Barzaz Breiz/1846/La Ceinture de noces



LA CEINTURE DE NOCES.


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ARGUMENT.


Owenn Glendour, noble gallois, qui descendait des anciens chefs bretons de la Cambrie, résolu de délivrer sa patrie du joug de l’Angleterre, avait mis son espoir dans l’appui de la France. Cet espoir, souvent conçu par ses prédécesseurs, mais toujours trompé, se réalisa enfin, grâce à l’intervention fraternelle des Bretons d’Armorique. Une assez grande flotte partit de Brest, sous les ordres de Jean de Rieuk, ou Rieux, comme les Français appelaient le maréchal de Bretagne, et alla rejoindre les Gallois, réunis au nombre de dix mille hommes, près de Kervarzin (1405).

Après divers succès qui déterminèrent l’armée anglaise a la retraite, les Bretons d’Armorique revinrent dans leur pays, se vantant d’avoir fait une campagne que, de mémoire d’homme, aucun roi de France n’avait osé faire[1]. L’anecdote qu’on va lire regarde cette expédition ; je la tiens du même paysan qui m’a chanté le Vassal de du Guesclin.


XXXII


LA CEINTURE DE NOCES.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


Le lendemain de mes fiançailles je reçus l’ordre de marcher, de marcher à la suite du baron de Rieux ; à la suite du seigneur baron, et dépasser la mer pour aller soutenir, si possible, l’essaim des Bretons d’outre-mer.

— Viens avec moi, mon page, à la campagne ; il faut que je prenne aujourd’hui congé de ma fiancée ; il faut que je prenne congé de ma fiancée ce soir même, ou bien mon cœur se brisera de chagrin dans ma poitrine. —

A mesure qu’il approchait du manoir, il ne faisait que trembler ; quand il entra dans la maison, son cœur battait avec violence.

— Approchez, cher sire, approchez-vous du feu ; je vais vous préparer une collation.

— Merci ; ma vieille tante, je ne veux point collationner, mais seulement parler à votre fille, si vous le permettez. —

Quand la dame l’ouït, elle ôta ses chaussures, et monta sur ses bas sur le banc du lit ;

Elle monta sur le banc, et se penchant au bord du lit : — Réveille-toi, mon Aloïda, et lève-toi ; réveille-toi, ma fille, réveille-toi vite, et sors de ton lit ; viens parler à ton amoureux qui vient d’arriver. —

À ces mots, la jeune fille s’élança hors du lit, ses cheveux noirs de jais fiottants sur ses épaules blanches comme neige : — Hélas ! ma douce amie, hélas ! Aloida, il faut que je m’embarque, il faut que je vous quitte.

Il faut que j’aille en Angleterre, que je suive l’armée du baron ; Dieu seul sait ce que j’ai de chagrin au cœur.

— Au nom du ciel ! mon amoureux, ne vous embarquez pas ! le veut est changeant et la mer est traîtresse !

Si vous veniez à mourir, que deviendrais-je ? Dans l’impatience de recevoir de vos nouvelles, mon cœur se briserait ; j’irais tout le long du rivage, d’une chaumière à l’autre : — Avez-vous entendu parler, mariniers, entendu parler de mon fiancé ? —

La jeune fille pleurait ; il essaya de la consoler : — Taisez-vous, taisez-vous, Aloïda, ne pleurez pas sur moi ; je vous rapporterai une ceinture d’au delà de la mer, une ceinture de noces de pourpre, étincelante de rubis. —

On eût vu le chevalier assis près du feu, sa bien-aimée sur ses genoux, la tête penchée, les deux bras passés autour de son cou, pleurant, en silence, dans l’attente du jour qui devait le séparer d’elle.

Quand l’aurore vint à paraître, le chevalier lui dit : — Le coq chante, ma belle, voici le jour. — Impossible ! mon doux ami, impossible ; il nous trompe ; c’est la lune qui luit, qui luit sur la colline.

— Sauf votre grâce, j’aperçois le soleil à travers les fentes de la porte ; il est temps que je vous quitte, il est temps que j’aille m’embarquer. —

Et il s’éloigna ; et sur son passage les pies caquetaient : « Si la mer est traîtresse, les femmes le sont bien plus ! »


II.


À la Saint-Jean d’automne, la jeune fille disait : — J’ai vu au loin sur la mer, du haut des montagnes d’Arèz ; j’ai vu au loin sur la mer un navire en danger ; et debout sur l’arrière était celui qui m’aime.

Il tenait à la main une épée ; il était engagé dans un combat terrible ; il était entouré de morts, et sa chemise pleine de sang. C’en est fait de mon pauvre ami ! c’en est fait! disait-elle. — Et aux prochaines étrennes elle était fiancée à un autre.

Cependant des nouvelles, d’heureuses nouvelles arrivèrent au pays :

— La guerre est terminée ! le chevalier est de retour ! Il est de retour chez lui, le cœur gai et dispos, et, dès ce soir, il part pour aller revoir sa fiancée. —

Comme il approchait, il entendit le son des rotes, et vit rayonner le manoir de l'éclat des lumières :

Étrenneurs joyeux qui courez les campagnes, qu’y a-t-il de bon au manoir d’où vous sortez? qu’est-ce que cette musique que j’entends ?

