Anecdotes normandes (Floquet)/Texte entier

Texte établi par Charles de BeaurepaireCagniard (p. P-TdM).


A. FLOQUET


A. FLOQUET




ANECDOTES

NORMANDES




DEUXIÈME ÉDITION CONSIDÉRABLEMENT AUGMENTÉE
PRÉCÉDÉE D’UNE NOTICE SUR M. FLOQUET
ET SUIVIE DE NOTES ET DE PIÈCES JUSTIFICATIVES
PAR Ch. de BEAUREPAIRE



ROUEN
E. CAGNIARD, IMPRIMEUR, LIBRAIRE-ÉDITEUR
rues Jeanne-Darc, 88, et des Basnage, 5




1883



INTRODUCTION




Notice sur M. Floquet
Séparateur




Parmi les écrivains qui se sont, dans le cours de ce siècle, appliqués, avec le plus de succès, à nous faire connaître les faits historiques, les mœurs et les institutions de notre ancienne province, il faut, sans contredit, placer l’auteur de l’Histoire du Privilège de saint Romain et de l’Histoire du Parlement de Normandie. Ne fût-il connu que par là, le nom de M. Floquet resterait honoré dans ce pays, tant qu’on y verra subsister le goût des recherches sérieuses et approfondies. Mais il est d’autres travaux qui ont rendu ce nom recommandable à un public plus nombreux, tant en France qu’à l’étranger : ce sont les Études sur la vie de Bossuet. Il en est d’autres, d’un genre assez différent, qui l’ont fait aimer parmi nous, normands, et principalement parmi nous, rouennais, de ceux que l’érudition effarouche, et qui n’en acceptent les leçons que présentées sous une forme aimable et attrayante : ce sont les Anecdotes normandes, dont il paraît aujourd’hui, grâce à une généreuse inspiration, et par les soins d’un habile imprimeur, une seconde édition, sollicitée depuis bien des années[1] et à laquelle ne saurait manquer un favorable accueil.

Les Études sur la vie de Bossuet ont été l’œuvre capitale de M. Floquet, l’œuvre de prédilection de sa vie entière. Il y a mis tout son cœur ; il s’est plu à y déployer toutes les ressources de son esprit aussi ingénieux que patient. Si, plus tard, comme il est permis de l’espérer, à l’aide des documents qu’il a rassemblés en fort grand nombre, des notes qu’il a rédigées avec un soin extrême, ces savantes études, qui ont captivé l’attention du monde religieux et du monde lettré, pouvaient être achevées, combien on aimerait, par un double sentiment de convenance et de gratitude, à les voir accompagnées d’une biographie, mûrement étudiée, du savant historien, qui, mieux que personne, a connu Bossuet, et qui a éclairci, avec une telle netteté, les particularités de sa glorieuse carrière, qu’à la distance de près de deux siècles, nous n’avons, sur bien des points, rien à envier à ses contemporains !

Les Anecdotes normandes, si parfaites qu’elles soient, n’ont été, cependant, qu’un agréable délassement dans une longue vie de labeur. Ce n’est pas là qu’il faut mettre le portrait de l’auteur, et le moment n’est pas encore venu de réclamer pour cela la main d’un maître. En tête de ces charmants récits, il suffira d’une légère esquisse, pour rappeler, en attendant mieux, les titres légitimes de M. Floquet à notre estime, à notre reconnaissance et malheureusement aussi à nos regrets.

M. Pierre-Amable Floquet naquit à Rouen, le 9 juillet 1797.

Après avoir fait d’excellentes études au collège de cette ville, il fut envoyé à Caen pour y suivre les cours de l’École de droit. Il revint, en 1819, à la maison paternelle et se fit inscrire, comme stagiaire, au barreau de Rouen. D’après le conseil de son père, alors greffier au tribunal civil, il entra, sans tarder, dans une étude d’avoué afin de s’y former à la pratique des affaires. Mais, bientôt, il ne tarda pas à reconnaître que sa vocation l’appelait ailleurs, et, secondé par un ami de la famille, M. Taillet, qui avait deviné ses aptitudes, il put obtenir, sans trop d’insistance, la permission de se rendre à Paris, où une nouvelle école, qui répondait à ses goûts, l’École des chartes, venait d’être ouverte.

C’était en 1821. M. Floquet fut un des élèves de la première promotion.

Cette école, qui, depuis, fut organisée sur un plan plus large, n’avait, au commencement, que deux professeurs, l’un, employé au département des manuscrits de la Bibliothèque royale, l’autre, chef de la section historique des Archives du royaume.

Les cours se faisaient, dans ces deux établissements, à un nombre strict de douze élèves, que le Ministre de l’Intérieur avait nommés, sur la présentation de l’Académie des Inscriptions. M. Floquet fut l’un d’eux. Il eut l’avantage de compter parmi ses condisciples MM. Léon Lacabane, Benjamin Guérard, Eugène Burnouf, Le Vaillant de Florival, J. de Pétigny, élite brillante de jeunes gens instruits et laborieux, parfaitement en état, on en conviendra, de réaliser la pensée du gouvernement, qui était, suivant les termes de l’ordonnance de 1821, « de ranimer un genre d’études indispensable à la gloire de la France, et de fournir à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres tous les moyens nécessaires pour l’avancement des travaux confies à ses soins. »

Pendant six années, M. Floquet fut attaché au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque royale ; il s’acquitta, sans épargner sa peine, de la mission qui lui fut confiée de mettre de l’ordre dans un amas de mandements et de quittances provenant de l’ancienne Chambre des Comptes de Paris. D’heureuses découvertes, intéressantes pour l’histoire de notre province, vinrent récompenser son zèle et sa persévérance. Quelques-uns des documents qu’il découvrit dans cette mine inexplorée furent communiqués par lui à M. Auguste Le Prévost, qui les publia, en 1826, heureux de trouver une occasion de signaler son obligeant correspondant « comme un jeune antiquaire de la plus haute espérance. »

Lorsque, en 1828, celui-ci fut rappelé à Rouen pour y prendre possession de la charge de greffier en chef de la cour royale, il eut le bonheur de se faire remplacer à la Bibliothèque par M. Paulin Paris ; et l’on peut dire, en toute vérité, que, dans cette circonstance, il rendit moins service à son ami qu’à cet établissement, dont M. Paulin Paris devint l’un des plus habiles et des plus érudits conservateurs.

Il y a lieu de croire que notre compatriote quitta Paris sans trop de regret. Personne, en effet, ne fut plus que lui attaché à ses parents, à ses premiers amis, et n’aima plus ardemment le pays natal. Il retrouvait à Rouen les souvenirs de sa jeunesse, un père, veuf depuis plusieurs années, dont il était la joie et déjà la gloire ; ajoutons qu’à peine de retour, il lui était donné d’y contracter une union des plus heureuses, dont le charme s’est prolongé, sans s’affaiblir, jusqu’aux derniers jours de sa vie.

Rouen, d’ailleurs, offrait un champ assez vaste à sa passion pour les recherches historiques. Un immense dépôt était remis à sa garde, et il ne fallut qu’un coup d’oeil à M. Floquet pour apercevoir qu’il y trouverait la matière d’une étude du plus grand intérêt.

À vrai dire, un autre que lui eût été rebuté par les difficultés de l’entreprise.

Qu’on se figure une masse énorme de registres, entassés sans ordre dans un immense grenier, où il était malaisé de se mettre à l’abri de la chaleur pendant l’été, de se défendre du froid pendant l’hiver ; couverts de poussière ; en général fort mal écrits ; sans titre au dos ; sans table ; sans indications marginales ; sans rien, en un mot, de ce qui peut faciliter les recherches. Voilà ce qu’il lui fallut aborder, explorer, lire, analyser, pendant de longues années. C’est de là qu’il a tiré, au prix de bien des fatigues, les matériaux de son Histoire de l’Échiquier et du Parlement de Normandie, publiée, en 7 volumes in-8o, de 1840 à 1842.

Lui-même nous a fait connaître dans son Introduction le sentiment qui l’avait porté à ce travail et les difficultés qu’il y rencontra,

« A l’aspect de ce magnifique palais de justice que Louis XII et le cardinal d’Amboise élevèrent jadis à grands frais dans nos murs, de ces vastes salles aux plafonds dorés, où le Parlement de Normandie siégea pendant trois siècles entiers, quel homme intelligent pourrait ne point soupçonner que là, naguère, durent s’accomplir des événements importants, se débattre de grands intérêts, se succéder de notables personnages, retentir de mémorables paroles ; et ce passé, que tous ignorent, qui pourrait le pressentir, et ne point désirer de le connaître ?

« De ce Parlement qui n’est plus, il ne reste que des registres sans nombre, où, parmi des milliers d’arrêts, indifférents aujourd’hui, apparaissent, çà et là, quelques rares et piquantes révélations sur son histoire. Il fallait ou consentir à n’en jamais rien savoir, ou se résoudre à compulser longtemps ces mémoriaux et ces Olim. Tâche immense, pour laquelle un homme s’est offert, sans autre mission qu’une ardeur persistante, sans autre système que l’amour de la vérité, sans autre intérêt que le besoin du travail, sans autre mérite que la patience. Ces recherches ont absorbé plusieurs années de sa vie ; il n’y a point de regret ; car, dans ce monde d’autrefois, où, si longtemps, il lui a fallu vivre, combien de points de vue attachants sont venus reposer ses regards et ranimer son courage ! Les faits, les institutions, les personnages se sont tour à tour disputé son intérêt. »

L’Histoire du Parlement de Normandie obtint le succès qu’elle méritait. Elle valut à son auteur les éloges les plus flatteurs des personnes les plus compétentes, notamment de M. Bergasse, qui en rendit compte à l’Académie de Rouen ; de M. Jules Quicherat, qui en entretint, dans plusieurs remarquables articles, les lecteurs de la Bibliothèque de l’École des chartes : de M. Ludovic Vitet, qui ne fut que l’organe de l’opinion publique, dans le rapport qu’il présenta sur cet ouvrage à l’Académie des Inscriptions. Conformément aux conclusions de ce rapport, cette compagnie décerna à M. Floquet le premier prix Gobert, au concours des Antiquités nationales de 1843 ; l’année suivante, elle le nommait l’un de ses membres correspondants.

Venant deux ans après des marques d’estime aussi publiques et aussi flatteuses, la nomination de M. Floquet comme membre de la Légion d’Honneur (11 juin 1845), devait paraître plutôt tardive que prématurée. Ce qui en augmenta la valeur aux yeux de notre savant compatriote, ce fut de recevoir cette distinction en même temps que l’obtenait son ami et son ancien camarade, M. Léon Lacabane ; ce fut aussi d’en être redevable à M. Guizot, dont, plus que personne, il admirait les études historiques et vénérait le caractère, et dont il avait reçu déjà les plus précieux encouragements.

Les jugements, unanimement favorables, formulés au moment de l’apparition de l’Histoire du Parlement, n’ont pas été infirmés par les découvertes que l’on a pu faire depuis.

Pour nous encore, « c’est un livre fait pour instruire et pour plaire ; pour instruire de choses que tout le monde ignore et pour plaire même à ceux que les investigations de la science intéressent le moins ; » — « c’est l’un des plus dignes hommages que l’érudition puisse offrir aux esprits qui cherchent des leçons dans l’étude du passé[2]. »

Assurément, on pourra signaler dans ce travail quelques lacunes, contester quelques appréciations qui paraîtront, les unes, trop sévères, les autres, trop bienveillantes ; ne pas approuver en tout point cette apologie, presque constante, d’une grande compagnie, qui, si elle eut ses mérites, eut aussi ses préjugés et ses faiblesses. Dans un pareil sujet, qui comprend près de trois siècles, et qui touche à tant de questions et à des questions si délicates, les erreurs sont inévitables ; et il est juste de pardonner à l’historien quelques illusions sur la valeur des hommes et des institutions, puisque, sans cela, le courage lui eût manqué pour en entreprendre l’étude. Convenons, si l’on veut, que M. Floquet n’a pas dit tout ce qu’il y avait à dire ; qu’il y aurait lieu de refaire quelques parties de l’histoire du parlement, et surtout de celle de l’Échiquier. Il n’en restera pas moins incontestable que cet ouvrage figure au premier rang parmi ceux qui ont été consacrés à l’histoire de la Normandie, qu’une méthode plus scientifique, un plan plus régulier, eussent rebuté plutôt qu’attiré nombre de lecteurs ; qu’il a fallu un esprit bien souple et bien vigoureux et une grande puissance d’application, pour mener à bonne fin un travail aussi considérable.

Vers le même temps, parut, précédé d’une savante introduction, le « Diaire ou journal du chancelier Séguier en Normandie après la sédition des nu-pieds, 1639-1640,  » ouvrage que l’on peut considérer comme la justification d’un récit émouvant, inséré dans l’Histoire du Parlement et relatif à l’un des événements les plus singuliers qui aient marqué le règne de Louis XIII en Normandie.

Antérieurement, M. Floquet avait publié l’Histoire du Privilège de saint Romain en vertu duquel le chapitre de Rouen délivrait anciennement un meurtrier tous les ans le jour de l’Ascension.

Il lui avait semblé « que ce travail, résumé fidèle de documents nombreux et presque tous inconnus, ne serait pas sans intérêt pour ses compatriotes, » et il le leur avait offert, « avec la confiance d’un écrivain qui n’avait rien négligé pour rendre son œuvre complète et digne des lecteurs éclairés et équitables. »

C’est, en effet, une histoire habilement conçue dans toutes ses parties, où des détails abondants ont été coordonnés avec art ; histoire qu’on pourra abréger, qu’on ne saurait être tenté de refaire, et qui conservera le souvenir d’usages si chers autrefois à la ville de Rouen et même à toute la province.


Les trente dernières années de la vie de M. Floquet furent à peu près exclusivement consacrées à ses Études sur Bossuet. En 1827, il avait concouru pour l’Éloge de ce grand orateur, mis au concours par l’Académie française. Le prix, disputé par de nombreux et de redoutables concurrents, fut partagé entre MM. Patin et Saint-Marc Girardin. M. Floquet n’obtint d’autre distinction que de voir son discours signalé entre tous les autres qui furent alors imprimés.

Nul doute qu’en se portant comme concurrent, il eût moins cédé à l’attrait de la récompense proposée qu’à un goût, dès lors très vif, pour l’homme qu’il s’agissait de glorifier.

MM. Patin et Saint-Marc Girardin, ces maîtres de la critique littéraire de notre temps, n’avaient vu, dans le sujet du concours, qu’une matière propre à exercer leur esprit, et à faire remarquer leur diction élégante. Les pages qu’ils ont consacrées à Bossuet sont aujourd’hui oubliées. Leur rival s’est livré à des recherches moins brillantes, mais plus utiles, et d’un intérêt plus durable ; il a prouvé par là combien son admiration était sincère, et il a réussi à la faire partager.

Dès 1828, l’année qui suivit ce concours, il faisait paraître la Logique de Bossuet pour l’éducation du Dauphin.

En 1829, il composait un Essai sur les hymnes de Santeuil, qui lui permettait de revenir à Bossuet.

En 1830, il donnait une dissertation intitulée : De Bossuet inspiré par les Livres saints.

En 1844, à propos d’une lettre inédite de Bossuet sur la mort d’Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans (juillet 1670), il annonçait enfin publiquement, dans la Bibliothèque de l’École des chartes, le projet qu’il avait formé depuis longtemps, qu’il avait confié à ses amis, et dont l’exécution n’avait été retardée que par la longue préparation de son Histoire du Parlement de Normandie[3].

« Tout n’est pas dit encore, écrivait-il, sur l’immortel évêque de Meaux, sur sa vie, sur ses ouvrages. De longues et persévérantes recherches sur ce sujet qui nous est cher, nous ont valu de précieuses révélations qu’un jour nous ferons connaître. »

Ce fut, principalement, afin d’avoir le loisir et les moyens de poursuivre des recherches auxquelles il attachait une si grande importance, que M. Floquet avait pris le parti, l’année précédente, de se démettre de sa charge et de transférer son domicile à Paris. De 1844 à 1847, on le vit parcourir tous les lieux où Bossuet avait vécu, avait prêché, avait pu laisser quelque trace de ses actions, de ses écrits, Metz, Dijon, Troyes, Melun, Jouarre, Meaux, Soissons, Châlons-sur-Marne, Reims, Bordeaux, Condom, Auch et Toulouse, interrogeant, du matin au soir, les archives et les bibliothèques, se mettant en rapport avec tous ceux qui pouvaient l’instruire et le renseigner, recevant partout l’accueil le plus empressé et le plus dévoué, ainsi que ses lettres intimes en contiennent le plus touchant témoignage. Avec quel enthousiasme (c’est presque le feu sacré du poète et de l’orateur) il y conte ses découvertes ; avec quelle effusion de reconnaissance il y parle des démarches obligeantes du baron d’Huart, des offres aimables de Mgr Dupont de Lorges, à Metz ; du bienveillant concours que lui prêtèrent Mgr de la Croix d’Azolette et M. l’abbé Caneto, à Auch ; mais surtout de l’intérêt, constant et presque passionné, que prit à ses travaux Mgr Allou, évêque de Meaux. Invité par ce dernier à venir assister à l’ouverture du tombeau de Bossuet, il fut, dans la matinée du 11 novembre 1854, l’un des très rares témoins de cette scène émouvante, où, pour quelques instants, on vit reparaître à la lumière avant de s’évanouir, à tout jamais, non seulement la dépouille mortelle, mais les traits, un moment reconnaissables, du sublime écrivain.

« Voir Bossuet, écrit-il, le cœur encore tout ému de ce souvenir, combien, dans le monde, au loin, depuis 1704, avaient en leur âme envié cette douceur au grand siècle, combien encore, dans la suite des temps, s’affligeront de n’avoir pu saisir une occasion inespérée, telle qu’elle s’est offerte à moi ! »

Chaque année, la veille de ce jour mémorable dans son existence, M. Floquet se faisait un devoir d’écrire à l’évêque de Meaux pour lui renouveler l’assurance de sa profonde gratitude.

Les Études sur la vie de Bossuet jusqu’à son entrée en fonction en qualité de précepteur du Dauphin parurent en 1855[4].

En 1864, M. Floquet donnait une suite à ce travail. Elle comprenait une période de dix ans, et parut sous le titre de Bossuet précepteur du Dauphin, fils de Louis XIV.

M. E. Gandar, dans son livre intitulé : Bossuet orateur, a fait ressortir, en peu de mots, la qualité dominante de ces recherches :

« M. Floquet, dit-il, en est venu à connaître si bien toutes les circonstances de la vie de l’orateur que, non seulement il supplée un millier de fois au silence de la tradition, mais qu’il rétablit souvent la vérité, d’une manière authentique et irréfutable, sur des points où dom Deforis et le cardinal de Bausset invoquent le témoignage de l’abbé Le Dieu, et où Bossuet, répondant aux questions de son secrétaire, a été trompé par ses souvenirs. »

Après les travaux de longue haleine qui ont illustré le nom de M. Floquet, il faut citer les opuscules. La plupart appartiennent au genre historique, et pourraient être proposés comme modèles.

Ce sont, dans la Bibliothèque de l’École des chartes, une Requête en vers français adressée le 23 février 1570, au parlement de Normandie, par les suppostz de la Basoche de Rouen ; — l’Histoire des Conards de Rouen, l’un des morceaux les plus spirituellement écrits de notre auteur ; — dans la Revue rétrospective, le Rôle politique de P. Corneille pendant la Fronde ; — dans les Mémoires de l’Académie de Rouen, des Réflexions sur un passage de l’Histoire de la vie et des ouvrages de Pierre Corneille, par M. Taschereau ; — un Document relatif à Pierre Corneille ;Établissement à Rouen, en 1604. d’une manufacture de soieries favorisée par Henri IV ; Lettre inédite de ce monarque relative à cet établissement ;Lettres de noblesse accordées au père du grand Corneille ;La Charte aux Normands[5] ;Notice sur les tombeaux de Claude Groulart, premier président du parlement de Normandie (de 1585 à 1607) et de Barbe Guiffard, sa seconde femme, découverts à Saint-Aubin-le-Cauf (canton d’Envermeu, arrondissement de Dieppe) ;La Maison des Basnage ;Lettre inédite de Jouvenet et Notice à ce sujet.

Les Anecdotes normandes tiennent le milieu entre le genre historique et le genre littéraire. Elles furent composées à de longues années d’intervalle, et sous des inspirations très différentes.

Presque toutes furent lues à l’Académie de Rouen et publiées dans ses Mémoires. Ce sont : Louis XI et la Normande, 1882 ; — l’Aveugle d’Argenteuil, 1833 ; — le Procès, 1834 ; — le Carrosse de Rouen ;la Harelle de Rouen ;un grand Dîner du Chapitre de Rouen, à l’Hôtel de Lisieux, à Rouen, 1835 ; — l’Élection faite par le chapitre de l’église cathédrale de Georges d’Amboise, premier du nom, 1837 ; — le Petit Saint-André ;le droit de grâce des archevêques de Rouen, 1838.

Ces anecdotes, auxquelles il en joignit deux autres, la Basoche de Rouen et la Boise de Saint-Nicaise, qui avaient paru dans la Revue de Rouen, furent publiées, cette dernière année, à un nombre assez restreint d’exemplaires, qui furent rapidement enlevés.

Depuis, M. Floquet composa et lut à l’Académie de Rouen cinq nouvelles anecdotes : la Vocation, anecdote normande sur l’abbé Gervais De la Rue, 1839 ; — l’Arrêt du sang damné, 1840 ; — le Mot d’Ordre, 1841 ; — Notre Dame-de-Bonsecours, 1842 ; — Encore un procès, 1844.

On les trouvera jointes au présent recueil, dont elles nous ont paru devoir augmenter assez sensiblement l’intérêt.

Ce n’est pas sans raison qu’on a vanté la verve, la gaîté, la parfaite décence de ces petits contes, d’une facture savante et recherchée.

Les éléments en ont été empruntés aux sources les plus variées, aux manuscrits de la Bibliothèque nationale, aux archives du palais de justice de Rouen, à celles du département de la Seine-Inférieure, et, plus rarement, à des documents imprimés. Parmi ces récits, on n’en voit point qui soient dépourvus de valeur historique : mais tous, à ce point de vue, ne sont pas recommandables au même degré. Quelques-uns sont exacts de tout point, et le conteur n’a permis aucun écart à son imagination ; tels sont, par exemple, le Dîner du Chapitre, l’Élection de Georges d’Amboise, le Droit de grâce des archevêques de Rouen. Ceux-là ont été composés à l’aide de documents authentiques, dont ils ne sont souvent que l’élégante traduction et le simple commentaire.

Dans d’autres un fond sérieux a servi de thème à une mise en scène de pure imagination : tels sont Louis XI et la Normande et l’Arrêt du sang damné.

Une pièce de la Muse normande, de David Ferrand, a fourni la donnée de la charmante anecdote : Un procès, à mon avis, le chef-d’œuvre du recueil. Un chapitre des Recherches d’Étienne Pasquier n’a eu besoin que d’être arrangé pour devenir l’Aveugle d’Argenteuil.

Des renseignements oraux ont donné les sujets des anecdotes : le Carrosse de Rouen et Notre-Dame-de-Bonsecours.

Ce qui ajoute au prix de ces tableaux, c’est que l’auteur s’y peint lui-même, et que nous y trouvons les impressions qu’avaient laissées dans son esprit les différentes étapes de sa vie.

Des souvenirs, chers à son enfance, nous ont valu la Boise de Saint-Nicaise, qui retrace d’une manière si piquante la lutte qui s’engagea entre les Purins du quartier des drapiers et les damerets du quartier aristocratique et parlementaire. Saint-Nicaise et Saint-Godard furent, à Rouen, les deux paroisses favorites de l’auteur ; la première lui rappelait sa mère, le plaisir qu’il avait éprouvé à écouter, encore enfant, assis près d’elle, ces hymnes sacrées qu’il savait toutes par cœur, et dont il ressentait les charmes, comme s’il eût été un contemporain de Santeuil. Saint-Godard était la paroisse de sa jeunesse, celle aussi de son âge mûr : il y avait vu, dans un superbe vitrail, les scènes de la légende de saint Romain, qu’à son tour il devait faire revivre dans une de ses meilleures productions. Les années qu’il avait passées à Caen, comme étudiant, nous ont valu la Vocation, c’est-à-dire son histoire à lui-même, que nous reconnaissons sous les traits de Gervais De la Rue, regardant d’un œil curieux les anciens chapiteaux de l’église Saint-Pierre, hésitant entre la poésie, l’éloquence et l’érudition, et s’éprenant enfin d’un beau feu pour l’histoire du passé, à laquelle il consacra d’abord tous ses loisirs, ensuite toute sa vie. Quelques-unes de ces anecdotes nous reportent aux années où il fut employé à la Bibliothèque royale ; d’autres, à celles que remplirent ses fonctions de greffier de la cour de Rouen. Encore un procès, où il raconte les obstacles qui s’opposèrent pendant quelque temps à l’exécution des dispositions testamentaires de l’abbé Legendre, est une sorte d’hommage et de cordial adieu à ses confrères de l’Académie de Rouen, qui tous professaient pour lui l’estime la plus sincère, comme ils lui en donnèrent un témoignage, le plus significatif qu’il fut en leur pouvoir de lui offrir, en lui décernant, en 1862, une médaille d’honneur.

Il est inutile, après tant d’autres, de parler de son extrême aménité, de la distinction de ses manières, qui lui gagnaient tous ceux qui avaient le bonheur de l’approcher ; de cette bienveillance inaltérable, qui ne lui laissa jamais échapper un mot désobligeant pour personne ; de cette sensibilité qui lui faisait payer les plus légers services d’une reconnaissance hors de proportion avec le bienfait, et dont il aimait à renouveler sans cesse l’expression[6] ; de cet attachement à ses amis (les plus vieux furent pour lui les meilleurs), qui ne tenait rien de l’amour des louanges, ni de l’intérêt. Ce qui frappe le plus chez lui, c’est une constance, qui ne se démentit jamais, dans les sentiments, dans les goûts, dans le genre de vie. Tel il était dans son adolescence, tel à peu près on le retrouve dans sa vieillesse. L’expérience, sans doute, l’avait éclairé, mûri ; elle avait modifié quelques-uns de ses jugements, fait tomber quelques-unes de ses illusions ; mais elle n’exigea de lui aucun notable sacrifice. Ce qu’il avait aimé, il l’aimait encore, parce qu’il n’avait rien aimé que de noble et délicat. Sous le rapport du style et des sentiments, il est aisé de constater aussi un parfait accord entre les livres qu’il a publiés et sa correspondance la plus intime et la plus familière.

Je ne veux emprunter à ses lettres qu’une citation, parce qu’elle fait connaître l’homme.

« Je souffre (écrivait-il en 1846, à la vue de polémiques passionnées qui avaient la politique pour objet) ; je souffre cruellement en voyant les hommes, tant les agresseurs que les attaqués, tant les grands que les petits, si passionnés, si intéressés, si malheureux, si vindicatifs, et je m’applaudis bien de m’être, toute ma vie, tenu loin de tous ces mouvements. On n’obtient sans doute à ce compte que de petits bonheurs, mais on évite certainement de grandes tempêtes. »

Gardons-nous de croire, cependant, que M. Floquet fut un stoïcien indifférent, et que le souci de sa tranquillité, en l’exemptant des tourments de l’ambition, l’ait jamais empêché de prendre parti quand il le fallait, et ait éteint en lui l’ardeur des fortes convictions et des sympathies généreuses.

Pendant le séjour qu’il avait fait à Paris, il avait eu l’honneur d’être présenté à Mgr de Quélen et de recevoir de lui les marques les moins équivoques, non seulement d’intérêt, mais d’amitié. On croira sans peine qu’il en conserva toujours le plus respectueux souvenir. Ce n’était jamais sans attendrissement qu’il parlait de ce vénérable prélat. Il aimait surtout à rappeler avec quelle paternelle bonté celui-ci l’avait accueilli, s’était appliqué à le consoler un jour que, sous le coup d’un deuil cruel, tout récent, il était venu lui confier sa peine et son découragement. Ce jour-là, il reçut de Mgr de Quélen un livre intitulé : les Consolations de la religion dans la perte des personnes qui nous sont chères, livre qu’il conservait comme une relique et sur une page duquel il avait inscrit, en souvenir du donateur, cette citation qu’il avait empruntée à D’Olivet, dans son éloge de Daniel Huet : « On doute, lorsqu’il s’agit de grands hommes, si c’est amour-propre ou reconnaissance qui fait que nous parlons de leur amitié, et souvent, de peur d’être soupçonnés d’une faiblesse, nous manquons à un devoir de reconnaissance. »

C’est à la louange de Mgr de Quélen et de M. Floquet que nous nous permettrons de rapporter la lettre suivante, écrite à la date du 18 octobre 1830 :

« Ne me plaignez pas, mon cher ami, félicitez-moi plutôt d’avoir été trouvé digne de souffrir quelque chose pour le nom de Jésus-Christ, car je ne pense pas que ce soit contre moi que ces violences aient été dirigées. Non potest mundus odisse vos : me autem odit. Ayant peu de temps pour vous écrire, je ne puis que vous exprimer à la hâte ma reconnaissance pour l’intérêt que vous me témoignez. J’ai été bien occupé de vous, et j’ai fait des vœux pour que ce bouleversement ne vous atteigne pas, non plus que votre existence. Je suis plus près de vous que vous ne le pensez, à huit heures seulement de distance de Rouen, mais je n’oserais vous offrir ni vous dire de venir ici. Je dois des ménagements à mes hôtes dans la vallée d’Eure. Je pense quelquefois à mes quartiers d’hiver. Si je ne puis rentrer dans mon diocèse, alors je profiterai de vos offres amicales. Vous pourrez vous servir, pour m’écrire, de la voie dont vous avez usé dans votre dernière lettre.

« Croyez, mon cher ami, que le souvenir de votre dévoûment et de votre affection est une des consolations que Dieu m’a envoyées, et dont je le remercie avec attendrissement. Avoir des amis, c’est beaucoup. Mais en trouver dans le malheur, c’est être doublement heureux.

« Je vous embrasse et vous renouvelle l’assurance de mon très tendre attachement.

Hyacinthe,
Archevêque de Paris. »


Ses relations avec Mgr de Quélen procurèrent à M. Floquet la connaissance de Mgr Surat, plus tard vicaire général et archiprêtre de la cathédrale de Paris, avec lequel il aimait à revenir sur un temps qui leur avait, à l’un et à l’autre, laissé de si chers souvenirs.

Les terribles événements de 1870 et 1871, la mort violente de Mgr Darboy et de Mgr Surat[7], massacrés l’un l’autre comme otages de la Commune de Paris, affectèrent M. Floquet de la manière la plus douloureuse. À partir de ce moment, il ne put se résoudre à reprendre ses travaux ; il renonça définitivement à l’espoir d’achever une œuvre qu’il avait jusque-là poursuivie avec une si admirable patience.

Dès lors retiré dans sa solitude de Formentin, où venaient le voir ses amis, où plus d’une fois il reçut la visite de M. Picard[8], archiprêtre de la cathédrale de Rouen, du docteur Hellis, et de M. le baron Adam, il employa tout son temps, d’abord à faire le bien, à répandre ses aumônes autour de lui, ensuite à lire ses auteurs favoris, Bossuet, surtout, dont il ne pouvait se lasser.

Mais, fidèle aux conseils d’Étienne Pasquier, qui considérait comme faites en pure perte les lectures qu’on entreprenait autrement que la plume à la main, il se mit à relever tous les passages qui le frappaient dans les livres qu’il lisait.

Deux des registres consacrés à ces citations portent le titre : In extremis. Il y avait transcrit tout ce qui avait trait à la mort, et avait pris soin d’indiquer, par une annotation particulière, ceux qu’il désirait qu’on lui relût, quand on le verrait près de sa fin.

Sa correspondance, cependant, ne subit guère de ralentissement, et ses amis n’eurent jamais à se plaindre des fatigues que la vieillesse lui apportait. Toutes ses lettres, écrites d’une main ferme, en caractères qui semblent d’une autre époque, respirent un parfum d’exquise politesse, et il est à remarquer que, bien qu’écrites au courant de la plume et sans le moindre effort, elles sont rédigées avec le même soin et la même correction que si elles eussent dû être imprimées.

La dernière qu’il put écrire en entier était adressée à M. de Tourville, président de Chambre honoraire à la cour de Rouen[9].

Il voulut ensuite adresser un dernier souvenir à M. Hébert, ancien Garde des sceaux, dont il aimait toujours à vanter le talent éminent et la noblesse de caractère ; mais il ne put tracer que quelques lignes : la lettre ne fut point achevée.

Peu de temps après, le 3 août 1881, M. Floquet s’éteignait à Formentin, dans les sentiments d’une vive piété, entouré des plus tendres soins d’une femme dévouée, qui, constamment, s’était associée de cœur et d’esprit aux travaux de son mari.

Il laisse après lui d’excellents ouvrages qu’on consultera toujours avec profit, et qu’on lira toujours avec plaisir. Sa mémoire a été honorée par des éloges d’amis, de littérateurs et d’érudits[10] ; mais, s’il m’est permis de le dire, elle l’a été bien plus encore par les regrets sincères et unanimes de cette population rustique, au milieu de laquelle s’écoulèrent ses dernières années, et qui ne connaissait en lui que l’homme de bien.


Ch. de BEAUREPAIRE.






Pour composer l’Histoire du Privilège de Saint-Romain, imprimée en 1833, et celle du Parlement de Normandie, que je me propose de publier un jour, il m’a fallu, on le conçoit, compulser force registres et chroniques manuscrites. Là, avec les documents que je cherchais, j’ai rencontré, sans doute, nombre de vérités indifférentes ; mais combien aussi se sont offerts à moi de faits étrangers, il est vrai, à mes deux ouvrages projetés, intéressants toutefois, et qu’il m’aurait coûté de laisser dans l’oubli ! Ainsi, un jour, à la Bibliothèque royale, quel fut mon étonnement de trouver, non point dans un manuscrit, mais dans les feuillets qui lui servaient de gardes, une délibération authentique de l’Hôtel-de-Ville de Rouen, éconduisant bravement Louis XI qui avait voulu contraindre de bons gros marchands de la ville, Jean Le Tellier et dame Estiennotte sa femme, à donner leur fille unique en mariage à son chevaucheur Désile, l’un de ces hommes de bien prêts à tout, comme il en avait tant autour de lui ! « Le roi ne forcera aucuns des habitants de Rouen de se marier contre leur volonté », avait dit Philippe-Auguste dans une charte octroyée, en 1207, à notre ville. Trois siècles, presque, s’étaient écoulés depuis la promesse du monarque ; Rouen, toutefois, on le verra, ne l’avait point oubliée. Étrange chose, assurément, de trouver, sur les gardes d’un livre manuscrit, l’anecdote : Louis XI et la Normande ; car tout est vrai dans mon récit, et les opinions diverses émises par les conseillers de ville, et la lettre même de dame Estiennotte à Louis XI, lettre que je voudrais bien avoir imaginée, mais que je n’ai fait, hélas ! que transcrire.

Peu de temps après, dans un autre manuscrit de la Bibliothèque royale et dans un Mémorial de l’Échiquier, s’offrent à moi des détails dramatiques, intimes et jusqu’alors inconnus, sur la fameuse Harelle de 1381. Une autre fois, c’est toute l’histoire toire de l’élection de notre célèbre archevêque Georges d’Amboise, ensevelie, jusqu’ici, dans les registres du Chapitre de Rouen, et dans ceux de l’Hôtel-de-Ville, qui se mêla aussi de cette affaire. Là, on apprend comment, au temps de la Pragmatique étaient élus les évêques ; on pénètre dans le secret du conclave ; on voit, dans ses détails intimes, la plus majestueuse cérémonie de l’Église, au moyen-âge, cérémonie abolie depuis trois siècles, et presqu’entièrement ignorée de nos jours. Bientôt, c’est un festin d’apparat, un past des cinquante chanoines de Notre-Dame de Rouen, en 1425, à l’Hôtel de Lisieux, avec trois ou quatre évêques, autant d’abbés, les baillis de Caux et de Rouen, minutieusement décrit dans un procès-verbal qu’ont dressé des tabellions, témoins et acteurs de la fête. Dans les registres du Parlement, les éléments dispersés de l’histoire des clercs de la Basoche, leurs requêtes en vers, avec les arrêts qui nous les ont conservées. Dans les Recherches d’Etienne Pasquier, l’histoire de ce valet, assassin de son maître, découvert, longtemps après le crime, par un aveugle qui, inaperçu, avait entendu, sur les coteaux d’Argenteuil, les cris de mort du meurtrier et les vaines supplications de la victime. Une guerre entre deux paroisses de Rouen, Saint-Godard et Saint-Nicaise, au sujet d’une boise, guerre attestée par les registres du Parlement, et célébrée dans le temps, par plusieurs pièces de la Muse normande. Un grand procès pour un nid de pie, énergique et dernière expression du goût marqué de nos pères pour la chicane. Le voyage de Jouvenet dans l’antique et lourd carrosse de Rouen, révélé par des notes écrites sous la dictée de son neveu Restout ; l’inauguration de son magnifique tableau des Enquêtes, le triomphe de cet illustre peintre, l’honneur éternel de notre ville. Enfin, c’est Duquesne, le grand Duquesne, enfant alors, mandé de Dieppe à la grand’chambre, pour se justifier de sa première prise comme d’un crime ; là, déclarant ses dix-sept ans, confessant son premier fait d’armes, plaidant lui-même sa cause, la gagnant à vol de bonnet ; bref, arrivé au Palais en accusé, et en sortant capitaine.

Ces particularités, qui ne pouvaient trouver place dans nos histoires du Parlement de Normandie et de la Fierté de Saint-Romain, étaient-elles donc si dépourvues d’intérêt qu’il fallût les laisser ignorer toujours ? Enfant de Rouen, prisant, plus que nulle autre chose au monde, les suffrages de mes compatriotes, de ces hommes au milieu desquels je suis né, au milieu desquels je vis et travaille, ai-je espéré à tort qu’ils liraient sans ennui le récit de quelques faits arrivés dans notre ville, au temps de nos pères, et que ces fidèles images des anciennes moeurs normandes ne seraient point sans quelque prix à leurs yeux ? Effrayé, d’ailleurs, de ces deux sérieuses et longues histoires, entreprises, peut-être, sans avoir assez consulté mes forces, j’espérais, en traçant ainsi de moins graves et plus courtes narrations, acquérir cette habitude, cette vigueur, ce courage si nécessaire pour traiter de grands sujets : « Excursusque breves tentat », a dit Virgile. Hélas ! le Parlement est toujours là devant moi, immense, attaqué, mais non vaincu encore, et, plus que jamais, me faisant peur ; seulement, pour acquérir une confiance qui ne m’est point venue, je me trouve avoir écrit une dizaine de petits récits que je n’ai point la sagesse de garder pour moi seul, et auxquels je souhaite bonne chance auprès des amis de nos souvenirs normands. Véritables tous pour le fond, et presque tous quant aux détails mêmes (les Pièces justificatives sont dans nos mains), on ne doit point, néanmoins, chercher dans tous cette vérité rigoureuse, cette vérité de mot à mot, première condition de l’histoire, son essence, ce sans quoi elle n’est pas ; cette vérité, enfin, seul mérite de notre histoire du Privilège de Saint-Romain, et qui, un jour, seule aussi, recommandera notre histoire du Parlement de Normandie. Peu s’en faut, cependant, encore ; tant nos vieilles habitudes d’élève de l’École des chartes et d’historien nous ont donné de répugnance pour les jeux d’esprit, nous ont fait inhabile à imaginer, et indocile aux suggestions de la folle du logis, cette irréconciliable ennemie de l’histoire. Le Procès est tout ce qu’elle a pu obtenir de nous sans réserve, quoi qu’elle ait voulu dire. Encore est-il incontestable qu’on plaida naguère, à Rouen, pour un nid de pie, comme il est vrai qu’au temps de l’Échiquier, on avait plaidé, à Rouen aussi, vingt-cinq ans durant, pour quelques bouts de cierges que le trésorier de Notre-Dame disputait au chapitre, et qui, en tout, valaient trois sous. (Registre de l’Échiquier, du 20 avril 1453.)


« Défendons notre droit ; sot est celui qui donne :
C’est ainsi, devers Caen, que tout Normand raisonne. »


C’était ainsi, du moins, qu’encore au temps de Boileau, raisonnaient jadis nos pères, devers Rouen, hélas ! non moins que devers Caen ; le procès des bouts de cierges le prouve du reste, et combien d’autres exemples nous pourrions citer ! Mais les Normands étaient-ils seuls à raisonner ainsi ? L’histoire, toute bourguignonne, de l’étourneau du sieur de Suilly, vraie comme celle du nid de pie, est racontée au long dans les commentaires du grave et docte Chasseneux, sur la coutume de Bourgogne. Accurse, d’ailleurs, ce grand docteur, n’a-t-il pas dit qu’on pouvait plaider pour un œuf[11] ? Ainsi, dans le procès même, la folle du logis n’en est que pour la rédaction de la feuille d’audience, au défaut de celle que rédigea notre prédécesseur, le greffier du temps. Pour tout le reste, nous ne lui avons laissé que le soin de la mise en scène ; encore y avons-nous regret, tant nous craignons qu’elle ne s’en soit mal acquittée !



LA HARELLE DE ROUEN




La Harelle de Rouen


(Sédition en 1381)


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Les journées des 26 et 27 février 1381 avaient été signalées, à Rouen, par les scènes les plus tumultueuses. C’était alors que, sous le nom de Charles VI, à peine âgé de treize ans, quatre tuteurs avides, les ducs de Berri, de Bourbon, de Bourgogne et d’Anjou, perpétuant, doublant, au profit de leur insatiable avarice, des impôts que Charles V avait abolis à son lit de mort, pressuraient, avec une infatigable cruauté, un pays épuisé déjà par plus de trente années de guerre. Partout, en France, les peuples s’indignaient ; partout ce n’étaient que souffrances, murmures, révoltes et massacres.

Mais à Rouen, plus qu’ailleurs, ces exactions incessantes devaient pousser le peuple à bout. Le roi défunt, longtemps duc de Normandie, n’avait-il pas vécu longues années dans cette ville ? Y avait-il un de ses habitants qui eût perdu le souvenir de Charles-le-Sage et de son incomparable douceur ? Ce roi, mourant, avait légué son cœur à sa ville de prédilection ; et avec quels respects, avec quels transports de reconnaissance et de douleur avait été accueilli ce dernier gage de l’amour d’un bon prince, qui, à son heure suprême, avait aboli des impôts onéreux au peuple ! Et puis, lorsque la province allait sécher ses larmes et renaître à l’aisance, au bonheur, tout à coup des officiers du fisc, des traitants avides étaient venus dans les halles, sur les marchés de Rouen, rétablir, en grand appareil, leurs bureaux de recette ; exigeant, plus durement que jamais, des taxes plus élevées encore que les anciennes ; vexant, emprisonnant, dépouillant les pauvres qui, à grande peine, avaient du pain. Ah ! parmi le peuple de notre ville, l’indignation avait été grande, l’explosion soudaine et terrible. Chasser les receveurs et les traitants, renverser les bureaux, mettre en pièces les registres et les rôles des taxes nouvelles, avait été l’ouvrage d’un instant ; puis, les portes de la ville avaient été closes ; les chaînes tendues à l’extrémité de toutes les rues ; et, pendant ces premiers mouvements, avant-coureurs de scènes plus tragiques, dans la tour du beffroi de l’Hôtel-de-Ville s’agitait la cloche de la commune, dont les tintements précipités et lugubres appelaient, à grands cris, les ouvriers drapiers, tous les gens de métier, tous les vagabonds, pour qu’ils eussent à venir en hâte délibérer sur les affaires de la cité ; car on avait fait taire les bourgeois qui voulaient prêcher la prudence ; et ceux-là prévalaient aujourd’hui dans les conseils, qui proféraient le plus haut des paroles de sang, qui avaient des bras nerveux et étaient couverts de haillons.

Un instant, Robert Deschamps, maire en exercice, avait voulu se montrer et haranguer cette populace en colère ; mais, presque aussitôt, il lui avait fallu s’enfuir. Hélas ! quelques jours avant ces désordres, quels respects universels eussent accueilli partout le maire de Rouen, lui qui, à la cour du Roi, marchait l’égal des comtes ; qui, dans sa ville, n’était pas seulement le chef des assemblées de la commune, mais juge, et juge souverain en matière de meuble et d’héritage, ayant son prétoire, ses gardes, ses prisons ! Et lorsque, au jour de Noël, la cloche du Beffroi sonnant, ce magistrat suprême se rendant solennellement à l’Hôtel-de-Ville, allait prendre possession de la mairie environné de ses douze pairs, de ses douze prud’hommes, escorté de ses trente-deux sergents revêtus de leurs grandes robes de livrée, alors, dans la foule innombrable qui se pressait sur son passage, il n’était nul si hardi qui n’ôtât son chaperon en toute hâte, et qui n’inclinât humblement la tête. Mais aujourd’hui, son tour était venu de s’humilier et de se taire ; ce prétoire ou ses prédécesseurs et lui avaient rendu la justice, il venait d’être renversé de fond en comble : sa geôle avait été forcée, ses prisonniers délivrés, ses pairs et ses prud’hommes insultés, ses trente-deux sergents mis en fuite ; et pas un d’eux n’eût osé marcher Rouen, la verge en main, avec sa robe de livrée ; car maintenant le peuple voulait régler lui-même ses affaires et tout voir par ses yeux.

Toutefois, à cette multitude en délire qui, depuis deux jours, s’épuisait en cris inutiles, il sembla tout à coup qu’il lui fallait un roi qui autorisât ses désordres et rédigeât en lois ses caprices et ses fureurs ; mais c’était un roi de son choix qu’elle voulait, un roi son esclave, un roi son ouvrage, son instrument passif et docile.

« Le roi de France ni ses conseillers ne pourraient faire un peuple (criait-on de toutes parts), mais un peuple fera bien un roi ! Or sus, Jehan Le Gras, laisse là ta boutique et ta draperie ; mets sur ta tête cette couronne, sur tes épaules ce manteau royal, qui servirent l’autre semaine, lorsque fut joué le mystère du roi Salomon ; prends aussi le sceptre ; bien ! Monte maintenant sur ce charriot, puis marchons, et nous saurons bien te dresser quelque part un trône. » Et le cortège, se mettant en marche aux acclamations discordantes d’une populace enivrée, parcourut toutes les rues de la ville, et arriva dans l’aître de Saint-Ouen, près la croix. Là un trône fut élevé en peu d’instants, et le nouveau roi y fut assis, tremblant, pâle de terreur ; car, si simple que fût cet homme, il voyait bien qu’il était le sujet du peuple ; or un peuple en délire est un maître redoutable. Et puis maintenant va commencer le règne du roi d’un jour, Jehan Le Gras, premier de ce nom.

« Sire, lui crièrent mille voix ensemble, les impôts nous grèvent : ne veux-tu pas qu’ils soient abolis comme l’avait ordonné Charles-le-Sage ? » — « Oui, bégaie le fantôme de roi ; j’octroie l’abolition des impôts. » À l’instant, sur toutes les places, dans toutes les rues de Rouen, dans les halles, dans les marchés, retentirent ces mots, toujours magiques aux oreilles des peuples : « Plus de tailles, plus d’impôts, plus de « taxes ; vous serez francs et libres de toutes charges ! » — « Et les officiers des aides, les agents du fisc, ces traitants, insatiables sangsues ; les juifs, ces juifs infâmes surtout, à qui un régent avare et sacrilège permet d’habiter la France, malgré les édits, parce qu’ils le gorgent d’or ; ces usuriers, enfin, qui, s’ils ne sont pas juifs, sont bien dignes de l’être, Sire, ne veux-tu pas que justice en soit faite ? » — « Faites, faites justice », balbutia le monarque tremblant. Cent bourreaux partirent, les bras nus, la hache à la main ; quelques instants après, il n’y avait plus, dans Rouen, de receveurs, d’agents du fisc, de juifs, d’usuriers ni de traitants, et la Seine coulait sanglante sous le vieux pont de Mathilde.

— « Nous n’avons plus de maire, de pairs ni de prud’hommes, et Dieu en soit loué ! reprit le peuple, parlant toujours au roi son esclave. Mais ces maires prévaricateurs, qui, durant l’année et jour de leur pouvoir, se sont montrés si durs, et n’ont eu ni cœur ni entrailles pour les pauvres souffrants, est-ce que justice n’en sera jamais faite ? » — « Faites, faites justice, » dit le roi d’un jour. Alors, dans la rue du Grand-Pont, dans la rue Damiette, dans la rue aux Gantiers, des maisons furent assaillies, pillées, démolies, rasées au niveau du sol. C’étaient les demeures d’Eudes Clément, maire en 1371 ; de Guillaume Alorge, maire en 1376 ; de Jehan Trefflier, maire en 1377 ; de Guillaume de Maromme, maire en 1380 ; de Robert Deschamps, maire en exercice. On vit s’écrouler aussi les hôtels de quelques riches bourgeois, de quelques prêtres, dont l’opulence désespérait une populace haineuse et jalouse. Hélas ! les infortunés étaient allés se réfugier, tremblants, dans des cimetières ; et bien leur en avait pris, car le peuple allait s’échauffant toujours davantage, et les bourreaux l’avaient suivi, bras nus, brandissant leurs glaives tranchants et leurs haches aiguisées.

Cependant, le nouveau roi était toujours séant en son trône, et toujours le peuple tenait ses assises. — « Nous allons chercher bien loin nos ennemis, s’écria une voix rauque, et ils sont là, sous nos yeux, qui semblent nous braver. Sire, ces moines orgueilleux de Saint-Ouen, qui veulent, malgré la ville, avoir des hautes-justices et des gibets, le jour n’est-il pas venu d’en avoir raison ? » — « Faites, faites justice », murmura Jehan Le Gras. Mais, vraiment, la populace n’avait pas attendu les ordres de son roi ; les portes du monastère venaient d’être défoncées, les meubles pillés ou brisés. On en voulait surtout à la tour aux archives ; le peuple en eut bientôt fait voler la porte en éclats ; et là furent déchirés avec rage et réduits en cendres, les antiques privilèges accordés, de siècle en siècle, à la royale abbaye, fondée (il y avait huit cents ans) par Clotilde et Clotaire Ier. Le peuple vainqueur revint bientôt dans l’aître, traînant tous les religieux de Saint-Ouen, pâles, éperdus, muets de terreur, et, à leur tête, Guillaume Le Mercher, leur abbé, qui, déjà mourant, ne devait pas survivre trois jours à cette horrible scène. Alors, dans cette foule de forcenés, vous eussiez entendu des imprécations, des hurlements et des menaces qui glaçaient d’effroi. — « Moines, plus de baronnie, plus de hautes-justices, plus de baillis, plus de verdiers, plus de gibets à Bihorel, ou bien vous allez tous mourir. Le Parlement de Paris vous a donné raison contre nous, parce que vous étiez riches et puissants, et que nous étions, nous, faibles et pauvres ; mais, à cette fois, c’est nous qui rendons la justice : or sus, renoncez aux dépens énormes dont on nous a grevés envers vous ; sinon, voilà le tranche-tête qui va faire son devoir. »

L’abbé mourant se hâta de signer tout ce que le peuple voulut, car il était pressé ; on l’avait interrompu dans son agonie, il fallait qu’il s’en allât achever de mourir.

Mais d’où viennent ces bourgeois, ces ouvriers, partis en grand nombre tout à l’heure, avec des armes, sur un ordre secret qui semblait cacher quelque mystère ? Et que portent-ils donc de si saint, pour que partout, sur leur passage, les têtes s’inclinent et les chaperons s’abaissent ?

Ainsi s’interrogeaient entre eux les innombrables habitants qui fourmillaient dans l’aître de Saint-Ouen. Mais, à mesure qu’approchait le cortège, retentissaient plus distinctement les cris : « Honneur à la charte aux Normands, octroyée par feu, de bonne mémoire, le roi Louis X, dont Dieu ait l’âme ! Bonnes gens, chaperon bas devant la charte aux Normands ! »

C’était elle, en effet, la charte aux Normands, que malgré les prêtres, malgré les satellites de l’archevêché, ils étaient allés prendre dans le trésor de la cathédrale, où elle était religieusement gardée avec les reliques et les châsses de la basilique ; car cette charte qui, naguère, avait donné aux Normands la liberté, elle était dans le trésor de Notre-Dame, tout près de la fierte de Saint-Romain, qui, une fois chaque année, donnait la vie.

Cependant elle s’avançait, la charte royale, portée, en grand respect, sur un carreau à glands d’or, par quatre bourgeois, têtes nues : alors vous eussiez vu tous les habitants, saisis d’enthousiasme, s’empresser, se heurter, pour la contempler de plus près, leur charte déjà jaunie par ses soixante-sept années d’existence ; pour mieux voir suspendu à des lacs de soie son grand sceau de cire verte, sur lequel Louis X était représenté séant en son trône, tenant le sceptre d’une main, de l’autre sa verge de justice ; et à la suite, comme des captifs derrière un char de triomphe, étaient traînés tremblants, à demi morts de frayeur, tous les membres du vénérable chapitre de Rouen, Gilles Deschamps, leur doyen, en tête, avec l’official, dont les prisons venaient d’être forcées, le prétoire démoli, et les prisonniers rendus à la liberté.

— « Chanoines, balbutia Jehan Le Gras, soufflé par les rebelles, vous avez trois cents livres de rente sur les halles de Rouen ; renoncez-y par cet acte que voilà tout dressé d’avance ; faites vite, car voilà venir la charte aux Normands : le jour baisse, et nous avons d’autres affaires. » — À peine l’acte était signé, que des trompettes retentirent et commandèrent au peuple un profond et religieux silence. Cependant, sur un échafaud dressé à la hâte, venait de paraître un homme revêtu des insignes de bailli ; c’était Thomas Poignant, bailli d’Harcourt. Il fallut qu’il lût à haute voix, pour tous les habitants rassemblés, la charte de Louis X ; ou des hommes armés de pics, de pioches, de leviers, et qui n’attendaient qu’un signal, allaient, à l’heure même, démolir ses maisons qui étaient là sur la place de l’Abbaye. Thomas Poignant, glacé de frayeur, lut, d’une voix mal assurée, la charte aux Normands, qu’il tenait dans ses mains tremblantes. Le peuple faisait silence ; et, à cette heure, dans tout Rouen, si bruyant peu d’instants avant, on n’entendait autre chose que la charte de Louis X et la cloche de la commune, qui, seule de toutes les cloches de la ville, avait sonné depuis soixante-douze heures, et ne s’était tue ni jour ni nuit. Quand, enfin, elle eut été lue, cette charte des franchises de la province, force fut à tous de venir, têtes nues, la main levée, jurer sur la croix de Saint-Ouen et sur les saints Évangiles de la garder fidèlement. Le roi d’un jour jura le premier, la couronne bas : après lui, ce qu’il y avait là d’officiers et de magistrats qui, par miracle, avaient échappé au massacre ; ensuite, tous les chanoines, les religieux de Saint-Ouen, de Sainte-Catherine, du Mont-aux-Malades, de Bonnes-Nouvelles, de tous les monastères de la ville ; les avocats, les bourgeois de Rouen, tous, en somme, depuis le plus grand jusqu’au plus petit. Et puis, de ceux qui avaient été, pendant ces trois jours, frappés, dépouillés, on exigea un autre serment ; il fallut, sous peine de mort, qu’ils renonçassent à toute idée de réparation ou de vengeance. Les tabellions d’église et de cour-laie étaient là, avec leurs clercs, bien empêchés à dresser tous ces actes en bonne forme, et il fallait les signer ou mourir. La nuit étant venue mettre un terme à ces sanglantes saturnales, le roi Jehan Le Gras fut solennellement reconduit à sa boutique, bien fatigué, il l’avouait, d’une couronne qu’il n’avait portée qu’un jour. Las, eux-mêmes, de toutes ces violences et de tous ces meurtres, les rebelles avaient besoin de respirer quelques instants ; les gens paisibles purent donc, enfin, goûter un repos qu’ils ne connaissaient plus depuis trois jours.

Quel beau jour c’était, au moyen-âge, que le samedi-saint, veille de la fête de Pâques, cette grande solennité des chrétiens ! Après six longues semaines de privation, de tristesse et de pénitence, le monde chrétien régénéré semblait renaître et sortir de la tombe avec son divin rédempteur. Clergé, fidèles, riches, pauvres, grands et petits, allaient quitter les vêtements de deuil pour les habits de printemps et de fête. De toutes les campagnes voisines, les populations accouraient en foule à la métropole, pour célébrer la Pâque dans la grande église de Rouen. Enfin, une nouvelle année allait naître, car les années commençaient à Pâques ; le cierge pascal allumé était le signal de la nouvelle ère ; et ce signal était accueilli par des cris de joie.

Le samedi-saint de l’année 1381 trouva la ville de Rouen dans des dispositions bien différentes de celles que nous venons de décrire. Trente-huit jours s’étaient écoulés depuis les scènes tumultueuses de la place de Saint-Ouen ; et, pendant cet intervalle, quel changement s’était opéré dans les esprits ! Enivres par leurs premiers succès, les rebelles avaient, dès le lendemain, tenté de se rendre maîtres du château, bâti naguère par Philippe-Auguste. Mais ils s’étaient vus vigoureusement repoussés par les gardes, qui avaient tué ou blessé les uns, et mis les autres en fuite. De leur côté, les paisibles, comprenant, enfin, que c’en était fait d’eux-mêmes et de leurs biens si ces assassins étaient maîtres plus longtemps, avaient tenu tête aux méchants. Puis, bientôt, on avait vu entrer dans Rouen des troupes formidables. Jean de Vienne, amiral de France, les seigneurs de Pastourel et Jean Le Mercier, seigneur de Noujant, commissaires envoyés par le roi pour punir les rebelles, avaient fait exécuter quelques-uns des plus coupables ; sur l’échafaud, en permanence au Vieux-Marché, tombaient, chaque jour, les têtes de quelques victimes. Les prisons, toutefois, étaient pleines encore de séditieux qui ne pouvaient échapper au supplice ; car, à toutes les demandes en grâce venues de Rouen, le roi et son conseil n’avaient répondu que par des menaces et des paroles de colère. « Allez, avait-on dit aux suppliants, allez demander des lettres de rémission à Jehan Le Gras, le roi de votre choix. » — Hélas, les malheureux auraient été bien empêchés de le découvrir, ce monarque éphémère ; car, dès la nuit qui suivit son lit de justice, jetant au loin le manteau royal, le sceptre et la couronne, il s’était enfui de la ville et oncques depuis on n’en avait eu de nouvelles. Enfin, le samedi-saint, dès l’aurore, on apprit que Charles VI et les quatre princes ses oncles, partis de Pont-de-l’Arche pour Rouen, allaient arriver à Rouen. Impatienté des lenteurs des trois commissaires, le régent voulait qu’on en finît une bonne fois avec ces gens-là, qui, dans leurs imprécations séditieuses, lui avaient reproché amèrement le vol du trésor du Palais et du trésor de Melun.

Aux premiers bruits de cette nouvelle, vous eussiez vu toute la population de Rouen plongée dans un abattement difficile à décrire. C’en était donc fait de leurs époux, de leurs fils, de leurs pères, de leurs amis, reclus, chargés de fers, dans les tours du château et dans les geôles ! Combien aussi de rebelles, épargnés jusqu’à ce jour et libres encore, n’avaient plus en perspective que la prison et l’échafaud ! Cependant, on démolissait, en hâte et à grand bruit, les murailles de la porte Martainville, par où le roi devait arriver ; car le monarque outragé avait fait dire qu’il n’entrerait que par la brèche, et à armes découvertes, dans une ville qui lui avait déclaré la guerre.

