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TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


Tome I


Pages.


CHAPITRE PREMIER.




Au fond d’une province d’Angleterre, sur les frontières d’Écosse, se trouve un village, dont la situation triste et romantique peut convenir à l’ame tendre et malheureuse qui cherche un asile contre la perversité des hommes. Des rochers escarpés semblent l’isoler du reste du monde. Un bois de sapins adoucit un peu l’aridité d’un tel aspect aux habitans d’Heurtal. Parmi leurs humbles chaumières, on distingue pourtant deux maisons de quelque apparence. Dans l’une demeurait le ministre du lieu et sa famille ; l’autre était occupée par trois femmes et deux vieux domestiques. La plus âgée des trois femmes, que l’on appelait madame Harville, touchait à sa trente-quatrième année ; et si une maladie funeste n’eût empreint sur ses traits une langueur mortelle, nulle beauté au printemps de sa vie n’aurait effacé l’éclat de sa céleste figure. Ses deux nièces, miss Palmira et Simplicia, répandaient quelques fleurs dans cette solitude. Les rustiques villageois d’Heurtal les considéraient comme des êtres au-dessus de l’humanité. Elles y étaient fixées depuis plus de dix ans. Un soir, célèbre dans les annales du pays, madame Harville et ses nièces étaient arrivées dans une berline, à la Maison Blanche, nom par lequel on désignait celle où elles établirent leur demeure.

Quelques mois auparavant, un homme d’affaires était venu l’acheter, la disposer, et la rendre habitable. Il repartit bientôt. Nulle visite d’étrangers ne se fit remarquer pendant ce long intervalle de temps ; ainsi, sans aucune affectation de mystère, il était impossible d’affirmer ce qu’elles étaient, d’où elles venaient, si elles portaient leur véritable nom ; mais leur manière d’exister était si pure, tellement au-dessus de tout soupçon calomnieux, que l’on respectait ce que l’on ne pouvait comprendre.

Madame Harville, malgré la délicatesse de sa santé, s’occupait constamment de l’éducation de ses nièces.

Quoiqu’elle eût été leur seule institutrice, elle leur avait donné tous les talens imaginables. Miss Palmira dessinait avec une perfection rare, étonnait sur le piano ; et quand elle accompagnait sa sœur chantant quelques morceaux italiens, il était impossible d’entendre rien de plus mélodieux. Elles parlaient également bien trois ou quatre langues ; et en les voyant danser, on eût présumé qu’elles étaient élevées à Saint-James, et non dans une semblable solitude. Elles y étaient également chéries.

L’aimable urbanité de Simplicia lui donnait cependant quelques graces de plus sur la belle Palmira, dont le caractère fier désolait souvent sa tante ; mais regardant les habitans d’Heurtal comme trop au-dessous d’elle pour daigner leur faire sentir sa supériorité, et naturellement bienfaisante comme sa sœur, elle occupait le même rang dans l’affection de ceux qui l’avaient connue jusqu’alors. Ainsi que Simplicia, elle n’en faisait pas son bonheur ; des idées exaltées contrariaient sa paisible existence. On leur avait donné trop d’instruction peut-être pour le genre de vie auquel elles semblaient destinées. Palmira était parfois sombre, mécontente ; et, sans oser le dire positivement à sa tante, on pouvait deviner qu’elle lui reprochait de les ensevelir dans un désert. Alors madame Harville levait les yeux vers le ciel : Chère et injuste enfant ! s’écriait-elle ; et, en voyant ruisseler ses larmes, Palmira émue, repentante, se jetait dans ses bras, ou elle se sentait pressée avec une tendresse si vraie, si passionnée, que son cœur et son esprit devenaient calmes et satisfaits, au moins pour quelques instans.

Quant à Simplicia, l’unique idée qui pût obscurcir sa gaieté provenait de ses craintes sur la santé de madame Harville, qu’elle aimait avec une sensibilité au-dessus de son âge. Elle se plaisait à l’appeler sa mère, et Palmira répétait aussi ce doux nom. Je n’ai pas ce bonheur, répondait alors madame Harville. Elle leur avait toujours dit qu’elles étaient filles de son frère, mort ruiné ; mais qu’il lui avait cependant laissé un précieux héritage en lui léguant Simplicia et Palmira : mots touchans que les deux jeunes miss savaient apprécier.

L’hiver approchait. Cette saison s’annonçait par des journées déjà froides et pluvieuses. Les deux sœurs furent obligées de renoncer aux lectures qu’elles se plaisaient à faire sous l’ombrage d’un antique sapin, et à leurs courses favorites auxquelles se joignaient Poly, fille du ministre, et quelques lestes paysannes du village. Le but de ces courses était de parvenir le plus vîte, le plus légèrement, à la cime des monts, et de les redescendre avec plus de rapidité. Le prix de la nouvelle atalante était une couronne de chêne et de roses. Simplicia sur-tout était si fière et si heureuse quand elle l’avait méritée, que, plus d’une fois, Palmira ralentissait ses pas pour laisser couronner sa sœur. Sans attacher beaucoup d’intérêt à ces jeux, elle les regretta cependant cette année plus que les autres. La vie sédentaire à laquelle elle se trouva réduite par la rigueur de la saison lui devint insupportable. Vainement sa tante et Simplicia redoublaient de soins et d’attentions ; elles ne pouvaient en obtenir un sourire.

Un soir, prétextant un grand mal de tête, elle se retira dans sa chambre avant l’heure ordinaire. Sa sœur alla la rejoindre assez promptement, et la trouva tellement absorbée dans ses rêveries, qu’elle n’en fut point apperçue. Palmira, répète deux fois l’affectueuse voix de Simplicia ; et, à la dernière interpellation, elle lui répondit enfin. Hé bien, que desirez-vous ? — M’informer d’une santé si chère. Hé ! Palmira ! ajouta-t-elle, en jetant ses bras autour de son cou, d’où vient cette tristesse ? Elle perce le cœur de notre aimable tante. Qui peut donc la provoquer ? Celle qui est véritablement plus que notre mère est si tendre pour vous. Notre intérieur jouit d’une paix profonde. Le digne Horton, sa respectable épouse, la bonne Poly, nous visitent fréquemment. Au sein d’une si douce société, j’attends patiemment le retour du printemps ; car il renaîtra, et puisse aussi, ma chère Palmira, votre satisfaction reparaître avec lui, pour le bonheur de vos amis ! — Heureuse, très-heureuse Simplicia, que nulle réflexion ne vienne altérer la vôtre ! — Ah ! une seule, la santé de ma tante. — Et, si cet état devenait plus fâcheux, reprit Palmira, avec le ton de l’effroi, si cet ange gardien nous était enlevé, que devenir ? Avez-vous l’idée d’un parent, d’un ami, pour nous servir d’appui ? Il faudra vivre et mourir dans cette effroyable solitude, sans jamais pénétrer l’obscurité qui nous enveloppe. Votre extrême jeunesse vous a-t-elle donc empêchée de penser que nous ne sommes pas là où nous devrions être ? L’esprit si orné de notre aimable tante, ses manières si élégantes, font naturellement présumer qu’elle est d’une classe infiniment supérieure à tout ce qui nous entoure. Enfin nous ne sommes pas nées à Heurtal ; et cependant avons-nous jamais entendu dire qu’il existât ailleurs, pour nous, une famille, des protecteurs ? Sur la surface entière du globe, nous ne trouverions pas un asile.

Quelle horrible réflexion ! répliqua Simplicia en pleurant ; mais notre amie peut nous être conservée ; espérons-le du moins ; et une voix secrète me dit que, du fond de sa tombe, elle nous protégerait encore. — Charmante fille ! tout vous porte à la consolation, et moi, au découragement. J’ai essayé quelquefois d’interroger ma tante ; mais elle me répond d’une manière si grave, si mesurée, que je n’ose continuer. Enfin ma sœur, ne vous rappelez-vous pas votre première enfance, qui ne s’est pas écoulée à Heurtal ? Je croyais me souvenir, répondit Simplicia, d’une grande maison, où j’étais avec une gouvernante française ; deux femmes noires me servaient ; une dame jeune, charmante, dans un très-beau carrosse, venait me visiter, et me caressait tendrement. Dernièrement je parlais de cela avec madame Harville ; elle m’a répondu, en affectant de sourire : Vos rêves sont fort agréables ; mais, de grace, ne les débitez pas comme des réalités.

Mes souvenirs sont moins brillans que les vôtres, dit en soupirant Palmira ; mais on ne pourrait me persuader qu’ils soient chimériques. Je n’ai point oublié la modeste chaumière où je fus nourrie, où je demeurai long-temps après ; la vaste et riante prairie où elle était située : j’y rencontrais souvent ma tante, que je n’appelais pas alors ainsi. Un jour, entre autres, je pouvais avoir cinq ans, un taureau furieux allait s’élancer sur moi, madame Harville me saisit précipitamment, et, me passant par-dessus une haie qui nous séparait du jardin, elle m’y dépose, et reste seule exposée au danger dont elle venait de me délivrer. Quelques paysans arrivèrent, et mirent en fuite le terrible animal. Cet événement annonçait trop de dévouement de la part de ma tante, pour que je l’oubliasse jamais, quand même je ne l’eusse pas revue ; mais, peu de temps après, un homme âgé, qui souvent avait apporté de l’argent à ma nourrice, et des vêtemens pour moi, vint me chercher, et me conduisit dans une auberge, où je trouvai madame Harville et vous, Simplicia. Elle nous fit embrasser, et me dit de vous appeler ma sœur. Que conjecturer de ces souvenirs ? Qu’augurer sur-tout de l’avenir ? — Rapportons-nous-en à la tendresse et à la prudence de madame Harville, interrompit Simplicia, et, par d’inutiles inquiétudes, ne troublons pas notre paisible existence. Bon soir, ma chère Palmira : aussitôt Simplicia se retira. Les craintes de sa sœur l’avaient un peu alarmée ; néanmoins elle s’endormit profondément, et se réveilla aussi calme, aussi gaie que de coutume.


CHAPITRE II.




Le dimanche qui suivit cet entretien, le froid excessif empêcha madame Harville d’aller, selon sa coutume, passer la journée chez le ministre Horton ; elle exigea que ses nièces s’y rendissent sans elle. Après avoir achevé le modeste repas du presbytère, Simplicia apprenait à Poly la romance du vieux Robin-Gray ; Palmira regardait à travers les vitres le chemin sur lequel donnaient les fenêtres de la chambre de madame Horton. Tout-à-coup elle apperçoit une chaise de poste, dans laquelle était un seul voyageur. Ceci faisait événement à Heurtal. Une chaise de poste ! s’écrie Palmira. On accourt. Elle prend le chemin de la Maison Blanche ! s’écrie Simplicia ; et, sans bien savoir pourquoi, le cœur des deux sœurs palpite avec une égale violence ; elles voudraient retourner de suite chez elles, sur-tout lorsqu’elles voient la chaise de poste entrant dans leur cour. M. Horton les engagea d’attendre que madame Harville les envoyât chercher. Elles cédèrent en mourant d’impatience. Que de conjectures l’on forma pendant trois mortelles heures d’attente ! Enfin le fidèle Jak arriva ; il avait tout autant envie de causer, que ses jeunes maîtresses de l’interroger ; et, durant le court trajet du presbytère à la Maison Blanche, l’on peut penser qu’il le fut. Comment est cet étranger ? Restera-t-il long-temps ici ? A-t-il parlé de nous ? — Ma foi, miss, répondit Jak, nous ne savons que dire ; mais il a l’air d’un bien brave homme. Quand il est arrivé, Madame s’est trouvée mal, puis ils ont eu un long entretien. Je lui ai servi des rafraîchissemens : Madame paraissait avoir pleuré ; cependant je lui ai entendu dire bien distinctement : Connaîtrai-je le bonheur ! Le vieux monsieur n’a presque pas mangé ; il ne faisait que regarder madame Harville avec un respect, une joie ; puis il a dit : Ne les verrai-je pas bientôt ? et alors on m’a ordonné de venir vous chercher, mesdemoiselles. Celles-ci ressentaient une émotion indéfinissable. Elles s’assirent un moment dans le parloir ; par un mouvement mutuel, elles s’embrassèrent ; et puis bientôt, accompagnées de leurs graces et de leur dignité naturelle, elles entrèrent chez madame Harville.

Du premier coup-d’œil, elles virent que l’étranger était un homme de soixante ans, de la plus vénérable figure. Les voici, dit madame Harville ; puissent-elles vous inspirer, M. Akinson, l’attachement qui, depuis si long-temps, vous lie à leur famille ! Voilà, ajouta-t-elle, Simplicia. À ce nom, M. Akinson, qui les avait d’abord saluées, s’inclina de nouveau, en lui disant : Recevez, miss, l’hommage d’un vieux serviteur, dont la vie entière fut consacrée à vos dignes parens. Simplicia, surprise de ce qu’il s’adressait directement à elle, répondit : Ma sœur Palmira, et moi, Monsieur, nous sommes très-flattées de voir l’ami d’une famille que nous révérons sans la connaître. Miss Palmira, reprit M. Akinson, en la regardant, justifie bien ce qu’elle promettait dès son enfance, de devenir une des plus belles personnes de son sexe. Ceci n’était qu’une galanterie pour Palmira, et il avait eu pour Simplicia, l’expression d’un respect profond. La fierté de la première se révolta ; elle ne répondit rien, et fut s’asseoir près de madame Harville. Permettez à mon âge, ajouta l’étranger, la liberté d’un tel compliment ; et d’ailleurs, puis-je oublier ces temps éloignés ou miss courait au-devant de moi, quand j’arrivais chez sa nourrice, frappait dans ses petites mains, transportée de joie à l’aspect du bonbon, des joujoux que j’apportais, et qu’elle distribuait si généreusement aux autres enfans ! Il allait continuer ; madame Harville s’empressa de l’interrompre, et de l’inviter à aller prendre du repos.

Néanmoins il en avait dit assez pour rappeler à la mémoire de Palmira que c’était le même être qui avait veillé sur son enfance, et dont elle avait parlé dernièrement à sa sœur. Akinson se préparait à profiter de l’offre que venait de lui faire madame Harville, salua Simplicia, et, s’approchant de Palmira, dit à sa tante : Oh ! Madame, que ne m’est-il permis de la presser contre mon cœur ! Hélas ! n’en aurais-je pas le droit ! Oui, bon Akinson, répondit madame Harville, vous pouvez avoir avec elle tous les procédés d’un père. Alors Palmira, embellie par une vive rougeur, fut embrassée par l’honnête vieillard, qui se retira aussitôt.

Il paraît un excellent homme, ce M. Akinson, dit Simplicia. Un peu extraordinaire, reprit Palmira. Oui, vraiment extraordinaire, appuya madame Harville, par le dévouement et l’affection constante qu’il a conservés à ma famille. Palmira baissa les yeux. Ma tante, continue Simplicia, cette visite a bien dû vous étonner. Mais comme vous me semblez pâle, abattue ! Serait-il venu vous apprendre quelque événement fâcheux ? — Non, mon amour ; au contraire, il m’a fait espérer des choses aussi inattendues qu’heureuses pour ma Simplicia. — Pourquoi me nommer seule ? êtes-vous irritée contre ma sœur ? Vous trouverez peut-être qu’elle a été trop réservée avec M. Akinson ; mais il l’a embarrassée par des manières un peu libres. Ma tante, dit Palmira, si je vous ai offensée indirectement dans la personne d’un ami, pardonnez-le-moi. — Oui, je vous pardonne, mon enfant, répondit l’indulgente femme ; mais, de grace, ne manifestez nul air de fierté envers l’honnête Akinson. Pauvre petite ! sois bonne, affectueuse pour tout le monde. Et toi, Simplicia, tu aimeras toujours Palmira ; n’est-ce pas ? — Si j’aimerai ma sœur ! s’écria Simplicia, en se jetant dans ses bras ; de la vie à la mort, ma compagne inséparable, l’amie que me donna la nature ! Ô ma mère, ajouta-t-elle, en tombant aux pieds de madame Harville, et en entraînant Palmira, bénissez vos deux enfans ! Cette demande fut exaucée avec les plus tendres expressions. Madame Harville les embrassa toutes deux, retint un instant de plus Palmira contre son sein, et les renvoya ensuite.

Rentrées dans leurs appartemens, elles se regardèrent un moment sans parler ; Simplicia, en rompant le silence la première, demanda à Palmira ce qu’elle augurait de l’arrivée de l’étranger. — Certes, vous devez vous en réjouir, un grand changement se prépare dans votre sort. — Pourquoi ne pas dire le nôtre ? — Soyez persuadée que les nouvelles de M. Akinson vous regarderont seule ; vous êtes un personnage très-important pour cet homme ; il vous a prodigué les égards les plus marqués : loin de mon cœur d’en être jalouse ! mais je peux être étonnée que la sœur de Simplicia ne les partage pas. J’ai très-bien remarqué que son ton, en me parlant, était celui de l’intérêt sans doute ; mais il a répété deux fois : Pauvre chère miss ! Il semblait me plaindre, et vous respecter ; ce qui ne prouve pas que la destinée qui nous attend soit la même ; ensuite l’émotion de ma tante, l’exhortation qu’elle vous a adressée de m’aimer toujours. Ah ! croyez-moi, Simplicia, vous serez heureuse comme vous méritez de l’être ; et Palmira, élevée dans une chaumière, passant sa jeunesse dans les rochers d’Heurtal, sera peut-être le reste de sa vie dans une situation plus misérable encore !

