Anecdotes normandes (Floquet)/Le Carrosse de Rouen

Texte établi par Charles de BeaurepaireCagniard (p. 179-195).


Le Carrosse de Rouen


ANECDOTE NORMANDE[1]


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Vous ne vous doutez guère, apparemment, mes chers lecteurs, de ce que c’était que le Carrosse de Rouen ; vous, surtout, jeunes hommes, que nous voyons tous les jours, partis le matin de la capitale, arriver le soir à Rouen, de bonne heure, frais et dispos, comme si vous sortiez de votre chambre. Mais, interrogez les anciens de notre ville : ils vous le diront, et grande, je crois, sera votre surprise ! Nos pères, en vérité, n’allaient pas si vite que nous ; il s’en fallait de quelque chose. Lorsque, un beau soir de l’année 1617, Bassompierre, descendant de voiture à Rouen, dit qu’il était parti de Paris le jour même, à trois heures du matin, vous eussiez entendu un beau bruit dans l’hôtel de l’Épée-Royale. « A d’autres ! s’écria-t-on de toutes parts ; à d’autres, Monseigneur ! Allez faire ce conte à vos suisses et à vos grisons ; mais, nous, croire cela, nous qui connaissons si bien la route ! Sauf votre respect, c’est une chose impossible ; et puis, aujourd’hui 22 décembre, nous célébrons la fête de saint Thomas l’apôtre, qui, comme vous le savez, ne croyait les choses qu’à bonnes enseignes. » Bassompierre eut beau jurer tous ses dieux ; il y fit comme le coq sur les œufs : il ne se trouva pas là, par fortune, une seule âme charitable qui voulût en croire ses serments.

C’est qu’aussi, il faut bien en convenir, depuis la fondation de la ville de Rouen, pareille chose n’avait été ni vue, ni ouïe, ni même imaginée comme possible, et que, comme vous allez l’entendre tout à l’heure, le Carrosse de Rouen avait une toute autre allure.

Donc, au bon vieux temps, deux fois chaque semaine, à quatre heures du matin, partait, de la rue du Bec, une voiture publique aux formes gothiques, aux parois épaisses, aux lourdes allures, à la marche grave, digne, posée et solennelle, qui, dans la belle saison, arrivait à Paris juste le soir du troisième jour après son départ, sauf les cas d’accident qui, à la vérité, n’étaient pas rares ; et cette voiture, on l’appelait magnifiquement le carrosse, parce qu’elle était surtout à l’usage des privilégiés. Aux pauvres diables, l’humble galiote et les chevaux étiques si bien nommés mazettes du port Saint-Ouen ; mais le carrosse, voyez-vous, c’était pour les heureux du siècle : pour le gros négociant qu’attendait à Paris son correspondant de Hambourg ; pour le gentilhomme qui allait à Versailles gronder, pour quelque frasque, son fils, le plus espiègle des pages de la grande écurie ; pour le chanoine qui avait quelque chose de pressé à dire au ministre tenant la feuille des bénéfices ; pour la plaideuse un peu sur l’âge, qui allait recommander aux juges son dix-neuvième et avant-dernier procès.

En bonne conscience, elle n’avait que huit places, la noble voiture, et combien de fois le Parlement avait défendu au cocher d’y admettre plus de huit personnes ! combien de fois il avait défendu aux voyageurs d’emporter chacun plus de dix livres de bagages ! A cet effet, avaient été rendus des arrêts sans nombre ; les registres en sont pleins : mais quoi ! alors comme aujourd’hui, on était désobéissant ; croiriez-vous qu’en de certains jours, il monta dans le carrosse, dix voire même jusqu’à douze personnes ? Il fallait bien, alors, de toute nécessité, qu’il demeurât par les chemins ; et force était aux voyageurs de descendre, en maugréant, pour faire quatre ou cinq grandes lieues à pied, chose désagréable, surtout dans le mauvais temps. Aussi le procureur-général, M. Le Jumel de Lisores, s’en plaignit-il un jour amèrement à la grand’chambre extraordinairement rassemblée, et il parla avec un tel accent de conviction, qu’il y en eut qui soupçonnèrent qu’il y avait été pris ; du moins, arrivait-il à coup sûr de Paris. Et maintenant que vous savez ce que c’était que le Carrosse de Rouen, il faut que je vous raconte, à ce propos, une anecdote qui me revient en mémoire.

