Anecdotes normandes (Floquet)/Notre-Dame-de-Bonsecours

Texte établi par Charles de BeaurepaireCagniard (p. 305-320).



Notre-Dame de Bonsecours


ANECDOTE NORMANDE


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À peu de distance de Rouen, au sommet d’une des montagnes qui dominent cette grande ville, du côté du levant, les Anciens avaient bâti une petite église où, depuis des siècles, nos pères sont venus prier ; où Corneille, prompt à s’humilier après chacun de ses chefs-d’œuvre, allait rendre à l’Esprit créateur la gloire qu’il reconnaissait hautement ne tenir que de lui. Là, et de notre cité pleine de foi, et de toute la province, au loin, affluaient chaque jour des malheureux qui s’y étaient traînés pour demander ; des heureux qui y étaient accourus pour rendre grâce ; des matelots échappés au naufrage ; des infirmes guéris ; un estropié à qui Dieu avait dit : marche ; des mères, dont le nouveau-né, dont la fille chérie avaient failli mourir ; des mères encore, auxquelles des fils prodigues étaient revenus de bien loin ; et tous, à l’envi, prosternés dans la modeste église, s’y épanchaient en ferventes prières, dont il fallait que beaucoup se fussent bien trouvés ; car, au nom de Blosseville, porté durant des siècles par ce village, avait avec le temps succédé celui de Bon-Secours, qui devait prévaloir à la longue, tant il convenait désormais à un lieu où Dieu, invoqué par l’homme, lui était si souvent et si manifestement venu en aide !

Aussi, en quelque endroit du vieux temple qu’on jetât les yeux, partout apparaissaient, ou suspendus aux voûtes, ou fixés sur les murailles, des ex-voto, les uns peints, les autres en relief, témoignages de gratitude, touchants mémoriaux de bienfaits reçus ; des petits navires, tout semblables (croyait-on) à ceux où des marins en danger avaient failli périr ; des jambes, des bras de cire, images telles quelles des membres malades auxquels avaient été rendus la vie, l’agilité, la vigueur ; des lits d’où se levaient, faibles et amaigris, mais sauvés, un père, une sœur qu’on avait pensé perdre. Imitations imparfaites, grossières ébauches, mais sincères et naïves actions de grâces, dont Dieu assurément ne tenait pas moins de compte que des plus insignes chefs-d’œuvre de l’art.

Cette église, debout encore aujourd’hui après tant de siècles, mais vieille, décrépite, tombant de vétusté et qui ne sera plus tout-à-l’heure, combien elle a vu de générations agenouillées sous ses voûtes qui s’affaissent ; combien de cœurs s’y sont épanchés ; que de secrets vont périr avec elle ; que de grâces elle vit octroyer, de faits merveilleux s’accomplir ! Si les hommes pouvaient en douter, ses pierres, oui, ses pierres en rendraient témoignage avant de se disjoindre et de tomber en poussière ! Or, de tant d’histoires, innombrables comme les étoiles du ciel, il me tardait de vous en redire une, que m’ont racontée les vieillards.

À Rouen, donc, en 1772, sur la paroisse Saint-Laurent[1], vivait, révérée et chère à tous, une noble femme âgée de quatre-vingt-six ans, l’honneur d’un sexe, l’admiration de l’autre, haute et puissante dame Marie-Suzanne Robert, veuve de messire Henri Du Quesne de Brothonne, qui, naguère, comme ses aïeux, avait siégé au parlement de Normandie avec honneur ; une de ces femmes douées d’un naturel exquis, fécondé par une éducation chrétienne, sérieuse et forte, mais dont aussi la vieillesse florissante n’était qu’esprit, bonté, sagesse, support, conseil ; charité qui secourt sans humilier ; lumière qui éclaire sans blesser jamais. Environnée de fils, de petits-fils, des enfants de ses petits-enfants, tous meilleurs par elle, tous tendres et empressés autour d’elle, la digne femme s’avançait heureuse, au milieu des hommages d’une grande ville, qui lui portait amour et respect, et qui, la voyant si ferme en un si grand âge, souriait à l’espoir de la posséder longtemps encore, lorsqu’un matin retentit tout-à-coup dans Rouen la nouvelle du crime le plus horrible et le plus inattendu qu’on y eût vu de mémoire d’homme. Nul, d’abord, ne le voulait croire ; et une multitude éperdue, envahissant l’hôtel de Brothonne, quand elle vit la bonne dame (comme on l’appelait) sanglante, mutilée sur son lit de mort, se prit à crier, à pleurer la mère des pauvres. Car les pauvres, venus là en foule, l’appelaient tous ainsi à l’envi, trahissant, dans leur détresse, dans leur désespoir, l’impénétrable secret de la défunte. Puis, dans la haute tour de Saint-Laurent, le glas faisant entendre ses sons lents et plaintifs, eurent lieu en grande pompe les tristes funérailles, où toute la ville en foule s’était portée ; où, avec les trois générations des Brothonne, pleurait cette autre et immense famille de la morte, que son inépuisable charité lui avait donnée.