Simplicia pleurait ; car le ton de sa sœur était dur et sombre. Allez, allez, lui dit-elle, plaise au ciel que ces grands événemens vous concernent uniquement, je m’en réjouirai de toute mon ame ! L’une des deux ne peut se croire heureuse, sans que l’autre le devienne également. Bon soir, Palmira. Elle se leva précipitamment, fit quelques pas pour sortir, s’arrêta un moment pour tendre la main à sa sœur, trop préoccupée pour répondre à la cordialité de ce geste. Mais le lendemain Palmira entra la première dans la chambre de Simplicia, et la réveilla par un baiser appliqué sur son front. Celle-ci sourit en ouvrant les yeux, et ne se rappela même pas qu’elle s’était crue offensée la veille. Palmira n’avait pas oublié qu’elle lui devait quelque réparation ; aussi était-elle plus affectueuse que de coutume. Levez-vous, mon ange, lui dit-elle, il faut soigner notre toilette aujourd’hui, cela plaira à ma tante. Elles arrangèrent donc leurs beaux cheveux avec autant de naturel que de grace ; et, malgré ses soixante ans, Akinson fit rester un quart-d’heure de plus devant leur miroir les deux plus jolies personnes d’Angleterre.

La cloche du déjeûner les fit descendre ; elles trouvèrent le thé préparé, et Akinson assis près de madame Harville. Il ne les avait encore vues que le soir, avec des grands chapeaux et des schalls qui les enveloppaient ; mais le matin, à l’éclat du grand jour, leurs nobles fronts, brillans de jeunesse, et couverts de quelques boucles légères, leur taille dans tous ses avantages, elles éblouirent Akinson. Un mouvement d’admiration lui échappa. Palmira fut prévenante, vraiment aimable pour lui ; aussi en paraissait-il comblé. Elle se surpassa sur le piano, et lui fit voir avec complaisance ses dessins, les portraits qu’elle avait faits de madame Harville et de Simplicia. Alors Akinson lui dit avec une visible émotion : Il faut, miss, que je vous montre un chef-d’œuvre dans ce genre. Il tira de sa poche une boîte, sur laquelle était peint un homme de vingt-huit ans à-peu-près, d’une belle et sur-tout intéressante figure. Simplicia le regarde, et s’écrie aussitôt : Oh ! ma sœur, comme il vous ressemble ! voici vos grands yeux noirs, votre expression un peu grave ; cette image doit être celle d’un parent. À ce nom si précieux au cœur de Palmira, celle-ci le couvre de baisers. Akinson la fait remarquer à madame Harville ; qui, pâle, fondant en larmes, lui dit, avec l’accent de la douleur et du reproche : Ah ! quel mal vous me faites ! Palmira vole près d’elle, et prononce avec force les mots suivans : Ce portrait n’est indifférent à personne ici ; s’il est dans mon devoir de le chérir, de le contempler avec respect, ma tante, donnez-lui un seul baiser. Madame Harville, presque égarée, le prend des mains de sa nièce, le porte à ses lèvres, et tombe évanouie. Akinson s’accuse d’avoir commis une grande imprudence. Simplicia soutient sa tante ; pour Palmira, elle se livrait aux mouvemens les plus passionnés. Vous le voyez, s’écriait-elle avec transport, elle l’a confirmé, c’est un parent, un ami ; il semble me sourire : hors d’Heurtal, je puis réclamer un protecteur.

Malheureuse enfant ! lui répond en sanglotant Akinson, il n’existe plus pour vous sur la terre ! Palmira, abattue, balbutia : Doux espoir, tu m’es bientôt ravi ! Madame Harville, revenue à elle, mais encore tremblante, ne proféra pas une parole sur ce qui venait de se passer. Nous avons encore à causer, dit-elle, à Akinson, et l’heure de votre départ approche ; car il faut quitter nos bois, nos montagnes, et rejoindre la grande route avant la nuit. Laissez-moi, mes chères enfans, donner quelques instans à mes affaires.

Palmira et Simplicia se retirèrent : le portrait fatal était encore entre les mains de la première. Vous trouvez donc vraiment qu’il me ressemble ? et Palmira s’arrêta. — Oui, ma chère, étonnamment. — Qui peut-il être, mon dieu ? est-ce un frère, un oncle ? Elle n’osait parler d’un titre plus proche. Il ne me ressemble pas à moi, disait tristement Simplicia. Et il n’existe plus, ajoutait Palmira. Ma pauvre tante ! quel déchirant souvenir il a semblé lui rappeler ! Akinson gémissait, et moi, quelle sympathique émotion m’agitait ! Hélas ! pourquoi ces mystères ? Connaissant tous mes malheurs, je me plaindrais moins. De longues et mélancoliques réflexions succédèrent à celles-ci, jusqu’au moment où elles virent atteler les chevaux à la chaise de poste. Elles allaient retourner chez madame Harville, lorsque M. Akinson en sortit. Vous partez déjà ? lui dirent-elles. Il les assura qu’il reviendrait incessamment, et pria miss Palmira de lui remettre le portrait. Oh ! puisque vous devez revenir bientôt, lui répondit-elle en pressant ses mains entre les siennes, de grace, laissez-le-moi. Akinson secoua la tête, en répétant : Non, non, il amènerait des scènes douloureuses. — Je vous jure de ne pas le montrer à ma tante ; je me contenterai de le regarder dans mes heures solitaires. — Je ne puis vous refuser. Gardez-le donc jusqu’à mon retour. Adieu, miss ; que la paix et la douceur continuent de régner ici, jusqu’au jour du bonheur ! La voiture s’avance, et il repartit.

Madame Harville manifestait beaucoup d’inquiétude et d’agitation. Pour la première fois, elle négligeait de surveiller les études de ses nièces ; aussi Palmira eut-elle bien le loisir de s’occuper constamment du portrait, et d’en faire une fidelle copie. Enfin, le douzième jour après le départ d’Akinson, un homme à cheval apporta un paquet de lettres à madame Harville, et ne s’arrêta pas, son message rempli. Madame Harville, qui pleurait en le lisant, faisait néanmoins des exclamations de joie. Elle embrassait avec transport ses nièces, et paraissait avoir repris l’activité que la délicatesse de sa santé avait éteinte depuis long-temps. Elle fit appeler M. Horton, et lui dit que des amis allaient venir la visiter ; que sa maison n’étant pas assez grande pour les contenir, elle espérait que son bon ministre prêterait quelques chambres de la sienne ; ce qu’il lui accorda avec empressement.

La journée se passa en préparatifs, en ordres donnés pour la réception du lendemain. Le soir arrivé, madame Harville dit à ses nièces : Vous vous étonnez, sans doute, mes bien-aimées, de n’être pas mieux instruites des événemens qui se préparent ; mais les détails en sont cruels, si les résultats en sont heureux. J’ai besoin de toutes mes forces pour la journée de demain ; je les ménage aujourd’hui. J’espère, ajouta-t-elle, que vos ames, moins fatiguées, supporteront avec courage et dignité les différentes épreuves qui vous sont réservées… Ma pauvre Palmira, si vous saviez combien vous m’êtes chère !… Mon aimable Simplicia, le sort est juste envers vous… Adieu, mes enfans, adieu. Elles se retirèrent également rêveuses, préoccupées ; et leur conversation ordinaire n’eut pas lieu.


CHAPITRE III.




Le lendemain matin, Simplicia descendit la première chez madame Harville, qu’elle trouva levée. Celle-ci voulut qu’elle échangeât son ruban bleu contre un lilas, couleur qui lui seyait le plus ; elle l’attacha elle-même, et paraissait vouloir donner plus de grace à ses vêtemens ; et, tout en la trouvant charmante, elle faisait l’impossible pour la rendre mieux encore.

Lorsque Palmira parut, madame Harville lui jeta un regard doux et triste, en lui disant : Tu es belle aussi, mon enfant. Cette matinée se passa presque dans le silence. Vers le midi, on entendit dans le lointain le bruit de plusieurs carrosses. Les voici donc ! dit madame Harville, tombant à genoux : Ô mon Dieu ! je te remercie. Elle voulait courir, ses pas étaient chancelans. Enfin, appuyée sur ses deux nièces, elle descend dans le vestibule. Bientôt la première voiture, attelée de six chevaux, entre dans la cour. Malgré leur trouble, nos deux jeunes miss avaient déjà apperçu Akinson, un jeune homme, et un autre personnage, âgé d’environ quarante ans, d’une figure extrêmement aimable, et de la tournure la plus noble. Ma sœur ! s’écrie ce dernier, en s’élançant de la voiture, mon adorée Élisa ! Ô le plus chéri des frères ! répond madame Harville, recevez de moi votre fille, aussi bonne, aussi jolie, que lorsque vous me la confiâtes. Simplicia, pressée dans les bras d’un père, partage sa joie exaltée ; cette ame neuve peut supporter des transports qui en auraient fait succomber mille autres sous le poids de tant de bonheur.

On ne s’occupait que de ce touchant et délicieux spectacle, lorsqu’on en est distrait par l’exclamation du jeune homme qui accompagnait le frère de madame Harville : Ah ! milord, s’écrie-t-il, elle se meurt ! Les regards alors se fixèrent sur Palmira, pâle, et renversée dans les bras de celui qui a prévenu de son danger. On s’empresse de lui prodiguer des soins avec le plus vif intérêt ; elle ouvre enfin les yeux, et, repoussant avec sa main ceux qui l’environnent, elle dit d’une voix expirante : Hé ! qui suis-je ? grand dieu ! Que l’on me laisse mourir. À la confusion qui régnait un instant avant, succède un profond silence : mais Simplicia l’interrompt, en approchant son père de Palmira, et disant au premier : Perdrai-je la consolante douceur de posséder une sœur, quand je retrouve un père ? La même crainte la tue, vous le voyez bien, et elle altère tout mon bonheur. Le père de Simplicia reprit avec effusion : Intéressante Palmira, sans doute vous serez aussi ma fille ; votre sort ne sera pas moins doux, moins fortuné. Il l’embrassa tendrement, donna un bras à madame Harville, plus défaite que Palmira ; l’autre à celle-ci, et ils entrèrent dans le parloir de plein-pied au vestibule.

Lorsqu’ils furent un peu remis, milord duc de Sunderland, car tel était l’illustre nom du père de Simplicia, présenta le jeune homme qui l’avait suivi, avec ces termes recommandables : Dans l’intéressante réunion d’une famille séparée depuis long-temps, la présence d’un ami n’est qu’un charme de plus ; et c’est au père de celui que j’ai l’honneur de vous présenter, mesdames, que je dois d’être rendu à ma patrie, aux objets de mes chères affections. Milord Alvimar n’a pu nous accompagner ; mais son fils, l’aimable Abel, lui tracera le tableau d’une félicité que nous devons à ses généreux soins. Sir Abel, voici cette sœur dont vous m’avez entendu décrire les qualités exquises ; voilà ces jeunes personnes qui, l’une et l’autre, ont des droits naturels ou sacrés sur mon cœur ! Ô délicieux entourage ! ô douce compensation des peines d’un proscrit !

Madame Harville (que nous nommerons désormais ladi Élisa Sunderland, son véritable nom) et Simplicia paraissaient se disputer à qui prodiguerait le plus de caresses à ce père tendre, à ce frère chéri. Palmira voulut une fois essayer de sourire à l’ivresse commune ; mais ce sourire fut tellement sombre, qu’un torrent de larmes eût été moins douloureux ; elle fut forcée néanmoins d’assister au repas qu’on servait aux voyageurs. Ladi Élisa lui jetait de temps en temps un regard inquiet ; mais détournait aussitôt la tête, ne pouvant supporter le spectacle de ces anxiétés, empreintes dans ses traits et son maintien.

Après le dîner, lord Sunderland et sa sœur s’enfermèrent pour causer ensemble. Sir Abel se retira par discrétion, croyant remarquer que Palmira desirait parler à Akinson. Effectivement, à peine fut-il sorti, que la jeune miss, avec une gravité au-dessus de son âge, dit : Qu’une seule chose pouvait la consoler de renoncer à l’illusion de voir une sœur en Simplicia, c’était de la savoir placée dans un rang digne d’elle. Je peux prévoir, ajouta-t-elle, que l’injuste proscription de son père est le motif qui l’a fait ignorer si long-temps… N’étant plus sa sœur, je ne serai donc plus rien à madame Harville. (Ici une larme ruissela sur ses joues.) Je peux espérer un protecteur dans milord Sunderland ; mais enfin, ce n’est pas mon père : que l’on s’explique. Suis-je l’enfant de la compassion, enlevée à une famille misérable, pour être la compagne de ladi Simplicia, que, par un excès de bonté, mal-entendue peut-être, on m’a fait appeler ma sœur ? Si je suis née dans une chaumière, que l’on m’y ramène à l’instant ; car, moi aussi, j’éprouve le besoin d’être pressée sur le sein des auteurs de mes jours.

Simplicia pleurait abondamment du discours de Palmira ; M. Akinson lui-même en était ému. Non, lui dit-il, vous n’êtes point l’enfant de la compassion ; il ne m’est pas permis de vous en dire davantage : mais si l’ambition et l’envie sont, comme je le crois, inaccessibles au cœur de miss Palmira, elle n’aura point à se plaindre de sa destinée.

Des domestiques interrompirent cet entretien, en apportant deux grandes caisses que l’on venait de déballer, l’une à l’adresse de Simplicia, l’autre à celle de Palmira. Elles étaient remplies de belles mousselines, de jolies étoffes, et de rubans nouveaux. Il est un âge où une occupation frivole peut succéder à un chagrin profond. On visita donc les deux caisses ; et, sans se le communiquer, les deux miss faisaient en même temps la part de Poly Horton. Sir Abel rentra dans ce moment avec des cahiers de musique. On n’ignore pas à Londres, dit-il, que les charmantes solitaires d’Heurtal cultivent les arts avec un brillant succès, et on m’a confié le soin de leur choisir la musique la plus nouvelle. Il faut l’essayer tout de suite, reprit Simplicia. Ma chère, demanda-t-elle en hésitant à Palmira, seriez-vous assez bonne pour m’accompagner ?

Sans doute Palmira y était peu disposée ; mais sir Abel la conduisit avec tant de grace à son piano, qu’il fallut céder. Simplicia déploya toute sa mélodie dans un charmant cantabile ; ensuite elle proposa un duo à Abel. Il s’empressa d’accepter, tout en tremblant, disait-il, devant des juges si redoutables. Sa voix, agréable et douce, s’accordait fort bien avec celle de Simplicia ; mais, quand c’était sa partie, Palmira toujours si précise, si exacte, se trompait parfois de note, manquait de mesure.

Mon dieu, dit en riant de bon cœur Simplicia, vous êtes d’une distraction ; sir Alvimar s’en offensera : c’est toujours quand il chante que vous vous méprenez. C’est bien certainement ma faute, reprit Abel. Non, Monsieur, répondit Palmira ; mais votre voix m’étant moins familière… Ah ! puisse-t-elle vous le devenir ! dit-il avec expression. On recommença ; et cela fut mieux.

Ce petit concert, la conversation animée, intéressante, qui y succéda, remirent un peu de calme dans l’esprit de Palmira. Malgré leur timidité ordinaire, elle et Simplicia ne voyaient pas un étranger dans sir Abel. Il était si respectueux, si doux, sa figure était si prévenante, qu’elle commandait d’abord l’affection et la confiance. Véritablement sir Abel était un charmant jeune homme ; sa tournure élégante, ses traits nobles et délicats, sa sensibilité, son courage, le rendaient les délices de son père, le vertueux Alvimar, et de tous ceux qui le connaissaient. À ces avantages personnels, il joignait une immense fortune, un nom honoré ; et, d’après l’intérêt qu’a pu inspirer l’aimable Simplicia, on sera bien aise d’apprendre qu’ils étaient destinés l’un à l’autre.

Cet arrangement était même si éloigné d’être un mystère, que les domestiques l’avaient déjà appris à la vieille Marie, qui, le soir même, en déshabillant sa jeune maîtresse, le lui fit entendre très-clairement. Simplicia, une ou deux années plus tard, eût sûrement éprouvé quelque émotion ; mais, à quinze ans et demi, elle songea seulement avec plaisir qu’il chanterait de jolis duos, et elle s’écria tout haut en se couchant : Oh ! je dois bien l’aimer, son père m’a rendu le mien.

Revenons à milord Sunderland, à sa sœur, rejoignons les objets chéris dont ils avaient été séparés à regret une partie de la soirée. Ils furent ravis de les trouver aussi satisfaits les uns des autres, qu’ils paraissaient l’être. Akinson, en souriant, assura tout bas milord que cela s’était fort bien passé. Simplicia voulut plus d’une fois amener la conversation sur les événemens qui avaient précédé ce jour mémorable ; mais milord déclara qu’il ne voulait s’occuper que d’images riantes et heureuses : demain, ajouta-t-il, ma chère Simplicia, je satisferai votre curiosité, en vous apprenant les tristes détails de la vie errante et terrible d’un proscrit. La vertu l’est donc quelquefois ? lui répondit-elle.

On prolongea le plus long-temps possible le plaisir d’être ensemble ; mais enfin il fallut se séparer. Alors milord donna un baiser vraiment paternel à Palmira, redevenue triste et rêveuse en étant témoin du contentement que Simplicia goûtait près de son père, et qui la livrait, elle, à des réflexions douloureuses sur sa propre situation. On avait pris son appartement pour milord duc ; et, à la demande de ladi Élisa, on avait dressé un petit lit pour elle à côté du sien. Quand elles furent enfermées ensemble, la première dit avec l’accent touchant qu’elle mettait à toutes ses paroles : Je rends graces au désordre de cette maison, puisqu’il rapproche de moi ma chère Palmira. — Ah ! madame, quelle bonté ! — Et notre Simplicia, que son sommeil va être doux, ses rêves agréables ! Habiter près d’un père est une si heureuse position ! — Ah ! sans doute ; et puis l’assurance d’occuper un rang distingué ! — Un rang distingué ! répéta ladi Élisa, avec un profond soupir, ne l’appelez pas un bonheur ; trop souvent il met obstacle à des biens plus certains.

