construction Gorrig), signifie nain et naine. {V. le Gonidec, Dict. bret., p. 107 et 239.)
  93. De Moribus German., c. VIII. Dio, in fragm., not. Lips., var. ed.
  94. C’est ainsi que l’écrit le harde Cynwall (Jones poetical remains, t. I, p. 34) : on trouve aussi Karidwen (Myvyrian, t. I, p. 18), et Kyrridwen (id., p. 66).
  95. Myvyrian, p. 45.
  96. Barrigenas, Galligenas. (Voss. ap. Gough. Camden, t. I, p. 12.)
  97. Gallicanas, Dryades (in Aurel., c. XLIV).
  98. Myrvirian, t. I p. 17, 38, 173.
  99. Hinkmar de Reims (op., éd. de 1645, t. I, p. 654) et un auteur anonyme qui vivait en l’année 808, leur donnent, l’un le nom de Geniciales feminae, l’autre celui de geniscus, dans lesquels on retrouve le primitif celtique gwen ou gan. « Rustici credunt… ad infantes nocere possint, vel aquaticus, vel geniscus esse debeat. (Ducange, t. II, v° Aquaticus )» Geniscus, de genius, Alp. (Irische Elfenmarchen,
  100. V. le Seigneur Nann et la Fée, p. 43.
  101. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. II, p. 93.
  102. Myvyrian t. 1, I, p. 34
  103. Strabon, X, p. 466 et seq. 473.
  104. Idem, p. 198, et Diodore de Sicile, IV, 56.
  105. Myvyrian, t. I, p. 17.
  106. Strabon, X, p. 472.
  107. Myvyrian, t. I, p. 17, 18, 36, 37.
  108. Idem, t. II, p. 17, 38, 173.
  109. Sic Eustates. (Commentar. in Dion., p. 566.) Sic Agathemerus (Geograph., II, c. IX.) Le G disparaît dans les mots composés.
  110. Myvyrian, t. I, p. 158.
  111. Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer aussi le rapport qui existe entre ce Gwion et Gigou, dieu du commerce et inventeur des arts, chez les Phéniciens et les Tyriens ; dans les mystères des cabyres de Samothrace, tandis que la grande divinité travaille à l’œuvre du monde, il l’aide dans ses opérations magiques, comme Gwion aide Koridgwen. Sa taille et sa figure sont celles des courètes : c’est lui qui conduit leurs danses.
  112. César, VI., c. XVII.
  113. Montfaucon, t. IV, p. 414.
  114. Myvyrian, t. III, p. 161.
  115. Owen’s Welsh Dict., t. 1, p. 126, ed. de 1832.
  116. Je dois ce curieux renseignement au vaste savoir de M. Pardessus.
  117. Homère ne l’a pas dédaigné toujours, et nous pourrions lui emprunter des exemples ; en voici un lire de l’ancienne poésie italienne :

    Et brava breve in eterno notturno ;
    A mortali amar taie spento et spinto ;
    Et capo corpi de una et diurno.