Charles VI n’était encore jamais venu à Rouen, et c’était la joyeuse entrée qu’allait y faire ce roi de treize ans ! Chose admirable ! en cette ville plongée dans une morne stupeur et dans une indicible angoisse, ceux-là, le croira-t-on, étaient les plus accablés, que leur fidélité à leurs devoirs, leur conduite irréprochable, lors des derniers troubles, devaient mettre à l’abri de toute crainte ; mais, à une époque où la religion régnait dans tous les cœurs, faut-il s’étonner que des chrétiens sincères, purifiés encore par de longues et récentes expiations, se regardassent comme prisonniers avec leurs frères, comme souffrant avec eux, accusés avec eux, voués avec eux à l’ignominie, à la mort ? Et voyez ce qu’imagina leur ingénieuse charité pour fléchir un monarque en courroux ! Dès les premiers pas que Charles VI et son cortège royal firent dans la ville, partout ils ne virent que tapisseries tendues le long des maisons, les rues jonchées de draps, de buis, et du peu que l’on avait pu trouver de fleurs et de feuillages. Partout des bourgeois, des nobles, des prêtres, des femmes, agenouillés, les mains jointes, fondant en larmes, criaient : Noël ! Noël ! vive le Roi ! On avait voulu apaiser, par un tel accueil, le monarque justement courroucé ; mais inutile précaution, à mesure que Charles VI s’avançait, ces acclamations intéressées faisaient bien vite place à des cris involontaires d’espérance et d’amour. C’est que Charles VI, plus grand de beaucoup, que ne le comportait son âge, était « souverainement beau de corps et de visage ; et tant estoit plein de grant bénignité, doulceur et amour, que Dieu le démonstroit mesme en l’empreinte de sa face ; en sorte que toutes personnes qui le voyoient estoient amoureux et resjoys de sa personne. » Donc, sur le passage de ce beau prince, du fils de Charles V, s’échappaient maintenant de tous les cœurs, comme de toutes les bouches, les cris mille fois répétés : Noël ! Noël ! vive le Roi !

D’abord, le prince avait été touché de cet accueil inattendu, et on avait cru le voir essuyer quelques larmes. Mais un mot du duc d’Anjou était venu réprimer ce mouvement généreux d’un jeune cœur, et glacer d’effroi la multitude éperdue : « Ribauds (avait dit le régent à ces malheureux), plus tost deussiez-vous cryer mercy, la hart au col ; mais aussi bien y perdriez-vous vostre temps. »

Et comme on passait, en ce moment, devant la tour du Beffroi, le duc avait ordonné que l’on dépendît la cloche de la commune, cette cloche fatale qui, en février, avait donné le signal de tant d’excès. Toujours, cependant, sur le passage du monarque, malgré le duc d’Anjou, des vieillards, des femmes en pleurs, des jeunes filles, des enfants, les mains jointes, criaient à haute voix : Noël ! Noël ! vive le Roi ! Car, aux oreilles d’un roi de treize ans, peut-il retentir d’autres cris que des cris d’espérance et de joie ; et un roi, presque enfant encore, venant, pour la première fois, dans une de ses bonnes villes, pouvait-il y apporter autre chose que du bonheur ?

L’émotion de Charles allait croissant toujours. Au grand portail de la cathédrale, le vénérable archevêque de Rouen, Guillaume de Lestrange, lui adressa des paroles qui le touchèrent plus qu’on ne saurait dire. L’âme toute remplie de Charles-le-Sage, son père, dont le saint prélat venait de lui parler long-temps, il s’avançait tout songeur, sous un dais, vers le sanctuaire, lorsqu’apparut à ses yeux un spectacle qui le fit défaillir un instant : c’était le tombeau, tout récent encore, où reposait le cœur de Charles V, légué par ce monarque à la ville de Rouen, qu’il avait tant aimée. À cette fois, ni le duc d’Anjou, ni le duc de Bourgogne ne furent plus les maîtres. Ce spectacle avait triomphé de toutes les irrésolutions de Charles VI ; car (et il venait de s’en souvenir) il avait vu son auguste père signer, chaque année, dans la semaine sainte, grand nombre de lettres de grâce, en mémoire du Dieu qui pardonna au genre humain coupable. À l’heure même, par son ordre absolu (un jeune roi veut vite et fortement), des lettres de pardon furent dressées et scellées de son sceau royal : « Nous les octroyons, disait-il, pour honneur et révérence de Dieu, de la saincte et benoiste sepmaine peneuse en quoi nous sommes, et de la gracieuse et belle recueillète que les habitants de Rouen viennent de nous faire, à nostre joyeux advènement en ceste ville. »

Cependant, parmi la foule immense qui se pressait dans la Cathédrale, dans l’aître et dans les rues adjacentes, on ne savait ce qui se passait au chœur de la basilique. Seulement commençaient à circuler dans la foule des paroles de pardon qui ne trouvaient guère de créance chez ce peuple consterné ; lorsqu’au haut de l’antique jubé, parut le vénérable archevêque, Guillaume de Lestrange, dont le visage annonçait la joie, et qui lut, à haute voix, les lettres que venait de signer Charles, un tonnerre de Noël ! et de vive le Roi ! gronda sous les voûtes de la métropole, et en fit retentir tous les échos. Ce fut comme un orage qui se prolongea quelque temps, et, ni le respect du lieu saint, ni les signes du prélat, ne purent modérer ces transports. Cependant, le bruit du pardon royal avait parcouru la ville avec la rapidité de l’éclair ; et, peu d’instants après, le temple auguste vit une scène des plus touchantes. Les portes des geôles et des tours avaient été ouvertes aux nombreux prisonniers graciés ; tous, tenant à la main leurs chaînes brisées, vinrent ensemble à Notre-Dame, remercier le roi Charles et s’agenouiller devant la tombe de son père. En ce moment le cierge pascal venait d’être allumé, et on entendait, au loin, les innombrables cloches de toutes les églises de la ville, qui annonçaient la grande fête de Pâques. — « Sire (dit à Charles VI Guillaume de Lestrange attendri), voilà revenir les beaux jours de l’église naissante. Vous avez fait comme ces grands empereurs qui, à la Pâque, mettaient tous les prisonniers en liberté, ne voulant pas, disaient-ils, qu’en ce jour d’universelle allégresse, un seul chrétien eût sujet de gémir. Fasse Dieu qu’il n’y ait que joie sur la terre pour un roi qui commence son règne sous de tels auspices ! »

En cet instant, l’orgue de la basilique, touché par l’organiste qui préludait, rendit, sous sa main distraite, un son plaintif, ressemblant à un lugubre soupir. Dans les idées du temps, cette circonstance ne pouvait passer inaperçue ; aussi y eut-il, là, de bons français qui frémirent, et ne purent se défendre des plus tristes présages.


UN GRAND DINER


DU


CHAPITRE DE ROUEN


EN 1425




Un grand dîner du Chapitre de Rouen


À L’HOTEL DE LISIEUX
En 1425, le jour de la Saint-Jean


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Il existait anciennement, dans notre ville, une paroisse entièrement indépendante de l’archevêque de Rouen : c’était la paroisse de Saint-Cande-le-Vieux. Elle relevait du Saint-Siège, représenté par les évêques de Lisieux, qui venaient dans la capitale de la Normandie, tout près de l’église métropolitaine et du manoir de l’archevêque, exercer des pouvoirs dont il est permis de croire qu’ils étaient un peu fiers. Cette parcelle de leur diocèse, située à douze ou quinze lieues du reste, était régie par le rituel de Lisieux, et en suivait fidèlement les pratiques, différentes quelquefois de celles de la métropole ; en sorte que, d’un côté du ruisseau, on pouvait, à certains jours, manger la poularde en toute sûreté de conscience, tandis que, du côté opposé, et à six pieds de distance, telle chose eût été une violation blâmable des prescriptions imposées au chrétien.

Jaloux à l’excès de cette fraction démembrée de leur territoire, les évêques de Lisieux avaient fait construire, tout près de l’église de Saint-Cande, un spacieux manoir qu’on appela d’abord l’hôtel de Saint-Cande, puis l’hôtel de Lisieux. L’hôtellerie qui porte aujourd’hui ce nom a été bâtie sur une partie du terrain qu’occupait naguère le manoir épiscopal ; peut-être y trouverait-on encore quelque vestige de l’ancienne demeure des évêques de Lisieux. Ce fut dans ce manoir épiscopal, remarquable sans doute, alors, par ses tourelles élancées, par les ogives de ses portes, de ses fenêtres, et par l’éclat de ses verrières, que Zanon de Castiglione, évêque de Lisieux, donna, en 1425, une fête dont le souvenir nous a paru digne d’être conservé pour ceux qui aiment à connaître, dans ses détails, la vie privée de nos pères. Neveu du cardinal Branda, Zanon de Castiglione venait d’être appelé, après lui, au siège épiscopal de Lisieux. Le 24 janvier 1424, comme on célébrait la messe dans le chœur de la Cathédrale de Rouen, Zanon de Castiglione, revêtu des insignes de l’épiscopat, s’avança vers le maître-autel, assisté de plusieurs chanoines et prêtres de Rouen. Là, étendant la main sur l’évangile, il dit : « Moi, Zanon, évêque de Lisieux, je promets à toujours, à l’église métropolitaine de Rouen, à révérend père monseigneur Jean, archevêque de Rouen, ainsi qu’aux archevêques qui lui succéderont régulièrement, le respect et l’obéissance canoniques. Ainsi Dieu me soit en aide et ce saint Évangile. » Pendant qu’il parlait, son serment était inscrit au livre d’ivoire placé sur l’autel ; le prélat le souscrivit de son seing, précédé de la croix révérée qui annonce toujours la signature des évêques.

Mais ce serment n’était pas la seule obligation qu’eussent à remplir les évêques suffragants de Normandie. Après que Zanon de Castiglione eut apposé son seing au livre d’ivoire, les chanoines le prirent à part et lui firent connaître un usage auquel il devait se conformer. Il fallait qu’avant de prendre possession de son siège, il donnât, à l’archevêque de Rouen, son métropolitain, au chapitre, au clergé de la Cathédrale, et à tous les officiers de l’église et des chanoines, un festin solennel ; à moins, cependant, qu’il n’aimât mieux offrir, en argent, l’équivalent de ce qu’aurait pu coûter ce repas. C’est ce qu’on appelait le past des évêques, « pastus », du mot pascere, que l’on me dispensera de traduire. Les évêques de Bayeux, de Séez, d’Évreux, de Coutances, d’Avranches, et enfin de Lisieux, ne s’étaient jamais refusés, jusqu’alors, à l’accomplissement de ce devoir.

Zanon de Castiglione, pressé de se rendre à Lisieux, où sa joyeuse entrée devait avoir lieu dans le terme le plus prochain, pria instamment qu’on le laissât partir, et promit de donner à Rouen, le 24 juin suivant, jour de la Saint-Jean, le banquet auquel il était obligé. On ne pouvait repousser une telle ouverture ; mais les chanoines tenaient à ce que le prélat donnât des sûretés. À l’heure même fut dressé, par des notaires, un acte en bonne forme, conçu en termes aussi exprès, aussi explicites, que s’il se fut agi de la vente du plus spacieux domaine de la province. Le prélat promettait, pour le jour dit, le banquet obligé ; il le promettait convenable, et tel qu’il devait être pour une semblable conjoncture. À la garantie de cette obligation, il engageait tous ses biens présents et à venir, déclarant renoncer formellement à toute exception de fait et de droit. Mais ce n’est pas tout : hélas ! nous sommes tous mortels ; du 24 janvier à la Saint-Jean, mal pouvait advenir à l’évêque de Lisieux, et alors qu’en eût-il été du banquet promis ? Le cas avait été prévu, et l’acte disait qu’arrivant le décès du prélat, ses biens resteraient engagés à l’archevêque de Rouen et au chapitre, jusqu’à ce qu’on les eût convenablement indemnisés. Cet acte fut signé de la main de Zanon de Castiglione, et scellé de son sceau épiscopal.

Le 24 juin suivant, jour de la Saint-Jean, le matin, assez longtemps avant la messe, monseigneur de la Roche-Taillée, archevêque de Rouen, et tous les chanoines de Notre-Dame, étaient réunis dans la salle capitulaire, et relisaient peut-être l’acte du 24 janvier, lorsqu’on entendit heurter à la porte, et le messager du chapitre annonça qu’un prélat désirait parler à Messieurs. Ce prélat fut introduit : c’était Zanon de Castiglione, évêque de Lisieux. Il salua l’assemblée, alla s’asseoir auprès de la chaire de l’archevêque de Rouen, et s’exprima en ces termes : « Me voilà venu au jour dit, Monseigneur et Messieurs, pour acquitter mes engagements et vous inviter au banquet ou past dû et promis par moi. S’il n’était pas aussi solennel, aussi magnifique, et tel, enfin, que le mérite la présence d’un si grand prélat et d’hommes aussi éminents, acceptez-le, toutefois, de bonne grâce, et imputez-en l’insuffisance, non à mauvais vouloir de ma part, mais à mon peu d’habitude de ces sortes de choses, et à mon ignorance des usages de ce pays. Croyez à ma bonne volonté et au désir que j’aurais de vous traiter d’une manière plus digne de vous. »

— « Monsieur de Lisieux (lui répondit M. de la Roche-Taillée), dans cette province de Normandie, l’archevêque, les évêques ses suffragants, et les chanoines de Rouen, ne font tous ensemble qu’un seul et même corps, animé des sentiments les plus fraternels. Le past solennel dû par les évêques suffragants remonte aux temps les plus reculés, et est une manifestation de ces sentiments de confraternité. Ce que nous savons tous ici de vos vertus, de votre caractère, de votre vie exemplaire, de votre savoir éminent, nous fait applaudir à votre promotion au siège épiscopal de Lisieux. Regardez-vous ici comme étant parmi des frères prêts à vous donner conseil, faveur, assistance, en toutes les occasions où vous les pourrez désirer, soit qu’il s’agisse de votre personne, soit qu’il soit nécessaire de défendre les libertés de l’église et les droits de votre évêché. Quant au banquet, certains de votre bonne volonté, nous n’aurons garde de nous formaliser si, étranger à ce pays, vous ne vous êtes pas minutieusement conformé à des pratiques de notre église qui vous sont inconnues ; et nous applaudissons d’avance aux dispositions que vous avez prises. » — En ce moment, deux dignités et deux chanoines furent envoyés à l’hôtel de Lisieux voir si la salle du festin était convenablement préparée pour recevoir l’archevêque et son chapitre ; ils étaient chargés aussi de maintenir l’ordre pendant le repas, parmi les officiers de la suite de l’archevêque et ceux du chapitre, et d’y rappeler ceux qui pourraient s’en écarter.

Alors l’assemblée se sépara ; l’archevêque rentra dans son palais, et on chanta au chœur, attendant l’archevêque. — Bientôt on vit s’ouvrir la petite porte basse par laquelle les archevêques de Rouen viennent de leur palais à l’église, et M. de la Roche-Taillée entra, précédé de sa croix, ayant à sa droite l’évêque de Bayeux, à sa gauche celui de Lisieux. Derrière lui venaient les officiers attachés à sa personne, ceux de sa juridiction, les avocats, les notaires, les procureurs, puis des appariteurs ou sergents. L’archevêque, s’adressant au grand-chantre, lui dit que l’official ou son lieutenant devait, lors de ce past, s’asseoir auprès de lui, à sa gauche. — « Monseigneur (lui répondit le grand-chantre), là où vous êtes en personne, il semble hors de propos qu’un autre vous représente. Aujourd’hui, d’ailleurs, l’official est absent, et son lieutenant est un simple chapelain de cette église. — À la bonne heure, répondit le prélat, mais je proteste qu’en quelque manière que l’on se place au banquet de ce jour, cela ne préjudiciera en rien aux droits de mes grands-vicaires et de l’official. »

Maître André Marguerie, archidiacre du Petit-Caux et chanoine de la Cathédrale, prit à son tour la parole. Il dit que l’évêque de Lisieux devait s’asseoir à la deuxième table avec tous les chanoines, et ne point souffrir que d’autres convives vinssent y prendre place, quelle que fût leur condition ou dignité ; ce past étant dû à monseigneur l’archevêque, aux chanoines, à leurs officiers, et non à aucuns autres. Pour la première table, elle devait être réservée aux dignitaires de l’église cathédrale. Il protesta que toute dérogation, à cela ne pourrait être tirée à conséquence, ni préjudicier le chapitre.

Lorsque chacun eut ainsi fait ses protestations, on se mit en marche, la croix en tête ; le cortège sortit par le portail de la Calende et se rendit à l’hôtel de Lisieux, dont la devanture avait été ornée de riches tapisseries. Les vénérables convives y furent reçus avec les plus grands honneurs. Après que l’archevêque eut donné sa bénédiction, on dressa, dans une chambre haute, autant de tables qu’elle en pouvait contenir. L’archevêque s’assit à la première, au lieu le plus éminent, sur un banc ; et, à sa droite, se plaça l’évêque de Bayeux, sur l’invitation de celui de Lisieux. A la gauche de l’archevêque, Jehan de Bruillot, grand-chantre, Nicolas de Venderetz, archidiacre d’Eu, licencié en l’un et l’autre droit. Il ne s’assit pas d’autres convives à sa table, les dimensions de la salle n’ayant pas permis d’en dresser une plus grande. À la droite de cette première table, en fut dressée une seconde à laquelle se placèrent l’évêque de Lisieux, l’archidiacre du Vexin français, celui du Petit-Cauxet le chancelier. Puis, furent dressées autant d’autres tables qu’il en fallut pour le reste des chanoines, qui, tous, se placèrent selon leur rang d’ancienneté. À la gauche de la table de l’archevêque, on en avait dressé une petite, à laquelle se placèrent ses premiers officiers, c’est-à-dire le lieutenant de l’official, le garde du sceau, le promoteur, le secrétaire, les abbés de Mortemer, de Saint-Martin d’Aumale, et deux aumôniers de l’archevêque.

Comme on se mettait à table, un bruit se fit entendre dans la cour et presque aussitôt parut le camérier de l’église de Lisieux. Plusieurs personnes venaient de se présenter pour prendre leur part du banquet : c’étaient, disait-on, les avocats, notaires, procureurs et appariteurs de l’officialité. Ne sachant s’il devait les recevoir, il venait prendre les ordres de Monseigneur l’évêque de Lisieux.

« Si ces nouveaux venus appartiennent à l’officialité (répondit le prélat), par condescendance et par respect pour monseigneur l’archevêque de Rouen, je consens qu’on les admette et qu’on leur serve à dîner, en protestant, toutefois, que cela ne pourra préjudicier ni à moi, ni à mes successeurs. » Mais l’archevêque se hâta de réclamer : « En tant, dit-il, que M. de Lisieux consentirait, à cause de moi, à recevoir les survenants, n’y fût-il pas tenu, je le remercie de sa gracieuseté ; mais, je le déclare, il est tenu de les recevoir ; je ne puis donc admettre ses réserves, et je proteste au contraire. » Après ces pourparlers, on s’occupa de placer les nouveaux venus. Il n’y avait pas, dans le vaste hôtel de Lisieux, une salle qui pût suffire à une si grande multitude de convives. On dressa donc, dans les autres chambres, des tables pour ceux que n’avait pu contenir la grande salle. Là s’assirent tous les chapelains ou habitués de la Cathédrale, puis dix officiers de la maison de l’archevêque ; le clerc des vicaires généraux, le clerc d’office, deux gardes-registres, deux tabellions du sceau, treize avocats, dix procureurs, vingt notaires, huit appariteurs de l’officialité ; puis les autres officiers subalternes, les serviteurs de l’archevêque, du chapitre, ceux de chacun des chanoines, et, par dessus tout cela, quelques laïques de distinction, invités par l’évêque de Lisieux ; entre autres, messires Jehan Salvaing, chevalier, bailli de Rouen ; Raoul Bouteiller, chevalier, bailli de Caux, et quelques autres personnages éminents, qui se mirent dans une chambre et à une table à part.

Lorsque tout le monde fut assis, commença le service, qui fut splendide, magnifique, abondant, mais que, dans notre siècle, on trouvera sans doute un peu étrange.

Devant l’archevêque de Rouen, furent servis deux plats couverts, dans l’un desquels il y avait des cerises ; l’autre contenait trois petits pâtés de veau. On en servit autant à tous ceux qui étaient dans la même salle, et on versa à chacun du vin blanc. Après, on mit devant l’archevêque deux autres plats aussi couverts ; dans l’un il y avait de la venaison, avec une sauce noire ; dans l’autre, un chapon gras, avec une sauce blanche ; sur le chapon, avaient été semées des amandes et des dragées. Deux plats, qui furent servis devant l’évêque de Bayeux, contenaient des mets semblables ; mais ces deux plats étaient découverts. Les mêmes mets furent servis à tous les membres du chapitre, mais toujours dans un plat pour deux chanoines. À chaque service, on versait d’autre vin, toujours meilleur, et en abondance. Vint le tour des viandes rôties : dans le plat destiné à l’archevêque figuraient un cochon de lait, deux pluviers, un héron, la moitié d’un chevreuil, quatre poulets, quatre jeunes pigeons et un lapin, avec les assaisonnements convenables ; on servit la même chose à l’évêque de Bayeux, au grand-chantre et à l’archidiacre d’Eu. Dans chaque plat, destiné à deux chanoines, on servit seulement un pluvier, un cochon de lait, un butor, une pièce de veau, une pièce de chevreuil, un lapin, deux poulets, deux pigeonneaux, avec des plats honnestes de gelée. On servit aussi de ces divers mets aux chapelains et à tous les autres officiers ou subalternes de l’église, mais dans un plat pour quatre convives. Bientôt furent apportés, avec un grand appareil, quatre paons rôtis, dont on avait eu soin de conserver les queues resplendissantes de leurs riches couleurs. Puis, après quelques instants d’attente, on servit de la venaison de sanglier en abondance, et des gâteaux de froment pétris avec du lait d’amande. À la fin, vinrent les fromages, les tartes et les fruits ; il y en eut pour toutes les chambres et pour toutes les tables. Les absents même n’eurent pas tort ; maîtres Gui Rabaschier, chanoine, et Pierre Le Chandelier, chapelain, que leur âge et leurs infirmités avaient empêchés de se réunir à leurs confrères, virent arriver chez eux des valets chargés par l’évêque de Lisieux de leur apporter tous les mets qui leur auraient été servis s’ils eussent assisté en personne au banquet.

Après les grâces, qui furent dites par l’archevêque dans la grande salle du festin, furent apportées aux convives des confitures et des épices dans des drageoirs d’argent ; c’est ce qu’on appelait alors la collation.

Les deux baillis et les autres personnages notables qui avaient dîné séparément, vinrent, en ce moment, se réunir aux autres convives.

Lorsqu’enfin vint le moment de se retirer, l’innombrable cortège, sortant dans le même ordre qu’il était venu, se rendit, la croix en tête, aux portes de la Cathédrale. Là tous les convives se séparèrent, et, après un repas si copieux, il est permis de croire qu’ils n’attendirent pas trop longtemps le sommeil. Mais, avant que l’on quittât l’hôtel de Lisieux, des notaires, à la demande de l’archevêque et du chapitre, avaient dressé un procès-verbal minutieux de tout ce qui venait de se passer. C’est d’après cet acte que nous avons rédigé notre récit, fidèle de tous points.



LOUIS XI


ET LA NORMANDIE




Louis XI et la Normande


ANECDOTE ROUENNAISE


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Vers la fin du quinzième siècle, au temps du roi Louis XI, il y eut un jour grande rumeur à Rouen, dans la rue du Gros-Horloge. D’un bout à l’autre de cette double file de comptoirs et de boutiques, marchands, femmes, enfants, courtauds, servantes, tout le monde était aux portes ; et, de groupe en groupe, de proche en proche, on se racontait la grande, l’incroyable nouvelle du jour : un chevaucheur du roi, nommé Désile, homme d’une assez mauvaise mine, arrivé le matin au galop et à grand bruit de coups de fouet, était tombé, comme des nuées, chez maître Jehan le Tellier, l’un des plus gros marchands de la rue, et avait demandé en mariage Alice, sa fille unique, en vertu d’une lettre du roi dont il était porteur. Le fait était certain, car c’était la chambrière de Jehan le Tellier qui l’avait dit confidentiellement à plusieurs autres chambrières du quartier, en emplissant sa cruche à la fontaine du Béfroi. Or, depuis la fondation de la ville, pareille chose n’avait été ni vue ni ouïe, ni même imaginée comme possible. Aussi y eut-il une grande explosion de cris, de plaintes, d’exclamations diverses, qui exprimaient la surprise, le mécontentement de tous. Et si les hommes murmuraient, croyez que les dames n’étaient point en reste. « Depuis quand le roi se mêle-t-il de l’établissement de nos filles ? disait l’une ; qu’il marie, s’il peut, sa fille Jeanne la contrefaite, et nous laisse pourvoir les nôtres. » — « Vous verrez, disait une seconde, que ce messager de malheur (que le ciel confonde) sera quelque garnement de bas-lieu, exempt de bien faire par privilège spécial ; car le roi se sert de telles gens plus volontiers que des autres, moyennant qu’ils le servent fidèlement. » — « C’est la cause de toutes les mères, s’écriait une troisième ; si ce coup d’essai réussit, comptez que nous n’aurons plus de gendre que de la main du roi, ce dont Dieu nous garde et Notre-Dame de Bon-Secours. » Bref, chacun disait son mot, chacun plaignait Jehan le Tellier, Estiennotte sa femme, surtout la belle Alice, leur fille, douce, modeste, charmante, si heureuse encore la veille, aujourd’hui menacée d’un si triste sort ; et l’indignation de ces braves gens ne saurait se peindre. Mais le plus animé de tous était un jeune homme de quelque vingt-cinq ans, fils d’un marchand dont la maison faisait face à celle de Jehan Le Tellier ; beau compagnon, gai, vif, dispos, à l’œil alerte, à la langue agile, agréable parleur pour l’ordinaire ; mais, cette fois, son courroux l’inspirait, et onques il n’avait été si éloquent. Il fallait l’entendre invoquer les droits sacrés des parents et les libertés de la province, puis insister gravement sur le danger de marier des filles à des gens qu’on ne connaît pas ! Il disait d’or ; vous y auriez pris plaisir.

Il y avait bien là quelques malins qui disaient tout bas que le zèle du jeune homme pour les libertés du pays n’était pas celui qui lui tenait le plus au cœur. A les en croire, ils l’avaient vu maintes fois regarder la jolie voisine d’en face avec une persévérance et une application qui ressemblaient beaucoup à l’extase, au point que, dans ces moments-là, il ne voyait pas les chalands entrer dans sa propre boutique, et que lorsqu’ils lui parlaient et le touchaient même, on aurait dit qu’il se réveillait en sursaut. De plus, à tout propos, il était chez la voisine ; c’était le feu, la lumière, puis ceci, puis cela ; que n’était-ce pas ? Ils ajoutaient qu’au milieu de tous ces soins empressés, la douce Alice n’avait point l’air trop courroucé, et semblait prendre le tout en patience. Quoi qu’il en soit, notre jeune homme dit, ce jour-là, de bien belles choses pour l’autorité paternelle, pour les libertés normandes ; et chacun d’applaudir, de murmurer à l’envi. — Ces Normands d’alors étaient des gens peu endurants et difficiles à vivre. Fussiez-vous duc, roi, dauphin, régent, évêque ou pape, si vous leur demandiez quelque chose de nouveau, vite ils consultaient la Charte normande ; si elle était pour vous, à la bonne heure ; sans quoi je vous baise les mains, et pas de nouvelles.

Pour un Louis XI, avec de pareils gens, il n’y avait pas d’eau à boire. Qu’il faisait bien meilleur être duc de Bourgogne ! c’étaient ceux-là qui avaient le champ libre et les coudées franches dans leurs états ! Combien ils auraient été surpris, ces bons princes, de voir les Rouennais se mettre martel en tête parce que le roi voulait marier une jeune fille de leur cité ! La grande merveille, vraiment ! Chez eux, chaque jour, on ne voyait pas autre chose. Là, point de fille, point de veuve un peu riche, qui se mariât autrement que de par monseigneur le duc de Bourgogne, ou de par monseigneur le comte de Charolais son fils, ou de par les seigneurs de leur cour. Elle était habile, ma foi, la mère qui cachait si bien sa fille, qu’elle parvenait à la marier selon sa fantaisie ! Qui le croirait ? On avait vu des veuves de la veille se remarier le lendemain à des hommes de leur gré, tant ces dames haïssaient l’arbitraire ! C’était ne pas perdre de temps ; mais malheur à celles qui étaient moins promptes ; malheur aux scrupuleuses qui faisaient trop long deuil ; la vigilance ducale était là, et il fallait épouser, celle-ci un veneur, celle-là un archer, cette autre un palefrenier, chacune enfin quelque varlet des deux princes ou de l’un des seigneurs de leur cour. Ces jeunes filles, ces jeunes femmes dont on disposait ainsi sans les consulter, donnaient-elles toujours le cœur avec la main ? Tous ces mariages par ordre tournaient-ils infailliblement à bien ? Je ne l’oserais jurer ; mais quel remède ? les ducs le voulaient ainsi. Leur parler de penchants du cœur, de mariages d’inclination, c’était jouer à se faire regarder de travers. Ils ne connaissaient que les mariages de raison ; hors de là, selon eux, point de bonheur. À ce compte, que l’on devait être heureux dans les états des ducs de Bourgogne !

Louis XI, étant dauphin, avait longtemps vécu à la cour des ducs, toujours l’œil aux aguets, voyant tout, observant tout, remarquant soigneusement les bonnes coutumes. Il n’avait garde de laisser passer celle-là : cette manière ingénieuse et neuve de battre monnaie, d’être généreux sans bourse délier, lui revenait plus que je ne saurais dire ; il l’avait notée favorablement sur ses tablettes. Devenu roi, il ne l’oublia pas, et voulut la mettre en pratique. Au fait, le trésor royal n’aurait jamais suffi pour reconnaître les mille et mille services de tout genre que l’on rendait à un roi qui avait tant d’affaires ; non pas que je veuille parler ici des gages de ses domestiques, des officiers de sa maison ; non, de ceux-là, il n’en avait cure, et les payait peu ou point ; les actions d’éclat, les faits héroïques, guère davantage : témoin cette intrépide normande qui avait sauvé la ville de Saint-Lô, et à qui il donna pour toute récompense soixante écus et un grand merci ; certes, la Chambre des comptes n’eut pas le mot à souffler ; mais, en revanche, ces agents intrépides, prêts à tout entreprendre, à tout oser, à tout faire, se vendant, se louant, corps, âme et conscience, ne redoutant ni pluie, ni grêle, ni Dieu, ni diable, ni potence, et par dessus tout cela, discrets comme des confesseurs, ah ! ceux-là, ils étaient bien payés. Aussi ils pullulaient autour de lui ; c’était merveille. Il disait à l’un : « Viens ici », et il venait incontinent ; à l’autre : « Fais cela » (Dieu sait quoi), et c’était presqu’aussitôt fait que dit ; à un troisième : « Va-t’en là-bas » (au diable parfois), et il y courait comme le vent. Notre chevaucheur était de cette confrérie, et un des coqs ; un grand drôle, fort comme un turc, aux formes du corps bien arrêtées, sauf le visage, qui tenait quelque peu de l’énigme : au demeurant, sans foi, sans loi, sans peur, sans repentir ; tout entier au mieux payant, par terre, par mer, dans le feu, voire même dans l’air, si alors on eût connu les ballons ; ingambe et leste dans tous les sens que vous voudrez l’entendre, et sautant à pieds joints pardessus les scrupules comme par-dessus les fossés. Il fallait que le pèlerin eût fait quelque chose de bien pressé, de bien secret, de bien noir, et pour tout dire, de bien agréable à Louis XI ; car sachez que ce roi lui avait déjà donné une riche héritière (j’ignore de quel pays), dont il avait dévoré la dot en un clin d’œil ; elle en était morte à la peine, la pauvre femme ! et maintenant il lui faisait présent de la fille unique d’un gros marchand, belle, bien élevée, charmante, riche surtout ; pour Désile, c’était le point capital. Vraiment, Louis XI n’avait rien à donner de mieux pour l’heure. Mais quoi ! s’il châtiait bien, il récompensait bien aussi, le bon maître. Seulement, dans les trois parties alors connues du monde, Rouen était peut-être la dernière ville sur laquelle il fallût tenter une pareille épreuve, et de toutes les bourgeoises de Rouen, dame Estiennotte, femme de Jehan le Tellier, était certainement la moins disposée à s’y laisser prendre. La bonne dame lut la lettre du roi en se signant, puis parcourut le drôle de ce vif et rapide regard de femme et de mère qu’il ne faut guère espérer de tromper ; après quoi elle le savait par cœur comme ses patenôtres ; et si Désile eût été aussi clairvoyant qu’elle, s’il était donné à l’homme de deviner sur le visage d’une femme ce que, à toute force, elle ne veut point qu’on y voie, il y aurait lu cette sentence sans appel : « Tu n’auras point ma fille, ou j’y perdrai mon nom d’Estiennotte. » Mais alors notre chevaucheur eût vite enfourché son bidet, et peut-être l’eût-on vu revenir bientôt avec quelque lettre de jussion qui eût mis tout le monde bien en peine. Il fallait donc gagner du temps, et ajourner le galant sans lui donner de soupçons.

« Mon mari, lui dit-elle, est parti à la foire du Lendit (ce qui était vrai) ; je vais lui écrire : en revenant dans quelques jours, vous saurez ma réponse. »

Voilà Désile parti ; dame Estiennotte respire, et Dieu sait comme elle bénissait le ciel de ce que son mari n’était point là ; car, avec un homme si faible et si peureux, tout eût été à l’aventure ; non pas que ce bon bourgeois n’aimât tendrement sa fille, et qu’il ne se fût promis cent fois de ne la donner qu’à un marchand comme lui, qui pût lui aider à supporter son antiquité et son estat de marchandise, comme on parlait alors ; mais il n’en fallait pas tant que le nom du roi Louis XI pour faire trembler le bonhomme de tous ses membres, et pour qu’il donnât les mains à tout ce qu’on aurait voulu faire. Dans une foire, Jehan Le Tellier valait son pesant d’or ; mais, revenu au logis, il ne savait plus que rester assis, tout le long des jours, sur un banc de chêne à accoudoir, comme on en voyait tant alors dans la Grand’Rue et dans la rue du Gros-Horloge ; ne bougeant non plus qu’un terme, hormis pour saluer les voisins et les voisines ; et, à tout propos et de quoi qu’il fût question, « parlez à ma femme, » c’était tout ce qu’on pouvait avoir du bon marchand.

De tels hommes, il y en a plus qu’on ne croit ; mais, ô Providence ! ils ont presque toujours des femmes de cœur, de tête et de résolution, qui, pour le bien des affaires, prennent les rênes de l’administration, à leur corps défendant, cela va sans dire, mais les prennent enfin et les tiennent bien ; les choses n’en vont pas toujours plus mal. Dame Estiennotte était de ces femmes-là, concevant vite, voulant fortement, exécutant sans délai. Désile n’avait pas les talons tournés, que la voilà qui prend sa cape et ses patins, et court à l’Hôtel-de-Ville, où elle avait des amis.

Au conseil de ville, on lit la lettre du roi, on la relit ; elle était formelle ; la signature, le sceau, rien n’y manquait. Voilà des municipaux bien empêchés, et non sans sujet. Ce Louis XI était un roi d’une volonté si absolue, d’une opiniâtreté si tenace ! Qui pouvait dire jusqu’où irait sa rancune ? Aussi, avant d’arriver au fait, MM. les échevins et conseillers de ville discoururent fort et biaisèrent longtemps. Celui-ci voulait qu’on eût recours à l’appui du seigneur d’Estelan ; celui-là, que l’on écrivît à M. le bailli ; cet autre, à monseigneur le patriarche-évêque de Bayeux. Vient le tour de Robert Delafontaine, qui, donnant plus franchement au but, s’en va dire que « la prière du roi valoit commandement, et qu’il en falloit passer par où Sa Majesté vouloit. » Pour le coup, Roger Gouël n’y put plus tenir. Quand il s’agissait de liberté, ce Roger Gouël n’entendait pas raillerie, et, par malheur pour Désile, c’était un des influents du conseil. « Eh quoi, s’écria-t-il, le Roi n’a-t-il pas confirmé la charte des Normands ? Où est l’article qui lui permet de disposer de la main de nos filles ? Les rois d’Angleterre, qui nous ont gouvernés pendant trente ans et nous ont tant grevés, n’eussent pas osé l’entreprendre. En Normandie, nous sommes francs et libres ; ce serait servitude si le Roi mariait les filles sans le gré des parents. Il ne s’agit pas ici du bien du royaume et de la chose publique, mais d’affaires de famille qui ne regardent que nous seuls. Pour conclure, ce mariage ne doit point se faire. Dame Estiennotte est femme de tête et de sens : qu’elle trouve un biais ; si on la tourmente, les conseillers de ville ne doivent point lui manquer au besoin. En tout cas, je réponds de moi, et l’on sait comment je me nomme. »

La sortie était un peu hardie pour le temps, et, si Tristan l’Hermite eût été là, il y aurait trouvé au moins la moitié à redire. Mais Roger Gouël avait parlé avec une chaleur qui entraîna ces hommes indécis, et jusqu’à Roger Delafontaine lui-même, tout honteux de l’avis timide qu’il venait d’émettre.

Qui dira le bonheur de dame Estiennotte lorsqu’elle se vit sûre d’être appuyée ? À peu de jours de là, elle fait avertir Désile ; celui-ci accourt, ne se possédant pas de joie, et dévorant en idée la bonne dot du marchand ; l’eau lui en venait à la bouche. Hélas ! c’était aller trop vite en besogne, et tout d’abord il trouve au logis un concours de monde qui ne lui plaît guère ; c’étaient les nombreux parents et amis de Jehan Le Tellier et de sa femme, tous gens riches, de bon renom, bien autorisés dans la ville, et dont l’air ne lui pronostiquait rien de bon ; plus, vénérable et discrète personne, M. l’abbé Viote, l’un des grands vicaires de Notre-Dame, grand-oncle d’Alice, homme de caractère, aussi fin qu’aucun de sa robe, et dont le regard perçant, fixé imperturbablement sur Désile, mettait celui-ci mal à l’aise pour la première fois de sa vie. On fait venir Alice ; un peu timide, un peu embarrassée d’abord, mais bientôt enhardie par la présence de tous ces parents, de tous ces amis dévoués, la jeune fille dit, en baissant les yeux, qu’elle n’avoit aucun vouloir de se marier, mais le dit d’un air si renoncé, si détaché des choses de la terre, que le jeune voisin, qui était là, avoua depuis qu’il avait eu peur. Désile ne demanda pas son reste ; il sut bientôt ce qui s’était passé et maugréa de toute son âme. Quelques, heures après, il avait les houseaux à ses jambes et montait à cheval ; le jeune voisin lui tint l’étrier d’un air officieux, le bon traître qu’il était ! Dès le lendemain, le roi lisait une lettre dont dame Estiennotte avait chargé Désile. Ecoutez cette lettre, elle est drôle, et puis il nous en reste si peu des dames de ce temps-là !

« Mon souverain Seigneur, je me recommande à vostre bonne grâce tant et si humblement que je puis ; et vous plaise savoir, mon souverain Seigneur, que j’ai reçeu une lettre qu’il vous a pleu escrire à mon mary et à moy, par laquelle nous mandez que avez entendu que avons une fille preste à marier, et (pour ce) que icelle veuillions donner à mariage à Pierre Désile vostre varlet de chambre. Sur quoi, Sire, vous plaise savoir que mon mary, pour le présent, est à la foire du Lendit. Par quoy bonnement sur ce ne sçaurois faire responce, fors que les cors et biens de mon dict mary et de moy sont vostres, pour en faire et ordonner à vostre plaisir, et vous mercye très-humblement de ce qu’il vous a pleu nous escrire de l’advancement de nostre dicte fille. Toutes foys, Sire, il y a jà longtemps que, par plusieurs foys, l’on faict requérir icelle nostre fille pour l’avoir en mariage, à quoy tousjours elle a faict responce qu’elle n’avoit aucun voulloyr de soy marier ; et, de présent, luy ai parlé sur le contenu de vos dictes lettres, laquelle, de rechef, en la présence de M. le vicaire de Rouen, maistre Robert Viote, du dict Pierre Désile et aultres, a fait responce que encores ne se veult marier. Et, pour ce, Sire, se vostre plaisir est, aurez mon dict mary et moy et aussy nostre fille pour excusez. Mon souverain Sire, je prie à nostre seigneur qu’il vous donne très bonne vye et longue. Escript à Rouen, le 24e jour de juing.


« Vostre très humble et très obéissante
« subjecte et servante.
« Estiennotte, femme de Jehan Le Tellier. »


« Par la Pâque-Dieu, dit Louis XI, voilà une normande qui me la baille bonne ! Elle me refuse sa fille tout à trac, et m’octroye, en pur don, force révérences et bonnetades ! Vraiement, elles viennent bien à point, et j’en allois manquer tout à l’heure. » — Ainsi murmurait ce bon roi entre ses dents, et croyez qu’il n’était point de bonne humeur ; mais qu’y faire ? une charte malencontreuse, une maîtresse femme, un conseil de ville, une jeune fille que l’on veut marier et qui s’avise de dire qu’elle n’en a vouloir, c’était aussi par trop forte partie. Et puis, je ne sais quelle guerre venait d’éclater, et Louis XI avait bien d’autres affaires sur les bras que de tirer Désile de peine.

Quelle autre récompense ce fidèle agent reçut-il de ses bons et loyaux services ? Peut-être le roi, qui, dès-lors, avait des vues sur les états des ducs de Bourgogne, ses anciens hôtes, et comptait bien, en venir à ses fins, se promit-il in petto de lui donner une Bourguignonne.

Quoi qu’il en soit, à quelques semaines de là, par un beau jour d’été, dans tout le voisinage du marchand Le Tellier, régnait un air de joie, de bonheur et de fête ; hommes, femmes, jeunes, vieux, tout ce qui avait vie était aux portes et aux fenêtres. Dieu sait le bruit que l’on faisait ! mais ce bruit n’avait rien d’hostile et de menaçant. Un cortège nombreux de parents et d’amis, parés de leurs, plus beaux habits, défilait au milieu de ces spectateurs empressés et bienveillants ; tout ce monde revenait de l’église, et le chapeau de roses que portait Alice, sa robe blanche, son bouquet virginal, montraient assez ce qu’on avait pu y faire.

On venait d’adresser à la jeune fille la même question que quelques semaines avant ; mais cette fois elle n’avait point répondu qu’elle n’avoit aucun vouloir de se marier. C’est qu’aussi il ne s’agissait plus de Désile, mais du jeune voisin d’en face, qui, radieux et plein de joie, ne perdait pas de vue sa belle épousée, qu’il suivait de bien près, et ne paraissait guère en peine pour l’heure, je vous assure, des droits sacrés des parents et des libertés de la province. Il fallait voir dame Estiennotte marcher la tête haute, d’un air vainqueur. Il n’y avait pas jusqu’à Jehan Le Tellier, revenu depuis quelque temps du Lendit, qui ne parût un peu plus résolu qu’à l’ordinaire. Jamais noce n’avait été plus gaie ; on dansa, on rit, on chanta, on but à la santé du roi, des conseillers de ville, des échevins, et de Roger Gouël en particulier ; ne se trouva-t-il pas là un plaisant qui proposa celle du chevaucheur Désile ? On n’entendit plus parler de Louis XI ni de son protégé. On assure même que, onques depuis, l’avisé monarque ne donna de fille de Rouen en mariage à ses varlets. À qui tout cela fut-il dû ? À la charte normande, direz-vous ; au conseil de ville, à Roger Gouël qui avait si bien parlé, à la bonne heure ; mais qu’était-ce si dame Estiennotte n’eût mis tout en jeu ? Aussi le bon grand-oncle le chanoine répétait-il souvent, dans la suite, ces paroles de son bréviaire : « La femme forte est une chose rare et au-dessus de tout prix. »

C’est la moralité de cette histoire.



ÉLECTION


DE GEORGES D’AMBOISE




Élection de Georges d’Amboise


EN QUALITÉ D’ARCHEVÊQUE DE ROUEN
Fait historique de 1493


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Le dix-neuf juillet 1493, on venait d’apporter au chœur de Notre-Dame de Rouen le corps inanimé de l’archevêque Robert de Croixmare, mort la veille dans son palais. La mitre en tête, la crosse en main, revêtu de tous les insignes de l’épiscopat, le prélat, couché dans sa bière découverte, semblait prêt à se réveiller et à bénir encore son troupeau. À sa main droite étincelait l’anneau épiscopal, qu’au jour de sa joyeuse entrée l’abbesse de Saint-Amand lui avait passé au doigt, et qu’elle devait lui reprendre le lendemain, lorsque le corps passerait devant son monastère, après avoir reposé durant la nuit dans la magnifique église de l’abbaye royale de Saint-Ouen.

Tandis qu’à la lueur de mille torches et au bruit triste et confus de toutes les cloches de la basilique et de la ville, sonnant en mort, les chapelains de Notre-Dame chantaient le Psautier autour des restes du prélat, quelques personnes avaient paru s’étonner de voir vides toutes les hautes chaires des dignités et des membres du chapitre. Mais c’est que les chanoines de la métropole, réunis dans la salle capitulaire, après avoir pris possession du siège vacant, songeaient déjà à exercer bientôt le plus important de tous leurs droits, et se préparaient à l’acte le plus auguste que pût faire un chapitre, l’élection d’un archevêque.

Car il appartenait alors aux chapitres des cathédrales de nommer un successeur à leurs prélats décédés ; comme encore de nos jours les souverains pontifes sont élus, dans la capitale du monde chrétien, par tous les membres du sacré collège réunis au conclave.

Que ces élections eussent ou non leur source dans ce que firent les apôtres, lorsqu’aux premiers jours de l’Église ils élurent un successeur à l’un d’eux ; consacrées par le premier concile de Nicée, qu’elles eussent ou non toujours existé depuis sans interruption, et que leur forme eût subi, dans la suite des temps, de plus ou moins notables changements, toujours le concile de Bâle avait-il, en 1433, proclamé solennellement le droit des abbayes et des chapitres ; et, en 1438, à Bourges, dans une assemblée solennelle où présidait le roi Charles VII, les élections des abbés et des évêques étaient devenues le droit commun de la France.

Mais une ancienne coutume voulant qu’avant l’élection les chapitres dénonçassent au roi la mort de leur dernier évêque, et obtinssent de lui la permission d’en élire un autre, les chanoines de Rouen ne s’étaient occupés, dans cette première assemblée, que de députer vers le roi Charles VIII deux d’entre eux, qui ne pouvaient manquer de revenir bientôt avec la permission désirée ; car avait-on jamais vu, surtout depuis le concile de Bâle et la pragmatique, les rois refuser cette permission, qui ne semblait que de pure forme ?

Quel ne fut donc pas l’étonnement des chanoines de Rouen, lorsque les deux députés, de retour, leur racontèrent ce qui s’était passé entre eux et Charles VIII ! En vain lui avaient-ils montré les bulles et les chartes où était proclamé, à chaque ligne, le droit qu’avaient les chanoines de Rouen d’élire librement leurs archevêques ; le monarque avait refusé de s’expliquer ouvertement avec eux, malgré leurs instances réitérées, se retranchant toujours à dire « qu’il ne leur permettait ni défendait d’élire un « archevêque ; » seulement il avait laissé entrevoir que, sous peine de lui déplaire, il faudrait préférer un prélat dont, pour l’heure, il taisait encore le nom : c’était toute la réponse qu’avaient pu obtenir de lui les députés, et il leur avait fallu partir sans lettres patentes donnant au chapitre la permission d’élire.

Plusieurs jours de suite, les chanoines assemblés en permanence délibérèrent sur un procédé si étrange. Mais leurs bulles, leurs chartes, les définitions du concile de Bâle, la pragmatique, enfin, étaient formelles ; le roi, en tous cas, ne leur avait pas défendu de s’assembler et d’élire : eût-il jamais osé l’entreprendre ? Ayant donc égard au dommage qui résultait toujours, pour les diocèses, de la longue vacance du siège épiscopal ; voulant, d’ailleurs (et ils le dirent), « user de leur droit et des libertés accordées d’ancienneté à eux et à leur église, » ils proclamèrent, tout d’une voix, l’urgence de pourvoir prochainement l’église de Rouen d’un nouveau pontife ; et le mercredi 21 août fut, dès-lors, fixé, d’un commun accord, pour l’élection d’un archevêque. Or, tous les chanoines (résidants ou du dehors, engagés dans les ordres sacrés ou libres encore), avaient le droit de concourir à l’élection des évêques ; ordre fut donc donné aux notaires et aux messagers de semondre, pour le 21 août, tous les membres du chapitre indistinctement, tant en parlant à eux-mêmes, en présence de témoins jurés, qu’en faisant publier les semonces ; et, peu d’instants après, on lisait les citations affichées à l’entrée de la salle capitulaire et à toutes les portes de Notre-Dame.

Au reste, les intentions de Charles VIII ne devaient pas être longtemps un mystère. Gouverné maintenant par le duc d’Orléans, que naguère il avait combattu, fait prisonnier, tenu enfermé dans la grosse tour de Bourges, c’était l’ami de ce prince, c’était Georges d’Amboise, archevêque de Narbonne, qu’il voulait voir appeler au siège de Rouen. Georges d’Amboise, lui aussi, avait été prisonnier du roi, comme le duc d’Orléans, son maître et son ami ; aujourd’hui il était lieutenant en Normandie pour ce prince gouverneur de la province, et Charles VIII avait entrepris de l’en faire archevêque-primat. Voilà de ces caprices des rois et de la fortune !

Or, jamais roi de France n’avait eu chose plus à cœur, comme on ne tarda pas à le voir ; et l’étonnement fut grand à l’Hôtel-de-Ville de Rouen et parmi tous les officiers du roi dans la cité, lorsqu’arrivèrent des lettres du monarque, qui leur imposaient une tâche bien nouvelle, assurément, pour des gens de robe, des échevins et des bourgeois : « Assemblez-vous pour cette matière (leur écrivait-il), puis allez, en telle solempnité que verrez bon estre par devers les chanoines de Rouen, et leur remonstrez et déclarez bien à plain nostre voulloir, en les admonestant, insistant envers eulx, et tenant la main pour et en faveur de nostre cousin maistre Georges d’Amboise, en manière que la postulacion soit faicte de sa personne et non d’autre. Nous vous le mandons expressément, commandons et enjoignons. »

Le duc d’Orléans leur avait écrit aussi : « J’ay ceste matière si très à cueur que plus ne pourroye (leur disait-il), tant en faveur de mon cousin maistre Georges d’Amboise, que aussi parce que je congnoys que c’est l’un des grans biens pui peult advenir en l’église de Rouen et en tout le pays du duché de Normandie, de recouvrer ung si grand et notable prélat.…. Le quel, par ce moyen, portera et favorisera, d’ores en avant, toutes les affaires du pays. Je vous prie donc, si très affectueusement que faire puis, que, pour l’amour de moy, vous veuilliez vous y employer en manière que la chose sorte effect.…. et me ferez plaisir très grant, tel que plus ne pourriez, lequel je recongnoistré quant d’aucune chose me voudrez requérir. » Les ordres du monarque étaient bien précis, sans doute, et quoi de plus pressant que ces prières du prince gouverneur ! Mais, pour qui connaîtra les mœurs de ces temps-là, pour qui saura ce que c’était, alors, que l’esprit de corps, et quelle était l’attitude respective des compagnies puissantes entre lesquelles se partageait l’autorité dans nos grandes cités au moyen-âge, il sera facile d’imaginer l’embarras des officiers du roi, des échevins et des conseillers de ville, en se voyant chargés d’une semblable mission. Eux laïques, eux profanes, aller parler élection à un chapitre puissant, jaloux à l’excès de son pouvoir, de ses prérogatives et de sa liberté ! Allez lui désigner, même au nom du roi, un prélat à élire ! Une journée entière, ils avaient délibéré à l’Hôtel-de-Ville, sans pouvoir s’y résoudre : en parler, seulement, leur semblait une entreprise. « On va s’estonner (disait un d’entr’eux, et c’était l’avocat du roi lui-même, Jacques Le Lieur), on va s’estonner que nous parlions de ceste matière en l’ostel de la ville ; mais puisque le roi en escript, il nous fault bien en communiquer ensemble, et savoir le vouloir de Sa Majesté. Semons donc et respandons les paroles contenues aux lettres que vous venez d’entendre, à la bonne heure ; mais d’aller en chapitre, il n’y a pas d’apparence ; car (ce furent ses termes) convient-il que nous, laïques, allions prescher les gens d’église ? »

Mais si les lettres de Charles VIII et du duc d’Orléans les avaient rendus si perplexes, que dirent-ils en apprenant que des commissaires extraordinaires du roi venaient d’arriver à Rouen, avec charge expresse de solliciter, en son nom, l’élection de l’archevêque de Narbonne ? Et quels personnages avaient été chargés de cette mission délicate ! Un maréchal de France, d’abord, Baudricourt, gouverneur de Bourgogne, dont le nom était mêlé à toutes les guerres, à toutes les grandes affaires de ce temps-là, un lion sur les champs de bataille, puis, après le combat, négociateur adroit et sage, employé naguère avec succès par Louis XI auprès des cantons suisses (c’était tout dire) ; et maintenant, il était envoyé par Charles VIII pour négocier avec des chanoines de Notre-Dame de Rouen ! Encore, des hommes éminents lui avaient-ils été adjoints par le monarque, pour le seconder dans cette mission délicate : c’était Jean du Vergier, chevalier, président des généraux des Aides à Rouen, et M. de Clérieu, chambellan du Roi.

Le duc d’Orléans, enfin, ne s’était pas oublié, et Jean Tiercelin sieur de Brosses, François de Rochechouart sieur de Chandenier, chambellans du prince, venaient agir dans l’intérêt du prélat, son lieutenant et son ami.

Ces échevins, ces conseillers de ville, ces officiers du roi si perplexes, si résolus à ne se mêler de rien, que purent-ils dire, lorsque le maréchal de Baudricourt les somma de venir tous avec lui au chapitre, leur montrant des lettres du roi qui leur enjoignaient de lui obéir en tous points ! Force n’était-elle pas, pour eux, de se résigner et de le suivre, aux risques de tout ce qui pourrait en advenir ?

Pour les chanoines de Notre-Dame, avertis de ce qui se passait, rien ne pouvait plus leur déplaire que de se voir influencer avec tant de publicité et d’éclat. Tant de lettres déjà reçues et si pressantes, des députations solennelles à recevoir, des harangues à entendre, des prières, qui, venant de si haut, semblaient des ordres, n’étaient-ce pas là de graves atteintes à l’entière liberté assurée par les Conciles aux chanoines-électeurs prêts à se donner un prélat ? N’avait-on pas entendu, naguère, les Pères assemblés à Bâle adjurer, au nom de Dieu, les empereurs, les rois, les princes, les communautés et tous hommes (quelle que fût leur condition, qu’ils appartînssent au monde ou à l’église), de ne jamais écrire ou parler aux chapitres au sujet des élections, de ne jamais leur adresser de prières pour solliciter leurs suffrages, de ne jamais intervenir, en un mot, dans des affaires toutes de religion, de conscience et de liberté ? Comment donc ne pas gémir que, par des démarches si patentes, on affectât d’ôter, par avance, à leur élection, l’apparence de liberté qui lui était nécessaire pour réunir les suffrages du peuple et ses respects ; que l’on semblât enfin tenir en suspens les lettres patentes de congé d’élire, jusqu’à ce qu’on leur eût sans doute arraché la promesse de proclamer archevêque tel prélat qu’il plairait au roi de désigner à leurs suffrages ! Ils ne pouvaient, toutefois, fermer les portes du chapitre à de si grands seigneurs députés vers eux par le roi, munis de ses pleins pouvoirs, porteurs de lettres de créances ! Le 31 juillet, donc, comme ils étaient réunis dans la salle capitulaire, lorsque le messager vint leur annoncer les envoyés du roi, et les introduisit par l’ordre du doyen, ils firent assez bonne contenance à l’aspect du maréchal de Baudricourt et des autres envoyés du monarque et du prince, et ne laissèrent percer un peu leur mauvaise humeur qu’en voyant entrer, à la suite du maréchal, Antoine Boyer, abbé de Saint-Ouen, avec l’élite de la noblesse de la province ; mais lorsqu’entrèrent, à leur tour, les échevins, les conseillers de ville et officiers du roi, vous eussiez vu tous les chanoines froncer le sourcil, s’agiter sur leurs bancs, prêts enfin à protester tous ensemble contre ce qu’ils regardaient comme un grand scandale.

Cependant, Baudricourt s’étant empressé, en entrant, de présenter les lettres du roi, force était bien de les entendre avant tout ; et combien elles étaient pressantes ! Après quoi, il fallut entendre aussi tout ce que le maréchal voulut ajouter en faveur du protégé de Charles VIII ; tout ce que dirent ensuite les chambellans du duc d’Orléans. Vint enfin le tour de Robert de la Fontaine, lieutenant du grand-sénéchal de Normandie, chargé de porter la parole au nom des officiers du roi et de la communauté de la ville ; mais à peine avait-il commencé sa harangue, qu’une violente rumeur s’éleva de tous les bancs du chapitre, et ne s’apaisa que sur un signe énergique du grand-doyen, président de l’assemblée. C’était Jean Masselin, l’homme d’âge et de tête, dont la sagesse, l’éloquence et l’énergie avaient brillé aux états généraux de Tours, où le clergé l’avait choisi pour son organe, et dont il nous a laissé la curieuse histoire ; au demeurant, prêtre et chanoine avant tout, non moins zélé que ses collègues pour les libertés de l’église et les droits du chapitre ; car, aussitôt qu’il eut obtenu le silence, apostrophant vivement l’orateur de la ville : « Maître de la Fontaine (lui dit-il), il suffist bien de ce que le roy nous a requis, et sachiez que les gens du roy et conseillers de la ville n’ont rien à voir céans en l’eslection des archevesques. — Pour vous, Messeigneurs les commissaires du roi, voici nostre réponse : nostre journée est prise au 21e jour d’aoust prochain. Ce jour-là, tout le chapitre assemblé usera de son droit selon les constitutions canoniques, et n’entend rien faire dont Sa Majesté puisse avoir un juste sujet de se plaindre. »

Ce fut tout ce que purent obtenir les députés, malgré leurs vives instances ; et, dans tout cela, pas un mot de la permission d’élire, que les chanoines étaient bien résolus à ne plus attendre.

Un tel accueil, on le conçoit, n’avait guère contenté les officiers du roi, les conseillers de ville surtout ; mais, en toutes choses, le grand point étant de réussir, ils avaient tous compris à merveille combien il importait de ne point pousser à bout un chapitre si ombrageux ; et, dans une conférence très animée qu’ils eurent, le jour même, chez le maréchal de Baudricourt, il fut convenu, après bien des débats « que, pour le présent, il ne seroit faict aucun reproche à messieurs du chapitre des paroles qu’il avoient dictes aux conseillers de la ville. »

Cependant, trois semaines entières s’étaient écoulées depuis cette scène un peu vive, et le temps avait amené bien des réflexions. Quel meilleur archevêque, après tout, les chanoines de Rouen pouvaient-ils se donner que Georges d’Amboise, dont la piété, la douceur, la bonté, la bienfaisance leur étaient si bien connues ! Quel autre protecteur plus puissant trouveraient-ils jamais pour leur église, pour la province tout entière ? Charles VIII, bien jeune sans doute, mais valétudinaire, pouvait bientôt mourir ; quelles bornes auraient alors le crédit et le pouvoir d’un prélat désigné à l’avance comme le seul ministre de l’héritier présomptif de la couronne, dont il était déjà l’oracle et l’ami ! Faillait-il repousser, parce que le roi l’indiquait, un prélat qu’ils aimaient tous, le seul, peut-être, auquel ils eussent pensé tout d’abord, lorsqu’ils avaient vu le siège vacant !