Un moment de silence régna entre elles deux. Ladi Élisa regardait sa jeune compagne se déshabillant lentement, s’arrêtant quelquefois livrée à une rêverie dont le résultat était des larmes qui venaient mouiller ses paupières. — Viens, mon amour, lui dit-elle enfin, assieds-toi près de moi ; là, bien près ; ton imagination est troublée, ton cœur est oppressé ! Puissent les expressions de ma tendresse adoucir tes maux ! — Chère, chère madame ! — Pourquoi cette affectation de m’appeler ainsi ? — Hélas ! puis-je encore vous nommer ma tante ! — Hé bien, donne-moi un nom plus doux ; quand nous serons seules, appelle-moi ta mère.

Ma mère, dit Palmira ; nom charmant, comme il fait palpiter mon cœur ! — Pauvre petite !… En vérité, nous sommes folles ; je pleure avec toi. — Ma mère, comme je l’eusse aimée ! sur-tout si elle avait été bonne, aimable, belle comme ma bienfaitrice ! — Et si elle n’eût pas eu un rang distingué à t’offrir ? — Je le disais aujourd’hui, si elle habite une chaumière, j’y dois, j’y veux vivre avec elle ; mais puisqu’elle m’a abandonnée, sans doute elle me hait ! — Peux-tu le penser ? Ah ! qui plus que toi ferait l’orgueil, le charme d’une mère ! Plains-la, Palmira ; ne l’accuse jamais ! Ses sanglots l’empêchèrent de continuer. — Vous me faites entrevoir qu’elle existe. Oh ! mon dieu, ne se fera-t-elle pas connaître un jour ? — Jamais ! jamais ! — Ô douleur ! qu’elle sache du moins qu’elle causera ma mort par cet affreux abandon ; peut-être sera-t-elle touchée, révoquera-t-elle sa sentence ! Qu’elle paraisse alors ; je le répète, fût-elle pauvre et dans un état obscur, ladi Simplicia même sera moins heureuse que moi. — Et si, victime d’un préjugé terrible, d’une exhérédation funeste, cette découverte te livrait, ainsi que ta mère, au mépris, à d’inutiles regrets !…

Palmira tressaillit, et répondit cependant avec tranquilité : N’est-il point de rochers plus sauvages que ceux d’Heurtal ? Hé bien, que ma mère s’y transporte avec moi. — Tu renoncerais au monde ? — Qu’y serai-je jamais ? répliqua-t-elle tristement ; et d’ailleurs son éclat, ses plaisirs, ne vaudront pas pour moi une caresse de ma mère. — Hé bien ! tu la connaîtras, s’écria ladi Élisa ; tu sauras qu’après les malheurs affreux qui suivirent une première, une unique faute, elle eût cessé de vivre sans sa Palmira ! Famille, fortune, grandeur, qu’elle eût pu recouvrer, elle renonça à tout pour pleurer éternellement l’objet de son fatal amour, et pour veiller sur toi. — Veiller sur moi ! ah ! si j’osais entendre le cri de mon cœur !

Écoute-le, répond hors d’elle-même ladi Élisa, qui voit tomber à ses pieds Palmira s’écriant : Ma mère, ma mère, c’est donc vous ! j’en atteste mon amour, vos soins, ces pleurs, ces baisers, ces baisers si tendres. Confirmez-moi ce bonheur. Oui, ne me l’arrachez pas, ou j’expire dans vos bras. C’est assez de dix-sept ans de réserve, d’une pénible discrétion. Oui, tu es ma fille ! et ce moment me dédommage de toutes mes peines, de tous mes sacrifices.

Leurs sentimens exaltés touchaient au délire ; un calme délicieux lui succéda. Appuyée contre le sein de sa mère, Palmira croyait pouvoir braver à jamais tous les orages et les soucis de la vie. — Il doit t’être bien cher, dit ladi Élisa, ce portrait qu’Akinson te montra à son premier voyage ! — Un secret pressentiment m’en avertissait, je n’avais pas voulu le lui rendre. Chacun de mes instans était employé à le copier. Ah ! mon père ! quelle ame adorable annoncent vos traits si touchans ! — Elle ne les démentait pas ; mais sa destinée n’en fut pas moins déplorable. Tu sauras tout, ma fille. Demain, au réveil d’Akinson, tu peux lui dire : Ma mère m’a embrassée comme son enfant, et le prier de te confier le manuscrit, où les événemens arrivés dans ma famille, ainsi que ceux qui me concernent personnellement, ont été recueillis par sa discrète main ; et, après les avoir lus, rappelle-toi que la nature entière a le droit de me reprocher mes erreurs, mais que je ne pourrais supporter l’accusation de ma fille. — Pouvez-vous concevoir l’idée d’une ingratitude aussi monstrueuse !

La nuit était très-avancée quand ladi Élisa exigea que Palmira se reposât. Elle essaya d’en faire autant ; mais il faisait à peine jour que sa fille se leva, et fut dire à Marie d’aller prier M. Akinson de lui donner une minute d’audience. Tous les habitans de la Maison-Blanche étaient encore couchés pour quelques heures ; ce qui fit espérer à Palmira qu’elle aurait le temps de se livrer à cette lecture si desirée. M. Akinson se rendit de suite à sa demande. Monsieur, lui dit-elle avec un visage rayonnant, aujourd’hui je suis heureuse ; c’est de la part de ladi Élisa Sunderland, de ma mère enfin, que je viens vous inviter de me remettre le précieux recueil des faits qui la concernent particulièrement : répondez à mon impatience. — J’obéis, chère miss. Il faut avoir une haute idée de votre prudence, pour vous révéler de si importans secrets dans un âge si tendre. Je suis bien sûr qu’ils augmenteront votre amour filial.

Il retourna dans sa chambre, et en revint bientôt avec un cahier considérable, qu’il remit à Palmira, qui courut s’enfermer dans son petit cabinet d’étude, et se mit à lire avec la plus grande attention le récit suivant :


CHAPITRE IV.




Élevée depuis mon enfance dans la famille des ducs de Sunderland, ayant mérité leur plus intime confiance, je me plais à recueillir les événemens dont j’ai été le témoin.

Nulles pensées, encore moins une action criminelle, ne souillèrent jamais l’ame de mes protecteurs. L’amour et l’ambition causèrent seuls les troubles, les malheurs qui ternirent de longues années de paix et de prospérité. Le feu duc de Sunderland, par sa fortune et son crédit, était un des plus grands seigneurs des trois royaumes : il passait huit mois de l’année dans ses terres, asile de la somptuosité. Miladi Sunderland, aimable, dissipée, paraissait vaine de ses enfans ; mais, livrée au torrent du grand monde, elle ne pouvait leur prodiguer ces soins tendres et touchans qu’ils ne reçoivent communément que dans un état moins élevé.

Elle avait cependant une prédilection très-marquée pour son fils aîné, Mortymer. La ressemblance de leurs traits devait seule l’exciter, car il sympathisait peu avec l’adorable bonté de son frère Edward, et celle de sa sœur ladi Élisa. L’Angleterre, si riche en beautés, n’en avait peut-être pas qui égalât cette dernière à l’âge de seize ans : son caractère, ses grands talens, sa céleste bienfaisance, la rare modestie qui adoucissait sans l’obscurcir l’éclat de tant de supériorité, la faisaient surnommer le phénix des Sunderland. Elle avait même des connaissances profondes, qui ne sont pas communément le partage de son sexe, ses parens ayant desiré qu’elle participât à toutes les études de ses frères, dont l’éducation était dirigée par M. de Saint-Ange, Français d’origine, fort bien né, mais sans fortune. Milord duc l’avait connu en France, et, ayant su apprécier un tel homme, lui avait fait les plus brillantes propositions, pour l’engager à se charger de ses enfans. M. de Saint-Ange accepta, et accompagna le duc en Angleterre, où il sut plaire à toute la famille dans laquelle il occupait une place si intéressante.

J’ai connu peu de physionomies comme la sienne ; ses grands yeux noirs respiraient en même temps la vivacité de son génie, et la sensibilité de son cœur. Âgé de vingt-cinq ans, la gravité de son maintien lui en aurait fait donner davantage. Mille personnes peuvent attester, comme moi, qu’il réunissait à des lumières rares un esprit naturel et charmant. Mais qui mieux que ton vieil ami, ô mon pauvre Charles ! peut vanter ta probité sévère, et toutes les vertus qui se déploient dans la vie privée ! Mortymer, Edward, et leur sœur, s’attachèrent bien facilement à leur nouveau gouverneur. Notre jeune ladi assistant, comme je l’ai déjà dit, aux leçons de ses frères, les devança d’une manière étonnante. Avant l’âge de quinze ans, elle devait à Saint-Ange, connaissances, talens, et peut-être cette manière de penser qui la rendait supérieure à l’éclat de son rang, puisqu’elle n’en partageait pas les ridicules préjugés. Ladi Élisa, froidement polie avec un grand seigneur, était de l’amabilité la plus empressée avec un simple citoyen dont les vertus patriotiques et bienfaisantes lui étaient connues, ainsi qu’avec un artiste distingué : tels étaient les objets de ses prédilections.

Edward avait les mêmes principes ; mais, à mesure que Mortymer avançait en âge, sa fierté, son orgueil se développaient : l’affection qu’il avait eue pour Saint-Ange s’altérait sensiblement. Il prétendait qu’il faisait de son frère et de sa sœur des enfans de la nature, déplacés dans une société policée, et citait, à l’appui de cette accusation, leur amour de l’égalité, leur insouciance pour l’avantage d’une haute naissance. Il qualifiait ces principes de travers d’esprit, et se permit même de faire des représentations à ses parens sur cette étrange éducation ; mais il n’en fut pas écouté.

Deux années s’écoulèrent encore assez paisiblement. Ladi Élisa en avait alors quinze et demi ; et, malgré sa grande jeunesse, on sollicitait l’espoir d’obtenir un jour sa main. Le fils de milord Spinbrook fut choisi dans la foule ; et, certes, ce n’était pas un trait de discernement de la part des Sunderland.

Le jeune Spinbrook eut donc la promesse d’obtenir, au retour de ses voyages, la plus noble et la plus charmante héritière d’Angleterre. Il était déjà depuis long-temps en Italie, quand cet arrangement se décida entre les deux familles ; de manière que ce n’était que confusément que ladi Élisa se rappelait la figure commune, l’esprit plus ordinaire encore de son futur époux.

À-peu-près vers cette époque, mon ami Saint-Ange tomba dangereusement malade. J’attribuai son état à la sombre mélancolie qui l’assiégeait depuis plus d’une année. Il ne voulut pas voir de médecin ; il rejetait tous les moyens propres à lui rendre la santé. Mon affection paternelle avait perdu tout pouvoir sur lui. Un soir, sortant de son appartement, j’entrai dans les jardins de Sunderland. Étant dans une allée retirée, je trouvai ladi Élisa se promenant seule, avec une contenance abattue. Ma figure alarmée la fit tressaillir ; elle me dit avec une voix émue :

Je le vois à votre air, M. Akinson, votre ami est plus mal : on le dit bien déraisonnable. Pourquoi se refuse-t-il à tous les secours nécessaires ? Oh ! si mon frère Edward n’était pas à Londres dans ce moment… Elle s’arrêta, et balbutia si bas quelques paroles entrecoupées, que je ne pus les entendre. Oserais-je demander à ladi Élisa quelle idée elle concevrait, sir Edward étant près d’elle ? — Alors, M. Akinson, il ferait une démarche que m’interdisent à moi, mon sexe et la bienséance ; il irait trouver M. de Saint-Ange ; il lui dirait que ses élèves, ses jeunes amis, sont cruellement affligés, qu’ils voudraient supporter la moitié de ses maux, pour lui épargner une si douloureuse totalité. Mon dieu ! si son farouche et inconcevable désespoir lui ôte l’existence, que deviendrons-nous Edward et moi ? nos cœurs, nos esprits ne peuvent être perfectionnés que par lui. Oui, continua-t-elle en fondant en larmes, s’il persiste à mourir, qu’il nous entraîne donc dans sa tombe !

Connaissant l’ame tendre d’Élisa, je fus moins surpris que touché de cet expressif élan. M. de Saint-Ange, répondis-je, connaîtra l’intérêt qu’il inspire aux êtres sensibles qu’il a formés. Vous lui direz, reprit-elle très-vivement, oui, oui, répétez-lui qu’Élisa, Edward, et sans doute Mortymer, ne peuvent perdre un guide si sage, si éclairé, et qu’il doit nous conserver une vie si chère. Elle me pria de la reconduire à son appartement, car il faisait nuit close. Je ne veux pas, ajouta-t-elle, rentrer chez miladi. Appercevez-vous ce brillant éclat de lumière, cette quantité de monde ? Entendez-vous le bruit lointain de paroles gaies et animées ? Ici la joie et la santé, et à une si faible distance la douleur et l’agonie. Ô déchirant contraste ! En remettant ladi Élisa chez elle, mistriss Soovar, sa gouvernante, lui dit en la grondant un peu : Vous tomberez malade, mademoiselle, avec ce goût de promenades du soir dans une saison humide et froide. Tenez, M. Akinson, regardez-la, voyez comme elle est changée depuis quelques jours. Véritablement, je fus frappé de sa pâleur.

En la quittant, je retournai chez Saint-Ange ; et, dans toute la simplicité de mon cœur, je lui rapportai mot pour mot ma conversation avec ladi Élisa. Il m’écoute attentivement, saisit ma main en s’écriant : Que de biens et de maux vous me faites à la fois ! Que je t’entraîne avec moi dans la tombe ! ô Élisa ! quelle expression ! hélas ! tu sens peut-être le malheur qui t’attend. Innocente victime de l’orgueil et de l’égalité des rangs ! tu frémis de vivre avec un Spinbrook ; tu préférerais l’anéantissement de tant de charmes à une si odieuse existence. Aurais-je la barbarie de le desirer moi-même ? Ah ! pardonne ce doute cruel à l’ame égarée qui t’adore !

Je fus atterré de ces paroles déchirantes. Je tremblais qu’elles n’eussent été entendues, ou qu’il ne les répétât à d’autres ; car, d’abord, je ne les attribuais qu’à l’effet d’une fièvre brûlante. — Je vivrai, continua-t-il, avec satisfaction. Que l’on appelle autour de moi tous les secours de l’art. Oh ! oui, je veux vivre ! la belle Élisa le commande ; j’obéirai… Douce et aimable créature, si docile à ma voix depuis plus de dix ans, j’écoutais aussi la tienne : d’ailleurs, pourquoi vouloir mourir ? serait-ce parce que j’idolâtre la fille d’un noble pair ? — Insensé ! m’écriai-je, enfin, veux-tu perdre l’ange que tu profanes par de pareils discours ? Oui, sans doute, il faut guérir pour revenir à la raison ; et oublions à jamais ce coupable délire, qui ne peut être l’expression des vrais sentimens de l’honnête Saint-Ange.

Rendu à lui-même, cet infortuné laissa tomber quelques larmes, et cessa de me parler d’Élisa. Rentré chez moi, je me livrais à d’effrayantes réflexions. — Malheureux St. Ange, pensais-je, une raison supérieure, une délicatesse austère, n’ont pu te préserver d’une telle passion ; et quand je me rappelais la douleur et les paroles d’Élisa, j’osais craindre, hélas ! qu’il n’y eût plus d’une victime d’un amour si inconsidéré.

Je revis Saint-Ange plus affectueux que jamais ; mais, me mettant à mon aise, en ne prononçant pas le nom de ladi Sunderland, il revint à la vie. Cependant ce n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été jadis. Il eut le courage de demander à retourner dans sa patrie, disant, ce qu’il n’espérait pas lui-même, que l’air natal le guérirait. Malgré mon regret de le voir s’éloigner, j’en sentais la nécessité. J’appuyai donc ses démarches à ce sujet ; mais le duc et la duchesse le conjurèrent de rester, et il n’eut pas la force de persister dans le seul parti prudent qu’il eût dû adopter.

Je lui dois cependant la justice d’assurer qu’il fuyait toutes les occasions de s’approcher d’Élisa. Renfermé dans son cabinet d’étude, Mortymer n’y venant plus, il n’y recevait que moi et Edward, lorsque ce dernier n’était pas à Londres, où il faisait de fréquens voyages pour visiter sa cousine, ladi Anna Belmours, qu’il devait épouser au retour prochain de son père, gouverneur d’une partie des Indes orientales.

Un nuage épais sembla se répandre à cette époque sur l’horizon, jusqu’alors si brillant, du château de Sunderland. Ladi Élisa éprouva une maladie de langueur : à son éclatante fraîcheur, succéda une pâleur inquiétante ; un ennui profond la dévorait. Miladi s’en apperçut, malgré sa dissipation ; elle trembla. Tous les cœurs s’alarmèrent ; sa nombreuse famille se réunit à Sunderland, comme pour veiller sur une si précieuse existence. Les médecins assurèrent cependant qu’il n’y avait pas le moindre danger ; mais ils recommandèrent beaucoup de distraction. Les parties de chasse, les concerts, les fêtes champêtres, se succédaient chaque jour, et un sourire d’Élisa dédommageait de toutes les peines que l’on prenait pour elle.


CHAPITRE V.




Un soir, tout le monde était réuni ; Edward avait même exigé que Saint-Ange parût au thé ; j’y étais aussi présent. Nous entendîmes un bruit de chevaux, de voitures ; et bientôt nous voyons entrer Mortymer et le jeune Spinbrook, accompagné de son père. Je jetai un coup-d’œil sur ladi Élisa et sur Saint-Ange. Je ne puis dire lequel des deux fut le plus cruellement frappé de ce coup inattendu. Sir Spinbrook en Angleterre ! s’écrie-t-on de toutes parts. Son père le conduit, d’un ton moitié grave et moitié gai, aux genoux de la duchesse de Sunderland, en lui disant : C’est un rebelle que je vous amène, miladi, exilé pour un an encore. Mortymer lui a écrit, avec l’exagération d’un frère tendre, l’indisposition de ladi Élisa. Mon fils, désespéré, part sans la moindre autorisation, et arrive hier soir à Londres : je le gronde fortement, et veux le faire repartir de suite, l’assurant que notre chère Élisa n’est point dans une situation à inspirer de l’inquiétude. Il ne peut se le persuader, et me conjure de l’accompagner ici, où je déclare que tout le monde, excepté une seule personne, peut le blâmer d’avoir agi avec une précipitation si extraordinaire.