  118. M. Sainte-Beuve.
  119. Il va sans dire que nous ne parlons ici que du breton tel qu’il existe dans la bouche du peuple des campagnes et dans nos poésies populaires, et non du breton des manoirs, des villes, ou de celui de plusieurs de nos respectables» ecclésiastiques, qui, jusqu’ici, pour la plupart, ne se piquaient pas d’être puristes. Mais, grâce aux lumières et au patriotisme intelligent de Mgr Graverand, évèque actuel de Quimper, le premier prélat breton qui ait pris hautement en main les intérêts de, notre langue nationale, un mouvement philologique très-remarquable se manifeste depuis quelques années.
  120. Voyez page xx de cette introduction ; et, pour la valeur de tous les textes gallois, mon Examen critique des sources bretonnes (Contes populaires des anciens Bretons, t. II, p. 301).
  121. Aug. Thierry, Hist, de la conquête d’Angleterre, t. III, p. 89.
  122. Minstrelsy, introductory remarks.
  123. Loco citato.
  124. Moniteur du 22 mai 1843
  125. Considunt in loco consecrato. Caesar, De bello gallico, lib. VI.
  126. Myvyrian, t. III, p. 290.
  127. Multitudo rusticorum… exhibens lanas, vellera, formas ceræ. (Gregor. Tur., de Gloria confes., c. II.)
  128. C’était évidemment un usage druidique contre lequel, à toutes les époques, se sont élevés les évêques : « Statuimus ne choreae fiant in ecclesiis… quod facientes aut cantilenas cantantes in iisdem excomumnicamus, etc. » V. Statuta synodalia eccles. Trecorensis, ad. ann, 1320, et Statuta synodalia ecclesiae Corisopitensis, ad. ann. 1768.
  129. P. 183.
  130. Myvyrian, t. I, p. 46.
  131. Ces cellules druidiques sont généralement formées de cinq pierres.
  132. La Pléiade, composée de sept étoiles, dont on ne voit plus que six ; les Bretons l’appellent la poule et ses petits.
  133. Dans le zodiaque.
  134. Ad hos magnus adolescentium numerus disciplinae causa concurrit.
  135. Magnum numerum versuum... Multa de sideribus et eorum motu, de mundi ac terrarum magnitudine, de rerum natura, etc.
  136. Disputant, et juventuti traduunt.
  137. Proemia, p. 5, liv. C. sect. VI.
  138. En breton, Ankou ; en gallois, Angen ; en cornouaillais insulaire, Ankouin, mourir et oublier.
  139. Galli se omnes ah Dite patre prognatos praedicant, idque ab Druidibus proditum dicunt. (Lib. VI.)
  140. Myvyrian, Archaiology of Wales, t. III, p. 57 et 74.
  141. Kib, boîte, coque, pot (Le Gonidec, Dict., p. 89) ; pluriel, kibou, kibi, cercles. En gallois, kib signifie vaisseau, coque, cosse d’un fruit, coquille. (F. Owen, Welsh dictionnary.)
  142. Teir gwes i’m ganet. (Myvyrian, Arch. of Wales, t.1, p. 76.)
  143. Derw... henou i’m. (Ib., p.50.)
  144. Klaz Merzin. (Ib., t. II, p. 2.)
  145. Procope, de Bello gothico, lib. IV, c. xx.
  146. Merzin (Mers-zen) signifie en effet un homme de négoce, un marchand, en langue celtique, comme Mercurius en latin.
  147. Jones, Bardic musœum, n° 47.
  148. Pemp gwregiz terra...
    Enn dri ez rannet :
    Un eo’r Azia
    Deu eo’r Afrika
    Tri en Europa.

    (Myvyrian, Arch.of Wales, t. I, p. 25.)

  149. Voyez, pour les détails, l’élégante et populaire Histoire des Ducs de Bourgogne, par M. de Barante, t. VIII, p. 46.
  150. Myvyrian, Arch. of Wales, t. I, p. 17 et 65.
  151. Tan ha douar ha dour hag aouer
    Ha nioul ha blodeu
    Ha gwent.

    (Myvyrian, t. I, p. 23.)
  152. Solin, cap XXII.
  153. Seiz tan uc’hel lin
    Seiz kad keverbin.

    (Myvyrian, Ibid., p. 49.)

