Barzaz Breiz/1846/Bran, ou le Prisonnier de guerre



BRAN


OU


LE PRISONNIER DE GUERRE
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ARGUMENT.


La ballade suivante rappelle le souvenir d’un grand combat livré, au dixième siècle, à Kerloan, village situé sur la côte du pays de Léon, par Even le Grand[1] aux hommes du Nord. L’illustre chef breton les força à la retraite, mais ils ne s’embarquèrent pas sans emmener des prisonniers ; de ce nombre fut un guerrier appelé Bran, petit-fils d’un comte du même nom souvent mentionné dans les Actes de Bretagne[2], Près de Kerloan, au bord de la mer, se trouve un hameau où très-probablement il fut fait prisonnier, car ce hameau s’appelle encore aujourd’hui en breton Kervran, ou village de Bran[3]. Je dois une version de la ballade dont il est le sujet à M. le Saint, le digne et respectable recteur de Ploueskat.


XV


BRAN.


( Dialecte de Léon. )



I.


Le chevalier Bran a été blessé, il l’a été au combat de Kerloan,

Au combat de Kerloan, au bord de la mer, a été blessé le petit-fils de Bran le Grand.

Malgré notre victoire, il a été fait prisonnier et emmené au delà des mers.

Au delà des mers quand il arriva enfermé dans une tour, il pleura.

— Ma famille tressaille et pousse des cris de joie ; et je suis sur mon lit : aïe !

Je voudrais trouver un messager qui portât une lettre à ma mère. —

Le messager trouvé, le guerrier donna ses ordres : — Prends un autre habit, messager, l’habit d’un mendiant, par précaution ;

Et emporte ma bague, ma bague d’or, qui te fera reconnaître.

Quand tu seras arrivé dans mon pays, tu la montreras à madame ma mère ;

Et si ma mère vient pour me racheter, messager, tu déploieras un pavillon blanc ;

Et si elle ne vient pas, hélas ! tu déploieras un pavillon noir. —


II.


Quand le messager arriva au pays de Léon, la dame était à souper.

Elle était à table avec sa famille, les joueurs de harpe à leur poste.

— Bonsoir à vous, dame de ce château, voici l’anneau d’or de votre fils Bran ;

Son anneau d’or et une lettre : il faut la lire, la lire à l’instant.

— Joueurs de harpe, cessez de jouer, j’ai un grand chagrin dans le cœur ;

Cessez vite de jouer, joueurs de harpe, mon fils est prisonnier, et je n’en savais rien !

Qu’on m’équipe un vaisseau ce soir, que je passe la mer demain. —


III.


Le lendemain le seigneur Bran demandait, de son lit : — Sentinelle, sentinelle, dites-moi, ne voyez-vous venir aucun navire ?

— Seigneur chevalier, je ne vois que la grande mer et que le ciel. —

Le seigneur Bran demanda encore à la sentinelle, à midi :

— Sentinelle, sentinelle, dites-moi, ne voyez-vous venir aucun navire ?

— Seigneur chevalier, je ne vois que les oiseaux de mer qui volent. —

Le seigneur Bran demanda à la sentinelle, le soir :

— Sentinelle, sentinelle, dites-moi, ne voyez-vous venir aucun navire ?

À ces mots, la sentinelle perfide sourit d’un air méchant :

— Je vois au loin, bien loin, un navire battu par les vents.

— Et quel pavillon, dites vite ! est-il noir, est-il blanc ?

— Seigneur chevalier, d’après ce que je vois, il est noir, je le jure par la rouge braise du feu ! —

Quand le malheureux chevalier entendit ces paroles, il ne dit plus rien ;

Il délourna son visage pâle, et commença à trembler la fièvre.


IV.


Or, la dame demandait aux gens de la ville en abordant :

— Qu’y a-t-il de nouveau céans, que j’entends les cloches sonner ?

Un vieillard répondit à la dame, quand il l’entendit :

— Un chevalier prisonnier, que nous avions ici, est mort cette nuit. —

Il avait à peine fini de parler, que la dame montait vers la tour.