Je solliciterai de vous le pardon de sir Spinbrook, reprit gracieusement miladi ; et, pour lui prouver que nous ne lui savons nul mauvais gré de sa démarche, je l’autorise, au nom de milord Sunderland, ainsi qu’au mien, à saluer ma fille comme celle qui très-incessamment deviendra son épouse.

Que ne puis-je décrire ici le courage, la dignité, qui tout-à-coup animèrent la délicate figure d’Élisa ! Elle se lève, et d’un ton d’abord un peu tremblant, mais qui bientôt, devient expressif et assuré, elle adressa ces paroles au fils du lord Spinbrook :

Comme ami de mon frère Mortymer, recevez, sir, mes félicitations sur votre retour en Angleterre. Il va cependant vous exposer à être témoin d’une résolution que je devais révéler très-incessamment à ma famille, et qu’il m’est pénible de vous faire entendre ; mais nulle puissance au monde ne peut me faire échanger mon sort actuel contre un autre. (Ici un mouvement de surprise et quelques exclamations se firent entendre). Elle ajouta : accoutumée à la tendre indulgence de milord et de miladi, j’ose croire n’avoir besoin que d’invoquer leur extrême bonté, pour garantir mon immuable détermination. Si cependant, pour la première fois de ma vie, je me trouvais frustrée d’un si cher appui, vous devez savoir, sir Spinbrook, qu’une ame énergique et anglaise ne peut ignorer le moyen de conserver l’indépendance de ses actions, et de se soustraire aux persécutions humaines, lorsqu’elles deviennent trop insupportables.

Sa tête est perdue ! s’écria miladi. Son père était confondu. Chère Élisa, que faites-vous, dirent en même temps, Edward et Anna. Hé bien, Monsieur, reprit Mortymer, jetant un coup-d’œil à Saint-Ange, que pensez-vous de votre timide élève ? Je pense, répondit fièrement celui-ci, que l’on ne peut me soupçonner d’influencer ses résolutions. Milord duc, un peu revenu à lui, dit sévèrement à sa fille : Vous venez d’offenser deux familles que vous devez également respecter ; une prompte soumission peut seule effacer votre odieuse extravagance. Retirez-vous dans votre appartement, d’où je vous défends de sortir, jusqu’à l’instant où vous nous donnerez l’assurance de votre repentir.

Élisa jeta ses regards autour d’elle en disant : Ma mère, mes honorées tantes, mes frères, ma douce Anna, vous, M. de Saint-Ange, ainsi que le bon M. Akinson, je remets ma cause entre vos mains, faites abréger ce triste exil. Lord Spinbrook, je ne puis vous implorer aussi ; mais je vous suppose assez généreux l’un et l’autre pour ne pas vouloir devenir la cause des premières infortunes d’une femme qui vous souhaite mille prospérités. En passant devant sa mère, elle se précipita sur sa main ; elle fut durement repoussée : ses beaux yeux s’élevèrent vers le ciel, et elle nous quitta.

Alors il régna un instant de confusion inouïe. L’étonnement, le dépit, des sentimens concentrés, et le plus touchant intérêt, se développèrent : Mortymer et milord Spinbrook étaient furieux. On formait mille projets ; les uns avaient la rigueur pour base, d’autres la séductrice indulgence.

Il est bien essentiel, dit miladi Cramfort à une des tantes, de savoir si la conduite d’Élisa provient d’un mouvement de bizarrerie, ou de quelque sentiment romanesque ; M. de Saint-Ange, qui doit connaître les plus secrètes pensées de son élève, n’aurait-il pas découvert quelques penchans ridicules et bas, toujours blâmables, quels qu’ils soient, puisqu’ils l’entraînent à contrarier nos projets avec si peu de ménagement ? Depuis six mois, répondit Saint-Ange avec plus de calme que je n’eusse espéré, ma santé m’a forcé de suspendre le cours d’instruction que ladi Élisa suivait près de moi : je ne l’ai donc vue que rarement. J’ignore entièrement le motif de sa conduite ; mais depuis plusieurs années j’ai pu juger assez la pureté et l’élévation de son ame, pour certifier qu’elle est incapable de se livrer à aucuns penchans ridicules et bas.

Je le jurerais sur ma vie, reprit Edward. Il n’en est pas moins vrai, s’empressa de dire Mortymer, qu’elle vient de commettre une folie excessivement hardie. Voilà, ajouta-t-il en secouant la tête, le résultat d’une philosophie de dix-sept ans : ses idées d’indépendance et de liberté lui ont dicté un acte de rebellion très-prononcé.

Le jeune Spinbrook écoutait niaisement, et soupira cependant une fois, en disant : Pourquoi ai-je déplu si mortellement à ladi Élisa ? Son père, avec la hauteur qui le caractérise, demanda à milord duc si le caprice d’une jeune tête devait faire renoncer deux familles à un projet également honorable pour l’une et pour l’autre. Si vous devez céder à ladi Élisa, ajouta-t-il, épargnez-nous la honte de longues et inutiles attentes ; mais, en vous voyant conserver la noble fermeté que nos enfans doivent trouver en nous, mon fils et moi saurons tout souffrir et patienter.

Rien ne peut nous flatter davantage, reprit milord Sunderland, qu’une telle persévérance ; il faudra bien que ma fille lui cède, ainsi qu’aux autres moyens que je saurai employer. J’invite ses parens, ses amis, à me seconder. Edward, que votre affection pour elle ne vous aveugle pas. M. de Saint-Ange, voyez-la. Elle doit à vos soins mille avantages supérieurs ; prouvez-lui qu’elle les efface tous par sa désobéissance. Saint-Ange s’inclina, et sortit peu d’instans après.

Je le suivis. Mon ami, me dit-il avec transport, elle a rejeté sir Spinbrook. Avec quelle force elle a énoncé ses résolutions ! que de courage dans un âge si tendre ! elle persistera ; oh ! je crois qu’elle persistera. — Saint-Ange, repris-je, quelle coupable joie paraît vous animer ? Mon cher Akinson reprit-il avec attendrissement, affectez moins de sévérité, je mérite peut-être votre compassion. Arrivé à ce terme ordinaire de la vie, où le souvenir de l’orage des passions est un préservatif certain presque pour tous les hommes, moi, j’y suis parvenu en ignorant leurs dangereuses illusions. Livré à l’étude des sciences, des arts, à la tranquille amitié, mon ame était, pour ainsi dire, virginale. On m’entraîne en Angleterre, on me confie un enfant charmant ; quelques années s’écoulent, et en font une femme adorable. Témoin chaque jour des progrès de son esprit, de sa beauté, je n’en suis pas moins étonné, ébloui ; sa confiance, sa pure affection, achèvent de me perdre. Une passion brûlante, désespérée, s’empare de mon être ; nulle indiscrétion ne m’est échappée ; mais un instinct secret et familier à tous les cœurs tendres semble avertir Élisa qu’elle est la cause de mes maux. Dangereuse remarque ! j’ai vu ses yeux se fixer sur moi avec l’expression de la douleur ; j’ai osé penser que la langueur qui la consume aussi pouvait être le regret compatissant de ma déplorable situation.

Ne vous abandonnez pas, lui répondis-je à de pareilles chimères : tant que vous ne serez qu’un insensé, je pourrai vous plaindre ; mais, si un jour une criminelle séduction portait le trouble dans cette maison, le père d’Élisa ne serait pas plus indigné que votre ami.

Non, jamais, jamais, repartit Saint-Ange au mot de séduction qui m’était échappé ; mais, continua-t-il, que de persécutions vont s’amonceler sur cette adorable créature ! Ses parens, le vindicatif lord Spinbrook, l’accableront de procédés rigoureux ; car j’ai bien vu que ce parti l’emporterait sur celui de la modération et de la douceur.

Le même soir Élisa fut consignée chez elle. Mistriss Hovar me dit qu’elle paraissait calme, mais d’une tristesse profonde. Mortymer s’y rendit le lendemain ; et, se livrant à toute sa violence, il lui adressa les paroles les plus dures. Elle y opposa ses larmes, et cet unique reproche : J’ai deux frères, et n’aurai donc qu’un protecteur. Sa mère, accompagnée de lord Spinbrook, passa également chez elle, lui proposa une prompte célébration, ajoutant que son époux partirait aussitôt après, et ne reviendrait en Angleterre que lorsqu’elle y consentirait. Je ne donnerai jamais ma main, répondit-elle, qu’à celui dont la continuelle présence me comblerait de joie.

Alors sa mère la menaça de l’envoyer au pays de Galles dans un vieux château tellement horrible et isolé, que depuis plus de quatre-vingts ans nul Sunderland n’y avait séjourné. Une solitude si profonde n’effraie pas l’ame souffrante d’Élisa, répliqua-t-elle en soupirant. On lui donna huit jours pour se déterminer. Alors, dit la mère, à l’autel, ou en exil à l’affreux Roche-Rill ; vous sentirez-là si vos idées romantiques peuvent vous faire préférer un tel asile à une cour brillante, où la place la plus distinguée vous était offerte, le même jour où vous eussiez été miladi Spinbrook.

Élisa sourit avec un léger dédain, qui semblait exprimer combien peu elle appréciait cette dernière perspective. Edward obtint la permission de la voir, en promettant d’entrer dans les vues de la famille. Ladi Anna ne pouvait dans ce moment consoler sa cousine, étant allée au-devant de son père, qui débarquait à Plimouth. Edward demanda aussi de conduire M. de Saint-Ange chez sa sœur. On desirait cette démarche de la part de celui-ci, et on le pria de la faire.

Je fus accablé d’inquiétude tout le temps que dura cette entrevue. Quand elle fut terminée, Saint-Ange accourut chez moi, se jeta éperdu sur une chaise. Quelle épreuve, mon ami, je viens d’essuyer ! elle est malheureuse ! véritablement malheureuse ! Vains préjugés, honneur illusoire, dans une telle circonstance, ne devriez-vous pas disparaître devant l’amour et l’humanité, qui semblent prescrire de dérober Élisa aux persécutions, en la conduisant dans un désert, où du moins elle trouverait la liberté et le repos ! — Quelle erreur d’invoquer l’humanité, Saint-Ange, quand c’est votre passion seule qui vous inspire de pareilles idées ! — Écoutez-moi, mon cher Akinson : invité par milord duc, entraîné par Edward, peut-être n’obéissant qu’à mon cœur, j’ai donc été chez ladi Élisa. Quand nous sommes entrés, elle s’est écriée : Je reçois enfin deux amis. Ceux-là n’irriteront pas mes ennuis, ne me feront pas entendre d’injurieuses expressions. Mais, pourquoi, mon frère, ladi Anna ne vous a-t-elle pas accompagnés ? — Mon Élisa, elle est allée au-devant de son père. — Heureux retour ! il va accélérer votre union. Oh ! Edward, quel bonheur d’obéir à la volonté paternelle en suivant son penchant ! À cette phrase nous avons soupiré tous les trois.

Mademoiselle, ai-je eu le courage de lui dire, d’un grand sacrifice émane souvent une haute satisfaction, ne fût-ce que celle de songer qu’on remplit son devoir quelque pénible qu’il soit. Sans doute, reprit vivement Edward, et Élisa peut connaître un sentiment aussi sublime. J’avoue que sir Spinbrook n’offre pas dans son sexe les mêmes perfections que ma sœur dans le sien ; mais tant d’autres convenances se trouvent dans cette union, qu’elle doit y souscrire, si son cœur est libre. (Ici Élisa a prodigieusement rougi.) — Cette corde est délicate ; mais qui aurait droit de la toucher, si ce n’est un frère, et le sage ami de vos jeunes années ?

Edward, me suis-je empressé de répondre, je crois que nos titres à la confiance de ladi Élisa ne s’étendent pas jusques-là. Je n’entends rien, a-t-il insisté en riant, à une pareille discrétion. Mais voyez comme j’ai troublé et déconcerté cette chère enfant. Comment ! Edward, lui a-t-elle dit, voulez-vous aussi me tourmenter ? — Oh ! pardon, mon amour, de cet innocent badinage : encore a-t-il pour base mon amitié fraternelle, puisque, croyant ne vous voir qu’une aversion sans motif pour sir Spinbrook, j’ai pu chercher à la vaincre ; mais si Élisa aimait, si elle avait trouvé un mortel digne d’elle, je voudrais devenir son ami, je le servirais de tout mon pouvoir ; et peut-être la chaleur et le zèle que j’apporterais à cette cause la leur feraient-ils gagner.

Élisa, attendrie, a remercié son frère. Celui-ci, voulant absolument connaître son secret, continuait ainsi un interrogatoire qui faisait palpiter mon cœur : Est-ce l’agréable, le beau Melmoth, qui depuis si long-temps est l’adorateur passionné de vos charmes ? Elle a répondu paisiblement : En vérité, j’aimerais autant sir Spinbrook avec sa médiocrité, que le célèbre lord Melmoth. — Serait-ce ce jeune duc français, si aimable, si assidu l’hiver dernier à Londres, qui même a sollicité ouvertement votre main ? — J’aime beaucoup les Français ; mais celui-ci porte trop l’empreinte de la frivolité nationale.

Ô ma sœur ! réplique Edward, votre tante Cramfort aurait-elle deviné juste, en vous accusant d’un amour romanesque ? Je me garderai bien d’ajouter qu’il puisse être vil ; peut-être quelque distance de rang, de fortune… (Élisa dans ce moment a pâli et tremblé ; et moi, moi.) que les Sunderland jugeraient immense, mais que les élèves d’un sage ne pourraient regarder comme tel. N’est-ce pas, mon Élisa, j’ai deviné, les affections de ma sœur se sont données au mérite sans faste ? Que le fier Mortymer s’en étonne, Edward s’intéressera au choix qu’elle aura fait.

Edward, ai-je dit sévèrement, vous devez concentrer de pareils sentimens, et ne point offrir à ladi Élisa une sorte de protection contre les intentions de sa famille. Saint-Ange ! s’est écriée Élisa fondant en larmes, vous me jugez donc bien coupable ? Je le vois, il fallait mourir, et savoir obéir auparavant.

Hors de moi, à l’aspect de ses pleurs, j’ai répondu : Quoi ! j’augmente vos douleurs, quand je paierais de toute mon existence un rayon de bonheur et de sécurité pour ladi Élisa ! Elle m’a fixé avec étonnement, mais avec joie. Elle m’a tendu la main ; j’ai appuyé mes lèvres, et j’ai senti la douce pression de cette main chérie. Madame Hovard est rentrée, et nous nous sommes retirés.

Je vis bien que Saint-Ange conservait l’espoir d’être aimé. Je lui dis de redouter l’œil méfiant de Spinbrook et celui de Mortymer ; qu’il fallait fuir ce séjour dangereux. Ne préparez pas, lui recommandai-je, le malheur éternel de ladi Élisa. Ayant à peine dix-sept ans, son âge n’est pas comme le vôtre, celui d’une passion durable. Loin de vous, elle pourra vous oublier ; et l’honneur, la sagesse, l’intérêt de celle que vous aimez, doivent vous le faire souhaiter. Sacrifiez-vous, Saint-Ange ; partez, il le faut ; partez. — Cela n’est plus en mon pouvoir, s’écrie Saint-Ange ; fuir Élisa affligée, est un effort impossible.

Milord Belmours, accompagné de la pompe orientale, et de sa fille, arriva au château. C’était un homme honnête, bon, mais faible. Suggéré par ladi Anna, il intercéda pour Élisa : malheureusement son manque d’énergie ne donna pas grand poids à ce nouvel appui.

Les noces d’Edward devaient avoir lieu à la fin de la semaine suivante. La famille entière, avec une sorte de solennité, se rendit chez Élisa, pour l’engager à céder à la volonté générale ; mais jamais on ne sut allier une résistance si ferme avec un caractère si doux. Ses parens, irrités, furieux, prononcèrent en sa présence son exil à Roche-Rill. Vainement milord Belmours, sa fille, supplièrent que sa présence embellît le mariage ; ils furent refusés.


CHAPITRE VI.




La nuit suivante, pour éviter un trop grand éclat, la malheureuse ladi, confiée à la garde de son frère Mortymer, quitta le séjour de la magnificence, pour l’effroyable Roche-Rill. Combien je m’alarmai des suites d’une telle extrémité ! Ce départ n’étant pas annoncé ostensiblement, on ne put que le soupçonner ; mais quelle morne tristesse de simples doutes firent régner dans tous les cœurs ! La compatissante, la généreuse Élisa, renvoyée de la maison paternelle ! chaque serviteur perdait son appui ; chaque ami, l’objet qu’il aimait le mieux venir visiter.

L’infortuné Saint-Ange passa cette nuit entière chez moi dans un état difficile à dépeindre.

Les fenêtres de mon appartement donnaient sur les cours. Vers deux heures et demie du matin, nous vîmes, attelée de quatre chevaux, une berline de voyage, et Élisa y montait avec son frère. Trois fois elle tourna la tête du côté où logeait Saint-Ange. Elle n’apperçut pas de lumière, et pensa peut-être qu’il était livré au repos, depuis si long-temps absent de lui. Madame Hovard l’embrassa en pleurant. On n’avait pas permis à cette honnête créature de suivre sa maîtresse, connaissant son attachement pour elle, qui lui avait fait répéter plus d’une fois que sir Spinbrook n’était pas digne de sa charmante Élisa.

Quand la voiture cessa de rouler dans les cours du château, un profond silence régna jusqu’au matin ; car les sanglots de l’amour au désespoir furent uniquement entendus de l’amitié affligée. Quelques jours se passèrent, Edward seul prononçant avec nous le nom d’Élisa. Ce nom, naguère si chéri, était devenu proscrit à Sunderland.