  154. 2 Myvyrian, t. I, p. 44.
  155. Mon is an epithet sometimes used for a heifer. (Owen, Welsh dict., t. II, p. 331.)
  156. Grégoire de Rostrenen, Dict., p. 560, et dom le Pelletier, Dict., p. 474.
  157. V. l’Introduction de ce recueil.
  158. Strabon, lib. IV, p. 198.
  159. Vie de Michel le Nobletz, par le P. de Saint-André, p. 183.
  160. Ibidem, p. 186.
  161. Guillelmus Malmesburiensis, Antiquitates Eecclesiae Glastonbury, Gale, p. 295.
  162. Liber Landavensis. Vita Dubricii, p. 295.
  163. Myvyrian, t. I, p. 150.
  164. Ibid., p. 153.
  165. Reddidit Alfred Machtiern filius Gestin monachiam sancti Salvatoris (quam injuste per vini tenebat), in manu abbatis cum virga corilina ante Salomonem regem totius Britanniae magnaeque partis Gallarum. (Cartularium Rotonense ; ad ann. 867 ; D. Morice, Preuves, t. I. p. 308. V. aussi sur le meme symbole, Owen, Dictionn., t. I, p. 254.)
  166. (Auson., Profess., 4.)
  167. Naves aedificari in flumine Ligeri jubet. (Lib. VI.)
  168. De principatu armis contenduut. (Ibid.)
  169. Bed a vez difez, dired. (Myvyrian, t. I, p. 75 et 29.)
  170. Ed. Williams, Poem., t. II, p. 161.
  171. Gregorii Opera, lib. XI, epist. 76 ; ibid., lib. IX, epist. 74.
  172. Procope, Ap. Scriptores rerum Gallicar., t. II, p. 31, Vita Melani, ad finem, vi saec
  173. Le chef étranger qui fit prisonnier le poëte.
  174. Dr Owen's Dictionary of the welsh language, ed. 1832, t. II, p. 214.
  175. Myvyrian, t. I, p. 37 et 76.
  176. Ibid., p. 115 et 117.
  177. Ibid., p. 51.
  178. Hed penn glin goad lenn gweler. (Hil., p. 7 et 10)
  179. Myvyrian, p. 109.
  180. Cette dernière strophe et la seconde sont citées par D. le Pelletier qui les copiées sur le M° original ; les deux autres appartiennent à la tradition.
  181. Veneratores lapidum... excolentes sacra fontium. (Baluze, t. I, p. 150.)
  182. Ap. D. Morice, Histoire de Bretagne, preuves, 1. 1, c. ccxx.
  183. Swenska Viser, III, p. 158 et 163 ; Danske Viser, 1,238.
  184. Wuk : Danitza, 3° partie, p. 59.
  185. Gweliz mez ken gwelet derven
    Gweliz vi ken gwelet iar wenn
    Erioez ne weliz evellhenn.
  186. Vita Merlini Caledoniensis, p. 47.
  187.         E ti Iannik-ann-Trevon
            Nun euz rostet hor c’harnou
            Ha gret foar gand he bodou,

  188. Daemones quos Duscios Galli nuncupant (De Civit. Dei, c. XXIII).
  189. Lyfr goc’h Hergest Mss, col. 705, et le Greal, p. 241.
  190. Saint Gwénolé, abbé de Landévének.
  191. Le Gonidec, Dictionnaire celto-breton, p. 294 ; — Owen Pughes, Welsh dictionnary, p. 140 ; — Edouard Lhuyd, Archeologia britannicaNeaz.
  192. L’Archaialogy of Wales le fait vivre de 460 à 520.
  193. Beet avendiget y morwen
    A helingaz goude he c'hoen
    Fennaoun fenestr, mor terven.