Le 3 mai 1716, à quelque distance du Port-Saint-Ouen, le carrosse, venant de Paris à Rouen, cheminait cahin-caha, traîné par quatre gros et lourds chevaux normands, aux jarrets vigoureux, au large poitrail, mais dont l’ardeur paraissait quelque peu problématique. Encore, ces pacifiques animaux n’étaient-ils guère stimulés par leur guide, digne et sage normand doué d’un flegme imperturbable, et qui, pourvu qu’il arrivât, par la suite, à Rouen, terme du voyage, était visiblement assez peu en peine du jour et de l’heure.

Cocher, chevaux, voiture, semblaient plongés dans une molle léthargie, dans cet état qui tient le milieu entre le sommeil et la veille, état qui, dit-on, n’est pas sans douceur. Le passant curieux aurait donc pu examiner à l’aise les trois voyageurs longanimes, résignés, et à peu près endormis aussi, que la lente machine conduisait, le plus tranquillement du monde, vers la capitale des Normands. Trois voyageurs seulement, c’était cargaison bien chétive pour un cabas qui en pouvait contenir huit, et qui, dans son immense charité, en avait admis, parfois, jusqu’à douze ! Mais, aussi, n’était-il pas juste qu’il expiât ses petites transgressions passées ? Au reste, si peu chargée que fût, ce jour-là, l’impassible voiture, elle n’en traînait pas plus vite ses trois voyageurs, dont il est temps enfin de parler. Un vieillard, une femme du costume le plus simple, de l’extérieur le plus vulgaire, occupaient le banc du fond ; le vieillard avait la main droite en écharpe, mais s’aidait fort bien de la gauche, accoutumée, on le voyait, à exécuter docilement toutes les volontés de son maître.

Pour l’ordinaire le carrosse voiturait des personnages de brillante apparence. Aussi, un petit-maître frisé, poudré, musqué, assis en face de nos deux modestes voyageurs, paraissait-il rempli pour eux d’un inexprimable dédain. Aux hôtelleries, sur la route, il avait affecté de se faire servir dans une chambre à part ; mais, dans la voiture, il lui fallait bien être là avec eux face à face ; et c’était plaisir que de le voir prendre ses aises avec l’abandon le plus familier, nonchalamment couché sur son banc, les jambes étendues, les pieds posés sur celui, qu’occupaient, en partie, ses deux compagnons de voyage, et paraissant se demander toujours comment de pareilles gens pouvaient avoir pris la liberté grande de monter dans le carrosse.

Pour les deux obscurs voyageurs, ils prenaient le tout en gré ou en patience ; seulement le vieillard échangeait de temps à autre, avec sa compagne, un doux et imperceptible sourire.

Depuis bientôt trois jours que le carrosse avait quitté Paris, notre élégant n’avait pas encore adressé un mot à ses deux compagnons d’infortune, lorsqu’enfin, las de ne point parler, et peut-être aussi de ne penser guère, il laissa s’échapper cette question, comme par grâce : « Mon cher, qu’allez-vous donc, ainsi, faire à Rouen ? » — « J’y vais, répondit humblement le voyageur, exercer ma profession. » — « Ah ! et vous êtes ?… » — « Je suis peintre, répondit le vieillard. » — « Peintre ! reprit le petit-maître, en regardant avec étonnement le vieillard et sa main droite en écharpe ; au moins, vous n’en devez pas faire par jour un grand nombre de toises ? » — « Ah ! l’habitude ! lui répondit le vieillard. » — «  L’habitude ?… oui, je conçois, répliqua le jeune homme ; eh bien ! mais j’ai à Rouen des amis, des connaissances : il n’est pas que, chez tout ce monde-là, il n’y ait des salons à peindre, des plafonds à remettre en blanc ; on pourrait parler de vous ; mais encore faudrait-il savoir comment vous travaillez. Par qui avez-vous été employé ? Votre nom ! »