Mortymer reparut vers la fin de la semaine. Il se plaignit du dédain de sa sœur, qui n’avait point ouvert la bouche pendant un voyage où il l’avait comblée d’attentions, disait-il ; mais qu’en arrivant à Roche-Rill, elle s’était enfin écriée : Bonté divine ! est-ce ici qu’un frère peut me conduire et me laisser ? qu’il l’avait logée dans l’aile droite, la moins délabrée du château ; que le concierge Hirvan, homme incorruptible, était chargé de la surveiller, et sa petite fille, âgée de seize ans, de la servir ; que, du reste, les rustiques habitans de Roche-Rill parlaient un langage inintelligible pour elle ; qu’il en était de même à son égard vis-à-vis d’eux. On ne lui avait laissé ni or, ni diamans. Aussi Mortymer assura-t-il qu’elle ne pourrait exécuter nul dessein romanesque quand elle en formerait.

On voit bien que milord Spinbrook et Mortymer gouvernaient despotiquement la famille Sunderland. Élisa écrivit à sa mère. Son frère aîné dicta cette réponse : Prompte obéissance, ou exil éternel.

Les noces de ladi Anna et de sir Edward se célébrèrent ; mais l’absence d’Élisa faisait paraître un vide immense au milieu des plus brillantes fêtes. Les nouveaux époux étaient sincèrement affligés de la disgrace d’une sœur si chère. Milord et miladi Sunderland éprouvaient une gêne terrible ; Spinbrook et Mortymer étaient sombres et mécontens. Oh ! que le faste dérobait alors de peines à la foule qui assistait à cette union, et qui croyait le château de Sunderland, le temple du bonheur !

Quand ces premiers momens de tumulte furent passés, Saint-Ange demanda de nouveau la permission de retourner en France. On n’y consentit qu’en lui faisant promettre de revenir en Angleterre, Edward réclamant déjà ses soins pour les enfans qu’il espérait avoir un jour.

Autant j’avais desiré autrefois l’éloignement de Saint-Ange, autant je le redoutais maintenant. Je l’interrogeai avec beaucoup de détail sur ses projets. La simplicité de ses réponses me rassura cependant un peu. Il me dit qu’il allait tâcher de rétablir sa santé, d’adoucir les peines de son cœur dans l’antique et modeste habitation de son père ; revoir des sœurs dont le souvenir, et particulièrement d’une, lui était bien cher.

La surveille de son départ il était chez moi, lorsque sir Edward entra avec beaucoup d’émotion. Mes amis, nous dit-il, je viens de recevoir une lettre d’Élisa. Ma pauvre sœur, je t’apprendrai au moins, puisque tu m’en donnes les moyens, que la tendre amitié a gémi sur ton sort. Saint-Ange l’embrassa ; Edward serra sa main : nulle confidence ne pouvait s’établir entre eux, mais leurs cœurs s’entendirent bien certainement. Edward nous lut ce qui suit : l’original est encore entre mes mains.


Roche-Rill, 20 mai, 1761.


« Une douce sympathie, mon cher Edward, me persuade que du sein de la félicité, près de votre bien aimée Anna, vous vous attristez souvent sur le sort de votre malheureuse sœur. Son unique plaisir à elle, est de se rappeler le charme que notre affection fraternelle répandit sur notre enfance, et quelquefois, malgré mes noirs soucis, les échos du sombre château de Roche-Rill ont répété ces chansons aimables et simples que vous ne manquiez jamais de composer pour l’anniversaire de ma naissance. Mais, hélas ! ces momens de résignation et d’une mélancolique joie ne se prolongent pas, et je touche de bien près au désespoir.

« Loin de tout ce que j’aime, la nature elle-même semble vouloir me refuser les consolations qu’un beau climat, un riant paysage, offrent souvent avec succès aux infortunés ; mais le pays où je demeure paraîtrait plutôt avoisiner quelque contrée barbare, que la florissante Angleterre. Oh ! mon frère, c’est pourtant là que l’on a relégué celle que vous nommiez votre délicate, votre élégante Élisa. C’est là qu’elle est condamnée à vivre et à mourir, sans doute ; car la solitude redouble l’énergie de nos passions et de nos résolutions.

« Mais adoucissons un peu la teinte de ces tristes images par celle de Clara, bonne et jolie créature, petite fille du concierge, qui, presque seule, approche de moi. Sa grand’mère, étant trop infirme pour me servir, a pour unique emploi de m’enfermer tous les soirs à dix heures, et de venir me remettre en liberté le lendemain matin.

« Pour revenir à ma chère Clara, son cœur est obligeant et pur, ses manières agréables. Ayant été élevée dans une ville voisine, elle m’a compté qu’elle aime et est aimée de James Burlow ; mais ce n’est que le fils d’un bûcheron, et ses parens ne voudraient pas consentir à leur union. Pauvre petite ! il est donc par-tout des victimes de cette odieuse inégalité. On ne soupçonne pas même notre amour, ajouta-t-elle ; comment croirait-on que le fils d’un bûcheron ose jeter les yeux sur la petite fille du concierge de milord duc de Sunderland.

« Quand Clara, avec son ingénuité, fait de pareilles réflexions, je souris d’abord, et, bientôt après, je pleure avec elle ; mais, mon frère, il faudra tâcher de tout assortir, et de rendre heureuse ma gentille Clara et son bon James. C’est lui qui se charge de porter à trois lieues d’ici les lettres que je vous écrirai. Je descends bien souvent dans la forêt au milieu de laquelle est située la cabane de son vieux père. Je m’y repose de ces courses forcées que je me plais à entreprendre, afin de calmer les agitations de mon ame.

« Adieu, Edward ; adieu, Anna ; puisse votre prospérité égaler ma tendresse pour vous ! Répandez le calme et le plaisir sur l’existence de milord et miladi Sunderland, troublés parfois, j’en suis certaine, du malheur de leur fille. Adoucissez le cœur de notre Mortymer ; ayez bien soin de me dire si M. de Saint-Ange est courroucé contre moi ; engagez-le à me plaindre, et non à m’accuser. Assurez l’honnête monsieur Akinson et mistriss Hovard que je ne les oublie pas. Adressez votre réponse, poste restante, à James Burlow.

« À … Il y va tous les mercredis et les dimanches. »

Je remarquai qu’après la lecture de cette lettre la tristesse de Saint-Ange avait fait place à beaucoup d’agitation. Il me fuyait, moi qu’il recherchait tant auparavant. Le moment de son départ, qu’il ne cessait d’accélérer, étant arrivé, il refusa avec une forte obstination les dons de milord et de miladi. Il n’accepta qu’une miniature, qui représentait ses trois élèves à l’âge où ils lui avaient été confiés. À l’instant de monter en voiture, il se jeta dans mes bras avec un trouble difficile à décrire. Saint-Ange, lui dis-je, non moins ému, vous quittez cette maison, malheureux, mais sans tache. Conduisez-vous de manière à pouvoir y rentrer avec la même pureté. Allez passer quelque temps en France ; retrouvez-y la santé et la raison, et revenez en Angleterre, près de vos amis, à qui vous ne laissez que d’honorables souvenirs. Il pressa ma main contre son sein, ne répondit rien, et partit.

Ici je cède la plume à ladi Élisa Sunderland, satisfaite de l’exactitude de mon récit. Elle consent à continuer sa déplorable histoire.


CHAPITRE VII.




Si jamais quelque lecteur parcourt ces mémoires, je l’invite, au nom de la vérité, de ne pas me juger sous les rapports trop parfaits où l’affectionné et partial Akinson m’a fait paraître.

La portion de douleur qui m’a accablée peut seule expier l’égarement où une passion violente, désordonnée, m’a entraînée. Ô cher et infortuné Saint-Ange, peut-être te prodiguera-t-on le nom de séducteur ! Tes vertus, tes talens, les tendres soins que tu pris de mon enfance, voilà, voilà tes uniques séductions ; et tes lèvres, tes yeux ne m’avaient pas encore avertie de ton amour, que mon jeune cœur était à toi pour la vie.

Revenons à mon exil de Roche-Rill, où je ne voyais point de terme, sentant bien qu’il n’y en aurait pas dans mon éloignement pour sir Spinbrook. Edward m’écrivit le départ de M. de Saint-Ange ; je me persuadais alors que le superbe, le riant séjour de Sunderland, me plairait moins que mes rochers, que ma forêt. Ainsi l’avenir, comme le présent, ne pouvoit plus ramener de scènes de bonheur pour Élisa.

Affreuse perspective, quand une extrême jeunesse vous condamne à tant de jours d’ennui et de regrets ! Clara, remarquant l’accroissement de mes inquiétudes, fixa mes regards vers une chaumière lointaine, en me disant qu’une famille misérable qui l’habitait l’avait priée de faire parvenir ses plaintes jusqu’à moi. Une bourse considérable, qu’Edward m’avait glissée peu d’heures avant mon départ, me procurait les moyens de soulager les malheureux du canton. Allons les visiter, dis-je à Clara. Nous allâmes à deux milles du château justifier les espérances que ces pauvres gens avaient fondées sur notre compassion.

Je sortis de chez eux moins oppressée ; mon imagination n’errait plus sur de si tristes objets que quelques heures auparavant ; ma marche était plus légère, et, la soirée étant fort belle, je proposai à Clara de descendre dans la forêt, ajoutant que, si la nuit nous y surprenait, James pourrait nous reconduire. — Ho ! ladi Élisa, m’assura ma compagne, nous n’avons rien à craindre avec lui.

Nous nous promenâmes long-temps dans les allées praticables de la forêt. L’obscurité commençait à ne plus laisser reconnaître les objets à une certaine distance : nous frappâmes à la porte de James ; il vint nous ouvrir, et je me suis rappelé depuis que ce fut avec un air assez embarrassé. Dans le fond de la cabane, je distinguai un paysan vêtu à la manière galloise ; son chapeau rabattu cachait entièrement son visage. Clara proposa à James de nous reconduire ; il alla parler à l’oreille de l’inconnu, qui lui répondit aussi mystérieusement, et James me demanda la permission d’emmener son ami avec lui, ayant affaire près du château. Nous partîmes tous quatre ; je ne faisais pas attention que c’était l’étranger qui marchait à côté de moi. En rêvant, et croyant saisir le bras de Clara, je m’emparai du sien. Quelle est ma surprise de me sentir doucement pressée, et d’entendre la voix la plus chère prononcer avec expression : ladi Élisa me méconnaîtra-t-elle long-temps ?

Je ne me rappelle ce moment que comme ces rêves délicieux du matin, qui, sans avoir l’essentiel de la réalité, ont néanmoins une sorte de consistance qui les met au-dessus des chimères, et nous laisse une impression agréable qui se prolonge après le réveil. L’émotion avait été trop vivement sentie ; je m’évanouis. En revenant à moi, je me trouvai assise dans un fauteuil, décorant la pièce qui jadis avait pu être appelée un salon. J’avais près de moi Hirvan et sa femme, qui me faisaient respirer des sels, et Clara qui pleurait. Hirvan dit : Bon ! elle revient à elle ; c’est la suite d’une grande fatigue et de la fraîcheur du soir : je ne permettrai plus que l’on rentre si tard ; aussi bien sir Mortymer pourrait trouver à redire à ces longues promenades.

J’entendais cela confusément. Après avoir ouvert les yeux, n’ayant pas apperçu à mes côtés l’objet que j’espérais y revoir, je les avais refermés. Aussitôt on me porta dans ma chambre ; Clara fut chargée de me veiller ; et, quand je me trouvai mieux, à ma grande impatience, on nous laissa seules. Oh ! miss, me dit-elle, dans quel état vous avez été pendant plus d’une demi-heure, pâle, muette, comme morte enfin sur la pierre où nous vous avions posée ! Et ce Monsieur, ce beau paysan je veux dire, qui vous a adressé tant de choses, dans une langue que nous ne comprenons pas ; mais son accent était si doux, si tendre, qu’il nous faisait pleurer malgré nous. James m’a conté que c’était un ami de votre bon frère : je n’ai pu en savoir bien long, je n’ai pu m’occuper que de vous. En vous voyant dans cet état, nous nous sommes décidés à envoyer James chercher des secours au château ; et quand ce paysan inconnu a vu les flambeaux luire au haut de la montagne, il s’est enfoncé dans la forêt en vous recommandant à mes soins et à ma discrétion.

Lorsque le babil de Clara fut fini, je me dis encore : Ce n’est donc point une illusion ! Saint-Ange, loin d’avoir quitté l’Angleterre, est auprès de moi ; je l’ai vu, je l’ai entendu : ah ! je ne m’étonne pas d’avoir pensé en expirer de surprise et de plaisir. Un seul instant ne redoutai-je pas qu’il n’eût été envoyé par ma famille, pour me forcer d’accepter la main de sir Spinbrook ? Mais l’idée de son déguisement me rassura ; il ne l’aurait pas pris, pensai-je, si son arrivée ici eût été autorisée par mes parens ; je vis donc enfin avec une tendre reconnaissance l’effet d’une compatissante amitié. Le lendemain James pénétra près de Clara, et lui remit pour moi le billet suivant :


« Ladi Élisa daignera-t-elle excuser une démarche qui même n’a pas été confiée à sir Edward ? Mais, prêt à quitter l’Angleterre, j’ai senti l’impossibilité de ne pas faire un dernier adieu à mon intéressante élève. Si elle eût joui du sort éclatant et heureux qui, naguère, fut le sien, ce besoin de mon cœur eût été moins pressant : mais elle est gémissante, isolée, et je me suis flatté que l’aspect d’un ancien ami ne lui serait pas indifférent ; ce qui m’a fait braver jusqu’aux convenances, pour lui offrir mes conseils et mes consolations.

« Puis-je espérer un moment d’entretien avant d’abandonner ces contrées ? J’ai trouvé un asile sûr dans la rustique demeure de James Burlow. Ah ! si je pouvais y voir Élisa, elle sera mille fois préférable au château de Sunderland, depuis qu’elle ne l’habite plus. »


Des assurances de respect et d’attachement terminaient ce billet, que je baisai dix fois en prodiguant les noms les plus tendres à mon ami, à mon maître. On fut deux jours sans vouloir me laisser sortir ; le troisième, je déclarai que l’exercice m’était absolument nécessaire, et je me rendis dans la forêt de Roche-Rill. Mon cœur ne s’y méprit pas ; je trouvai bientôt le sentier solitaire où se promenait Saint-Ange.

J’étais éperdue, ivre de joie ; lui, calme, presque froid. Son ton oppressé annonçait seul une émotion concentrée : il me dit que les renseignemens que j’avais donnés à mon frère sur le compte de James l’avaient guidé, qu’il s’était confié à ce bon jeune homme, qui lui avait répondu : Puisque vous êtes des amis de notre belle ladi, vous pouvez vous fier à moi et à ma discrétion.

Il me parla du duc et de la duchesse, m’assura que, si milord Spinbrook n’était pas près d’eux, ils pourraient céder à l’éloignement que je manifestais contre leurs intentions.

Sir Edward et sa femme, se déclarant toujours mes défenseurs, étaient très-froidement avec les Spinbrook. Mortymer continuait de soutenir ces derniers avec le même acharnement. Hélas ! répondis-je à de tels détails, j’ai semé la division et le mécontentement dans une famille, il y a quelque temps encore, paisible et unie. Chère ladi Élisa, reprit tristement Saint-Ange, votre condescendance, dût-elle faire plus d’une victime, je dois vous y engager : vous voir dans cette effroyable retraite, n’est pas un supplice facile à supporter.

Je n’en sortirai jamais, dis-je avec fermeté, si je dois trouver ailleurs sir Spinbrook. Saint-Ange me regarde un moment en silence, ensuite il me dit d’un air contraint : Il faut nous quitter ; en restant plus long-temps, je pourrais vous compromettre ; je ne me dissimule pas qu’un austère devoir aurait dû m’empêcher de paraître ici ; mais une puissance irrésistible m’a entraîné. Et déjà, m’écriai-je avec effroi, vous parlez de m’abandonner : Saint-Ange, donnez-moi quelques jours. Premier ami de ma jeunesse, ne me fuyez pas dans mes heures d’anxiété et de malheur. Cette cabane est parfaitement sûre, les gens du château n’y descendent jamais.

Saint-Ange parut ravi de cette prière ; l’infortuné n’y céda qu’avec trop de facilité. Nous passâmes une partie de cette journée ensemble ; mon orgueilleuse famille l’eût écouté, qu’elle n’eût pas eu à se plaindre de lui : il n’exprimait que le respect adouci par une nuance de compassion. Je le revis le lendemain et huit jours de suite ; lui, ne paraissant écouter que l’honneur le plus sévère ; moi, faible, inconsidérée, laissant éclater à chaque instant le sentiment qu’il avait la délicatesse de ne pas comprendre.

Un soir il m’annonça qu’il partait le lendemain ; je pâlis, je tremblai, et je repris avec feu : Il y a douze ans aujourd’hui que l’on vous présenta pour la première fois vos trois élèves ; si, enfans encore, l’idée d’un gouverneur nous avait effrayés, vous parûtes, Saint-Ange, et à la crainte succéda l’aimable confiance et le tendre attachement. Combien vos soins, la connaissance de vos vertus, de vos talens, ont dû augmenter de pareils sentimens ! Aujourd’hui est donc pour moi un précieux anniversaire ; je voudrais le célébrer par une fête, et vous me parlez d’une douloureuse séparation ! Ah ! remettez à après-demain ce départ cruel et nécessaire ; que je me dise ce soir : Demain je le verrai encore.