    (Myrvyrian, Archaiology of Wales, p. 163.)
  194. Id., ibid.
  195. Histoire de la Ligue en Bretagne, p. 10.
  196. « Piscatores aquae illius turres ecclesiasticas, quæ more patriae arctae sunt et altae, necnon et rotundae, sub undis manifeste, sereno tempore, conspiciunt, et extraneis transeuntibus reique causas admirantibus frequenter ostendunt.) Topog. Hyberniae, dist. 11, c. IX.)
  197. Irish melodies, p. 36.
  198. Nesciebant usum vini a quo tempore Gradlonus appellatus magnus… Britanniae sceptrum tenebat. (Gurdestinus, ad ann. 818 ; Cartular. Landeven., Lobineau, t. I col. 17.)
  199. Le lai de Gradlon-meur, poésies de Marie de France, t. I, p. 549 et 550.
  200. C’est-à-dire, que du cidre.
  201. D. Morice, Preuves, t. I, col. 228.
  202. J’indique seulement les mots bre, montagne ; kad, combat ; ri, nombre ; glan, âme, vent, souffle ; as, âne ; mael, soldat, valet ; Penn-lu, chef de guerre ; le verbe fraoi, s’agiter, et les adverbes adan, dessous, rong, entre, et am, pour, qui ne se retrouvent dans aucun dictionnaire breton-armoricain, ancien ou moderne.
  203. « He vleo, he zent, he laget. » Taliesin (Myryrian, t. I, p. 227).
  204. Flavos et exangues efficiebat universos. (Liber Laudavensis, Mss du collège de Jésus, à Oxford.)
  205. Cette sorte de vœu remonte à une haute antiquité. Un concile tenu à Nantes, en 658, l’autorise expressément. (Ap. D. Morice, Hist. de Bret., preuves, t. I, col. 229.)
  206. Sanctus Ratianus propter cladem suae gentis deprecatus est Dominum, et sic in aliis locis multis ita, et nunc exaudivit illum Dominus quando custodivit locum ejus (Tourc’h) a supradicta mortalitate. (V. Cartul. abbat. Landeven. (*) ap. D. Morice, Hist. de Bretagne, t. I, preuves,- col. 175 ; D. Lobineau, Vies des saints de Bretagne, Art. saint Gwénolé ; et l’abbé Tresvaux, ibid., 2° édition, t. I, p. 99.)
    (*) Ce Cartulaire a été écrit au commencement du onzième siècle. » (D. Morice, preuves, t. I, col. 177.)
  207. Uber de Lays, p, 336.
  208. Les Gallois écrivent Merddyn et Myrdin, et prononcent Merzlin, les Armoricains, Marzin.
  209. Ann-ap-lean, « le fils de la nonne » (Myvyrian, t. I, p. 78). Gildas [(in Brevario) traduit « lean » par vestalis.
  210. « Unus de consulibus Romanorum pater meus est. » (Nennius. éd. de Guun, p. 72, et Gildas, cit. de M. F. Michel, in Vita Merlini Caledoniensis, intr.)
  211. Prif Zewin Merddin-Emreis. {Myvyr., t. I, p. 78.)
  212. V. Avallenaou Merddin. (Myvyrian, t. I, p. 152, 153.)
  213. Myvyr., t. II, p. 63.
  214. A rozez eneb den ur piejent
    A roet da Verzin ken he henent ?
    Seiz avalen-bren ha seiz ugent
    Enn gef oad, gef uc’h, ge hed, gemment.