Lors donc que, la veille de l’élection, une députation nouvelle d’envoyés du roi vint au chapitre faire de plus vives et dernières instances, elle vit bien tout d’abord qu’elle allait être plus favorablement accueillie que la première. Au lieu du maréchal de Baudricourt, qui s’était vu forcé de retourner à la cour, Thibaut Baillet, président du Parlement de Paris, avait été chargé de haranguer le chapitre au nom du monarque ; sa harangue fut éloquente, et il parut bien qu’on l’écoutait avec faveur. Le grand-sénéchal Brézé était là aussi ; mais Robert de la Fontaine, son lieutenant, avait eu charge de parler pour lui, pour les autres officiers du roi, pour les conseillers, échevins et bourgeois notables de la ville. Cette fois, du moins, il put parler à son aise, sans que le doyen Masselin songeât à l’interrompre. A la fin, Charles VIII s’était décidé à signer des lettres patentes donnant permission d’élire. La députation les remit au chapitre, qui les reçut en grand respect, quoique bien résolu dès long-temps à passer outre sans elles.

La réponse du doyen Masselin aux députés fut pleine de mansuétude ; et, quoiqu’il n’eût rien dit encore qui pût lier le chapitre, ils osèrent, à cette fois, espérer le succès de tant de soins et de démarches.

Cependant, tout se dispose à Rouen pour l’élection d’un archevêque. Des prédications éloquentes ont été faites dans toutes les églises de la ville par l’évêque de Philadelphie, à l’occasion de l’acte auguste qui se prépare. Des processions solennelles ont eu lieu au dehors, où la fierte révérée de saint Romain parut, toute resplendissante de pierres précieuses et d’anneaux d’or, dons pieux des grands criminels repentants qui lui durent naguère la vie et la liberté. La fierte de saint Romain ! à elle seule ne vaut-elle pas tous les discours ? ne dit-elle pas assez haut quelles vertus devra réunir le prélat réservé à l’honneur insigne de s’asseoir dans la chaire épiscopale qu’honora naguère un si grand, un si saint pontife ? À l’aspect de ces solennités, la ville de Rouen s’est émue ; dans cette vieille cité chrétienne, toute vouée au culte de ses pères, toute attentive à ce que fait l’église, une seule pensée absorbe en ce moment tous les esprits : l’élection d’un archevêque. Pour ces hommes de foi, la mort d’un saint évêque est une calamité publique ; à leurs yeux la vacance du siège est un état de tristesse et de veuvage pour leur église ; l’annonce de l’élection d’un pontife les a fait tressaillir. Aussi, le 21 août, jour fixé pour l’élection, lorsque, dès trois heures du matin, les dix cloches de la tour de l’Aiguille, sonnant l’émeute, appellent les chanoines aux matines, voyez comme, de toutes parts, chez les nobles, chez les bourgeois, parmi le peuple, on s’éveille, on se lève, on s’empresse, on assiège la Cathédrale et ses parvis ! Toutes les nefs sont bientôt envahies, tant cette multitude craindrait de rien perdre de ce qu’il lui sera possible de voir de l’imposante solennité du jour !

Au chœur est chantée, en grande pompe, une messe solennelle du Saint-Esprit, en présence de quarante-trois chanoines, dont trente-sept ont, dès l’aurore, célébré eux-mêmes les saints mystères ; on voit les six autres, qui ne sont pas encore prêtres, s’approcher de l’autel dans un saint recueillement, et recevoir ce pain sacré qu’ils n’ont pas le pouvoir de rompre aux fidèles. Cependant, la cloche capitulaire s’étant fait entendre, les chanoines, la croix en tête, se rendent au chapitre ; le messager, revêtu de sa tunique mi-partie, les précède, la verge en main, et a peine à leur faire place à travers une foule curieuse et empressée. Ils sont entrés enfin ; les portes se ferment sur eux, des officiers d’église en gardent les avenues ; l’antienne Preciosa est chantée, et déjà les capitulants sont en séance lorsque survient un quarante-quatrième chanoine, Jean Yver. Accablé d’années, perclus de goutte et mourant, il a pu, à grande peine, gagner une table de pierre placée au milieu du chapitre, et sur laquelle il s’appuie. Ses infirmités, ses souffrances ne lui permettant pas, dit-il, d’assister à une délibération qui, peut-être, sera longue, il donne sa procuration au chanoine Duquesnay, pour le représenter dans l’élection. Trois tabellions prêtres sont là, qui en dressent un acte en forme ; trois témoins prêtres la signent ; puis le chanoine Yver se retire, pour ne plus reparaître dans Notre-Dame que glacé et couché dans sa bière. Cet effort suprême d’un chanoine à l’agonie a montré de quel prix est, pour tous ces prêtres, le droit d’élire leurs archevêques !

Cependant, tous les chanoines présents, interpellés tour-à-tour par le doyen, ont reconnu que le 21 août est bien le jour fixé par le chapitre. Divers actes lus par les tabellions prouvent authentiquement que les chanoines absents ont tous été ajournés en personne ; aussi tous, à l’exception de deux, ont envoyé des procurations dont lecture est donnée. En ce moment, le chancelier Étienne Tuvache sort de la chapelle capitulaire, précédé du messager, des trois témoins et des trois notaires ; il va aux portes de l’église appeler les chanoines absents, et toutes les personnes, en général, qui prétendraient avoir intérêt à ce qui va se faire : « Venez (dit-il), a l’eslection de l’archevesque de ceste esglize de Rouen, que veulent faire présentement les chanoines d’icelle esglize en leur chapitre, vous qui y prétendez droit ; ou aultrement, ils y procéderont par voye de droit, sans plus vous appeler ou actendre. » Puis il appelle trois fois, à haute voix, les deux chanoines Jean Lenfant et Guillaume Leboursier, qui n’ont ni comparu ni envoyé de pouvoirs ; mais personne ne répond à cet appel. Après donc que le chancelier est revenu faire connaître au chapitre l’inutilité de cette dernière semonce, tous les chanoines, la main sur les saints évangiles, jurent, en leur nom et au nom de ceux dont ils ont les pouvoirs, « d’élire un archevêque digne, utile à l’église ; de ne point donner leur voix à celui qu’ils pourraient, à bon droit, soupçonner d’avoir brigué cette dignité, ou par sollicitation, ou par promesse d’argent. » C’est la formule consacrée par le concile de Bâle.

Ensuite, le chancelier se levant, et promenant ses regards scrutateurs sur tous les capitulants, somme les chanoines excommuniés, suspens et interdits (si par malheur il y en avait de tels dans l’assemblee), de sortir, à l’instant, de la salle capitulaire ; il proteste énergiquement de nullité contre la part qu’ils pourraient prendre, par surprise, à l’élection qui va se faire.

Après quoi, au milieu du plus religieux silence, le doyen Masselin prononce un éloquent discours relatif à l’acte solennel qui réunit le chapitre ; il a pris pour texte ces paroles : « Seigneur, qui connaissez le fond des cœurs, montrez-nous le pontife dont vous avez fait choix. »

Ces paroles furent celles des apôtres réunis pour élire un successeur à l’un d’eux qui venait de mourir ; quelles autres pourrait mieux convenir à l’élection d’un évêque ? La pathétique allocution du vieillard a fait sur tous les auditeurs une impression profonde ; émus de ce qu’ils viennent d’entendre, la gloire de Dieu, le bien de l’Église sont les seules choses qu’ils veulent chercher dans l’élection d’un pontife ; il ne faut plus que convenir de la forme dans laquelle ils vont l’élire. Des trois modes connus de l’église : l’élection au scrutin, l’élection par compromis, l’élection par voie d’inspiration, après que ce dernier mode a été préféré, du consentement de tous, aussitôt les notaires et les témoins se hâtent de sortir ; car un acte mystérieux et suprême va s’accomplir, qui ne doit avoir d’autres témoins que les électeurs eux-mêmes. Tous, donc, s’agenouillent humblement sur les froides dalles du chapitre. L’hymne inspirante : Veni Creator, est entonnée a haute voix par le grand-chantre. Mais voilà un merveilleux concert ! On n’a pas encore fini le premier verset de l’hymne, que soudain, les chanoines électeurs se sont levés tous ensemble comme un seul homme : « Que Georges d’Amboise, archevêque de Narbonne, devienne notre archevêque ! » s’écrient-ils au même instant ; toutes les voix ne formant plus qu’une seule voix : unanimité bien rare, qui comble de joie ces vieillards. Dans les idées religieuses du temps, ils croient avoir été inspirés par l’Esprit saint, qu’ils ont invoqué ; la belle vie épiscopale de Georges d’Amboise viendra fortifier cette pieuse croyance, qui relève encore à leurs yeux le pontife qu’ils se sont donné.

C’en est donc fait, l’élection est consommée. Déjà toutes les cloches de Notre-Dame se sont ébranlées dans les tours et annoncent joyeusement à la ville primatiale qu’elle a un archevêque ; aussitôt, les cloches de toutes les églises ont répondu à cette annonce. Les portes de la salle capitulaire s’ouvrant alors, les chanoines, la croix en tête, se rendent au chœur où va être chanté le solennel Te Deum, ce triomphant cantique de joie et d’action de grâces. Mais, chargé de publier avant tout le choix du chapitre, qui est encore un secret pour la multitude, le chancelier, accompagné des trois témoins, des trois notaires, et précédé du messager, gravit les degrés de l’ambon, et du geste, commandant le silence au clergé, au peuple de la ville, qui se pressent tumultueusement dans la basilique : « Nous, dit-il, chanoine de ceste esglize de Rouen, publions et signifions au peuple que, nous, les chanoines et chapitre d’icelle esglize, avons, ce jourd’huy, esleu pour nostre archevesque messire Georges d’Amboise, de présent archevesque de Narbonne. » À peine a-t-il fini, que les cris : Noël ! Noël ! retentissent de toutes parts ; ils recommencent plus bruyants encore lorsque le chancelier va aux portes du temple publier une deuxième fois le choix que vient de faire le chapitre. Dans la ville, dans la province, le nom de Georges d’Amboise vole de bouche en bouche ; on attend impatiemment sa venue.

Vint enfin le jour fixé pour sa joyeuse entrée à Rouen. À peine pourrions-nous imaginer aujourd’hui quelle solennité c’était, dans ces temps-là, que la joyeuse entrée des archevêques de Rouen dans la ville capitale de leur diocèse ; c’était véritablement un triomphe.

Dans des temps reculés, ils avaient eu le pouvoir de délivrer, ce jour-là, des prisonniers ; des rois n’avaient pas dédaigné de grossir leur cortège : en 1415, le treize octobre, Louis de Harcourt prenant possession du siège de Rouen, le roi de France avait été vu conduisant lui-même le prélat par la main depuis l’aître de Notre-Dame jusqu’au chœur. Mais, au milieu de tant de gloire, il fallait que l’archevêque de Rouen vînt, les pieds nus, depuis l’église de Saint-Herbland jusqu’au maître-autel de Notre-Dame, afin sans doute que, parmi ces pompes enivrantes, il n’oubliât point les pauvres pêcheurs dont il venait continuer la mission sublime.

Ce fut donc les pieds nus que Georges d’Amboise, sortant de l’église de Saint-Herbland, s’offrit aux regards du clergé de Rouen qui l’attendait aux portes de Notre-Dame, à ceux du peuple innombrable qui en encombrait les avenues. Sur sa route, l’abbesse de Saint-Amand lui avait donné l’anneau épiscopal, ôté naguère au doigt glacé de Robert de Croixmare : gage sacré d’une union mystique et intime entre le prélat et son église : « Messire, je le donne à vous vivant (avait-elle dit), on me le rendra vous estant mort. » — Le prélat s’avançant dans l’aître, le grand-doyen Masselin lui adressa la parole : « Révérend père (lui dit-il en lui montrant la basilique), voici l’église de Rouen, votre épouse, notre mère, prête à vous recevoir avec une indicible joie. Vous la gouvernerez sagement, et mettrez toute votre puissance à la protéger, à la défendre. »

« Avec l’aide de Dieu, je le promets,  » répondit l’archevêque. Le livre des Évangiles lui étant alors présenté, le prélat, sur l’invitation du doyen, jura solennellement ce qu’il venait de promettre ; puis, au bruit de toutes les cloches de la ville sonnant en volée, au bruit des orgues et de leurs fanfares triomphantes, il entra dans son église et monta dans la chaire de Saint-Romain, d’où il bénit la multitude prosternée, aux cris de : Noël ! Noël ! Noël ! qui semblaient ne devoir jamais cesser.

Quel serment fut mieux rempli que celui fait par Georges d’Amboise en ce jour solennel ? Qui pourrait redire tout ce que fit le prélat pour son église, pour la ville, pour la province tout entière ? Sa Cathédrale ornée d’un portail majestueux ; le chœur enceint de riches balustrades, chefs-d’œuvre de l’art ; le trésor rempli d’ornements splendides, de vases précieux, d’inestimables reliquaires ; la grosse tour ébranlée par une cloche monstrueuse dont le son formidable portait au loin la pensée de Dieu et le souvenir du généreux prélat qui l’avait donnée ; les archevêques de Rouen dotés d’un palais de plaisance, sujet d’orgueil pour les arts et d’envie pour les rois ! Gouverneur en même temps qu’archevêque, la province lui dut son échiquier sédentaire, c’est-à-dire la justice, non plus de temps à autre et en passant, mais tous les jours et à toute heure, pour le pauvre comme pour le riche ; et notre ville, outre un magnifique palais de justice, dont, seul presque il fit les frais, la plupart des fontaines jaillissantes qui, encore de nos jours, l’assainissent et la décorent.

De tous ces bienfaits du prélat, combien dont il ne reste plus qu’un souvenir confus ! Le chœur de la métropole a été dépouillé de sa splendide ceinture ; son trésor, des riches ornements, des vases d’or, des reliquaires que l’on venait y admirer de loin ; la tour d’Amboise est, aujourd’hui, vide et sans voix ; à Gaillon, on ne voit plus rien, pas même des décombres. Le temps, qui a frappé tant de grands hommes, et qui dévore sans cesse les monuments qu’ils nous ont laissés, n’a pas épargné les chartes, les mémoriaux où étaient écrits leurs noms et les détails intimes de leur histoire.

Pourrait-on donc condamner notre empressement religieux à recueillir, de peur qu’ils ne périssent, les feuilles dispersées, plus rares chaque jour, où nous sont révélés quelques-uns des secrets de ces siècles qui s’enfuient !

À vingt-trois ans de là, l’église de France allait être dépouillée du droit de choisir ses prélats. Après Georges d’Amboise, le chapitre de Rouen ne devait plus élire qu’un seul archevêque, Georges d’Amboise, deuxième du nom, neveu de l’illustre légat ; après quoi, ce fut aux rois de France de pourvoir aux évêchés et aux abbayes, sauf l’agrément des souverains pontifes. Alors commencèrent de vives disputes entre les hommes, pour et contre les élections abolies. Brantôme se distingua entre tous les autres, et il n’y eut sorte d’invectives qu’il ne prodiguât à ces chapitres, à ces abbayes qui, pendant tant d’années, avaient élu leurs prélats. Le grave Pasquier, au contraire, regrettait amèrement les élections, « ce mesnage du Saint-Esprit, » comme il les appelait dans son naïf langage. A l’en croire, les évêchés, abbayes et autres bénéfices, se seraient « vendus, de son temps, au plus offrant et dernier enchérisseur. » Le fougueux Génebrard, exagérant comme à son ordinaire, ne craignit pas d’avancer que le pire des prélats élus autrefois par les églises valait mieux que le meilleur d’entre ceux que, depuis, avaient nommé les rois.

Dans les États Généraux de France, dans les conciles provinciaux, dans ceux de Rouen surtout, souvent des voix éloquentes adjurèrent les rois de France de rendre aux chapitres le droit d’élire les évêques.

On n’attend pas, sans doute, que nous osions prononcer sur de si grands différends. C’est assez pour nous d’avoir révélé et exactement décrit une ancienne coutume, l’une des plus curieuses, peut-être, de l’église au moyen-âge. Le nom de Georges d’Amboise nous permettait d’espérer quelque intérêt ; son élection offrit, d’ailleurs, un concours d’incidents notables qu’il ne faudrait chercher dans aucune autre : c’est ce qui nous a décidé à vous en raconter l’histoire.


L’AVEUGLE D’ARGENTEUIL


ANECDOTE DU XVIe SIÈCLE




L’Aveugle d’Argenteuil


ANECDOTE NORMANDE


Séparateur



Au fond d’un vaste et sombre hôtel de Rouen, dans le silence d’une immense bibliothèque ornée des portraits de quelques magistrats revêtus de robes d’écarlate, à la lueur d’une lampe, un homme âgé, de l’extérieur le plus vénérable, paraissait livré à la méditation et à l’étude. Aux insignes dont il était revêtu, on voyait que lui-même devait appartenir aux premiers rangs d’une cour souveraine ; et, en effet, ce vieillard était Laurent Bigot de Thibermesnil, premier avocat du Roi au Parlement de Normandie, homme d’un grand savoir, d’une vertu plus grande encore, l’un de ces doctes magistrats du seizième siècle, où l’ordre judiciaire brilla d’un si vif éclat. Sa longue journée de labeur avait commencé au palais, dès cinq heures du matin. Là il avait, par de lumineux réquisitoires, suggéré au Parlement des arrêts destinés à devenir lois dans la province ; et, maintenant, l’infatigable vieillard se livrait à d’autres travaux qui lui semblaient des loisirs ; il jetait les fondements d’une riche collection de livres et de manuscrits, qui plus tard devait être célèbre, dont on parle encore aujourd’hui qu’elle est dispersée, et dont le souvenir demeurera tant que, dans notre France, les lettres seront en honneur. Appliqué, en ce moment, à examiner un manuscrit fort ancien, que venait de lui envoyer son ami Turnèbe, il fut interrompu subitement par le bruit que faisaient deux jeunes gens qui, assis non loin de lui, lisaient Horace, et se récriaient, enchantés qu’ils étaient des vers du grand poète. Ces deux jeunes gens étaient Émeric Bigot, son fils, et Étienne Pasquier, condisciple d’Émeric. Élèves d’Hotoman, de Cujas et de Balduin, les deux amis étaient venus à Rouen passer ensemble leurs vacances. Cette ode qui les électrisait ainsi, Laurent Bigot voulut la voir, et bientôt l’enthousiasme du vieillard le disputa à celui des adolescents. Et qui pourrait ne pas tressaillir à l’aspect du vrai mérite, tel que nous le montre Horace, « cheminant loin des sentiers vulgaires, loin des intrigues, des cabales, des suffrages mendiés, des refus dégradants, renversant tous les obstacles, s’élevant d’un vol généreux au-dessus des turpitudes de la terre, resplendissant d’une gloire sans tache, et conquérant l’immortalité. »

Laurent Bigot, continuant cette ode si belle, venait de lire la strophe énergique où le poète peint le châtiment boiteux, saisissant d’une main ferme le coupable qui s’était cru sauvé, lorsque, tout-à-coup, un bruit se fit entendre à la porte de la galerie, et un magistrat fut introduit ; du moins son costume ne permettait pas de s’y méprendre ; car, en cet instant, à son extrême pâleur, à l’altération de ses traits, à son attitude humiliée, on aurait cru voir, non le lieutenant-criminel de Rouen, juge intègre et révéré, mais plutôt un de ces grands coupables qui, chaque jour, venaient trembler devant lui.

« J’ai failli, dit-il tout d’abord à Laurent Bigot, j’ai failli, je le confesse ; mais, de grâce, ne me condamnez pas sans m’entendre. »

Alors, le lieutenant-criminel commença son récit, que l’avocat du Roi écouta avec calme, tandis que les deux jeunes gens prêtaient l’oreille avec l’avide curiosité de leur âge.

« Un citoyen de Lucques, nommé Zambelli, était allé fonder une maison de commerce en Angleterre, où ses affaires avaient prospéré. À cinquante ans, sa fortune étant faite, il sentit le besoin de retourner à Lucques finir ses jours auprès d’un frère qu’il chérissait. Il l’écrivit à sa famille, que cette nouvelle combla de joie. Bientôt une seconde lettre, datée de Rouen, où il était venu à son arrivée d’Angleterre, annonça qu’il serait à Lucques dans deux mois environ. Il lui fallait ce temps pour terminer ses affaires à Paris, et pour faire le voyage. À Lucques, on s’empressa de lui retenir une maison ; de jour en jour il était attendu ; mais deux mois, quatre mois, six mois s’écoulèrent ; Zambelli n’avait point paru, et même, chose étrange, aucune nouvelle lettre de lui n’était parvenue à Lucques. L’inquiétude de la famille était extrême. Cornélio, son frère, se rendit à Paris, où il fit des recherches inouïes. Il alla dans toutes les maisons avec lesquelles Zambelli devait être en rapport à raison de la nature de son commerce. Dans ces maisons, on avait vu, du moins on avait cru voir Zambelli. Un individu était venu, sous ce nom, toucher le montant d’obligations dont la somme totale était considérable ; les marchands montraient la signature Zambelli, apposée au bas des quittances. « Toutes ces signatures sont fausses, s’écria Cornélio indigné ; dépeignez-moi le faussaire, pour que je le cherche en tous lieux, et que je le confonde. » Mais on ne put le satisfaire : il n’était resté de cet homme aucun souvenir.

« Ainsi, un vol audacieux avait été commis, et on entrevoyait un autre crime plus affreux encore. Cornélio, poursuivant ses recherches, se rend de Paris à Rouen ; il visite successivement toutes les hôtelleries de cette ville. À l’hôtel de la Crosse, on a vu Zambelli ; il a fait quelque séjour ; puis il est parti pour Paris avec un valet : ce valet, on ne l’a point remarqué ; d’ailleurs, sept ou huit mois se sont écoulés depuis ce départ, et comment se rappeler un domestique entre mille que l’on voit se succéder sans cesse avec les gentilshommes et les marchands qui affluent dans cette hôtellerie, l’une des plus fréquentées de Rouen ?

« Ce fut alors, dit le lieutenant-criminel, que Cornélio vint me porter plainte ; je pressentis, comme lui, qu’un grand crime avait dû être commis entre Rouen et Paris ; mais comment s’en assurer ? comment, surtout, découvrir le coupable ? Enfin, au milieu de mes recherches multipliées et sans résultat, une pensée soudaine vint un jour m’assaillir, et je n’y pus résister. Il y avait six ou sept mois, un orfèvre, nommé Martel, entièrement inconnu à Rouen jusque-là, était venu y ouvrir boutique ; on ne savait d’où venait cet homme ; son air, l’expression de sa physionomie, avaient quelque chose d’étrange ; il ne disait rien de ses antécédents ; et ceux qui avaient hasardé des questions sur ce point n’avaient reçu que des réponses évasives, faites avec un embarras mal déguisé. Frappé de l’analogie de son commerce avec celui qu’avait fait Zambelli, averti par un sentiment involontaire, je lui envoyai quelqu’un, qui, sous prétexte de faire des emplettes, s’entretint longuement avec lui, et, dans la conversation, prononça le nom de Zambelli. A ce nom, il vit Martel pâlir et le regarder d’un air d’inquiétude et d’angoisse. Ce fait, qui me fut rapporté, ne pouvait que fortifier mes soupçons. Je résolus donc de passer outre ; mais ici (je le reconnais), l’excès de mon zèle m’a égaré. Par mon ordre, un sergent alla chez Martel réclamer le montant d’une obligation fausse de quatre cents écus que j’avais fait fabriquer sous un nom supposé, et qui était payable par corps. Martel, aussitôt qu’il vit ce billet, cria à la fausseté, et refusa de payer. Sommé par ce sergent de se rendre en prison, Martel, n’obéissant qu’à un premier mouvement, suivit aussitôt le sergent avec la sécurité d’un homme certain qu’il ne doit rien ; mais, bientôt, s’arrêtant tout-à-coup, et laissant apercevoir un trouble extrême : « Je suis bien tranquille quant à cette obligation, dit-il ; elle est de toute fausseté, et je saurai le prouver ; mais n’y aurait-il point quelque autre chose ? Ne vous a-t-on parlé de rien ? » Le sergent jouant l’étonné, et protestant qu’il ne sait ce qu’on veut lui dire, Martel se rassure et le suit d’un pas plus ferme jusqu’à la geôle, où on l’écroue. Une heure après, on me l’amène : Il n’est plus temps de feindre, lui dis-je d’un ton impératif ; oui, l’obligation que l’on vous a montrée est fausse ; mais, ainsi que vous avez paru le craindre, il s’agit de tout autre chose. Un citoyen de Lucques, nommé Zambelli, est mort, et c’est vous qui l’avez assassiné ; ne cherchez pas à le nier, j’en ai la preuve. Mais, calmez votre frayeur : Zambelli était un étranger ; personne ici ne songe à venger sa mort ; avec quelques sacrifices de votre part, on pourrait assoupir cette fâcheuse affaire ; seulement il faut tout avouer avec sincérité ; votre vie est à ce prix. »

« Atterré et comme fasciné par l’assurance avec laquelle je parlais, souriant à l’espoir de racheter avec de l’or sa vie pour laquelle il tremblait : Je vois bien, s’écria-t-il, qu’il y a, en cela, de l’œuvre de Dieu, puisque là où il n’y avait autre témoin que moi, cela est venu à connaissance. Je vais donc tout vous avouer ; ma fortune est à vous : que peut-on refuser à celui qui donne la vie ? »

« Sa résolution était prise, et il allait tout dire, lorsque l’apparition subite du greffier, qui, averti par moi, venait recevoir sa déclaration, le réveilla comme d’un songe. Il avait aperçu le piège, et, lorsque je l’invitai à lever la main et à jurer de dire la vérité : « Non, je n’ai rien à dire, je n’ai rien dit, s’écria-t-il ; je suis innocent ! »

« Tous mes efforts, toutes mes sollicitations pour en obtenir davantage étant superflus, je le fis descendre dans les prisons, comptant encore qu’il pourrait changer de dessein. Mais qu’avais-je espéré ? Aujourd’hui, soufflé par les scélérats aguerris dont regorgent les prisons du Bailliage, il proteste contre son incarcération, il s’inscrit en faux contre l’obligation par corps qu’on lui a présentée, il me prend à partie, moi, lieutenant-criminel, et le sergent qui l’a arrêté.

« Voilà ma faute ; la pureté de mes motifs ne peut être douteuse pour vous. Mais que diront messieurs du Parlement, si rigides envers les officiers inférieurs ? Faudra-t-il que trente années de travaux soient tout-à-coup effacées et ma vie flétrie pour m’être laissé emporter une fois à l’excès d’un zèle qui m’a souvent si bien servi ? M. l’avocat du Roi, j’ai tout dit ; veuillez prononcer. »

— « Rassurez-vous, lui dit Laurent Bigot, et pardonnez-moi de n’avoir point abrégé vos angoisses. Le Parlement sait tout, et vous excuse. Aujourd’hui même, les Chambres se sont assemblées à ma demande, pour statuer sur cette affaire. J’ai parlé pour vous avec toute la chaleur d’un homme qui vous estime et vous aime ; mais vos trente années de travaux et d’intégrité ont plaidé bien plus éloquemment que je n’aurais su le faire. La procédure que Martel a osé commencer contre vous est suspendue pour trois mois ; le procès relatif à l’assassinat de Zambelli est évoqué au Parlement ; Martel va être transféré à la Conciergerie. Tout me dit qu’en lui vous avez trouvé le vrai coupable ; mais où sont les preuves ? où est le corps du délit ? c’est ce qu’il faut découvrir. Dans deux jours je partirai ; j’irai sur la route de Rouen à Paris, chercher, de village en village, les traces d’un grand crime qui doit y avoir été commis. Espérons que mes soins ne seront point perdus. Instruit de tout, j’aurais dû, sans doute, vous interrompre et vous rassurer ; mais j’ai obéi à un sentiment que vous comprendrez, puisque vous êtes magistrat et père. Émeric, mon fils, et vous, Étienne Pasquier, destinés tous deux à revêtir un jour la toge ; vous, Émeric, à me succéder peut-être ; vous, Pasquier, à briller au parlement de Paris ou dans quelque autre cour souveraine, sachez que, s’il n’est permis à personne de faire le mal en vue d’un bien, le juge, surtout, ne doit jamais chercher la vérité par le mensonge, et taire lui-même ce qu’il est de son devoir de poursuivre, de condamner dans les autres. De tels moyens sont indignes d’un magistrat ; le succès le plus éclatant ne saurait les absoudre. La justice et la vérité sont sœurs, le juge ne doit point les séparer. Attendons tout du temps qui dévoile bien des mystères. Horace, votre poète, le disait tout-à-l’heure : rarement le coupable a pu se soustraire au supplice qu’avait mérité son crime. »

À trois semaines de là, dans le village d’Argenteuil, régnait une agitation extrême. Les habitants avaient suspendu leurs travaux ; ils étaient tous réunis à la porte de l’hôtel du Heaume ; et, à les voir partagés en groupes, s’entretenir avec feu, interroger avidement ceux qui sortaient de l’hôtellerie, il était clair que, dans cette maison, il devait se passer quelque chose d’étrange, d’inaccoutumé. En effet, dans la vaste salle commune de l’hôtellerie, transformée, ce jour-là, en salle d’audience, Laurent Bigot, assisté du bailli d’Argenteuil, interrogeait les nombreux témoins d’un fait déjà un peu ancien.

Combien de démarches, d’efforts, avait fait ce zélé magistrat, depuis le jour où il avait quitté Rouen ! Combien de villages il avait visités ! combien d’officiers subalternes il avait interrogés, sans pouvoir trouver le moindre indice du crime dont il cherchait les traces ! Puis, au moment où, désespérant du succès, il allait songer au retour, soudain un éclair avait lui. On était venu lui dire que, quelques mois avant, un cadavre avait été découvert dans les vignes près d’Argenteuil, Bigot s’était empressé de s’y rendre ; il venait de voir ce corps à demi rongé par les bêtes ; et, dans l’état où étaient ces tristes restes, il lui avait été facile de reconnaître des rapports entre eux et la taille très élevée du malheureux Zambelli, telle qu’elle lui avait été décrite par Cornélio son frère.

Le bailli commentait, à haute voix, la lecture des actes dressés lors de la découverte du cadavre, lorsque tout-à-coup un cri perçant vint l’interrompre ; et, au même instant, un veillard aveugle, que personne n’avait encore remarqué, se présenta aux magistrats et à l’assistance. Il semblait en proie à une vive agitation, et faisait signe qu’il avait quelque chose à dire. C’était le vieux Gervais, pauvre mendiant né dans ce pays, où il était aimé de tous. Lorsque ses courses le ramenaient à Argenteuil, on le logeait dans l’hôtellerie ; il venait d’y arriver, revenant d’une longue tournée, et était allé s’asseoir inaperçu sur un des deux bancs de pierre pratiqués dans l’intérieur de l’immense cheminée. C’était de là qu’il s’était élancé en poussant un cri, lorsqu’en prêtant l’oreille à ce que lisait le bailli, il avait entendu parler d’un cadavre découvert dans les vignes. Mais, absent depuis longtemps d’Argenteuil, que pouvait-il savoir ? Aveugle, d’ailleurs, que pouvait-il avoir à dire ? Laurent Bigot regardait avec une sorte de respect cette belle et noble figure de vieillard, dont la sérénité semblait un défi au malheur. « Infortuné, lui dit-il, que pouvez-vous avoir à nous apprendre ? » Mais, remis d’un premier mouvement dont il n’avait pas été le maître, l’aveugle, maintenant paraissait embarrassé et indécis. « Ah ! Monseigneur, puis-je parler ? dit-il ; n’y a-t-il point de danger pour ma vie ? » Et il tournait de tous côtés sa tête blanchie, d’un air de défiance et d’effroi. — « Parlez, parlez en liberté, lui dit Bigot ; mais, encore une fois, que pouvez-vous savoir ? »

Alors le vieillard raconta qu’il y avait huit ou neuf mois environ, partant d’Argenteuil pour aller en pèlerinage, il était sur les hauteurs qui dominent la paroisse, lorsque, averti par les aboiements de son chien, il prêta l’oreille et s’arrêta. Une voix d’homme, mais faible, plaintive, suppliante, se faisait entendre : « Monstre ! s’écriait cette voix, ton maître ! ton bienfaiteur ! Grâce !… Faut-il mourir si loin de ma patrie, de mon frère !… » Puis avait retenti un dernier cri, affreux, déchirant, tel que celui d’un mortel qui expire ; et après cela, on n’avait plus entendu que les pas pesants d’un homme qui marchait péniblement, comme chargé d’un lourd fardeau. «  Entraîné, dit Gervais, par un mouvement invincible, je m’étais avancé : « Qu’y a-t-il donc, m’écriai-je, et qui peut se plaindre ainsi ? — Rien, avait répondu une voix troublée, rien ; c’est un malade que l’on transporte, et qui vient de s’évanouir. Bonhomme, allez à vos affaires. » Et j’entendis que cette voix disait tout bas, en menaçant : « Loue Dieu de ce que tu es aveugle ; car c’en était fait aussi de toi. » Je compris qu’un crime affreux venait d’être consommé ; et comment vous peindre l’effroi dont je fus saisi ? Tout contribuait à m’épouvanter, car, en ce moment, un violent orage éclatait sur nos têtes ; le tonnerre grondait à coups terribles et redoublés, et semblait poursuivre le meurtrier ; on eût dit que le monde allait finir. Tremblant et hors de moi, je continuai ma route, et j’avais juré alors de ne jamais révéler ce que je venais d’entendre, car le coupable est peut-être de ces contrées, et la vie d’un pauvre aveugle comme moi n’est-elle pas à la merci de qui la veut prendre ? Mais tout à l’heure, lorsque M. le bailli a parlé d’un cadavre trouvé à si peu de distance de l’endroit où j’avais entendu la voix, je n’ai pu retenir un cri. J’ai tout dit maintenant : puisse-t-il ne m’en point arriver de mal ! »

Pendant ce récit, Laurent Bigot avait paru comme absorbé dans une rêverie profonde, qui se prolongea encore longtemps après que l’aveugle eut cessé de parler. Puis tout-à-coup, s’adressant à Gervais : « Vieillard, dit-il, je vais vous faire une question ; réfléchissez bien avant d’y répondre : cette voix qui se fit entendre à vous sur la montagne, cette voix qui vous a répondu, qui vous a menacé, votre mémoire en a-t-elle conservé un exact souvenir ? Croyez-vous que vous pourriez la reconnaître si elle se faisait encore entendre à vous ; mais la reconnaître au point de ne pas la confondre avec une autre ? » — Oui, M. l’avocat du Roi, s’écria aussitôt Gervais, comme je reconnaîtrais la voix de ma mère si elle vivait encore, la pauvre femme ! » — « Mais, reprit Bigot, y avez-vous assez pensé ? Huit ou neuf mois se sont écoulés depuis ce jour-là. » — « Il me semble qu’il y a peu d’heures, répondit Gervais ; car ma frayeur fut si grande, alors, que je crois toujours entendre, et la voix qui se plaignait, et la voix qui m’a parlé, et le tonnerre qui, ce jour-là, grondait plus fort que d’ordinaire. » Et comme Laurent Bigot allait encore exprimer un doute, l’aveugle, levant les mains vers le Ciel qu’il ne voyait pas : « Dieu est bon, dit-il, et il n’abandonne pas les aveugles ; depuis que je n’y vois plus, j’entends mieux. Mais, ne m’en croyez pas ; tenez, tous les habitants d’Argenteuil sont là ou auprès de cette hôtellerie ; avec moi, dans les jours de fête, ils se sont amusés à m’embarrasser, en contrefaisant leurs voix et en me demandant : « Qui t’a parlé ? » Qu’ils disent si je m’y suis jamais mépris. » Les habitants s’écrièrent tous ensemble que le vieillard disait vrai, et que, quand il était à Argenteuil, c’était un de leurs passe-temps le dimanche, et comme un jeu pour les jeunes gens du village. Quelques heures après, Laurent Bigot sortait d’Argenteuil, retournant à Rouen, où il emmenait avec lui Gervais l’aveugle. Dans le village, si ému tout à l’heure, tout maintenant semblait avoir repris son train accoutumé ; les habitants avaient regagné leurs demeures ; seulement, on se racontait, d’une chaumière à l’autre, ce qu’on avait pu voir ou entendre ; et les habiles de l’endroit se livraient à des conjectures sur ce qu’allait devenir cette affaire.

Qu’elle était belle, au seizième siècle, la grande salle d’audience du Parlement de Normandie, avec son noir plafond d’ébène, semé de gracieuses arabesques et de mille pendentifs aux formes bizarres, où brillaient, d’un éclat tout récent alors, le vermillon, l’or et l’azur ; avec ses tapisseries fleurdelisées ; sa vaste cheminée qui semblait un monument, ses lambris dorés, ses porches ou lanternes où resplendissaient les armes des Rois et des Dauphins de France ; le dais violet que l’on appendait lorsque le Roi était dans la province ; et, en tout temps, cet immense tableau, où l’on voyait Louis XII, le père du peuple, et son vertueux ministre, son fidèle ami, le bon cardinal d’Amboise, lui qui avait doté la province d’un échiquier permanent, de la justice tous les jours et à toute heure ! Lorsque, dans un grand jour de solennité judiciaire, cent magistrats étaient là assis en jugement, avec leurs longues barbes blanches et leurs robes d’écarlate, ayant à leur tête leurs présidents revêtus de manteaux fourrés d’hermine, et que, devant le premier président, assis dans l’angle, on voyait resplendir deux mains de justice croisées sous un mortier ; saisis de respect, étonnés de tant de magnificence et de majesté, les justiciables s’inclinaient devant ce sénat imposant. Mais qu’était-ce, lorsqu’en levant les yeux, on voyait, au-dessus de tous ces magistrats assemblés, ce beau tableau du Crucifix, où paraissait Moïse le législateur, les quatre Évangélistes, et au premier plan, le Christ entre sa mère et l’apôtre ? À cet aspect, on ne pouvait se défendre d’un mouvement de crainte, et tout-à-coup revenaient en mémoire ces beaux vers où le Psalmiste nous peint Dieu opinant et rendant la justice avec eux.

C’était dans ce sanctuaire auguste que, la veille de Noël, au matin, Messieurs de la grand’chambre et de la tournelle étaient réunis à l’extraordinaire. Mais, cette fois, ils avaient revêtu leurs robes noires ; et, à leur attitude triste et pensive, on pouvait pressentir qu’ils allaient remplir un ministère de rigueur. Par toute la ville on s’interrogeait, avec curiosité, sur ce qui pouvait se passer au Parlement dans le secret du conseil. L’assassinat du marchand de Lucques, l’arrestation du coupable présumé, la découverte du cadavre de la victime, le témoignage inespéré rendu à Argenteuil par un aveugle, étaient un texte inépuisable d’entretiens et de conjectures pour une foule immense, qui se pressait dans la cour et dans toutes les avenues du Palais ; et chacun se disait que le jour était venu, sans doute, où enfin toutes les indécisions allaient cesser, le jour qui devait rendre à la liberté un innocent, ou envoyer un monstre à l’échafaud.

Au Parlement, après de longs débats, on s’était décidé à entendre l’aveugle d’Argenteuil. Gervais avait paru devant les chambres assemblées. Sa déposition, naïve et circonstanciée, avait fait une impression profonde ; mais des doutes préoccupaient encore les esprits. Quelle apparence d’aller mettre la vie d’un homme à la merci des réminiscences fugitives d’un mendiant aveugle, qui n’avait qu’entendu, qui n’avait pu qu’entendre ? Était-il possible que cet homme fût assez sûr de son ouïe, de sa mémoire, pour reconnaître une voix qui n’avait retenti qu’une seule fois à ses oreilles ? Il fallait l’éprouver ; il fallait faire monter successivement tous les prisonniers de la conciergerie du Palais, et avec eux Martel ; si, après les avoir entendus parler, l’aveugle, spontanément et sans faillir, sans hésiter une seule fois, distinguait toujours et reconnaissait constamment la voix qui, naguère, l’avait tant frappé, ce dernier indice, réuni à tous les autres, ne permettrait plus d’incertitude, et enfin un grand exemple serait donné. Ce n’était pas sans dessein que la veille de Noël avait été choisie pour cette épreuve, inouïe jusqu’alors dans les fastes judiciaires. Faire venir ainsi tous les prisonniers un jour ordinaire, eût été éveiller leurs soupçons, leur suggérer des ruses, et mettre à l’aventure le succès de l’expérience toute nouvelle qui allait être tentée. La veille de Noël, au contraire, il y aurait eu grand étonnement à la conciergerie, si l’ordre n’y fût pas arrivé de faire monter tous les détenus au palais ; l’usage voulant que, la veille des grandes fêtes, Messieurs de la grand’chambre mandassent successivement devant eux chacun des prisonniers. Quelquefois même, ces magistrats souverains, à l’occasion et pour révérence de la feste (comme on parlait alors), donnaient la liberté à des prisonniers détenus pour des causes légères.

Avant tout, il fallait faire comprendre à l’aveugle ce qu’il y avait de sacré dans le ministère dont le ciel semblait l’avoir investi. À la tête du Parlement était le président Feu, que sa sagesse et sa gravité avaient fait nommer Caton-le-Censeur. « Gervais, dit-il à l’aveugle d’un ton solennel et pénétré, là, au-dessus de nous, est l’image de l’Homme-Dieu qui fut mis en croix et mourut injustement sur de faux témoignages. Jurez par cette image, jurez par Dieu lui-même, qui est présent ici et nous entend, que vous n’affirmerez rien dont vous ne soyez aussi sûr que vous l’êtes de votre existence, que vous l’êtes du malheur qui vous prive devoir le soleil. » Après ce serment, que le vieillard prêta avec cet accent de l’âme qui ne permet point de mettre en doute la sincérité d’un témoin, commença l’épreuve qu’avaient imaginée les anciens du Parlement. Déjà dix-huit prisonniers avaient comparu et répondu aux questions qu’on leur avait adressées : l’aveugle, en les entendant, n’avait fait aucun mouvement ; de leur côté, en apercevant cet homme qui leur était inconnu, ils étaient restés indifférents et paisibles. Ce fut alors qu’un dix-neuvième prisonnier fut introduit à son tour ; mais qui dira la stupéfaction de celui-ci à la vue de Gervais ? qui peindra le bouleversement soudain de tous ses traits : son visage qui pâlit et se contracte, ses cheveux qui se dressent, la sueur soudaine qui glace son front, et sa défaillance subite, qui fut telle qu’il fallut le soutenir et le mener jusqu’à la sellette, où, encore, il ne put s’asseoir qu’aidé par les porte-clefs ! Et, atterré qu’il était, lorsqu’il revint un peu à lui, on voyait percer, dans ses gestes involontaires, ou le poignant remords d’une âme bourrelée qui se reproche un forfait, ou, peut-être, l’horrible regret d’avoir commis un crime incomplet, de n’avoir pas achevé son oeuvre.

Les présidents et les juges se regardaient entre eux, dans l’attente de ce qui allait suivre. Mais voilà que, dès les premiers mots que répond Martel aux questions du président Feu, l’aveugle, qui, depuis le commencement de cette scène, ignorée de lui, était demeuré froid et impassible, s’émeut tout-à-coup et prête l’oreille ; il écoute avidement, écoute encore, puis recule brusquement, en faisant un geste énergique d’horreur et d’effroi, comme pour repousser de ses deux mains un objet qu’il sait près de lui et qui l’épouvante, cherchant à s’enfuir, et s’écriant : « C’est lui, ou, c’est bien la voix que j’entendis sur les hauteurs d’Argenteuil. » Le geôlier emmenait Martel (car c’était lui) ; il l’emmenait plus mort que vif, obéissant, en cela, au président, qui lui avait enjoint de faire monter un autre prisonnier ; mais cet ordre, prononcé très haut, avait été accompagné d’un signe que le geôlier comprit ; et, quelques minutes après, ce fut encore Martel qu’il amena, qu’il fit asseoir une seconde fois sur la sellette, et qui fut interrogé sous un faux nom. De nouvelles questions amenèrent d’autres réponses ; mais secouant la tête d’un air d’incrédulité : « Non, s’écria l’aveugle, c’est une feinte, je reconnais la voix qui s’entretint avec moi sur les hauteurs d’Argenteuil. » Six fois tous les prisonniers de la conciergerie furent ainsi mandés successivement, mais toujours dans un ordre nouveau, inopiné, de manière, enfin, à bouleverser tous les souvenirs, à rendre toute combinaison impossible ; et même, à quelques-uns des prisonniers étonnés, on adressait des questions qui se rapportaient à l’assassinat de Zambelli ; et, avertis par un signe du président, ils répondaient sur cette accusation, qui leur était étrangère. Mais l’aveugle n’hésita pas un instant ; toujours il reconnut, avec certitude, la voix qu’il avait entendue sur les montagnes d’Argenteuil.

Enfin l’horrible mystère était éclairci. Une voix surhumaine semblait retentir dans la vaste grand’chambre d’audience, et dire avec l’aveugle : « C’est lui, c’est l’assassin de Zambelli ! » Ce tonnerre menaçant et vengeur qui, au jour du crime, avait grondé sur les hauteurs d’Argenteuil, venait d’atteindre le coupable ; et ce misérable, terrassé, frémissant, balbutia enfin un aveu tardif, devenu désormais presque inutile ! Car, pour tous les magistrats qui étaient là, assis en jugement, l’effet de l’épreuve avait été tel, le cri naïf et involontaire de la vérité les avait frappés si juste au cœur, qu’il leur semblait que si eux-mêmes eussent vu commettre cet assassinat, dont ils avaient devant eux l’unique et miraculeux témoin, leur certitude n’aurait pas été plus entière.

À peu d’instants de là, dans un noir cachot de la conciergerie, retentissait un arrêt terrible, tandis que, sur une place publique peu éloignée, il se faisait de sinistres apprêts ; car, à cette époque, pour l’homme qui avait entendu une sentence de mort, il n’y avait point de lendemain ; le soleil ne devait plus se lever pour lui. Quelques heures après, les rues avoisinant Saint-Michel, Saint-Sauveur, le Vieux-Palais et la Collégiale de Saint-Georges, ne pouvaient suffire à tous les habitants de la ville qui revenaient du Vieux-Marché, où ils avaient été témoins d’un horrible spectacle ; et ces hommes, ces femmes, pâles, tremblants, terrifiés, se redisaient les uns aux autres, avec effroi, des paroles bien solennelles apparemment, à voir de quel air ils les répétaient. C’est qu’une voix s’était fait entendre à eux du haut d’un théâtre de douleur ; et, toute faible qu’elle était alors, cette voix qui allait s’éteindre, avec quelle autorité, avec quel empire, en ce moment suprême, elle avait retenti tonnante et formidable, planant, comme la voix de Dieu, au-dessus de toute cette immense multitude qui n’était venue que pour voir, et qui ne voyait plus, silencieuse alors, écoutant avidement et n’ayant plus qu’un sens ! Et la voix avait proféré des paroles qui ne devaient pas être oubliées de longtemps. Car quel moraliste, quel philosophe trouvera jamais plus de créance et laissera des impressions plus durables, qu’un condamné forcé et aux abois, confessant, détestant son crime à la face de la terre qui le repousse et du ciel qui le foudroie ; dénonçant la cupidité, la soif de l’or qui l’ont précipité dans l’abîme ; déclarant, lui qui le sait, que, dans quelque désert éloigné que le crime puisse aller accomplir son oeuvre, Dieu s’y trouvera toujours avant lui, et sera là à l’attendre, à l’épier, témoin inaperçu de ce que le reste du monde ignore, voyant tout, n’oubliant rien, plus tard dénonciateur inexorable, et enfin juge terrible et sans merci.

Cinquante ans environ après cette scène, il y avait longtemps que Laurent Bigot n’était plus ; Émeric lui avait succédé, puis était devenu président à mortier. Son ami Étienne Pasquier était un noble et vénérable vieillard, au grand savoir, aux cheveux blancs. Composant alors ses curieuses Recherches sur la France, et voulant montrer, disait-il, « comme Dieu, quelque fois, permet que les crimes soient avérés, lorsque les juges pensent estre les plus esloignez de la preuve », il n’avait garde d’oublier le fait presque miraculeux dont il avait été témoin dans sa jeunesse ; il le raconta, et c’est d’après lui que nous avons écrit.



LE PROCÈS


ANECDOTE NORMANDE



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Le Procès


ANECDOTE NORMANDE


Séparateur



« Pro. uno ovo datur actio ».
Accurse



Qu’est devenue l’humeur processive de nos anciens Normands, telle que les historiens et de malins poètes ont pris plaisir à la peindre ; ce penchant inné et violent à la chicane, si inhérent à leur nature, si profondément imprégné en eux, qu’il était devenu, à la longue, le fond de leur être, et frappait, tout d’abord, l’étranger, le voyageur, le savant, comme le trait le plus saillant de leur physionomie ? En sorte que, dans les chroniques, dans les vieux itinéraires où est décrite notre province, l’esprit chicaneur de ses habitants est toujours mentionné spécialement en termes honorables, et qu’après quelques mots sur le royaume d’Yvetot, sur le privilège de la Fierte, les palinods, la charte des Normands, leur échiquier, et leur cri de haro, arrive immédiatement l’inévitable tirade sur les procès, la plus douce, alors, la plus habituelle occupation de la vie de nos pères.

Ah ! qu’il connaissait bien les besoins de son pays et de son époque, ce bon curé d’Avranches, maître Jacques de Campront, qui, en 1597, mit en lumière et dédia au Parlement de Rouen le Pseautier du bon plaideur, contenant, pour chaque jour de la semaine, un cantique de sa façon, et quatre psaumes choisis par lui, que le bon plaideur devait réciter exactement pour gagner sa cause. Il ne manquait pas, dans ses prônes, d’en recommander la lecture à ses paroissiens ; et, vraiment, il prêchait d’exemple, car il plaidait sans cesse, le digne curé, et sans cesse il récitait son Pseautier du bon plaideur, ce qui (soit dit sans blasphème) ne l’empêchait point de perdre, çà et là, quelques procès sur la quantité.

C’était alors que Pipaut, ce paysan de Dozulé, se voyant taxé à un denier au-delà de son attente, prit à partie les collecteurs de la taille, se plaignant fort de leurs procédés tortionnaires et vexatoires. Et ce marchand qui allait à la foire de Guibrai ! Dans une auberge, il prétendit avoir été surfait de deux sous environ par écot ; c’était la veille de la foire : en payant vite et continuant sa route, il y avait pour lui quatre-vingt pistoles, au moins, à gagner ; mais, vraiment, ce n’était pas l’humeur du bonhomme ; il resta là, arrêté quinze grands jours à plaider contre son hôte, sans plus songer qu’il y eût un Guibrai au monde ; et, après la foire, ses compagnons, qui avaient bien fait leurs affaires, le trouvèrent plus échauffé qu’ils ne l’avaient quitté ; le digne normand avait perdu son procès, et, maintenant, il plaidait contre son procureur, qui lui avait demandé quelque peu plus qu’il n’était porté par l’ordonnance. N’est-ce pas faire comme ces femmes qui brûlent la moitié d’une bougie pour chercher une épingle qui vaut bien un denier ? Mais quel remède, quand c’est dans le sang ? En ce temps-là, un bon et vrai normand ne mourait point sans avoir eu, tout au moins, son petit procès au Parlement ; plus tôt, plus tard, il fallait, de nécessité, en passar par là ; c’était, voyez-vous, comme le voyage de la Mecque, où tout musulman fidèle doit aller une fois en sa vie. Qui aurait pu planer sur la Normandie, et l’embrasser d’un coup d’œil tout entière, eût été émerveillé en voyant, sur toutes les routes en sens divers qui conduisaient à Rouen, se hâter, se presser, à pied, à cheval, en coche, en patache, des gentilhommes, des marchands, des métayers, voire même des abbés, des prieurs, des chanoines et des curés, qui se rendaient en toute hâte, de l’extrémité de la province à Rouen, droit au Palais, où ils avaient affaire ; aussi nombreux, aussi empressés que naguère les Hébreux, lorsque, de tous les coins de la Judée, ils venaient sacrifier à Jérusalem. Les sacs de procédure n’étaient pas oubliés, comme on le pense bien : Que dis-je ? tel plaideur venait par eau, ne craignant pas d’exposer sa personne, qui faisait apporter ses sacs et ses paperasses par terre, de peur d’un naufrage ou autre accident.

O le bon temps pour notre capitale normande, où tout ce monde-là venait s’héberger, séjourner, dépenser ! Aussi ne voyait-on, partout, dans Rouen, que des hôtelleries, dont les mille et mille enseignes pendantes bruissaient, la nuit, agitées par le vent ; et toutes étaient pleines de plaideurs fervents, venus de bien loin, en pèlerinage, pour apporter dévotement leur offrande à dame chicane, grande sainte spécialement honorée et révérée, alors, dans ces contrées. Et il fallait voir, dès le petit matin, tous ces gens-là accourir vite au Palais, se coudoyer, se heurter dans la grande salle des Procureurs, devenu un désert aujourd’hui, au prix de ce qu’elle était autrefois, regardant de travers leurs parties adverses, se disputant avec les clercs de la basoche, au sujet des éperons ; consultant, en grande perplexité, les avocats et procureurs, et Dieu sait pour quel sujet la plupart du temps ! Car, dans cette belle et vaste grand’chambre dorée du Parlement, dans ce sanctuaire auguste où s’agitaient, pour l’ordinaire, de si grands intérêts, d’où émanaient des décisions qui réglaient le sort de la province ; parmi de grands procès où il s’agissait d’immenses domaines en litige entre de nobles et puissantes familles, se faufilaient, parfois, de tout petits procès, pas plus gros que rien, sur le manche d’un balai, sur un pied de mouche, sur la pointe d’une aiguille, procès qui, parbleu ! n’étaient pas les moins opiniâtrement soutenus. Dans les grandes affaires, on voyait encore, de temps à autre, une transaction ; mais il ne fallait pas espérer d’arranger celles-là ; Bassompière se fut plutôt résigné à épouser mademoiselle d’Entragues. Et c’était presque toujours entre voisins que s’agitaient ces vétilles : le pommier de Claude étendait-il ses branches sur le fond de Gautier ? on se disputait les fruits. — Une poule avait-elle franchi une haie, et causé, sur les terres adjacentes, un notable dégât ? vite une action en dommages-intérêts ; et cent autres semblables gros points de droit. « N’êtes-vous pas honteux (disait un jour le curé de Condé-sur-Noireau à un de ses paroissiens) de plaider ainsi, tous les jours, pour des choses de néant, contre vos plus proches voisins ! » — « Eh ! avec qui donc voulez-vous que je plaide, Monsieur le curé (lui répondit l’autre, péremptoirement) ; sera-ce avec Jean Leveau, de Falaise, qui ne me gêne point et ne me demande rien ? » La réponse était sans réplique, et force fut au curé de baisser la tête.

Les choses en vinrent au point, qu’enfin, un beau jour, la haute-cour fut saisie d’un grave différend entre deux voisins, au sujet d’un nid de pie qu’ils se disputaient avec acharnement ; affaire de conséquence, comme on voit, et des plus sommaires, vu l’imminent péril de voir les locataires déménager sans payer leur terme.

Beaucoup ne voudront pas croire qu’on ait jamais pu plaider pour un nid de pie ; mais les registres du Parlement en auraient donc menti, eux qui racontent le différend tout au long. Eh ! mon Dieu, en Bourgogne, ne plaidait-on pas et fort longtemps au sujet de l’étourneau du seigneur de Suilly, qui, s’enfuyant de chez son maître, était allé s’héberger chez un sieur de la Vipardière ? « L’oiseau est à moi », disait l’un. — « Il est devenu mien », répondait l’autre ; et, là-dessus, un bon procès qui dura longues années. L’avocat Chasseneuz, l’oracle de la Bourgogne, écrivit deux grandes pages in-folio, d’une écriture très serrée, pour prouver, par le Digeste, que les oiseaux étaient à qui pouvait les prendre, et que le principal était de les bien garder : c’est un des endroits les plus approfondis de son commentaire sur la coutume de Bourgogne. Le procès fut plaidé avec la solennité requise, devant l’official d’Autun, puis devant l’archidiacre de Lyon, et enfin en Cour de Rome, où il est encore pendant, à l’heure où je vous parle. Mais ce n’est point notre affaire : revenons, maintenant, à notre pie.

Elle était allée établir son nid sur un grand arbre existant aux limites de deux héritages contigus ; et c’était précisément dans les branches qui s’étendaient sur le fond du voisin, qu’elle avait pondu sa couvée. Or, il existait de vieille date, entre les deux voisins, non pas une de ces haines violentes et profondes qui veulent du sang ; non ; mais une de ces sourdes antipathies, aigres et tracassières, une de ces rancunes normandes, qui font qu’on se la garde bonne, qu’on se souhaite volontiers in petto toutes les petites adversités imaginables, et qu’enfin, lorsque la grêle vient à tomber, comme par un fait exprès, sur les blés de Jean, sans endommager le moins du monde ceux de Pierre, ce dernier en ressent je ne sais quel indicible bien-être, et se promène fièrement dans son clos, sifflant sa chanson favorite, d’un air plus satisfait que de coutume.

Nos deux voisins n’avaient donc eu garde de laisser échapper un si beau sujet de querelle, et, par un beau jour de l’année 1629, il y avait presse à la grand’chambre, pour entendre leurs avocats plaider cette question toute neuve, dont les réformateurs de la Coutume ne s’étaient pas avisés ; et il les faisait beau voir, rouges comme des coqs, aussi échauffés qu’Eschine et Démosthène lorsqu’ils se disputèrent à propos de la couronne. L’escarmouche fut longue et vive, et ce fut, comme on dit, à beau jeu beau retour. Jamais, surtout, on n’avait fait si grande dépense de lois romaines. « Qui a l’arbre a les fruits (disait l’un) ; or, les nids des oiseaux doivent être considérés comme fruits ; c’est Barthole qui le dit, sur la loi : cùm in plures (Digestis) locati. Eh quoi ! Si c’étaient des poires ou des pommes tombées sur les bords du voisin, j’aurais trois jours pour les aller recueillir ; la loi Julianus, paragraphe « glandes, » au Digeste « ad exhibendum », le dit en termes exprès ; et je n’aurai pas le même droit, lorsqu’il s’agit d’un nid, que je prise bien davantage ! »

Halte-là ! (répondait l’autre) vos branches nous gênent et nous offusquent ; aux termes de la loi Ire, paragrapho 7 « de arboribus coedendis, » vous deviez les couper jusqu’à quinze pieds de hauteur ; faute de l’avoir fait, elles nous appartiennent avec leurs circonstances et dépendances. L’arbre n’est pas à nous, soit ; mais les fruits pendant aux branches qui nous ombragent sont nôtres ; dix arrêts l’ont ainsi jugé ; et même, selon les Institutes, un arbre qui s’étend sur deux héritages contigus, et qui emprunte à tous deux sa nourriture, est commun entre les deux voisins ; lisez plutôt le paragraphe « ex diverso, de rerum divisione. »

Qui voudrait raconter toutes les règles de droit qui furent alléguées, de part et d’autre, en cette mémorable rencontre, n’aurait pas fini de sitôt ; et croyez qu’au milieu d’une telle abondance de textes tout contraires, un juge bien intentionné n’était pas aux noces. Ce fut dans une rencontre semblable que le bailli de Vittefleur imagina un expédient pour sortir de peine. Tout ébaubi, un jour, d’une grêle de menus brocards de droit, contradictoires (et qu’au demeurant il n’entendait guère) ; ne voyant pas plus de raisons pour une partie que pour l’autre, et ne voulant faire tort à personne (car le bonhomme était l’équité même), après avoir songé une pause, en grande perplexité, il secoua bien fort un cornet où il y avait deux dés tout neufs, qu’il jeta, tout à trac, à la bonne foi, sur le beau milieu du bureau de justice ; et, ma foi, au petit bonheur ! gaudeant bene nati, comme disait un ancien. On glosa beaucoup, dans le temps, sur l’action de ce digne juge ; mais ce fut faute d’avoir assez connu ses bonnes intentions. — Encore n’était-ce rien que tous ces textes de loi, auprès des passages d’auteurs, qui furent allégués. Cujas tient l’affirmative, et Barthole la négative. Accurse a dit ceci, et Alciat a renchéri sur lui. Vinnius a soutenu telle thèse, et Borcholten est de son avis. Jules Pacius à Berigâ avance cette proposition ; à la vérité, il est contredit par Duaren ; mais Pérèze a relevé le gant, et, ma foi, Duaren en a eu une râtelée. Puis les anciens et les pères de l’église, très spéciaux, on le croira sans peine, sur la question. Saint Ambroise, dans ses Offices ; Aristote, dans sa Politique ; Cicéron, pro domo sua ; la Genèse, aux versets 26 et 28 du chapitre Ier ; le Psaume 8, versets 8 et 9. Dans une affaire semblable, un juge d’Athènes aurait dit aux parties : « Citoyens ! revenez tous deux en personne, dans cent ans, à pareil jour ; j’y serai sans faute, et justice vous sera faite ; mais, par Jupiter, il me faut bien ce temps pour réfléchir sur votre différend. »

Que n’était-il permis à la grand’chambre de prononcer ainsi ? Il y avait une heure que M. le premier président De Faucon s’agitait sur son siège et s’impatientait de perdre le temps à entendre débattre de telles questions de neige. À la fin, n’y pouvant plus tenir, et interrompant brusquement les deux orateurs haletants et essoufflés : « Pour Dieu, maîtres tel et tel, leur dit-il, c’en est beaucoup plus qu’assez ; brisons là, s’il vous plaît, et qu’il n’en soit plus parlé. Le nid, avec son contenu, sera par moitié à vos clients, dépens compensés ; et ce sont deux sots ; la Cour le dit, jugeant en dernier ressort. Premier huissier, appelez la cause qui vient après sur le rôle. »

M. De Faucon ne croyait pas si bien dire. De retour dans leur village, nos deux voisins vont vite sur le lieu, en grand appareil, et avec nombreuse assistance, pour procéder au partage. Force leur était de se hâter, car les petits allaient être drus tout à l’heure, au dire des écoliers de l’endroit, notables docteurs et fort à consulter sur cette question et autres semblables problèmes de philosophie contemplative. Mais la pie est un oiseau bien malin, je vous jure, et qui aime fort à jouer pièces à l’homme, son éternel ennemi ; les vieux auteurs en racontent des merveilles ; écoutez Pline, il vous dira bien sérieusement que, lorsque la pie s’est aperçue que ses œufs sont guettés, elle les attache, deux à deux, avec des brins de paille, les charge sur son cou, en équilibre comme un bissac, et les emporte à tire d’ailes. À la vérité, si Pline venait me dire cela, à moi, je le prierais en grâce de se tenir aux écoutes, jusqu’à ce qu’il vît les préparatifs d’un déménagement de ce genre, et il faudrait qu’il me donnât sa parole d’honneur de venir me prendre pour l’aller voir avec lui.