Puissé-je calculer ainsi tous les soirs de ma vie, en pensant à Élisa, reprit Saint-Ange. J’obéirai donc à vos ordres comme à mon cœur, en restant ici demain. Alors nous nous séparâmes. L’idée que je touchais au terme de ces consolateurs entretiens me plongeait dans le désespoir. Quelle nuit je passai ! Comme l’ame s’affaiblit dans les larmes et les regrets ! L’heure de la promenade s’approchait, et je ne la devançais pas ainsi qu’à l’ordinaire, puisque c’était à des adieux qu’elle allait être consacrée.

Je me traînai au lieu accoutumé de nos rendez-vous ; j’y trouvai Saint-Ange appuyé contre un arbre. Il leva ses yeux sur moi, et ne me dit rien : j’imitais ce sombre silence. Nos cœurs étaient trop remplis : nous ne pouvions nous exprimer. Clara, s’imaginant que sa présence pouvait nous inspirer quelque gêne, s’éloigna. Je n’en parlai pas davantage ; mais mes sanglots prirent un libre cours.

Cachez-moi ces pleurs, ou je suis perdu, me dit-il avec une vive agitation que je ne lui avais pas encore vue. Ah ! Saint-Ange, lui répondis-je, je ne suis qu’une jeune fille, faible, malheureuse, qui n’a pas le courage de modérer l’excès de sa douleur ! Et croyez-vous, reprit-il avec un ton frénétique, qu’un homme dans la maturité de sa raison puisse éternellement aussi cacher sa brûlante passion ? Non, non, Élisa, dans quelques minutes, je vous fuis pour toujours ; mais, auparavant apprenez que du premier moment où je vous ai connue, je vous ai aimée plus qu’aucun autre objet sur la terre ; que ce sentiment doux et tendre dans votre enfance est devenu idolâtrie depuis trois ans. Je vous en conjure, méprisez-moi, traitez-moi avec la fierté d’une sœur de Mortymer ; de l’indulgence, de la bonté, achèveraient ma ruine.

Je l’ai provoquée, dis-je timidement, et accablée sous le poids du bonheur de me savoir aimée. Depuis long-temps je vous ai fait connaître combien vous m’étiez cher. Nous donnerons à l’Angleterre, je le vois bien, une nouvelle histoire d’Héloïse ; mais, moins faible que Julie d’Étanges, je serai l’épouse de Saint-Ange ; et, si des événemens supérieurs s’opposaient à cette énergique volonté, du moins nul autre mortel n’aurait jamais de droits sur Élisa.

Il tomba à mes genoux ; la nature semblait favoriser nos transports, par l’abandon où nous nous trouvions ; le premier pas était franchi. Saint-Ange, enivré d’amour, avait parlé ; il osa davantage : moi, qui l’avais vu mon époux dès qu’il m’avait dit qu’il m’aimait, je cédai sans crainte ni remords.

Illusion coupable ! vous durâtes peu ; la pudeur et l’honneur reprirent bientôt leurs droits. Effrayés et humiliés de notre faute, nous nous regardâmes avec honte et douleur. Saint-Ange semblait se dire : Un seul moment a fait d’un homme vertueux un lâche séducteur ; et moi, je pleurais mes dix-sept années d’innocence, ternies à jamais.

Je recouvrai plutôt que lui cependant un sentiment de courage. Si vous me trouvez encore digne d’être votre femme, le mal peut se réparer, lui dis-je ; il ne nous est plus permis d’écouter le langage des préjugés, et la fille de milord duc de Sunderland ne peut retrouver l’honneur qu’en devenant l’épouse de Saint-Ange, si, je le répète, il l’estime encore assez pour accepter sa main.

Si je vous estime assez, reprit-il ; quelle expression ! Élisa sera éternellement un ange à mes yeux ; mais, hélas ! je n’ai que mon amour à lui offrir. — Je serai bien riche avec un pareil don, mon ami ; il compensera tous nos sacrifices ; car nous ne pourrons vivre en Angleterre. — Oh ! mon Élisa ! quelle gloire, quelle joie pour mon honnête famille de vous recevoir, et féliciter l’heureux Saint-Ange ! — Mais aux yeux de votre vertueux père, de vos sœurs toujours sages… Sans doute, (et je soupirai en enviant leur bonheur) je ne puis, je ne dois pas paraître en fille fugitive ; je voudrais recevoir dans ma patrie le titre sacré de votre épouse. Oh ! si un ministre pouvait arriver dans la cabane de Burlow, y bénir, y purifier notre amour ! Cette forêt, si long-temps témoin de ma peine, aujourd’hui de ma honte, ne me laisserait que des souvenirs charmans ! — Il faut réaliser votre idée, votre souhait, s’écria Saint-Ange. Aimable Élisa ! reposez-vous sur mes soins pour sa prompte exécution : en arrivant dans cette province, j’ai rencontré un honnête ecclésiastique, que j’obligeai jadis avec assez d’efficacité ; il ne l’a pas oublié. Il réside à six lieues de Roche-Rill ; dès demain je vais le chercher. Dans son obscurité, il ne redoutera pas le courroux de votre famille ; il me suivra certainement ici. Clara, les Burlow, sont à nous ; nous prendrons les moyens de leur faire quitter ce séjour, où ils pourraient éprouver quelque persécution à notre sujet : nous pourrons leur offrir mieux que la cabane, mais dont nous nous souviendrons toujours avec délices, n’est-ce pas, mon Élisa ?

Il fallut nous séparer ; et les charmes d’une présence mutuelle n’existant plus, Saint-Ange gémit sans doute de me déplacer du rang éclatant où le hasard m’avait fait naître. Mes regrets, à moi, ne se tournaient pas vers l’immense fortune que j’abandonnais, ni sur de périssables grandeurs ; mais renoncer à ma famille, la désespérer, ne plus pouvoir compter sur l’indulgente bonté de mon cher Edward, que je voyais irrité de notre réserve envers lui ; voilà ce qui déchirait mon cœur. À de telles réflexions succédait bientôt la puissante image de Saint-Ange ; et la triste vérité s’effaçait.


CHAPITRE VIII.




Saint-Ange fut quatre jours absent ; le cinquième j’appris son retour et l’heureux succès de son voyage ; l’ecclésiastique l’avait accompagné. James et Clara étaient décidés à nous suivre en France. Le vieux bûcheron, qui n’était que père adoptif de James, souscrivit à l’arrangement de Saint-Ange. Nous partions l’instant d’après la célébration ; dans peu d’heures nous étions embarqués, et le lendemain en France. Nous ne doutions pas de la réussite de plans aussi infaillibles…

Vains et faibles projets des humains ! ô effroyable catastrophe ! Huit années se sont écoulées, et j’ignore si ma tremblante main aura la force de la tracer. À midi, je reçus ce petit billet de Saint-Ange :

« Ce soir, mon Élisa, à l’heure où l’on tolère votre absence du château, venez à la cabane ; vous y trouverez, non la pompe qui aurait dû accompagner votre mariage, mais un amour si tendre et si vrai, qu’il pourra dédommager l’ame la plus sensible qui existe. »

La nuit précédente, j’avais jeté, au travers de mes barreaux écartés, une grande partie de mes effets, qui furent reçus par James et Saint-Ange, qui étaient dans la bruyère : tout était donc arrangé. La journée entière se passa dans une rêverie vague et pénible, d’où je ne sortais qu’avec des tressaillemens involontaires. J’entendis cinq heures sonner à la cloche du château. Je voulus me mettre en marche ; mais mes jambes étaient si tremblantes, mon cœur palpitait avec une telle force, que je fus obligée de m’arrêter plus de trois quarts-d’heure pour me remettre un peu.

Hirvan passa dans la pièce voisine ; je l’entendis dire à Clara : Si ladi Élisa veut sortir, qu’elle ne tarde pas ; le soleil se cache, les nuages s’ammoncellent, et la nuit sera orageuse. Hirvan avait constamment une voix sombre : dans ce moment elle me parut prophétique. Partons, Clara, m’écriai-je enfin.

Vous avez bien tardé, miss, me dit cette jeune fille en descendant la montagne, et je n’avais pas le courage de vous en avertir. J’abandonne ce soir des parens durs et méchans, ce grand vilain château, pour suivre une si bonne maîtresse, avec mon cher James ; et cependant je ne fus jamais si triste. — Clara, c’est que la joie ne peut accompagner une action inconsidérée, quelque flatteuse qu’elle puisse être pour nos passions,

Je trouvai Saint-Ange à la porte de la cabane. Ho ! Élisa ! si tard, me dit-il avec amertume. Je me jetai dans ses bras ; il me porta dans la cabane. J’y fus reçue par le ministre. Tout était préparé, je tombai à genoux. Ô mon dieu ! dis-je avec enthousiasme, pardonne à une fille coupable, mais qui remplira avec délices les devoirs sacrés d’épouse et de mère, si tu lui accordes la faveur de devenir l’une et l’autre.

Être suprême ! tu ne pardonnas pas ; ton bras vengeur était suspendu sur ma tête. Je me relevai ; Saint-Ange se plaça à mes côtés. Le ministre, avec simplicité, et une sorte de dignité, commence la cérémonie. Déjà mon trouble avait fait place à une respectueuse attention ; quelques minutes encore, et j’étais la femme de Saint-Ange. Mais la frêle porte de la cabane est enfoncée avec fracas, et je vois paraître Mortymer. Il s’élance sur Saint-Ange : Infâme séducteur ! s’écrie-t-il avec fureur, remercie le ciel de ce que je suis moins lâche que toi : défends-toi. Est-elle mariée ? demanda-t-il hors de lui. Non, monsieur, répondit froidement le ministre.

Je serrai les genoux de mon frère. Il n’est pas coupable, lui répétais-je. Oh ! écoutez-moi. Mortymer me repousse avec violence, et il entraîne Saint-Ange. Je veux les suivre, ou mourir. Je m’élance de la cabane ; je vois Mortymer (qui était en uniforme) jeter son épée à Saint-Ange, et se saisir de celle que tenait le valet-de-chambre de confiance qui était près de lui. Je me précipite entre eux. Ne craignez rien pour votre frère, me dit Saint-Ange, et il posa la pointe de son épée vers la terre. Mortymer, en proférant un torrent d’injures, emploie toutes ses forces pour me remettre dans les bras de Clara. Je me débats, je le conjure ; il n’entend rien. Je me dégage à la fin, et je vois alors Saint-Ange calme, ne faisant que parer des coups furieux, sans en porter aucun. J’entends un cri. Oh ! Mortymer ! pourquoi ton glaive ne frappa-t-il qu’une victime ? Mes paupières se couvrirent du voile de la mort ; je tombai sur la terre, j’y restai long-temps. Les barbares me rappelèrent à la vie. Mortymer, pâle, sombre, était devant moi. Où est Saint-Ange ? lui demandai-je avec un accent qui le fit tressaillir ? Il est puni, me répond-il d’un ton concentré. Cette réponse, mes regards, fixés sur le sang qui teignait la verdure avoisinant la cabane, m’apprirent l’étendue de mon malheur.

J’ignore ce que je devins pendant un mois, qu’une fièvre continuelle, ardente, égara ma raison. Mais, hélas ! elle revint pour aggraver l’horreur de ma situation. On m’avait enlevé Clara ; une vieille et hideuse paysanne l’avait remplacée ; on avait même dédaigné de me donner d’autres secours que les recettes de madame Hirvan. Les jeunes filles, malades de chagrin, d’amour, n’ont pas besoin de médecin, avait dit le cruel Mortymer.

La force de mon âge triompha du mal ; et le premier jour où j’eus la possibilité de me lever, mon frère entra dans la chambre : je détournai les yeux avec horreur ; lui affectait plus de sang-froid qu’il n’en avait véritablement. Élisa, me dit-il, le mystère de cette solitude peut ensevelir les événemens qui s’y sont passés : d’ailleurs, continua-t-il avec hauteur, je ne le desire que pour vous ; car les lois, les préjugés même ne punissent pas plus qu’elles n’ont jamais flétri celui qui venge l’honneur d’une épouse ou d’une sœur, et rien ne pourrait excuser en vous le vil égarement où vous fûtes plongée.

Je le regardais avec assurance. J’ignore quel serait le jugement des hommes, répondis-je ; mais un être au-dessus d’eux sait distinguer le crime d’avec la faiblesse. — Point de récrimination de part et d’autre, quand j’ai à vous annoncer paix et indulgence. — Paix et indulgence ! lorsque vous avez dévoué ma jeunesse, ma vie entière aux regrets et aux pleurs ! Non, non, la main qui s’est armée d’un poignard, qui a fait plus que de m’en percer le sein, ne peut m’offrir la branche d’olivier. — Romanesque fille ! encore une fois, écoutez-moi ! L’objet d’une passion insensée n’existe plus. Il eut l’audace de prétendre à votre main ; mais, nous en sommes persuadés, ses attentats ne se sont pas portés plus loin. Quittez donc ces lieux, et répondez enfin aux vœux de vos parens et de sir Spinbrook. — Laissez-moi mourir ici ; je ne puis, ni ne veux avoir d’autre destinée ; et, si on employait la violence pour m’en arracher, j’aurais le courage de dire à sir Spinbrook lui-même que je ne suis plus digne de lui. Oh ! Mortymer ! vous m’avez perdue !… Il porta la main à son front en disant : Que le ciel confonde tant de folie et d’obstination ! Végétez donc dans ces montagnes, oubliée d’une famille que vous avez déshonorée, coupable Élisa !

Il me quitta, et partit le soir même de Roche-Rill. Je ne voulais plus sortir de mon appartement, formant le projet de succomber à mon affliction ; mais bientôt mon inexpérience ne m’empêcha pas de sentir que la nature me faisait un devoir d’exister ; que Saint-Ange me le recommandait du fond de son tombeau : enfin, dans quelques mois, j’allais devenir mère.

L’avouerai-je, mon premier mouvement fut celui de la joie. Mortymer ne pourra pas être son assassin, me dis-je ; ainsi, malgré ses fureurs, l’image de mon cher Saint-Ange renaîtra encore pour moi. De ce moment, ma tristesse prit une teinte plus douce. J’eus la consolation de pouvoir pleurer : je fus me reposer sous le mélancolique ombrage des arbres de la forêt ; et, quelques objets pouvant encore me plaire, je sollicitai si vivement qu’on me rendît Clara, que je l’obtins enfin de son père.

Combien elle fut touchée de me revoir ! Elle m’apprit que James, effrayé de la colère de mon frère et de celle d’Hirvan, avait été obligé de quitter la contrée ; qu’un de ses cousins lui en avait donné des nouvelles, et qu’il lui avait fait dire qu’il regretterait toute sa vie sa forêt et sa Clara.


CHAPITRE IX.




Je commençais à éprouver de vives inquiétudes sur les secours dont je pourrais être privée à Roche-Rill, lorsqu’un soir, déjà rentrée chez moi, j’entendis dans les cours un mouvement de carrosses et de chevaux. Je frissonnai, croyant que c’était une visite de Mortymer. Cette crainte ne dura pas. Je distinguai une voix douce s’écrier : Où est-elle ? où est-elle ? et je vois paraître miladi Anna Sunderland, suivie de son mari et de mistriss Hovard, mon ancienne gouvernante. Edward, l’air triste et contraint, restait derrière sa femme, qui m’avait déjà tendrement embrassée. Je n’osai aller à lui ; mais Anna l’attirant près de moi, lui dit : Comment conserver quelque colère en la revoyant ? Oh ! sir Edward, livrez-vous à votre affection pour elle.

Alors le meilleur des frères me serra contre son cœur en s’écriant : Jeune infortunée ! tu n’as été que trop cruellement punie ! L’abattement de tes aimables traits désarme toute la sévérité que de graves imprudences avaient fait naître : ne baisse pas les yeux, n’éprouve nul sentiment pénible près d’Edward, il est toujours ton ami, il s’efforcera d’être ton consolateur.

Excellent homme ! J’osai lui nommer Saint-Ange ; et ses larmes répondirent aux miennes. Il m’apprit qu’on avait laissé ignorer à toute la terre, excepté aux plus proches parens, les événemens de Roche-Rill ; qu’ils avaient conservé l’espoir même, après le retour de Mortymer, que l’ennui me ramènerait près d’eux ; mais qu’une lettre d’Hirvan, reçue il y avait quinze jours à-peu-près, avait changé toutes les intentions. Cette lettre annonçait ma situation, dont malgré mes précautions, les Hirvan s’étaient apperçus. Il y avait eu une assemblée de famille, où l’on avait unanimement décidé qu’on m’abandonnait à ma honteuse destinée ; qu’afin d’éviter sur-tout les réclamations que pourrait faire un jour le fruit de mes erreurs, milord Sunderland casserait son testament, fait depuis long-temps, et annullerait tous mes droits dans un nouveau ; qu’on daignait cependant m’accorder une pension alimentaire ; qu’après avoir satisfait à ces dispositions, ils avaient ajouté en se séparant : qu’un si odieux souvenir ne trouble plus notre paix !

Alors Edward avait demandé à se charger uniquement du soin de sa malheureuse sœur, de la faire sortir de ces rochers pour la placer dans un asile plus agréable. On ne put s’opposer à cet acte d’amour fraternel. On exigea seulement que ma demeure fût fixée à soixante milles de Londres, et de Sunderland.

Les Spinbrook avaient éclaté contre cette protection naturelle, assurant qu’Edward ne l’affichait ainsi que pour les braver. Edward leur avait répondu fièrement qu’il soutiendrait sa sœur au péril de sa vie ; qu’ils pourraient s’en convaincre ; mais les Spinbrook savaient attendre des occasions plus sûres et moins dangereuses d’assouvir leur humeur vindicative.

Quand Edward m’eut communiqué ces détails, je m’écriai douloureusement : Élisa n’est donc plus qu’une étrangère pour tous les Sunderland ! et je ne serais rien, rien au monde, si Edward et Anna ne daignaient encore m’appeler leur sœur ! Mais, demandai-je en pleurant, chassée, déshéritée, leur bouche a-t-elle pu prononcer ma malédiction ?