Le vieillard n’eut pas le temps de répondre ; peut-être même n’avait-il pas bien entendu ces questions ; car en ce moment, un brillant équipage, accourant de Rouen, au galop et à grand bruit, venait de faire halte, subitement, au regret visible de six chevaux noirs bien fringants, qui, de leurs pieds, frappaient impatiemment la terre. Plusieurs laquais, revêtus d’une riche livrée, parurent à la portière de la lourde voiture publique : « M. Jouvenet et madame sa sœur ne sont-ils pas dans le carrosse ? » dit l’un d’eux. — « Oui nous voilà ! » répondit le vieillard à la main en écharpe. » — « Monsieur et Madame, reprit le laquais, veuillez descendre : monseigneur le président est là, dans son équipage, avec monsieur son fils et deux de messieurs du Parlement ; on vous attendait aujourd’hui, et ils ont voulu venir au-devant de vous. » Au même instant, M. Camus de Pont-Carré, revêtu d’une simarre de soie noire, qu’à cette époque un premier président ne quittait jamais, descendit de l’équipage doré, et, s’approchant de la portière du coche : « M. Jouvenet, dit-il en souriant de l’air le plus affable, c’est votre ville natale qui vient vous recevoir, dans la personne de son premier magistrat. Soyez les bienvenus, vous, votre sœur, et votre nouveau tableau, dont tout Paris nous écrit des merveilles. Le Parlement est impatient de le voir ; il lui tarde, surtout, d’admirer son illustre auteur. Nous qui avons des palmes pour les lauréats des écoles, comment ne serions-nous pas empressés de reconnaître et d’honorer le génie ? »

Il fallut que les deux humbles voyageurs montassent dans le somptueux équipage, où brillaient de toutes parts, sur un champ d’azur, l’étoile et les trois croissants d’argent des Pont-Carré. Le premier magistrat de la province s’assit dans le fond entre le frère et la sœur ; sur le devant étaient les présidents d’Esneval et de la Ferté, avec un fils de M. de Pont-Carré. Tout cela avait été si prompt, si rapide, que Jouvenet et sa sœur n’avaient plus songé à leur impertinent compagnon de voyage, et ne l’avaient pas vu se blottir dans un coin de la voiture publique, comme pour éviter les regards du premier président, dont il paraissait être connu. De très arrogant, notre petit-maître était devenu bien humble, je vous jure ; et, vous pouvez m’en croire, il n’avait plus les jambes sur la banquette de vis-à-vis. La brillante voiture partit comme un trait, précédée de deux valets à cheval. Pour le carrosse public, il reprit tranquillement son allure somnolente ; et, quoique allégé des deux tiers de sa charge, il est à peu près avéré que ce jour-là il n’arriva point de bonne heure.