  215. Glouiz he hano, glouiz he dent.
  216. Myvyrian, t. I, p. 152.
  217. Est ovorum genus in magna fama. Angues innumeri aestate convoluti salivis faucium corporumque spumis artifici complexu glomerantur: anguinum appellatur ; Druidae id dicunt, etc. Plinius, I. XXIX.
  218. Id., lib. XIV.
  219. Myvyrian, t. I, p. 122, 124, et passim.
  220. « Le barde de la cour reçoit du prince une harpe, et de la reine un anneau d’or. » (Lois de Hoel-da, c. 49. Myvyrian, t. III.)
  221. Myvyrian, t. I. p. 77.
  222. Trioed enez Priden, ibid., t. III, s. 1.
  223. Myvyrian, t. I, p. 150.
  224. Ibid.
  225. Vita Merlini Caledoniensis, p. 55.
  226. Vicecomes Leonensis protunc habebat quam plurimas nobilitates super navibus per mare Oceanum in costeriis Occisinorum, seu Leoniae navigantibus, quos, ut dicebatur, Budicius, quondam rex Britanniae, concesserat et dederat uni praedecessorum suorum in matrimonio. Carta Alani Fergan, ap. D. Morice, et D. Lobineau, Hist. de Bretagne.)
  227. « Voix publique au païs est qu’iceluy debvoir (de Leon) fust par un prince baillié en dot et en mariage faict d’une fille du dict prince à un des antécesseurs du vicomte de Léon. » (Mémoire aux états — 1478 — ap. D. Morice, Histoire de Bretagne.)
  228. « Les bardes célebreront dans leurs chants les mariages de la nation bretonne. »
    « Le chef des bardes aura une double part dans les dons royaux et dans les largesses faites à l’occasion du mariage de la fille du chef. » (Lois de Moelmud et Lois de Hoel-da. Myvyrian, t. III, p. 283 et 361.
  229. Regnante domino imperatore Hludovico, anno XXII regni ejus, Morman Machtiern... (Cartularium Redonense, ad ann. 800 ; D. Morice, preuves, t. 1, col. 263.)
  230. Lez-Breiz veut dire à la lettre : Hanche de la Bretagne (de Lez, hanche, au figuré, soutien, et de Breiz, Bretagne. V. le Gonidec, au mot Lez). On l’appelle aussi quelquefois Lezou-Breiz. Lezou est le pluriel, aujourd’hui inusité, de Lez.
  231. Les vicomtes de Léon avaient la prétention de descendre du premier Konan, ou chef couronné des Bretons armoricains. Cette prétention était, selon d’Argentré, appuyée sur la tradition. « Morvan, dit-il, estoit issu des comtes de Léon, de la race, comme on disait, de Konan. » {Hist. de Bretagne, p. 103.)
  232. Lez-Breiz semble ici faire un retour sur lui-même, et se souvenir de sa propre mère morte de chagrin en ne le voyant pas revenir au manoir. (V. le chant 1er.)
  233. « Heureuse, heureuse la maison bâtie entre l’embouchure du Léguer et la rivière d’Indi ! » avait dit autrefois le barde Gwenc’hlan.
  234. La France, par opposition aux côtes de l’Armorique.
  235. Symbole des Bretons armoricains et de leur chef lui-même. (V. plus haut, p. 33.) La jeune fille fait ici preuve de ce bon sens précautionneux naturel aux femmes, et qui passait pour don de prophétie dans les sociétés primitives.
  236. Ce bois faisait autrefois partie de l’immense forêt de Brécilien ; il n’en reste plus que le nom.
  237. C’est le nom qu’on donne au diable en Bretagne.
  238. C’est-à-dite : bien mal acquis ne profite pas.
  239. Is caput extemplo latice perfundit et ornat
    Pectine ; cognovit mox quoque.

    Ermoldi Nigelli Carmen de Ludovico pio. D. Bouquet, t. VI, p. 47.

  240. Coslus equo cadens stricto caput abstulit ense
    Murmanis ante comes Costum pereussit eumdem.

    (Ibid.)

  241. Coeunt frater et ipsa soror.
    (Ermoldi Nigelli, etc., p. 39.)
  242. Servitio regis...
    (Ermoldi Nigelli Carmen de rebus gestis Ludovici pii, lib. I ; ap. Scriptores rerum francicarum et gallicarum, t. VI, p. 23.)
  243. Complures Saraceni comprehensi ad praesentiam imperatoris deducti sunt.
    (Eginhardi Annales, ibid., p. 25.)
  244. Trucidaverunt et capita seorsum posuerunt. Vita sancti Conwoionis. Acta Benedict., sæc. IV, p. 199.)
  245. Brezel-Marc’hok testis. (Cartular. roton.
  246. Scuta candida. (Ermoldus, ibid., p. 42.)
  247. Contes populaires des anciens Bretons, t. II, p. 266.
  248. Contes populaires des anciens Bretom, t. II, p. 267.
  249. L’herbe d’or, ou le sélage, ne peut être, dit-on, atteint par le fer sans que le ciel se voile et qu’il arrive un grand malheur.
  250. L’empereur Charles surnommé le Chauve.
  251. Si fortuna daret possim quo ceruere regem...
    Proque tributali hæc ferrea dona dedissem.