Il m’assura que non, et me raconta que, la veille de son départ, mon père lui avait dit en soupirant qu’il était bien cruel d’avoir à punir un enfant, si long-temps l’objet de ses délices et de son orgueil. Miladi paraissait beaucoup plus irritée que lui. Edward m’invita à la résignation, et me proposa ses arrangemens. Un homme habile de Londres devait arriver pour l’époque de ma délivrance, qui devait avoir lieu à Roche-Rill. Akinson, toujours pénétré d’attachement pour moi, s’y trouverait aussi, afin de se charger de mon enfant, et le conduire dans le comté de…, pour le confier à une paysanne déjà désignée.

Aussitôt après mon rétablissement, j’irais rejoindre la contrée où existerait le seul être qui pût m’attacher à la vie ; que j’y occuperais une maison agréable, l’une des nombreuses propriétés de miladi Anna ; de là, je pourrais veiller à mon enfant, mais sans faire connaître le grand intérêt qu’il m’inspirait ; car Edward et sa femme voulaient se conserver l’espoir que je reparaîtrais un jour dans le monde. Excepté cette dernière idée, j’adoptai toutes leurs propositions avec la plus vive reconnaissance.

Mon frère et Anna, après être restés près d’un mois, furent obligés de me quitter, mais en me promettant une visite pour le printemps prochain dans ma nouvelle retraite.

Ma bonne gouvernante resta ; Akinson et le chirurgien ne tardèrent pas à arriver, et peu de semaines après reçurent l’enfant de l’amour et du malheur. M. Akinson l’enleva à ma tendresse, si douce et si vive, et le porta de suite chez une excellente nourrice, qui demeurait précisément à côté du parc de Rosemont-Hill, nom du pays que j’allais habiter.

J’attendis à peine mon rétablissement pour voler dans les lieux où je devais trouver ma fille : ma fille ! il fallait dire ce mot bien bas ; mais mon cœur le répétait sans cesse.

Lorsque j’eus quitté Roche-Rill, j’éprouvai que le comble du désespoir ne peut absorber toutes les facultés d’une ame jeune et sensible ; je fus délicieusement émue en revoyant de riantes prairies, des eaux limpides, des fleurs cultivées. Au lieu de l’antique et délabré manoir où j’avais passé une année, je trouvai une maison moderne, meublée avec la plus élégante simplicité ; une bibliothèque nombreuse et choisie ; les jardins, la vue, tout était enchanteur à Rosemont-Hill. Mieux que tout cela, à deux pas de moi demeurait ma fille, ma chère Palmira ; comme la providence, je veillais sur elle d’une manière invisible ; et, lorsque je la rencontrais, sa jolie petite figure autorisait les tendres baisers que je lui donnais.

Mon intérieur était composé de mistriss Hovard, de Clara, qu’on avait obtenue du farouche Hirvan, (graces aux bienfaits d’Edward,) et du fidèle James Burlow, que j’avais fait venir à Rosemont-Hill, où peu de jours après mon arrivée je mariai ce couple amoureux.

Selon leur promesse, mon frère et sa femme vinrent me visiter au commencement de l’été. Anna allait devenir mère dans quelques mois, et mon cœur se gonflait de vanité lorsque je l’entendais souhaiter que son enfant ressemblât à ma fille.

La joie de les revoir fut cependant troublée ; Edward m’apprit que la cour l’avait nommé au gouvernement des Indes-Occidentales, vacante par la mort de milord Belmours ; place superbe, mais critique dans les circonstances politiques où l’on se trouvait. De l’or et de nouvelles grandeurs touchaient peu le désintéressé et modeste Edward ; mais sa famille le forçait d’accepter. Il partait donc incessamment, d’autant plus affligé, que la situation d’Anna ne permettait pas à celle-ci de le suivre ; mais la laissant bien décidée à l’aller rejoindre sitôt après ses couches. Mon frère, du ton de supplication le plus touchant, me conjura d’accompagner alors cette aimable femme : que le même jour, disait-il, me rende dans ces climats lointains, une épouse, une sœur, si chéries, et je croirai y retrouver ma patrie. Je me jetai dans ses bras.

Oh ! mon bon Edward, lui dis-je en lui montrant la petite chaumière que l’on appercevait à l’extrémité de la prairie, Palmira est là ; je ne puis vivre ailleurs. Il me serra la main, en me répondant : Remettons donc une si précieuse réunion à quelques années. J’abandonne l’Angleterre avec la plus grande répugnance, continua-t-il en soupirant, et j’accélérerai mon retour par tous les moyens possibles.

Ce grand voyage occasionnait tant de préparatifs, qu’il fut forcé de me quitter très-promptement. Quelques semaines après, il s’embarqua. Ce départ sembla être le signal de nouveaux malheurs pour tous les Sunderland. J’en sus les détails par l’affligé Akinson, qui de temps en temps venait me voir.

Il m’apprit que le cœur insensible du fier Mortymer s’était laissé toucher par les attraits d’une jeune fille d’une naissance honnête ; mais bien éloignée, dans l’opinion de son amant, de celle du fils d’un duc et pair. Mortymer était beau, même aimable quand il le voulait. Il fut aimé de miss Summer, qui le lui prouva avec trop d’abandon. Un frère, rempli d’honneur et de délicatesse, en fut instruit. Il vint trouver Mortymer, et lui dire : Vous seriez d’un rang supérieur encore, ou de la dernière classe de la société, que j’exigerais que vous épousassiez ma sœur.

Mortymer hésitait, partagé entre l’amour et l’ambition. Celle-ci l’emporta, et il abandonna la pauvre miss Summer ; mais aussi brave qu’inconsidéré, ne connaissant que les principes d’un honneur féroce, il répondit au cartel que lui envoya le jeune Summer, et reçut une dangereuse blessure, à laquelle il ne survécut que douze jours.

Peu d’heures avant son dernier soupir, il daigna songer à moi. Mon ami, dit-il à Akinson, l’amour est bien fatal dans notre famille. Priez cette pauvre Élisa de me pardonner ses douleurs ; si, comme elle, je n’avais été que tendre et sans ambition, il ne faudrait pas, bien jeune encore, renoncer à la vie. Dans ses égaremens, la triste Élisa peut intéresser ; et moi, moi, assassin, séducteur, je ne laisserai que des souvenirs d’horreur ! Oh ! ma sœur, j’osais te nommer la honte de notre nom : pardonne, douce et affligée créature ! Ah ! dites-lui bien, Akinson, que, si j’avais à vivre encore, je deviendrais pour elle un second Edward. Tes vœux furent exaucés, Mortymer, je te pardonnai ; je versai des larmes sur ton sort.

Milord et miladi Sunderland, au comble de l’affliction, crurent trouver quelque distraction en quittant l’Angleterre ; ils se rendirent en France, et de là en Italie.

Les regrets de l’amour n’excitèrent plus seuls ma mélancolie. La mort de Mortymer, l’éloignement d’Edward la redoublaient encore, ainsi que le délabrement de la santé de ma belle-sœur. Les suites de la naissance de sa fille lui avaient été funestes. On lui défendait d’entreprendre un long voyage d’outre-mer ; mais on lui ordonna l’air du midi. Elle alla rejoindre les parens de son mari, qui alors étaient à Nice.

Je n’eusse pu supporter un tel isolement sans ma chère Palmira ; plus elle avançait en âge, plus j’éprouvais le desir de l’avoir entièrement avec moi. Akinson me pria d’attendre, de patienter, et, à ma très-grande surprise, m’annonça la visite de la comtesse de Cramfort, celle de mes tantes qui m’avait autrefois le plus aimée. Son abord fut grave, mais non dépourvu d’affection. J’ai aussi prononcé votre exil, me dit-elle ; mais le temps, les événemens, affaiblissent et changent les résolutions : j’ai d’ailleurs la certitude qu’à Londres, l’on attribue simplement notre désunion à votre aversion pour sir Spinbrook ; et, à vous parler franchement, l’on vous excuse, et l’on nous blâme. Vous savez quelle tendresse vous m’inspirâtes dès votre enfance, je l’ai sentie renaître. Je vous avouerai aussi que j’ai essayé de fléchir lord et ladi Sunderland avant leur départ, mais votre mère est inflexible, et gouverne despotiquement son époux. Ils n’ont plus le droit de se mêler de vos actions, s’ils persistent dans leur abandon : revenez donc avec moi. Ladi Élisa, je ne puis vous engager à vous remarier ; mais la reine me dit dernièrement qu’elle voudrait vous avoir près d’elle : cette offre vous assure une existence. Il faut profiter de cette occasion avec le même empressement que j’ai mis à vous la proposer.

Je connaissais ma tante, et je ne me dissimulais pas que c’était au souvenir de la reine que je devais le sien. Je la remerciai ; je lui dis que le séjour des cours ne m’avait jamais éblouie dans ma première jeunesse, et que trois années de chagrin et de réflexions avaient éteint en moi tous les goûts brillans, illusoires ; que je n’en conservais que pour ma solitude. Je ne pouvais lui dire : Et pour Palmira. Mais, m’eût-on proposé la couronne royale, je l’aurais rejetée pour un des furtifs baisers que je donnais à ma fille.

Ma tante insista long-temps et vainement, comme on pense bien. Elle ne resta que deux jours, et me quitta très-froidement. Mes promenades solitaires, mes tristes souvenirs, une grande partie de mes heures consacrées aux arts et à l’étude, puisque je me promettais d’être un jour institutrice de Palmira, me firent écouler sans ennui plusieurs années à Rosemont-Hill. Ma belle-sœur revint d’Italie, où elle avait laissé milord et miladi Sunderland ; je la trouvai mieux portante. Elle se préparait à aller rejoindre son cher Edward, lorsque la nouvelle de fortes dénonciations contre lui la forcèrent de rester.

Mon frère, bon jusqu’à la faiblesse peut-être, avait commis quelques imprudences. Sa parfaite humanité l’avait entraîné à enfreindre des ordres du gouvernement anglais envers les nations avec lesquelles l’on était alors en guerre dans les Indes. Ses envieux, ses ennemis, avaient altéré, grossi les faits, en avaient même inventé quelques-uns, et les représentaient comme l’effet d’une corruption vénale, si éloignée du cœur de sir Edward. L’abominable Spinbrook père était à la tête de la cabale ; l’orage grossissait chaque jour. Mon frère fut mandé au parlement pour rendre compte de sa conduite. Certaine de son innocence, je ne doutais pas de sa justification ; mais sa tendre Anna, voyant de près les intrigues qui se tramaient, en conçut tant d’inquiétude, qu’elle retomba dans un état pire que celui qui précédemment avait fait craindre pour sa vie. Elle eut pourtant la satisfaction de revoir son mari, de le recommander à milord Alvimar son oncle ; puis, succombant à cette funeste maladie trop commune dans notre climat, l’aimable miladi Anna Sunderland mourut à vingt-trois ans, laissant des regrets à tous ceux qui avaient connu sa douceur et ses graces.

Edward s’occupa bien plus de la pleurer que de se défendre ; aussi, après un procès qui dura huit mois, fut-il dépouillé de ses places, de ses biens, et condamné à un bannissement perpétuel. Toute l’Angleterre, hors le parti qui l’avait proscrit, gémit de l’iniquité d’un tel jugement. La dernière fois que je le vis, il me dit qu’il voulait que l’on me confiât sa fille, âgée de près de quatre ans. Il chercha à me consoler en m’observant que, les passions qui avaient influencé sa condamnation s’amortissant par la suite, il ne désespérait pas de la révision de son procès. Il me fit sentir la nécessité de laisser ignorer à sa fille qu’elle était destinée, sans les malheurs de son père, à être une riche et noble héritière, de l’élever comme Palmira, et de faire naître en elles une affection de sœurs, en leur persuadant qu’elles l’étaient véritablement.

Les espérances et le courage d’Edward échouèrent cependant contre notre dernier adieu. Il abandonna son injuste patrie, changea de nom, et voyagea en Europe, sans avoir le dessein de se fixer nulle part.

Moi, je me retirai d’abord chez James Burlow et sa femme qui, depuis un an, avaient formé un petit établissement, qui prospérait, dans la ville la plus prochaine de Rosemont-Hill, qu’il fallait bien quitter, puisqu’il était compris dans la confiscation des biens. Akinson, toujours dévoué à ce qui porte le nom de Sunderland, me chercha un nouvel asile dans une province éloignée ; il le trouva sur les frontières d’Écosse, parmi des bonnes gens. Voulant y être inconnue, je pris le nom de madame Harville. Quelques infirmités de mistriss Hovard l’empêchèrent de me suivre. Elle resta chez les Burlow.

À vingt milles de Rosemont-Hill, Akinson remit dans mes bras, pour n’en jamais sortir, ma chère Palmira ; et, d’après les volontés de mon frère, le même jour, Simplicia me fut aussi confiée. Intéressantes créatures ! une si tendre enfance, leur ravissante figure, auraient obtenu la protection du plus simple étranger. Que l’on juge donc avec quel transport je reçus ce dépôt précieux ! Elles embellissent mon séjour d’Heurtal ; les soins que je leur donne adoucissent l’amertume de mes souvenirs, raniment ma languissante santé.

J’ai rompu toutes relations avec le monde ; un ami d’Akinson a soin de m’envoyer de la musique, des livres et des dessins nouveaux. Je reçois de temps à autre des nouvelles de mon frère. Il est actuellement en Danemark, avec Akinson, qui l’a rejoint sitôt après avoir terminé mes affaires. Ce fidèle ami a été curieux, m’a-t-il dit, d’avoir les annales de ma famille, et je lui fais parvenir cet écrit de ma main.

Ah ! si un jour Palmira le parcourt, que l’exemple, les malheurs frappans de sa mère, deviennent son préservatif contre les dangers d’un cœur trop tendre ! Vertu, honneur, probité, vous échouez contre l’écueil des passions. Puisse ton ame n’en être jamais atteinte, fille de l’infortuné Saint-Ange !


CHAPITRE X.




En finissant sa lecture, Palmira s’écria : ma mère m’a tout sacrifié ! Comme elle savait aimer ! avec quelle indifférence elle parle de son rang, de sa fortune ! Elle avait baisé le nom d’Edward, et frémissait encore de l’attentat de Mortymer : elle se rendit près d’Akinson, et l’embrassa, pénétrée de sa conduite pour tous les siens ; elle lui demanda avec empressement ce qu’étaient devenus le duc et la duchesse, et comment le père de Simplicia était rentré dans ses biens et ses droits de citoyen.

Akinson lui répondit que milord et miladi Sunderland, désespérés de la perte de leurs enfans, s’étaient fixés à Florence, où milord duc, bien plus âgé que sa femme, avait terminé sa carrière. Avant de mourir, ajouta Akinson, il me fit passer une somme considérable en diamans, avec ordre de les remettre à ladi Élisa. Mon testament punit l’enfant coupable, me mandait-il ; mais cet envoi allége mes inquiétudes paternelles sur l’avenir de cette infortunée, privée même de l’unique appui de son frère.

Palmira fut touchée de ce dernier acte de bonté ; il effaça à ses yeux la rigueur qui l’avait précédé. Akinson lui apprit encore que milord Spinbrook, ayant perdu tout le crédit dont il avait trop abusé, végétait dans ses terres ; que sa retraite avait comme anéanti les autres ennemis d’Edward.

D’ailleurs un gouverneur honnête homme, lui ayant succédé et s’étant assuré que toutes les accusations étaient fausses, avait travaillé secrètement à en acquérir des preuves : il s’écoula un laps de temps très-considérable, avant qu’il eût pu terminer ses recherches ; mais ayant enfin réussi, il en fit passer le résultat à milord Alvimar. Ce dernier, profitant de la chûte des Spinbrook, du changement du ministère, avoit obtenu la révision du procès qui, jugé alors par des hommes probes, que l’intrigue ne chercha pas à aveugler, réhabilita Edward dans ses biens, ses honneurs, aux acclamations du peuple, dont l’opinion lui avait toujours été favorable.

C’était l’augure d’un si heureux événement qu’Akinson était venu annoncer à Heurtal, lors de sa première visite. Le jugement rendu, milord ayant repris le titre et le nom de son père, était parti de suite pour venir embrasser une sœur mille fois plus chère encore, depuis qu’il connaissait l’heureux fruit de ses soins pour sa charmante fille. Sir Abel brûlant du desir de voir sa cousine, à qui il prévoyait bien aussi appartenir un jour par un titre plus doux, avait accompagné le nouveau duc de Sunderland.

La matinée était avancée quand Palmira fut rejoindre sa mère ; elle la trouva avec son frère, qu’elle salua avec affection et respect, après avoir embrassé tendrement ladi Élisa.

Chère Palmira, lui dit milord, réunissez vos instances aux miennes, pour déterminer ma sœur à venir habiter ma maison de Londres : elle consent seulement à s’en rapprocher : insistons pour qu’elle accorde la grace entière.

L’idée de Londres, du monde, avait fait briller les yeux de Palmira : la mère s’en apperçut, et sourit en disant : Je vois bien qu’il faudra céder. La joie de ne pas me séparer de Simplicia a d’abord charmé mon cœur, reprit Palmira ; mais sous quel aspect vais-je être considérée, si de malignes conjectures, si le mépris doivent m’atteindre un jour ?… Ah ! laissez-moi dans ma retraite profonde.

Milord Sunderland fut un peu étonné de cette réflexion, qui fit soupirer sa sœur, et il s’empressa de répondre à Palmira que, si elle ne pouvait se vanter hautement d’être la fille de la plus aimable des femmes, elle devait du moins se persuader qu’elle serait présentée comme un objet digne d’inspirer le respect. Ma chère Anna, continua-t-il, avait des parens en Écosse ; on le sait à Londres, sans connaître précisément leur nom. Nous dirons qu’Élisa s’est liée intimement avec eux dans le voyage qu’elle a fait dans ce royaume, et s’est chargée d’une de leurs filles, qui a été élevée avec sa cousine, portant le nom de miss Harville ; y joignant la protection de ma sœur et ma tendre affection, ne craignez pas que votre noble fierté soit exposée à de malignes conjectures et au mépris.