Mais chez tous l’indignation s’exhalant avec la douleur, « quel monstre (se demandait-on) a pu abréger une vie si chère et envier à une vieillesse si avancée le peu de jours qui devait lui rester encore ? » Deux hommes, deux femmes, attachés au service de madame de Brothonne, la pleuraient, se lamentaient à l’envi de sa famille ; et il fallait que ces quatre serviteurs eussent bon renom dans la ville, pour qu’en une telle perturbation, en un si violent déchaînement de tant d’esprits émus, de tant de cœurs remplis d’horreur et de colère, aucune voix ne se fût élevée contre eux. Le moyen, au reste, d’imputer la mort d’une telle femme à qui avait vécu près d’elle, à qui avait pu la connaître, à qui seulement avait pu la voir ! Après donc que ces quatre serviteurs avaient été si longtemps heureux par leur bonne maîtresse, sa mémoire les protégeait encore, aujourd’hui qu’elle était dans la tombe !

Qui, cependant, pouvait avoir consommé un attentat si noir ? C’était le cri de toute cette grande ville, le cri de la justice indignée, qui, laissant là aussitôt tout autre soin, pour poursuivre le coupable, déployant une activité, une énergie d’investigation qu’on ne lui avait vues jamais, veillait, cherchait, s’enquérait, interrogeait incessamment, s’évertuant tout le jour, et ne se reposant pas la nuit, sans toutefois, pouvoir obtenir le plus faible résultat.

C’était au temps du Conseil supérieur, qui, succédant avec défaveur à l’antique et regretté Parlement de Normandie, qu’avait anéanti Maupeou, aurait voulu, par quelque action signalée, se concilier les sympathies que tous lui déniaient à l’envi, et, par l’éclatant déploiement d’une juste rigueur, contraindre enfin au sérieux et au respect un monde passionné, méprisant et railleur, auquel, depuis un an, il avait servi chaque jour de jouet et de risée.

La justice, donc, veillait, interrogeait, épiait autour d’elle, promenant avidement çà et là ses pénétrants et soupçonneux regards. Au bailliage, au palais, dans la ville, on n’entendait plus que sa voix formidable ; elle retentissait jusque dans les églises ; dans toutes, du haut de la chaire, par la bouche du prêtre, elle conviait à révélation, sous des peines redoutables, tout mortel pouvant avoir quelque notion, si légère qu’elle fût, sur un crime que tous détestaient, dont il tardait de connaître enfin l’exécrable auteur. Et, à cette voix menaçante de la Justice et de l’Église, à ces appels qui avaient retenti au loin avec éclat, avec empire, ne répondant toujours qu’un universel et profond silence, après que, soixante-dix jours durant, on se fut épuisé en inquiètes et inutiles recherches, si la Justice, éperdue et frémissante, s’exaspérant à la fin, prête à soupçonner tout le monde aujourd’hui, et à tout croire, en revint à ces quatre serviteurs si longtemps épargnés, et arrêta sur eux ses sinistres et inexorables regards, qui pourrait en être surpris ; le crime, d’ailleurs, mieux su maintenant dans ses détails, décelant de vieilles habitudes dans l’hôtel de Brothonne, la parfaite connaissance des aîtres, et trahissant, en un mot, des hommes qui avaient ou habité, ou fréquenté souvent les lieux théâtre de cette sanglante et lamentable tragédie : Donc, Jacques et Nicolas Poyer, Marie Surval, Anne Mausire, cessez ces pleurs et ces cris, auxquels on ne croira plus désormais. La Justice, en défiance de vous, vous appelle à sa barre ; on vous attend demain, tous quatre, à la Tournelle ; et déjà, tous quatre, vous êtes perdus, autant vaut dire. Car, voyez, tous maintenant vous soupçonnent ; beaucoup vous accusent ; et, dans tout ce monde, s’élève-t-il une voix, une seule, pour vous défendre ? Hélas ! il n’était que trop vrai. L’opinion, à la fin, ayant tourné, on maudissait maintenant ces quatre malheureux, épargnés d’abord ; et en vain cherchaient-ils angoisseusement autour d’eux qui les daignât croire encore et leur voulût venir en aide. À droite, à gauche, de toutes parts, ce n’étaient que murmures accusateurs, que regards irrités ou défiants qui se détournaient à leur aspect ; plus de sympathies, plus de confiance, plus de pitié même ; la patience humaine était à bout ; car, n’était-ce pas (disait-on) avoir trop différé l’expiation d’un si grand crime ? Maintenant, il fallait sévir ; le monde attendait, le Conseil supérieur avait hâte ; et malheur à qui serait accusé seulement ! Le soupçon ne faisait que de poindre, et déjà le bourreau faisait ses apprêts.