Toujours est-il que les pies n’aiment point que l’on regarde leurs nids de trop près ; or, la nôtre avait vu rôder, autour de l’arbre où reposaient ses petits, maintes gens qui se le montraient du doigt, ce qui ne lui plaisait guère ; elle se promit d’y remédier, et tint parole, comme vous allez voir ; car, lorsque nos deux voisins, accompagnés de tous les manants et habitants de l’endroit, arrivèrent au pied de l’arbre, les uns portant des cages, les autres des échelles, tout-à-coup on vit s’élever au plus haut des airs, la pie, son mâle, et, avec eux, les huit petits piards, volant, sifflant, comme père et mère, faisant avec eux assaut de prestesse, et, à vrai dire, semblant, dans leur petit ramage et gazouillement, se railler quelque peu de l’assistance. Tous les paroissiens étaient là, le nez au vent, les yeux en l’air, riant à s’en tenir les côtes ; hormis, toutefois, deux d’entre eux qui gardèrent imperturbablement leur sérieux, selon ce que témoigne le procès-verbal, pièce authentique, laquelle fera foi jusqu’à inscription de faux ; et ces deux hommes si graves, il n’est guère besoin qu’on les nomme.

Dire qu’on a négligé ses affaires, fait des voyages, supporté des fatigues, porté à Rouen chapons, lièvres et bécasses, pour les avocats et les procureurs, sans préjudice des mémoires de frais, où il y avait, dit-on, un peu plus que le compte ; payé les épices des rapporteurs, et les droits du greffe, qui, ma foi, comme de juste, en avait aussi tiré pied ou aile ; et, après tout cela, ne point trouver la pie au nid ; l’huître avalée, et chacun une écaille ! c’est aussi par trop jouer de malheur. À cette occasion, les anciens du lieu, tout bien vu et mûrement considéré, prononcèrent solennellement « qu’il ne faut point aller chercher la pie au son du tambourin. » Cela devint un proverbe en Normandie, et ce proverbe, nos deux plaideurs l’entendirent si souvent siffler à leurs oreilles, qu’ils n’eurent garde de l’oublier de leur vie.

Mais ils n’étaient pas au bout de leurs peines : c’était le temps de la Muse normande, malin recueil de chansons moqueuses, médisante chronique où tout passait impitoyablement en revue : les exactions des traitants, les émeutes, les disettes, les faits notables, les procès ridicules, les désappointements des sots. Le malheur ne voulut-il pas que le damné poète demeurât à quelques portées de fusil seulement de mes deux infortunés plaideurs ! À peine sut-il leur déconvenue, que vite il se mit à l’ouvrage, et composa, en leur honneur et gloire, cinq mortels couplets les plus piquants que le traître eût faits de sa vie. Hélas ! elle fit fureur, la chanson maudite : les enfants y apprenaient à lire ; il n’y eut fils ou fille de bonne mère qui ne la sut comme ses prières. Au bourg voisin, point de boutique où elle ne fut affichée honorablement au milieu des complaintes les plus nouvelles. Le pire fut que, les jours de marché, les cordonniers, tailleurs, et autres gens de métier du bourg étaient assis devant leurs portes, tout le long de la Grand’rue, s’escrimant de leur mieux autour des pourpoints, haut-de-chausses, bottes et houseaux de leurs pratiques. Or, du plus loin qu’ils voyaient venir nos deux plaideurs malencontreux, où l’un d’eux seulement, presto ils entonnaient, à trois chœurs, en faux bourdon, la chanson du « grand procès meu pour un nid de pie, » et chantaient, à gorge déployée, les cinq couplets, depuis miserere jusqu’à vitulos ; en quoi faisant, les traîtres se démenaient si bien, les uns allongeant le ligneul, les autres jouant des ciseaux ou de l’aiguille, et tous l’air soucieux, refrogné et si empêché autour de leur besogne, que vous eussiez juré que, de leur vie, ils n’avaient songé à autre chose. C’était à nos deux paysans de prendre patience, non, toutefois, sans maugréer entre leurs dents, et se bien promettre de ne plaider plus, à l’avenir, qu’à bonnes enseignes.

La leçon devait profiter à bien d’autres, et ce mémorable procès fut l’occasion d’une grande révolution dans les mœurs processives des Normands. On ne renonça pas, pour cela, bien entendu, à la sainte et vénérable coutume de plaider ; on continua, au contraire, de plaider beaucoup et souvent ; on plaida pour des raies de terre, pour des branches, pour des poires, pour des pommes, pour des poules ayant fait du dégât, et pour mille autres questions notables et gros points de jurisprudence ; mais la vérité historique nous force de le dire, et les registres du Parlement en font foi, onques depuis on ne plaida pour des nids de pies.



LE PETIT-SAINT-ANDRÉ


ANECDOTE NORMANDE




Le Petit-Saint-André


ANECDOTE NORMANDE


Séparateur



On ne saurait lire les annales du règne d’Henri IV et des premières années de celui de Louis XIII, sans rougir du rôle obscur qu’avait alors notre marine. Partout ailleurs, à cette époque, sont tentées de hardies et brillantes aventures ; de tous les ports du monde sortent fièrement de formidables navires, sûrs d’inspirer au loin la crainte, ou de combattre toujours à forces égales. Au milieu de ce mouvement, seule, la France demeure inerte ; ses vaisseaux chétifs et rares osent à peine hasarder sur les mers un pavillon timide et souvent insulté, proie facile aux pirates de l’Angleterre, de l’Espagne, de la Hollande, à ceux aussi de Tunis et d’Alger. Quelle part, surtout, à notre Normandie dans ces humiliations et ces affronts ! À Dieppe, pendant quarante années, chaque jour, presque, a eu sa honte et sa douleur : ses vaisseaux emmenés en Barbarie, ses plus hardis marins captifs à Maroc, à Tripoli, languissant, mourant à la chaîne. Encore avait-on dû tout craindre de ces implacables ennemis de la croix et de l’humanité ; mais qu’en Europe, après de solennels traités avec des nations chrétiennes, il ne se passe presque plus de semaine sans que les vaisseaux partis de nos côtes soient en proie aux vaisseaux des alliés, comme à ceux des ennemis, nos marchands attaqués et pillés, ah ! Dieppe s’en indigne profondément ; ce qui lui reste de navires a semblé tressaillir dans ses bassins ; la province tout entière, se levant, interpelle énergiquement Louis XIII et demande, à grands cris, le signal de la vengeance. « Sire, lui disent les États de Normandie assemblés à Rouen, vous savez les insolences des Espagnols et des Hollandais ; ces deux nations se disent vos alliées ; toutefois, parce qu’elles sont en guerre, la Hollande arrête, chaque jour, nos vaisseaux naviguant vers l’Espagne ; l’Espagne, elle aussi, les saisit voguant vers la Hollande. La France sera-t-elle donc toujours le jouet des rivalités de ces peuples, de leurs fureurs ? » Et nos maux, toutefois, allaient s’accroître encore ; car, la guerre étant venue bientôt à éclater entre nous et l’Angleterre, nos navires, alors, furent comme en proie à ceux de ces trois grands royaumes. En France, en Normandie, à Dieppe, surtout, l’indignation était au comble. Patience ! cette colère portera ses fruits tout à l’heure. Dans Dieppe, qui pleure ses enfants morts ou captifs, qui compte avec angoisse ses navires plus rares chaque jour, une jeunesse ardente, intrépide, a surgi, avide de hasards et de gloire, impatiente de venger tant d’affronts et de revers. Lorsqu’à nos États éplorés, Louis XIII a répondu, enfin, par la promesse solennelle d’armer des vaisseaux en guerre pour courir sus aux ennemis et aux écumeurs de mer, d’unanimes transports éclatent parmi tous ces jeunes hommes ; un cri de joie retentit le long de nos côtes. Qu’est-ce donc, quand, dans son port rendu tout-à coup à la vie, Dieppe voit armer, avec un grand appareil, ceux de ces vaisseaux qu’elle a pu sauver, tandis qu’on en construit d’autres, en toute hâte, dans ses chantiers si longtemps solitaires !

Le jour où les premiers prêts de ces navires, quittant nos rivages, ont tourné la proue vers l’immensité, semblant n’aspirer plus que périls et gloire, quels vœux ardents, que de vives prières pour ces enfants de la cité, qui vont au loin la venger, combattre pour elle ? Que d’ex-voto suspendus, par les épouses et les mères, aux voûtes antiques de Saint-Jacques et de Saint-Remi ! Car il s’agit, enfin, de courir sus aux ennemis de la France, aux barbares, aux brigands de la mer ; et toujours la foi est énergique et profonde chez ceux qui tentent de hardies aventures et que menacent de grands périls. Ces vœux, ces prières ne seront point déçus ; Dieu n’a point abandonné la France. Voilà qu’à six semaines de là, dans les rues de Dieppe, on porte bruyamment en triomphe un jeune marin, un Dieppois, âgé de dix-sept ans, revenu, le premier, de ces expéditions hasardeuses. Tout à l’heure, monté sur le Petit-Saint-André, patache d’assez modeste apparence, il vient d’entrer au port en vainqueur, traînant à la remorque un énorme navire tout honteux, ce semble, de le suivre. En un instant, le nom d’Abraham Duquesne a volé de bouche en bouche ; non pas d’Abraham Duquesne le père, un brave capitaine dès longtemps cher à la cité : c’est son fils, un adolescent, enfant hier encore, désormais un héros ! On se redit alors l’enfance toute virile de ce jeune normand : toujours il a été en mer depuis l’âge de douze ans ; ou, de retour à terre, on le voyait lire avidement, dans Brantôme, les merveilles des Dragut, des Strozzi, des Doria, les lire chaque jour, sans se lasser jamais ; et voilà que son coup d’essai rappelle les faits les plus aventureux de ces héros de la mer ! Car on apprend bientôt, par l’équipage, comment les choses se sont passées : une maladie cruelle survenue en mer, à Duquesne le père, et qui l’a enchaîné au lit de douleur ; puis, dans cette conjoncture si critique, l’apparition subite de trois vaisseaux maraudeurs, voguant à quelque distance les uns des autres ; l’attaque téméraire et subite, par le jeune Duquesne et les siens, du plus rapproché de ces vaisseaux, tandis que les deux autres, sans s’inquiéter de leur compagnon de route, cinglaient, à toutes voiles, vers les côtes d’Angleterre ; la prise, enfin, la prise inespérée du troisième, le plus beau des trois, qui vient d’entrer au port tout chargé de riches marchandises, prémices, pour Dieppe, de fortune et d’honneur.

Ce coup d’essai d’un enfant de la ville, cette capture la première depuis si longtemps, c’était pour tourner toutes les têtes ; et ce peuple, hors de lui, n’avait garde, en ce moment, de songer à autre chose. Toutefois, en regardant de plus près ce beau navire amarré au port, il eût reconnu les formes de la construction hollandaise ; et c’était bien, en effet, un navire hollandais que le jeune Duquesne avait pris. Mais l’avait-il pu faire ? La France, pour l’heure, n’était-elle pas en paix avec la Hollande ? N’avait-on pas vu, tout récemment encore, les flottes combinées des deux nations, reprendre les îles de Ré et d’Oléron sur les religionnaires français révoltés ? Que devenait donc le droit des nations ?

Au Parlement de Rouen, quand on sut, en gros, cette prise d’un vaisseau sur une nation notre alliée, le mécontentement y fut aussi grand qu’avaient été vifs, à Dieppe, la joie du peuple, son enthousiasme et son délire. C’était chose sur laquelle les Parlements ne s’étaient jamais montrés traitables, le Parlement de Normandie moins que les autres ; combien d’exemples en offriraient les annales du Palais ! À nous, disaient ces cours souveraines, à nous la mission de publier la paix ; mais à nous aussi le soin de la maintenir. Une fois, donc, que le premier huissier du Parlement, revêtu de sa robe rouge au chaperon noir, ayant en tête son bonnet de drap d’or enrichi de perles, escorté par la cinquantaine, les sergents et les trompettes, avait solennellement proclamé, par les rues et les carrefours de Rouen, une paix conclue entre la France et un autre royaume, alors plus de pardon pour le Français téméraire qui oserait y attenter ; ces hommes de robe sévissaient contre lui de toute leur ardeur pour la paix, sans mesure, sans merci, s’agît-il même des nations les plus infidèles aux traités. Cent fois Henri IV avait gourmandé notre Parlement à ce sujet, sans le pouvoir corriger : c’était la loyauté française, mais une loyauté poussée à un étrange excès, et les maraudeurs étrangers n’y avaient que trop souvent trouvé leur compte.

La belle et commode jurisprudence pour le capitaine hollandais qu’avait vaincu Duquesne ! C’était Jacob Masecostre, un vieux rôdeur, connaissant de longue main toutes les mers, mais connaissant, sur toutes choses, nos scrupules de France en matière de prises, s’en raillant sous barbe tout son soûl, et se promettant bien d’en tirer parti. À peine descendu à terre, il était allé porter plainte à l’Amirauté de Dieppe, et il fallait l’entendre crier à la violation des traités, invoquer le droit des gens, dire que c’était une horreur, que le monde était corrompu, que les hommes de bien se faisaient, chaque jour, plus rares ; mais qu’heureusement, il y avait à Dieppe une Amirauté et des juges.

C’était, toutefois, mal s’adresser pour un marin si avisé ; et qui aurait laissé faire l’Amirauté, Jacob Masecostre eût pu jouer gros jeu contre les Duquesne ; car, à Dieppe, peuple, juges, grands, petits, tout était pour eux dans cette affaire. Mais le Parlement l’avait évoquée en hâte, voulant seule en connaître. Tout, donc, était maintenant perdu pour le jeune Dieppois, à moins d’un miracle.

Au Parlement, on ne se doutait pas encore qu’un enfant eût été le héros de l’aventure, et Duquesne père avait, seul, été mis en cause. Mais vint l’audience de la grand’chambre, et, quand ce capitaine eut raconté les faits de point en point ; que tout l’équipage du Petit-Saint-André les eut attestés ; quand, enfin, le jeune coupable, amené à son tour, eut dit, tout naturellement et avec modestie, ce qu’il savait mieux que les autres, il parut bien, à l’air dont tous ces vieux juges le regardaient, qu’un grand changement s’était opéré déjà dans les esprits, et qu’il n’y en avait pas un d’eux, à vrai dire, qui, dans son cœur, n’eût voulu voir son fils en peine pour semblable équipée. Que fut-ce donc, quand le jeune marin se mit à plaider lui-même résolûment sa cause, alléguant en foule des faits à sa décharge, les prouvant sans réplique par nombre de pièces qu’il avait cotées, classées, étiquetées dans un ordre parfait, et qu’il feuilletait d’un air dégagé, faisant sa glose sur chacune d’elles, comme un vieux praticien ! C’est qu’en mer, après sa prise, le jeune Duquesne ne s’était pas laissé enivrer par la victoire, et la tête ne lui avait point tourné. Prévoyant bien qu’à terre, il pourrait avoir maille à partir avec les juges, l’avisé jeune homme avait songé aux moyens de contenter la justice et de garder sa prise. Tout en emmenant vers Dieppe ce beau navire hollandais qu’il venait de capturer, il s’était mis à fouiller à fond, avec ardeur, le portefeuille du capitaine Masecostre, sans en oublier le moindre recoin. Qu’y avait-il trouvé, grand Dieu ! et eût-il jamais osé en espérer tant ? D’abord, mille indices de connivence avec l’Angleterre, notre ennemie ; puis toute une correspondance avec Tunis, Alger, et autres semblables lieux d’honneur ; puis encore, des passeports du Grand-Turc, flatteurs pour ce capitaine Masecostre, au-delà de ce qu’on saurait dire, et qui montraient bien quelle grande estime on faisait de lui dans ces parages ; à la vérité, il avait porté en abondance à ces hommes de bien de la poudre, du plomb et des armes ; la cargaison du navire disait le reste : ce n’étaient que laines de Sallé, avec d’autres produits du pays reçus par lui en échange ; et enfin, par-dessus tout cela, force marchandises pillées par le traître, chemin faisant, sur des navires de France ; c’était, en abrégé, l’histoire du capitaine Masecostre et de son navire.

Bref, pour son coup d’essai, le jeune Duquesne se trouvait avoir fait main basse sur la perle des écumeurs de mers ! Avait-on jamais vu un plus beau cas de représailles ?

L’affaire, maintenant, avait bien changé de face ; mais ce fut bien autre chose quand le jeune Duquesne, pour conclure, exhiba deux pièces, les meilleures du procès sans contredit, et qui venaient de lui arriver tout à l’heure, pendant l’audience : un don à lui fait par le cardinal de Richelieu, surintendant-général de la navigation et du commerce, de toutes les marchandises du navire hollandais ; puis un brevet de capitaine, en bonne forme, à lui adressé encore par le cardinal surintendant, impatient de relever l’honneur du pavillon français. Ce cardinal se connaissait en beaux traits, et on voit qu’il n’avait pas voulu laisser Duquesne en peine.

Ce merveilleux fait d’armes d’un adolescent ; sa défense, la plus concluante qu’on ait jamais ouïe de mémoire de juge ; ce don, ce brevet de capitaine, dans un âge si tendre ; le cardinal de Richelieu, enfin, venant tout couvrir de sa grande robe de pourpre, de sa puissance de surintendant-général des mers : c’était à ne plus s’y reconnaître ; et, si fortes que fussent ces vieilles têtes blanchies de la grand’chambre, vous eussiez vu présidents et conseillers bien empêchés à réprimer les émotions qu’avaient excitées en eux un procès si nouveau dans les fastes du Palais. De bonne heure, le capitaine Jacob Masecostre avait vu distinctement de quoi, désormais, il retournait pour lui dans cette affaire. Venu là triomphant, la tête haute, prêt, ce semble, à tout emporter, quand, ensuite, on le chercha des yeux pour lui dire son fait et l’envoyer à la Conciergerie correspondre à loisir avec ses bons amis de Tunis et d’Alger, il se trouva que le vieux loup de mer était sorti à bas bruit sans demander son congé. Pour notre jeune Duquesne, il était toujours là, lui, attendant son arrêt, aussi ferme et résolu, sur ce parquet de la grand’chambre dorée, qu’il aura pu l’être en mer sur son Petit-Saint-André. Il venait d’enlever sa cause d’assaut, comme naguère il avait pris le navire hollandais à l’abordage. « Abraham Duquesne (lui dit le premier président De Faucon, en le regardant avec l’expression d’une bonté infinie), vous avez là un commencement aussi beau que je vis jamais à jeune homme ; continuez et vous serez quelque jour un grand personnage ; mais, croyez-m’en, quand vous retournerez en mer, regardez plus attentivement les pavillons ; car, une autre fois, vous pourriez ne pas si bien rencontrer. » Puis le Parlement leva l’audience. Vous eussiez entendu alors les cris joyeux, les bruyants hourras de l’équipage du Petit-Saint-André retentir dans le Palais ; vous eussiez vu les braves gens, fous de joie, emmener en triomphe ce nouveau capitaine dont ils étaient si fiers ; dont, eux aussi, qui l’avaient vu au feu, ils prédisaient énergiquement les brillantes destinées. Ce fut grande fête pour eux tout le reste du jour, et les tavernes de Rouen auraient bien su qu’en dire.

Vingt ans après, à Dieppe, Louis XIV, âgé de neuf ans, Anne d’Autriche, le cardinal Mazarin, les princes, les seigneurs, avec des députés du Parlement de Normandie, venus là, de Rouen, pour saluer le monarque, s’entretenaint tristement, sur la plage, d’un événement qui, ce jour même, était venu affecter douloureusement la ville et la cour, et interrompre toutes les fêtes. Le premier président du Parlement, le vénérable Faucon de Ris, celui-là même qui, naguère, avait prophétisé la destinée de Duquesne, venait de tomber sans vie aux pieds du roi, après la plus éloquente harangue qui fût jamais sortie de sa bouche. La mort d’un tel personnage, une mort si inopinée, arrivée dans de semblables conjonctures, avait saisi vivement tout les esprits, refoulé la joie dans les cœurs ; et la cour ne songeait déjà plus qu’au départ, lorsque soudain des saluts retentissent en mer, coup sur coup, bruyants comme le tonnerre. Au même instant, deux vaisseaux armés en guerre, s’approchent, sont reconnus, entrent à pleines voiles dans le port ; le chef qui les commandait, mettant pied à terre, va s’agenouiller, sur la grève, aux pieds de Louis XIV étonné, lui présente des lettres de la reine de Suède, Christine, lui montre deux magnifiques vaisseaux dont cette reine fait don à la France. Tous, cependant, ont reconnu Duquesne ; et le respect dû à la majesté royale peut seule retenir les Dieppois, impatients de le presser dans leurs bras. Il y avait quelques années, la France étant en paix, le jeune Duquesne, s’ennuyant de n’y avoir plus rien à faire, était parti pour la Suède ; il en revenait aujourd’hui couvert de gloire : les lettres de Christine étaient remplies des louanges de l’intrépide normand, longtemps major de son armée navale, et qu’elle n’avait laissé partir qu’avec un indicible regret. Louis XIV, après qu’il se les eût fait lire, regarde avec complaisance les deux magnifiques vaisseaux suédois, et surtout le brave qui vient de les amener ; puis, avec une grâce enfantine, à laquelle se mêle déjà la majesté : « Monsieur Duquesne, lui dit-il, désormais vous ne conduirez plus que des vaisseaux français. Avec la permission de Sa Majesté la reine régente ma mère, je vous fais chef d’escadre. » Alors, les cris de : Vive le Roi ! éclatent, retentissent le long du rivage ; les deux vaisseaux suédois font entendre leurs derniers saluts ; en même temps, les fêtes interrompues recommencent plus animées que jamais ; de toutes parts, on s’empresse tumultueusement auprès de Duquesne. Dieppe, cette ville naguère humiliée, aujourd’hui ne se peut plus tenir de joie : tout lui dit qu’elle a enfanté un héros, et que la marine française va, elle aussi, avoir enfin ses jours de gloire.



LA BOISE DE SAINT-NICAISE


ANECDOTE NORMANDE




La Boise de Saint-Nicaise


ANECDOTE NORMANDE


Séparateur



En conscience, n’a-t-on point assez raconté les guerres des Perses, des Égyptiens, des Grecs et des Romains ? N’entendrons-nous jamais parler d’autre chose que de Salamine et de Marathon, d’Athènes et de Sparte, de Rome et de Carthage, de Scipion et de Jugurtha ? N’y a-t-il donc rien à dire sur ces guerres de villages à villages, de paroisses à paroisses, de clochers à clochers, naguère si fréquentes en France, alors qu’elle était partagée en provinces étrangères les unes aux autres par les lois et les mœurs ; ces provinces en une multitude de communes, ayant la plupart leurs usages propres, leurs prétentions opposées, leurs privilèges ; et que, dans le même village, existaient parfois des paroisses ennemies, des confréries rivales, souvent aux prises entre elles ? De tout cela, je vous le jure, il y aurait de beaux livres à faire.

Viendra-t-on me dire qu’elle serait bien frivole, cette histoire de petits débats ? Eh ! mon Dieu, la mission de l’histoire étant, après tout, de peindre les hommes, qu’il s’agisse d’un empire ou d’un village, de la belle Hélène ou du seau enlevé, de la ville de Troie ou du lutrin de la sainte chapelle, ne serait-ce pas toujours le cœur humain qui, dans ces récits, se révélerait à nos yeux ! Dégagés du faste des grands noms et des grands mots, tant de mouvements pour de si minces sujets, ne nous en montreraient que plus à nu les hommes et les petites passions qui sont le fond de leur être ; et puis, dans ces guerres, on verrait bien les combattants échanger, çà et là, des injures et des horions ; aucuns même recevraient parfois des plaies et des bosses ; mais rarement il y aurait mort d’homme : et, ma foi ! c’est bien quelque chose.

Si j’apprenais jamais que quelqu’un entreprît ce livre, je lui demanderais une place d’honneur pour la guerre mémorable si bien racontée par Cervantes, entre ces deux villages de la Manche, dont les consuls savaient si bien braire. Au frontispice, on verrait, sur l’une des bannières, la portraiture de l’âne auquel ne manquerait que la parole ; et, au-dessous, on lirait, en lettres d’or :


« Non, ce n’est pas sans mystère,
Qu’on a vu nos Consuls braire. »


L’auteur n’aurait garde d’oublier l’honnête Sancho, haranguant éloquemment les populations rivales, puis, à la fin, dûment frotté par les deux armées, dont le paillard avait voulu se railler.

Mais, sans aller se plonger dans le moyen-âge, si fécond, comme chacun sait, en guerres de ce genre, croyez-vous que les temps modernes ne lui fourniraient point de sujets ? N’ai-je pas vu, moi, dans mes voyages, — et parbleu ! je ne suis pas allé bien loin, — n’ai-je pas vu une ville, je dis une ville de Normandie, dont les deux paroisses, dédiées, l’une à saint Pierre, l’autre à saint Paul, étaient incessamment en guerre, en dépit de leurs saints patrons, si bons amis de leur vivant ? Mais, voyez-vous, Saint-Pierre était l’église paroissiale, et Saint-Paul la succursale ; de là des rivalités, de là des scènes sans nombre. Et, pour ne parler que d’une seule, dont je fus témoin, le curé de Saint-Pierre voulait à toute force que, le 15 août, le clergé de Saint-Paul vînt, tous les ans à l’église paroissiale pour l’entendre parler d’or pour la plus grande gloire de Napoléon, qui régnait alors : ce dont le desservant n’avait garde, pour ne point déroger ; « car, disait-il, saint Paul vaut bien saint Pierre. » — « Ah ! vénérable desservant, vous ne lisiez pas les Actes des Apôtres, ou, tout au moins, n’en faisiez-vous guère votre profit. Saint Paul, dites-moi, le patron de votre église, n’était-il pas allé autrefois de Damas à Jérusalem, tout exprès pour voir saint Pierre, et pour lui faire hommage ? Certes, vous aviez moins de route à faire, et c’était un bel exemple à suivre. » Mais, bah ! le brave desservant eût plutôt déchiré de ses propres mains la plus belle de ses soutanes. Donc, tous les ans, le jour de l’Assomption, le plus alerte de ses enfants de chœur se tenait aux écoutes au bas de l’église de Saint-Pierre, pendant que l’on prêchait. L’orateur s’acheminait-il insensiblement vers la péroraison, le jeune clerc s’en apercevait tout d’abord, tant il avait l’habitude de ces choses-là ; et, vite, il courait à toutes jambes à Saint-Paul, annoncer, hors d’haleine, qu’il était temps de partir.

À l’heure même, Saint-Paul se mettait en marche, et presque toujours on se rencontrait à un certain carrefour que je nommerais bien. Qui endêvait tout son saoûl et maugréait dans ses dents ? C’était le curé de Saint-Pierre ; jusqu’à ce qu’un beau jour, au moment où s’opérait la jonction des deux paroisses, j’ai presque dit des deux armées, comme on en était aux litanies, le curé de Saint-Pierre chanta vite : Sancte Romane ; puis, s’approchant du desservant de Saint-Paul : « Vous viendrez donc toujours ainsi troubler ma procession ? » lui dit-il, paroles qu’il accompagna d’un geste qui, vu son énergie, avait peu besoin d’interprétation. Je vous vois tous en peine de ce qui va se passer entre ces deux bons prêtres, qui ne s’aiment point ; mais rassurez-vous, âmes pieuses : le desservant de Saint-Paul, sans s’émouvoir, riposta par un ora pro nobis, chanté de toute la force d’une des plus redoutables basse-tailles que vous ayez entendues jamais ; des deux côtés de la rue, les vitres en retentirent ; un instant, le curé de Saint-Pierre fut en grande angoisse, se croyant devenu sourd et sans remède ; mais ce ne fut qu’un éclair ; bientôt, revenu de sa frayeur, il reprit la litanie où il l’avait laissée, et la chanta désormais sans gloses et autres paraphrases qui auraient pu altérer la pureté du texte.

Hélas ! notre bonne ville de Rouen eut aussi jadis ses guerres de paroisses ! Aurait-on jamais fini, par exemple, si l’on voulait raconter les longs démêlés qui eurent lieu, au xviie siècle, entre la paroisse de Saint-Nicaise et celle de Saint-Godard ?

Elle tenait à bien des causes, l’antipathie qui divisait les habitants de ces deux quartiers. À Saint-Godard étaient les praticiens, les riches, les heureux du siècle, les somptueux hôtels qui étalaient à leurs frontispices les armoiries des nobles familles. Dans ces demeures, peu éloignées du palais, ce n’étaient que magistrats du Parlement, de la Chambre des Comptes, de la Cour des Aides et du Bailliage. Combien, à Saint-Nicaise, on était éloigné de cette élégance ! Là, point d’hôtels, point d’armoiries, de grands personnages, ni de grands noms ; point de doux loisirs non plus ; mais, dans d’étroits et pauvres réduits, souvent dans des caves humides et malsaines, le travail, un travail continuel, pénible et toutefois peu rétribué : c’étaient les ouvriers de la draperie, les tisserands, les laneurs, les éplucheurs, les tondeurs ; sauf dans les rues les plus hautes, qu’habitaient des jardiniers, des marchands de fleurs, de fruits et de légumes. Là, en un mot, s’accomplissait à la lettre, et sans cesse, cet arrêt prononcé naguère à l’homme : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front.

Et si ces deux quartiers différaient tant par la fortune, ils ne se ressemblaient guère plus par les habitudes et le langage.

À Saint-Godard, on se ressentait quelque peu de ce mouvement des esprits, si marqué dès lors, et qui annonçait le grand siècle. On savait Malherbe par cœur ; on s’arrachait les premiers essais d’un jeune homme de la ville, nommé Pierre Corneille, fils du maître particulier des Eaux-et-Forêts. Quelques connaisseurs juraient bien leurs grands dieux que ce poète n’irait pas loin ; mais, au dire du plus grand nombre, ce jeune écrivain ne manquait pas d’un certain mérite : à la vérité, il ne vaudrait jamais M. de Mont-Chrestien ; mais, quoi ! est-il donné à tous d’aller à Corinthe ? Et puis il ne faut pas décourager les commençants. Imaginez, je vous prie, les dédains de ce monde délicat et poli pour le dialecte de Saint-Nicaise. À ne point mentir, c’était une langue étrange que celle qui se parlait sur Saint-Nicaise, Saint-Vivien et autres provinces adjacentes : une langue, mélange de celtique, de français, de roman, de termes et métaphores de métier, dont l’ensemble formait quelque chose de bizarre ; patois intelligible seulement pour quiconque habitait entre la rue Poitron et le Pont-de-l’Arquet ; patois bien digne, après tout, de cette Béotie qui, pour toute littérature, vivait de Noëls et de complaintes. — Et puis, maintenant, qu’entre un monde si riche et un monde si pauvre, il n’y eût point un peu de mépris d’un côté, de l’autre un peu d’envie ; que deux peuples voisins, dans des conditions si diverses, parlant deux idiomes si différents, ne se regardassent point comme étrangers et ennemis au besoin, c’eût été merveille. À Saint-Godard, on ne tarissait point en plaisanteries sur le dialecte étrange des Nicaisiens et sur leur argot purin ; car c’était ainsi que l’ironie avait qualifié la langue en usage entre la rue de la Pomme-d’Or et celle des Deux-Anges.

Les habitants de Saint-Nicaise n’enduraient point patiemment ces dédains, ces railleries, ces grands airs ; et de cette mutuelle antipathie étaient nées deux locutions proverbiales particulières à notre ville. L’église de Saint-Nicaise, bâtie à mi-côte, se voyait d’assez loin ; et, en apercevant le comble passablement élevé du chœur de la modeste église, un bel-esprit de Saint-Godard s’était avisé de dire que les habitants de Saint-Nicaise avaient le cœur (chœur) haut et la fortune basse.

Ce mauvais brocard avait fait fortune et était parvenu aux habitants de Saint-Nicaise ; mais ils avaient vivement riposté, en disant qu’aux enfants de Saint-Godard l’esprit ne venait qu’à trente ans. C’est que, sur la paroisse de Saint-Nicaise, rendus, de bonne heure, industrieux par le besoin, les enfants s’évertuaient presque au sortir du berceau, et, bien jeunes encore, secondaient leurs pères et leurs mères. À Saint-Godard, au contraire, dans ces grands hôtels, au milieu du luxe, de l’abondance et des plaisirs, pourquoi ces enfants de bonne maison se seraient-ils inquiétés sitôt d’une fortune toute faite et d’un avenir assuré ? Le mot frappait juste, il faut en convenir ; et, cette fois, Saint-Nicaise avait parlé français.

Et puis, comme s’il n’eût point existé, entre les deux paroisses, un éloignement assez prononcé, la Ligue était venue anciennement aigrir encore les esprits. Au milieu de tous ces troubles, les quartiers populeux, qui avaient tout à gagner, rien à perdre, avaient cru fermement à Mayenne et à Villars, qui, comme on dit, leur promettaient plus de beurre que de pain. Ces bonnes gens avaient failli élever une chapelle au bienheureux saint Jacques Clément, jacobin et martyr. Les gros bonnets de Saint-Godard, au contraire, plus fidèles ou plus avisés, avaient tenu bon pour les vieux rois et les vieux saints. Bien leur en avait pris, et, longtemps après la réduction de la province, le désappointement de leurs pauvres concitoyens était encore pour eux l’inépuisable texte de railleries qui ne pouvaient finir.

Il aurait fallu que les curés des deux paroisses tentassent quelque effort pour rapprocher les deux peuples ennemis. Dans ce temps-là, les troupeaux obéissaient assez volontiers aux pasteurs ; quelques petits coups de houlette, donnés doucement et à propos, eussent pu empêcher leurs ouailles de se heurter au front ; mais, hommes de bien tous les deux, et bons ecclésiastiques au fond, encore nos deux curés n’étaient-ils pas des anges. Né d’une famille noble et riche, le curé de Saint-Godard, bien venu, désiré chez les grands, regardait quelque peu en pitié son confrère de Saint-Nicaise, pauvre, simple comme ses paroissiens, et ne parlant guère mieux. Ce dernier s’en apercevait de reste, et en tenait bon compte à son confrère. Bref ils étaient froids, et alors on regardait de trop près ses curés pour ne pas apercevoir ces petits nuages.

Deux peuples ainsi disposés l’un envers l’autre, et abandonnés à leur humeur, eussent-ils été séparés par un bras de mer, encore n’eût-ce pas été chose facile que de les maintenir en paix. Mais, par dessus tout cela, le malheur voulut qu’il n’y eût entre eux qu’un tout petit ruisseau, un filet d’eau, limite des deux républiques ennemies. La brillante Athènes d’un côté ; de l’autre, l’austère, laborieuse et pauvre Lacédémone.

Deux fois par an, le même jour, à la même heure, dans une occasion solennelle, on voyait deux cortèges descendre lentement la rue limitrophe, non sans se coudoyer un peu, soit à cause de la presse, soit autrement. Et qu’ils étaient différents, ces deux cortèges ! D’un côté, des croix d’or, de brillantes étoles, des ornements splendides où l’or se relevait en bosse ; puis, derrière toutes ces pompes, de grandes dames richement parées, des magistrats en robe rouge, et des laquais en livrée qui leur portaient la queue. À gauche, au contraire, à la suite d’un clergé simple et modeste, un peuple en veste, en sabots ou en galoches.

Avec des éléments si combustibles, il ne fallait qu’une étincelle pour allumer un grand incendie.


En 1632, le clergé de Saint-Godard défilait, précédé cette fois d’une magnifique bannière, donnée, la veille, par la présidente de Grémonville. Sur le plus beau velours cramoisi, au milieu de larges galons et de crépines d’or, paraissait, dans sa gloire, saint Godard, la mitre en tête, avec sa croix patriarcale aux deux croisillons transversaux. Aussi, paroissiens et clergé, comme tout ce monde-là se rengorgeait ! Comme ils regardaient en pitié la pauvre bannière de Saint-Nicaise, en simple taffetas, dont encore la couleur rose-pêche était un peu passée ! Mais, ô vanité ! ne voilà-t-il pas qu’au plus beau de leur triomphe, soudain un coup de vent, de guet-à-pens, avec préméditation, et sans aucune sommation préalable, s’attaque avec furie à la bannière de Saint-Godard, l’enlève violemment, et va la jeter dans le ruisseau, où elle fut souillée de manière à n’oser plus se montrer jamais. Cependant, le vexillaire était resté debout, ferme comme un roc, et n’en était que plus plaisant à voir, sérieux, résolu, l’air intrépide et héroïque, tenant fermement le bâton nu de sa bannière, fier, ma foi ! comme un capitaine qui aurait sauvé son drapeau.

La solennité de l’action put-elle empêcher que l’on entendît, dans le camp ennemi, je ne sais quels petits bruits confus, extrêmement semblables à des rires étouffés ? Je ne l’oserais dire, les mémoires d’après lesquels j’écris me donneraient un démenti. Même le soir, au presbytère de Saint-Godard, trois marguilliers se plaignirent fort du curé de Saint-Nicaise et jurèrent leurs grands dieux qu’ils l’avaient vu rire. Mais il avait fallu prendre patience, et rentrer à Saint-Godard, sinon sans croix, du moins sans bannière, et la tête plus basse, de moitié, que l’on n’en était sorti. À Saint-Nicaise, au contraire, après vêpres et salut, il y eut grande liesse par les rues ; et, comme il n’est joie telle que de pauvres gens, il y fut ri à gogo, il y fut ri à fer émoulu ; il y fut sauté, ballé et dansé en rond, comme à la Saint-Jean. Hélas ! tous ces transports devaient être cher payés ; et comment ces bonnes gens étaient-ils assez aveugles pour ne point apercevoir les apprêts de la noire vengeance que se promettait la jeunesse de Saint-Godard. Comme Troie, Saint-Nicaise avait son palladium, auquel semblaient attachées ses destinées : il était menacé, ce palladium, et les Troyens, trop confiants, ne s’en doutaient pas le moins du monde. Imaginez une poutre immense, aux proportions atlantiques, une maîtresse poutre, dont Gargantua eût voulu faire le sommier de la plus grande salle de son palais ; c’est ce que l’on appelait la boise de Saint-Nicaise. Elle leur était bien chère apparemment, cette boise immense, car ils l’avaient scellée avec des barres de fer dans le cimetière, près de l’église. À la vérité, cette boise était vieille comme le temps, et c’était à travers bien des hasards qu’elle était parvenue jusqu’à eux. Trois fois, depuis deux cent vingt ans, Rouen avait été assiégé, la première fois par des Anglais, puis, chose lamentable ! deux fois par des Français ; et toujours la boise de Saint-Nicaise avait été respectée. Même deux vieux savetiers, docteurs de la rue des Maîtresses, voulaient qu’elle remontât au déluge ; mais comme ils étaient seuls de leur bord, cette opinion n’était que probable. Chère par son antiquité, combien plus elle l’était par sa destination ! C’était là que, de temps immémorial, les anciens du métier siégeaient magistralement, le bonnet de laine en tête, graves et refrognés comme des sénateurs ; et, de toutes parts, c’était à qui viendrait soumettre à ces prud’hommes les différends de la draperie, soit entre maîtres et ouvriers, soit entre les ouvriers eux-mêmes. Les vieux patriarches qui avaient vu bien des mauvais jours, bien des guerres, bien des pestes, bien des famines, arbitres équitables et infaillibles, délibéraient avec maturité, prononçaient souverainement sur ces bisbilles sans cesse renaissantes ; et, ma foi ! leurs sentences étaient autant et plus respectées que si le Parlement tout entier y eût passé en robes rouges.

Bref, c’était leur tribunal que cette boise, leur forum, leur conclave, leur grand’chambre, où ils tenaient conseil, en plein air, sur les affaires épineuses de la république. Et puis elle était aussi le bureau des nouvelles : les dimanches et fêtes, après les offices, dans les soirées d’été, c’était plaisir que de voir ces anciens, assis gravement sur la boise, non plus pour juger, mais pour deviser entre eux, endoctriner les jeunes gens qui les écoutaient bouche béante, et leur donner, à leur manière, quelques notions élémentaires d’histoire, de législation criminelle et de droit public. Quels doctes entretiens ! quelles théories ! Dieu le sait. Après le procès de tous les pendus, la prise d’Amiens, le siège de Casal par les Espagnols, la belle défense de Rouen par M. de Villars, étaient le thème le plus ordinaire de ces doctes leçons. Il y avait là tel vieux cordonnier inébranlable dans ses convictions, qui soupirait encore tout bas au nom de feu MM. de Guise et de Mayenne, encore bien que tout cela fût déjà presque de l’histoire ancienne. La gaudriole y était aussi de mise, et, quand on en était sur Saint-Godard, sur ses pompes, bobans et vanités, les six canons du Vieux-Palais auraient tonné tous ensemble, et Georges d’Amboise sonné en volée, que, ma foi ! ils s’en seraient souciés comme de la mouche qui vole. Combien il y avait été ri lors de la déconvenue de la magnifique bannière, vous l’avez vu tout à l’heure. Finalement, c’était sur cette boise qu’il avait été résolu, chambres assemblées, et par forme de règlement, qu’aux jeunes gens de Saint-Godard, l’esprit ne venait qu’à trente ans.

Et puis, étonnez-vous que les jeunes gens de Saint-Godard détestassent cette boise comme la peste. Oh ! se disaient-ils entre eux, si nous pouvions l’avoir, cette boise maudite, quel coup de partie ! Ce serait enlever aux Troyens leur palladium ; ce serait ravir à Samson sa chevelure et sa vertu.

Mais le moyen, je vous prie, d’aller engager une lutte, à force ouverte, contre des milliers d’ouvriers robustes, aguerris par un travail de chaque jour ? Certes, le jeu n’eût pas été sûr. C’est qu’ils devenaient, parfois, passablament redoutables, ces purins, si bonnes gens pour l’ordinaire. Quelle indignation et quelle énergie on les avait vus montrer, un jour qu’il venait d’entrer au port un gros navire rempli de draps anglais que l’on apportait à Rouen pour les vendre ! « On veut donc, s’étaient-ils écriés, nous ravir le pain ! Allons, en route ! » Et, en un instant, ouvriers, femmes, enfants, l’œil enflammé, se levant comme un seul homme, descendant par milliers, fondant sur les quais, avaient brûlé des ballots qui venaient d’être débarqués ; puis, se jetant dans des chaloupes, avaient gagné le navire : et vous eussiez vu ce peuple furieux, mettant en pièces des marchandises abhorrées, jetant à l’eau les lambeaux des étoffes déchirées ; puis, lorsque tout avait été anéanti, ils s’étaient retirés calmes, sans commettre aucun autre désordre ; et, depuis lors, vous pouvez m’en croire, notre quai n’avait plus revu de navire chargé de marchandises du dehors. Cette action avait fait du bruit : les mémoires du temps l’appellent la descente des Reîtres.

Tels étaient les bons habitants de Saint-Nicaise : en temps de paix, doux comme des agneaux ; mais, en guerre, fiers comme des lions, terribles comme des léopards. Avec de telles gens, aller faire du scrupuleux, comme voulait je ne sais quel rêveur romain ; leur envoyer des héraults ou féciaux, pour dénoncer solennellement, en cérémonie, que tel jour, à telle heure et tant de minutes, sans faute, on leur courrait sus, qu’ainsi ils se tinssent prêts et fissent bon dos : assurément on n’en aurait pas été bon marchand. Donc, ce que l’on n’osait faire à force ouverte, il fallait l’essayer par la ruse.

Un soir que le tour du quartier de Saint-Godard était venu d’aller monter la garde à la porte de Saint-Hilaire, on vit la jeunesse de cette paroisse, tambour battant, trompette sonnante, enseigne déployée, s’y rendre plus nombreuse et plus fière que de coutume ; pas un n’avait manqué à l’appel ; sur la figure de tous, vous eussiez vu cet air inspiré, triomphant, qui promet la victoire. La nuit, soixante des plus jeunes et des plus forts se détachèrent comme pour aller en patrouille ; le plus âgé d’entre eux n’avait pas vingt-cinq ans.

Où allaient ces jeunes gens ? Que firent-ils, favorisés par la nuit la plus obscure que l’on eût vue de long temps ? Nul autre qu’eux ne le sut pour l’heure ; seulement, quelques voisins du cimetière de Saint-Nicaise confessèrent, depuis, qu’un assez grand bruit s’était fait entendre vers minuit ; mais s’imaginant, dirent-ils, que c’était une rixe entre gens ivres, ils étaient restés cois, de peur du serein, des coups, ou autre accident ; sécurité funeste, et qu’ils devaient déplorer longtemps. Le lendemain, quelle fut la stupéfaction des habitants de Saint-Nicaise, lorsque, le matin, ils ne retrouvèrent plus à sa place cette boise qui leur était si chère ! Alors on s’avisa, mais trop tard, du bruit de la nuit ; il se trouva que ce bruit s’était fait entendre partout depuis le cimetière jusqu’à la porte de Saint-Hilaire, en passant par la Croix-de-Pierre. On le suivit à la trace ; et, à Saint-Hilaire, quel spectacle s’offrit aux yeux des pauvres diables ! Les restes fumants de leur boise, et les enfants de Saint-Godard dansant, ballant à l’entour, se chauffant à l’envi, se gaudissant et riant à gorge déployée, à l’aspect de la mine piteuse et pétrifiée des habitants de Saint-Nicaise. — « Par Dieu ! mes anciens, leur dit le plus fanfaron de la bande, il n’y en a pas un de nous qui ait vu vingt-cinq hivers, et puis dites maintenant que l’esprit ne nous vient qu’à trente ans. Or sus, allez à vos métiers, mes maîtres, et, puisque vous faisiez tant de cas de votre boise défunte, allez baiser la place où nous l’avons prise ; mais, sur toutes choses, priez pour les trépassés. »

La stupeur et l’indignation des purins, pendant cette fatale journée, ne sauraient se peindre. Dans tous les ateliers, dans toutes les caves où il y avait des métiers, il ne fut question que de la boise si traîtreusement enlevée. De quelle autre chose ces pauvres diables auraient-ils pu parler ? On ne tarissait point sur les éloges de la défunte, sur son antiquité immémoriale, reconnue désormais, sans contredit, contemporaine du déluge ; sur ses miracles, car elle avait fait des miracles : surtout, son horreur pour la dissimulation était telle, que si quelqu’un, assis sur elle, venait à hasarder un mensonge, n’y pouvant plus tenir, elle s’entr’ouvrait aussitôt, pour ne se refermer qu’après le départ du menteur, ou lorsque la vérité était vengée.

N’en va-t-il pas ainsi des hommes de tous les temps ? Naguère, après la ruine d’Ilion, les Troyens éperdus, pleurant leur merveilleuse statue de Pallas, ne juraient-ils pas l’avoir vue cent fois, aux beaux jours de Troie, rouler les yeux et brandir sa lance ?

Cependant, au milieu de tous ces récits enthousiastes, les têtes s’étaient échauffées ; il se formait mille projets de vengeance ; même les plus pressés voulaient, sur l’heure, se mettre à l’œuvre. Le soir donc, vers huit heures, au moment où la garde allait être relevée, avertis que les Nicaisiens étaient postés à tous les coins pour leur souhaiter la bienvenue, les braves de Saint-Godard prirent le parti de revenir sans bruit par la rue Saint-Vivien. Mais, au premier vent qu’en avaient eu ceux de Saint-Nicaise, ils s’étaient précipités au bas de la rue de l’Épée ; et, au moment du passage, il y eut une escarmouche assez vive. Force horions furent distribués de part et d’autre ; et, pour ne point mentir, ceux de Saint-Godard en eurent si clairement la meilleure part, qu’en bonne justice, et selon la loi des partages, c’était le cas de rapporter à la masse. C’est qu’après la ruse, la force avait son tour. Toutefois, le carnage n’avait pas été si grand qu’on aurait pu le croire ; et, après un dénombrement scrupuleux des tués et des blessés, il ne se trouva personne de mort, ni même en danger. Seulement, les enfants de Saint-Godard revinrent à la place d’armes un peu moins droits, un peu moins fiers qu’ils n’en étaient partis. La nuit, disaient-ils, avait été si froide ! Ce n’étaient que rhumatismes à gagner ! Mais quel remède ! Il fallait bien veiller au salut de la ville.

Ce n’étaient là, au surplus, que des préliminaires ; les gens de Saint-Nicaise n’avaient fait que peloter en attendant partie. Ils en promettaient bien d’autres à leurs ennemis ; et, gens de parole, comme on les connaissait, il n’était guère possible qu’il ne se jouât, à la fin, quelque tragédie. Force fut donc au Parlement de s’en mêler et de rendre arrêts sur arrêts. De son côté, le duc de Longueville, gouverneur de la province, s’était empressé de faire placer dans le cimetière de Saint-Nicaise une belle boise toute neuve, plus gigantesque encore que l’ancienne. À la vérité, elle ne faisait point de miracles ; elle était aussi plus endurante pour le mensonge, et le Menteur, en personne, aurait pu y raconter ses hauts faits et ses prouesses, que, ma foi ! elle ne se serait pas entr’ouverte d’un travers de doigt. Mais quoi ! le neuf vaut-il jamais le vieux ? Toutefois, cette attention délicate avait un peu modéré le courroux des Nicaisiens ; ce fut aux deux curés de se charger du reste. Ils n’avaient guère songé jusqu’alors à jeter de l’eau sur le feu, les dignes gens ; mais, dès le dimanche qui suivit la bataille, il fit beau les entendre prêcher, à qui mieux mieux ; la paix, l’union, la concorde ; c’était à fendre le cœur des plus endurcis.

« Mes petits-fils, disaient-ils, filioli, aimez-vous les uns les autres, et, sur toutes choses, évitez les jeux de main. À votre échauffourée dernière, qu’y avez-vous profité ? Les uns y ont perdu leur boise, les autres y ont gagné force bourrades. Ainsi en va-t-il de toutes les guerres. » Bref, ce furent de petits chefs-d’œuvre que ces prônes, des projets de paix perpétuelle, à l’usage des paroisses. O vénérable abbé de Saint-Pierre ! homme de bien, qui sus si bien rêver, que n’étais-tu de ce monde alors, et que n’entendais-tu ces harangues ? Comme tu aurais bien su t’en aider pour bâtir ton système de paix éternelle, à l’usage des nations ! — C’est qu’à le bien prendre, voyez-vous, paroisse ou royaume, en somme, ce sont toujours des hommes ; et, toutes proportions gardées, ce qui est bon pour les unes, peut, en beaucoup de points, être bon pour les autres.

Le principal était de savoir comment l’archevêque de Rouen, messire François de Harlai, prendrait l’affaire, d’autant que ce prélat ne riait pas tous les jours. Le soir même du dimanche où ils avaient si bien prêché, les deux curés étaient à l’archevêché, appréhendant grandement quelque verte semonce, qu’en conscience ils avaient un peu méritée, mais que, toutefois, ils aimaient mieux aller chercher que de l’attendre. Par fortune, M. de Harlai était dans ses bonnes humeurs ; et, avisant les deux pauvres curés dans un coin de la salle des États, bien empêchés à admirer d’anciens portraits et peu empressés de se produire au grand jour, il s’approcha d’eux, en présence de tous, et les regardant, non sans rire sous barbe : « M. de Saint-Godard, et vous, M. de Saint-Nicaise, leur dit-il, j’ai de vos nouvelles, et sais pour certain que, ce matin, vous avez parlé d’or, tous les deux, à vos paroissiens, et fait merveille, au jugement de tous ; mais, puisque vous aviez de si bonnes paroles à dire, par saint Romain ! que ne les disiez-vous plus tôt ? »


LE CARROSSE DE ROUEN


ANECDOTE NORMANDE




Le Carrosse de Rouen


ANECDOTE NORMANDE[12]


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Vous ne vous doutez guère, apparemment, mes chers lecteurs, de ce que c’était que le Carrosse de Rouen ; vous, surtout, jeunes hommes, que nous voyons tous les jours, partis le matin de la capitale, arriver le soir à Rouen, de bonne heure, frais et dispos, comme si vous sortiez de votre chambre. Mais, interrogez les anciens de notre ville : ils vous le diront, et grande, je crois, sera votre surprise ! Nos pères, en vérité, n’allaient pas si vite que nous ; il s’en fallait de quelque chose. Lorsque, un beau soir de l’année 1617, Bassompierre, descendant de voiture à Rouen, dit qu’il était parti de Paris le jour même, à trois heures du matin, vous eussiez entendu un beau bruit dans l’hôtel de l’Épée-Royale. « A d’autres ! s’écria-t-on de toutes parts ; à d’autres, Monseigneur ! Allez faire ce conte à vos suisses et à vos grisons ; mais, nous, croire cela, nous qui connaissons si bien la route ! Sauf votre respect, c’est une chose impossible ; et puis, aujourd’hui 22 décembre, nous célébrons la fête de saint Thomas l’apôtre, qui, comme vous le savez, ne croyait les choses qu’à bonnes enseignes. » Bassompierre eut beau jurer tous ses dieux ; il y fit comme le coq sur les œufs : il ne se trouva pas là, par fortune, une seule âme charitable qui voulût en croire ses serments.

C’est qu’aussi, il faut bien en convenir, depuis la fondation de la ville de Rouen, pareille chose n’avait été ni vue, ni ouïe, ni même imaginée comme possible, et que, comme vous allez l’entendre tout à l’heure, le Carrosse de Rouen avait une toute autre allure.

Donc, au bon vieux temps, deux fois chaque semaine, à quatre heures du matin, partait, de la rue du Bec, une voiture publique aux formes gothiques, aux parois épaisses, aux lourdes allures, à la marche grave, digne, posée et solennelle, qui, dans la belle saison, arrivait à Paris juste le soir du troisième jour après son départ, sauf les cas d’accident qui, à la vérité, n’étaient pas rares ; et cette voiture, on l’appelait magnifiquement le carrosse, parce qu’elle était surtout à l’usage des privilégiés. Aux pauvres diables, l’humble galiote et les chevaux étiques si bien nommés mazettes du port Saint-Ouen ; mais le carrosse, voyez-vous, c’était pour les heureux du siècle : pour le gros négociant qu’attendait à Paris son correspondant de Hambourg ; pour le gentilhomme qui allait à Versailles gronder, pour quelque frasque, son fils, le plus espiègle des pages de la grande écurie ; pour le chanoine qui avait quelque chose de pressé à dire au ministre tenant la feuille des bénéfices ; pour la plaideuse un peu sur l’âge, qui allait recommander aux juges son dix-neuvième et avant-dernier procès.

En bonne conscience, elle n’avait que huit places, la noble voiture, et combien de fois le Parlement avait défendu au cocher d’y admettre plus de huit personnes ! combien de fois il avait défendu aux voyageurs d’emporter chacun plus de dix livres de bagages ! A cet effet, avaient été rendus des arrêts sans nombre ; les registres en sont pleins : mais quoi ! alors comme aujourd’hui, on était désobéissant ; croiriez-vous qu’en de certains jours, il monta dans le carrosse, dix voire même jusqu’à douze personnes ? Il fallait bien, alors, de toute nécessité, qu’il demeurât par les chemins ; et force était aux voyageurs de descendre, en maugréant, pour faire quatre ou cinq grandes lieues à pied, chose désagréable, surtout dans le mauvais temps. Aussi le procureur-général, M. Le Jumel de Lisores, s’en plaignit-il un jour amèrement à la grand’chambre extraordinairement rassemblée, et il parla avec un tel accent de conviction, qu’il y en eut qui soupçonnèrent qu’il y avait été pris ; du moins, arrivait-il à coup sûr de Paris. Et maintenant que vous savez ce que c’était que le Carrosse de Rouen, il faut que je vous raconte, à ce propos, une anecdote qui me revient en mémoire.

Le 3 mai 1716, à quelque distance du Port-Saint-Ouen, le carrosse, venant de Paris à Rouen, cheminait cahin-caha, traîné par quatre gros et lourds chevaux normands, aux jarrets vigoureux, au large poitrail, mais dont l’ardeur paraissait quelque peu problématique. Encore, ces pacifiques animaux n’étaient-ils guère stimulés par leur guide, digne et sage normand doué d’un flegme imperturbable, et qui, pourvu qu’il arrivât, par la suite, à Rouen, terme du voyage, était visiblement assez peu en peine du jour et de l’heure.

Cocher, chevaux, voiture, semblaient plongés dans une molle léthargie, dans cet état qui tient le milieu entre le sommeil et la veille, état qui, dit-on, n’est pas sans douceur. Le passant curieux aurait donc pu examiner à l’aise les trois voyageurs longanimes, résignés, et à peu près endormis aussi, que la lente machine conduisait, le plus tranquillement du monde, vers la capitale des Normands. Trois voyageurs seulement, c’était cargaison bien chétive pour un cabas qui en pouvait contenir huit, et qui, dans son immense charité, en avait admis, parfois, jusqu’à douze ! Mais, aussi, n’était-il pas juste qu’il expiât ses petites transgressions passées ? Au reste, si peu chargée que fût, ce jour-là, l’impassible voiture, elle n’en traînait pas plus vite ses trois voyageurs, dont il est temps enfin de parler. Un vieillard, une femme du costume le plus simple, de l’extérieur le plus vulgaire, occupaient le banc du fond ; le vieillard avait la main droite en écharpe, mais s’aidait fort bien de la gauche, accoutumée, on le voyait, à exécuter docilement toutes les volontés de son maître.

Pour l’ordinaire le carrosse voiturait des personnages de brillante apparence. Aussi, un petit-maître frisé, poudré, musqué, assis en face de nos deux modestes voyageurs, paraissait-il rempli pour eux d’un inexprimable dédain. Aux hôtelleries, sur la route, il avait affecté de se faire servir dans une chambre à part ; mais, dans la voiture, il lui fallait bien être là avec eux face à face ; et c’était plaisir que de le voir prendre ses aises avec l’abandon le plus familier, nonchalamment couché sur son banc, les jambes étendues, les pieds posés sur celui, qu’occupaient, en partie, ses deux compagnons de voyage, et paraissant se demander toujours comment de pareilles gens pouvaient avoir pris la liberté grande de monter dans le carrosse.

