Barzaz Breiz/1846/Jeanne de Montfort



JEANNE DE MONTFORT,


ou


JEANNE-LA-FLAMME.


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ARGUMENT.


Depuis la fin du douzième siècle, la Bretagne avait cessé d’être gouvernée par des chefs de nom et de race bretonne. Deux partis la divisaient : l’un français, qui travaillait pour établir la suprématie de la France ; l’autre anglo-normand, qui combattait pour faire prévaloir les intérêts de l’Angleterre. En l’année 1341, la famille de Blois représentait le premier, et celle de Montfort le second. Les de Blois eurent d’abord l’avantage : Jean de Montfort, troisième du nom, reconnu par les états pour légitime duc de Bretagne, assiégé dans la ville de Nantes, fut pris par le frère du roi de France, et conduit prisonnier à Paris. Mais la captivité du duc ne devait pas abattre pour longtemps le courage de son parti : une femme, qu’on a justement surnommée la Clorinde du moyen âge, le releva. Prenant entre ses bras son fils encore enfant, et se présentant avec lui au milieu de ses barons consternés : « Montfort est pris, leur dit Jeanne de Flandre, mais rien n’est perdu, ce n’était qu’un homme ; voici mon fils, qui sera, s’il plaît a Dieu, son restorier, et vous fera du bien assez. » Puis elle s’enferma dans Hennebont que Charles de Blois attaqua vainement ; elle fit lever le siège aux Français, et rétablit les affaires de son mari.

L’incroyable audace dont cette femme extraordinaire donna des preuves au siège d’Hennebont, en allant elle-même mettre le feu au camp ennemi, l’a fuit surnommer par le peuple Jeanne-la-Flamme. C’est ce qu’atteste le récit poétique de cette héroïque expédition. Il m’a été chanté pour la première fois, comme le chant suivant sur la bataille des Trente, qui appartient à la même époque, par un aveugle de Plounevez-Kintin, connu sous le nom de Guillarm Arfoll.


XXV


JEANNE-LA-FLAMME.


( Dialecte de Cornouaille. )


I.


— Qu’est-ce qui gravit la montagne ? C’est un troupeau de moutons noirs, je crois.

— Ce n’est point un troupeau de moutons noirs ; une armée, je ne dis pas,

Une armée française qui vient mettre le siège devant Hennebont. —


II.


Tandis que la duchesse faisait processionnellement le tour de la ville, toutes les cloches étaient en branle ;

Tandis qu’elle chevauchait sur son palefroi blanc, avec son enfant sur ses genoux ;

Partout sur son passage les habitants d’Hennebont poussaient des cris de joie :

— Dieu aide le fils et la mère ; et qu’il confonde les Français! —

Comme la procession finissait, on ouït les Français crier :

— C’est maintenant que nous allons prendre tout vivants, dans leur gîte, la biche et son faon !

Nous avons des chaînes d’or pour les attacher l’un à l’autre. —

Jeanne-la-Flamme leur répondit alors du haut des tours :

— Ce n’est pas la biche qui sera prise ; le méchant loup[1], je ne dis pas.

S’il a froid cette nuit, on lui chauffera son trou. —

En achevant ces mois, elle descendit, furieuse.

Et elle se revêtit d’un corset de fer, et elle se coiffa d’un casque noir,

Et elle s’arma d’une épée d’acier tranchant, et elle choisit trois cents soldats.

Et, un tison rouge à la main, elle sortit de la ville par un des angles.


III.


Or, les Français chantaient gaiement, assis en ce moment à table ;

Réunis dans leurs tentes fermées, les Français chantaient dans la nuit,

Lorsque l’on entendit au loin, déchanter une voix singulière :

« Plus d’un qui rit ce soir, pleurera avant qu’il soit jour ;

« Plus d’un qui mange du pain blanc, mangera de la terre noire et froide.

« Plus d’un qui verse du vin rouge, versera bientôt du sang gras ;

« Plus d’un qui fera de la cendre, fait maintenant le fanfaron. »

Plus d’un penchait la tête sur la table, ivre-mort,

Quand retentit ce cri de détresse : — Le feu ! Amis, le feu ! le feu!

Le feu ! le feu ! Amis, fuyons ! c’est Jeanne-la-Flamme qui l’a mis ! —

Jeanne-la-Flamme est la plus intrépide qu’il y ait sur la terre, vraiment !

Jeanne-la-Flamme avait mis le feu aux quatre coins du camp ;

Et le vent avait propagé l’incendie et illuminé la nuit noire ;

Et les tentes étaient brûlées, et les Français grillés,

Et trois mille d’entre eux en cendre, et il n’en échappa que cent.


IV.


Or, Jeanne-la-Flamme souriait le lendemain, à sa fenêtre,

En jetant ses regards sur la campagne, et en voyant le camp détruit.

Et la fumée qui s’élevait des tentes toutes réduites en petits monceaux de cendre ;

Jeanne-la-Flamme souriait : — Quelle belle écobue ! mon Dieu !

Mon Dieu ! quelle belle écobue ! pour un grain nous en aurons dix !

Les anciens disaient vrai : « Il n’est rien tel que des os de Gaulois ;

Que des os de Gaulois, broyés,, pour faire pousser le blé. »


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


La haine du nom français éclate dans ce chant. Chose extraordinaire ! le poëte populaire met dans la bouche de Jeanne de Flandre, princesse de race étrangère, des imprécations contre les étrangers qui lui disputent la Bretagne. Nous en verrons bientôt un autre maudire le parti des Anglais, auquel Jeanne appartenait. Qu’en conclure, sinon que l’ennemi, soit Français, soit Anglais, était également odieux au peuple breton, et que, s’il se mêlait aux querelles de l’un ou de l’autre, c’était par besoin de vengeance contre celui-ci ou contre celui-là, et non par sympathie pour aucun des deux ? Un sentiment de nationalité lui parlait au cœur aussi : ne pouvant échapper au premier sans tomber au pouvoir du second, placé comme il l’était entre la France et l’Angleterre, il comprenait instinctivement que la chute d’un des deux rivaux lui faciliterait les moyens de se défaire ensuite de l’autre, et qu’il devait travailler de toutes ses forces a accélérer cette chute.


  1. Charles de Blois. Il y a dans le breton un jeu de mois intraduisible, qui roule sur la ressemblance du nom commun bleiz (loup), et du nom propre Blois.