Barzaz Breiz/1846/Le Frère de lait



LE FRÈRE DE LAIT.


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ARGUMENT.


Cette ballade, qui est une des plus populaires de Bretagne, et dont je dois des variantes à M. l’abbé Henry, se chante, sous des titres différents, dans plusieurs parties de l’Europe. M. Fauriel l’a publiée en grec moderne ; Burger l’a recueillie de la bouche d’une jeune paysanne allemande, et lui a prêté une forme artificielle. Les morts vont vite n’est que la reproduction artistique de la ballade danoise : Âagé et Elsé. Un savant gallois m’a assuré que ses compatriotes des montagnes du Nord la possédaient également dans leur langue, mais je n’ai pu parvenir à la découvrir. Toutes reposent sur l’idée d’un devoir, l’obéissance à la religion du serment. Le héros de la ballade allemande primitive, Constantin, et le chevalier breton, ont juré de revenir, et ils tiennent parole, quoique morts.

Nous ne savons à quelle époque on fait remonter la composition des deux chants allemand et danois, ni celle de la ballade grecque : la nôtre doit appartenir aux belles années du moyen âge, le dévouement chevaleresque y brille de son plus doux éclat.


XXII


LE FRÈRE DE LAIT.


( Dialecte de Tréguier. )


I.


La plus jolie fille noble qu’il y eût en ce pays-ci à la ronde était une jeune fille de dix-huit ans, nommée Gwennolaik.

Le vieux seigneur était mort, ses deux pauvres sœurs et sa mère ; tous les siens étaient morts, hélas ! excepté sa belle-mère.

C’était pitié de la voir, pleurant amèrement, au seuil de la porte du manoir, elle si douce et si belle !

Les yeux attachés sur la mer, y cherchant le vaisseau de son frère de lait, sa seule consolation au monde, et qu’elle attendait depuis longtemps ;

Les yeux attachés sur la mer, y cherchant le vaisseau de son frère de lait. Il y avait six ans passés qu’il avait quitté son pays.

— Otez-vous de mon chemin, et allez chercher les bêtes ; je ne vous nourris pas pour rester là, assise. —

Elle la réveillait deux, trois heures avant le jour, l’hiver, pour allumer le feu et balayer la maison ;

Pour aller puiser de l’eau à la fontaine du ruisseau des nains, avec une petite cruche fêlée et un seau fendu.

La nuit était sombre ; l’eau avait été troublée par le pied du cheval d’un chevalier qui revenait de Nantes.

— Bonne santé, jeune fille ; êtes-vous fiancée ? —

Et moi (que j’étais enfant et sotte !), je répondis : — Je n’en sais rien.

— Etes-vous fiancée ? Dites-le-moi, je vous prie. — Sauf votre grâce, cher sire ; je ne suis point encore fiancée.

— Eh bien, prenez ma bague d’or, et dites à votre belle-mère que vous êtes fiancée à un chevalier qui revient de Nantes ;

Qu’il y a eu un grand combat ; que son jeune écuyer a été tué, là-bas ; qu’il a été lui-même blessé au flanc d’un coup d’épée ;

Que, dans trois semaines et trois jours, il sera guéri, et qu’il viendra au manoir, gaiement et vite, vous chercher. —

Et elle courut aussitôt à la maison, et regarda l’anneau :

c’était l’anneau de son frère de lait qu’elle tenait à la main !


II.


Il s’était écoulé une, deux, trois semaines, et le jeune chevalier n’était pas encore de retour.

— Il faut vous marier ; j’y ai songé dans mon cœur, et vous j'ai trouvé, ma fille, un homme comme il faut.

— Sauf votre grâce, ma belle-mère, je ne veux d’autre mari que mon frère de lait, qui est arrivé.

m’a donné mon anneau d’or de noces, et viendra bientôt, gaiement et vite, me chercher.

— Taisez-vous, s’il vous plaît, avec votre anneau d’or de noces, ou je prendrai un bâton pour vous apprendre à parler.

Bon gré, mal gré, vous épouserez Jobik Al-loadek, notre jeune valet d’écurie.

— Jobik ! oh ! l’horreur ! j’en mourrai de chagrin! Ma mère ! ma pauvre petite mère ! si tu étais encore en vie !

— Allez vous lamenter dans la cour, lamentez-vous-y tant que vous voudrez. Vous aurez beau faire des grimaces, dans trois jours vous serez fiancée ! —


III.


Vers ce temps-là, le vieux fossoyeur parcourait le pays, sa clochette à la main, pour porter la nouvelle de mort.

— Priez pour l’âme qui a été M. le chevalier, de son vivant un homme de bien et de cœur,

Et qui a été blessé mortellement au flanc d’un coup d’épée, au delà de Nantes, dans une grande bataille, là-bas.

Demain, au coucher du soleil, commencera la veillée ; et après on le portera de l’église blanche à la tombe. —


VI.


— Vous vous en retournez de bien bonne heure ! — Si je m’en retourne ? Oh! oui vraiment ! — Mais la fête n’est pas finie, ni la soirée non plus.