Cependant, en un si désespérant abandon du monde, dans ce décri universel, du fond de cet abîme de douleur et de détresse, les quatre malheureux éplorés s’étaient tout-à-coup souvenus de Dieu ; et, en ce jour qui leur était laissé encore ; en ce jour, le dernier de leur liberté, de leur vie peut-être, sans plus s’épuiser, maintenant, en protestations que le monde n’écoutait pas, invoquant le seul témoin dont les souvenirs soient certains, le seul juge à qui il soit donné de ne se tromper jamais : « Éclaircissez, ô mon Dieu ! (criaient-ils) éclaircissez cet horrible mystère ; révélez les secrets de cette chambre mortuaire et de cette nuit funeste. Mon Dieu, vous étiez là ; dites donc, par grâce, oh ! dites si vous nous y avez vu ! » C’était le huit décembre, jour consacré spécialement à Marie ; solennité chère depuis des siècles à notre Normandie, au point qu’on l’appelait la Fête aux Normands et que, dans les Palinods, à Rouen, à Caen, à Dieppe, toujours avaient eu lieu, ce jour-là, en grande pompe, des jeux poétiques, où, en présence d’une multitude pieuse et lettrée, accourue en hâte, de toutes parts, des vers étaient récités et couronnés en l’honneur de la fête, au bruit des acclamations et des fanfares. Mais, qu’est-ce que tout cela auprès de la foi des simples, de la foi des humbles, de la foi des malheureux, invoquant avec ferveur et espoir celle que, dans des prières apprises dès l’enfance, ils appelèrent toujours la Consolatrice de l’homme en peine ? Nos quatre affligés, donc, y recourant, dans cet abandon du monde, en ce jour dédié à Marie, Notre-Dame de Bon-Secours les vit tous quatre, dans son vieux temple, prosternés, pleurant, criant vers Dieu, du fond de l’abîme ; ils y étaient allés nu-pieds, à jeun, en pleurs ; et ainsi en devaient-ils revenir ; surveillés, au reste, et gardés de près par des cavaliers de la maréchaussée, qui les avaient suivis au départ, et qu’à leur retour ils voyaient les épier avec plus de rigueur encore ; tant, d’instant en instant, le nuage devenait épais et noir sur leurs têtes, tant était prêt à éclater l’orage ; tant enfin, leur perte était imminente, inévitable désormais ! Arrivés au bas de la montagne, près de l’église Saint-Paul, de grands cris se faisant entendre tout-à-coup, puis une multitude bruyante se hâtant au devant d’eux, en poussant mille cris confus, et ne restant plus à ces quatre infortunés que d’appeler à leur secours ce peu de force qu’en haut la prière leur avait donnée, déjà ils récitaient ces autres prières suprêmes et désespérées, à l’usage des chrétiens qui vont mourir. Mais ô merveille ! ce peuple, ces cris, dont ils se sont fait peur, c’était le signal de leur inespérée délivrance ; l’assassin est enfin découvert ; c’est Louis Gohé ; il a confessé son crime ; il explique tout, et reconnaît n’avoir pas eu de complices. Louis Gohé ! À ce nom, les quatre malheureux, si inopinément arrachés à l’échafaud, et que, seule, semblait pouvoir toucher en ce moment une transition si miraculeuse de la mort à la vie, à ce nom trop connu d’eux, vous les eussiez vus tomber anéantis de surprise et d’horreur. Louis Gohé ! lui, l’assassin de cette vieille dame qui, en tout temps, s’y était fiée, et, en tout temps, l’avait comblé de bontés ; lui, toujours bien venu chez elle ; lui, de la maison presque autant qu’eux-mêmes ; lui, d’ailleurs, pourvu, grâce encore à sa malheureuse victime, d’une profession qui lui permettait de vivre à l’aise ! D’abord ils refusaient de le croire. Comment, toutefois, résister à des preuves plus éclatantes que le soleil ? Qu’on imagine surtout l’horreur des juges, en apprenant, de Gohé lui-même, que longtemps il avait nourri en son cœur un dessein si noir ; que, déjà, cinq mois auparavant, entrant de nuit dans la chambre de sa bienfaitrice, pour prendre son or, mais voyant les clés sous le chevet de la vieille femme endormie, et ne les pouvant avoir qu’en la faisant mourir, il s’était enfui, plein d’horreur ! Mais, quelque temps après, dans l’ivresse, dans l’étourdissement d’une vie désordonnée, perdu de dettes et à bout d’expédients, cette même chambre l’avait revu, la nuit encore, mais aguerri cette fois, résolu, impitoyable, atroce, frappant, mutilant, égorgeant sa bienfaitrice, se saisissant des clés, se ruant sur cet or, objet de ses effrénés désirs ; puis, le crime consommé, mettant le feu, dans la cour, à un amas de bois entassé sous la chambre, voyant naître un incendie prêt (comme il crut) à anéantir toute trace de son exécrable action, mais qui, presque aussitôt, allait s’éteindre de lui-même, le monstre avait fui, emportant de l’or, des pierreries, des flambeaux d’argent, surtout, qui le devaient trahir ; car, aujourd’hui même, les voulant vendre à un orfèvre, qui, tout d’abord, y aperçut le lion de sable sur champ d’azur des Du Quesne de Brothonne, à ce signe accusateur, avait aussitôt été reconnu, saisi, interrogé, jugé le coupable, qui, éperdu, confessa tout le crime. À la torture, il en allait confesser bien d’autres encore ; et, en l’entendant déclarer, dans son testament de mort, quels vols nombreux et notables il avait dès longtemps commis, sans avoir été soupçonné un seul instant, on put comprendre alors combien âpres, insatiables et tyranniques sont toujours les passions mauvaises, combien infatigables à creuser sans cesse un abîme sans fond, que rien ne saurait combler jamais, et qui jamais ne dira : « C’est assez. » Au reste, l’assassin lui-même le devait bien apprendre, du haut de l’échafaud, au peuple accouru de toutes parts pour le regarder mourir, et que ces paroles suprêmes émurent plus encore que la vue du gril, de la barre de fer, de la roue, du bûcher et du bourreau qui attendait. Mais laissons là le Vieux-Marché et ses horreurs. Un monde plus poli s’est porté en foule aux Carmes, où, dans la séance solennelle des Palinods, vont être célébrées les merveilles de Marie. Comme chacun s’y parle avec attendrissement de ces quatre pauvres innocents qui ont recouru à Dieu, et que Dieu a sauvés ! Comme on y accueille avec transport des vers, faits tout-à-l’heure, où est célébré ce nouveau bienfait de la Vierge sainte, qui, implorée en ce jour où l’Église, où le monde l’honorent, s’est voulu signaler par un nouveau, par un si éclatant bienfait. C’était alors, dans Rouen, la foi de tous ; et, plus que jamais, dans les temps qui suivirent, on devait voir les habitants de la grande ville cheminer, pleins d’espoir, vers l’église de Notre-Dame de Bon-Secours.