Ne demandez pas si nos deux humbles voyageurs avaient le cœur comblé ; de douces larmes roulaient dans les yeux de la sœur de Jouvenet ; compagne dévouée de son frère, combien elle jouissait de ses succès ! Souvent il l’avait consultée sur ses tableaux, et toujours les jugements du public étaient venus confirmer les timides avis de la modeste femme. Mais qui pourrait dire ce qui se passait dans le cœur de l’illustre peintre ? Lorsque, après une longue absence, nous apercevons notre ville natale, nous revoyons ces vieilles tours qui s’élancent vers les cieux, ces riants coteaux qui la bornent de toutes parts, notre âme s’émeut, nos yeux se mouillent ; mais qu’est-ce, lorsque l’on revient grand homme, lorsque l’on revient triomphant, dans cette ville qui naguère vous vit naître avec tant d’indifférence, que vous quittâtes si obscur, loin de laquelle vous vécûtes quelque temps ignoré, Jouvenet aurait pu dire : calomnié ! Dans sa jeunesse, lorsque sans maître, sans guide, n’ayant point vu l’inspirante Italie, abandonné, enfin, à lui-même, il étudiait avec ardeur et succès un art qui devait l’honorer un jour, n’avait-on pas dit à sa famille qu’il perdait le temps dans les plaisirs de la capitale ; et des parents, trop crédules, ne voulaient-ils pas confiner à Rouen ce génie qui s’y fût éteint ? Le jeune peintre n’avait répondu à son père alarmé que par l’envoi de son premier chef-d’œuvre ; et, depuis ce temps, combien il s’était acquis de nouveaux titres de gloire ! la Résurrection de Lazare, la Pêche miraculeuse, la Descente de Croix, les Vendeurs chassés du Temple, les Douze Apôtres du dôme des Invalides, le Nunc dimittis des Jésuites de Rouen, étaient des créations sublimes, que Le Brun avait louées avec enthousiasme, et dont Louis-le-Grand avait noblement récompensé l’auteur. Paris, Versailles, Rennes, Bordeaux, Rouen, Toulouse, s’étaient disputé les merveilles du pinceau de l’illustre normand, jusqu’à l’époque où un événement affreux était venu arrêter cet homme étonnant au milieu de sa glorieuse carrière. La main droite de Jouvenet, cette main qui avait su, avec un succès égal, traiter, tour à tour, l’allégorie, le portrait, la fable et l’histoire, cette main, hélas ! un jour, s’était engourdie, elle était morte, pour ne jamais renaître. Avec quelle compassion douloureuse on avait vu, pendant plusieurs années, Jouvenet, tourmenté sans cesse par de grandes conceptions, par de gracieuses images qui s’offraient en foule à son esprit, mais qu’il ne pouvait reproduire, demander en pleurant à cette main, naguère si puissante, des merveilles qu’elle devait lui refuser à jamais ! Un jour, enfin, qu’avec cette main frappée d’une incurable inertie, il venait de gâter, en voulant la retoucher, une figure peinte par Restout son neveu, éperdu, hors de lui, le voilà qui saisit le pinceau de sa main gauche. Un malheureux naufragé que l’Océan va engloutir, ne se prend-il pas, dans son désespoir, à une faible branche, à un brin de paille qui va s’abîmer avec lui ? Mais, ô prodige ! aux yeux des spectateurs stupéfaits, aux yeux du célèbre Sébastien Ricci, qui le voyait et ne pouvait croire, aux yeux de Jouvenet, plus étonné lui-même que tous les autres, venait de naître un nouveau chef-d’oeuvre, une tête plus suave, plus belle, peut-être, qu’aucune de celles qu’avait naguère animées sa main droite ; puis, bientôt, de nombreux tableaux, toujours de sa main gauche, mais que sa main droite eût enviés[2], étaient venus émerveiller le monde. Et comment un tel phénomène n’aurait-il pas saisi tous les esprits ? Notre ville, surtout, comme elle avait tressailli de surprise et de joie, en apprenant cette résurrection d’un génie qui lui était si cher ! Le Parlement de Rouen, qui venait de faire construire l’aile orientale du Palais de Justice, avait voulu qu’elle fût ornée de quelque ouvrage de l’illustre enfant de la ville. Deux magistrats avaient été députés vers Jouvenet ; le grand artiste s’était mis aussitôt à l’oeuvre avec amour ; et aujourd’hui, il venait, à Rouen, présider au placement d’un vaste tableau, l’un des derniers qu’il dût produire. Nous avons vu quel accueil avait voulu lui faire le chef de la première cour souveraine de la province. Le brillant équipage conduisit nos voyageurs à l’hôtel abbatial de Saint-Ouen, demeure de M. de Pont-Carré. Là ils furent l’objet des soins empressés de leurs nobles hôtes, et de tout ce que notre cité renfermait alors d’amis des arts et du génie.