— Je ne puis contenir la pitié qu’elle m’inspire, et l’horreur que me fait ce gardeur de vaches, qui se trouve face à face avec elle dans la maison !

A l’entour de la pauvre jeune fille, qui pleurait amèrement, tout le monde pleurait, et même M. le recteur ;

Dans l’église de la paroisse, ce matin, tous pleuraient ; tous, et jeunes et vieux ; tous, excepté la belle-mère.

Plus les sonneurs, en revenant au manoir, sonnaient, plus on la consolait, plus son cœur était déchiré.

On l’a conduite à table, à la place d’honneur, pour souper ; elle n’a bu goutte d’eau ni mangé morceau de pain.

Ils ont voulu la déshabiller tout à l’heure pour la mettre au lit ; elle a jeté sa bague, déchiré son bandeau de noces ;

Elle s’est échappée de la maison, les cheveux en désordre. Où elle s’est allée cacher, personne ne le sait. —


V.


Toutes les lumières étaient éteintes, tout le monde dormait profondément au manoir ; la pauvre jeune fille veillait, ailleurs, en proie à la fièvre :

— Qui est là? — Moi, Nola[1], ton frère de lait. — C’est toi, bien toi, vraiment ! C’est toi, toi, mon cher frère ! —

Et elle de sortir et de fuir en croupe sur le cheval blanc de son frère, l’entourant de son petit bras, assise derrière lui.

— Que nous allons vite ? mon frère ! Nous avons fait cent lieues, je crois ! Que je suis heureuse auprès de toi ! Je ne le fus jamais autant.

Elle est encore loin la maison de ta mère ? Je voudrais être rendue.

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous ne tarderons pas à y être. —

Le hibou fuyait, en criant, au-devant d’eux; aussi bien que les animaux sauvages, effrayés du bruit qu’ils faisaient.

— Que ton cheval est souple et ton armure brillante ! Je te trouve bien grandi, mon frère de lait !

Je te trouve bien beau ! Est-il encore loin ton manoir ?

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous arriverons tout à l’heure.

— Ton cœur est glacé ; tes cheveux sont mouillés ; ton cœur et ta main sont glacés ; je crains que tu n’aies froid.

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous voici tout près. N’entends-tu pas les sous perçants des gais ménétriers de nos noces ? —

Il n’avait pas fini de parler, que son cheval s’arrêta tout à coup ; et il en frémit, et il hennit fortement ;

Et ils se trouvèrent dans une île où une foule de gens dansaient ;

Où des garçons et de belles jeunes filles, se tenant par la main, s’ébattaient ;

Tout autour des arbres verts chargés de pommes, et derrière, le soleil levant sur les montagnes,

Une petite fontaine claire y coulait ; des âmes y buvant, revenaient à la vie ;

La mère de Gwennola était avec elles, et ses deux sœurs aussi.

Ce n’était là que plaisirs, chansons et cris de joie.


VI.


Le lendemain matin, au lever du soleil, des jeunes filles portaient le corps sans tache de la petite Gwennola, de l'église blanche à la tombe.

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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Comme on se le rappelle, la ballade allemande finit a la manière des histoires de l’Hilden-Buch, par une catastrophe qui engloutit les deux héros ; il en est de même de la ballade grecque publiée par M. Fauriel.

Constantin avait promis à sa mère de lui ramener sa sœur Areté, « joie ou chagrin qu’elle eût. » La mort le surprend avant qu’il ait pu tenir parole.

« Et sur le minuit, Constantin va chercher sa sœur ; il la trouve dehors se peignant au clair de la lune. — Viens vite, Areté, notre mère te demande. — Ah ! mon frère, qu’y a-t-il donc ? Est-ce l’heure de se mettre en chemin ? Est-on joyeux à la maison ? je mettrai mes habits dorés ; y est-on triste ? j’irai comme je suis. — Ni joyeux ni triste, ma sœur ; viens comme tu es. »

« Et dans la route tandis qu’ils vont, dans la route tandis qu’ils cheminent, ils entendent les oiseaux dire : — Voyez donc cette belle qui conduit un mort. —

« — Oh ! entends-tu, Constantin, les oiseaux ce qu’ils disent ? — Ce sont oiseaux, laisse-les chanter ; ce sont oiselets, laisse-les dire. — Oh ! j’ai peur de toi, mon frère ; tu sens l’encens. — C’est que nous avons été hier à l’église de Saint-Jean, et que le Papas nous a encensés.

« — Ouvre, ma mère, ouvre, voilà ton Areté… — Mon Areté est absente, elle est loin d’ici, dans la terre étrangère. — Ouvre, ma mère, je suis ton fils Constantin, qui t’ai donné Dieu et les saints martyrs pour garants de l’amener Areté, chagrin ou joie qu’elle eût. —

« La mère alors ouvre la porte, et l’âme lui sort du corps[2]. »

Nous avons vu que les anciens Bretons reconnaissaient plusieurs cercles d’existence par lesquels passaient les âmes, et que Procope place l’Elysée druidique au delà de l’Océan, dans une des îles Britanniques qu’il ne nomme pas. Les traditions galloises sont plus précises ; elles désignent expressément cette île sous le nom d’Ile d’Avalon[3], ou des Pommes.

