Barzaz Breiz/1846/L’Épouse du croisé



L’ÉPOUSE DU CROISÉ.


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ARGUMENT.


A deux lieues de la jolie petite ville de Quimperlé, qui semble flotter sur les eaux d’Isol et d’Ellé, comme une corbeille de feuillage et de fleurs sur un étang, on trouve, en allant vers le nord, le gros village du Faouet. Les anciens chefs de ce nom, branche cadette de la noble et antique famille bretonne des Goulenn, ou Goulaine, selon l’orthographe vulgaire, tiennent une assez grande place dans l'histoire de Bretagne, et la poésie populaire les a pris pour sujet de plusieurs de ses chants. Un d’eux, partant pour la terre sainte (1096), confia sa femme aux soins de son beau-frère : celui-ci promit d’avoir pour elle tous les égards dus à son rang ; mais à peine les croisés eurent-ils quitté le pays, qu’il essaya de la séduire. N’ayant pu y réussir, il la chassa ignominieusement de chez lui, et l’envoya garder ses troupeaux. C’est ce que nous apprennent une vieille tradition et une ballade très-répandue.

XIX


L’ÉPOUSE DU CROISÉ.


( Dialecte de Cornouaille. )


Pendant que je serai à la guerre pour laquelle il me faut partir, à qui donnerai-je ma douce amie à garder ? — Emmenez-la chez moi, mon bean-frère, si vous voulez : je la mettrai en chambre avec mes demoiselles ;

Je la mettrai en chambre avec mes demoiselles, ou dans la salle d’honneur avec les dames ; on leur préparera leur nourriture dans le même vase ; elles s’asseyeront à la même table. —

l’eu de temps après, elle était belle à voir la cour du manoir du Faouet toute pleine de gentilshommes, chacun avec une croix rouge sur l'épaule, chacun sur un grand cheval, chacun avec une bannière, venant chercher le seigneur pour aller à la guerre.

Il n’était pas encore bien loin du manoir, que déjà son épouse essuyait plus d’un dur propos : — Jetez là votre robe rouge et prenez-en une blanche, et allez à la lande garder les troupeaux.

— Excusez-moi, mon frère ; qu’ai-je donc fait? Je n’ai gardé les moutons de ma vie ! — Si vous n’avez gardé les moutons de votre vie, voici ma longue lance qui vous apprendra à les garder. —

Pendant sept ans elle ne fit que pleurer ; au bout des sept ans, elle se mit à chanter.

Et un jeune chevalier qui revenait de l’armée ouït une voix douce chantant sur la montagne.

— Halte ! mon petit page ; tiens la bride de mon cheval; j’entends une voix d’argent chanter sur la montagne ; j’entends une petite voix douce chanter sur la montagne. Il y a aujourd’hui sept ans que je l’entendis pour la dernière fois.

— Bonjour à vous, jeune fille de la montagne ; vous avez bien dîné, que vous chantez si gaiement ?

— Oh! oui, j’ai bien dîné, grâces en soient rendues à Dieu ! avec un morceau de pain sec que j’ai mangé ici.

— Dites-moi, jeune fille jolie qui gardez les moutons, dans ce manoir que voilà, pourrai-je être logé ? — Oh ! oui, sûrement, mon seigneur, vous y trouverez un gîte et une belle écurie pour mettre vos chevaux.

Vous y aurez un bon lit de plume pour vous reposer, comme moi autrefois quand j’avais mon mari ; je ne couchais alors dans la crèche parmi les troupeaux ; je ne mangeais pas alors dans l’écuelle du chien.

— Où donc, mon enfant, où est votre mari ? Je vois à votre main votre bague de noces ! — Mon mari, mon seigneur, est allé à l’armée ; il avait de longs cheveux blonds, blonds comme les vôtres.

— S’il avait des cheveux blonds comme moi, regardez bien, ma fille, ne serait-ce point moi ? — Oui, je suis votre dame, votre amie, votre épouse ; oui, c’est moi qui m’appelle la dame du Faouet.

— Laissez là ces troupeaux, que nous nous rendions au manoir, j’ai hâte d’arriver.

— Bonheur à vous, mon frère, bonheur à vous ; comment va mon épouse, que j’avais laissée ici ?

— Toujours vaillant et beau! Asseyez-vous, mon frère. Elle est allée à Quimperlé avec les dames ; elle est allée à Quimperlé. où il y a une noce. Quand elle reviendra, vous la trouverez ici.

— Tu mens ! car tu l’as envoyée comme une vile mendiante garder les troupeaux ; lu mens par les deux yeux ! car elle est derrière la porte, elle est là qui sanglote.

Va-t’en cacher ta honte ! va-t’en, frère maudit ! Ton cœur est plein de mal et d’infamie ! Si ce n’était ici la maison de ma mère et de mon père, je rougirais mon épée de ton sang ! —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


La croix rouge que fait porter le poëte sur l’épaule à chaque chevalier est le signe qui nous a fait reconnaître quelle est la date de la ballade, et à laquelle des guerres saintes elle se rapporte. Evidemment c’est à la première. C’est la seule où tous les croisés aient pris cette croix ; aux suivantes, chacun portait la couleur de son pays, et l’on sait que le noir était celle de l’Armorique.

L’histoire nous apprend qu’Alain et les chefs bretons qui le suivirent en Palestine revinrent au bout de cinq ans ; le poëte populaire dit de sept ; s’il y a erreur, elle vient sans doute du chanteur, la mesure des mots cinq et sept étant la même en breton, comme en français.



Mélodie originale