Elle va disparaître bientôt, cette vieille église ; encore quelques jours et il n’en restera plus pierre sur pierre. Mais déjà près d’elle, et sur elle, s’en élève une autre, qui ne permettra point de regrets. Au lieu que, chez les Hébreux, du temps d’Esdras, à l’aspect du second temple construit sur l’emplacement du premier, les vieillards, en se rappelant l’ancien, si magnifique, et voyant le nouveau, si inférieur de tous points, secouaient tristement la tête et se prenaient à pleurer, les nôtres, au contraire, devront tressaillir de joie à l’aspect de la basilique nouvelle, qu’une foi ardente et un art merveilleux élèvent à la place des vieilles et informes constructions qui, dans peu, vont disparaître à nos yeux. Car, qu’était le premier temple auprès de ce que sera le nouveau, et de ce que déjà il nous est donné d’en connaître ! Ce zèle dévorant, par qui, autrefois, David et Salomon bâtirent une demeure à l’Éternel, ce zèle, animant de nos jours quelques hommes pleins de foi, d’intelligence et de cœur, a réveillé, dans ce pays et au loin, les sympathies des croyants, celles des amis des arts, celles du peuple, des magistrats, des citoyens de tous les ordres. Trop longtemps enseveli et comme étouffé sous de froides cendres, le feu sacré, se ravivant tout-à-coup, a brillé inopinément à nos yeux charmés. La foi de saint Louis, se réveillant au milieu du dix-neuvième siècle, élève à Notre-Dame de Bon-Secours une basilique telle que le saint roi les aimait, telle que de son temps on les sut faire. Chaque instant la voit grandir, s’étendre, s’avancer, couvrir l’ancienne, qui peu à peu, disparaît et se retire, comme l’astre de la nuit s’éclipse au matin, devant l’astre plus éclatant du jour. Qui ne prendrait plaisir à voir surgir de terre ces blanches murailles, s’élever ces élégants piliers, se projeter ces contreforts, se courber ces arcs-boutants, s’arrondir cette voûte, qu’une tour hardie doit couronner bientôt, se coordonner ces galeries superposées, qui forment à la basilique une double et riche ceinture ; s’élancer ces aiguilles gracieuses et légères, ces hautes fenêtres du rond point, où resplendiront dans peu l’or, l’écarlate et l’azur ? Oui, c’est bien là le treizième siècle, le siècle de saint Louis, celui de la foi vive et des belles églises ; on s’y sent transporté, on y est en effet ; on respire l’air et les croyances de ce temps-là.