    (Ermold. Nigell., ap. Scriptores rerum gall. et franc, t. VI, p. 46.)

  252. J’ai déjà signalé les titres de tiern, et de penderik ; j’indiquerai encore les mots, da, bon ; maour (aujourd’hui meur) grand ; bis, jamais ( qui se retrouve dans bis-koaz); la forme kleret-hui, entendez-vous ? de même que sellet-hu (maintenant contractée en setu, comme voyez ici, son équivalent français, l’est en voici) ; la préposition nemet ma, mais ; l’addition de l’article au nom propre {Ann Neumenoiou); enfin les verbes gwatc’hi, laver, et korna ann dour, corner l’eau, qui rappellent l’usage antique des ablutions, faites au son du cor, avant les repas, sont pareillement à noter.
  253. Fortiter audax apros et ursos in silva. (Chronicon Briocen. D. Morice, Preuves, t. I, col. 27.)
  254. Cura suis Britannis qui aidhuc superstites erant... reperit turmam Normannorum nuptias celebrantem, quam ex improviso aggrediens detruncavit omnes. (Chronicon Nanneten. Ibid., t. I, p. 143.)
  255. Ibid., ibid.
  256. Augustin Thierry, Histoire de la Conquête de l’Angleterre, t. I, p. 325.
  257. Anglis barbas radere ad instar Normannorum præcipit. (Scriptores re
  258. D. Morice, Histoire de Bretagne, Preuves, t. 1, col. 335.
  259. Id., ibid., col. 308, 309, 315.
  260. La carte le désigne sous le nom de corps de garde de Bran.
  261. Bran, le nom du jeune guerrier, signifie corbeau dans tous les dialectes bretons.
  262. Myvyrian, Archeology of Wales, 1. 1, p. 175.
  263. V. l’Essai sur l’origine des épopées chevaleresques de la Table ronde. Contes populaires des anciens Bretons, t. I, p. 102.
  264. D. Morice, Histoire de Bretagne, Preuves, t. I, col. 494.
  265. Cartular. Kemperleg., ap. D. Morice, Preuves, t. I, col. 432.
  266. Post mortem Gaufridi ducis ;... Britanni in seditionem versi, bella commoverunt. Nam rustici insurgentes contra dominos suos congregantur. (Acta sancti Glldae Ruynensis. D. Morice, Histoire de Bretagne, Preuves, t. I, col. 333.)1
  267. V. plus haut, p. 20.
  268. C'est le son de la corne des pâtres.
  269. Cri de joie.
  270. Agmina rusticorum invadunt, trucidant dispergunt, persequuntur. (Histoire de Bretagne, Preuves, t. I, col. 333.)
  271. Etablissements de Jean III. (Histoire de Bretagne, t. 1, col. 1165 et 1164.)
  272. Myvyrian, t. I, p. 35.
  273. Ib., ibid., p. 21.
  274. Ib., ibid., p. 20.
  275. Sortiarias quia quotidie multiplicantur in civitate et diocesi Nannetensi... excommunicamus. (Statuta Ollivarii, episcopi Nammensis, ad ann. 1354. D. Morice, Histoire de Bretagne, Preuves.)
  276. Maria et ventos concitari carminibus ; seque in quae vellint animalia vertere, scire ventura et predicare. (P. Mela, de Situ orbis, lib. III, c. VI.)
  277. Alan, fils d’Hedwije, à laquelle le chant qu’on va lire donne le nom de Duchesse.
  278. T. I, liv. III, p. 323 et 328 (5e édition).
  279. Dans la baie de Douarnenez, à quatre lieues de Quimper, en Cornouaille.
  280. Poésies de Marie de France, t. 1, p. 314.
  281. Chevaliers pauvres, aussi nommés bas chevaliers.
