Barzaz Breiz/1846/Préambule


PRÉAMBULE


DE LA PREMIÈRE ET DE LA SECONDE ÉDITION.
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Les rois, les nobles et le clergé de France ont leur histoire : le tiers état, grâce aux travaux qui se poursuivent sous la direction de M. Augustin Thierry, ne tardera pas à avoir aussi la sienne ; justice aura été faite à tout le monde, excepté au peuple. D’où vient cet oubli ? Pourquoi ne s’est-on pas mis en peine de recueillir les matériaux de son histoire ? C’est qu’on ne se doutait probablement pas qu’il en eût une. Il est vrai qu’elle n’est guère enregistrée ni dans les Cartulaires, ni dans les Chroniques ; elle existe pourtant ; elle est consignée dans les poésies populaires et traditionnelles ; on n’avait qu’à les réunir. Voilà ce que nous aurions dû apprendre, il y a longtemps, des étrangers. Chose inouie ! l’Espagne a des recueils de chants populaires, imprimés depuis 1510 ; l’Italie a les collections de Guillaume Muller ; la Suède en a de Wolf, de Geyer et de Afzélius ; la Hollande, de Fallers-Leben et Lejenne ; la Bohême, de Hanker, la Russie, de Gœlze ; la Servie, de Vuk ; le Danemark, de MM. Grimm et Thièle ; l’Allemagne, de MM. Herder, Van der Hagen, Gœrres, Büsching, Erlach et Brentano ; l’Angleterre, de Percy, Warton, Ritson, Ellis, Jamieson, Brooke, Evan et Walter Scott ; la Grèce moderne, de M. Fauriel ; et nous, nous qui donnons si souvent l’impulsion à l’Europe, nous n’avons rien en ce genre à opposer aux étrangers.

J’ai tâché de combler, à l’égard d’une des provinces de France, la lacune que je viens de signaler.

Si ce recueil était complet, il justifierait le titre qu’il porte, et offrirait véritablement un Barzaz-Breiz, une histoire poétique de la Bretagne[1] : religion, mythologie, mœurs, croyances et sentiments, individu, famille, nation, cette histoire a tout embrassé ; malheureusement, nous n’en possédons que quelques précieux débris.

Quant à l’idée de la collection elle-même, le mérite de l’avoir conçue ne me revient pas en entier, elle était commencée plusieurs années avant ma naissance. Voici quelle en a été l’origine :

Ma mère, qui est aussi celle des malheureux de sa paroisse, avait, il y a près de trente-six ans, rendu la santé à une pauvre chanteuse mendiante ; émue par les prières de la bonne paysanne qui cherchait un moyen de lui exprimer sa reconnaissance, et l’ayant engagée à dire une chanson, elle fut si frappée de la beauté des poésies bretonnes, qu’elle ambitionna parfois, depuis cette époque, ce touchant tribut du malheur, et souvent l’obtint ; plus tard, elle le sollicita, mais ce ne fut plus pour elle-même.

Ainsi est née cette collection ; dans le but de l’augmenter, j’ai parcouru la Bretagne durant plusieurs années. J’ai assisté aux grandes réunions du peuple, à ses fêtes religieuses ou profanes, aux pardons, aux foires, aux liniéries, aux veillées, aux fileries ; les bardes populaires, les mendiants, les tisserands, les pillaoueriens ou chiffonniers, les meuniers, les laboureurs, ont été mes collaborateurs les plus actifs ; j’ai aussi fréquemment consulté, avec fruit, les vieilles femmes, les nourrices, les jeunes filles et les vieillards. Les enfants même, dans leurs jeux, m’ont quelquefois, sans le savoir, révélé des trésors. Le degré d’intelligence de ces personnes variait souvent ; mais ce que je puis affirmer, c’est qu’aucune d’elles ne savait lire.

Dans la masse des poésies populaires que j’ai ainsi entendues, il y aurait matière à plus de vingt volumes ; toutes, quoique très-intéressantes pour les chanteurs, ne l’étaient pas au même degré à mes yeux ; les unes étaient curieuses au point de vue de l’histoire, de la mythologie, des vieilles croyances ou des anciennes mœurs domestiques ou nationales ; d’autres n’offraient qu’un intérêt purement poétique ; d’autres n’en présentaient sous aucun rapport ; j’ai donc été forcé de faire un choix. Mais si ce choix n’a pas toujours été d’accord avec le goût des chanteurs, la manière dont j’ai classé les chants de ce recueil m’a toujours été indiquée par eux. Comme eux je les ai divisés en trois catégories principales ; à savoir : 1o en chants mythologiques, héroïques et historiques ; 2o en chants domestiques et d’amour ; 3o en légendes et chants religieux. Quant aux pièces de chaque catégorie, je les ai rangées par ordre de date probable.