À peu de jours de là, il y avait vacance à la grand’chambre, aux requêtes, à la tournelle, aux enquêtes. Toutefois, on n’en remarquait pas moins, dans le Palais de Justice, plus de mouvement et d’agitation encore qu’à l’ordinaire. Vous eussiez vu tous les membres du Parlement, dispersés dans les vastes salles, dans les longs corridors, partagés en groupes, s’entretenant avec feu, s’abandonnant à des conjectures, et semblant attendre impatiemment quelque signal ; des dames, en grand nombre, étaient venues trouver leurs maris, leurs fils, leurs frères ; la présence inaccoutumée de toutes ces femmes richement parées donnait au Palais un air de fête. Et n’était-ce pas aussi une fête bien solennelle et bien touchante que l’inauguration d’un tableau peint pour sa ville natale, par Jouvenet septuagénaire, peint de la main gauche de ce grand homme, vivement admiré par la capitale, qui s’était portée, en foule, pour le voir, au collège des Quatre-Nations, où était l’atelier de l’illustre peintre ? Enfin, les portes de la nouvelle chambre des Enquêtes roulèrent sur leurs gonds : en un instant, la salle fut envahie par les magistrats, par les dames, dont les yeux se fixèrent avidement sur un vaste plafond qui venait d’être placé, il y avait peu d’instants, et que l’éclat d’un beau jour de mai permettait de voir dans tous ses détails. Il y eut un moment de profond silence ; puis, soudain, un seul cri, un cri unanime, explosion bruyante, involontaire, de toutes les voix réunies, témoigna de la vive impression que ressentait cette assemblée d’élite. Aussi était-ce un spectacle à se croire dans les cieux ! Loin au-dessus de la terre, la Justice, appuyée sur la Religion, rendait ses oracles, que la Renommée se hâtait de répandre dans l’univers. Auprès d’elles, paraissaient la Vérité, la Sagesse et la Force ; à leurs pieds, l’Innocence suppliante poussait un cri de détresse ; et ses plaintes avaient été entendues ; car des messagers célestes, se précipitant le glaive en main, menaçaient, frappaient tous les vices, tous les crimes terrassés, frémissants : la Discorde avec ses torches ; l’Hypocrisie démasquée ; l’Ignorance, source de tant de fautes, de tant de crimes ; la Cupidité, chargée de trésors mal acquis ; enfin, toutes les passions désordonnées et furieuses qui troublent et ensanglantent le monde. Et puis, quel contraste, et, à la fois, quelle harmonie entre deux groupes si différents, entre deux actions si contraires ! En haut, dans une sphère de lumière, le calme, la majesté, la sérénité, une paix ineffable, telle qu’on l’imagine entre des êtres célestes ; la Religion, surtout, et la Justice… on ne pouvait les contempler assez ; car le peintre avait su donner à leurs traits une beauté sévère et sublime dont le type n’est point sur la terre ; tandis qu’en bas, dans les ténèbres, s’agitaient, se tordaient la terreur, la rage, le désespoir, et apparaissaient, çà et là, dans l’ombre, de ces pâles et sinistres figures que l’échafaud semble attendre.

Spectacle merveilleux sans doute, et bien propre à redoubler la majesté du sanctuaire des lois, à accroître la vénération des peuples ! Mais n’était-ce pas un autre spectacle non moins frappant, que de voir de graves sénateurs, de vieux magistrats glacés par l’âge, glacés plus encore par une longue et douloureuse expérience des hommes, de les voir ravis en extase, à l’aspect d’une image qui relevait si fort, qui plaçait dans une région si haute leur auguste ministère ! Notre Jouvenet était là, ému, radieux de bonheur, pressé, chéri, admiré de tous ces hommes éminents, de toutes ces femmes distinguées. Au milieu de sa gloire, il songeait à son père, dès longtemps descendu dans la tombe, à son père qui fût mort de joie à l’aspect d’un tel triomphe ! Toujours simple, toujours modeste, il s’humiliait devant ses admirateurs, et pressait contre son cœur toutes ces mains amies qui cherchaient la sienne. Un seul des spectateurs, le plus jeune d’entre eux, n’osait s’approcher, et jetait à la dérobée, sur l’illustre peintre, des regards timides et repentants : c’était un jeune conseiller aux Requêtes. Jouvenet reconnut bien vite en lui son compagnon de voyage ; il alla lui prendre la main, et le regarda avec la plus touchante expression de bonté, de clémence et de douceur ! Combien, alors, étaient vifs les regrets du coupable ! comme sa conscience lui criait haut, en ce moment, que le plus sûr est d’être bienveillant et bon envers tous, et que chez tel homme qui paraît vulgaire, aux yeux d’un monde attentif, seulement, aux dehors, se cache peut-être une grande âme ou un génie hors de pair !