Donc, n’ont péri en France ni la foi ni l’art qu’elle inspire ; l’art merveilleux de bâtir pour Dieu des temples à l’aspect desquels s’accroisse la religion des peuples, et d’où les cœurs émus s’élancent vers Dieu, à la voix de l’artiste et du prêtre : j’en prends à témoin la nouvelle église. Aussi, me plaisant à y porter mes pas, à la regarder grandir, à épier les sentiments divers qu’inspire cette heureuse, cette inopinée création, à ceux qui viennent la contempler avec moi, dirai-je comment m’y trouvant l’hiver dernier, un jour de fête, un incident y survint qu’assurément je n’oublierai jamais. Visitant l’abside et le sanctuaire de la basilique future, comme l’on chantait les psaumes de David dans l’ancienne église ; ainsi placé entre le vieux temple qui va cesser d’être et le nouveau qui n’est pas encore, j’éprouvais une sensation solennelle, profonde, indéfinissable, qu’en vain l’on tenterait de peindre, mais qu’avait aperçue un vieillard, qui vivement ému lui-même à l’aspect de ces lieux, se prit, de discours en discours, à me raconter des choses que j’écoutais avidement. Cette mort si lamentable de Mme de Brothonne, la découverte tardive et inespérée de l’assassin, l’innocence des quatre serviteurs si inopinément manifestée, le vieillard s’était trouvé conduit à me redire toutes ces choses, mais avec une vivacité, une chaleur, avec des détails circonstanciés et intimes, qui me semblaient lui supposer quelque intérêt secret dans cette tragique histoire ; et comme je n’avais pu me défendre de le lui dire, ému, alors, plus encore qu’auparavant : « Rappelez-vous (me dit-il) ces quatre malheureux, que nous voyions tout-à-l’heure arrachés à l’échafaud par miracle ; car c’était bien par miracle ! Tous quatre ainsi sauvés, au retour d’un si triste mais si heureux pèlerinage, avaient fait un vœu de venir ici tous les ans, et leurs enfants après eux, rendre grâces à Dieu, à chaque anniversaire du jour qui les vit passer si soudainement de la mort à la vie. Cela arriva il y a soixante-dix ans maintenant ; tous quatre sont dès longtemps descendus dans la tombe ; de leurs enfants seul je demeure. C’est aujourd’hui le huit décembre, fête de la Conception de Marie ; je suis venu ici, de loin, acquitter un vœu sacré. Mes enfants y viendront après moi. Quelle joie, ce me serait, avant de mourir, de voir consacrer cette basilique dont j’ai vu avec attendrissement poser la première pierre, et qui, chaque jour, croît et s’élance comme le lys des champs ! Puisse une foi aussi vive que celle de nos pères obtenir dans la nouvelle église de non moindres grâces que celles qui lui furent prodiguées dans le vieux temple, dont les restes, qui vont disparaître, me rappellent, vous le voyez, de si touchants, de si intimes et si chers souvenirs ! »


  1. Rue de l’Écureuil, dans la maison qui porte aujourd’hui le no 15, et dont M. Portal, avoué, occupe une partie.