Pour les deux obscurs voyageurs, ils prenaient le tout en gré ou en patience ; seulement le vieillard échangeait de temps à autre, avec sa compagne, un doux et imperceptible sourire.

Depuis bientôt trois jours que le carrosse avait quitté Paris, notre élégant n’avait pas encore adressé un mot à ses deux compagnons d’infortune, lorsqu’enfin, las de ne point parler, et peut-être aussi de ne penser guère, il laissa s’échapper cette question, comme par grâce : « Mon cher, qu’allez-vous donc, ainsi, faire à Rouen ? » — « J’y vais, répondit humblement le voyageur, exercer ma profession. » — « Ah ! et vous êtes ?… » — « Je suis peintre, répondit le vieillard. » — « Peintre ! reprit le petit-maître, en regardant avec étonnement le vieillard et sa main droite en écharpe ; au moins, vous n’en devez pas faire par jour un grand nombre de toises ? » — « Ah ! l’habitude ! lui répondit le vieillard. » — «  L’habitude ?… oui, je conçois, répliqua le jeune homme ; eh bien ! mais j’ai à Rouen des amis, des connaissances : il n’est pas que, chez tout ce monde-là, il n’y ait des salons à peindre, des plafonds à remettre en blanc ; on pourrait parler de vous ; mais encore faudrait-il savoir comment vous travaillez. Par qui avez-vous été employé ? Votre nom ! »

Le vieillard n’eut pas le temps de répondre ; peut-être même n’avait-il pas bien entendu ces questions ; car en ce moment, un brillant équipage, accourant de Rouen, au galop et à grand bruit, venait de faire halte, subitement, au regret visible de six chevaux noirs bien fringants, qui, de leurs pieds, frappaient impatiemment la terre. Plusieurs laquais, revêtus d’une riche livrée, parurent à la portière de la lourde voiture publique : « M. Jouvenet et madame sa sœur ne sont-ils pas dans le carrosse ? » dit l’un d’eux. — « Oui nous voilà ! » répondit le vieillard à la main en écharpe. » — « Monsieur et Madame, reprit le laquais, veuillez descendre : monseigneur le président est là, dans son équipage, avec monsieur son fils et deux de messieurs du Parlement ; on vous attendait aujourd’hui, et ils ont voulu venir au-devant de vous. » Au même instant, M. Camus de Pont-Carré, revêtu d’une simarre de soie noire, qu’à cette époque un premier président ne quittait jamais, descendit de l’équipage doré, et, s’approchant de la portière du coche : « M. Jouvenet, dit-il en souriant de l’air le plus affable, c’est votre ville natale qui vient vous recevoir, dans la personne de son premier magistrat. Soyez les bienvenus, vous, votre sœur, et votre nouveau tableau, dont tout Paris nous écrit des merveilles. Le Parlement est impatient de le voir ; il lui tarde, surtout, d’admirer son illustre auteur. Nous qui avons des palmes pour les lauréats des écoles, comment ne serions-nous pas empressés de reconnaître et d’honorer le génie ? »

Il fallut que les deux humbles voyageurs montassent dans le somptueux équipage, où brillaient de toutes parts, sur un champ d’azur, l’étoile et les trois croissants d’argent des Pont-Carré. Le premier magistrat de la province s’assit dans le fond entre le frère et la sœur ; sur le devant étaient les présidents d’Esneval et de la Ferté, avec un fils de M. de Pont-Carré. Tout cela avait été si prompt, si rapide, que Jouvenet et sa sœur n’avaient plus songé à leur impertinent compagnon de voyage, et ne l’avaient pas vu se blottir dans un coin de la voiture publique, comme pour éviter les regards du premier président, dont il paraissait être connu. De très arrogant, notre petit-maître était devenu bien humble, je vous jure ; et, vous pouvez m’en croire, il n’avait plus les jambes sur la banquette de vis-à-vis. La brillante voiture partit comme un trait, précédée de deux valets à cheval. Pour le carrosse public, il reprit tranquillement son allure somnolente ; et, quoique allégé des deux tiers de sa charge, il est à peu près avéré que ce jour-là il n’arriva point de bonne heure.

Ne demandez pas si nos deux humbles voyageurs avaient le cœur comblé ; de douces larmes roulaient dans les yeux de la sœur de Jouvenet ; compagne dévouée de son frère, combien elle jouissait de ses succès ! Souvent il l’avait consultée sur ses tableaux, et toujours les jugements du public étaient venus confirmer les timides avis de la modeste femme. Mais qui pourrait dire ce qui se passait dans le cœur de l’illustre peintre ? Lorsque, après une longue absence, nous apercevons notre ville natale, nous revoyons ces vieilles tours qui s’élancent vers les cieux, ces riants coteaux qui la bornent de toutes parts, notre âme s’émeut, nos yeux se mouillent ; mais qu’est-ce, lorsque l’on revient grand homme, lorsque l’on revient triomphant, dans cette ville qui naguère vous vit naître avec tant d’indifférence, que vous quittâtes si obscur, loin de laquelle vous vécûtes quelque temps ignoré, Jouvenet aurait pu dire : calomnié ! Dans sa jeunesse, lorsque sans maître, sans guide, n’ayant point vu l’inspirante Italie, abandonné, enfin, à lui-même, il étudiait avec ardeur et succès un art qui devait l’honorer un jour, n’avait-on pas dit à sa famille qu’il perdait le temps dans les plaisirs de la capitale ; et des parents, trop crédules, ne voulaient-ils pas confiner à Rouen ce génie qui s’y fût éteint ? Le jeune peintre n’avait répondu à son père alarmé que par l’envoi de son premier chef-d’œuvre ; et, depuis ce temps, combien il s’était acquis de nouveaux titres de gloire ! la Résurrection de Lazare, la Pêche miraculeuse, la Descente de Croix, les Vendeurs chassés du Temple, les Douze Apôtres du dôme des Invalides, le Nunc dimittis des Jésuites de Rouen, étaient des créations sublimes, que Le Brun avait louées avec enthousiasme, et dont Louis-le-Grand avait noblement récompensé l’auteur. Paris, Versailles, Rennes, Bordeaux, Rouen, Toulouse, s’étaient disputé les merveilles du pinceau de l’illustre normand, jusqu’à l’époque où un événement affreux était venu arrêter cet homme étonnant au milieu de sa glorieuse carrière. La main droite de Jouvenet, cette main qui avait su, avec un succès égal, traiter, tour à tour, l’allégorie, le portrait, la fable et l’histoire, cette main, hélas ! un jour, s’était engourdie, elle était morte, pour ne jamais renaître. Avec quelle compassion douloureuse on avait vu, pendant plusieurs années, Jouvenet, tourmenté sans cesse par de grandes conceptions, par de gracieuses images qui s’offraient en foule à son esprit, mais qu’il ne pouvait reproduire, demander en pleurant à cette main, naguère si puissante, des merveilles qu’elle devait lui refuser à jamais ! Un jour, enfin, qu’avec cette main frappée d’une incurable inertie, il venait de gâter, en voulant la retoucher, une figure peinte par Restout son neveu, éperdu, hors de lui, le voilà qui saisit le pinceau de sa main gauche. Un malheureux naufragé que l’Océan va engloutir, ne se prend-il pas, dans son désespoir, à une faible branche, à un brin de paille qui va s’abîmer avec lui ? Mais, ô prodige ! aux yeux des spectateurs stupéfaits, aux yeux du célèbre Sébastien Ricci, qui le voyait et ne pouvait croire, aux yeux de Jouvenet, plus étonné lui-même que tous les autres, venait de naître un nouveau chef-d’oeuvre, une tête plus suave, plus belle, peut-être, qu’aucune de celles qu’avait naguère animées sa main droite ; puis, bientôt, de nombreux tableaux, toujours de sa main gauche, mais que sa main droite eût enviés[13], étaient venus émerveiller le monde. Et comment un tel phénomène n’aurait-il pas saisi tous les esprits ? Notre ville, surtout, comme elle avait tressailli de surprise et de joie, en apprenant cette résurrection d’un génie qui lui était si cher ! Le Parlement de Rouen, qui venait de faire construire l’aile orientale du Palais de Justice, avait voulu qu’elle fût ornée de quelque ouvrage de l’illustre enfant de la ville. Deux magistrats avaient été députés vers Jouvenet ; le grand artiste s’était mis aussitôt à l’oeuvre avec amour ; et aujourd’hui, il venait, à Rouen, présider au placement d’un vaste tableau, l’un des derniers qu’il dût produire. Nous avons vu quel accueil avait voulu lui faire le chef de la première cour souveraine de la province. Le brillant équipage conduisit nos voyageurs à l’hôtel abbatial de Saint-Ouen, demeure de M. de Pont-Carré. Là ils furent l’objet des soins empressés de leurs nobles hôtes, et de tout ce que notre cité renfermait alors d’amis des arts et du génie.

À peu de jours de là, il y avait vacance à la grand’chambre, aux requêtes, à la tournelle, aux enquêtes. Toutefois, on n’en remarquait pas moins, dans le Palais de Justice, plus de mouvement et d’agitation encore qu’à l’ordinaire. Vous eussiez vu tous les membres du Parlement, dispersés dans les vastes salles, dans les longs corridors, partagés en groupes, s’entretenant avec feu, s’abandonnant à des conjectures, et semblant attendre impatiemment quelque signal ; des dames, en grand nombre, étaient venues trouver leurs maris, leurs fils, leurs frères ; la présence inaccoutumée de toutes ces femmes richement parées donnait au Palais un air de fête. Et n’était-ce pas aussi une fête bien solennelle et bien touchante que l’inauguration d’un tableau peint pour sa ville natale, par Jouvenet septuagénaire, peint de la main gauche de ce grand homme, vivement admiré par la capitale, qui s’était portée, en foule, pour le voir, au collège des Quatre-Nations, où était l’atelier de l’illustre peintre ? Enfin, les portes de la nouvelle chambre des Enquêtes roulèrent sur leurs gonds : en un instant, la salle fut envahie par les magistrats, par les dames, dont les yeux se fixèrent avidement sur un vaste plafond qui venait d’être placé, il y avait peu d’instants, et que l’éclat d’un beau jour de mai permettait de voir dans tous ses détails. Il y eut un moment de profond silence ; puis, soudain, un seul cri, un cri unanime, explosion bruyante, involontaire, de toutes les voix réunies, témoigna de la vive impression que ressentait cette assemblée d’élite. Aussi était-ce un spectacle à se croire dans les cieux ! Loin au-dessus de la terre, la Justice, appuyée sur la Religion, rendait ses oracles, que la Renommée se hâtait de répandre dans l’univers. Auprès d’elles, paraissaient la Vérité, la Sagesse et la Force ; à leurs pieds, l’Innocence suppliante poussait un cri de détresse ; et ses plaintes avaient été entendues ; car des messagers célestes, se précipitant le glaive en main, menaçaient, frappaient tous les vices, tous les crimes terrassés, frémissants : la Discorde avec ses torches ; l’Hypocrisie démasquée ; l’Ignorance, source de tant de fautes, de tant de crimes ; la Cupidité, chargée de trésors mal acquis ; enfin, toutes les passions désordonnées et furieuses qui troublent et ensanglantent le monde. Et puis, quel contraste, et, à la fois, quelle harmonie entre deux groupes si différents, entre deux actions si contraires ! En haut, dans une sphère de lumière, le calme, la majesté, la sérénité, une paix ineffable, telle qu’on l’imagine entre des êtres célestes ; la Religion, surtout, et la Justice… on ne pouvait les contempler assez ; car le peintre avait su donner à leurs traits une beauté sévère et sublime dont le type n’est point sur la terre ; tandis qu’en bas, dans les ténèbres, s’agitaient, se tordaient la terreur, la rage, le désespoir, et apparaissaient, çà et là, dans l’ombre, de ces pâles et sinistres figures que l’échafaud semble attendre.

Spectacle merveilleux sans doute, et bien propre à redoubler la majesté du sanctuaire des lois, à accroître la vénération des peuples ! Mais n’était-ce pas un autre spectacle non moins frappant, que de voir de graves sénateurs, de vieux magistrats glacés par l’âge, glacés plus encore par une longue et douloureuse expérience des hommes, de les voir ravis en extase, à l’aspect d’une image qui relevait si fort, qui plaçait dans une région si haute leur auguste ministère ! Notre Jouvenet était là, ému, radieux de bonheur, pressé, chéri, admiré de tous ces hommes éminents, de toutes ces femmes distinguées. Au milieu de sa gloire, il songeait à son père, dès longtemps descendu dans la tombe, à son père qui fût mort de joie à l’aspect d’un tel triomphe ! Toujours simple, toujours modeste, il s’humiliait devant ses admirateurs, et pressait contre son cœur toutes ces mains amies qui cherchaient la sienne. Un seul des spectateurs, le plus jeune d’entre eux, n’osait s’approcher, et jetait à la dérobée, sur l’illustre peintre, des regards timides et repentants : c’était un jeune conseiller aux Requêtes. Jouvenet reconnut bien vite en lui son compagnon de voyage ; il alla lui prendre la main, et le regarda avec la plus touchante expression de bonté, de clémence et de douceur ! Combien, alors, étaient vifs les regrets du coupable ! comme sa conscience lui criait haut, en ce moment, que le plus sûr est d’être bienveillant et bon envers tous, et que chez tel homme qui paraît vulgaire, aux yeux d’un monde attentif, seulement, aux dehors, se cache peut-être une grande âme ou un génie hors de pair !

Après quelques jours de triomphe et de bonheur, Jouvenet dut quitter sa ville natale, pour ne jamais la revoir. Il fallait qu’il allât achever un vaste tableau qu’attendait Notre-Dame de Paris, et qui, aujourd’hui, sous le nom du Magnificat, est l’un des plus beaux ornements de cette imposante basilique.

Dans la rue du Bec, au moment du départ, se trouvèrent, outre MM. de Pont-Carré, des magistrats et des habitants, en grand nombre, qui avaient voulu l’honorer jusqu’au dernier instant. Ces hommages, prodigués à son génie et à ses cheveux blancs, le touchèrent jusqu’aux larmes. Le vieillard attendri bénit une ville, un sénat qui savaient si bien encourager les arts.

Enfin, le pesant carrosse s’ébranla, et partit lentement comme il était venu ; mais, il est permis de le croire, l’humble artiste n’eut point, cette fois, à essuyer les dédains de ses compagnons de voyage.

Hélas ! de nos jours, et presque sous nos yeux, il a péri[14], ce tableau qu’avaient tant admiré nos pères, ce chef-d’œuvre dont la beauté, dont l’éclat semblaient s’accroître encore après un siècle de durée. Mais l’illustre peintre en avait fait une esquisse admirable, qui survit, religieusement conservée[15]. Partout, d’ailleurs, s’offrent aux yeux étonnés d’autres merveilles du pinceau de l’illustre normand. Proclamons-le donc avec confiance et bonheur, proclamons-le dans la cité qui le vit naître, le nom de Jouvenet ne périra pas !



LA BASOCHE DE ROUEN




La Basoche de Rouen


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De toute antiquité, les clercs du Parlement de Rouen s’étaient signalés par mille gentillesses, par mille tours plus ingénieux, mieux imaginés les uns que les autres ; et, de mémoire d’homme, il ne s’était pas écoulé d’année où ils n’eussent mis la ville en peine par leurs faits, gestes et prouesses, et causé aux gens de bien quelque trouble ou notable dommage. Mais, en 1774 et dans les années qui suivirent, il devint clair que cette jeunesse généreuse allait laisser bien loin, derrière elle tous les exploits de ses devanciers ; tant il est vrai que l’espèce humaine va toujours s’amendant et s’améliorant, jusqu’à ce qu’il n’y ait pas moyen de pousser la perfection plus loin ; parce qu’enfin tout ce qui est mortel a des bornes.

1774 ! l’époque est notable ; le Conseil supérieur venait d’être supprimé, expulsé ; car pourquoi ne pas dire le mot ? Rien n’y avait manqué, pas même le pamphlet, pas même la caricature ; le Coup-d’œil purin, l’estampe des Vendeurs chassés du temple, sont encore là pour le dire. Avec quel enthousiasme, au contraire, avait été fêté le Parlement rendu aux vœux de notre ville, de la province tout entière ! Un mois durant, ce n’avaient été, dans Rouen, que députations, harangues françaises et latines, pièces de vers, banquets, feux d’artifices, fêtes de toutes sortes. Les graves magistrats s’étaient laissé faire de bonne grâce ; au Palais, toutes les têtes avaient tourné, je dis les plus vieilles, celles que couvraient les plus blancs cheveux, que chargeaient les plus lourdes perruques ; comment donc celles des clercs auraient-elles pu y tenir ? Ne s’avisèrent-ils pas, un jour, de traîner dans les rues, un mannequin d’osier revêtu d’une robe de palais, coiffé d’un bonnet carré, et ressemblant à M. de Crosne, le premier président du défunt Conseil, mais lui ressemblant si bien que Mme de Crosne, je crois, s’y fût méprise. Quel bruit cela fit dans la ville, vous pouvez le penser, surtout lorsqu’on sut la réponse des clercs aux officiers de police qui les voulaient gourmander et citer en justice ! — « Voilà bien du bruit pour un feu de joie (avaient-ils dit) ; vous nous demandez qui nous avons voulu brûler ainsi ; eh ! mon Dieu, un corps sans âme, et voilà tout. » Nouvel outrage pour messieurs du défunt Conseil supérieur, qui déjà n’en pouvaient mais. Le Parlement, si grave qu’il fût, ne se possédait pas de joie ; et il fit dire, sous barbe, aux officiers de justice, qu’ils eussent à laisser ces jeunes gens en repos ; leur réponse avait fait fortune, et il fut clair qu’on allait leur passer bien des choses. Les bons personnages l’avaient vu de reste, et songeaient déjà, en grande perplexité, quelle chose dommageable ils pourraient bien faire.

Dans ce moment d’ivresse, d’effusion générale, où tout le monde s’embrassait, fraternisait et s’aimait d’enthousiasme, fut renouvelée l’antique alliance entre les clercs et les écoliers, alliance offensive et défensive contre tout ce qui, dans Rouen, était soupçonné d’avoir un faible pour le calme, la tranquillité, et répugnait, si peu que ce fût, au bruit, au tintamarre, choses, en tout temps, fort prisées de la jeunesse. Quatre ou cinq cents clercs, tant du Parlement que du Bailliage, de la Cour des Aides, des notaires, des huissiers, et à peu près autant d’écoliers, plus grands que vous ne les voyez aujourd’hui (car les fruits hâtifs étaient alors fort rares au marché) ; c’était là, assurément, une armée formidable, faite pour inspirer au loin un effroi salutaire. Ce fut aux bourgeois de Rouen à prendre patience et à demander au ciel l’esprit de force et de résignation. Donc, par les rues de Rouen, ce n’étaient plus, chaque soir, que sonnettes agitées, marteaux ébranlés, lumières éteintes, puis un sauve qui peut général à grandes enjambées, et des tapageurs point de nouvelles ; car le moyen de les atteindre ? Dans la cour du Palais, surtout, et dans les régions circonvoisines, les infortunés habitants, sans cesse en alarmes et sur le qui-vive, ne connaissaient plus la paix que de nom, et pour en avoir entendu parler jadis à leurs grand’mères. Mais, plus qu’eux tous, le concierge-buvetier du Parlement en était aux abois : c’était Chouquet ; les anciens de Rouen l’ont connu ; important, bavard comme tous ces heureux serviteurs de grandes maisons, qui ont l’air d’avoir cent maîtres, et au fond n’en ont pas un ; se regardant comme du corps du Parlement, et non pas des moindres assurément ; jugeant, tranchant, disant sans cesse : « Nous avons décidé ceci et cela ; rendu tel arrêt de règlement ; mis en veniat le lieutenant-général du Bailliage de tel endroit ; enregistré tel édit, modifié tel autre ; je crois bien que nous refuserons le dernier, mais chut, et bon bec, ou je ne vous dirais plus rien une autre fois. » Empressé, obséquieux et rampant devant messieurs de la Cour ; mais, avec tous autres, rogue, hautain, absolu ; par-dessus tout cela, ennemi né et irréconciliable de tout ce qui aimait à sauter, à jouer, à folâtrer et à rire, de tout ce qui ne lui prodiguait point les grands respects, et l’appelait Chouquet tout court ; ayant d’ailleurs ses courtisans, ses flatteurs parmi tous ces oisifs qui environnaient le Parlement, et suivaient ses audiences. C’est qu’aussi un concierge de Parlement avait tant d’autorité ! Vouliez-vous bien voir la messe-rouge de la Saint-Martin ? Vouliez-vous, le jour de l’Ascension, assister au jugement du prisonnier ? Étiez-vous avide, d’entendre Lally-Tollendal, Duval d’Eprémesnil, Thouret, Tronson-Ducoudray ? Vouliez-vous, même, quelquefois, vous passer la fantaisie de voir un grand criminel à la question ? Chouquet était tout puissant dans ces rencontres. Aussi, alors, était-ce : « Monsieur Chouquet, comment vous va-t-il ? comment se porte madame ? Que pensez-vous du dernier édit ? » Et les grands saluts et les poignées de main ; Monsieur Chouquet, enfin, gros comme le bras. Le croiriez-vous toutefois ? c’était à un homme de cette importance que des étourdis de clercs osaient bien s’en prendre, lui faisant des mines, lui tirant la langue, lui adressant de terribles et profondes révérences, dont, à toute force, le bon homme ne pouvait pas être fier, si bien intentionné qu’il fût d’ailleurs. Aussi le rancuneux buvetier les haïssait-il tous du plus profond de son cœur ; et à peine avaient-ils fait quelque frasque nouvelle, qu’incontinent il allait en édifier chacun de Messieurs, au moment de leur déjeûner entre deux audiences ; et Dieu sait s’il en avait à dire ? Sans compter, le soir, dans la ville, dix sonnettes cassées, dans le Marché-Neuf autant de chandelles soufflées, ce monde de plaideurs et de curieux dont regorgeait, alors, la salle des Procureurs, était incessamment en butte à la malice de tous ces vauriens, qui, çà et là, attachaient des queues ou des écriteaux, tiraient les capes par derrière, puis faisaient les gens affairés, bien empêchés à minuter des reliefs d’appel et écrits de griefs, ou regardaient vers l’horloge de la chapelle quelle heure il pouvait bien être.

Un jour, à propos de je ne sais quel officier de justice qui, à l’audience de la veille, n’avait jamais pu lire une pièce de procédure, fort lisiblement écrite d’ailleurs, et était demeuré court tout à trac, ne firent-ils pas monter, à grande peine, dans la salle des Procureurs, un âne en robe et bonnet carré, les uns le tirant par le licou, les autres lui aidant un peu par derrière ; lorsque le président d’Esneval étant survenu à l’improviste, les drôles, changeant aussitôt d’allure, firent mine de chasser la pauvre bête, jurant et protestant que, méchamment et à dessein de nuire, elle avait monté l’escalier, quoiqu’on le lui eût défendu en termes exprès. « Je le crois fermement, leur dit ce président, et je pense, de plus, que cet âne se sera ainsi accoutré lui-même ; mais il venait pour vous voir et vous faire honneur ; on dira, non sans cause, qu’il est venu chez les siens et que les siens ne l’ont point voulu recevoir. » Cette fois, du moins, il y eut une bonne amende de cinquante francs contre celui qui avait imaginé le tour ; mais c’était chaque jour à recommencer. Dans la grand’chambre d’hiver, au temps des grands froids, un paysan entrait-il tout transi, regardant d’un œil d’envie l’immense cheminée monumentale où brûlaient des arbres entiers ? aussitôt ce monde de clercs s’entr’ouvrait, par grand respect, pour lui laisser une plus libre entrée ; mon rustre, touché jusqu’au cœur d’un accueil si obligeant, s’avançait, en toute joie, gagnant la cheminée à grandes enjambées, et remerciant, à part soi, tout ce petit peuple, qui, à grand tort et fort injustement, lui avait été dénoncé comme inhumain et inhospitalier ; il y a des langues si mauvaises ! Mais il n’y était pas resté quelques secondes, que, suffoqué, grillé dans cette zône torride, le pauvre diable reculait vivement, faisant mine de vouloir sortir, haletant, pantelant, et cherchant par où il était venu ; mais ce n’étaient que grimaces perdues : hélas ! un mur infranchissable s’était élevé derrière lui comme par enchantement ; et, de quelque côté qu’il tournât ses regards effarés, ce n’étaient plus que gens méditatifs absorbés dans le notable point de droit en discussion, ou relisant des qualités, ne voyant plus rien autour d’eux, et, pour tout dire, n’étant plus de ce monde, tant une attention profonde peut enlever l’homme aux choses de la terre ; jusque-là qu’un jour le premier président Camus de Pont-Carré voyant un malheureux en danger d’être réduit en cendres pour peu que cela durât encore un peu, leur cria, de sa forte voix, et de son ton railleur qui les faisait tous trembler : « Sauf votre meilleur avis, mes petits maîtres, c’en est assez, comme je crois ; laissez tôt passer cet homme, et, sur vos yeux, n’y revenez pas. »

Ennuyé, à la fin, de tous ces tours, qui semblaient ne devoir plus jamais finir, le Parlement assemblé se demandait, un jour, comment on s’y pourrait bien prendre pour mettre à la raison un monde si remuant, lorsqu’un ancien de la grand’chambre alla s’aviser d’un moyen auquel personne n’avait songé encore : « La Basoche ! s’écria-t-il ; rétablissons la Basoche ! Cette jeunesse trouble incessamment le Palais et la ville, y mettant tout en rumeur ; qu’il y ait parmi elle, à l’avenir, comme autrefois, une hiérarchie avouée, des supérieurs et des inférieurs, des dignitaires et du peuple, des justiciables et des juges ; les perturbateurs seront morigénés par leurs pairs, qui, parbleu ! ne leur feront pas de grâce. Les instituer, en titre d’office, répresseurs des désordres, c’est les empêcher d’en commettre désormais. Avez-vous dans votre logis un commensal suspect et que vous ne puissiez chasser ? donnez-lui votre bourse à garder ; ce sera, croyez-moi, le mettre bien en peine. La Basoche rétablie, voyez-vous, c’est la division chez l’ennemi, c’est l’ordre dans le palais. Qu’en pensez-vous ? ce Machiavel avait du bon. » L’expédient avait souri au plus grand nombre, et, malgré quelques opposants, un arrêt intervint qui rétablissait la Basoche.

Voilà, donc, ce grave et prudent sénat en exercice ; un président, douze conseillers, un procureur-général, deux huissiers, un contrôleur, un trésorier, et jusqu’à des avocats, pris, tous, parmi les premiers clercs ; rien n’y manquait plus, et il les faisait beau voir regardant de haut tout ce menu peuple de clercs qui les avait élus ; tenant, sur toutes choses, à honnête distance, les clercs d’huissiers, qui avaient voulu se faire admettre dans le corps de la Basoche ; mais il y avait eu grand procès à ce sujet : la cause, vivement plaidée à la grand’chambre par les meilleurs avocats du temps, les Thouret, les Ducastel, avait, elle seule, pris toute une longue audience du mardi-gras, et fini à la grande confusion des malheureux clercs d’huissiers, qui avaient été déboutés avec dépens. Glorieux triomphe pour nos seigneurs de la Basoche ! Aussi les fallait-il voir, marchant droit en leur pontificat, avec l’habit noir français, le petit manteau, le rabat noir, les cheveux longs, la toque en tête, plus fiers que des pairs de France en un lit de justice.

Que fut-ce donc, lorsqu’un beau jour, dans les combles du Palais, furetant partout, et ouvrant un vieux bahut, ils y eurent trouvé les titres antiques de la Basoche, cette « cour plénière, authentique, haute, magnifique, préexcellente à toutes autres Cours, en honneur et sublimité » ; car il n’y avait pas une pièce, pas une charte dans ce vieux coffre, où ne lui fussent prodigués tous ces titres d’honneur. Mais qu’était-ce au prix de ce qu’ils allaient trouver encore ? Pour le coup, ils se frottaient les yeux, et ne le pouvaient croire : Louis XII, le père du peuple, instituant la Basoche de Rouen, de sa pleine puissance et autorité royale, et, pour cela, parlant en vers ; en vers, entendez-vous ? au lieu que, pour créer le Parlement qui s’en faisait tant accroire, le sage monarque, tout bien considéré, avait jugé que c’était assez que de la prose. Les vers, surtout, qui terminaient cette charte, leur semblaient si beaux, qu’ils les redisaient toujours, et ne s’en pouvaient lasser :


« De plus, faisons commandement
A tous faisant esbatement,
Que, combien qu’ils se tiennent chers,
Comme Cosnardz, Coqueluchers,
Et autres, qu’ils fassent hommage
A la Basoche, en tout passage,
Et sans user de voie de faict ;
Car ainsy voulons estre faict. »


Fallait-il s’étonner que la Basoche, inspirée par une origine si poétique, eût rimé, versifié, pendant plus de deux siècles, au grand chagrin d’Apollon, qui ne s’en pouvait consoler ; qu’elle adressât des requêtes en vers au Parlement, qui les transcrivait gravement tout entières dans ses arrêts, toujours favorables aux désirs de la Basoche ! Et ces vers valaient bien, ceux de la charte royale ; témoins ceux-ci :


« A ces causes, nos sieurs, il vous plaise permettre
Aux susdictz supplians la Régence remettre,
En les laissant joïr de tout le contenu
Au Patent et arrest qu’avez lu et tenu,
Vous asseurant, nos sieurs, de ne rien entreprendre,
Que, premier, à la Court il ne soit faict entendre ;

Puis, ensemble, d’un cœur noble, gentil et gay,
Planterons ung sapin le premier jour de may. »[16]


Mais, parmi tous ces vieux papiers, la Basoche avait trouvé bien autre chose, en vérité, que des vers. Quels privilèges, quels droits, quelle compétence ! La police du Palais, par exemple, à l’exclusion de messieurs des Requêtes, sauf les affaires où elle se serait laissée devancer par eux ; et y avait-il beaucoup d’apparence ? juridiction civile, juridiction criminelle, carcan, pilori pour les voleurs de mouchoirs et de tabatières ; mais, bien mieux que cela encore, haute potence dans la cour du Palais, où, au bon temps, avaient été pendus force coupeurs de bourse. C’étaient là de beaux exemples à suivre ; et messieurs nos maîtres les conseillers de la Basoche moderne grillaient de se mettre à l’œuvre, se promettant bien, dans leurs dents, de ne point dégénérer de leurs devanciers. En attendant les grandes affaires, et pour peloter (comme on dit) avant la partie, les voilà qui déclarent une guerre à mort aux éperons appelants et intimés qui osaient s’aventurer dans les salles et galeries du Palais. Malheur, alors, au plaideur housé et botté qui entreprenait d’entrer dans la grande salle, sans mettre bas cet accessoire proscrit sans pitié dans tous les prétoires de France et dans toutes les cohues ! Vite, il lui fallait, bon gré, mal gré, payer l’amende ; auquel cas, en recevant ses vingt sous, les drôles le saluaient d’un grand merci, lui promettant bien de ne le point oublier dans leurs prières. Ou bien, faisiez-vous mine de résister ? vous vous voyiez appréhendé au corps et contraint de passer le guichet ; comme il advint un jour à un fermier qui avait voulu contester, et à son maître qui, se mêlant, mal à propos, de l’affaire, s’était laissé aller, dans sa colère, à parler trop peu circonspectement de la Basoche.

Malheur, surtout, aux solliciteurs de procès, ce fléau des parlements, gens audacieux, fripons insignes, infestant, alors, partout, en France, les abords de tous les prétoires, y tendant leurs toiles où venaient se prendre tous les niais, vendant, au poids de l’or, à des rustres, leur protection auprès de tel de messieurs, du Parlement dont ils se disaient les amis particuliers, et qu’ils n’auraient osé saluer. Cent fois l’antique Basoche les avait flétris par ses sentences ; mais à la Basoche moderne était réservé l’honneur d’en purger le Palais à toujours.

Un autre objet la regardait encore ; on avait pu, dans ces derniers temps, se faire admettre abusivement dans des charges de procureurs, sans bien justifier des cinq années de cléricature exigées par les ordonnances ; mais le moyen de tromper des Argus intéressés à ne point souffrir d’intrus dans des offices auxquels, plus tard, eux-mêmes allaient prétendre ! Aussi était-ce plaisir de voir comme ils tenaient ferme, et faisaient refuser, à vol de bonnet, par le Parlement, tel praticien qu’avait bien voulu admettre la communauté des procureurs, plus facile. De jeunes juges n’attendez point de doux arrêt ; à une juridiction subalterne ne confiez point de trop grands pouvoirs, ou tenez pour certain qu’elle les fera valoir aux dépens de qui de droit. Les juifs du Puy-en-Vélay auraient bien su qu’en dire, qui leur en eût demandé leur avis ; c’étaient, qui le croirait ? les enfants de chœur de la Cathédrale qui, en cette ville, avaient sur eux haute, moyenne et basse justice. Pauvres enfants d’Israël ! à la male heure s’était-on avisé de leur donner de tels juges ! Il n’y avait semaine où ces révérends pères en Dieu d’enfants de chœur, sans cesse aux aguets, aux écoutes, et en perpétuel soupçon, ne trouvassent en faute irrémissible les arrière-petits-fils d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et ne les mulctâssent, sans merci, de grosses amendes au profit du trésor de l’église cathédrale, qui s’en trouvait bien, et onques n’avait été si rond.

Notre Basoche ne se piquait guère plus de clémence ; et Chouquet, le concierge buvetier, l’apprit, hélas ! bientôt à ses dépens. Tout d’abord, le rétablissement de cette juridiction l’avait pénétré d’une indicible douleur. Se séparant, alors, pour la première fois, du Parlement, avec qui, il avait, généralement, jugé d’accord jusqu’à cette heure : « Ils ont rétabli la Basoche (avait-il dit à ses affidés, avec l’accent d’un profond désespoir), mais souvenez-vous qu’ils s’en repentiront, et que c’est moi qui l’ai dit. » Toutefois, cette première douleur un peu calmée, le digne buvetier s’était mis à prendre en pitié ces petits juges de fraîche création, se promettant bien de n’en tenir compte, et se sachant même mauvais gré de s’être ainsi ému de si peu de chose. Lorsqu’il fallut ouvrir aux nouveaux juges la salle de la première chambre des Enquêtes, qui leur avait été assignée pour tenir leurs séances, s’y refusant net, quoiqu’on lui alléguât les ordres exprès du président De Bailleul, il voulait les conduire ailleurs, dans quelque obscur recoin du Palais ; mais c’était avoir compté sans les huissiers de la Basoche, deux vigoureux jeunes hommes, qui, le saisissant sous les aisselles, sans d’ailleurs lui faire mal, allèrent, en grand respect et cérémonie, le déposer tout ébahi à la Conciergerie, où peine lui fut de passer douze mortelles heures d’horloge, de soixante minutes chacune, comme on comptait dans ce temps-là ; et le pire fut que, lorsqu’il accourut, tout essouflé, le lendemain matin, à la Buvette, conter le cas au Parlement, qui le savait déjà, de reste, messieurs de la grand’chambre se prirent à lui rire au nez, tout d’une voix, et sans qu’il fût besoin d’aller emprunter des membres aux autres chambres pour vider le partage.

C’était, de la part de nos seigneurs de la Basoche, débuter avec éclat, et prendre bravement et magistralement possession de leur prétoire. Mais écoutez quel autre justiciable, bien autrement important, vint, bientôt, paraître à leur barre. Rien moins, en vérité, que monsieur le lieutenant-général d’un bailliage du ressort. Un homme de cette qualité, et si haut placé, ne s’était-il pas avisé de prendre, maintes fois, pour une seule journée, plusieurs actes de comparution, qu’il s’était fait payer rubis sur l’ongle, lorsque, en bonne règle, il ne lui en était dû qu’un seul ? Mais il n’avait pas tant gagné à ce jeu, qu’il ne perdît, à la fin, vingt fois davantage, grâce à la Basoche, qui, l’interrogeant serré, lui prouva son fait, à ne pouvoir sourciller ni dire « : je n’y étais pas » ; et, par honneur et considération particulière pour sa dignité, lui appliqua, en grand respect, le maximum de l’amende ; et puis imaginez le bruit que cela fit en tous lieux !

Vint, bientôt, un procès criminel que jugeaient solennellement la grand’chambre et la tournelle assemblées. C’était la fille Clérot, condamnée à mort par le Bailliage de Rouen, pour prétendu vol domestique, et dont le Parlement allait proclamer l’innocence ; il n’était, alors, question d’autre chose : chaque jour pleuvaient mémoires, factums, plaidoyers, estampes, portraits qu’on s’arrachait par la ville ; les curieux les conservent encore.

Ce fut l’affaire de plus d’une audience ; on s’y portait en foule, de tous les coins de la ville : le Palais de Justice semblait une place prise d’assaut ; enfin, il y eut des curieux qui, faute de meilleures places, allèrent bravement s’asseoir jusque sur les bancs de messieurs du Parlement, pour voir les choses de plus près, et juger le cas avec plus de sûreté de conscience. Quelle fortune pour la Basoche, et la belle occasion pour elle d’instrumenter et de se faire de fête ! En hâte donc, un bon procès-verbal fut dressé contre quatre des délinquants les plus notables, contre le peintre Descamps, entre autres, le directeur de notre école de peinture, artiste distingué, et qui faisait honneur à notre ville. Mais un conseiller de Tournelle, M. Boullenger du Bosc-Gouët, avait trouvé fort mauvais qu’on s’en fût pris ainsi à un de ses amis, et les officiers de la Basoche furent mandés en son hôtel : « Çà, mes maîtres, leur dit-il, maintenez, si vous le voulez, en votre procès-verbal, MM. tel et tel, pour l’exemple, mais ayez à rayer, tout à cette heure, M. Descamps, qui est fort de mes amis. » — « Monsieur, le procès-verbal est indivisible (lui répondit fièrement un de ces austères magistrats, jeune homme incorruptible qui, en un besoin, aurait, je crois, jugé son père) ; tous quatre ont failli, tous quatre seront punis, sauf le respect qui vous est dû. » — «  Mais, reprit le conseiller, tout surpris et déjà fâché, la Cour, par mon organe, vous ordonne de biffer ce nom sans tarder davantage. » — « La Cour ? qu’on nous montre donc son arrêt », répondit fièrement notre Brutus. » — « Eh quoi ! s’écria le conseiller passé de colère, il vous faut montrer des arrêts ? vous êtes de plaisantes gens, Messieurs de la Basoche ! allez, allez ! faites ce qu’il vous plaira ; mais tenez pour certain que vous entendrez parler de moi avant peu. » — « Monsieur, dirent-ils en se retirant, peut-être parlera-t-on de nous auparavant. » Ce qui ne manqua pas d’arriver, en effet, et sans qu’il tardât guère ; car, à quelques minutes de là, on lisait, placardée dans toutes les rues, à tous les carrefours, et jusque dans la cour du Palais, une sentence de la Basoche, imprimée en gros caractères, qui, sans faveur, sans acception de personnes, condamnait les quatre délinquants au maximum de l’amende, le peintre Descamps comme les autres. M. Boullenger de Bosc-Gouët ne se possédait pas ; mais le meilleur fut que messieurs de la Basoche, mandés devant la Tournelle, pour y rendre compte de leur conduite, après qu’ils eurent, franchement et au long, raconté toute l’affaire, reçurent mille louanges sur leur équité, au lieu de la verte semonce qu’avait voulu leur attirer le conseiller de Tournelle ; encore fut-ce lui, comme l’ancien de la chambre, qui se vit forcé de complimenter les drôles ; à quoi, de vérité, il n’y mit guère de bonne grâce, car à peine le pouvait-on entendre, tant il parlait entre ses dents.

Pour Chouquet, combien il était exaspéré, on ne le saurait croire : « Ne vous l’avais-je pas bien dit, criait-il à tous venants ; les voilà qui tiennent tête à un de messieurs de Tournelle ; qu’on les laisse faire, et ils s’en prendront bientôt à une chambre tout entière. » Chouquet n’avait pas cru si bien dire ; la chose devait arriver comme il l’avait prédite, et le plus beau du jeu fut que le paillard ne put s’en prendre qu’à lui-même ; car, un jour, comme il rôdait dans les couloirs, le nez au vent comme à son ordinaire, voilà qu’un voleur sortait d’une salle du Palais, tout chargé de franges d’or arrachées aux bancs et aux fauteuils, et dont le pauvre hère avait cru faire son profit. Arrêté sur l’heure, et conduit à la Conciergerie, son affaire ne devait pas traîner en longueur : mais deux juridictions pouvaient en connaître : la Basoche d’abord, dont pas un membre ne se trouvait là, pour l’instant ; puis la chambre des requêtes, qui n’avait jamais renoncé à punir les délits commis dans l’enclos du Palais ; or, par fortune, elle se trouvait être en séance ce jour-là, et au premier saisi devait demeurer l’affaire. Voilà Chouquet bien affairé dans le Palais, montant, descendant les escaliers, faisant le bon valet, et enfin contant le cas à messieurs des requêtes, qui envoient aussitôt un des leurs à la Conciergerie pour verbaliser vite et assurer leur compétence. Mais, ô coup de foudre pour Chouquet, qui l’avait suivi, voulant être de la fête ! comme ils entraient dans la prison, un clerc malencontreux, conseiller de la Basoche, en sortait, quittant le prisonnier qu’il venait d’interroger en bonne forme ; bref, la Basoche était saisie, et il n’y avait plus de remède ; car la chambre des requêtes voulut bien d’abord incidenter ; mais que faire contre un procès-verbal et un interrogatoire irréprochables de tout point ? Ce fut à Chouquet à se mordre les doigts et à battre sa coulpe ; car, tout en courant, à perdre haleine, avertir messieurs des requêtes, le bavard, rencontrant quelqu’un des siens dans les corridors, s’était vanté du bon tour qu’il allait jouer, disait-il, à la Basoche. Or, ayant l’oreille dure au possible, il avait, en bon chrétien, crié à tue-tête, comme s’il eût eu affaire à un autre lui-même ; ce fut le salut de la Basoche ; car, par fortune, un membre de ce prudent collège, dont les cinq sens étaient merveilleusement dispos, l’ouïe principalement, avait saisi au vol la confidence ; ingambe et alerte plus que tous les buvetiers et que toutes les chambres des requêtes du royaume, ce maître conseiller avait couru, en hâte, à la prison, instrumenter sans remise, et s’en allait comme les autres arrivaient. Puis allez vous commettre avec des clercs et leur disputer la compétence à la course ! Au demeurant, l’affaire en valait la peine ; un instant, il avait été parlé de la potence ; il fallut, toutefois, se contenter du carcan ; de quoi ce fut bien dommage, assurément ; mais encore était-ce déjà quelque chose. La grand’chambre confirma la sentence, et notre voleur de franges fut exposé dans la cour du Palais. Au train dont y allaient messieurs de la Basoche, ils n’en devaient plus guère à leurs devanciers. Pas un solliciteur de procès n’eût osé se montrer maintenant dans la grande salle ; pas un procureur n’eût été admis, qui ne justifiât péremptoirement de cinq bonnes années de cléricature, de douze mois chacune, sans qu’il s’en manquât d’une seconde ; on parlait de planter un Mai, comme avaient fait les anciens, d’allumer un grand feu dans la cour du Palais, et ma foi, par la même occasion, de faire confectionner une potence toute simple, mais bien conditionnée, à tout événement, et pour ne pas être surpris.

Tous ces bons personnages n’entendant point raillerie sur les incartades des clercs leurs confrères ; étant prêts, jour et nuit, à procéder, à instrumenter contre eux, à les juger sans leur passer la moindre peccadille, et les tenant, pour ainsi dire, serrés de si près que pas un n’eût osé broncher si peu que ce fût, il n’y avait sorte de bontés que le Parlement n’eût pour eux, afin de les maintenir en ferveur, et de conserver dans le Palais la paix, qui, de vrai, était leur ouvrage. Lors des visites du 1er janvier, les salons de la première présidence s’ouvraient à deux battants pour messieurs les officiers de la Basoche ; les honneurs, les exemptions, leur étaient prodigués. Le gouverneur de la province avait voulu enrôler les maîtres clercs dans la garde bourgeoise ; le Parlement, intervenant aussitôt, les en fit dispenser pour toujours. Après l’affaire du peintre Descamps, la direction du théâtre, voyant quelles gens c’étaient que ces seigneurs de la Basoche, et comptant bien qu’ils pourraient faire taire nombre de petits clercs et praticiens qui, chaque jour, au parterre, lui donnaient de la tablature, s’était empressé d’abandonner régents, conseillers, tous les officiers, enfin, moyennant la modique somme d’un louis par tête, au lieu de cent cinquante francs que payaient tous les autres habitants de la ville. Mais la direction les eût-elle reçus gratis, encore y aurait-elle trouvé son compte ; car ils firent si bien taire tout ce petit monde bruyant de clercs, que tout, bientôt, fut en paix, au théâtre comme au Palais, et qu’on y vit revenir en foule la bonne compagnie, que le tapage en avait chassée. C’était, désormais, un corps imposant que la Basoche. L’avocat-général Grente de Grécourt, homme d’esprit et aimant à rire, un jour, au sujet d’un procureur du roi d’Argentan, qui, dans une lettre, le traitait de cher collègue, s’écria, en pleine conférence, oyants tous les procureurs et clercs du Palais, que de collègue, il n’en avait point dans le ressort, sauf, toutefois, le procureur-général de la Basoche.

Tout, donc, paraissant sourire à ce sénat naissant, il frappait dur et souvent sur les délinquants ; bref, on y jouissait de la vie, on se promettait de belles années, des jours de puissance, de gloire et de triomphe. Mais c’étaient là de ces illusions, de ces rêves décevants d’une jeunesse aveugle et confiante. Tandis que ce lierre si verdoyant s’élançait autour du chêne antique, s’identifiant avec lui, le vieux arbre lui-même, sapé par la hache, penchait vers la terre, et tomba enfin lourdement, faisant tout retentir du bruit de sa chute.

Un jour, en octobre 1790, dans la cour du Palais de Justice, des carrosses en grand nombre attendaient leurs maîtres occupés dans la grande chambre dorée ; les chevaux, l’œil morne et la tête baissée, semblaient prendre leur part des humiliations infligées à leurs maîtres, et attendaient humblement le signal du départ. Enfin, descendirent, par le grand escalier, tous les membres du ci-devant Parlement de Normandie, revêtus de la toge qu’ils allaient déposer pour ne la plus revêtir jamais. C’en était fait de cette cour souveraine ; après trois siècles de durée, à son tour, il lui avait fallu entendre son arrêt de mort. Tous les carrosses partirent l’un après l’autre, et la cour du Palais demeura silencieuse et déserte. Chouquet avait tout vu, suivant d’un œil triste ces carrosses dorés, ces riches livrées qu’il ne devait plus revoir jamais. Vous pouvez penser si sa consternation était grande ; car, plus de Parlement, plus de déjeûners, plus de buvetiers, plus de messes-rouges, plus de courtisans, plus de puissance ; que faire donc, désormais, dans ce bas monde ? Admirez, toutefois, comme une rancune un peu vigoureuse est un sentiment vivace qui absorbe tous les autres ! Au plus fort de ses douleurs, de ses amertumes, de ses dernières salutations à messieurs du Parlement, un tout petit incident avait paru soutenir Chouquet défaillant et éperdu ; un rayon de lumière était venu percer ce nuage si sombre : c’est qu’au moment même où les présidents, conseillers, et gens du roi au Parlement descendaient tristement le grand escalier, nos seigneurs de la Basoche descendaient, eux, à petit bruit, par le degré des buvettes, fermement résolus, comme il semblait, à s’en aller, à pied, pour peu que leurs carrosses se fissent plus longtemps attendre. Car c’en était fait d’eux aussi ; et leur charte en vers ne les en avait pu défendre. Chose admirable ! ce spectacle adoucit un peu les angoisses de Chouquet ; on crut voir errer dans ses yeux, sur ses lèvres, un léger sourire ; le buvetier du Parlement, navré de douleur et à demi-mort tout à l’heure, renaissait à la vie en ce moment ; il se consolait un peu, parce que la Basoche n’était plus.



DROIT DE GRACE
DES
ARCHEVÊQUES DE ROUEN


(Document historique inédit)


Droit de Grâce


DES ARCHEVÊQUES DE ROUEN


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Le moyen-âge, qui éleva à Dieu tant de vastes temples, de magnifiques cathédrales, savait aussi honorer les pontifes et les signaler au respect des peuples. Comblés de biens, environnés de tous les prestiges de la richesse et de la puissance, en état d’exercer sans cesse et largement la charité qu’ils avaient reçu mission de prêcher aux hommes, les évêques apparaissent au monde comme de dignes représentants d’un Dieu fort et d’une Providence bienfaisante.

Les voyant si haut placés, le peuple qui, peut-être, les eût dédaignés faibles et pauvres, les écoutait riches et puissants, et, à leur parole, s’humiliait devant le monarque invisible, dont la majesté semblait se refléter sur ses envoyés. — On voit partout, dans nos histoires, combien fut grand, naguère, en France, le pouvoir des évêques. Il y en avait quelques-uns que nos rois avaient admis au partage du droit de grâce, ce droit si véritablement royal, cette prérogative la plus incommunicable de toutes celles de leur couronne. Longtemps, on le sait, et jusqu’aux dernières années, presque, du règne de Louis XV, les évêques d’Orléans furent en possession de délivrer, au jour de leur joyeuse entrée dans leur ville épiscopale, tous les criminels qui se trouvaient, ce jour-là, dans les prisons d’Orléans ; et les coupables s’y trouvaient toujours en grand nombre, avertis qu’ils avaient été longtemps à l’avance, du jour et de l’heure de l’entrée du prélat. C’était là une large prérogative, sans doute, et à peine nos rois en pouvaient-ils tant faire. Toutefois, Louis XIV lui-même, ce roi si roi, ne s’en était point montré jaloux. Au milieu de son règne, au plus fort de ses succès et de sa gloire, lorsque la terre, pour ainsi dire, se taisait en sa présence, on vit l’évêque Du Cambout de Coislin exercer le droit de grâce de son siège dans toute son étendue, et avec plus d’éclat, peut-être, qu’aucun de ceux qui s’étaient assis avant lui dans la chaire épiscopale d’Orléans. Jamais, à aucune époque, tant de prisonniers n’avaient été graciés en un jour ; jamais foule plus innombrable n’était accourue à Orléans pour repaître ses yeux de ces pompes qui l’enivraient. Santeuil, lui aussi, était là dans le cortège du prélat, son ami ; il vit tous ces fers qui tombaient à la voix d’un évêque ; émerveillé d’un si grand pouvoir, inspiré par ce spectacle imposant et nouveau pour lui, il saisit sa lyre ; ses yeux lançaient des éclairs ; on fit silence, et le Vates, le barde sacré de nos vieilles métropoles, fit entendre des vers dignes de lui, dignes d’une solennité si touchante, des vers de triomphe, tels qu’ils convenaient à cette joyeuse entrée épiscopale, qui, elle aussi, semblait un triomphe.

Jamais les archevêques de Rouen ne jouirent d’une si haute prérogative ; et on ne voit pas, dans nos histoires, qu’ils aient exercé, autrefois, quelque privilège qui en approchât, même de loin. Membre né du chapitre de sa métropole, l’archevêque de Rouen, au grand jour de l’Ascension, venait y prendre séance, comme président, si l’on veut, et dans une haute chaire richement drapée ; mais toujours n’était-il là qu’un chanoine comme les autres. C’était bien à lui de proclamer le nom du meurtrier qui (l’Échiquier y consentant) allait, ce jour-là, lever la Fierte révérée de saint Romain, et recouvrer, par sa vertu puissante, la vie, ses biens et sa liberté ; mais, dans ce grand acte de grâce, le prélat n’avait eu que sa voix comme tous les autres chanoines ses collègues ; cette voix n’avait compté que comme celle du moindre d’entre eux ; et je n’avais jamais vu que nos archevêques eussent pu, naguère, exercer autrement le droit de grâce. Mon étonnement a donc été grand, lorsqu’il y a quelque temps, compulsant, aux Archives du royaume, un registre du trésor des vieilles chartes de France[17], tout à coup se sont offertes à mes yeux des lettres de rémission données par un archevêque de Rouen, et des lettres-patentes du Roi de France, qui, confirmant celles du prélat, proclament hautement le droit qu’avaient les archevêques de Rouen de faire grâce, en certains jours et dans de certaines limites. Cet archevêque était Guillaume de Vienne ; ses lettres de grâce sont du premier dimanche de septembre 1393, jour où le prélat fit à Rouen sa joyeuse entrée : il importe d’en parler avec quelque détail.

Invoquant d’abord les droits, prérogatives et antiques libertés de l’église cathédrale de Rouen et de son siège métropolitain, Guillaume de Vienne prend son diocèse à témoin que, de tout temps, et aussi loin que la mémoire des hommes puisse remonter, ses prédécesseurs, au jour de leur première et solennelle entrée à Rouen, comme archevêques, ont joui du droit d’octroyer des grâces générales ou spéciales à tels prêtres, clercs et personnes ecclésiastiques détenues dans les prisons de l’archevêché, auxquels ils ont trouvé bon d’en accorder ; du droit de leur pardonner plénièrement leurs crimes, quels qu’ils fussent, et de leur remettre les peines qu’auraient méritées ces crimes, ou qui déjà, même, auraient été prononcées contre eux en jugement.

Son droit ainsi bien exposé, le prélat raconte que, le matin même, faisant sa première entrée dans l’église cathédrale de Rouen, et en visitant toutes les dépendances, il a trouvé détenu, dans les prisons de son officialité, un clerc qui s’est jeté à ses pieds en fondant en larmes, et dont la supplique l’a vivement touché. Nicolas Gueroud (ainsi se nomme ce clerc) s’est confessé coupable de meurtre ; mais les circonstances du crime semblent en atténuer l’énormité. Dans une rixe violente entre deux bandes d’hommes turbulents et échauffés, qui, quelques mois auparavant, avait troublé la ville, le fils d’un bourgeois ayant été blessé, Nicolas Gueroud, accompagné de ses camarades, reconduisait ce jeune homme chez son père pour l’y faire panser de ses blessures, lorsqu’au détour d’une rue s’était offerte à leur rencontre la bande dont faisait partie celui qui avait blessé ce jeune homme. Aussitôt la querelle avait recommencé, plus vive, plus acharnée que la première fois ; des injures on en était venu aux voies de fait, et, dans cette mêlée, Nicolas Gueroud avait eu le malheur de tuer Pierre Leveneur d’un coup à la tête. Le fait était d’autant plus grave, que ce n’était point Pierre Leveneur qui avait blessé le jeune camarade que l’on voulait venger. Mais le repentir profond du coupable, cinq mois d’une détention rigoureuse endurée avec patience et résignation, avaient touché le pontife, qui, rentré dans son manoir épiscopal, après les pompes de la journée, octroie aussitôt, et fait sceller, en sa présence, des lettres de grâce en faveur du malheureux clerc dont les larmes l’ont attendri. Par ces lettres, Guillaume de Vienne déclare, qu’usant de son droit, et par grâce spéciale, il pardonne à Gueroud son crime, lui fait remise pleine et entière des peines qu’il a encourues, le déclare absous, et entièrement réhabilité en son honneur.

Au mois d’octobre suivant, le roi Charles VI, confirmant pleinement ces lettres de grâce, et reconnaissant le droit de nos archevêques, ordonne, par des lettres-patentes, à son bailli de Rouen, et à tous ses justiciers de la ville et du royaume, de laisser Nicolas Gueroud jouir paisiblement de la grâce que lui a accordée l’archevêque Guillaume de Vienne, et leur défend expressément de rien attenter au préjudice des lettres de rémission du prélat.

Il y a loin, sans doute, de ce droit de grâce limité à la prérogative exorbitante et plus que royale des évêques d’Orléans. C’était là, toutefois, un beau droit qu’avaient nos archevêques, et on peut s’étonner qu’aucun historien n’en ait parlé jusqu’à ce jour. Car si les doctes auteurs du Gallia Christiana semblent en avoir eu un soupçon, à peine l’expriment-ils, malgré l’importance qu’avait pour eux la matière ; et les quatre mots qui semblent y faire allusion nous offrent à peine un sens clair, à nous qui voyons bien ce qu’ils ont voulu, et sans doute cru dire[18].

Pour bien apprécier, au reste, l’importance de ce droit de nos archevêques, il faut se souvenir de ce qu’étaient alors les prisons des officialités. On a beaucoup parlé des vade in pace des abbayes, geôles souterraines, noires comme la nuit, inventées par un prieur de Saint-Martin-des-Champs, à Paris, et où les religieux coupables de grandes fautes, privés de tout commerce avec leurs semblables, ne vivaient plus que de pain, d’eau et de ténèbres. Les prisons des officialités ne le cédaient en rien aux vade in pace. Des lettres-patentes du roi Charles V parlent des oubliettes de l’évêque de Bayeux ; elles font mention de malfaiteurs « dont aucuns (disait le monarque) furent pris et pendus à Baïeux, et les autres mis en oubliète en la court de l’évesque dudict lieu de Baïeux, là où ils moururent pour leurs démérites[19]. » On voit assez que c’était quelque souterrain ténébreux où ces scélérats avaient été jetés pour y attendre le supplice, ou même pour y mourir sans qu’on s’occupât d’eux davantage. À deux cent dix ans de là, elles existaient encore, ces terribles oubliettes, et le temps ne les avait pas amendés. Le 2 mai 1590, au plus fort des troubles de la Ligue, on voit se présenter aux magistrats fidèles du Parlement de Normandie, réfugiés à Caen, un avocat de Bayeux, qui raconte qu’après s’être rendus maîtres de cette ville, « les ligueurs, en indignacion de son attachement à ses roys, l’ont mys dans les prisons, cachots et oubliettes du sieur évesque de Bayeulx, qui (dit-il), sont prisons horribles à veoyr seullement, ausquelles on ne peult veoyr, dedans lesquelles il y a plusieurs crappeaulx et austres bêtes vénéneuses[20]. » Il est pâle encore et terrifié, rien qu’en y songeant ; et on voit, à la contenance des magistrats qui l’écoutent, que son récit les a glacés d’effroi.

Avranches, aussi, avait ses oubliettes épiscopales. En 1509, un chanoine vient se plaindre à l’Échiquier de Normandie, des gens de l’évêque, qui « l’ont mis « dans la prison de l’évesché, orde et vile prison, profonde d’une lance et demye dedans terre, et illec misérablement traicté[21]. »

Hélas ! à Rouen, les prisons de l’officialité n’étaient pas un moins horrible séjour. Le nom que leur donnaient les juges même qui y envoyaient jeter les condamnés, fait frémir en le lisant. Ils l’appellent la fosse, le lac de misère, à la lettre, « fovea, lacus miseriæ. » Par ces mots énergiques, on voit assez ce que pouvait être la chose. Les condamnations de ce genre sont en grand nombre dans les vieux registres de la Cathédrale ; il nous suffira d’en choisir une entre mille. En 1400, Pierre de Bellefosse, chapelain d’un chanoine de la Cathédrale, comparaît devant le chapitre, accuse de plusieurs vols et d’une tentative d’assassinat sur le Chanoine Carrel, celui-là même dont il était le chapelain. Accablé par l’évidence, il confesse tous ses crimes, commis, dit-il, à l’instigation du démon : « diabolo ipsum instigante. » Tous les chanoines de la métropole sont assis en jugement dans la salle capitulaire, hormis celui d’entre eux que l’accusé a voulu tuer, et qui n’a pas voulu, qui n’a pas dû siéger parmi les juges : « Christi nomine primitus invocato (dit la sentence), sedentes pro tribunali, et solum Deum præ oculis habentes. » — Voilà une grave et redoutable assemblée ! que va-t-elle décider ?