Pour avoir des textes aussi complets et aussi purs que possible, je me les suis fait répéter, souvent jusqu’à quinze et vingt fois, par différentes personnes. Les versions les plus détaillées ont toujours fixé mon choix ; car la pauvreté ne me semble pas le caractère des chants populaires originaux ; je crois, au contraire, qu’ils sont riches et ornés dans le principe, et que le temps seul les dépouille. L’expérience prouve qu’on n’en saurait trop recueillir de versions. Tel morceau qui paraît complet au premier abord, est reconnu tronqué lorsqu’on l’a entendu chanter plusieurs fois, ou présente des altérations évidentes de style et de rhythme, dont on ne s’était pas douté. Les versions d’un même chant s’éclairant l’une par l’autre, l’éditeur n’a donc rien à corriger, et doit suivre avec une rigoureuse exactitude la plus généralement répandue. La seule licence qu’il puisse se permettre, est de substituer à certaines expressions vicieuses, à certaines strophes moins poétiques de cette version, les stances, les vers, ou les mots correspondants des autres leçons. Telle a été la méthode de Walter Scott ; je l’ai suivie. À ces libertés indispensables se bornent toutes celles que je me suis cru autorisé à prendre.

Quoique ces poésies aient été recueillies, soit en Tréguier, soit en Léon, soit en Cornouaille et en Vannes, ou, selon les divisions françaises, dans les départements des Côtes-du-Nord, du Finistère et du Morbihan, elles sont presque toutes populaires dans chacun de ces pays, et passent avec une facilité extrême du dialecte léonnais dans celui de Tréguier, ou réciproquement, et de ceux-ci dans le dialecte de Cornouaille, duquel elles passent aussi parfois, mais plus rarement, dans le dialecte de Vannes. On conçoit que dans ces voyages, elles perdent en partie leur cachet, comme des médailles leur empreinte ; toutefois, ce n’est pas au point qu’on ne puisse plus distinguer le type primitif ; en les cherchant dans les pays auxquels elles semblent appartenir, on les y retrouve dans toute leur pureté ; mais il est des nuances tellement délicates, il y a une telle affinité entre quelques-uns des dialectes bretons, entre celui de Tréguier et celui de Cornouaille, par exemple, que je n’ose me flatter d’avoir toujours réussi à les publier dans celui qui leur convenait.

Les contractions que font subir à des mots identiques la variété des idiomes locaux, et surtout les règles importantes des consonnes muables, lesquelles sont encore plus multipliées et plus difficiles à suivre dans les langues dites celtiques que dans les langues orientales[2] pourraient faire croire au premier abord que je n’ai pas suivi une orthographe régulière, un simple examen des textes prouvera le contraire ; je me suis scrupuleusement astreint à celle que notre excellent grammairien, le Gonidec, d’accord avec les meilleurs et les plus anciens écrivains bretons, a remis en usage et fait définitivement prévaloir. Il n’y a qu’un seul point où, d’après son avis même, je m’en sois écarté, c’est dans l’accentuation des voyelles, qui varie de canton à canton, et qui n’a rien de fixe.

Une traduction en prose, aussi littérale que possible, est placée en regard des textes ; des arguments et des notes les accompagnent. Le recueil entier est précédé d’un essai sur la poésie populaire en Bretagne, et suivi d’une conclusion.

  1. Barzaz, historia poetica (D. Lepelletier, Dict. bret); Breiz, Bretagne.
  2. En vertu de ces règles, le b se change en r et en p, le k en g et en c’h, (prononcez rh), le d en z et en l, le g en c’h et en k, le g suivi d’un w en kw et en w. l’m en r, le p en b et en f, le t en d et en z, l’s en z. Par exemple, si le mot bras était breton, en parlant d’un homme, on dirait : Son vras ; en parlant d’une femme, le mot resterait le même ; mais en adressant la parole à quelqu’un, homme ou femme, on lui dirait : Votre pras. Si le mot koryle appartenait aussi à la langue bretonne, dans le cas où il s’agirait de celui d’un homme, on dirait : Son goryle ; de celui d’une femme : Son c’horyle. En supposant encore que le mot pied fut pareillement breton, du pied d’un homme on dirait : Son bied ; de celui d’une femme : Son fied. La personne qui parlerait d’elle-même dirait : Mon fied ; à une autre : Ton bied. Les lettres mobiles se changent de la sorte, non-seulement après les pronoms possessifs et personnels, mais après les particules, après les noms de nombre, après l’article, après ou avant l’adjectif, et en mille autres cas. (V. la Grammaire bretonne de le Gonidec, p. 13 et suivantes.)