En courant, en fondant en larmes, ses cheveux blancs épars ;

Si bien que les gens de la ville étaient étonnés, très-étonnés, de la voir,

De voir une dame étrangère mener un tel deuil par les rues.

Si bien que chacun se demandait : — Quelle est celle-ci, et de quel pays ? —

La pauvre dame dit au portier, en arrivant au pied de la tour :

— Ouvre vite, ouvre-moi la porte ! Mon fils ! mon fils ! que je le voie ! —

Quand la grande porte fut ouverte, elle se jeta sur le corps de son fils,

Elle le serra entre ses bras, et ne se releva plus.


V.


Sur le champ de bataille, à Kerloan, il y a un arbre qui domine le rivage,

Il y a un chêne au lion où les Saxons prirent la fuite devant la face d’Even le Grand.

Sur ce chêne, quand brille la lune, chaque nuit des oiseaux s’assemblent ;

Des oiseaux de mer, au plumage blanc et noir, une petite tache de sang au front.

Avec eux, une vieille corneille grisonnante, avec elle un jeune corbeau[4].

Ils sont bien las tous deux, et leurs ailes sont mouillées ; ils viennent de par delà les mers, de loin.

Et les oiseaux chantent un chant si beau, que la grande mer fait silence.

Ce chant-là, ils le chantent tout d’une voix, à l’exception de la corneille et du corbeau.

Or, le corbeau a dit : — Chantez, petits oiseaux, chantez,

Chantez, petits oiseaux du pays, vous n’êtes pas morts loin de la Bretagne. —


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NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Dans les plus anciennes traditions bretonnes, les morts reparaissent souvent sur la terre sous la poétique forme d’oiseaux. Cette opinion était particulièrement en vogue au dixième siècle, époque où notre chant fut composé ; un barde gallois de ce temps nous l’atteste[5].

La circonstance du déguisement que prend le messager de Bran pour traverser plus sûrement les pays étrangers ; l’anneau d’or qu’il emporte et qui doit le faire reconnaître ; la perfidie de son geôlier, le pavillon noir, le pavillon blanc, tout cela a été emprunté à notre ballade par l’auteur du roman de Tristan, trouvère du douzième siècle, qui eut souvent recours pour la composition de son ouvrage aux chanteurs populaires bretons, comme il l’avoue lui-même[6]. Ce fait lui seul attesterait l’antiquité de la tradition armoricaine, quand bien même elle ne serait pas aussi répandue chez les Bretons du pays de Galles qu’elle l’est sur le continent. Une autre circonstance fort curieuse, est la mention expresse de joueurs de harpe dans le château des seigneurs bretons. La harpe n’est plus populaire en Armorique ; on se demande même si elle le fut jamais. Maintenant il n’est plus douteux qu’elle y ait été en usage. Nos Actes en fournissent d’ailleurs d’autres preuves que je m’étonne de n’avoir jamais vues citées. L’un d’eux, passé dans la cour du vicomte de Donges, au onzième siècle, est signé d’un officier laïque de cette cour, appelé Berhald, qui s’intitule joueur de harpe, Telenerius[7], terme latinisé du breton telener. Un autre acte de l’an 1009, passé au château d’Auray, par le comte Hoel, prouve que ces musiciens occupaient à la cour des chefs armoricains le même rang honorable que dans celle des princes gallois contemporains, car un joueur de harpe nommé Kadiou (Kadiou Citharista] signe avant sept moines, dont deux abbés crossés[8].



  1. D. Morice, Histoire de Bretagne, Preuves, t. 1, col. 335.
  2. Id., ibid., col. 308, 309, 315.
  3. La carte le désigne sous le nom de corps de garde de Bran.
  4. Bran, le nom du jeune guerrier, signifie corbeau dans tous les dialectes bretons.
  5. Myvyrian, Archeology of Wales, 1. 1, p. 175.
  6. V. l’Essai sur l’origine des épopées chevaleresques de la Table ronde. Contes populaires des anciens Bretons, t. I, p. 102.
  7. D. Morice, Histoire de Bretagne, Preuves, t. I, col. 494.
  8. Cartular. Kemperleg., ap. D. Morice, Preuves, t. I, col. 432.