Avant tout, le coupable doit être excommunié, pour avoir osé mettre la main sur un prêtre. Donc, tandis que les toutes cloches de Notre-Dame s’agitent dans les tours, le doyen, éclairé par douze cierges, que tiennent douze prêtres rangés en cercle autour de lui, lit à Bellefosse la sentence qui le déclare anathème, puis les douze cierges sont jetés à terre et foulés aux pieds ; car il ne faut plus que, désormais, ils éclairent aucune œuvre humaine. Après quoi, les chanoines condamnent le coupable à faire pénitence, sa vie durant, dans le lac de misère destiné au châtiment des grands criminels, « in nostro carcere, scilicet in lacu miseriæ ad pœnam specialiter deputato ; » à y vivre du pain de douleur, de l’eau d’angoisse et de tristesse : « ad panem doloris et aquam angustiæ et tristitiæ. » Le haut-doyen a été chargé de prononcer au condamné sa sentence, en plein chapitre ; le coupable est là, agenouillé et tremblant : « Pierre, mon amy (lui dit le juge), nous avons ouy ta confession ; et pour ce que tu as commis, nous te condampnons à estre mis en la fosse, au pain et à l’eaue, en retenant nostre miséricorde, sur ce, et de nos successeurs. » Tout le clergé de Notre-Dame, les chapelains, et jusqu’aux enfants de chœur, ont assisté au jugement ; tous vont être témoins de l’exécution, qui suit immédiatement cette sentence sans appel. Pierre, entraîné hors de la salle capitulaire, est descendu dans la fosse ou lac, n’ayant que sa chemise et ses braies pour tout vêtement, la tête à peine couverte : « Fuit positus in foveâ, seu lacu, nudus ; exceptis camisiâ et bracchis, et uno modico capello ; » et notez que l’on célébrera, le lendemain, la Toussaint. À la vérité, à trois jours de là, « pour l’amour de Dieu et par grâce spéciale, » messieurs du chapitre font jeter à ce malheureux un manteau, un chaperon et d’autres vêtements pour couvrir ses membres engourdis. Mais qu’est-ce que cela contre une atmosphère humide, glaciale, sans air et sans lumière ? Il en sera sans doute de ce condamné comme de celui qui l’a précédé dans cet abîme : un jour qu’on lui apportait sa ration d’eau et de pain noir, on eut beau l’appeler, le silence seul répondit : il était mort !

C’est avoir arrêté nos regards sur de tristes objets, mais mon sujet m’y contraignait ; le droit de grâce octroyé aux archevêques de Rouen, dans ces temps éloignés, et circonscrit dans les prisons de leur officialité, ne peut être bien apprécié, ce semble, qu’autant que l’on voit, comme nous venons de le faire, à quelles peines, plus cruelles que la mort, ces prélats pouvaient, au jour de leur prise de possession, arracher des malheureux enterrés vivants ; leur faire grâce, c’était, en vérité, plus que délivrer des prisonniers, c’était ressusciter des morts ; certes, pour ces infortunés, la prise de possession d’un archevêque était bien véritablement une joyeuse entrée : « jocundus adventus. » A son approche, une vive lueur, perçant ces voûtes épaisses, allait réveiller et réjouir ces malheureux ensevelis dans l’ombre ; et, si dures que fussent ces prisons, toujours n’était-il pas donné au juge le plus implacable d’en sceller irrévocablement les portes et d’en interdire l’entrée à l’espérance.

Sans doute, rien ne fut plus ordinaire que le crime au moyen-âge ; pour peu qu’on écarte le voile qui nous cache ces temps reculés, on ne voit que meurtres sur les chemins, dans les villes, dans les châteaux des barons, dans les demeures royales, et jusque sur les degrés du sanctuaire. Partout les geôles sont encombrées ; sans cesse la torture interroge, la douleur répond, et souvent la conscience avec elle : les prisons s’ouvrent sans cesse pour des condamnés qui, chargés sur des tombereaux, sont traînés au supplice. Chaque jour, le glaive de la justice étincelle ; la potence vacille, ébranlée par les derniers et vains efforts d’un malheureux qui expire ; partout le sang coule pour racheter le sang, et les bourreaux ne se reposent ni jour ni nuit. Mais, dans cet âge de fer, apparaissent aussi des évêques, des chapitres, de puissants suzerains qui font grâce ; des cardinaux vêtus de pourpre, dont le passage fortuit dans une ville, dans une rue, rend à la vie, comme par miracle, des condamnés que l’on traînait à l’échafaud ; des rois, qui, au jour du Vendredi-Saint, pardonnent à quelques coupables, en mémoire de l’Homme-Dieu, qui, à pareil jour, pardonna au monde. Le cœur, qui s’était serré à la vue de tant de crimes, se dilate à l’aspect de tous ces actes de clémence et de merci. Alors, on plaint des siècles où beaucoup, peut-être, furent criminels par ignorance et par l’effet de la barbarie des mœurs de leur âge ; et on se félicite en voyant que là où abondait le crime, là semblaient surabonder aussi la miséricorde et la grâce[22], plus efficaces, assurément, à adoucir les mœurs, que d’atroces et fréquents supplices offerts en spectacle à la foule, qu’ils endurcissaient, à la longue, bien loin de la rendre meilleure.




L’ARRÊT DU SANG DAMNÉ


ANECDOTE DU XVIe SIÈCLE




L’Arrêt du Sang damné


ANECDOTE DU XVIe SIÈCLE


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La journée du 26 août 1558 devait être longtemps mémorable, à Rouen, dans les fastes du palais. À ce jour-là avait été renvoyée la décision d’une des affaires les plus graves que le Parlement de Normandie eût jamais vu porter à sa barre. Cause importante sans doute, puisque la grand’chambre, compétente pour la juger seule souverainement, avait voulu, toutefois, que les Enquêtes, la Tournelle et les Requêtes lui vinssent en aide ; en sorte (chose presque sans exemple alors) qu’un procès allait, ce jour-là, se débattre devant toutes les chambres du Parlement, qui, d’ordinaire, ne s’assemblaient que pour les affaires de discipline intérieure ou de grande police, et pour accepter ou rejeter les édits de nos rois.

C’est qu’au lieu qu’il ne s’agissait, la plupart du temps, aux audiences de cette cour souveraine, que d’éclaircir des faits obscurs, et de déterminer l’a disposition législative qui devait les régir, la loi, à cette fois, la loi elle-même était en cause, loi claire, s’il en fut jamais, loi précise, écrite, que dis-je ? reproduite plusieurs fois en divers titres du même code. Le grand Coutumier de Normandie, en un mot, allait être attaqué en ce chef, où, non content d’adjuger au fisc tous les biens d’un criminel exécuté à mort, il voulait encore que les enfants du condamné fussent privés des héritages qu’eût recueillis leur père, vivant, et ne pussent même (ce père étant mort), succéder à leur aïeul venant à mourir après lui. Dure et inhumaine coutume, apportée en Neustrie par les Normands, il y avait plus de six siècles, et que le bailliage de Rouen venait d’appliquer tout récemment encore dans un procès qui faisait bruit dans la province.

C’était au sujet d’un bourgeois de Rouen, Guillaume Laurent, qui, condamné pour meurtre, à la Tournelle, avait eu le poing coupé devant le grand portail de Notre-Dame, et la tête tranchée au Vieux-Marché. Puis, quoiqu’il laissât trois enfants en bas âge, ses biens avaient été dévolus au fisc ; et jusque là nul n’eût osé rien dire ni penser même, la confiscation des biens d’un supplicié étant alors, presque partout en France, un dogme fondamental et révéré de tous. Mais, peu de temps après l’ignominieux et sanglant supplice de Guillaume Laurent, le vieux père du condamné étant mort de honte et de douleur, alors avait été donné à la ville de Rouen un hideux spectacle. Chose horrible, on avait vu aussitôt, non plus cette fois les agents du fisc, mais la fille de ce vieillard mort tout-à-l’heure, la sœur germaine de Guillaume Laurent le décapité, la tante des trois orphelins, venir dire à ces innocents, qu’avait recueillis leur aïeul, après le supplice ignominieux de leur père : « Or sus, sortez d’ici tous trois, rien de ce qui fut à votre grand-père ne peut vous appartenir ; ces biens de mon père, dont le vôtre eût hérité sans son crime, me doivent revenir sans partage. » Elle l’avait dit, et elle l’avait pu dire, car (prononçait le grand Coutumier de Normandie), l’enfant d’un supplicié ne peut hériter de personne[23]. Et comme le tuteur des trois enfants avait dénoncé au bailliage de Rouen une inhumanité si criante, les juges, émus de la détresse de ces infortunés, indignés de la dureté de cette tante, n’en avaient pas moins prononcé tout d’une voix contre les trois pauvres orphelins. Car « nul homme engendré de sang damné ne pouvoit avoir, comme hoir, aulcune succession d’héritage ; » et, la loi étant si claire, quel moyen de s’en défendre ? Avocats, légistes, praticiens, présents alors en foule au bailliage, avaient, la plupart, hélas, approuvé la sentence. Quelques-uns, toutefois, en petit nombre, avaient osé se récrier ; mais plus haut, plus énergiquement que les autres, l’avocat Brétignières, qui, indigné contre cette famille dénaturée, révolté d’une loi si barbare, profondément touché de la détresse de ces trois orphelins, qu’il voyait sortir courbés sous la dure sentence qui venait de les vouer à la misère, s’élançant vers eux, comme leur tuteur les emmenait, s’était écrié, en les étreignant dans ses bras, qu’il fallait en appeler en hâte au Parlement, et qu’il ferait réformer la sentence, ou y laisserait son chaperon et ses lettres de licence.

Le jour était venu, pour Brétignières, de tenir cette promesse, que lui-même, peut-être, jugeait maintenant téméraire ; et, le 26 août 1558, le peuple, qui naguère avait vu mutiler et décapiter Guillaume Laurent, aujourd’hui encore courait, de toutes parts, en foule, au palais, pour voir les trois jeunes enfants du condamné disputer à des parents avides et dénaturés leur dernier morceau de pain qu’on leur voulait ravir. De longtemps on n’avait vu pareille affluence dans la grand’chambre du plaidoyer ; avocats, légistes, praticiens s’y étaient rendus, dès le matin, avant l’audience ; et là, groupés autour de l’avocat Brétignières, beaucoup lui reprochaient sa témérité d’oser ainsi s’attaquer à la Coutume, à des textes si clairs, et lui prédisaient un inévitable échec. Mais Brétignières n’était pas un homme que l’on pût si aisément décourager. Enfant du seizième siècle, de ce siècle inquiet, hardi, réformateur, il avait remarqué, dès longtemps, dans les vieilles lois de Normandie, des dispositions qu’il lui tardait de voir abolir ; aujourd’hui qu’il allait en attaquer une, la plus inhumaine de toutes sans contredit, il attendait la lutte avec assurance ; et, à son gré, présidents, conseillers et gens du roi tardaient bien à venir.

Ils parurent enfin, le premier président Saint-Anthot à leur tête, homme ferme, sage, éclairé, supérieur à tous les préjugés de son temps, un de ces juges, enfin, tels que les devait désirer Brétignières, pour une cause où la raison et l’humanité osaient, de concert, traduire à la barre de la cour ce vieux Coutumier que tous avaient respecté jusque-là, en Normandie, à l’égal presque de la loi de Dieu. Cependant MM. du Parlement étant assis en jugement, attentifs à ce qui s’allait dire, et la cause appelée enfin, la conduite de Brétignières parut étrange à tous. Avocat des trois orphelins (appelants devant la cour), c’était à lui de parler le premier, et d’engager le combat qu’il avait si hardiment provoqué ; tous attendaient, fort en peine de ce qu’il pourrait proposer contre une loi si claire ; le doute, l’incrédulité étaient peints sur les visages. Quand donc on le vit se contenter de conclure à l’annulation de la sentence, puis s’asseoir aussitôt, et l’avocat des intimés se lever confiant, et entrer résolument en matière, vous eussiez entendu alors s’élever, dans la grand’chambre, un sourd bruissement, un murmure confus et réprobateur. Avocats, praticiens, secouant la tête, regardaient sévèrement Brétignières ; et, plus que jamais, de toutes les bouches, presque, sortaient ces mots : Outrecuidance, cause perdue.

Que fut-ce donc en entendant l’avocat des intimés alléguer les lois, invoquer le Coutumier, y montrer, non pas dans une disposition isolée, mais dans plusieurs, mais partout, dans le texte de ce vieux code, et plus encore dans son esprit, le rigoureux anathème lancé naguère aux enfants des condamnés ? Car, avait dit le dur législateur normand, les enfants du condamné ne pourront jamais rien prétendre, non seulement aux biens que possédait leur père au jour de son crime, mais aux héritages même qu’il eût recueillis vivant, et qui viendront à s’ouvrir après son supplice. Ces biens iront aux autres plus prochains du lignage ; en telle sorte que les enfants du condamné n’y auront rien. « Aulcun qui soit engendré de sang damné ne peult avoir, comme hoir, aulcune succession d’héritage. » — « Et (avait-il dit plus explicitement encore ailleurs) les enfants à ceulx qui sont damnéz ne peuvent riens réclamer des biens de leur aïeul. » — Quels textes avaient jamais été plus clairs ? Et, puisqu’il la fallait défendre, cette coutume attaquée, et réhabiliter ce législateur si longtemps révéré, aujourd’hui traduit à la barre de la cour, l’orateur, évoquant les temps passés, faisant revivre les anciens Normands, les durs compagnons d’Ogeric, de Ragener et de Rollon, montrait aux juges ces grossiers et farouches aventuriers, non moins âpres, alors, à la rapine et au meurtre, qu’invinciblement enclins aux courses hasardeuses, aux périlleuses aventures, à l’invasion et à la conquête ; puis, au milieu de ces hommes féroces, qu’aucun châtiment ne pouvait retenir, leurs chefs, leurs juges, s’avisant d’une salutaire pensée. Car, au fond de ces cœurs si durs, le législateur ayant rencontré des entrailles de père, le seul endroit chez ces pirates qui pût s’émouvoir et craindre, alors, dans un dessein profond, il avait fait cette loi qu’on attaquait si mal à propos aujourd’hui. Un jour, dans les rangs de ces hordes sauvages, avait couru le bruit, de proche en proche, que, désormais, pour l’expiation d’un crime, il ne suffirait plus du supplice de son auteur, que le châtiment survivrait au condamné, que les enfants, en un mot, seraient à jamais punis du crime de leur père. En entendant promulguer cette loi nouvelle, les barbares avaient frémi ; puis, comme elle avait été appliquée bientôt, sans merci, aux premiers d’entr’eux qui avaient volé, qui avaient tué, qui avaient brûlé, voyant ensuite les enfants de ces condamnés, errer nus et pauvres, les fiers Normands, pris enfin de peur, avaient regardé leurs enfants et tremblé pour ces innocentes créatures ; puis, d’année en année, on avait vu moins de vols, d’incendies, d’assassinats ; ils s’étaient détournés de mal faire, voyant leurs enfants en porter infailliblement la peine ; tant il est vrai que le père souffre plus au mal de ses enfants qu’au sien propre ! Ainsi, continuait-il, ainsi sans doute l’avaient pensé les Romains. Car, dans une de leurs lois, parlant de ces violences insurmontables qui vicient et rendent nulle l’obligation qu’elles ont extorquée, ils mettaient au premier rang celles exercées sur un enfant pour contraindre ses parents et leur arracher une promesse ; un père (disaient-ils), un père craignant toujours plus, pour ses enfants que pour lui-même.

Mais, arrêtant ici l’avocat des intimés, Brétignières s’était levé brusquement, rompant enfin un silence qu’il voyait si mal compris. « Eh ! pourquoi donc, s’écriait-il d’une voix tonnante, pourquoi ces Romains dont vous parlez avaient-ils exclu de leurs codes la loi cruelle que vous n’avez pas honte de nous vanter ici comme bonne, saincte, et faicte à bonne cause ? Car nous venons de vous entendre tous la qualifier ainsi. Pourquoi leurs sages, leurs empereurs, Callistrate, Arcadius, Honorius, ont-ils, au contraire, proclamé si haut que le crime du père et son supplice ne peuvent ni entacher ses enfants, ni influer en rien sur leur destinée ; que la peine est pour le coupable, ne regarde que lui seul, et qu’on doit laisser en paix ses proches, ses amis, ses gens, qui, pour avoir appartenu de si près au condamné, n’en sont pas moins sans doute étrangers à sa faute ? Pourquoi (les Normands seuls exceptés) ne la trouve-t-on, cette dure coutume, chez aucun peuple du monde ? Ah ! c’est qu’elle est inique, contraire au droit divin, contraire au droit naturel, qui ne saurait permettre que le fils porte l’iniquité du père, et que la peine survive au coupable. Elle détourne du crime, dites-vous ? Dites plutôt, dites qu’elle y pousse violemment, irrésistiblement, les enfants qu’elle déshérite ; dites qu’elle les précipite dans l’abîme. Car, que deviendront, je vous prie, ces enfants errants et nus, sans parents, sans pain, sans abri sur la terre ? Que deviendront-ils, en guerre désormais avec le monde qui les repousse, avec les lois qui les flétrissent et les ruinent, avec des proches, heureux de leur infortune, riches de leur désastre ? Il verra, l’enfant du condamné, il verra le frère, les neveux de son père, il les verra riches de ses dépouilles, jouir, prospérer, s’enorgueillir, bien venus du monde dont, pour lui, il sera le rebut. À eux l’opulence, pour lui la nudité, les dédains et la faim ! Un grand crime, cependant, entre tous ces proches, mais crime sans suites fâcheuses pour les collatéraux innocents, que dis-je ? source, pour eux, de richesses, de crédit et d’honneurs ; tandis qu’il a voué à la honte, à l’indigence, au désespoir, l’enfant, le malheureux enfant qui, ce semble, n’y avait pas plus de part ; et toujours, apparemment, ce fils prendra patience ; toujours il sourira au monde qui l’aura maudit, aux lois qui l’auront ruiné, à des proches engraissés de sa substance. Il sourira ! croyez-le, vous, et adorez une loi si humaine et si sage, qui assure la paix du monde et l’indissoluble union des familles. Vous parlez de respect pour les coutumes ; mais où donc croyez-vous être ? Regardez le monde rouler dans l’espace, changeant sans cesse d’aspect et de figure. Voyez, les siècles se succèdent, inégaux, dissemblables ; les nations vont changeant, se renouvelant sans cesse ; et leurs institutions ne changeront point, ne se renouveleront point comme elles ! Quoi, chez les peuples les plus éclairés de la terre, des lois mûrement délibérées par des rois et des sages, bonnes peut-être pour le temps qui les vit faire, tomberont, toutefois, à la fin, vieilles, surannées et sans vertu ; elles ont fait leur temps. Et l’éternité serait assurée aux dures et cruelles inventions de peuplades errantes, pillardes, dévastatrices ; et des coutumes, des usages, expression grossière d’un instinct brutal et sauvage, devront à jamais régir le monde, à l’égal des lois éternelles ! Ces coutumes, ces usages dont s’éprirent des peuples naissants, il leur sera rigoureusement, et à toujours, défendu de s’en déprendre ! — Un législateur pourra biffer dans les codes la loi qu’y écrivirent ses sages devanciers ; et chez nous seuls (peuples de coutume, comme on nous appelle), tout retour à l’humanité, au vrai, à la justice, au bon sens, serait à jamais interdit ! Et les stupides cruautés dont s’avisèrent des hordes de maraudeurs et de pirates, il faudra qu’un peuple civilisé, régénéré, éclairé par les leçons des siècles, les subisse à jamais en silence, lorsqu’il les abhorre au fond de son cœur ! Ah ! si du peuple grossier qui fit la dure loi que vous osez invoquer encore, j’osais, moi, en appeler au peuple humain qui vit aujourd’hui, à ce peuple venu en foule à une si solennelle audience, qui nous écoute avide et silencieux, et dont la conscience, croyez-le, réprouve énergiquement une iniquité si criante, ce que firent ses pères en des temps d’ignorance et de barbarie, croyez-vous, dites, qu’il hésiterait à l’anéantir aujourd’hui ? — Mais qui pourrait lui en disputer le droit ; et les lois des hommes, ainsi que leurs conventions, ne prennent-elles pas fin par les mêmes moyens qui leur ont donné l’être ? Vous tous, leur dirais-je, bourgeois, peuple, qui naguère vîtes tomber au Vieux-Marché la tête de Guillaume Laurent le meurtrier, écoutez : cet homme possédait de grands biens, qui, lui mort, allèrent au fisc ; trois petits enfants lui survivaient toutefois ; leur aïeul les recueillit, leur voulant servir de père, puis mourut bientôt, les laissant orphelins une seconde fois ; et, le cadavre gisant là encore, survint la fille du vieillard, la sœur du décapité, la tante des trois innocents, dont, alors, le dernier n’avait pas trois ans ; elle survint, les yeux secs, le cœur sans douleur et sans merci. Dès longtemps elle avait été richement dotée par ce vieux père ; n’importe, maintenant il lui fallait tout, à l’exclusion de ses trois neveux. À elle d’hériter, à eux d’aller nus, errants par le monde ; elle le disait ; elle le dit encore aujourd’hui ; et tenez, voyez-la, honteuse et pâle à cette audience, elle et le digne époux qui l’a si bien conseillée. Puis, regardez maintenant ces trois pauvres orphelins, ces enfants innocents de l’homme coupable que naguère vous voyiez mourir. Parce que leur père fut homicide, on veut, entendez-vous ? qu’ils soient mendiants, vagabonds, désespérés, meurtriers aussi peut-être ; et, pour toute raison, on nous allègue des usages, des coutumes… Ah ! je loue Dieu : vous m’avez compris, et j’entends vos murmures unanimes l’abroger, enfin, cette dure coutume que vous léguèrent vos aïeux.

« Que la cour me pardonne, c’est à elle seule que je devais parler ; mais, aussi, qu’elle daigne le dire, je l’en adjure. Dans ce vieux Coutumier dont elle est imbue, les siècles ont-ils donc tout respecté ? Où est le combat judiciaire dont ce code barbare prescrivait la forme ; étrange audience où les points du droit se discutaient naguère à coups de lance et d’épée entre les gentilshommes, et, le baston cornu à la main, entre gens de roture ! Où est ce fer brûlant, gage infaillible d’absolution pour celui dont les mains endurcies pouvaient, pendant quelques instants supporter la brûlure ? Pourquoi l’empoisonneur, l’assassin, le parricide, échappant aux gardes chargés de le traîner à l’échafaud, ira-t-il vainement aujourd’hui étreindre la croix d’un cimetière, se réfugier dans l’aître d’une église, souiller le sanctuaire de sa présence ? Pourquoi aussi a-t-on cessé de brûler, de démolir de fond en comble les maisons des forbannis ? Et où sont tant d’autres vieilles lois, écrites dans ce Coutumier, longtemps suivies, mais dont l’humanité et la raison ont fait à la fin justice ? C’est que des coutumes, chères aux Normands des anciens temps, paraissant ineptes et barbares à leurs arrière-petits-fils, humains, civilisés et polis, ceux-ci peu à peu les ont délaissées. C’est que les coutumes, les usages, expressions mobiles des mœurs variables des peuples, de leurs conditions muables, de leurs volontés changeantes, doivent peu à peu s’effacer et disparaître avec elles. Ainsi en sera-t-il, je me le promets, de cette dure loi de Normandie, qui, pour le crime du père, dénie, depuis tant de siècles, aux enfants la succession de leur aïeul. Mais, au reste, est-il vrai qu’elle soit encore en vigueur, cette coutume inhumaine, opposée avec tant de confiance aux trois enfants de Guillaume Laurent ? La sentence du bailliage de Rouen dénoncée par nous à la cour, sentence plus digne du siècle de Rollon que du nôtre, est-elle, à coup sûr, l’invariable expression de la sapience normande et le vœu bien avéré du pays tout entier ? Vous tous, lieutenants des bailliages, vicomtes, avocats du roi, que j’avise à cette audience, assis aux pieds de la cour, levez-vous, je vous en adjure ; levez-vous, la cour le permet ; son équité m’en assure ; voyez, le premier président l’ordonne, levez-vous, et dites ce qu’il en est, aujourd’hui, dans vos bailliages, de ce vieil usage ; dites si, dans chacun de vos vastes ressorts, on voit aussi, de génération en génération, les fils, les petits-fils, les arrière-petits-fils, errer mendiants et nus sur la terre, parce qu’autrefois un de leurs auteurs, condamné par la justice, expia son crime sur l’échafaud ? »

En ce moment, dans la grand’chambre du plaidoyer, barreau, juges, peuple ; tous avaient frémi. Fascinés par cette voix impérieuse et tonnante, les lieutenants des baillis, les vicomtes, les avocats du roi s’étaient levés tous ensemble, et ils répondirent aux questions du premier avocat du roi, Laurent Bigot, et du premier président Saint-Anthot. Ce fut une solennelle enquête par tourbes, l’une des dernières qu’ait vues la province ; enquête honteuse, disons-le, pour le bailliage de Rouen, le seul qui, maintenant, appliquât cette disposition du Coutumier, peu à peu tombée en désuétude dans les autres bailliages, où l’humanité, l’équité, la raison avaient su prévaloir, à trait de temps, sur tant de textes écrits. Le peuple, pour tout dire, en Caux, à Évreux, à Caen, dans le Cotentin, dans le Vexin normand, dans le Perche, avait tacitement abrogé, en ne l’appliquant plus, ce statut barbare ; et à Rouen même, on venait de l’entendre tout à l’heure, ce peuple, protester tout d’une voix contre la dure sentence de son bailliage.

Restait, maintenant, au Parlement à s’expliquer sur cette transgression flagrante, publiquement confessée par les juges ses inférieurs, de la loi la plus claire et la plus précise qui fût écrite dans ses codes ; à choisir entre la jurisprudence du bailliage de Rouen et celle des six autres bailliages de la province, entre l’équité et le texte le plus formel qui fut jamais. À lui, en cette solennelle conjoncture, d’agir, non plus en cour de justice qui applique des dispositions législatives auxquelles elle-même est subordonnée, mais en souverain sénat qui établit et proclame des règles auxquelles tous les juges d’un pays devront désormais obéir. À lui, en un mot, ce jour-là, non plus d’appliquer la loi, mais de la faire. — Peuple, légistes, étaient là dans l’attente, jamais cause pareille n’ayant été vue au palais ; mais les esprits, maintenant, étaient bien changés ; les avocats, à cette fois, entouraient tous Brétignières ; et leurs félicitations unanimes et chaleureuses lui faisaient bien augurer de l’issue de ce procès, si téméraire, quelques heures avant, au gré de la plupart.

Le Parlement, cependant, retiré dans le secret du conseil, y tardait plus que d’ordinaire ; jamais délibération n’avait été si longue, et déjà dans la salle d’audience on ne savait plus que penser. C’est qu’hélas ! il faut bien le dire, quelques magistrats, zélateurs endurcis de la coutume, essayaient de défendre les dispositions si claires et si répétées de la loi normande. Car, pour tous presque, en Normandie, la coutume était chose inviolable et sainte, et s’y attaquer était commettre un inexpiable sacrilège. « Après qu’une clause aura été biffée (disaient ces apologistes du statut normand), quel pouvoir, ensuite, sauvera les autres ? ». C’était, à leur sens, mettre tout en péril. « Il faut (disaient-ils) laisser le moustier où il est. » L’humanité, toutefois, la raison, la justice durent, à la fin, prévaloir. Les fortes paroles que l’avocat du roi Laurent Bigot venait de faire entendre à l’audience, avaient affermi les sages, décidé les timides, ébranlé les opiniâtres, et donné bon espoir à Brétignières ; sa confiance ne devait pas être déçue. Un grand bruit s’étant fait entendre, MM. du Parlement revinrent bientôt dans la grand’chambre du plaidoyer ; mais tous, cette fois, en robe rouge, et les présidents avec leurs amples manteaux d’écarlate, fourrés d’hermine. Car c’était avec cette solennité qu’avaient toujours été prononcés les grands arrêts, les arrêts généraux destinés à devenir la loi du pays. Or, c’était (dit La Roche Flavyn), « un des plus célèbres et pompeux actes de la cour. » Il se fit un profond silence ; et, au ton ferme et pénétré dont parla le premier président Saint-Anthot, avocats, peuple, praticiens, virent quelle part ce grand magistrat pouvait revendiquer dans l’importante décision qui venait d’être prise. « La cour, les chambres assemblées (dit-il), déclarant abrogée, par non usance, la coutume de non-succéder par les enfants des damnés, met au néant la sentence du bailliage de Rouen, et envoie les trois enfants du condamné Guillaume Laurent, en possession de tous les biens meubles et immeubles de leur aïeul, leur tante, d’ailleurs, ayant autrefois reçu son mariage. Orphelins innocents, rentrez tous trois dans la maison de votre grand-père, dont on vous avait si inhumainement chassés. Maître Brétignières, la cour me fait vous dire que vous l’avez fort contentée en cette journée. » Le Parlement sorti, il faisait beau voir, dans la chambre dorée, dans la grande salle, une multitude attendrie se presser autour de Brétignières, lui témoignant combien il avait su la contenter. Aussi tous bénissaient cette justice souveraine qui venait, à si bon droit, de faire « le riche pauvre et le pauvre riche ; »[24] et les trois orphelins, le matin sans asile, rentrèrent, reconduits par le peuple, dans cette maison paternelle, dont un arrêt solennel venait de leur ouvrir la porte.

À cinq ans de là, dans cette même grand’chambre dorée du plaidoyer, où, naguère, il avait fait abolir une coutume absurde et barbare, Brétignières, enhardi par un si beau succès, osait attaquer la confiscation même. Avoir obtenu que les fils d’un condamné pussent hériter de leur aïeul, c’était trop peu pour son cœur, pour sa raison ; il voulait, maintenant, que les enfants innocents pussent hériter aussi, désormais, de leur père coupable et puni ; et il le demandait, non plus seulement au Parlement de Normandie, réuni là tout entier, mais aux princes, aux pairs, aux seigneurs, aux prélats, aux premiers magistrats du royaume, qui étaient tous là, dans la grand’chambre, assis en jugement ; il le demandait au roi Charles IX lui-même, séant en son lit de justice, où, tout-à-l’heure, il venait de se déclarer majeur. Le grand chancelier Lhôpital était là aussi, assis en sa chaire, pensif, perplexe, visiblement touché des fortes raisons de Brétignières, mais témoignant toutefois par son attitude, que le temps n’était point venu de formuler en loi des idées si neuves encore et si hardies. Brétignières, en effet, perdit alors, en ce seul chef, une grande cause, qu’il gagnait d’ailleurs sur tous les autres ; mais du moins avait-il jeté une semence qui un jour, devait germer et pousser sa fleur ; et, au Parlement de Normandie, lui si épris de sa Coutume, restait la gloire insigne d’y avoir effacé une loi barbare qui, pendant six siècles, avait régi la province. Son arrêt du 26 août 1558, l’arrêt du sang damné, comme on l’appela, lu, publié dans tous les bailliages, crié en tous lieux, à son de trompe, devint plus tard un des notables articles de la coutume de Normandie réformée. Célèbre alors en tous lieux, mais bien oublié depuis, en Normandie même, cet arrêt méritait peut-être qu’on le remît en mémoire ; honoré des suffrages du seizième siècle, il me semblait avoir droit à ceux du nôtre, et j’ai cru devoir vous en raconter l’histoire.




LE MOT D’ORDRE


ANECDOTE NORMANDE





Le Mot d’Ordre


ANECDOTE NORMANDE


Séparateur



Je ne sais quel pacte secret, fait par les hommes entr’eux, les a mis en possession de figurer seuls sur la scène du monde, et leur y assigne tous les premiers rôles, sans partage, en sorte que, dans ce grand jeu de la vie humaine, les femmes en sont réduites, pour tout emploi, à composer la galerie, à noter tout bas les écoles, et à en deviser et rire entr’elles ; ce dont, au reste, elles s’acquittent en toute conscience et avec honneur.

Croire qu’il en a été ainsi, de tout temps, serait étrangement se méprendre. Jadis, en France, la condition des dames fut de beaucoup meilleure qu’on ne la voit en ce siècle de fer. L’intelligence, le jugement, l’esprit, la raison leur ayant été donnés comme à nous et parfois même à plus forte dose, il ne leur était point naguère si rigoureusement interdit de s’en servir. Longtemps elles jouèrent les premiers rôles en partage, et les jouaient si bien qu’il y a eu iniquité criante à les en exclure. Au temps, par exemple, où les barons, dans leurs domaines, rendaient la justice en personne, quelque seigneurie venait-elle à échoir par héritage à une veuve, à une demoiselle, on voyait bientôt ces dames, s’acheminant en toute gravité au prétoire du lieu, y aller tenir leurs plaids, décidant solennellement et résolument du fait et du droit, ni plus ni moins que faisaient chez eux les seigneurs leurs voisins. Il ne paraît pas qu’elles s’en acquitassent plus mal que ces Messieurs. Qui voudrait compulser les vieilles minutes du temps, y trouverait à foison des sentences de ces dames, rendues de bon sens, en toute équité, et fort peu, croyez m’en, qui prêtassent à la censure. Si bien même qu’au cas d’appel de leurs décisions et de celles rendues par leurs voisins (et le compte exactement fait des sentences confirmées et infirmées), au sexe fort, tout bien balancé, ne demeurait point l’avantage.

Mais qu’eût-ce été encore ? Aux filles, aux femmes échéaient, en ce temps-là, les pairies ; et alors, convoquées comme pairs de France et répondant vitement à l’appel, combien de fois le Parlement de Paris les vit assises sur les fleurs de lys, écoutant, opinant, jugeant, réglant souverainement toutes choses, comme pairs du royaume ! Appelées par lettres closes du roi pour venir à la grand’chambre dorée, juger, tantôt le comte de Clermont, tantôt le duc de Bretagne ou le roi de Navarre, et combien d’autres encore ? croyez que la duchesse d’Orléans, la comtesse d’Artois et celle de Flandres ne faisaient point de façons. Les Olim me seront garants qu’elles y arrivèrent toujours des premières, et il ne se trouve pas qu’aucune y ait manqué jamais. Comment cependant furent dessaisis des juges qui avaient ainsi le cœur à l’ouvrage ? Pourquoi, sous quel prétexte, en quel temps prirent fin ces bonnes et équitables coutumes du beau pays de France ? Je ne saurais trop vous le dire. Les dames, quoi qu’il en soit, remarquant dans la suite que c’était un point réglé entre les hommes de les tenir désormais en dehors de toutes choses, et qu’elles n’étaient plus de rien nulle part, n’ont jamais pu prendre en gré cette exclusion discourtoise, soit qu’elles connussent ce qu’avaient fait jadis leurs devancières en des temps meilleurs ; soit que, se sentant pourvues de jugement autant que les hommes, et aucunes fois plus que de certains, il leur coûtât de ne s’en pouvoir aider, en aucune sorte, de n’être plus à même de faire leurs preuves, et de se voir ainsi réduites, pour tout emploi, à d’obscurs soins de famille et à de menues questions de ménage.

Que faire néanmoins sous cette dure loi du plus fort, et en un cas si pressant, si extrême, de force majeure ? S’indigner sans doute et se plaindre, mais sur toutes choses protester en forme, faire ses réserves et en demander acte, pour empêcher l’iniquité de prescrire et le bon droit de succomber sans remède. Ainsi firent ces dames, veuillez le croire. Même, toutes ne se contentèrent pas de si peu ; et l’on pourrait signaler, dans les temps anciens et modernes, de généreuses tentatives de quelques-unes, pour faire revivre les bons usages et recouvrer les antiques libertés. Au temps de Louis XIII, par exemple, florissait une dame de Villars-Brancas, qui, pour son compte, protesta et réclama de telle sorte qu’il en devait être longtemps mémoire. L’histoire en étant ancienne et point connue, que je sache, je vais vous la raconter de mon mieux.

C’était aux premiers jours de novembre 1629, dans notre bonne ville de Rouen, où le duc de Villars-Brancas était lieutenant-général au gouvernement de la province, sous le duc de Longueville. Le duc de Longueville était peu venu à Rouen depuis sa joyeuse entrée ; Villars n’y venait guère davantage, et Potier de Blérancourt, lieutenant de roi, était très souvent ailleurs. Au premier président du Parlement devait revenir le commandement des armes, en l’absence de ces trois hommes de guerre ; jamais ce point n’avait été mis en dispute. Mais M. de Frainville, à cinquante lieues de là depuis deux mois, s’éjouissait paisiblement de ses vacances. Et pensez, grâce à tout cela, combien la cité était bien gardée ! Or, voilà sur ces entrefaites qu’arrive tout à coup sans son mari la duchesse de Villars-Brancas, escortée par les compagnons de la cinquantaine et les arquebusiers envoyés à sa rencontre. Elle s’enquiert, on lui répond, elle s’étonne non sans sujet. Dans Rouen, pour l’heure, ni gouverneur, ni lieutenant-général, ni lieutenant de roi, ni premier président, personne enfin pour commander la force armée ! Et que l’Anglais survînt néanmoins, qui de tous temps nous l’a gardée bonne, qu’allait-il en être, je vous prie, de notre ville ainsi prise au dépourvu ? Par fortune, Mme de Villars n’était point une de ces langoureuses femmelettes, toujours souffrantes, ce leur semble, et prêtes à s’évanouir, hormis quand il s’agit de la danse ; mais bien une femme de tête et de résolution, se sentant du courage en son cœur, et l’humeur martiale autant que vieux capitaine qui eût guerroyé au temps de la Ligue, demandant uniquement pour se montrer une occasion favorable, que le ciel lui devait, et qu’en effet il lui envoya bonne, mais à laquelle aussi elle ne fit point défaut, comme on va le voir.

À la vérité, elle l’attendait de pied ferme, et armée, comme on dit, de toutes pièces. Car la superbe des hommes et leurs grands airs ne tenant, suivant elle, qu’à l’habit, qui seul les rend ainsi fiers, entreprenants et hauts à la main, la résolue duchesse n’avait eu garde de s’arrêter pour si peu, et en avait pris dès longtemps son parti, sans autrement se soucier de ce qu’on en pourrait penser. Rouen, pour tout dire, et le Havre l’avaient vue cent fois portant lestement le pourpoint, le haut de chausses, et, sur la tête, en guise de coiffe, le chapeau d’homme orné d’une plume, à la mode du temps, et marchant d’un air naturel et dégagé comme si de sa vie elle n’eût fait autre chose. Ainsi aguerrie (et si bien intentionnée d’ailleurs), le soin de commander dans une grande ville ne pouvait pas être pour elle une affaire. Aussi trouvant Rouen au dépourvu, comme on vient de le voir, prit-elle généreusement le fardeau du commandement, mais à la charge (elle se le promettait bien) de ne point le déposer de sitôt.

La voilà donc qui, à peine arrivée à son logis de Saint-Ouen, fait tout d’abord approcher les capitaines et leur donne bravement le mot d’ordre, recommandant bien qu’on revînt le lendemain sans faute le recevoir encore, puis les jours suivants le prendre toujours ; car le commandement des armes était sien (disait-elle) en l’absence du duc son mari, qu’elle prétendait représenter de tous points ; et l’époux n’a prérogatives, honneurs et gloire d’aucune sorte dont l’épouse ne soit en droit de revendiquer sa part. Est-il vrai que pour son premier mot d’ordre elle choisît ce proverbe : Les absents ont tort ? Je ne l’oserais affirmer, ne le sachant que par ouï-dire. La maxime, quoi qu’il en soit, est véritable, et on l’allait éprouver tout à l’heure.

De vous dire cependant l’embarras de ces capitaines, en recevant d’une dame le mot d’ordre, me serait une chose malaisée, rien, ce leur semblait, n’étant plus nouveau sous le soleil, et nul d’entr’eux, en tous cas, ne s’étant jamais trouvé à pareille fête. Au Parlement seul avait toujours appartenu, en semblable occurrence, le commandement des armes dans la ville, et, partant, le droit exclusif d’y donner à tous le mot d’ordre. Qu’allait dire le premier président, attendu d’heure en heure à Rouen pour la rentrée de la Saint-Martin ? Et, de fait, voilà M. de Frainville qui survient le jour même, non sans grand fracas en tous lieux. Car la rentrée du Parlement est un événement notable pour la ville tout entière et qui chaque année la met en émoi. Aussi, voyez comme les compagnies armées, accourues au premier bruit de l’arrivée de M. de Frainville, se sont empressées de l’escorter jusqu’à son hôtel ; comme les échevins, revêtus du costume d’apparat, sont venus en hâte lui présenter le vin de ville ; avec quel respect, en un mot, on lui prodigue tous les honneurs dûs au premier magistrat de la province ! Mais, avant tout, il veut reprendre le commandement des armes, droit dont il s’est toujours montré jaloux à l’excès ; et, faisant approcher les capitaines, à son tour, il leur va donner le mot d’ordre, comme ils ne s’y sont, hélas ! attendus, que de reste. Force donc leur était bien de s’expliquer maintenant, non sans quelque embarras, on peut le croire ; de dire que c’était chose faite, qu’une dame avait pris les devants ; de conter enfin toute l’aventure à M. de Frainville, qui, en les entendant, croyait rêver, et dont vous ne sauriez imaginer la surprise et le dépit, mais non tels toutefois qu’à son tour il ne donnât aussi son mot d’ordre aux capitaines, à qui force fut bien de le prendre ; et alors cinquanteniers, arquebusiers, garde bourgeoise, les voilà tous de par les rues, de compte fait, avec deux mots d’ordre différents ; ils devaient n’en point manquer de sitôt. — Ce n’était là, au reste (pensait M. de Frainville), que l’affaire d’un jour, Mme de Villars devant infailliblement se rendre au premier avis qu’il lui ferait donner de sa venue et des droits antiques de la première cour souveraine de la province. Mais, en cela, vraiment, il était bien loin de son compte ; et quand on alla, de sa part, complimenter la duchesse, et lui fit parler des prérogatives du Parlement, il la fit beau voir se récrier, s’indigner, se plaindre des procédés peu courtois du premier président, invoquer les précédents, dire qu’à elle seule, au cas présent, il appartenait de commander aux armes ; qu’ainsi l’avaient dû faire en leur temps la duchesse de Longueville et la maréchale de Fervaques ; qu’assurément elle ne valait pas moins que ces dames ; alléguer sur cela mille autres raisons qu’on n’aurait jamais fini de redire ; et, pour conclure, donner chaque jour ponctuellement le mot d’ordre sans y manquer jamais. Pensez que M. de Frainville, de sa part, n’oubliait pas non plus de donner le sien ; c’était aux compagnies armées à les retenir l’un et l’autre de leur mieux ; et la ville, au fond, par suite de ce démêlé, n’avait jamais été si bien gardée ; car l’ennemi, par impossible, parvînt-il à surprendre un des deux mots du guet, il y avait peu de chances pour qu’il pût aussi connaître l’autre, pour qu’il s’en souvînt bien, les sût exactement redire tous deux et les redire en leur ordre ; or, parfois, il n’en eût pas tant fallu pour sauver un empire.

Mme de Villars, au reste, y avait d’abord été de confiance, affermie comme elle croyait dans sa prérogative et comptant qu’on s’était rendu à ses raisons. Partant, elle donnait chaque jour le mot d’ordre, le donnant seule (pensait-elle), et cela en toute tranquillité, non même sans y trouver quelque plaisir. Quand donc elle entendit dire un jour que, de son côté, le premier président en donnait chaque jour un autre, au commencement elle ne le pouvait croire ; mais le fait, enfin, étant bien avéré, ce fut dans Rouen un bruit à ne s’entendre plus et à mettre la ville sens dessus dessous. Conseillers de ville, capitaines, lieutenants, enseignes mandés tous ensemble, mandés vite et en toute diligence (car les dames n’attendent pas volontiers), durent écouter les plaintes amères de la vive et courroucée duchesse et prendre patience. Quant à lui répondre ensuite, à l’apaiser un peu, à la contenter enfin en quelque façon et à quelque prix que ce pût être, ils avaient bien reconnu tout de suite qu’il y fallait renoncer pour la journée, l’inflexible duchesse n’étant pas d’humeur à se contenter de raisons. Je conjecture, pour moi, qu’elle devait être de Gascogne, où, quand une fois les dames ont pris quelque chose à cœur, elles s’y aheurtent de telle sorte, que vous les décideriez plutôt à mordre dans le fer chaud que de les faire se départir d’une opinion par elles conçue en colère. Trait de mœurs particulier à cette contrée et bien fait pour nous étonner fort, nous autres de par deçà qui, n’ayant jamais rien vu de semblable, serions presque tentés de ne le point croire, si un auteur grave, Michel Montaigne, qui était du pays, ne nous assurait y avoir vu cent et cent dames de cette humeur !

Mme de Villars, en somme, voulait commander toujours, commander seule ; seule elle voulait donner le mot d’ordre ; et, chargés d’aller porter de telles propositions à un premier président, les échevins et conseillers de ville, je le soupçonne, n’étaient guère à leur aise. Ils lui disaient toutefois des choses faites pour lui donner à penser : car tandis qu’à ses lettres envoyées en cour, on avait répondu par la promesse expresse de reconnaître son droit et de le faire respecter, Villars, de son côté, expédiait à Rouen dépêches sur dépêches pour assurer à la duchesse qu’elle aurait le dessus, qu’il avait la parole du roi, et qu’il ne fallait que tenir bon, ce qu’à la vérité elle faisait de son mieux. Cependant, au milieu d’avis si divers, et obsédé d’ailleurs par les échevins, qui ne craignaient rien tant que Villars, et avaient reçu de ce duc des injonctions menaçantes, M. de Frainville, perplexe, et de sa nature un peu indécis, ne savait trop que penser et que faire. Que fallait-il en cour, surtout les dames s’en mêlant, pour perdre la meilleure cause du monde ! D’aller brusquement en avant, pour se voir contraint de reculer plus tard, n’était point de la prudence. Toujours donc il donnait à bas bruit son mot d’ordre, sans trop paraître se soucier de ce que pourrait faire Mme de Villars qui, très exacte elle-même à donner le sien, trouvait fort à redire que d’autres voulussent s’en ingérer aussi.

La duchesse, toutefois, avec le temps, avait paru se modérer un peu, s’indigner moins, écouter la raison, se résigner même à ce commandement en partage. Et quand, se radoucissant davantage de jour en jour, elle en vint plus tard à parler de conciliation, que même le mot de transaction sortit une fois de sa bouche, la joie fut grande parmi les échevins et conseillers de la cité. De vrai, il y avait bien six semaines que cette affaire les tenait en cervelle, et que, chaque jour, ce n’avaient été, de leur part, qu’allées et venues de la duchesse au premier président, de ce magistrat à la duchesse, puis d’elle encore au premier président, sans jamais finir, sans surtout parvenir jamais à les contenter ni l’un ni l’autre, lorsqu’un jour pourtant M. de Frainville les vit revenir à lui tout joyeux, comme il semblait d’une ouverture qu’ils avaient eu charge de lui faire. Mme de Villars, tout bien considéré, allait reconnaître enfin le droit du Parlement, et cesser de commander à la force armée, mais à une condition toutefois dont rien (avait-elle dit) ne la ferait jamais démordre, c’est à savoir qu’un gentilhomme, envoyé par le premier président, viendrait à Saint-Ouen présenter officiellement à la duchesse les capitaines, lieutenants et enseignes des compagnies, la suppliant, en termes pressants, au nom de ce magistrat, de vouloir bien leur donner le mot d’ordre ; qu’en effet elle le donnerait ce mot, et le donnerait seule, après s’en être quelque temps et vivement défendue, mais comme vaincue par les instances réitérées du premier président ; encore voulait-elle que cette cérémonie eût lieu deux jours consécutifs avec apparat dans la grande galerie du manoir abbatial de Saint-Ouen, en présence des échevins et conseillers de ville, de tous les capitaines et autres officiers des arquebusiers, de la cinquantaine et de la garde bourgeoise, autant vaut dire de la ville tout entière ; après quoi ces capitaines ne prendraient plus l’ordre que de la bouche du premier président tout seul, à qui désormais reviendrait le commandement des armes, sans partage, en l’absence des gouverneurs et lieutenants de roi.

Dès les premiers mots d’une capitulation si nouvelle, M. de Frainville s’était récrié bien haut, de telles avances allant, disait-il, à le ravaler et à compromettre tout le Parlement avec lui. Puis la crainte de quelque intrigue de cour, l’impatience de voir cesser ces conflits de mots d’ordre, dont on faisait partout des risées, surtout l’espoir de n’être plus tant visité des échevins, uniquement appliqués depuis environ quarante jours à l’obséder sans relâche, la perspective enfin de commander seul dans Rouen tout à l’heure lui souriant fort, bientôt les étranges concessions qu’on lui demandait commencèrent à lui déplaire un peu moins ; d’autant (notez ce point) que la duchesse lui avait fait dire qu’elle les prendrait comme de pures marques de courtoisie de sa part, et s’en expliquerait ainsi publiquement en présence de tous. Bref il donna les mains, et à Saint-Ouen eurent lieu, deux jours de suite, les cérémonies désirées par Mme de Villars, avec toute la solennité qu’il avait été convenu d’y mettre. Pas n’est besoin de le dire : en une rencontre de telle conséquence les compliments étaient réglés à l’avance et les pas même avaient été comptés. Seule donc, ces deux jours-là, la duchesse avait donné le mot d’ordre ; seule elle avait commandé les armes, voulant, comme on disait au palais, jouer de son reste et faire une honorable retraite. De longtemps, quoi qu’il en soit, on ne l’avait vue si radieuse et si riante ; et chacun en fit la remarque. Au surplus, fidèle à sa promesse, elle s’était vivement défendue de donner l’ordre ; et cédant, à la fin, de bonne grâce aux pressantes instances du gentilhomme de M. de Frainville, on l’avait entendue déclarer hautement « qu’elle était la très humble servante de M. le premier président et tenait à courtoisie l’honneur qu’il voulait bien lui faire. »

C’était, à la vérité, de la part de M. de Frainville, s’être montré bien courtois, même un peu plus que ne le portait l’ordonnance. Au surplus, dès le lendemain matin il en était déjà à battre sa coulpe, en lisant et relisant ses dépêches. Une lettre close du roi Louis XIII venait de lui arriver, la plus explicite que l’on pût voir et reconnaissant formellement au premier président le droit de commander seul les armes dans la ville, « à l’exclusion (disait le monarque) de nostre cousine la duchesse de Villars. » Certes il ne pouvait rien désirer de plus clair, et à ce coup, M. de Frainville gagnait pleinement sa cause. Mais il était bien temps en vérité, après avoir capitulé comme une place aux abois, après qu’au conspect de toute la ville, une femme avait commandé, quarante ou cinquante jours, malgré lui et avec lui, puis toute seule deux grands jours, de son aveu, à son instante prière, et avait librement et magnanimement déclaré ensuite qu’il ne lui convenait plus de commander désormais ! Mais qu’était-ce encore ? Les dépêches lues, voilà survenir un page, aux couleurs de Villars-Brancas, à la mine espiègle et railleuse, lequel, s’inclinant en tout respect, annonce à M. de Frainville que la duchesse l’a envoyé lui offrir ses civilités les plus humbles ; qu’au demeurant elle a quitté Rouen le matin de bonne heure et doit en ce moment être bien près de Louviers, s’il ne lui est point arrivé d’accident par les chemins, ce dont Dieu l’a gardée, selon toute apparence ; puis, à ce maître page de s’en aller sur cela, non sans s’être profondément incliné de rechef, mais non aussi (disons-le) sans sourire, de l’air d’un homme au fait des choses et qui sait le fin mot d’une affaire.

Pour M. de Frainville, à cette heure, il s’invectivait amèrement, et se serait, volontiers, battu lui-même. Il n’y voyait, hélas ! maintenant que trop clair, et connaissait, de reste, le jeu de l’opiniâtre et rusée duchesse. Tant de douceur après tant de cris, cette soudaine et amiable renonciation après de si tyranniques et si intraitables exigences, ce brusque départ, enfin, après deux grands jours d’un si public et si éclatant triomphe, le moyen désormais de s’y méprendre ? À l’avance, la maligne dame avait tout su ; c’était s’en apercevoir un peu tard. Même la lettre close du roi, regardée de plus près, se trouvait être déjà vieille d’une semaine tout au moins, et (grâce à la duchesse) n’arriver à M. de Frainville qu’en un moment où autant lui eût valu un compliment de bonne année.

À lui seul, de vérité, allait revenir maintenant le commandement des armes dans la ville, mais de par le roi, mais au bout de quarante jours de peine, mais après qu’une dame s’en était longuement éjouie tout à l’aise, de par la malice et ténacité du sexe féminin, de tout temps hostile au nôtre ; après enfin que l’avisée duchesse s’en était allée, sans guère se soucier, je le soupçonne, qu’elle une fois partie, Rouen eût affaire au déluge. C’était pour se maudire et se désespérer sans mesure ; aussi le premier président s’en acquittait-il de son mieux. Même tous les capitaines de la ville s’étant présentés en ce moment pour lui demander le mot d’ordre, il ne les aperçut seulement pas, tant il se promenait avec action dans sa galerie, tout entier, corps et âme, à sa déconvenue, sans plus songer au reste du monde ! Bref les compagnies armées de la cité qui, six semaines durant, avaient reçu exactement chaque jour, de compte fait, deux mots d’ordre, étaient en voie de n’en avoir point du tout cette journée, sans la première présidente, Mme de Frainville, qui survint là bien à point, que vous en semble ? Pour elle, voyant, d’une part, son mari soucieux et l’esprit aux champs, de l’autre, les capitaines et lieutenants dans l’attente, elle prit bravement son parti et se hasarda à tout événement de leur donner le mot d’ordre, pour cette fois seulement, et sans tirer à conséquence. « Ce que femme veut, Dieu le veut », dit-elle gravement aux capitaines, qui s’inclinèrent humblement et sortirent aussitôt. Ce que femme veut, Dieu le veut, fut donc, dans Rouen, le mot d’ordre de la journée. C’était au fond le mot d’ordre dans cette ville depuis six grandes semaines. C’est hélas ! celui du monde entier, de si longtemps qu’on ait mémoire ; il y sera en usage quelque temps encore, comme je conjecture. Qu’il soit donc aussi le dernier mot et la moralité de cette histoire.



ENCORE UN PROCÈS


ANECDOTE NORMANDE




Encore un Procès


ANECDOTE NORMANDE


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En 1744, il n’était bruit, dans Rouen, que d’un grand procès en instance depuis plusieurs années au Parlement de Paris, mais qui, regardant notre cité, y préoccupa longtemps et vivement tous les esprits. Il s’agissait du testament fait en faveur de la ville par le docte et pieux abbé Le Gendre, Chanoine de Notre-Dame de Paris, auteur de nombre d’ouvrages d’histoire, dont plusieurs sont recherchés encore aujourd’hui.

Enfant de Rouen, Le Gendre, à son heure suprême, s’était souvenu de sa ville natale. Né pauvre, instruit par charité dans nos collèges, il avait toujours ressenti profondément un si grand bienfait, que son cœur le pressait de reconnaître. Il devait aux Lettres toute sa fortune ; il la leur voulut rendre en les faisant ses héritières. Et, comme on s’étonnait, en France, qu’au milieu du XVIIIe siècle, Rouen, une si grande ville (la ville de Corneille) n’eût point encore d’Académie, il lui avait légué, en mourant, ce qu’il fallait pour en établir une.

Que, sur cela, on n’eût cessé depuis dix ans de contester, de disputer, de plaider et d’écrire, vous l’allez aisément comprendre tout à l’heure. C’est qu’après la mort du savant et généreux chanoine, était venue s’abattre et fondre sur Paris une épaisse nuée de Le Gendre, réclamant à grands cris son riche et désirable héritage. Ils étaient tous Normands, assuraient-ils ; et, de vrai, ce point n’a jamais été contesté ; mais, de plus, à les entendre, ils étaient tous très proches parents du défunt ; et, à cet égard, on avait des scrupules. Tous ces Le Gendre, quoi qu’il en soit, criant bien haut à la spoliation, à la suggestion, à la captation, avaient attaqué le testament de l’abbé ; si bien que, dix années durant, la grand’chambre du Parlement de Paris devait ne voir, n’entendre qu’eux, et, si elle les en eût voulu croire, n’aurait eu souci d’aucune autre affaire.

Mais, à Rouen, du moins, tous, d’un commun accord, devaient (supposerez-vous) désirer la validation d’un legs si honorable pour le testateur, si avantageux au pays. Il ne fallait, à la vérité, pour cela, que regarder autour de soi ; il ne fallait que se souvenir de ce qu’avaient fait, de ce que faisaient chaque jour encore pour la cité les modestes et laborieux habitués d’un petit jardin, caché, pour ainsi dire, dans un recoin du faubourg Bouvreuil ; étroit réduit, fréquenté assidûment par quelques hommes d’étude, auxquels il appartenait en commun.

Ces réunions dataient déjà de loin. Là, d’abord, il ne fut parlé que de plantes, d’arbres et de fleurs. Mais aux botanistes s’étaient, bientôt, venu joindre de doctes médecins, d’habiles opérateurs, des chimistes, des physiciens, des astronomes. Puis, avec le temps, à peine aurait-on su imaginer chose dont quelqu’un de ces fervents travailleurs ne pût disertement parler. En sorte que, chaque jour, maintenant, on s’occupait là, avec bonheur et succès, de toutes matières touchant aux Sciences, aux Lettres et aux Arts. Car les Arts, les Lettres, invités dans la suite à ces sérieuses assemblées, étaient venus, de bonne grâce, en accroître l’intérêt et le charme. Après avoir entendu un mémoire de Le Cat, de Tiphaigne de la Roche, on aimait à contempler quelque belle esquisse de Descamps ; souvent, Cideville et son ami Formont y firent applaudir des vers heureux et faciles, de petits poèmes que Voltaire prisait, et que, même, il avait corrigés quelquefois. Or, n’était-ce pas là, pour Rouen, une Académie qu’il ne s’agissait plus que de reconnaître ; et que tardait-on de le faire ? À de tels hommes, sans doute, revenait de droit le legs de Le Gendre ; c’était bien à eux, à eux seuls assurément, qu’en testant il avait songé, et, enfin, pour que Rouen eût une Académie, que restait-il que de gagner le malencontreux et interminable procès de Paris ?

Ce procès, l’Hôtel-de-Ville de Rouen l’avait vivement pris à cœur. Même, deux Échevins, envoyés exprès à Paris, tenant tête aux Le Gendre, y protégeaient avec ardeur la cause des Lettres ; et n’était-ce pas là faire encore les affaires de la cité ? — Mais, longtemps avant eux, était arrivé le conseiller Cideville (l’une des gloires du Parlement de Normandie), homme plein de dévoûment et d’ardeur, qui, en une telle rencontre, ne s’épargnait pas, on peut le croire ; Cideville, le confrère, l’ami, le député des doctes habitués du petit jardin de Bouvreuil ; magistrat ami des Lettres, qu’il cultivait avec amour et succès ; estimé de Fontenelle ; cher à Voltaire ; ajoutons : le plus serviable de tous les mortels, « un homme se levant chaque jour, à quatre heures du matin, pour les affaires des autres. » (Voltaire, lui-même, nous en a laissé ce portrait, qui fera toujours aimer sa mémoire.) Ici, du reste, ce n’eût pas été pour lui le cas de dormir ; ces affamés et âpres Le Gendre, tous debout, chaque jour, de grand matin, assiégeaient, dès l’aube, avocats, procureurs, présidents et juges. Ce nom de Le Gendre, cette parenté dont ils faisaient grand bruit, avaient pu leur concilier la faveur. Et puis, de longues et obscures clauses du testament de l’abbé semblaient (disait-on) d’une exécution impossible. En somme, la cause de Rouen paraissait bien aventurée, déjà perdue, autant vaut dire ; et la décision, cependant, ne pouvait plus se faire attendre longtemps.

Dans de telles circonstances, les dernières lettres de Cideville à ses doctes amis de Rouen avaient été courtes et tristes ; aussi, tout était-il en émoi, depuis quelque temps, au petit jardin de Bouvreuil. Nos savants, éperdus, laissant là, dans leur anxiété, plantes, analyses, prose, vers, compas et lunettes, n’avaient plus aujourd’hui l’esprit qu’à la procédure ; la procédure (ai-je dit) qui, elle aussi, est bien une science, si vous le voulez, et même une science des plus vastes et des plus fécondes, mais dont il paraît que ces messieurs parlaient tous très peu pertinemment, n’en ayant pas fait peut-être une étude assez approfondie jusqu’à cette heure.