C’est le séjour des héros ; Arthur, blessé mortellement a la bataille de Camlann, y est conduit par les bardes Merlin et Taliesin, guidés par Barinte, le nautonier des âmes[4]. L’auteur français du roman de Guillaume au court nez y fait transporter par les fées son héros Renoard, avec les héros bretons.

Un des lais armoricains de Marie de France y conduit de même le damoiseau Lanval. C’est aussi là, on n’en peut douter, qu’abordent le frère de lait et sa fiancée. Mais nulle âme, dit-on, n’y était admise qu’elle n’eût reçu les honneurs funèbres ; elle restait errante sur le rivage opposé jusqu’à l’heure où le prêtre recueillait ses os et chantait son hymne de mort. Cette opinion est aussi vivace aujourd’hui en Bretagne qu’au moyen âge et qu’aux anciens temps ; et nous y avons vu pratiquer les cérémonies funèbres qui s’y pratiquaient alors.

Dès qu’un chef de famille a cessé de vivre, on allume un grand feu dans l'âtre, on brûle sa paillasse, on vide les cruches d’eau et de lait de sa demeure (de peur, dit-on, que l’âme du défunt ne s’y noie). Il est enveloppé de la tête aux pieds d’un grand drap blanc : on le couche sous une tente funèbre, les mains jointes sur la poitrine, le front tourné vers l’orient ; on place à ses pieds un petit bénitier, on allume deux cierges jaunes à ses côtés, et on donne ordre au bedeau, au fossoyeur, ou quelquefois à un pauvre, d’aller porter « la nouvelle de mort. » Cet homme va de village en village vêtu, en Tréguier, d’une dalmatique noire semée de larmes, agitant une clochette et disant à haute voix : « Priez pour l’âme qui a été un tel ; la veillée aura lieu tel jour, à telle heure ; l’enterrement le lendemain. »

De tous côtés, vers le coucher du soleil, on arrive au lieu indiqué. En entrant, chacun vient tremper dans le bénitier un rameau qu’il secoue sur les pieds du défunt. Lorsque la demeure est pleine, la cérémonie commence : on récite d’abord en commun les prières du soir et l’office des trépassés ; puis les femmes chantent des cantiques. Le défunt reste toujours enveloppé. La veuve seule et ses enfants viennent soulever de temps à autre un coin du drap et le baiser au front. A minuit, on passe dans l’appartement voisin, où le « repas des âmes » est servi. Le mendiant s’y asseoit à côté du riche : ils sont égaux devant la Mort. Au reste, comme nous aurons occasion de le dire encore, le pauvre est toujours associé aux douleurs comme aux plaisirs de tous, en Bretagne ; il a sa place à la table de mort, comme au banquet des noces.

Au point du jour, le recteur de la paroisse arrive, et tout le monde se retire, à l'exception des parents, en présence desquels le bedeau cloue le défunt dans la châsse. Aucun membre de la famille, ni la veuve, ni les frères, ni les sœurs, ni même le plus petit enfant, ne doit manquer à ce suprême et solennel adieu ; c’est un devoir sacré. On charge ensuite le mort sur une charrette attelée de bœufs. Le clergé, précédé de la croix, ouvre la marche du cortège funèbre ; ensuite vient le corbillard, que suivent la veuve et les femmes en coiffes jaunes et en mantelets noirs plissés, deuil des paysannes, et les autres parents, la tête nue et les cheveux au vent. On se dirige ainsi vers l’église du bourg, où l’on dépose la bière sur les tréteaux funèbres. La veuve reste agenouillée près de son mari pendant toute la cérémonie, et ne se relève que pour le suivre au cimetière.

Le plus grand silence a régné jusque-là ; on n’entend que la voix des prêtres qui chantent les hymnes, et des cloches qui sonnent les glas. Mais aussitôt que l’officiant, debout sur le bord de la tombe, a murmuré les derniers mots de la prière des morts, que le fossoyeur a laissé glisser la bière dans la fosse, que l’on touche à l’instant où l’on va perdre pour toujours celui qu’un aimait, au bruit sourd que rend la châsse en tombant, un cri déchirant part de tous les cœurs ; souvent la veuve et ses enfants veulent s’élancer après elle ; les hommes se jettent a genoux, en voilant leurs visages de leurs longs cheveux, comme ils le font en signe de deuil ; la foule reflue épouvantée, et parfois le prêtre lui-même, quoique habitué a ces douloureux spectacles, ne peut retenir ses larmes.


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Mélodie originale



  1. Par abréviation, pour Gwennola.
  2. Le Voyage nocturne, chants populaires de la Grèce moderne, publiés par M. Fauriel, t. II.
  3. Maintenant Glastonbury, vaste verger de pommiers entouré de petites rivières, et qui paraît avoir été un sanctuaire druidique. Dans la crypte souterraine de l’église de l’abbaye, on trouve une fontaine appelée la Fontaine Sainte (holy well), et dédiée à saint Joseph d’Arimathie, premier apôtre des Bretons, si l’on en croit la tradition.
  4. Vita Merlini Caledoniensis, p. 37.