  282. V. la TRIADE DES CERCLES. Owen’s Pugh., Dict., v. II, p. 214 (ed. 1832).
  283. Myvyrian, t. 1, p. 74.
  284. De Bell. goth., lib. IV, c. XX.
  285. Claudian., in Rufin., lib. I.
  286. Boé ann anaon.
  287. Toull ann ifern.
  288. Selon l’orthographe bretonne, Lokifern (le lieu de l’enfer).
  289. On donne ce nom aux ménétriers, en Bretagne.
  290. Par abréviation, pour Gwennola.
  291. Le Voyage nocturne, chants populaires de la Grèce moderne, publiés par M. Fauriel, t. II.
  292. Maintenant Glastonbury, vaste verger de pommiers entouré de petites rivières, et qui paraît avoir été un sanctuaire druidique. Dans la crypte souterraine de l’église de l’abbaye, on trouve une fontaine appelée la Fontaine Sainte (holy well), et dédiée à saint Joseph d’Arimathie, premier apôtre des Bretons, si l’on en croit la tradition.
  293. Vita Merlini Caledoniensis, p. 37.
  294. D. Morice, Histoire de Bretagne, t. I, p. 28.
  295. Traon, val (anciennement vau), vallée, et ioli, beau. « Le françois joli est breton d’origine, ou bien resté en France depuis les anciens Gaulois. » (D. le Pelletier, Dictionnaire, col. 453.)
  296. Mandamus quatenus citetis vel citare facietis Bituris coram R. P. archiepiscopo Bituris Matheum de Belvalo, per episcopum Nannetensem super inquisitione excessuum. Datum die Veneris post obturam Assumptionis B. M. anno Dom. 1241. (Acta eccles. Naon., ap. D. Morice, Preuves, t. 1, col. 221.)
  297. Concil. Britann., p. 360.
  298. Raynald,p. 282 ; ib., p. 261.
  299. Charles de Blois. Il y a dans le breton un jeu de mois intraduisible, qui roule sur la ressemblance du nom commun bleiz (loup), et du nom propre Blois.
  300. La Balaille des Trente, édition de Crapelet.
  301. Chronique de Guillaume de Saint-André, édit. de M. Charrière, p. 529.
  302. Chartes des Ordres, v. XV, f. 6933.
  303. Semper contumax regibus (cité par d’Argentré, Histoire de Bretagne, p. 87).
  304. Trop doubtoient avoir nouveaulx maistres !
    Et si pensoient deffendre fort
    Leur liberté jusqu’à la mort ;
    Car liberté est délectable,
    Belle et bonne, et bien proufitable.
    De servitude avoient horreur,
    Quant ils veoient tretout entour
    Comment en France elle regnoit :
    Foulx estoit qui paour n’en avoit...
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Et mieux amoient mourir en guerre.
    Que de mettre eulx et leur terre
    En servitude, avec leurs hoirs.

    (Chronique du bon roy Jehan, éd. de M. Charrière, p. 314 et passim.)

  305. La mer.
  306. Guillaume de Saint-André, éd. de M. Charrière, p. 324.
  307. Trop grand deuil en son cuer avoit.
    En voyant la dissension
    Estant entre sa nacion
    Et les Françzois que il aimoit ;
    Marri estoit ; plus ne povoit.

    (Id., ibid.)

  308. Karolus Francorum rex, audiens unionem, voluntatem et audaciam Britonum..., doluit valde et timmit ne deteriora sibi et suo regno contingerent. (Chroncon. Brioncense ; ap. D. Morice, Preuves, t. I, col. 55.)
  309. Quod non attentaverant facere reges Franciae ex memoria hominum. (D. Lobineau, t. II, p. 366.)