Chaque jour, au reste, leur étaient prodigués, en toutes rencontres, de touchants témoignages de sympathie. Le Parlement, la Chambre des comptes, le Barreau, le Chapitre, les Notabilités du négoce s’étaient, tout d’abord, déclarés en leur faveur, et n’avaient cessé de faire hautement des vœux pour l’heureuse issue de l’interminable procès.

Faut-il l’avouer, néanmoins, et le voudra-t-on croire ? hélas ! ce n’était point là, dans Rouen, le sentiment de tous. Il m’en coûte assurément de le dire ; peut-être ferais-je mieux de me taire ; mais est-il permis, après tout, de rien dissimuler dans une histoire ! Disons donc, puisque la vérité nous y contraint, disons qu’il y avait alors dans notre cité quelques bonnes âmes peu favorables aux Sciences, aux Arts, à la Littérature, si même elles ne leur avaient pas voué une implacable haine. Or, le péril imminent que couraient, dans la conjoncture, ces choses, objet de leur aversion profonde, était pour elles, sachez-le, une consolation sensible, j’ai presque dit une ineffable douceur. Et, de vrai, rarement verrez-vous un ignorant prendre en gré celui qui s’évertue avec ardeur pour cesser de l’être. Le paresseux hait le travail (c’est chose qui va toute seule) ; mais, avec le travail, il hait parfois aussi le travailleur, et s’appliquera alors à le poursuivre, à le traverser de tout son pouvoir.

Bref, le legs du bon chanoine de Paris avait chagriné, dans Rouen, et même scandalisé (pouvons-nous dire) tous ceux qui faisaient profession un peu déclarée de haïr sincèrement, et de tout leur cœur les livres, les arts et les travaux de l’esprit. « Eh quoi ! (disaient-ils), ne nous sommes-nous pas bien passés jusqu’ici d’une Académie ? Et puis, fallait-il déshériter ainsi toute une famille ? Un prêtre, un chanoine en user de la sorte ! Et cela pour établir des Jeux floraux, des Jeux olympiques, et je ne sais quels autres jeux encore, dont on n’avait jamais entendu parler avant lui ! Sacrifier, pour ce beau dessein, onze cents bonnes livres de rentes ! Et ces Messieurs de l’Hôtel-de-Ville, cependant, accueillant de pareilles billevesées, destinent tout cet argent à ces dix ou douze songe-creux du petit jardin de Bouvreuil ! L’avantageux placement, n’est-il pas vrai ? Mais, patience ; les parents ont fait du bruit ; la justice est là ; et comptez que nous verrons beau jeu, sous peu de jours. »

Ainsi devisaient, chaque soir, à la Bourse découverte, de vieux patriarches, habitants de père en fils de la rue de l’Estrade, de celle des Roquois, et autres régions circonvoisines ; tous ignorants comme des enfants nouveaux-nés ; tous ennemis, et ennemis irréconciliables, non pas seulement de l’étude, mais aussi de quiconque ils auraient soupçonné de l’aimer, si peu que ce pût être ; ayant, au surplus, médité Barême et le pratiquant encore chaque jour, non même sans quelque succès ; mais, d’un commun accord, ils avaient dès longtemps mis à l’index, comme entièrement superflus, tous autres livres, quel qu’en fut le titre, et de quoi qu’il s’y pût agir, assez hommes de bien, au demeurant, bons compagnons même, aimant la joie, le mot pour rire, et attirés, tous, insensiblement, avec le temps, les uns vers les autres, par une entière conformité d’humeurs, d’inclinations, d’antipathies, qui, à la longue, avait établi entre eux l’union la plus étroite et la plus touchante.

Que le procès de Paris, au point où vous le voyiez tout-à-l’heure, allât entièrement au gré de ces bons amis, est-il besoin de vous le dire ? Les dernières nouvelles surtout les avaient comblés. Tout annonçait que M. de Cideville en serait pour ses frais de voyage et de séjour. Mais aussi, qu’était-il allé faire à Paris, surtout son grand ami, M. de Voltaire, n’y étant pas, et n’y devant même, assurait-on, revenir de longtemps ! Quant à M. de Fontenelle, qu’en attendre, âgé comme il était, et valétudinaire ! Peu enthousiaste, d’ailleurs, et payant peu de grands mots et de manières, le philosophe avait tranquillement promis à M. de Cideville « les secours qui ne demanderaient pas de mouvement. » N’était-ce pas lui avoir conseillé, en termes assez clairs, de ne rien espérer de lui ? Et, sur cela, Messieurs de la Bourse découverte entrant en joie, il les faisait beau voir et entendre (croyez-le), bravant, raillant, faisant rage ; enfin, tombant sus, sans pitié aucune, à toutes les Académies et Sociétés savantes de la France et de l’étranger.

Un jour, cependant, au plus fort de leurs ébats, joyeux devis et bruyants éclats de rire, voilà qu’ont retenti, soudain, à leurs oreilles, trois mots qui les pénètrent d’effroi ; trois mots sinistres, que vient de leur jeter brusquement une voix, hélas ! bien connue d’eux tous, une voix amie, sincère, et ayant parmi eux pleine créance. « Tout est perdu a dit cette voix, perdu sans ressource. » C’était un des leurs, maître Lasnon, vieux procureur au Parlement, fervent praticien, ne connaissant au monde d’autre livre que le Style du Chatelet, et même, disait-on, ne le sachant lire qu’à grand peine ; du reste, ancien et très digne compagnon de tous ces Messieurs, dont il dirigeait de son mieux les affaires. Pâle, essoufflé, aux abois, Lasnon était accouru leur annoncer en hâte les scènes affligeantes dont il venait d’être témoin au palais. « Et comment cela, tout perdu ? s’étaient-ils écriés aussitôt, M. de Cideville aurait-il donc écrit depuis peu ? » — « M. de Cideville ! répond Lasnon avec humeur, et vous ne savez donc pas qu’il arriva ici, hier soir, en poste, gagnant ainsi deux grandes journées sur le Carosse de voiture ? » — « Mais enfin (objectaient-ils), ce procès ne peut être jugé encore ? » — « Le procès ? perdu, vous dis-je ; ou gagné (si vous l’aimez mieux ainsi), gagné donc, et même avec dépens, mais pour ces Messieurs du petit jardin. — Le legs de cet abbé, validé de tous points ! » — « Mais cependant, reprenait-on, les droits des parents… » — « Eh ! les parents, les parents ne sont point des parents ( à ce qu’on a décidé là-bas) ; ces Le Gendre n’étaient rien, à ce qu’il paraît, au feu chanoine de Paris ; M. de Cideville se vante ici de les avoir démasqués. » — « Bon ! reprit un de la bande ; mais, tant qu’il n’y aura point de lettres patentes… » — « Eh ! interrompit Lasnon, les lettres patentes ; c’est bien là vraiment le pis de l’affaire. Sachez donc que M. de Cideville les apporta hier soir de Paris, scellées du grand sceau, en due forme ; et tenez, ils viennent tout présentement de les enregistrer à la Grand’chambre : j’y étais ; vous me voudrez bien croire ! De longtemps on n’avait vu tant d’apprêts : discours de l’avocat-général, en requérant, avec louanges à ne pas finir ; compliment du premier président en prononçant l’arrêt ; et tous, sur cela, d’applaudir jusqu’au scandale ; puis, une affluence dans la Grande salle, pour les voir sortir de la Chambre dorée ; et de là, les échevins, avec Messieurs les vingt-quatre, ne sont-ils pas allés en cérémonie les installer à l’Hôtel-de-Ville, dans une salle disposée exprès, où ils seront comme chez eux ! Mais j’oubliais que cette Académie donnera des prix ; M. le duc de Luxembourg en prend sur lui la dépense. C’est pourtant M. de Fontenelle qui a mené à fin cette grande affaire, et sans bouger, seulement, de son fauteuil ? Eussiez-vous jamais pensé cela de lui ? Un homme de cet âge, et qui semble n’avoir pas le souffle ! Mais qu’est-ce encore ? Il leur a rédigé des règlements, des statuts ! Que vous dirai-je ? Il est membre de leur Académie, associé (comme ils appellent cela ! ) Et, quant à M. de Voltaire, ne voilà-t-il pas qu’il était aussi de la partie ? On montre par la ville des emblèmes, des devises qu’il a composés pour eux ; une Diane, je crois, ou, selon d’autres, un temple à trois portes, avec des vers latins ; on ne sait ce qu’il a voulu dire ; et, par dessus tout cela, des vers, des compliments à leur tourner la tête à tous ! Mais quoi, vous ne m’écoutez plus ! » — Atterrés, il est vrai, par ce récit, et comme étourdis sous le coup, Messieurs de la Bourse découverte s’allaient séparer sans rien dire. — « Mais attendez donc ! leur criait Lasnon, ils n’en sont, peut-être, pas encore où ils pensent. Ignorez-vous donc ce qu’on dit : que M. Descamps, cet habile peintre s’en va ces jours-ci en Angleterre pour y demeurer toujours ? M. Le Cat, de son côté, a reçu, de Paris des propositions magnifiques ; en voilà déjà deux qui vont tout laisser là. Quant à M. de Cideville, croyez-moi, je le vis toujours s’ennuyer au palais ; qu’on lui donne des lettres d’honoraire, il s’en va aussi : et de trois. D’autres, soyez en sûrs, ne tarderont guère à les suivre ; et le chapelet se défilant ainsi… D’ailleurs, on se raille par la ville de cette Académie ; il a circulé des vers, des couplets, des épigrammes ; et vous savez… le ridicule… Allons, allons, après la pluie, le beau temps ; il ne faut pas ainsi jeter le manche après la cognée. » — Mais, hélas ! c’étaient paroles perdues ; tous ces Messieurs, secouant la tête, sortirent soucieux et songeurs, n’envisageant plus pour eux, dans l’avenir, qu’affronts, mortifications, sensibles déboires ; et, de vrai, ils n’étaient pas au bout de leurs peines.

C’était fête, au contraire, maintenant, fête chaque jour et fête à jamais parmi nos fortunés savants du petit jardin Bouvreuil. Là, désormais, plus de chagrin, plus de procès…, et partant plus de procédure ; mais, en revanche, force dissertations, force mémoires ; des vers, des discours à perte d’haleine ; car ne fallait-il pas regagner le temps perdu ? Du reste, à peine les vit-on reconnus avec tant d’éclat, qu’aussitôt s’était venu joindre à eux tout ce qui, dans notre ville, était désireux de travailler, de s’instruire et de bien faire. Les rieurs, bientôt, les rieurs, eux aussi, en ayant voulu être, y furent reçus de bonne grâce sous la seule condition d’être sages. Puis, ainsi en nombre, encouragés, unis et forts, anciens, nouveaux, s’étaient mis ensemble à l’ouvrage avec ardeur. Le Cat, en dépit des sinistres prédictions, était demeuré à Rouen, le Parlement ne l’ayant point voulu laisser partir. Le peintre Descamps, regretté à Paris, sollicité par l’Angleterre, mais retenu dans nos murs par Cideville, créa alors parmi nous une école dont on parle encore avec estime. Il écrivait en même temps l’Histoire des célèbres peintres flamands, riche et intéressante galerie, où, lui-même, devait un jour figurer avec honneur.

Les Muses, maintenant, avaient un temple dans notre ville, et leur culte parmi nous ne devait plus cesser jamais. L’Académie, dans ses séances solennelles, décerna des palmes, vivement disputées, enviées au loin. Plusieurs illustres dont le monde savant devait à bon droit s’enorgueillir un jour, virent alors l’Académie de Rouen encourager leurs premiers pas, récompenser leurs premiers efforts. Ici, nos fortunés devanciers, nos pères (ce mot me plaît mieux), nos pères, donc ont donné des couronnes à Gaillard, pour avoir dignement loué notre grand Corneille ; à La Harpe, qui avait célébré en de beaux et nobles vers les Chevaliers normands et leurs merveilleux exploits dans la Sicile ; à une jeune femme, née dans notre ville, madame Du Bocage, que la France et l’Italie devaient plus tard honorer à l’envi.

Tout cela, dans le temps, fit bruit plus qu’il ne nous appartient de le dire. Fontenelle, le centenaire, était vraiment fier de son ouvrage et heureux de son titre d’associé, « titre après lequel, écrivait-il à nos pères, je n’en prévois ni n’en désire plus d’autres. »

De Ferney, Voltaire avait applaudi aux généreux efforts de l’Académie, aux triomphes de nos lauréats, dont il prophétisa les brillantes destinées, aux doctes mémoires de Le Cat, aux poésies de Formont, à celles de Cideville. « Il ne se faisait plus de bons vers qu’à Rouen, écrivait-il. Je viens d’en recevoir qui auraient fait honneur à Sarrasin et à l’abbé de Chaulieu. Mais pourquoi donc n’avez-vous point de mois de mai en Normandie ? Si Rouen avait d’aussi beaux jours que de bons esprits, je vous avoue que je voudrais m’y fixer. » — C’étaient là, croyez-le, de vives et intimes joies pour ce qui restait encore alors des anciens et rares habitués du petit jardin de Bouvreuil. Au reste, cet étroit réduit n’aurait pu désormais suffire à tant de plantes, à tant d’arbres et d’arbustes, apportés chaque jour, à grands frais, de loin ; et, alors, le Conseil de ville donna, spontanément, à l’Académie un plus vaste emplacement auprès du Cours Dauphin ; sacrifiant avec joie les revenus qu’on en avait tirés jusqu’à ce jour. Bienfait signalé, dont nos pères voulurent perpétuer le souvenir par un usage singulier et touchant, qu’attestent les vieux mémoriaux de nos Archives. Chaque année, à un jour fixé, dans la grande salle de l’Hôtel-de-Ville, le maire, les échevins et MM. du Conseil des vingt-quatre étant tous là en séance, on annonçait une députation de l’Académie, introduite aussitôt avec honneur. Alors, était apporté en cérémonie, et déposé sur le bureau, un vase somptueux, rempli de fleurs belles et rares, du milieu desquelles s’élançait un ananas, le plus mûr, le plus beau qu’on pût voir. C’étaient d’exquises productions du nouveau jardin de l’Académie, offertes par elle en tribut aux bienveillants magistrats de la cité. L’Académie remerciait la ville de ses bontés ; la ville promettait de les lui continuer toujours.

Que, toutefois, cette généreuse concession de terrain, cette redevance de fleurs, ces cérémonies, ces compliments, tout ce bruit pour des vers, pour de la prose, eussent été pris en gré à la Bourse découverte, je vous le dirais, qu’avec quelque raison vous feriez difficulté de le croire. Toutes choses, quoi qu’il en soit, devaient désormais tourner à bien pour cette studieuse compagnie que, naguère, on avait voulu empêcher d’être. Elle était consultée souvent et toujours avec fruit. Ainsi, plusieurs de nos édifices publics furent ornés d’inscriptions qu’on lui avait demandées ; seulement ces inscriptions étaient en langue latine ; ce qui, déplaisant outre mesure à MM. de la Bourse découverte, leur avait été une favorable occasion de fronder et gémir sur nouveaux frais. Tant, néanmoins, qu’ils n’en virent mettre qu’au grand Jardin de Botanique et même à la Douane (quoique déjà si proche d’eux), ils avaient paru prendre patience, non, cependant, sans murmurer quelquefois. Mais, un jour, comme ils arrivaient à la Bourse découverte, quel spectacle inopiné s’offrit tout-à-coup à leurs yeux ! Un immense Méridien venait d’y être posé, tout à l’heure, en lieu très apparent, avec une longue inscription (encore en latin, hélas !) qu’ils jugèrent tous cacher un profond mystère. Il faut renoncer à peindre, en une telle rencontre, leur étonnement, leur indignation et leur colère. Ce ne pouvait être (pensèrent-ils unanimement) qu’une noire vengeance de l’Académie, qui, sachant bien qu’ils ne l’avaient jamais aimée, venait les braver, les insulter jusque dans leurs foyers. Au reste, ce latin (selon ce que conjectura maître Lasnon), devant de toute nécessité être injurieux pour eux, et, de plus, attentoire à leur honneur, c’était le cas d’une prompte action en justice ; sur quoi il importait (disait-il) de consulter sans retard. Tous donc étaient sortis à l’heure même outrés, courroucés et menaçants. Que leur dirent, cependant, deux ou trois sages avocats, qu’ils étaient allés visiter tous ensemble ? c’est ce qu’on n’a jamais pu précisément savoir. Seulement, quoi que maître Lasnon voulût dire, on n’assigna point l’Académie. Plaider est toujours chose scabreuse ; et, dans cette affaire du testament, il y avait eu pour eux tant de mécompte ! c’était à dégoûter pour longtemps des procès ! — Du reste, à dater de ce temps-là, on ne les vit plus si rieurs ni si badins qu’autrefois. Moins favorables que jamais (vous le pouvez bien croire) aux sciences, aux arts, aux lettres, ils s’abstenaient, quoi qu’il en soit, d’en parler (tout haut du moins) ; mais surtout de regarder cette mystérieuse inscription qui naguère leur avait fait tant de mal, qui, aujourd’hui même, les préoccupait encore, et devait, hélas ! les offusquer toujours.

Pour l’Académie, après avoir ainsi glorieusement triomphé de tant d’ennemis du dehors et du dedans, libre, désormais, de tous autres soins, elle s’évertuait de plus en plus et faisait de son mieux. Toujours, donc, et plus que jamais, il y fut lu des vers, de la prose, des dissertations et des mémoires ; toujours il y fut décerné des prix, rédigé des Inscriptions (et, encore, en langue latine, quoique certains esprits chagrins en eussent pu dire ) ; toujours, enfin, on y écrivait, on y discourait, on y délibérait ; — même, si je suis bien informé, on y riait, aussi, quelquefois.



N.-D. DE BONSECOURS


ANECDOTE NORMANDE





Notre-Dame de Bonsecours


ANECDOTE NORMANDE


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À peu de distance de Rouen, au sommet d’une des montagnes qui dominent cette grande ville, du côté du levant, les Anciens avaient bâti une petite église où, depuis des siècles, nos pères sont venus prier ; où Corneille, prompt à s’humilier après chacun de ses chefs-d’œuvre, allait rendre à l’Esprit créateur la gloire qu’il reconnaissait hautement ne tenir que de lui. Là, et de notre cité pleine de foi, et de toute la province, au loin, affluaient chaque jour des malheureux qui s’y étaient traînés pour demander ; des heureux qui y étaient accourus pour rendre grâce ; des matelots échappés au naufrage ; des infirmes guéris ; un estropié à qui Dieu avait dit : marche ; des mères, dont le nouveau-né, dont la fille chérie avaient failli mourir ; des mères encore, auxquelles des fils prodigues étaient revenus de bien loin ; et tous, à l’envi, prosternés dans la modeste église, s’y épanchaient en ferventes prières, dont il fallait que beaucoup se fussent bien trouvés ; car, au nom de Blosseville, porté durant des siècles par ce village, avait avec le temps succédé celui de Bon-Secours, qui devait prévaloir à la longue, tant il convenait désormais à un lieu où Dieu, invoqué par l’homme, lui était si souvent et si manifestement venu en aide !

Aussi, en quelque endroit du vieux temple qu’on jetât les yeux, partout apparaissaient, ou suspendus aux voûtes, ou fixés sur les murailles, des ex-voto, les uns peints, les autres en relief, témoignages de gratitude, touchants mémoriaux de bienfaits reçus ; des petits navires, tout semblables (croyait-on) à ceux où des marins en danger avaient failli périr ; des jambes, des bras de cire, images telles quelles des membres malades auxquels avaient été rendus la vie, l’agilité, la vigueur ; des lits d’où se levaient, faibles et amaigris, mais sauvés, un père, une sœur qu’on avait pensé perdre. Imitations imparfaites, grossières ébauches, mais sincères et naïves actions de grâces, dont Dieu assurément ne tenait pas moins de compte que des plus insignes chefs-d’œuvre de l’art.

Cette église, debout encore aujourd’hui après tant de siècles, mais vieille, décrépite, tombant de vétusté et qui ne sera plus tout-à-l’heure, combien elle a vu de générations agenouillées sous ses voûtes qui s’affaissent ; combien de cœurs s’y sont épanchés ; que de secrets vont périr avec elle ; que de grâces elle vit octroyer, de faits merveilleux s’accomplir ! Si les hommes pouvaient en douter, ses pierres, oui, ses pierres en rendraient témoignage avant de se disjoindre et de tomber en poussière ! Or, de tant d’histoires, innombrables comme les étoiles du ciel, il me tardait de vous en redire une, que m’ont racontée les vieillards.

À Rouen, donc, en 1772, sur la paroisse Saint-Laurent[25], vivait, révérée et chère à tous, une noble femme âgée de quatre-vingt-six ans, l’honneur d’un sexe, l’admiration de l’autre, haute et puissante dame Marie-Suzanne Robert, veuve de messire Henri Du Quesne de Brothonne, qui, naguère, comme ses aïeux, avait siégé au parlement de Normandie avec honneur ; une de ces femmes douées d’un naturel exquis, fécondé par une éducation chrétienne, sérieuse et forte, mais dont aussi la vieillesse florissante n’était qu’esprit, bonté, sagesse, support, conseil ; charité qui secourt sans humilier ; lumière qui éclaire sans blesser jamais. Environnée de fils, de petits-fils, des enfants de ses petits-enfants, tous meilleurs par elle, tous tendres et empressés autour d’elle, la digne femme s’avançait heureuse, au milieu des hommages d’une grande ville, qui lui portait amour et respect, et qui, la voyant si ferme en un si grand âge, souriait à l’espoir de la posséder longtemps encore, lorsqu’un matin retentit tout-à-coup dans Rouen la nouvelle du crime le plus horrible et le plus inattendu qu’on y eût vu de mémoire d’homme. Nul, d’abord, ne le voulait croire ; et une multitude éperdue, envahissant l’hôtel de Brothonne, quand elle vit la bonne dame (comme on l’appelait) sanglante, mutilée sur son lit de mort, se prit à crier, à pleurer la mère des pauvres. Car les pauvres, venus là en foule, l’appelaient tous ainsi à l’envi, trahissant, dans leur détresse, dans leur désespoir, l’impénétrable secret de la défunte. Puis, dans la haute tour de Saint-Laurent, le glas faisant entendre ses sons lents et plaintifs, eurent lieu en grande pompe les tristes funérailles, où toute la ville en foule s’était portée ; où, avec les trois générations des Brothonne, pleurait cette autre et immense famille de la morte, que son inépuisable charité lui avait donnée.

Mais chez tous l’indignation s’exhalant avec la douleur, « quel monstre (se demandait-on) a pu abréger une vie si chère et envier à une vieillesse si avancée le peu de jours qui devait lui rester encore ? » Deux hommes, deux femmes, attachés au service de madame de Brothonne, la pleuraient, se lamentaient à l’envi de sa famille ; et il fallait que ces quatre serviteurs eussent bon renom dans la ville, pour qu’en une telle perturbation, en un si violent déchaînement de tant d’esprits émus, de tant de cœurs remplis d’horreur et de colère, aucune voix ne se fût élevée contre eux. Le moyen, au reste, d’imputer la mort d’une telle femme à qui avait vécu près d’elle, à qui avait pu la connaître, à qui seulement avait pu la voir ! Après donc que ces quatre serviteurs avaient été si longtemps heureux par leur bonne maîtresse, sa mémoire les protégeait encore, aujourd’hui qu’elle était dans la tombe !

Qui, cependant, pouvait avoir consommé un attentat si noir ? C’était le cri de toute cette grande ville, le cri de la justice indignée, qui, laissant là aussitôt tout autre soin, pour poursuivre le coupable, déployant une activité, une énergie d’investigation qu’on ne lui avait vues jamais, veillait, cherchait, s’enquérait, interrogeait incessamment, s’évertuant tout le jour, et ne se reposant pas la nuit, sans toutefois, pouvoir obtenir le plus faible résultat.

C’était au temps du Conseil supérieur, qui, succédant avec défaveur à l’antique et regretté Parlement de Normandie, qu’avait anéanti Maupeou, aurait voulu, par quelque action signalée, se concilier les sympathies que tous lui déniaient à l’envi, et, par l’éclatant déploiement d’une juste rigueur, contraindre enfin au sérieux et au respect un monde passionné, méprisant et railleur, auquel, depuis un an, il avait servi chaque jour de jouet et de risée.

La justice, donc, veillait, interrogeait, épiait autour d’elle, promenant avidement çà et là ses pénétrants et soupçonneux regards. Au bailliage, au palais, dans la ville, on n’entendait plus que sa voix formidable ; elle retentissait jusque dans les églises ; dans toutes, du haut de la chaire, par la bouche du prêtre, elle conviait à révélation, sous des peines redoutables, tout mortel pouvant avoir quelque notion, si légère qu’elle fût, sur un crime que tous détestaient, dont il tardait de connaître enfin l’exécrable auteur. Et, à cette voix menaçante de la Justice et de l’Église, à ces appels qui avaient retenti au loin avec éclat, avec empire, ne répondant toujours qu’un universel et profond silence, après que, soixante-dix jours durant, on se fut épuisé en inquiètes et inutiles recherches, si la Justice, éperdue et frémissante, s’exaspérant à la fin, prête à soupçonner tout le monde aujourd’hui, et à tout croire, en revint à ces quatre serviteurs si longtemps épargnés, et arrêta sur eux ses sinistres et inexorables regards, qui pourrait en être surpris ; le crime, d’ailleurs, mieux su maintenant dans ses détails, décelant de vieilles habitudes dans l’hôtel de Brothonne, la parfaite connaissance des aîtres, et trahissant, en un mot, des hommes qui avaient ou habité, ou fréquenté souvent les lieux théâtre de cette sanglante et lamentable tragédie : Donc, Jacques et Nicolas Poyer, Marie Surval, Anne Mausire, cessez ces pleurs et ces cris, auxquels on ne croira plus désormais. La Justice, en défiance de vous, vous appelle à sa barre ; on vous attend demain, tous quatre, à la Tournelle ; et déjà, tous quatre, vous êtes perdus, autant vaut dire. Car, voyez, tous maintenant vous soupçonnent ; beaucoup vous accusent ; et, dans tout ce monde, s’élève-t-il une voix, une seule, pour vous défendre ? Hélas ! il n’était que trop vrai. L’opinion, à la fin, ayant tourné, on maudissait maintenant ces quatre malheureux, épargnés d’abord ; et en vain cherchaient-ils angoisseusement autour d’eux qui les daignât croire encore et leur voulût venir en aide. À droite, à gauche, de toutes parts, ce n’étaient que murmures accusateurs, que regards irrités ou défiants qui se détournaient à leur aspect ; plus de sympathies, plus de confiance, plus de pitié même ; la patience humaine était à bout ; car, n’était-ce pas (disait-on) avoir trop différé l’expiation d’un si grand crime ? Maintenant, il fallait sévir ; le monde attendait, le Conseil supérieur avait hâte ; et malheur à qui serait accusé seulement ! Le soupçon ne faisait que de poindre, et déjà le bourreau faisait ses apprêts.

Cependant, en un si désespérant abandon du monde, dans ce décri universel, du fond de cet abîme de douleur et de détresse, les quatre malheureux éplorés s’étaient tout-à-coup souvenus de Dieu ; et, en ce jour qui leur était laissé encore ; en ce jour, le dernier de leur liberté, de leur vie peut-être, sans plus s’épuiser, maintenant, en protestations que le monde n’écoutait pas, invoquant le seul témoin dont les souvenirs soient certains, le seul juge à qui il soit donné de ne se tromper jamais : « Éclaircissez, ô mon Dieu ! (criaient-ils) éclaircissez cet horrible mystère ; révélez les secrets de cette chambre mortuaire et de cette nuit funeste. Mon Dieu, vous étiez là ; dites donc, par grâce, oh ! dites si vous nous y avez vu ! » C’était le huit décembre, jour consacré spécialement à Marie ; solennité chère depuis des siècles à notre Normandie, au point qu’on l’appelait la Fête aux Normands et que, dans les Palinods, à Rouen, à Caen, à Dieppe, toujours avaient eu lieu, ce jour-là, en grande pompe, des jeux poétiques, où, en présence d’une multitude pieuse et lettrée, accourue en hâte, de toutes parts, des vers étaient récités et couronnés en l’honneur de la fête, au bruit des acclamations et des fanfares. Mais, qu’est-ce que tout cela auprès de la foi des simples, de la foi des humbles, de la foi des malheureux, invoquant avec ferveur et espoir celle que, dans des prières apprises dès l’enfance, ils appelèrent toujours la Consolatrice de l’homme en peine ? Nos quatre affligés, donc, y recourant, dans cet abandon du monde, en ce jour dédié à Marie, Notre-Dame de Bon-Secours les vit tous quatre, dans son vieux temple, prosternés, pleurant, criant vers Dieu, du fond de l’abîme ; ils y étaient allés nu-pieds, à jeun, en pleurs ; et ainsi en devaient-ils revenir ; surveillés, au reste, et gardés de près par des cavaliers de la maréchaussée, qui les avaient suivis au départ, et qu’à leur retour ils voyaient les épier avec plus de rigueur encore ; tant, d’instant en instant, le nuage devenait épais et noir sur leurs têtes, tant était prêt à éclater l’orage ; tant enfin, leur perte était imminente, inévitable désormais ! Arrivés au bas de la montagne, près de l’église Saint-Paul, de grands cris se faisant entendre tout-à-coup, puis une multitude bruyante se hâtant au devant d’eux, en poussant mille cris confus, et ne restant plus à ces quatre infortunés que d’appeler à leur secours ce peu de force qu’en haut la prière leur avait donnée, déjà ils récitaient ces autres prières suprêmes et désespérées, à l’usage des chrétiens qui vont mourir. Mais ô merveille ! ce peuple, ces cris, dont ils se sont fait peur, c’était le signal de leur inespérée délivrance ; l’assassin est enfin découvert ; c’est Louis Gohé ; il a confessé son crime ; il explique tout, et reconnaît n’avoir pas eu de complices. Louis Gohé ! À ce nom, les quatre malheureux, si inopinément arrachés à l’échafaud, et que, seule, semblait pouvoir toucher en ce moment une transition si miraculeuse de la mort à la vie, à ce nom trop connu d’eux, vous les eussiez vus tomber anéantis de surprise et d’horreur. Louis Gohé ! lui, l’assassin de cette vieille dame qui, en tout temps, s’y était fiée, et, en tout temps, l’avait comblé de bontés ; lui, toujours bien venu chez elle ; lui, de la maison presque autant qu’eux-mêmes ; lui, d’ailleurs, pourvu, grâce encore à sa malheureuse victime, d’une profession qui lui permettait de vivre à l’aise ! D’abord ils refusaient de le croire. Comment, toutefois, résister à des preuves plus éclatantes que le soleil ? Qu’on imagine surtout l’horreur des juges, en apprenant, de Gohé lui-même, que longtemps il avait nourri en son cœur un dessein si noir ; que, déjà, cinq mois auparavant, entrant de nuit dans la chambre de sa bienfaitrice, pour prendre son or, mais voyant les clés sous le chevet de la vieille femme endormie, et ne les pouvant avoir qu’en la faisant mourir, il s’était enfui, plein d’horreur ! Mais, quelque temps après, dans l’ivresse, dans l’étourdissement d’une vie désordonnée, perdu de dettes et à bout d’expédients, cette même chambre l’avait revu, la nuit encore, mais aguerri cette fois, résolu, impitoyable, atroce, frappant, mutilant, égorgeant sa bienfaitrice, se saisissant des clés, se ruant sur cet or, objet de ses effrénés désirs ; puis, le crime consommé, mettant le feu, dans la cour, à un amas de bois entassé sous la chambre, voyant naître un incendie prêt (comme il crut) à anéantir toute trace de son exécrable action, mais qui, presque aussitôt, allait s’éteindre de lui-même, le monstre avait fui, emportant de l’or, des pierreries, des flambeaux d’argent, surtout, qui le devaient trahir ; car, aujourd’hui même, les voulant vendre à un orfèvre, qui, tout d’abord, y aperçut le lion de sable sur champ d’azur des Du Quesne de Brothonne, à ce signe accusateur, avait aussitôt été reconnu, saisi, interrogé, jugé le coupable, qui, éperdu, confessa tout le crime. À la torture, il en allait confesser bien d’autres encore ; et, en l’entendant déclarer, dans son testament de mort, quels vols nombreux et notables il avait dès longtemps commis, sans avoir été soupçonné un seul instant, on put comprendre alors combien âpres, insatiables et tyranniques sont toujours les passions mauvaises, combien infatigables à creuser sans cesse un abîme sans fond, que rien ne saurait combler jamais, et qui jamais ne dira : « C’est assez. » Au reste, l’assassin lui-même le devait bien apprendre, du haut de l’échafaud, au peuple accouru de toutes parts pour le regarder mourir, et que ces paroles suprêmes émurent plus encore que la vue du gril, de la barre de fer, de la roue, du bûcher et du bourreau qui attendait. Mais laissons là le Vieux-Marché et ses horreurs. Un monde plus poli s’est porté en foule aux Carmes, où, dans la séance solennelle des Palinods, vont être célébrées les merveilles de Marie. Comme chacun s’y parle avec attendrissement de ces quatre pauvres innocents qui ont recouru à Dieu, et que Dieu a sauvés ! Comme on y accueille avec transport des vers, faits tout-à-l’heure, où est célébré ce nouveau bienfait de la Vierge sainte, qui, implorée en ce jour où l’Église, où le monde l’honorent, s’est voulu signaler par un nouveau, par un si éclatant bienfait. C’était alors, dans Rouen, la foi de tous ; et, plus que jamais, dans les temps qui suivirent, on devait voir les habitants de la grande ville cheminer, pleins d’espoir, vers l’église de Notre-Dame de Bon-Secours.

Elle va disparaître bientôt, cette vieille église ; encore quelques jours et il n’en restera plus pierre sur pierre. Mais déjà près d’elle, et sur elle, s’en élève une autre, qui ne permettra point de regrets. Au lieu que, chez les Hébreux, du temps d’Esdras, à l’aspect du second temple construit sur l’emplacement du premier, les vieillards, en se rappelant l’ancien, si magnifique, et voyant le nouveau, si inférieur de tous points, secouaient tristement la tête et se prenaient à pleurer, les nôtres, au contraire, devront tressaillir de joie à l’aspect de la basilique nouvelle, qu’une foi ardente et un art merveilleux élèvent à la place des vieilles et informes constructions qui, dans peu, vont disparaître à nos yeux. Car, qu’était le premier temple auprès de ce que sera le nouveau, et de ce que déjà il nous est donné d’en connaître ! Ce zèle dévorant, par qui, autrefois, David et Salomon bâtirent une demeure à l’Éternel, ce zèle, animant de nos jours quelques hommes pleins de foi, d’intelligence et de cœur, a réveillé, dans ce pays et au loin, les sympathies des croyants, celles des amis des arts, celles du peuple, des magistrats, des citoyens de tous les ordres. Trop longtemps enseveli et comme étouffé sous de froides cendres, le feu sacré, se ravivant tout-à-coup, a brillé inopinément à nos yeux charmés. La foi de saint Louis, se réveillant au milieu du dix-neuvième siècle, élève à Notre-Dame de Bon-Secours une basilique telle que le saint roi les aimait, telle que de son temps on les sut faire. Chaque instant la voit grandir, s’étendre, s’avancer, couvrir l’ancienne, qui peu à peu, disparaît et se retire, comme l’astre de la nuit s’éclipse au matin, devant l’astre plus éclatant du jour. Qui ne prendrait plaisir à voir surgir de terre ces blanches murailles, s’élever ces élégants piliers, se projeter ces contreforts, se courber ces arcs-boutants, s’arrondir cette voûte, qu’une tour hardie doit couronner bientôt, se coordonner ces galeries superposées, qui forment à la basilique une double et riche ceinture ; s’élancer ces aiguilles gracieuses et légères, ces hautes fenêtres du rond point, où resplendiront dans peu l’or, l’écarlate et l’azur ? Oui, c’est bien là le treizième siècle, le siècle de saint Louis, celui de la foi vive et des belles églises ; on s’y sent transporté, on y est en effet ; on respire l’air et les croyances de ce temps-là.

Donc, n’ont péri en France ni la foi ni l’art qu’elle inspire ; l’art merveilleux de bâtir pour Dieu des temples à l’aspect desquels s’accroisse la religion des peuples, et d’où les cœurs émus s’élancent vers Dieu, à la voix de l’artiste et du prêtre : j’en prends à témoin la nouvelle église. Aussi, me plaisant à y porter mes pas, à la regarder grandir, à épier les sentiments divers qu’inspire cette heureuse, cette inopinée création, à ceux qui viennent la contempler avec moi, dirai-je comment m’y trouvant l’hiver dernier, un jour de fête, un incident y survint qu’assurément je n’oublierai jamais. Visitant l’abside et le sanctuaire de la basilique future, comme l’on chantait les psaumes de David dans l’ancienne église ; ainsi placé entre le vieux temple qui va cesser d’être et le nouveau qui n’est pas encore, j’éprouvais une sensation solennelle, profonde, indéfinissable, qu’en vain l’on tenterait de peindre, mais qu’avait aperçue un vieillard, qui vivement ému lui-même à l’aspect de ces lieux, se prit, de discours en discours, à me raconter des choses que j’écoutais avidement. Cette mort si lamentable de Mme de Brothonne, la découverte tardive et inespérée de l’assassin, l’innocence des quatre serviteurs si inopinément manifestée, le vieillard s’était trouvé conduit à me redire toutes ces choses, mais avec une vivacité, une chaleur, avec des détails circonstanciés et intimes, qui me semblaient lui supposer quelque intérêt secret dans cette tragique histoire ; et comme je n’avais pu me défendre de le lui dire, ému, alors, plus encore qu’auparavant : « Rappelez-vous (me dit-il) ces quatre malheureux, que nous voyions tout-à-l’heure arrachés à l’échafaud par miracle ; car c’était bien par miracle ! Tous quatre ainsi sauvés, au retour d’un si triste mais si heureux pèlerinage, avaient fait un vœu de venir ici tous les ans, et leurs enfants après eux, rendre grâces à Dieu, à chaque anniversaire du jour qui les vit passer si soudainement de la mort à la vie. Cela arriva il y a soixante-dix ans maintenant ; tous quatre sont dès longtemps descendus dans la tombe ; de leurs enfants seul je demeure. C’est aujourd’hui le huit décembre, fête de la Conception de Marie ; je suis venu ici, de loin, acquitter un vœu sacré. Mes enfants y viendront après moi. Quelle joie, ce me serait, avant de mourir, de voir consacrer cette basilique dont j’ai vu avec attendrissement poser la première pierre, et qui, chaque jour, croît et s’élance comme le lys des champs ! Puisse une foi aussi vive que celle de nos pères obtenir dans la nouvelle église de non moindres grâces que celles qui lui furent prodiguées dans le vieux temple, dont les restes, qui vont disparaître, me rappellent, vous le voyez, de si touchants, de si intimes et si chers souvenirs ! »



LA VOCATION


ANECDOTE NORMANDE




La Vocation


ANECDOTE NORMANDE


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Dans l’une des dernières années du règne de Louis XV, aux Palinods de Caen, devant l’assemblée la plus nombreuse et la plus brillante qu’on eut vue de longtemps, après quelques pièces de vers assez mauvaises, fut lue, enfin, une ode française qu’accueillirent de favorables murmures, et à laquelle le Recteur et les doyens de l’Université, juges du concours, décernèrent le prix tout d’une voix ; c’étaient cent beaux jetons d’argent, prix fondé sous Louis XIII, par le seigneur de Saint-Manvieu, pour la meilleure ode qui, chaque année, serait envoyée au concours. Prenant donc, sur le bureau du Puy, une bourse brodée richement, qui contenait ces brillants jetons si désirés, le Recteur appela à haute voix Gervais Delarue, lequel n’eut garde de se faire attendre, on peut le croire, et alors commencèrent et retentirent longtemps de vifs applaudissements et de bruyants battements de mains.

Grande, toutefois, à vrai dire, était la surprise de tous les assistants, public et juges ; non pas que Gervais Delarue ne fût, sans nul doute, un sujet hors de ligne ; et même l’Université de Caen n’avait vu de longtemps se lever de ses bancs un plus brillant élève. Mais, que ce jeune homme dût un jour faire des vers, des vers français, une ode enfin, nul ne s’en fût jamais avisé jusqu’à ce moment, et le public, les juges mêmes du concours, ébahis à l’envi, devaient, je vous jure, n’en pas revenir de sitôt. « Quoi, se disait-on, des vers, une ode, lui occupé sans cesse à étudier nos églises, à contempler le tombeau de Guillaume-le-Conquérant, celui de la reine Mathilde, l’antique chapelle de Saint-Georges-du-Château, les bas-reliefs et les devises du Manoir des Gens-d’armes, les briques armoriées de l’ancienne grande salle des échiquiers ! Et c’était à qui s’extasierait davantage. Pauvres gens, de comprendre si mal les tourments d’une intelligence qui s’ignore et s’interroge, d’un génie qui se cherche lui-même ; qui, rempli d’une immense mais vague confiance en lui, et infailliblement sûr de se manifester quelque jour, ne sait toutefois encore, et se demande avec anxiété et dans les transes, sous quelle forme le monde voudra bien plus tard le reconnaître et l’accueillir !

Pour Gervais Delarue, on le devine assez, il avait tressailli d’aise de voir ses premiers vers si bien reçus, et son âme s’ouvrait aux rêves les plus enivrants. Avant lui, naguère, dans la même ville, dans cette même salle des Palinods, Bertaut, Sarrazin, Segrais, Malherbe, n’avaient-ils pas commencé ainsi ? Il les voyait au terme de la carrière, qui semblaient lui sourire, lui faire signe de venir les rejoindre. Horace, aussi, et Pindare, ses auteurs favoris, lui revenaient en mémoire, avec leurs merveilleux dithyrambes qui parlent si splendidement des beaux vers où l’on voit le poète couronné touchant les cieux de sa tête. « Et moi aussi, je suis poète, » se disait enivré le jeune lauréat du jour ; et, dans la rue de Geôle, sous un beau ciel où scintillaient les étoiles, il se surprit à baisser machinalement la tête comme de peur de se faire mal.

Encore un peu, c’en était fait de ce jeune homme, et notre Normandie, si peu explorée, si mal connue encore alors, au lieu d’un historien qu’elle avait pu espérer quelque temps, allait compter un versificateur de plus, dont elle n’avait que faire ; car cette ode couronnée tout-à-l’heure, il le faut bien dire, bonne pour des gens qui venaient d’entendre, avant elle, les plus fades choses du monde ; bonne encore pour de vénérables et vieux recteurs et doyens de faculté, peu exigeants, cela s’entend, en fait de fougue, de verve et de génie, c’était, au fond, hélas ! l’un des plus raisonnables et des plus logiques dithyrambes dont on eût mémoire ; dithyrambe où la méthode dominait sur toutes choses, et d’une exactitude à faire honte au syllogisme le plus péremptoire, au plus inexorable dilemme.

Mais, ces choses-là, nul n’a hâte de les aller dire aux intéressés ; et Gervais Delarue ne s’en fût jamais douté, peut-être, sans un abbé franc-parleur, ennemi juré de l’outrecuidance, à laquelle il menait rude guerre en toutes rencontres, quoique, en vérité, il en fût lui-même, le digne homme, mieux pourvu que nul autre. C’était l’abbé Raffin, l’un des archidiacres de Notre-Dame de Bayeux, fort adonné à l’étude de la liturgie, qu’au demeurant il n’entendait pas mieux que les autres, mais s’y croyant des plus forts qu’on pût voir, et supputant dans sa pensée qu’auprès d’un homme tel que lui, Durand (ce fameux évêque de Mende) et dom Martène n’étaient qu’écoliers, à qui il eût fallu faire recommencer leurs classes.

Épiant donc aux portes notre Pindare, et l’apostrophant tout juste au moment où il baissait la tête sous le ciel, comme de peur de se blesser : « Soyez antiquaire, Gervais Delarue, mon ami (lui cria-t-il bien fort, du plus loin qu’il le vit paraître), soyez antiquaire ! à chacun sa sphère, entendez-vous, et sa vocation particulière. Voyez si je me mêle, quant à moi, d’autre chose que de liturgie ; aussi, pour m’en remontrer sur ce point, faudrait-il se lever de bonne heure.


Ne forcez point votre talent,
Vous ne feriez rien avec grâce.


« Adieu donc, la bonne nuit, et, sur toutes choses, évitez les sots rêves. »

C’était, pour Gervais Delarue, revenir du plus loin qu’il fût possible, et tomber lourdement et de bien haut, d’autant, d’ailleurs, que, le malencontreux archidiacre ayant débité sa tirade à tue-tête, il n’y en avait pas eu un mot de perdu pour la multitude qui sortait en foule en ce moment. Rouge, confus et pantois, Gervais Delarue, pour se remettre un peu, songeait, à part soi, à ces triomphes de l’ancienne Rome, où, au milieu des pompes et des fracas, aux oreilles du vainqueur enivré et hors de lui, un fâcheux, aposté tout exprès, venait dire soudain : O homme, souviens-toi que tu es mortel ; où, aussi des étoupes, brûlées sous les yeux du héros, s’y évaporaient aussitôt en fumée, tandis qu’un autre fâcheux lui criait encore : Ainsi passe la gloire du monde. Mais à Rome, du moins, ces durs mots, ces étoupes légères, cette ironique fumée, étaient partie obligée et prévue du cérémonial ; le héros de la fête avait été prévenu à l’avance, et un homme averti en vaut deux. De venir, au contraire, ainsi à l’improviste secouer brutalement un triomphateur sur son char et le précipiter du ciel à terre, le moyen pour celui-ci de prendre en bonne part une morale si intempestive et de n’en vouloir pas mortellement à ce rabroueur importun ?

Ce n’était pas, au demeurant, que ce coup si imprévu n’eût frappé droit à la conscience du lauréat désappointé, et je ne sais quoi, dans son cœur, lui criait maintenant plus haut que l’archidiacre : « Plus de vers, Gervais Delarue, sois antiquaire. » — De pardonner, toutefois, de sitôt, à ce maître archidiacre de l’avoir ainsi, brutalement et oyant tous, réveillé en sursaut et troublé un si beau rêve, Gervais Delarue ne l’aurait pu prendre sur lui, rancunier qu’il était autant qu’homme de Normandie, et une susceptibilité vive, un irritable amour-propre étant, de tous les attributs du poète, le seul qui lui fût demeuré, et qu’il ne dût jamais perdre tout-à-fait, si longtemps qu’il pût avoir à vivre. Aussi, aurait-il bien volontiers joué pièce à ce funeste abbé Raffin. Mais quelle apparence, la distance étant si grande entre un pauvret comme lui et un archidiacre de Bayeux, abbé de Mondais ! Promptement guéri, quoi qu’il en soit, de sa vocation lyrique, de rechef l’ardent jeune homme s’en allait rôdant sans cesse dans les châteaux, les abbayes et les églises, supputant l’âge de ces monuments vieillis, déchiffrant des épitaphes, dévorant des cartulaires. L’église de Saint-Pierre, entr’autres, devait arrêter longtemps ses regards, avec ses riches pendentifs, les délicieuses arabesques qui décorent les dehors de son abside, et ce fameux pilier de l’aile gauche, avec son chapiteau aux bizarres et inintelligibles figures, hiéroglyphes encore inexpliqués alors, où Debras de Bourgueville et le docteur Huet étant venus, avant lui, suer sang et eau, avaient perdu leur latin et jeté leur bonnet par dessus les moulins. Logogryphe insoluble, ce semblait, et dont un jour pourtant notre archéologue trouva enfin tous les mots. C’est qu’aussi sur ce chapiteau bizarre l’architecte s’était avisé, qui l’eût pu croire ? de reproduire quelques scènes assez profanes des romans de la Table-Ronde, des fables, pour tout dire, mais des fables d’un sens tout moral, où étaient raillées, avec autant d’énergie que de malice, les extravagances que peut conseiller un fol amour à ceux qu’il aveugle. C’étaient Tristan de Léonais traversant la mer sur son épée, pour rejoindre sa maîtresse qui est censée l’attendre impatiemment au rivage ; Lancelot du Lac, le chevalier Yvain, d’autres encore, tous en grande recherche de leurs belles, et faisant, pour les retrouver ou pour leur plaire, les plus sottes choses dont ils eussent pu s’aviser ; Aristote, ce grand philosophe, servant de haquenée à sa maîtresse, qui, montée sur lui, à l’avantage, s’en va chevauchant vers le palais d’Alexandre, non sans fouetter vigoureusement sa monture ; Virgile qui, déçu par une voix menteuse, s’est laissé hisser en l’air dans une corbeille où il demeure, se morfondant toute une nuit à la belle étoile, suspendu entre le ciel et la terre, oublié, hélas ! de celle qu’il a bien voulu croire, et sévèrement puni d’avoir lui-même oublié le pieux Énée.

Les curé, vicaires et obitiers de Saint-Pierre, en entendant Gervais Delarue leur expliquer ces énigmes, n’en pouvaient revenir d’aise. Non pas qu’au fond ces. dignes prêtres eussent autrement à cœur Lancelot du Lac ni la reine Génèvre ; mais un si fin débrouilleur de vieux mystères leur parut envoyé du ciel tout exprès pour les tirer d’une chicane à eux suscitée par l’officialité de Bayeux, et qui, depuis quelque temps, les tenait tous en cervelle. Il n’y allait de rien moins, à la vérité, pour ce curé et ses douze obitiers, que de mettre bas de belles et riches aumusses de petit-gris, que l’évêché de Bayeux leur voulait faire quitter à toute force, comme portées par eux sans titres, par abus et entreprise, nosseigneurs les membres du vénérable chapitre pouvant seuls, dans le diocèse, disait-on, porter aumusses et insignes de chanoines. Nos douze obitiers, de leur côté, tenaient fort à leurs riches fourrures qui, en hiver, les protégeaient contre le froid, et, en toute saison, leur donnaient bonne grâce, comme ils pensaient ; chose que tous mortels ont fort à cœur, aux champs comme à la ville, et en lieu saint, hélas ! non moins parfois qu’en lieu profane.

Gervais Delarue, donc, après l’aventure du pilier, qui fit bruit, s’était vu assailli à la fois par les douze obitiers ensemble, le curé à leur tête, lesquels, les menant bon gré mal gré à leurs archives, l’y enfermèrent à double tour, le conjurant à genoux de tant faire qu’ils pussent garder leurs aumusses, chose pour eux de si grande conséquence et à laquelle ils tenaient tous comme à la prunelle de leurs yeux. Or, la difficulté venait de l’archidiacre Raffin, le liturgiste (ce grand donneur de conseils et juré désabuseur de poètes). Delarue, vraiment, sans en rien dire, n’avait guère la chose moins à cœur que les douze obitiers tous ensemble. Imaginez donc, je vous prie, la joie de tout ce monde, lorsqu’après une grande semaine de recherches désespérées, s’offrirent aux regards de notre antiquaire enchanté des pièces telles qu’il n’eût osé en espérer lui-même, de belles lettres-patentes bien scellées, en bonne forme, par lesquelles un roi de France avait maintenu naguère le curé et les douze obitiers de Saint-Pierre en leur droit de porter, tant dans l’église qu’en tous lieux, non seulement l’aumuche grise, mais de plus le capuchon à queue ou chape noire, pour en jouir, eux et leurs successeurs, jusqu’à la consommation des siècles. Obitiers, curé, vicaires, eussent volontiers, en une telle conjoncture, chanté un Te Deum à huis clos et en famille. Pensez surtout combien Gervais Delarue était aise d’avoir pu jouer un si bon tour à l’archidiacre, ce fin et consommé liturgiste.

Oncques plus, vous le pouvez bien croire, il ne devait dans la suite être question des aumusses de petit-gris. Mais l’archidiacre, tout en buvant, non sans rechigner un peu, ce calice jusqu’à la lie, mûrissait en son esprit un projet bien autrement hardi, se promettant tout bas une éclatante revanche dont l’idée seule le faisait rire sous barbe et réciter son bréviaire d’un air plus satisfait que de coutume.

Un beau jour donc, dans la paisible ville de Caen, arriva tout-à-coup la nouvelle inopinée que, tel jour, à telle heure, l’archidiacre Raffin viendrait commencer à Saint-Pierre la visite de toutes les églises de la ville ; et ordre à tous de se tenir prêts sans faute pour la cérémonie. Grand émoi, aussitôt, dans les treize paroisses, où de longtemps, j’ignore pourquoi, n’avaient eu lieu de visites d’archidiacre. Mais, à quelques jours de là, émoi bien autre encore, quand on sut ce qui se passait dans les sept doyennés visités les premiers par l’archidiacre Raffin, et qu’à Douvres, à Troarn, à Condé-sur Noireau, à Cambremer, à Maltot, dans le Cinglais, partout enfin, à la voix de cet enragé liturgiste, la terreur des curés, ceux-ci, ô désespoir ! s’étaient vus tous contraints, bon gré mal gré, de mettre bas devant lui leur étole pastorale. L’étole pastorale, entendez-vous, cette marque de leur juridiction, cet insigne de leur dignité curiale, précieux pour eux sur toute chose, comme à un évêque la croix d’or qui pend sur sa poitrine, à un maréchal de France son bâton, à un président de parlement son mortier de velours aux larges galons d’or et sa fourrure. L’étole, de tout temps, si chère aux curés, mais chère aussi outre mesure aux archidiacres qui, presque tous, jadis, au jour de leur visite, la voulaient porter seuls, à toute force, et ne pouvaient endurer que nul autre la portât en leur présence. L’étole, enfin, objet pendant deux siècles de nombreuses et très âpres disputes ; de pis que cela, si je voulais bien dire, mais, en tous cas, de procès sans nombre, suivis des deux parts, en Normandie surtout, avec une incroyable persévérance, au point qu’un célèbre archidiacre de Rouen, Adrien Behotte, qui florissait sous Henri IV et Louis XIII, après une longue vie passée quasi tout entière dans cette polémique, revoyant enfin ses registres, et faisant ses comptes, trouva, et en convint de la meilleure foi du monde, qu’il lui en avait coûté dix mille bons écus, monnaie de France. Encore avait-il perdu, avec dépens, tant au parlement de Rouen qu’au conseil du roi, où il avait eu le crédit de faire évoquer enfin toutes ses affaires. Aussi, à Rouen, la chose n’était-elle plus controversée, en sorte que les trente-six curés de cette ville, au jour de la visite, gardaient leur étole sans qu’une voix s’élevât maintenant pour la leur faire quitter, l’archidiacre Behotte en étant mort à la peine, et il y avait longtemps de cela. Que, s’il en allait ainsi sous l’empire du Rituel de Rouen, qui ne disait mot de l’étole pastorale, pourquoi en aurait-il été autrement dans le diocèse de Bayeux, dont le Rituel n’en parlait pas davantage ? Aussi, dans tous les doyennés, mais à Caen surtout, lors des dernières visites d’archidiacres, les curés avaient-ils été vus portant paisiblement leurs étoles, sans l’ombre d’une dispute. Le fait était assez récent encore ; nombre de témoins pleins de vie l’avaient vu de leurs yeux, et des procès-verbaux en auraient fait foi en un besoin. Mais, à tous les registres, à toutes les offres d’enquête : « Que prouvent, » répondait l’abbé Raffin, « que prouvent tous vos actes et tous vos témoins, sinon d’indues et hardies entreprises des curés sur les archidiacres mes prédécesseurs, lesquels n’entendaient chose aucune à la liturgie, comme je l’ai déjà reconnu en plus de cent rencontres. » Il les sommait donc de produire des titres valables, en attendant quoi, il allait, le digne homme, continuant ses prouesses ; et c’était, dans tous les doyennés comme une Saint-Barthélemi d’étoles.

Il va s’en dire que Gervais Delarue, le subtil débrouilleur d’hiéroglyphes et de lettres patentes, avait été appelé tout d’abord au secours des curés et de leurs étoles en péril. Gervais Delarue était, dès longtemps, la providence de l’église de Saint-Pierre ; mais providence qui, cette fois, allait, ce semble, lui faire défaut : les archives des obitiers, bien et dûment fouillées, tous les titres, soigneusement lus de mot à mot, n’offrant pas une clause, une ligne même ayant trait à la grande question qui, en ce moment, mettait, à Caen, tous les esprits aux champs. — C’était donc désormais une cause perdue sans ressource, l’archidiacre Raffin venant d’arriver enfin, que dis-je ? étant au presbytère de Saint-Pierre, et allant tout-à-l’heure s’acheminer vers la basilique où clergé, croix, orgue, cloches, eau bénite, encens, blanche étole, toutes choses requises, en un mot, étaient disposées pour le recevoir en cérémonie.

Cependant, clergé, vicaires, obitiers, curé surtout, n’étaient point à leur aise, on le peut croire, en une extrémité si pressante, l’archidiacre venant de s’expliquer crûment avec eux sur la fameuse question de l’étole, car on avait bien trouvé un gros volume latin d’environ quatre cents pages, composé naguère par le docte Thiers, curé de Champrond en Gastine, au sujet de l’étole pastorale, et pour le droit des curés qui, de vrai, y était démontré sans réplique. Mais, comme on venait d’apporter ce livre en hâte à l’archidiacre, et qu’on en espérait des merveilles, celui-ci, sans en prendre autrement connaissance, s’étant écrié que ce Thiers, en son temps, avait été un fougueux janséniste, il n’y avait plus eu moyen d’en parler davantage.

Grandes donc étaient, maintenant, l’angoisse et la désolation, non plus seulement à Saint-Pierre, mais dans les dix autres paroisses de la ville que l’archidiacre allait visiter ensuite ; à Saint-Jean, à Saint-Sauveur, à Saint-Gilles, à Notre-Dame, où les étoles pastorales allaient de toute nécessité avoir même fortune qu’à Saint-Pierre, par où commençait la visite. Or, c’en était fait sans ressource aucune, l’archidiacre étant maintenant en chemin par la rue pour se rendre processionnellement au parvis. Pour le curé, rentré dans son église par son presbytère, il allait avec ses douze obitiers descendre la nef, la croix en tête, pour aller attendre l’archidiacre au grand portail, et déjà il marchait piteusement en surplis et sans étole, le visage soucieux et le cœur gros ; mais voilà soudain que Gervais Delarue survint brusquement, colère et joyeux tout ensemble, maudissant les ânes (ce fut son mot) qui, s’étant ingérés de compulser avant lui les archives de Saint-Pierre, avaient fait un énorme paquet de pièces inutiles et les avaient jetées ignoblement au rebut. Pièces inutiles, en effet, où, jetant un coup d’œil tout à l’heure en désespoir de cause, il venait d’en trouver une qu’il lut tout essoufflé, une bonne charte du cardinal de Trivulce, évêque de Bayeux au seizième siècle, de ces fines et déliées écritures du temps, jaunie, de plus, par les années, partant illisible de tous points pour les bonnes gens qui l’avaient vue avant Gervais Delarue, et jetée par eux, en conséquence, aux pièces de rebut, suivant la règle fondamentale : Græcum est, non legitur. Or, cette charte, sachez-le bien, n’était rien autre chose qu’une belle et bonne sentence épiscopale où avait été solennellement reconnu et confirmé le droit des onze curés de Caen de porter leur étole devant les archidiacres et en présence du prélat lui-même ; pièce qui, assurément, leur arrivait à point, qu’aussi ils auraient bien baisée tous, et Gervais Delarue avec elle, sans que le temps leur manquait ; car, enfin, l’archidiacre arrivait, en ce moment même, au portail, et il n’y avait plus un instant à perdre. Obitiers, vicaires, curé, l’y eurent bientôt rejoint ; or, le curé, si peu de répit qu’il eût eu, avait toutefois bien su trouver le temps de passer vitement à son cou une magnifique étole pastorale à lui donnée, depuis peu, par la duchesse de Franquetot de Coigny, l’épouse du gouverneur, étole riche au possible, où l’or se relevait en bosse, qui éblouissait comme un soleil, et jetait des éclairs. De vous dire, cependant, la stupéfaction, le courroux de l’archidiacre à la vue de cette malencontreuse étole, je ne saurais, en vérité, non plus que ses signes énergiques, impérieux et brusques au curé pour qu’il eût à mettre bas, sur l’heure, cette marque de juridiction, que lui seul archidiacre devait porter, disait-il, en un tel jour ; n’était-ce pas, d’ailleurs, chose décidée et convenue sans retour ? Mais la fatale pièce trouvée tout à l’heure (la charte du cardinal de Trivulce), exhibée à propos, bien vue, bien lue de mot à mot, mûrement et circonspectement considérée, il ne restait plus à messire l’archidiacre que de s’avancer sans mot dire vers le chœur comme si de rien n’eût été, ce qu’il fit sur l’heure, prenant sa résolution bravement, en homme d’esprit, tandis que prêtres et paroissiens chantaient à pleine voix Benedictus, que l’orgue triomphait en noëls et fanfares, et que toutes les cloches de la ville de Caen sonnaient à qui mieux mieux. (Car, ç’avait été chose convenue à l’avance entre les onze curés, que si, contre tout espoir, celui de Saint-Pierre parvenait à sauver son étole, une certaine cloche de son église, d’un son perçant, et qu’on entendait de bien loin, serait mise la première en branle ; ce qui étant advenu, commença incontinent dans la ville pour ne finir plus de sitôt, un carillon universel, à incommoder les sourds.) C’était à l’archidiacre Raffin de prendre patience ; ce qu’il faisait en s’inclinant, disant qu’il n’avait été nulle part si bien reçu, qu’on lui rendait trop d’honneur, et qu’il n’en était pas digne. Pensez que le bon homme se serait enfui volontiers. Mais que fut-ce, lorsque, entrant dans la sacristie, il y trouva le triomphant Gervais Delarue, qui, le saluant profondément et lui offrant ses devoirs, lui dit que, suivant son conseil, il avait dans ces derniers temps étudié les antiquités, voire même quelque peu de liturgie, pour en pouvoir deviser au besoin avec lui, sous la cheminée, et être plus en état de recevoir ses leçons ; qu’il les lui demandait instamment comme à celui qui l’avait poussé dans cette carrière, et lui avait révélé sa vocation véritable ; jurant bien d’y demeurer à jamais fidèle et de ne plus faire de vers, en quelque langue que ce pût être, y allât-il pour lui d’une principauté.