— Ce sont les joueurs de rote, seigneur, qui jouent deux à deux : « Voilà la soupe au lait (des nouveaux mariés) qui passe le seuil de la porte. » Ce sont les joueurs de rote, qui jouent trois à trois : « Voilà la soupe au lait qui entre en la maison ! »


III.


Or, comme les mendiants, invités à la noce, étaient à table, au manoir, arriva un pauvre truand demandant l’hospitalité. — Pourriez-vous me donner à manger et à coucher ; voici la nuit, je ne sais où aller.

— Sûrement, pauvre cher truand, on vous donnera à coucher, et, de plus, vous souperez à table avec les autres : approchez donc, brave homme ; entrez dans la maison ; mon mari et moi nous allons vous servir. —

Au tour de danse qui suivit le premier service, la mariée lui demanda : — Qu’avez-vous, mon pauvre homme, que vous ne dansez pas ? — Rien, ma dame ; si je ne danse pas, c’est que je suis étourdi par la fatigue du chemin. —

Au second tour de danse, la mariée lui demanda encore : — Vous êtes donc toujours las, brave homme, que vous ne dansez pas ? — Oui, ma dame, je suis toujours las ; je suis las et de plus j’ai un poids sur le cœur. —

Au troisième tour de danse, souriant d’une façon charmante, elle lui dit : Venez danser avec moi. — C’est un honneur que je ne mérite point ; cependant je l’accepte ; personne n’aurait l’impolitesse de ne pas accepter. —

Or, tandis qu’ils dansaient, se penchant vers elle, il lui murmura à l’oreille, en riant d’un rire verdâtre : — Qu’avez-vous fait de la bague d’or que vous reçûtes de moi, au seuil de la porte de cette salle même, il y a un an jour pour jour ? —

Elle joignit les mains en élevant les yeux au ciel, et s’écria : — Mon Dieu ! jusqu’ici j’avais vécu sans chagrin, je pensais être veuve, et voilà que j’ai deux maris ! — Vous pensiez mal, ma belle, vous n’en avez aucun ! —

Et il tira un poignard qu’il tenait caché sous sa veste, et il en frappa la dame au cœur si violemment, qu’elle tomba sur ses deux genoux, la tête penchée : — Mon Dieu ! dit-elle, mon Dieu ! — Et elle mourut.


IV.


Dans l’église de l’abbaye de Daoulaz, il est une statue de la Vierge portant une ceinture étincelante de rubis venue d’au delà de la mer. Si tu désires savoir qui lui en a fait don, demande au moine repentant qui est prosterné à ses pieds.


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Cette façon de dire que le chevalier, trahi dans ses affections terrestres, tourna ses pensées vers le ciel en prenant la Vierge pour dame, est ingénieuse et charmante. La manière dont il apprend son malheur par la rencontre fortuite des joyeux étrenneurs n’est pas moins curieuse. On donne le nom d’étrenneurs à des mendiants qui se réunissent toutes les nuits par troupes, à l’époque de Noël, en plusieurs cantons des montagnes, et vont de village en village demander l’aumône, en chantant une chanson dont le refrain est : Eghinad d’é ! eghinad d’é ! par contraction, Eghina' né (Étrennes à moi ! étrennes à moi !) lequel refrain, changé en Aguilaneuf, hors de la Bretagne, devait faire longtemps le désespoir des étymologistes. Leur quête achevée, les pauvres la chargent sur un vieux cheval, et l’apportent chez l’un d’entre eux, où ils font festin.

Mais la fiancée crut-elle véritablement à la mort du chevalier ? ne mentait-elle pas, en peignant le combat naval où il devait avoir péri ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, l’année même dont il est question, une flotte bretonne battit une flotte anglaise à quelques lieues de Brest. « Le combat fut terrible, dit l’historien célèbre des ducs de Bourgogne, et animé par la vieille haine réciproque des Anglais et des Bretons. » Le chevalier pouvait s’y trouver. Son séjour et celui de ses compagnons de guerre chez les Bretons du pays de Galles expliqueraient aussi pourquoi l’on rencontre dans notre ballade une strophe tout entière d’une chanson nouvellement composée, et très en vogue chez les Gallois à l’époque où il y était. Le héros et l’auteur de la chanson galloise, qui est le barde Daviz-ap-Gwilym, joue un rôle semblable à celui du héros de la ballade bretonne, quand ce dernier prend congé de sa maîtresse : « — Ma charmante, lui dit-il, ô toi qui brilles comme les champs que blanchit le duvet des plantes, j’aperçois la lumière du jour à travers les fentes de la porte. — C’est la nouvelle lune, et les étoiles qui scintillent, et la réflexion de leurs rayons sur les piliers. — Non, ma belle, le soleil luit ; il fait grand jour. » Le génie de Shakspeare devait éterniser cette scène dans Roméo et Juliette :

Tis not the lark it is the nightingale.


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Mélodie originale



  1. Quod non attentaverant facere reges Franciae ex memoria hominum. (D. Lobineau, t. II, p. 366.)