Barzaz Breiz/1846/Le Vin des Gaulois et la Danse de l’épée



LE VIN DES GAULOIS,


ET LA DANSE DE L’ÉPÉE.
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ARGUMENT.


On sait qu’au sixième siècle, les Bretons faisaient souvent des courses sur le territoire de leurs voisins soumis à la domination des Franks, qu’ils appelaient du nom général de Gaulois. Ces expéditions, entreprises le plus souvent par la nécessité de défendre leur indépendance, l’étaient aussi quelquefois par le désir de s’approvisionner chez l’ennemi de ce qui leur manquait en Bretagne, principalement de vins. Aussitôt que venait l’automne, dit Grégoire de Tours, ils parlaient, suivis de chariots et munis d’instruments de guerre et d’agriculture, pour la vendange armée. Les raisins étaient-ils encore sur pied, ils les cueillaient eux-mêmes ; le vin était-il fait, ils l’emportaient. S’ils étaient trop pressés ou surpris par les Franks, ils le buvaient sur place ; puis, emmenant captifs les vendangeurs, ils regagnaient joyeusement leurs bois et leurs marais. Le morceau qu’on va lire a été composé, selon l’illustre auteur des Récits mérovingiens, au retour d’une de ces expéditions. Les habitués de taverne de qui je le tiens le chantaient machinalement, pour l’air plutôt que pour les paroles, dont ils ne comprenaient pas les trois quarts. J’ai eu moi-même toutes les peines du monde à débrouiller le véritable sens au milieu d’altérations palpables, et je dois déclarer franchement que ma version et ma traduction ne sont pas toujours assurées.

VII


LE VIN DES GAULOIS,
ET LA DANSE DE L’ÉPÉE.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Mieux vaut vin blanc de raisin que de mûre ; mieux vaut vin blanc de raisin.

— feu ! ô feu ! ô acier ! ô acier ! ô feu ! ô feu ! ô acier et feu ! ô chêne ! ô chêne ! ô terre ! ô flots ! ô flots ! ô terre et chêne ! —

Mieux vaut vin nouveau que bière ; mieux vaut vin nouveau.

— feu 1 ô feu ! ô acier ! etc.

Mieux vaut vin brillant qu’hydromel ; mieux vaut vin brillant.

Mieux vaut vin de Gaulois que de pomme[1] ; mieux vaut vin de Gaulois.

Gaulois, ceps et feuille à toi, ô fumier ! Gaulois, ceps et feuille à toi !

Vin blanc, à toi, Breton de cœur ! Vin blanc, à toi, Breton.

Vin et sang mêlés coulent ; vin et sang coulent.

Vin blanc et sang rouge, et sang gras ; vin blanc et sang rouge.

Sang rouge et vin blanc, une rivière ! sang rouge et vin blanc.

C’est le sang des Gaulois qui roule : le sang des Gaulois.

J’ai bu sang et vin dans la mêlée terrible ; j’ai bu sang et vin.

Vin et sang nourrissent qui en boit ; vin et sang nourrissent.


II.


Sang et vin et danse, à toi, soleil ! sang et vin et danse,

Et danse et chant, chant et bataille ! et danse et chant.

Danse du glaive, en cercle ; danse du glaive.

Chant du glaive bleu qui aime le meurtre ; chant du glaive bleu.

Bataille où le glaive sauvage est Roi ; bataille du glaive sauvage.

O glaive ! ô grand Roi du champ de bataille ! ô glaive ! ô grand Roi !

Que l’arc-en-ciel brille à ton front ! que l’arc-en-ciel brille !

— feu ! ô feu ! ô acier ! ô acier ! ô feu ! ô feu ! ô acier et feu ! ô chêne ! ô chêne ! ô terre ! ô flots ! ô flots ! ô terre et chêne ! —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Il est probable que l’expédition à laquelle ce chant sauvage fait allusion eut lieu sur le territoire des Nantais, car le vin de leurs vignes est blanc, comme celui dont parle le barde. Les différentes boibsons qu’il prête aux Bretons, le vin de mûre, la bière, l’hydromel, le cidre, sont aussi celles dont ils usaient au sixième siècle. Leur breuvage, dit un contemporain, est de l'eau mêlée à de l’orge qu’on y a laissé fermenter, à du miel, au suc des fruits de certains arbres, surtout de pommes sauvages[2]. J’ai traduit kufr par hydromel; ce mot ne se trouve plus sous cette forme, ni chez les Gallois, ni chez les Bretons : les uns disent kourou, les autres (en Tréguier) kuféré.

Si je ne me trompe, nous aurions ici deux chants distincts soudés par l’effet du temps. Le second commencerait à la treizième strophe, et serait un hymne guerrier en l’honneur du soleil, un fragment de la chanson de l’Épée des anciens Bretons. Ceci , on le voit, nous rejetterait dans un siècle encore plus reculé, et même en plein paganisme. Il est du moins certain que la langue des sept dernières strophes est incontestablement plus vieille que celle des douze autres. Quant à sa forme rhythmique, la pièce entière est régulièrement allitérée d’un bout à l’autre, comme les chants des bardes primitifs. Elle offre, en outre, un curieux sujet d’observation tendant à prouver qu’elle est véritablement double : c’est que les douze premières strophes commencent chacune par une même lettre, un G ; et les sept dernières par une même lettre aussi, mais différente, par un K. Or, dans l’ancien alphabet celtique (je dois cette précieuse indication au savant baron d’Eksetein), et dans l'irlandais encore, où des rameaux représentent les lettres, le g a pour signe une branche de lierre, symbole bachique assez connu; et le k un rameau de coudrier, symbole breton et gallois des défaites par l’épée.

Texte bilingue

Mélodie originale



  1. C’est-à-dire, que du cidre.
  2. D. Morice, Preuves, t. I, col. 228.