À bien des années de là, un beau et vert vieillard de petite taille, mais trapu et vigoureux encore, au teint vermeil et frais, aux cheveux blancs comme neige et fins comme lin, aux yeux bleus, vifs, malins et perçants, était assis à la Bibliothèque royale, dans une des salles dorées des manuscrits, occupé à déchiffrer, la loupe en main, un très ancien manuscrit du roman de Lancelot du Lac, rempli de curieuses miniatures. Il en regarda longtemps une qui représentait ce preux chevalier dans la charrette du nain courant, bien empêché, après la reine Génèvre, sa maîtresse. C’était le sujet d’un des bas-reliefs du fameux pilier de Saint-Pierre. Ces contes naïfs ravivant en lui de bien vieux souvenirs, il se mit à rire, et prenant à partie un élève de l’École royale des chartes, assis près de lui et fort avide de l’entendre, je vous jure, il se mit à lui raconter quelques traits de sa piquante et laborieuse vie. De Caen, où il avait étudié, il était parti vers 1792 pour Londres, d’où, revenu plus tard rempli de savoir, il avait osé, avec succès, écrire après Huet les origines de sa ville natale, puis l’histoire des Bardes Armoricains et enfin celle des Trouvères de Normandie, qui allait bientôt paraître. Maintenant chanoine de Notre-Dame de Bayeux, professeur d’histoire, digne membre de l’Institut de France, Gervais Delarue rappelait gaiment son Ode des Palinods, la dure et salutaire leçon de l’archidiacre Raffin, mais, sur toutes choses, l’histoire de l’étole, dont l’élève charmé prit note incontinent se promettant bien de ne l’oublier de sitôt. Cette histoire, vous venez de l’entendre, mais redite sans charme et sans grâce, sans cette vive pantomime du vieillard, surtout sans cette parole pleine encore de colère, de verve et de malice, qui alors à mes yeux lui avait donné tant de prix. Que si toutefois par fortune, vous l’avez écoutée sans trop d’ennui, encore vous plaindrai-je de ne la point tenir, comme moi, du savant et malin vieillard qui en avait été le héros, et vous dirai-je en toute vérité : Que serait-ce si vous l’eussiez entendu vous la raconter lui-même.



PIÈCES JUSTIFICATIVES




Pièces justificatives

LA HARELLE DE ROUEN



ON trouvera, dans l’Histoire de Rouen pendant l’époque communale, de Mr A. Chéruel, t. II, p. 431-471, un long récit de la Harelle et des mesures qui furent prises pour châtier les coupables et prévenir de nouvelles révoltes. La grâce accordée par Charles VI, pendant son séjour à Rouen, « pour révérence de Dieu et de la sainte et benoîte semaine peneuse » (5 avril, veille de Pâques 1381), fut loin d’être complète. La Commune avait été supprimée : elle ne fut point rétablie. Les conséquences de la rébellion de 1381 se sont fait sentir, bien au-delà du moyen-âge, et, on peut le dire, pendant toute la durée de l’ancien régime.


UN GRAND DINER DU CHAPITRE DE ROUEN
DE PASTU DOMINI EPISCOPI LEXOVIENSIS


In nomine Domini amen. Per hoc presens publicum instrumentum pateat evidenter et sit notum quod, anno Domini millesimo IIIIcc XXVto, indictione tercia, mensis vero Junii die XXIIIIto, in die solempnitatis Nativitatis beati Johannis Baptiste, pontificis sanctissimi in Christo patris ac domini nostri domini Martini, summa Dei providentia, pape, quinti, anno octavo, Reverendus in Christo pater dominus Zanonus de Castillione, episcopus Lexoviensis, hora capitulari, intravit locum capitularem ecclesie Rothomagensis, in quo reperiit congregatos et sedentes Reverendissimum in Christo patrem et dominum dominum J., miseratione divina, archiepiscopum Rothomagensem, cantorem, aliosque in dignitate constitutos, et canonicos ejusdem ecclesie Rothomagensis, qui, sedens juxta cathedram prefati domini archiepiscopi, dixit et exposuit in effectu quod dudum, transire volens ad ecclesiam suam Lexoviensem, pro suo solemni ingressu faciendo, primo declinavit in hac civitate Rothomagensi, juramentum obedientie, prout de jure tenebatur, prestiturus, ceteraque facturus ad que, secundum laudabilem consuetudinem ecclesie, tenebatur, juramentoque fidelitatis per eum super dextrum cornu altaris prestito, ipse, tam per venerabilem et circumspectum virum magistrum Johannem Chevroti, in utroque jure licenciatum, vicarium et officialem Rothomagensem, quam eciam per relationem plurium dominorum canonicorum ecclesie Rothomagensisquam alias, fuerat informatus quod ipse tenebatur tam domino archiepiscopo quam etiam Capitulo, ac omnibus de habitu dicte ecclesie existentibus, necnon familiaribus dicti domini archiepiscopi, facere unum pastum solennem, sibique, juramento per ipsum, ut prefertur, prestito, fuerat graciose data licencia intrandi suam ecclesiam Lexoviensem antequam dictum pastum faceret, pse hanc diem festi Nativitatis beati Johannis Baptiste, ad faciendum dictum pastum acceptaverat, prout de premissis constare potest per inspectionem cujusdam cedule papiree, per ipsum post prestitum juramentum tradite, cujus tenor noscitur esse talis. « Ego Zanonus, Dei gratia, Lexoviensis episcopus, promitto bona fide quod, in termino beati Johannis Baptiste proxime venturo, michi per dominum meum archiepiscopum Rothomagensem aut ejus vicarium necnon per venerabile Capitulum Rothomagensis ecclesie, ad mei requestam, concesso, ad faciendum prandium sive pastum, juxta eorum morem et observancias, eis debitum, antequam ingressum primum faciam ad ecclesiam meam Lexoviensem, dabo et ministrabo dictum prandium sive pastum dictis domino meo archiepiscopo Rothomagensi dominisve de Capitulo ceterisque de ipsa ecclesia Rothomagensi, juxta eorum morem, ut premittitur, aptum et congruum, in similibus fieri solitum ; quibus, propter hanc michi gratiose dilacionem concessam, expresse consencio quod eorum, de quo premissum est, juri in petitorio vel possessorio nullo modo denegetur (peut-être aurait-il fallu écrire derogetur), quod prandium eciam promitto per me personaliter, aut per alium vice mea, in termino sic michi gratiose concesso, eis omni modo facere et adimplere, et ad observacionem promissionis hujusmodi obligo me et mea bona, tam presentia quant futura, usque ad satisfactionem plenariam, per presentes litteras, mea propria manu subscriptas et pontificali meo sigillo munitas, et in casu negligentie mee vel meorum, ad redimendas vexaciones ipsorum dominorum archiepiscopi et Capituli predictorum, eligo michi, ex nunc prout ex tunc, et ex tunc prout ex nunc, domicilium in civitate Rothomagensi, in pallacio archiepiscopali Rothomagensi, ubi volo posse moneri, tam in absencia quant in presencia, per dictum dominum archiepiscopum aut ejus vicarium et officialem, pro complemento promissionis mee predicte, et si, pendente dicta dilacione, me, quod absit ! eximi contingeret ab humanis, vel ad aliam dignitatem transferri, volo et ex nunc prout ex tunc, promitto quod omnia singula bona ad executionem meam spectantia sint et remaneant ipsis dominis, usque ad condignam satisfactionem et debitant, principaliter obligata, et renuncio omni exceptioni juris vel facti que contra premissa dici possent vel proponi. Datum Rothomagi, XXVa mensis januarii, M°CCCC°XXIIIIt° ; in quorum omnium fident et testimonium présentent cedulant manu propria subscripsi et pontificali meo sigillo muniri jussi. Zanonus, manu propria. » — Ea propter, hac die Nativitatis beati Johannis Baptiste, comparebat, dictum prandium sive pastum facturus et liberaturus, dominum Reverendissimum in Christo patrem archiepiscopum, necnon dominos cantorem et ceteros in dignitatibus constitutos ceterosque dominos canonicos deprecando, quatinus, si ita sollempniter, ne ita magnifiée et reverenter esset paratum sicut excellentia talium virorum et tantarum personarum requirebat, sicut persona domini archiepiscopi et aliorum presentium, inter quos sunt viri magne existintacionis, et singuli honorande veneracionis, suscipere vellent gratanter et sua amicabili supportatione supplere ad quod minus esset et habere pro impleto, nec imputare alicui subtilitati deffectum sive diminucionem, sed simplicitati sive inexperiencie, eo quod non sit expertus in talibus in ista regione, erat tamen voluntas bona et facultas omnia plenarie faciendi et implendi, sicut consuetum et debitum est, et melius, si sciret vel posset. Tunc dominus archiepiscopus eidem respondit quod, sicut noverat ipse dominus episcopus inter archiepiscopum et Capitulum ac suffraganeos episcopos est unum corpus misticum et una fraternitas, in cujus signum suffraganei ecclesie Rothomagensis, admissi in hujusmodi fraternitate et consorcio, consueverunt facere sollempnem pastum sive prandium atque debent, prout consuetum fuit ab antiquo, et quod ipsi, certificati de virtutibus suis, generositateque, litterature et exemplaritate vite, gaudebant quod sit missus ad regendam ecclesiam Lexoviensem et libenter eum admiserunt et admictunt ad fraternale consorcium, offerendo que resultant ex isto : consilium, favorem et assistenciam in concernentibus honorem et statum persone sue, deffensionemque libertatis ecclesiastice et jurium ecclesie sue Lexoviensis, quantum cum honestate fieri poterit et de jure tenebuntur. Et quoad paracionem prandii, perceperunt bonam affectionem suam, et quod non reddidit se difficilem in volendo servare consuetudines et cerimonias hujus venerabilis ecclesie in talibus consuetas, habebant pro grato id quod ipse disposuerat pro hujusmodi prandio faciendo et ministrando et debet fieri, de quo regraciatus est eisdem dominis prefatus dominus episcopus, et statim, ipso presente, deputaverunt venerabiles viros magistrum Egidium de Campis, cancellarium ecclesie Rothomagensis et thesaurarium dicti archiepiscopi, Henricum Gorren et Nicolaum Caval, canonicos Rothomagenses, ibidem presentes, ad visitandum locum in quo paratum erat pro prandio, ad finem quod, si dicti domini archiepiscopus et canonici in eodem loco non possent honeste situari, quod alius ordinaretur locus, essentque solliciti de reprimendo interessentes in dicto convivio, tam venientes per sequelam dicti domini archiepiscopi, quam per sequelam Capituli, si qui essent qui se inordinate vel immoderate se haberent, et, hiis sic peractis, a dicto Capitulo surrexerunt et recesserunt, et ivit dictus dominus archiepiscopus ad domum suam, associatus per dictum dominum episcopum Lexoviensem. cum aliquibus de Capitulo, qui, eo dimisso in domo sua predicta, reversi sunt ad magnam missam que tunc in choro celebrabatur, qua magna missa decantata et finita, domini episcopi Baiocensis et Lexoviensis venerunt ad dictum dominum archiepiscopum associandum, ad locum paratum pro prandio, uno dextrante, alio vero ad sinistram, et archiepiscopo in medio existente unacum officiariis suis et curie sue spiritualis advocatis, notariis, procuratoribus et apparitoribus seu clientibus, et simul incedentes reperierunt in ecclesia Rothomagensi dominos cantorem et omnes canonicos presentes, suosque officiarios et familiares prope parvum hostium per quod dictus dominus archiepiscopus, veniendo de manerio archiepiscopali, intrat ecclesiam predictam, et ibidem prefatus dominus archiepiscopus dictis dominis cantori et canonicis dixit et exposuit quod suus officialis aut ejus locumtenens, in talibus pastibus, debebat juxta eum ad sinistram sedere aut saltim post cantorem in mensa sua, qui domini cantor et canonici responderunt eidem domino archiepiscopo quod, actento quod ipse presens esset, non erat necesse vel congruum quod alius representaret suam personam vel prerogativas sue dignitatis. Item dixerunt quod suus officialis non erat tunc presens. Item dixerunt quod ille qui tune representabat personam officialis, scilicet magister Johannes Boesselli, erat cappellanus in ecclesia Rothomagensi. Quibus auditis, idem dominus archiepiscopus protestatus fuit quod, propter qualemcumque situacionem que fieret in dicto prandio, nullum prejudicium fieret circa situacionem suorum vicariorum et officialis. Item venerabilis et circumspectus vir magister Andreas Marguerie, archidiaconus Parvi Caleti et canonicus dicte Rothomagensis ecclesie, dixit et exposuit quod dictus dominus episcopus Lexoviensis debebat in secunda mensa, cum dictis dominis canonicis ecclesie Rothomagensis predicte, situari, et quod aliqui alii cujuscumque status aut dignitatis non debebant in dicto pastu cum eisdem interesse, et quod dictus pastus domino archiepiscopo ecclesieque Rothomagensi et Capitulo debebatur et non cuicumque alteri, et eciam quod omnes persone in dicta Rothomagensi ecclesia dignitatem seu dignitates obtinentes debent in prima mensa situari, protestando specialiter et expresse quod, si aliquid in contrarium premissorum fieri contingat, quod hoc non possit aut debeat trahi ad consequenciam, nec eciam per hoc prejudicium aliquod predictis de Capitulo generari, quibus protestationibus sic hinc et inde factis, omnes insimul incedentes iverunt ad domum Sancti Candidi, que erat ornamentis et pannis decorata, in qua multum honorifice fuerunt recepti, et, post benedictionem datam per dominum dominum archiepiscopum, mense convenienter et apte in quadam aula alta fuerunt erecte juxta capacitatem loci, et sedit prefatus dominus archiepiscopus in loco eminentiori in medio scamni, et episcopus Baiocensis, per dictum dominum episcopum Lexoviensem sponte invitatus, ad dextram archiepiscopi, et ad sinistram ipsius sederunt venerabiles viri magistri Johannes Bruilloti, cantor, et Nicolaus de Venderez, archidiaconus de Augo, licenciants in utroque (jure), et non fuerunt plures in dicta mensa quia loci capacitas non paciebatur plures ibidem situari cum eodem domino archiepiscopo. In secunda vero mensa, ad dextram dicti domini archiepiscopi, in primo buto, dominus episcopus Lexoviensis, archidiaconi Vulgassini Francie et Parvi Caleti et cancellarius, et fuerunt continuate mense ad sufficienciam, in quibus sederunt alii domini canonici soli, quilibet in ordine suo ; et in quadam alia parva mensa, ad sinistram prefati domini archiepiscopi, sederunt officiant sui principales, videlicet locum tenens officialis, sigillifer, promotor et secretarius ejusdem domini archiepiscopi ac venerabiles in Christo patres domini abbates de Mortuomari et Sancti Martini de Albamalla et alii duo presbyteri, dicti domini archiepiscopi familiares domestici, et dum situarentur, ut est dictum, camerarius dicti domini episcopi Lexoviensis venit in dicta aula alta, et proposuit alta et intelligibili voce coram eo, ac dixit quod plures intraverant domum illam pro prandendo, nesciebatur cujus erant, vel archiepiscopi aut Capituli, et quod aliqui dicebant eos esse advocatos, notarios, procuratores et apparitores curie spiritualis domini archiepiscopi, et quod nesciebat si deberent admicti, et quod mandaret illud quod placeret sibi, qui dominus episcopus respondit quod, si essent advocati, notarii et procuratores curie spiritualis Rothomagensis, ob contemplacionem et ob reverenciam dicti domini archiepiscopi, quem ipse habebat pro speciali domino, contemtabatur (sic) quod admicterentur et quod serviretur eisdem, sed protestabatur quod, propter hoc, sibi neque suis successoribus deberet, propter hoc, aliquod prejudicium generari. Dictus dominus vero archiepiscopus respondit quod, in quantum sui contemplatione vellet eos admictere, ubi alias non admicterentur, regraciabatur, sed jure suo debebant admicti, et ideo protestacionem suam non admictebat, sed protestabatur e contrario, quibus protestacionibus hinc inde factis, fuerunt ad dictum prandium admissi, nec plures sederunt in eodem loco pro prandio. In aliis vero cameris fuerunt composite et ordinate mense in quibus sederunt omnes portantes habitum ecclesie Rothomagensis, ad partent, sex officiarii domus domini archiepiscopi, videlicet clericus vicariatus, clericus officii, duo custodes regestrorum et duo tabelliones sigilli, tresdecim advocati, decem procuratores, viginti duo notarii et octo apparitores curie spiritualis, aliique officiarii, familiares et servitores tara domini archiepiscopi quant Capituli et singulorum eorumdem, absque eo quod inter eos essent interpositi aliqui laici, invitati per dominum episcopum Lexoviensem, ut nobiles viri : baillivus Rothomagensis, baillivus de Caleto et quidam alii spectabiles et honorabiles viri, qui, ad partent, in alio loco segregato a predictis, sederunt et collocati fuerunt, prout eciam alias ita factum fuerat in talibus et fieri consueverat, ut dicebatur. Post singulorum situacionem fuit ministratum splendide et habundanter ac eciam magnifice ut sequitur : Habuit enim quilibet canonicus sedens in mensa scutiferum sive clericum, qui servivit sibi in dicto prandio ; et primo fuit ministratum domino archiepiscopo de cerasis in uno plato cooperto, et in alio eciam cooperto de tribus parvis pastillis vituli ; et consequenter fuit ministratum aliis, in dicta aula existentibus, de cerasis et pastillis cum vino albo. Postea fuit ministratum eidem domino archiepiscopo, in uno plato cooperto, de venacione cum potagio nigro, et de uno cappone grasso, in alio plato eciam cooperto, cum potagio albo, cum amigdalis et drageya desuper, et eodem modo domino episcopo Baiocensi, sed sine coopertura. Consequenter aliis sic ministratum fuit, duobus tamen canonicis ad unum platum existentibus, et qualibet vice vinum variabatur, et melius dabatur habundanter. Postmodum vero eidem domino archiepiscopo consequenter et aliis fuit multum honorifice ministratum de assato sive assatis, et situaverunt in plato dicti domini archiepiscopi unum porcelletum seu cochon gallice, duos ancerulos, unum heron, medium unius capreti, quatuor pullos, quatuor collumbas juvenes et unum cuniculum cum salsamentis pertinentibus, et consimiliter domino episcopo Baiocensi et eciam canton et archidiacono Augi insimul. In aliis platis, licet essent duo canonici in uno plato assignati, fuit facta diminucio talis quod in quolibet plato fuerunt positi solummodo unus ancerulus, unus porcelletus, quidam butor, una pecia vituli, una pecia capreti, unus cuniculus, duo pulli et duo columbi juvenes cum platis honestis de gellea, et consimiliter fuit ministratum cappellanis ecclesie et officiariis curie spiritualis Rothomagensis, existentibus tamen quatuor ad unum platum ; et deinde interposuerunt quatuor pavones cum coloribus in sollempni apparatu aptatos, et, prolixe expectatione quasi facta, servierunt in mensa habundanter de venacione aperina, cum frumento delicate parato, cum lacte amigdalarum, et finaliter servierunt de caseatis sive tartis et pomis eciam habundanter, et quasi uniformiter sic fuit ministratum omnibus eciam existentibus in aliis lociset cameris infra eamdem domum, demptis tamen pomis, et eciam ministratores dicti pastus magistro Guidoni Rabascherii, canonico, et Petro Candellarii, cappellano dicte Rothomagensis ecclesie, tam propter antiquitatem quam infirmitatem ipsorum in domibus suis existentibus, miserunt talem porcionem dicti pastus qualem habuissent, si in dicto pastu personaliter interfuissent. Quibus sic peractis et graciis per dictum dominum archiepiscopum dictis, fuerunt in dicta aula alta confectiones seu species in drageis argenteis date, et facta collatione sollempniter in qua fuerunt dicti duo baillivi et alii invitati per dictum dominum episcopum Lexoviensem, qui ad partem fuerunt pransi, recesserunt eo modo et ordine quibus venerant, et iverunt usque ad ecclesiam Rothomagensem predictam, et inde quilibet ad larem propriam se retraxit, de quibus sic gestis, factis et ordinatis, pro parte dictorum dominorum archiepiscopi et Capituli, notariis ibidem presentibus fuit petitum et requisitum publicum instrumentum unum vel plura, ad futuram rei memoriam. Actum ubi supra, sub anno, indictione, mense, die et pontificatu predictis[26].


LOUIS XI ET LA NORMANDE


La perte de plusieurs registres de délibérations de l’Hôtel-de-Ville de Rouen nous empêche de donner une date précise à la mésaventure du protégé de Louis XI. On ne saurait douter que la lettre d’Étiennote ne soit bien authentique et n’existe véritablement à la Bibliothèque Nationale, où M. Floquet déclare l’avoir lue. Mais nous devons avouer que nous ne la connaissons pas. Ce que nous pouvons certifier, c’est qu’une erreur, de faible importance, il est vrai, s’est glissée dans le récit de M. A. Floquet. L’un des textes qu’il avait sous les yeux portait : «  le vicaire », suivi d’un nom d’homme que M. Floquet a lu « Robert Viote » en attribuant à ce personnage la qualification qui précède. Il faut voir dans cette citation deux hommes distincts : le vicaire (autrement dit le vicaire général du cardinal d’Estouteville), qui ne peut être autre que Mezard, doyen-curé de Notre-Dame-de-la-Ronde, et Robert Biote, sieur de la Roche, maître des Requêtes de l’hôtel du Roi, bailli de Gisors, qui fut désigné, au moins une fois, comme l’un des présidents de l’Échiquier de Normandie ; que Louis XI chargea, à diverses reprises, de missions importantes, et qui, d’ailleurs, résidait aussi, habituellement, à Rouen, en cette même paroisse de Notre-Dame-de-la-Ronde, théâtre de l’aventure. Ce fut chez lui que Louis XI logea, à Rouen, en 1467, quand il vint dans notre ville pour avoir une entrevue avec Warwick.


ÉLECTION DE GEORGES D’AMBOISE
(MERCURII XXIa AUGUSTI, IIIIe IIIIxx XXIII).


Ea die, inter sextam et septimam horam de mane, post decantationem prime, celebrata fuit missa sollemnis de Sancto Spiritu per magistrum Ro. du Quesnay, videlicet canonicum, sibi, pro diacono, magistro Joanne Le Tourneur, et, pro subdiacono, Johanne Esterlin assistentibus, cui quidem misse astiterunt domini canonici subscripti, videlicet magister Johannes Masselin, decanus, M. Petit, cantor, Jo. du Bec, thesaurarius, R. Chuffes, archidiaconus Augi, Franciscus Picart, Magni Calleti, N. Sarrasin, Vulgassini Francie etiam archidiaconi, Stephanus Tuvache, cancellarius, R. Perchart, Jo. Roussel, Jo. de Atrio, Guillelmus Cappel, Jo. Le Marquetel, N. Fontenay, Jo. Sebire, R. Ango, G. Aubry, N. Grenier, G. Gallandi, Gabriel Le Veneur, Ro. Fortin, G. Austin, Ro. Vituli, G. Dautigny, Ro. Godeffroy, N. De la Quesnaye, G. Le Coq, G. Le Brumen, Ricardus Le Machon, Léo Conseil, G. Dombreville, Petrus de Croismare, Petrus Courel, Jacobus de Groussy, Jo. Le Monnier, Berengarius Le Marchant, G. Le Gras, Arthurus Dannoy, Ja. de Croismare, Jo. de Batencourt et Petrus Mesenge, numero in toto XLIII, unacum venerabilibus viris ma. G. Mesardi, decano, et Jo. Harpin, ecclesie beate Marie Rotunde Rothomagensis canonicis, necnon ma. G. Prevosteau, consiliario in curia archiepiscopali Rothomagensi, pro testibus, ac domino Petro Baracte, presbytero, M. Bellengues, clerico, et me Petro Andelin, tabellione Capituli, pro notariis publicis, quoad subscripta deputatis et electis ab ipsis dominis canonicis, in qua etiam missa communicaverunt devote ex eisdem dominis canonicis, juxta exhortationem domini, archidiaconus Magni Calleti Picart, Daunoy, Le Coq, Ja. de Croismare, Jo. de Batencourt et Petrus Mesenge, et sacrosanctum Eucharistie sacramentum susceperunt, ceteris ex eis missa per eos celebrata ad negotium subscriptum preparatis. Post cujus finem misse et ejus completam decantationem, omnes et singuli domini canonici descripti numero XLIII, unacum testibus et notariis etiam supra scriptis, accesserunt ad Capitulum et inibi post decantationem de Preciosa, ut moris est, fieri solita, assidendo prout respective pro suo ordine incumbebat, etiam comparuit ma. Jo. Ybert, canonicus, circa tabulant lapideam, qui gutte morbo fatigatus, ut dicebat et alias etiam apparebat, expusuit quod non poterat commode, pro ejus egritudine qua detinebatur, residere et assistere in dicto Capitule pro negocio electionis futuri pastoris incumbente, et propterea constituebat, prout constituit capitulariter, in presentia notariorum ettestium assistentium, suum procuratorem in solidum ma. Robertum Du Quesnay, canonicum, cum facultate necessaria pro negocio electionis sibi alias imminentis. Eo tune a Capitulo discedente et hiis peractis propter quod simul invicem convenerant, recognito etiam ab eisdem dominis propterea congregatis et capitulantibus quod dies instans fuerat ab eis prefixa pro ipso negocio eligendi et tractandi de pastore pro sua ecclesia utili et ydoneo, prout jura volunt, litteris prefixionis et mandatoriis super evocatione absentium factis, necnon relationibus commissorum quoad executionem sibi demandatorum, procuratoriis insuper magistrorum Jo. Fave, G. de Sandouville, et M. Faroul, canonicorum, respective quorum intererat transmissis per eumdem Bellengues, alterum notariorum, perlectis, ipsis quoque notariis, me adjuncto, et testibus suprascriptis debite adjuratis et decenter convocatis, deinceps, ut moris est, ad valvas presentis ecclesie per prefatum Tuvache ad hoc a Capitulo deputatum, omnibus et singulis jus ad electionem hujusmodi interesse pretendentibus, ac specialiter et nominatim venerabilibus viris ma. Johanne Lenfant et G. Le Boursier, qui ad negocium hujusmodi personaliter evocati extiterant et citati, post relacionem convocationis hujusmodi ab eodem Tuvache capitulariter factam, unacum ceteris absentibus, si qui essent, contumacibus reputatis, prestitoque ab ipsis dominis canonicis, omnibus et singulis, videlicet per ipsum dictum decanum ad manus domini cantoris, etperalios ad manus ipsius domini decani, unanimi voce, juxta formant juramenti capitulariter perlectam juramento, necnon per procuratores dontinorum canonicorum absentium in animas eorumdem constituentium, ac deinde per predictum Tuvache, cancellarium, vice Capituli factis monitionibus et protestationibus consuetis, etiam a jure constitutis, sub hoc verborum tenore : Ego Stephanus Tuvache, etc., et subsequenter ab eodem domino decano verbo Dei elegantissime exposito, viis quoque eligendi luculenter declaratis, placuit eisdem dominis capitulantibus, in ipso negocio, per viam Spiritus Sancti seu divine inspirationis procedere ac hymnurn que incipit : Veni, Creator Spiritus, flexis in terrant genibus, voce erecta, devote decantare, et statim, circa finent decantationis primi versus, subito et repente, nullo hominis interveniente tractatu, prefati Chuffes et Le Veneur, primi ex ipsis dominis canonicis, ceterique assistentes, unanimiter ac una voce, nullo penitus discrepante, Spiritus Sancti gratia, ut veraciter credendum est, eos inspirante, Reverendissimum in Christo patrem et dominunt dominum Georgium de Ambasia, nunc ecclesie Narbonensis archiepiscopum, virum quidem providunt et discretum, in etate, litteratura, et sacro presbyteratus ordine constitutum, de legitimo matrimonio procreatum, in spiritualibus et temporalibus plurimum circumspectum, ac de vite et morunt honestate aliisque virtutum meritis multipliciter in Domino commendatum, in suum et ecclesie predicte Rothomagensis archiepiscopum et pastorem postulandum duxerunt et nominaverunt, ac in eum uno voto unoque spiritu condescenderunt et mentes suas direxerunt. Quo facto, mox prefati Domini, canticum illud Te Deum laudamus decantantes, et exeuntes a Capitulo, pro gratiarum actionibus Altissimo referendis, chorum ecclesie adiverunt. Interim vero predictus cancellarius, de mandato et commissione similibus, postulationem prefatam primum in pulpito ecclesie et deinde ad valvas principales ecclesie, clero et populo ibidem in maxima multitudine congregatis, publicavit et declaravit. Prefatis vero dominis omnibus et singulis post tripudium hujusmodi ad Capitulum redeuntibus, necnon ipso Tuvache referente de publicatione postulacionis hujusmodi per eum vice Capituli habita, iidem ad finem prosecutionis hujusmodi sue postulationis constituerunt et deputaverunt videlicet ipsum Tuvache, necnon Le Tourneur et Le Veneur suos seu Capituli procuratores ad îmtimandum et significandum postulationem hujusmodi prefato domino postulato, postulationemque hujusmodi prosequendum, ubi opus erit, apud Sanctam Sedem apostolicam et alias, prout negocium expetit[27].


L’AVEUGLE D’ARGENTEUIL


EXTRAIT DES RECHERCHES DE LA FRANCE D’ÉTIENNE PASQUIER
(Livre VI, chapitre XXXVII),


Preuve miraculeuse aduenuë tant au Parlement de Rouën, que de Paris, pour deux crimes dont la preuve estoit incognuë aux Iuges.


Je veux sauter de la ville de Tholose à celle de Roüen, et de Rouen à Paris. Maistre Emery Bigot, Advocat du roy au Parlement de Roüen, personnage de singulière recommandation, qui exerça dignement l’espace de cinquante ans cest estat, me raconta autre fois une histoire de mesme subject. Il me dist les noms et surnoms des personnes que j’ay oubliez, me souvenant seulement de la substance du fait. Il y avoit un marchand Luquois, qui s’estoit habitué dès long-temps dans l’Angleterre, auquel ayant pris envie d’aller mourir avec ses parens, il les pria par lettres de luy apprester une maison, se délibérant de les aller voir dedans six mois pour le plus tard, et finir avec eux ses jours. Vers ce mesme temps il part d’Angleterre, suivi d’un sien serviteur François, avec tous ses papiers et obligations, et descend en la ville de Roüen, où, après avoir fait quelque séjour, il prend la route de Paris : mais comme il est sur la montagne près d’Argentueil, il est tué par son valet, favorisé de la pluye et du mauuais temps qui lors estoit, et lors jette le corps dans les vignes. Comme cela se faisoit, passe par là un aueugle, conduit de son chien, lequel ayant entendu une voix qui se dueilloit, il demanda que c’estoit : à quoi le meurdrier respond que c’estoit un malade qui alloit à ses affaires. L’aveugle passe outre, et le valet chargé des deniers et papiers de son maistre se fit payer dans Paris comme porteur des obligations en scédules. On attendit dans Luques un an entier ce marchand, et voyant qu’il ne venoit pas, on dépesche homme exprès pour en avoir des nouvelles, lequel entendit dedans Londres le temps de son parlement, et qu’il avoit fait voile à Rouen : Où pareillement luy fut dit en l’une des hostelleries, qu’il y avoit environ six mois qu’un marchand Luquois y avoit logé, et estoit allé à Paris. Depuis quelque perquisition qu’il fist, il se trouva en défaut, et ne peut auoir vent ni voye de ce qu’il cherchoit. Il en fait sa plainte à la Cour de Parlement de Roüen, laquelle commande d’embrasser cette affaire, commandant au Lieutenant criminel d’en faire diligente recherche par la ville, et à Monsieur Bigot au dehors. La première chose que fit le Lieutenant fut de commander à l’un de ses sergents de s’informer par toute la ville s’il y avoit point quelque homme, qui depuis sept ou huit mois en çà eust levé une nouvelle boutique. Le mouchard ne faut au commandement, et rapporte au juge qu’il en avoit trouvé un, duquel ayant sceu le nom, le Lieutenant fait supposer une obligation, par laquelle ce nouveau marchand s’obligeoit corps et biens de payer la somme de deux cens escus dans certain temps, et en vertu d’icelle, commandement luy estant fait de payer, il respond que l’obligation deuoit être fausse, et qu’il ne sçavoit que c’estoit. Le Sergent prenant cette response pour refus, le constituë prisonnier : et comme ils alloient de compagnie, il advint au marchand de luy dire qu’il se sçauroit bien defendre contre cette procédure : Mais n’y a-il point autre chose ? adjousta-il. Le Sergent dresse son exploict, et rapporte au Lieutenant criminel comme le tout s’estoit passé, lequel s’attachant à ces paroles, s’il n’y avoit point autre chose, dès lors commanda qu’on lui amenast le prisonnier, et arrivé devant luy, il fait retirer un chacun, et d’une douce parole luy dit qu’il avoit fait retirer tous les autres, voulant traiter doucement cette affaire auec luy : Qu’à la vérité il l’auoit fait mettre en prison sous une obligation supposée, mais qu’il y avoit bien autre anguille sous roche : Car il sçavoit pour certain que le meurdre du Luquois avoit esté par luy commis : Que de cela il n’en avoit certaine preuve : Toutesfois désirait manier cette affaire avec toute douceur : Que le défunct estoit estranger, despourveu de tout support : Partant il estoit fort aisé de faire passer toutes choses par oubliance, moyennant que le prisonnier voulut de son costé s’aider : Cela se disoit de telle façon, comme si le juge l’eust voulu sonder pour tirer argent de luy, à quoy il n’avoit veine qui tendist. À cette parole le prisonnier sollicite d’un costé d’un remords de sa Conscience, d’un autre estimant que l’argent luy servirait en cecy de garand, respondit au juge qu’il voyoit bien qu’il y avoit en cecy de l’œuvre de Dieu : puis que où il n’y avoit autre tesmoin que luy, cela estoit venu à connoissance, et que sur la promesse qui luy estoit faite, il recognoistroit franchement ce qui estoit de la vérité. À cette parole, le juge estimant estre arrivé à chef de son intention, manda quérir le greffier : mais le prisonnier voyant qu’il avoit fait un pas de sot, après que le juge luy eut fait lever la main pour dire la vérité, commence de jouer autre roolle, et de soustenir que toute cette procédure estoit pleine de calomnie et fausseté. Le juge se voyant aucunement frustré de son opinion, renvoya le marchand aux prisons en attendant plus ample preuve. Mais luy, après avoir pris langue des autres prisonniers (qui sont maistres en telles affaires) appelle de son emprisonnement, et prend à parties tant le Sergent que le Lieutenant criminel. Je vous laisse à penser si la cause estoit sans apparence déraison. Il s’inscrit en faux contre l’obligation. Il n’y falloit pas grande preuve, parce que les parties en estoient d’accord : et de faict, le Lieutenant vint par exprès au Parlement, où il discourut tout au long comme les choses s’estoient passées. La cour qui cognoissoit la preud’hommie de cest honneste homme, suspendit le cours de cette poursuitte jusques à quelque temps : pendant lequel elle donna charge à Monsieur Bigot de s’informer sur tout le chemin de Roüen à Paris s’il en pourrait sçavoir nouvelles : ce qu’il fit avec toutes les diligences à ce requises. Enfin, passant par Argenteuil, le bailly lui dit que depuis quelques mois on avoit trouvé un cadavre dans les vignes my mangé des chiens et corbeaux, dont il avoit fait son procès-verbal, duquel le sieur Bigot prit la copie. Sur ces entrefaites, survint l’aveugle, demandant l’aumosne en l’hostellerie, où il estoit logé, lequel entendant la perplexité en laquelle ils estaient, leur discourut amplement ce qu’il avoit vers le mesme temps entendu sur la montagne, Bigot luy demande s’il recognoistroit bien la voix : l’autre respond qu’il estimoit qu’oûy. Sur cela il le fait mettre en trousse sur un cheval et l’ameine en la ville de Roüen. Jamais trait n’avoit esté plus hardy en justice que celuy du lieutenant criminel, toutefois grandement subject à calomnie. Celuy que je reciteray maintenant ne sera de moindre effect. Le sieur Bigot estant de retour, après avoir rendu raison de sa commission, on se délibère d’oüyr cest aveugle, et en après de le confronter au prisonnier. Luy doncques ayant tout au long discouru ce qu’il avoit entendu sur la montagne, et ce qu’on luy avoit respondu, interrogé s’il recognostroit bien la voix, respond qu’oüy. On le confronte de loing au prisonnier sans le faire parler. Et après que l’aveugle se fût retiré, on demande à l’autre s’il avoit moyens de proposer reproches contre luy. Dieu sçait s’il fut lors en beau champ. Car il remonstra que jamais on n’avoit practiqué tant d’artifices, pour calomnier l’innocence d’un homme de bien comme l’on avoit faict contre luy. Que premièrement le Lieutenant criminel, en vertu d’une fausse obligation, l’avoit fait constituer prisonnier, puis luy avoit voulu faire accroire avoir fait, teste à teste, une cognoissance particulière de ce qui n’estait point : et au bout de cela, de luy représenter maintenant un aveugle pour tesmoin, c’estoit outrepasser toutes les regles de sens commun. Nonobstant cela, la Cour voyant qu’il ne disoit autre chose, on fait parler une vingtaine d’hommes les uns après les autres, et à mesure qu’ils se teurent, on demanda à l’aveugle s’il recognoissoit leurs voix. A quoi il fit response que ce n’estait aucun d’eux. Enfin, le prisonnier ayant parlé, l’aveugle dit que c’estoit la voix de celuy qui luy avoit respondu sur la montagne près d’Argenteuil. Ce mesme brouillement de voix ayant esté deux ou trois fois réitéré, l’aveugle tomba toujours sur un même poinct, sans varier. Prenez séparément toutes les rencontres de ce procez, vous y en trouverez beaucoup qui font pour l’absolution ; mais quand vous aurez meurement considéré le contraire, il y a une infinité de circonstances qui vont à la mort. Un nouveau citoyen qui avoit dressé nouvelle boutique, quelque temps après la disparition du Luquois, la preud’hommie du Lieutenant criminel cogneue de tous, la déposition par luy faite, assistée de celle du Sergent, mais sur tout la miraculeuse rencontre de l’aveugle, qui se trouva tant à la mort du Luquois, que depuis dans l’hostellerie où estoit Bigot, et finalement que sans artifice il avoit recogneu la voix du meurdrier au milieu de plusieurs autres ; toutes ces considérations mises en la balance, firent condamner ce pauvre mal-heureux à être roüé ; et auparavant estant mis sur le mestier, il confessa le tout à la descharge de la conscience de ses juges, et fut le jour même exécuté à mort.


LE PROCÈS


CINQUIESME PARTIE DE LA MUSE NORMANDE


Le chant Ryal du Procez n’a pas besoin de Commentaire,
pour ce qu’il s’explique soy-mesme, 1629,


CANT RYAL

Men proculeux, su mot je vou zescrits
Por vo prier d’entendre à la pourcasche
De men prochez, et d’estendre vos grifs
Por recheuer chu couple de Bescache,
Et su Levrault que j’ay prins à la casche :
Quand no tiendra le premier jugement
Furlufez vous et parlez hardiment ;
Car sou voulez n’auer point la pepie,
Vo Rebiffer, Courbastre et contester,
Avant un mois no verra m’emporter
Le grand prochez meu pour un nid de Pie.

Depis deux jours no m’a donné avis
Que ma partie a prins une Foüache

Dans son Bissac, six vieux oignons pourris,
Sen cauche-pied aueuq une Gamasche
Por venir vair ichy le luge en fasche :
Vo sçauez bien coume y veut finement
Mes petits Piars auer injustement,
Veu que leu loge est dessus may bastie,
Su ses poincts là y-vo faut engagner
Por mieux me faire aueu despens gagner
Le grand prochez meu pour un nid de Pie.

Vo n’ignorez que dans notre poys
Y n’est cogneu que por une ragache,
Et qui dourret sen corps et ses habits
O grand Guignaud por auer une casche
Sur sez vezins qu’à tou coups y l’agache :
Et l’otre jour y fit un faux serment
Por le licos qui print d’une jument,
Dont y poyst quinze livre et demie,
Et j’ay esper quay qui veille gronder
Qu’auec le dret je pourray emporter
Le grand prochez meu pour un nid de Pie.

J’ay st’ année chy du groüin de mes fruits
Tou les matins allant à la pourcache,
De sidre doux fait environ deux muids
Qui valent mieux que su vin qui agache,
Et de verdeur fait sucher la moustache :
Si je connets que votte entendement
De men prochez me vide entièrement,
Vo le zerez por aueu ceste Pie
Faire les Roys et près du feu tocquer
Se par hazard no me veut évoquer[28]
Le grand prochez meu pour un nid de Pie.

Su men fumier, oncore je nourris
Un gros copin, que queuque fois je casche
De ses soudards, mille fois pu hardis
A picorer mes dindots et ma vasque

Qu’à batailler armez souz leu casaque[29] :
O je me donne à Saint Pierre de Caen[30],
Sou ne l’auez le premier jour de l’en
Por dessus ly faire un anathomie :
Bref, vo verrez quement je sçais poyer
Si vo me faite auer par chicaner
Le grand prochez meu pour un nid de Pie.


Camp-Ront (Jacques de), prêtre du diocèse d’Avranches, est auteur d’un livre de jurisprudence des plus bizarres : « Jacobi de Camp-Ront, presb. Abrincensis, Psalterium juste litigantium. Quo ex libri consolatio peti ab iis potest, quibus res est sæpe et pugna gravis cum adversariis tum visibilibus tum invisibilibus, in hoc seculo. Ad amplissimos et ornatissimos viros in supremo Normanniæ senatu Rothomagi, considentes ; Parisiis, Jam. Mettayer, 1597, » petit in-12 de 66 ff. de texte et 6 ff. préliminaires, avec deux gravures. À la fin du volume se trouve un chapitre avec pagination particulière sous le titre de « Explicatio litis. »

Ce livre, aussi rare que singulier, est dédié au Parlement de Normandie. Il indique les psaumes et cantiques qu’un plaideur doit réciter quand il veut gagner son procès. Pour organiser cette cabale, dit M. Dupin aîné (Textes de droit et de morale, etc., Paris, 1857, p. 6), l’auteur a divisé son Psautier en autant de parts qu’il y a de jours dans la semaine. Il y a pour chaque jour quatre psaumes et un cantique. Le premier psaume contient une oraison en forme de supplique adressée à Dieu par le juste plaideur qui est effrayé de voir ses ennemis animés et coalisés contre lui. Dans le second psaume, le même justus litigans se plaint amèrement d’être ainsi en butte aux traits de ses ennemis. Dans le troisième, il élève sa voix vers Dieu et implore sa miséricorde. Le quatrième est un cantique d’actions de grâces dans lequel le plaideur qui a gagné son procès remercie Dieu d’avoir écouté sa plainte et confondu ses adversaires. » V. Dupin aîné, Bibliothèque choisie des livres de droit, Not. bibliographique à la fin du volume. Brunet, Manuel du libraire, t. 1, p. 557.

Camp-Ront n’était pas curé d’Avranches, mais curé de Vergoncey, au diocèse d’Avranches. M. Fr. Le Héricher (Avranchin Monumental, II, 576-377), nous apprend que le Psalterium juste litigantium avait été composé à propos des poursuites d’un Rogeron des Préaux, dont la famille était ennemie des Campront.

Je soupçonne qu’il y avait un lien très étroit de parenté entre notre auteur et Martin de Campront, écuyer, sieur d’Auberoche, propriétaire, en la vicomté d’Avranches, des fiefs de Beaumanoir, du Chastelier et du Guey, dit Guiton, avec droits honorifiques aux paroisses de la Croix-en-Avranchin et de Saint-Benoît, lequel était fils de Ravent de Campront et d’Andrée de la Fresnaye[31].


LE PETIT-SAINT-ANDRÉ.


M. Jal, dans ses recherches intitulées : Abraham Duquesne et la Marine de son temps, t. Ier, pp. 18-35, a donné tous les renseignements véritablement historiques qu’on pouvait espérer trouver sur cet épisode de la jeunesse de Duquesne, et sur le procès auquel donna lieu la prise du navire le Berger, que commandait le Hollandais Jacob Maisecoster, 1627.

« M. P.-J. Fréret (Esquisse de la Vie de Duquesne, Dieppe, 1844), racontant d’après M. Floquet (Anecdotes normandes, Rouen, 1838), le procès du Petit-Saint-André, dit : « Pendant l’audience, deux pièces avaient été remises au jeune homme, toutes deux venant du cardinal de Richelieu ; la première était le don à lui fait de toutes les marchandises du navire hollandais ; la seconde, un brevet de capitaine en bonne forme. »

« Les extraits des arrêts que nous avons cités démentent ce petit coup de théâtre, imaginé par le charmant conteur des Anecdotes normandes. Le procès a lieu en 1627, et Abraham II Duquesne avait son brevet de capitaine de l’année précédente. Quant au don fait par le cardinal, non à Duquesne fils, mais à Abraham Ier, il est à la date du 11 septembre 1627, et le brevet est visé à l’audience du 1er décembre. Ce brevet donne au capitaine dieppois tout ce qu’il a rapporté de son voyage sur les Anglais, et non sur les Hollandais. Si le don s’était rapporté à la prise du Berger, le procès sur cette prise n’aurait pas été continué, et la lecture du brevet aurait mis fin aux plaids. Mais on sait qu’ils furent continués entre les propriétaires hollandais et le jeune Duquesne. »

M. Jal cite, à la page 38, un arrêt du Parlement du Ier décembre 1617, qui adjugea le Berger à Duquesne le fils « pour s’en servir pour le service du Roi. »


LA BOISE DE SAINT-NICAISE


Si l’on veut rétablir, par la pensée, le lieu qui servait aux assemblées des drapiers de Saint-Nicaise, il faut se rappeler que le cimetière de Saint-Nicaise, où était placée la boise sur laquelle ils venaient s’asseoir, était assez vaste ; que des prédications solennelles y étaient faites à certains jours de l’année, notamment un des trois jours des Rogations. La rue qui longe actuellement l’église Saint-Nicaise a été ouverte il n’y a pas longtemps.

Il n’est pas étonnant que les drapiers affectionnassent cet endroit : un grand nombre d’entre eux résidaient sur la paroisse Saint-Nicaise, et tous devaient, quand ils étaient reçus maîtres, payer un droit à la fabrique de cette église.

Le mot boise désignait une grosse poutre de bois. Je l’ai vu parfois employé pour désigner la poutre qui supportait le crucifix à l’entrée du chœur des églises. On connait l’expression proverbiale : Sourd comme une boise.


LE CARROSSE DE ROUEN


Le Flambeau astronomique ou Calendrier royal (de Rouen) de l’année 1734, p. 137, donne une idée peu avantageuse de la célérité des carrosses de ce temps-là.

« Le messager part pour Paris les dimanche, mercredi et vendredi, et arrive le lendemain.

« Le carrosse part les lundi, jeudi et samedi, va en été en deux jours et demi, et part à cinq heures, et en hyver en trois jours, et part à six heures.

« Il va le samedi par le Pont-de-l’Arche.

« Il part des chaises pour Paris quand on en a besoin et des fourgons pour les grosses marchandises. »

Après la construction des grandes routes, il y eut une amélioration très notable dans le service des voitures publiques.

Du temps de Jouvenet, les chemins, si ce n’est en approchant de Paris, étaient tels qu’au moyen-âge.

Le carrosse de Rouen à Paris et de Paris à Rouen, passant par Écouis, existait dès le xviiie siècle. Le lundi 2 octobre 1663, Jacques Le Courtois, intendant du baron du Pont-Saint-Pierre, est envoyé à Paris par son maître ; il va prendre sa place dans le carrosse à Écouis ; il paie 6 l. au voiturier, et dépense sur le chemin 5 l. 10 s., ce qui donne lieu de supposer que le trajet n’avait pas été court. Songeant au retour, après avoir terminé toutes les affaires dont il avait été chargé, il vient coucher le vendredi, 16 novembre, à l’Image-Saint-Eustache, près des Coches. Le samedi 17, il prend place dans le carrosse moyennant 10 l. et arrive à Écouis après deux jours et deux nuits, ayant dépensé le long de la route 6 l. 15 sous. Je ne vois pas d’autre voiture qu’ait pu prendre Pierre Corneille pour venir à sa maison du Grand-Andely. Il est vrai que les gens riches avaient à leur disposition la chaise, qui coûtait beaucoup plus cher, mais qui était beaucoup plus rapide[32].

Le 16 février 1646, Fleurent Dupray, maître des coches de Rouen à Paris, avait baillé à louage, pour huit ans, par le prix de 150 l. par an, à Antoine Le Maistre, de Magny, le droit d’une carriole, couverte en forme de coche, pour aller de Magny à Rouen et de Paris à Magny, qui partirait de Magny le mercredi de chaque semaine, et de Paris le vendredi, pour porter personnes, hardes et marchandises, et serait attelée de bons chevaux pour le service du public[33].


NOTRE-DAME DE BONSECOURS


Voici l’acte de décès de Madame de Brotonne, tel qu’il a été rapporté aux actes de l’État civil de la paroisse de S. Laurent de Rouen :

« Ce mercredi trentiesme jour du mois de septembre (1722), après l’autorisation et mandement de Monsieur le Lieutenant criminel du Bailliage de Rouen, daté du vingt neuf du présent mois et signé Haillet, le corps de noble dame Marguerite Suzanne Robert, veuve de messire Henri Duquesne, chevalier, seigneur de Brothonne et de Tocqueville, conseiller du Roy en sa cour de parlement de Rouen, défunte du vingt huit au matin, âgée de quatre vingt sept ans ou environ, en presence des soussignés, a été inhumé par M. le vicaire de ceste paroisse dans la chapelle de Saint Jean. Signé : Jean Pierre Langlois, Couette, Dumesnil, curé. »

« Exécutoire pour la fourniture du bois pour l’exécution du nommé Louis Gohé, condamné par arrêt du Conseil supérieur de Rouen, du 14 décembre 1772, à être rompu et brûlé vif, pour avoir assassiné Madame de Brotonne et avoir mis le feu à la maison de cette dame. Du sieur Bachelet, marchand de bois à Rouen, 120 livres 4 sous. » Arch. de la S.-Inf., C. 929.

On trouvera dans la Revue de Rouen, mars 1846, une lithographie de Ch. Frank, représentant l’ancienne église de Bonsecours.



TABLE




 121

  1. Tout dernièrement, une nouvelle édition des Anecdotes normandes était demandée par M. Siméon Luce, Membre de l’Institut, « au nom des amis et des admirateurs de M. Floquet, au nom de tous ceux qui ont le culte des gloires normandes. »
    Voir le discours prononcé par M. Luce, comme président d’honneur de la Société de l’Histoire de la Normandie, dans le Bulletin de cette Société, t. III, p. 109. Le même vœu avait été exprimé par M. l’abbé Le Nordez, dans une conférence donnée par lui au Cercle du Luxembourg, à Paris, en janvier 1882.
  2. Voir les articles de M, Quicherat.
  3. Fidèle à ses anciens confrères de l’Académie de Rouen, dont un des plus marquants était M. Chéruel, il les avait initiés à ses nouveaux travaux, en leur donnant lecture, en 1843, de sa dissertation sur la Bible de Bossuet. Il leur communiquait, en 1845, ses Réflexions à propos d’un opuscule autographe de Bossuet sur le style et l’écriture des écrivains et des Pères de l’Église ; en 1849, un mémoire intitulé : La première thèse de Bossuet. La Bible, dont il est ici question, est un exemplaire de la Grande Bible d’Antoine Vitré, sur les marges duquel sont consignées les notes recueillies par l’abbé Fleury et des annotations de la main de Bossuet, à la suite de conférences présidées par lui. M. Floquet avait pu s’en rendre acquéreur, grâce à l’intervention de l’excellent M. Gossin (fondateur de la Société de Saint-François-Régis), qui lui donna bientôt une preuve encore plus grande de son amitié en lui cédant un document, auquel il attachait le plus grand prix, le Panégyrique de saint Joseph, Depositum custodi, manuscrit autographe de Bossuet.
  4. Le second prix Gobert fut donné à M. Floquet pour cet ouvrage, au concours des Antiquités nationales de 1856.
  5. Cette dissertation fut lue à la séance solennelle des Antiquaires de Normandie, qui l’insérèrent dans leurs Mémoires, tome XIII (1844), p. VI-XXII. On la retrouve aussi, avec quelques légers changements, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, tome IV, p. 42-61.
  6. Il était aisé d’en juger par la manière dont il parlait de MM. Berger de Xivrey, Timothée Campenon, Pierre Clément, Léopold Delisle, Ernest de Fréville, Gomont, Homberg, Paulin Paris, André Pottier, Ch. Richard, N. de Wailly, etc..
  7. Mgr Darboy avait témoigné à M. Floquet la plus grande bienveillance, et prenait le plus vif intérêt aux Études sur Bossuet. Il faut en dire autant de Mgr Hugonin, évêque de Bayeux.
  8. La vie de M. Picard a été écrite, avec autant de cœur que de goût, par M. l’abbé J. Durier. On y trouve un très intéressant passage sur les vacances de M Picard à Formentin, p. 171-177.
  9. Cette lettre avait été écrite à l’occasion de la mort de M. de Tourville, jeune magistrat, d’une rare distinction.
  10. Discours prononcés sur la tombe de M. Floquet, par M. le baron Adam ; — par M. Conrad de Witt, reproduits par le Moniteur du Calvados. — Notice sur M. Floquet, due à la plume élégante de Madame de Barbarey (l’auteur bien connu d’Élisabeth Seton), dans l’Union, 4 sept. 1881. — Autres notices de M. le chanoine Denis, dans la Semaine religieuse de Meaux ; — de M. l’abbé Loth, dans la Semaine religieuse de Rouen ; — de M. E . de Beaurepaire, secrétaire de la Société des Antiquaires de Normandie, dans le Bulletin de cette Société ; — de M. le marquis de Beaucourt, dans le Bulletin de la Société de l’Histoire de France ; — Notice non signée dans le Français, numéro du 10 août 1881, etc.
  11. « Pro uno ovo datur actio. »(Accurse.)
  12. Nous devons la donnée de cette anecdote à M. Descamps, peintre, conservateur honoraire du Musée de Rouen, qui, l’ayant entendu raconter plusieurs fois par son maître Restout, neveu et élève de Jouvenet, rédigea, d’après ce récit, une note qu’il a bien voulu nous communiquer, grâce à la bienveillante médiation de M. Duputel, membre de l’Académie royale de Rouen.
  13. La Mort de saint François est le premier tableau que Jouvenet ait peint de la main gauche. M. Garneray signale ce tableau comme le plus haut type du talent particulier de son auteur, comme le plus beau qu’ait jamais exécuté Jouvenet ; et, selon lui, Jouvenet est justement placé parmi les plus fameux peintres du monde. (Catalogue du Musée de Rouen, 1834, n°150, pages 72 et suivantes.)
  14. Dans la nuit du 1er au 2 avril 1812, le plafond de la 2e chambre des Enquêtes s’étant écroulé, le vaste tableau de Jouvenet s’est trouvé déchiré, et il ne paraît pas qu’on en ait recueilli les fragments.
  15. Une grande esquisse, bien terminée, du magnifique tableau de Jouvenet, peinte par Jouvenet lui-même, et dans le plus bel état de conservation, existe dans le cabinet de l’auteur de cette anecdote. M. Le Carpentier, qui dans sa Galerie des Peintres célèbres (tome 2, p. 138), signale l’existence de cette admirable esquisse, se félicite de ce que, grâce à elle, « la belle pensée de Jouvenet n’est pas perdue pour les gens de goût. »
  16. Reg. de février 1570.
  17. Reg. 145, Chartoph. rég., chart. 162, fol. 29 et 30.
  18. En parlant de l’archevêque Guillaume de Vienne, ils disent : « Rotomagum primo solemniterque intravit die dominicâ antè nativitatem B. Mariae 1393, quâ litteras remissionis obtinuit. » Gallia christiana, tom XI, col. 85.
  19. Litter. remiss., ann. 1380, ex Reg. 117, 141, Chartophil. reg.
  20. Regist. du Parlement de Normandie (séant alors), à Caen ; Tournelle, 2 mai 1590.
  21. Reg. ; Echiq. 27, 13 juillet 1509.
  22. Epist. ad Rom., cap. 5, vers. 20.
  23. Aulcun qui soit engendré de sang damné ne peut avoir, comme hoir, aulcune succession d’héritage. » Le grand Coustumier du pays et duché de Normendie, titre xxiv : De Assise.
  24. Paroles du premier président Saint-Anthot, au lit de justice tenu au Parlement de Rouen, le 17 août 1563, par Charles IX, à sa déclaration de majorité.
  25. Rue de l’Écureuil, dans la maison qui porte aujourd’hui le no 15, et dont M. Portal, avoué, occupe une partie.
  26. Archives de la Seine-Inférieure, F. du Chapitre, Délibérations capitulaires,
  27. Archives de la S., F. du Chapitre, Délibérations capitulaires.
  28. Allusion à l’abus des évocations contre lequel protestèrent si souvent les États de Normandie.
  29. Allusion aux exactions commises par les gens de guerre et qui les rendaient un sujet d’effroi pour les bourgeois des villes aussi bien que pour les habitants des campagnes.
  30. Pourquoi se donner à Saint-Pierre de Caen ? Ne faudrait-il pas voir là une expression proverbiale qui aurait échappé à l’attention de M. Canel ?
  31. V. Aveu du 26 nov. 1611. Arch. de la S.-Inf., B. 153, pièce 14.
  32. « Estat de la recepte et despence faicte par moy Jacques Le Courtois, de ce que j’ay receu du revenu de Monsieur du Pont-Saint-Pierre, depuis le premier jour de juin MVI° soixante et trois que j’ay eu l’honneur d’entrer à son service. » Arch. de la S.-Inf. F. Caillot de Coqueraumont.
  33. Tabellionage de Rouen, Meubles.