Après quelques jours de triomphe et de bonheur, Jouvenet dut quitter sa ville natale, pour ne jamais la revoir. Il fallait qu’il allât achever un vaste tableau qu’attendait Notre-Dame de Paris, et qui, aujourd’hui, sous le nom du Magnificat, est l’un des plus beaux ornements de cette imposante basilique.

Dans la rue du Bec, au moment du départ, se trouvèrent, outre MM. de Pont-Carré, des magistrats et des habitants, en grand nombre, qui avaient voulu l’honorer jusqu’au dernier instant. Ces hommages, prodigués à son génie et à ses cheveux blancs, le touchèrent jusqu’aux larmes. Le vieillard attendri bénit une ville, un sénat qui savaient si bien encourager les arts.

Enfin, le pesant carrosse s’ébranla, et partit lentement comme il était venu ; mais, il est permis de le croire, l’humble artiste n’eut point, cette fois, à essuyer les dédains de ses compagnons de voyage.

Hélas ! de nos jours, et presque sous nos yeux, il a péri[3], ce tableau qu’avaient tant admiré nos pères, ce chef-d’œuvre dont la beauté, dont l’éclat semblaient s’accroître encore après un siècle de durée. Mais l’illustre peintre en avait fait une esquisse admirable, qui survit, religieusement conservée[4]. Partout, d’ailleurs, s’offrent aux yeux étonnés d’autres merveilles du pinceau de l’illustre normand. Proclamons-le donc avec confiance et bonheur, proclamons-le dans la cité qui le vit naître, le nom de Jouvenet ne périra pas !


  1. Nous devons la donnée de cette anecdote à M. Descamps, peintre, conservateur honoraire du Musée de Rouen, qui, l’ayant entendu raconter plusieurs fois par son maître Restout, neveu et élève de Jouvenet, rédigea, d’après ce récit, une note qu’il a bien voulu nous communiquer, grâce à la bienveillante médiation de M. Duputel, membre de l’Académie royale de Rouen.
  2. La Mort de saint François est le premier tableau que Jouvenet ait peint de la main gauche. M. Garneray signale ce tableau comme le plus haut type du talent particulier de son auteur, comme le plus beau qu’ait jamais exécuté Jouvenet ; et, selon lui, Jouvenet est justement placé parmi les plus fameux peintres du monde. (Catalogue du Musée de Rouen, 1834, n°150, pages 72 et suivantes.)
  3. Dans la nuit du 1er au 2 avril 1812, le plafond de la 2e chambre des Enquêtes s’étant écroulé, le vaste tableau de Jouvenet s’est trouvé déchiré, et il ne paraît pas qu’on en ait recueilli les fragments.
  4. Une grande esquisse, bien terminée, du magnifique tableau de Jouvenet, peinte par Jouvenet lui-même, et dans le plus bel état de conservation, existe dans le cabinet de l’auteur de cette anecdote. M. Le Carpentier, qui dans sa Galerie des Peintres célèbres (tome 2, p. 138), signale l’existence de cette admirable esquisse, se félicite de ce que, grâce à elle, « la belle pensée de Jouvenet n’est pas perdue pour les gens de goût. »