Simplicia parut dans ce moment : Hé bien, mon père, demanda-t-elle vivement, viendront-elles avec nous ? — Oui, mon amour, et pour toujours. — Pour toujours ! Oh ! ma tante, s’écria-t-elle avec une expression de bonheur, que je vous en remercie ! Daignez me continuer dans le monde ces soins touchans que j’ai reçus de vous ; guidez ma jeunesse, dirigez mes démarches, afin qu’on dise de moi un jour : Qui peut s’étonner de la voir intéressante, irréprochable ? elle fut l’élève de ladi Élisa.

Cette journée se passa d’une manière délicieuse ; la joie de l’intérieur se répandit au dehors ; et, grace aux largesses de milord Sunderland, de long-temps la misère n’approcha des habitans d’Heurtal, même lorsqu’ils furent privés de la bienfaisante présence de la famille d’Harville.

Une semaine s’écoula ; personne ne demandait de retourner à Londres. Sir Abel ne quittait pas ses belles cousines ; il les nommait ainsi toutes deux, disant que Palmira étant d’Écosse, de la famille de feu ladi Anna, indubitablement elle était de la sienne : il les suivit dans leurs courses champêtres, voulant, malgré la glace et les neiges, prendre idée des beautés pittoresques du pays. Il joignait son talent au leur dans les concerts qui occupaient une partie des soirées, et riait, folâtrait avec la gaie Simplicia. La gravité de Palmira lui en imposait davantage, à ce qu’il paraissait ; mais il n’en était pas moins aimable pour elle.

Une lettre de milord Alvimar fit enfin penser qu’il fallait partir : on offrit au ministre Orthon d’abandonner ces sauvages contrées, pour la cure de Sunderland qui valait dix fois plus ; ce qu’il accepta avec une vive reconnaissance, et tous les habitans de la Maison-Blanche, même le bon Jacques et la vieille Marie, la quittèrent pour toujours.


CHAPITRE XI.




Le bonheur est un si excellent cordial, que la santé de ladi Élisa, allant incomparablement mieux, soutint la route à merveille ; mais, en entrant dans Londres, elle se sentit fortement émue. Charme de la jeunesse, s’écria-t-elle, paix d’une ame sans passion et sans reproches, tendresse de mes parens, je jouissais de tous ces biens, lorsque je quittai cette ville superbe ! et maintenant nul de ses avantages n’existe pour moi ! Milord, Simplicia et Palmira, saisirent ses mains, et les baisèrent cent fois. Elle les considéra alors, et reprit : mais j’y vois d’autres trésors bien précieux aussi.

Ils descendirent tous à l’hôtel de Sunderland ; ils y trouvèrent milord Alvimar et sa fille Mathilde, âgée de vingt-deux ans ; une nombreuse livrée, la richesse des appartemens, éblouirent intérieurement un peu nos deux jeunes solitaires ; mais leur ton, leur maintien, étaient aussi excellens que si elles avaient toujours vécu dans le plus grand monde.

La soirée se prolongea fort avant dans la nuit. Avant de se séparer, Simplicia, Mathilde et Palmira, s’étaient déjà juré confiance et amitié. En retournant chez elle avec son père et son frère, ladi Mathilde ne parlait que de ses nouvelles amies. Qu’elles sont belles, intéressantes ! disait-elle ; oh ! mon cher Abel, que vous serez heureux !… Simplicia est si bonne, si jolie !

Oui, répétait Abel, bien bonne, bien jolie ! Si j’étais homme, continuait Mathilde, je serais fou de Palmira. Quels traits réguliers ! quelle taille parfaite ! Et ce maintien un peu fier ! et cet organe touchant ! Oh ! c’est une séduisante créature, en vérité ! Abel ne répondit rien. Lord Alvimar assura en riant que leurs charmes naturels l’emporteraient sur ceux de plus d’une coquette à la mode. Je crois, dit Mathilde, que je pardonnerais la désertion de quelques-uns de mes captifs qui se rallieraient aux chars de Simplicia et de sa compagne. Aussi, répondit Abel, avec un sérieux affecté, qui pourra jamais accuser ma sœur de coquetterie ?

Pendant que l’on s’occupait d’elles, Simplicia, paisible et heureuse, sommeillait déjà ; et Palmira, encore près de sa mère, lui disait avec enthousiasme : Le monde est plus parfait que je ne le pensais ; je n’ai encore vu que des êtres vertueux et aimables comme vous, ma mère. Cette citation seule fait l’éloge de l’humanité. L’excellent lord Sunderland… la famille Alvimar, dont le père me paraît un si digne homme… et ladi Mathilde, quelle grace, quelle aisance ! — Chère Palmira, transporte-toi toujours ainsi pour ce qui est bien ; mais ne te décourage pas lorsque tu rencontreras des caractères bien différens de ceux que tu viens de nommer. Allons, reposons-nous, et que demain ma petite Écossaise soit dans un de ses beaux jours. Une partie de ma famille dîne ici, et je veux qu’elle trouve aimable ma bien aimée pupille.

La matinée de ce jour se passa très-agréablement. Palmira y déploya plus de gaieté qu’elle n’en avait fait encore paraître, ce qui charmait sa mère. Ce caractère un peu farouche, pensa-t-elle, s’adoucira, je le vois bien, par la dissipation. La solitude conduit à l’âcreté les ames d’une trempe forte et fière. Ladi Élisa para ses deux élèves, ne songea qu’au début, au succès qu’elles allaient avoir, ce qui réussit à la distraire de l’idée pénible de reparaître dans une famille qui autrefois l’avait rejetée de son sein.

La comtesse douairière de Cramfort, et miladi Arabel sa belle-fille, arrivèrent les premières. La comtesse serra dans ses bras ladi Élisa, qu’elle nomma son ancienne favorite, caressa beaucoup Simplicia, répéta qu’elle était charmante, mieux encore que sa mère, mais lui ressemblant prodigieusement. Miladi Arabel sortit de son caractère dédaigneux, exalta sa jeune cousine, en regardant Palmira à la dérobée.

Dans ce moment arriva le reste des convives, composé de femmes au maintien orgueilleux, et d’hommes décorés des ordres les plus illustres. Les complimens et les démonstrations recommencèrent pour ladi Élisa et pour sa nièce.

Milord duc de Sunderland fut prendre Palmira par la main, et la présenta au cercle, avec ces expressions : Voilà, mesdames, miss Harville, parente de feu miladi Sunderland. Ces titres et ses qualités personnelles lui donnent des droits à votre amitié ; ma sœur s’est plue à l’en combler. J’ose espérer de vous la même bonté, quand vous connaîtrez notre aimable Écossaise.

On salua Palmira avec civilité. Les hommes dirent entre eux qu’elle était belle comme un ange. Les femmes lui parlèrent peu, mais s’en occupèrent tacitement beaucoup. La vieille comtesse de Cramfort se mit pourtant à lui faire de nombreuses questions. Elle s’informa sur-tout de quel côté elle appartenait aux Belmours, présumant que c’était par la mère d’Anna, qui pourtant ne s’appelait pas Harville ; mais que son aïeule Judith Makinson s’était effectivement mariée à un lord écossais qui avait eu plusieurs filles, dont l’une probablement avait épousé un Harville. Ladi Élisa se chargea de répondre ; et sa présence d’esprit fut très-utile à l’embarras de Palmira.

Celle-ci était la seule à ne pas s’appercevoir des louanges que lui prodiguait le comte de Cramfort, un des plus mauvais sujets de Londres. Sa femme, la jalouse Arabel, s’en vengea par l’impertinence de ses manières avec la pauvre Palmira. Le dîner fut cérémonieux et ennuyeux.

Lorsqu’il fut fini, Simplicia chanta, et on l’applaudit avec transport, tandis qu’on affecta la plus grande distraction pour l’exécution brillante de Palmira sur le piano. Elle s’en apperçut, ne joua que le premier morceau d’une ravissante symphonie d’Haydin, et sortit du salon. Elle entra machinalement dans une galerie de tableaux qui en était voisine.

Non, pensa-t-elle, tout le monde n’est pas aimable et bon comme je le disais hier soir. Que l’on admire Simplicia, ho ! elle le mérite bien ; mais quelle nuance on se plaît à mettre entre ladi Sunderland et une simple Écossaise.

Elle regardait les portraits de tous ses aïeux, placés dans cet appartement. Elle y voyait sa mère, resplendissante de jeunesse et de beauté. Un peu plus loin, la femme d’Edward, figure charmante qu’elle se plaisait à contempler. Simplicia ornera aussi cette galerie, se dit-elle ; là, près de sa mère ; et moi, rejeton inconnu, dédaigné… Elle tomba dans de douloureuses réflexions. Elle en sortit, étant frappée du portrait de son oncle Mortymer, qu’elle devina à sa belle figure, à son regard fier. L’assassin de son père lui faisait horreur ; elle allait fuir, quand sir Abel, voyant la porte de la galerie ouverte, y entra.

Comment, lui dit-il, vous quittez un cercle si brillant, pour cette collection d’êtres inanimés ? J’y retourne bien vîte, répondit-elle, si je dois y trouver ladi Mathilde. — Elle n’a pas voulu venir, sa gaieté s’accorde mal du sérieux d’une telle journée. — Fatigante, en vérité : quelque autre de cette espèce me ferait penser à mes rochers d’Heurtal. — Avez-vous besoin d’ennui, miss Harville, pour vous ramener à de tels souvenirs ? Moi, je me les rappellerai dans les heures les plus douces de ma vie.

Palmira, embarrassée, sans trop savoir pourquoi, quitta la galerie pour reparaître dans le salon, où sir Abel la rejoignit bientôt. Ce dernier, regardé presque publiquement comme l’époux de Simplicia, fut accueilli avec beaucoup d’égards. Il égaya et anima le cercle ; et Palmira trouva la fin de la journée moins désagréable que n’en avait été le commencement.

En partant, miladi Arabel fit des invitations pour aller le lendemain chez elle ; et, engageant individuellement, elle eut l’impertinence de ne pas prier Palmira. Cette petite Écossaise me déplaît à la mort ; je ne veux pas la recevoir, répondit-elle à sa belle-mère, qui lui avait fait observer qu’elle était inséparable de Simplicia.

Quand les personnages indifférens furent partis, Élisa dit à ses amis : Demain, je crois que je serai malade ; ainsi, Simplicia, il faut que vous vous résigniez à paraître sans moi. Ah ! Madame, reprit Palmira, l’oubli affecté que l’on vient de me faire essuyer ne doit pas priver ma cousine du plaisir de votre présence.

N’attribuez le procédé de miladi Arabel, interrompit lord Sunderland, qu’à son extravagante jalousie. Son mari, dont au reste les louanges sont peu flatteuses, vous les a prodiguées d’une manière à la désespérer, et à lui faire oublier toute bienséance à votre égard.

Simplicia, par ses caresses, chercha à effacer cette mortification de l’esprit de sa cousine. Le cœur d’Élisa en était plus touché encore. Ainsi la mère et la fille, l’une par tendresse, l’autre par un sentiment de fierté, non déplacée dans cette occasion, passèrent une nuit moins douce que la précédente.


CHAPITRE XII.




Le lendemain matin Mathilde arriva au déjeûner. Je viens enlever miss Harville, dit-elle, si elle n’a pas de plus agréables projets. J’espère que l’on voudra bien me la confier. Ladi Élisa sut bon gré à Mathilde de sa demande, qu’elle lui accorda avec grace, et elle se décida alors à accompagner sa nièce.

Je vous souhaite beaucoup de plaisir, leur dit Mathilde ; si miladi Arabel est dans ses lueurs de bon sens, je vous promets qu’elle n’aura qu’un attaque de nerfs, deux scènes de fureur avec son mari, et puis la plus intéressante langueur du monde. Tandis qu’elle plaisantait ainsi, Palmira pensait qu’Abel avait communiqué à sa sœur la sottise de miladi Arabel, et qu’il l’avait invitée à la venir chercher. Elle n’en fut pas moins reconnaissante de la bonté affectueuse que Mathilde eut avec elle. Dépêchons-nous, lui dit celle-ci ; relevez vos cheveux, mettez un grand chapeau, et partons : j’ai bien des courses à faire ; et, en faveur de ma belle compagne, milord ne me grondera pas, je le parie, d’avoir excédé son précieux attelage alézan.

Elles coururent toute la matinée. En entrant à l’hôtel d’Alvimar, Palmira fut reçue à merveille par le père de Mathilde. Cet homme, instruit, aimable, fut étonné des lumières de cette jeune personne ; et il lui fallut d’importantes affaires pour quitter ces deux convives.

Quand elles furent seules, Mathilde s’écria : Ma chère, faisons une étourderie ! — Bon Dieu, quelle idée ! — Mais, voyez comme elle serait agréable ! Marchesi chante aujourd’hui ; cachées par nos chapeaux, sous la garde de mistriss Riwers, ma vénérable gouvernante, allons à l’opéra. Confondues dans la foule, placées dans un coin obscur du parquet, qui nous reconnaîtra ?

Palmira mourait d’envie de voir l’opéra ; elle fit cependant une légère opposition à ce projet, puis elle accepta. Elles se mirent dans l’endroit le moins visible. L’assemblée était brillante ; toutes les loges étaient remplies, excepté deux, à côté l’une de l’autre. L’ouverture commence, le cœur de Palmira palpite de plaisir. Le premier acte la ravit, l’enlève. Charmes des beaux arts, que vous êtes puissans sur une ame neuve et sensible ! Mathilde se plaisait dans la jouissance de son amie, et ne chercha pas à l’en distraire ; mais, dans l’entr’acte, elle lui montra que les loges vides qu’elles avaient remarquées étaient occupées, l’une par ladi Élisa, Simplicia et Arabel de Cramfort, sir Abel, et milord Sunderland ; celle d’à-côté, par des personnes de la même société.

Tous les regards étaient fixés sur ladi Simplicia ; sa parure élégante faisait briller d’un nouvel éclat sa jolie figure, ses graces naturelles. Tous les hommes enviaient le bonheur d’Abel. Palmira, comme les autres, admirait sa cousine. Elle fut frappée un instant de la rêverie profonde où était tombé Abel ; mais bientôt elle l’en vit sortir et causer assez gaiement avec Simplicia.

Deux hommes d’un certain âge étaient placés devant Palmira et Mathilde. Celle-ci en connut un pour être le baronnet Grenville. Ces messieurs s’occupaient aussi des objets qui avaient attiré l’attention générale. Voilà, en vérité, disait le baronnet Grenville, près de dix-huit ans que je n’avais vu ladi Élisa Sunderland, et je remets parfaitement ses beaux traits, sa céleste tournure. C’est une résurrection, répondit l’autre personnage ; on ne savait ce qu’elle était devenue. — La mort de son frère aîné, la proscription de l’autre, les soins qu’elle a donnés à sa nièce, l’avaient tenue ensevelie à quatre-vingts milles de Londres. — Bon Grenville, elle avait disparu long-temps avant ces événemens. On avait voulu la marier à cet imbécille de Spinbrook : elle résista ; ce qui la brouilla avec sa famille. Il courut même alors un certain bruit que la belle Sunderland avait livré son cœur à de basses et indignes affections. (Palmira, qui avait écouté en entendant prononcer le nom de sa mère, tressaillit à cette dure expression.) Mais tu sais comme elle était généralement aimée, et cette calomnie n’eut aucune suite.

Mathilde, qui n’avait rien entendu, fut infiniment surprise de l’air sombre qui tout-à-coup s’était emparé de sa compagne, et que rien ne dissipait. L’enthousiasme, l’admiration qui animaient les spectateurs, n’avaient aucune prise sur elle. En jetant un regard sur la loge de sa cousine, elle voyait milord Sunderland ivre de joie des succès de sa fille : Heureuse Simplicia ! se disait-elle, elle est la gloire de son père ; ils font mutuellement leurs délices ! et moi, privée du mien, je ne puis publiquement célébrer sa mémoire. Ah ! sa mort, je le vois bien, ne sera pas la seule punition de l’égarement de sa passion ; la vie de sa fille fera l’expiation entière.

Tandis qu’elle s’attristait ainsi, sir Abel les reconnut, elle et Mathilde ; jugeant qu’elles voulaient garder l’incognito, il ne les découvrit pas à sa société ; mais, entre le second et le troisième acte il fut les rejoindre. Frappé de l’abattement de Palmira, il lui demanda si elle se trouvait indisposée. Je ne suis pas bien, répondit-elle ; et il faut être bien malade pour s’en appercevoir ici.

Mathilde lui conseilla de prendre l’air. Mon frère, ajouta-t-elle, peut bien quelques minutes se tenir éloigné de ces dames ; il restera près de vous, et moi je veillerai à votre place avec mistriss Riwers. Palmira y consentit, sentant qu’elle en avait véritablement besoin.

Sir Abel la conduisit sur un balcon attenant à la salle. Je vous remercie de vos soins, lui dit-elle ; j’en éprouve déjà d’heureux effets ; je me trouve beaucoup mieux. — Puissent-ils toujours vous être salutaires et agréables ! Croyez, miss, que c’est une des plus douces espérances du sort qui m’est réservé. Palmira, confondue de la vivacité avec laquelle il avait prononcé ces paroles, répondit : Vous êtes bien bon, réellement trop bon, de prendre tant d’intérêt à l’amie de ladi Simplicia. — Cet intérêt, comme il fut prompt, comme il parvint à son comble du premier instant que je vous vis à Heurtal, si touchante, si belle ! Ô Palmira ! mes yeux, tout mon être enfin étaient fixés sur vous. Dans le délire d’une joie générale, on ne s’appercevait pas que vous étiez environnée des ombres de la mort ; mes heureux bras vous reçurent. Hé ! qui suis-je ? grand Dieu ! vous écriâtes-vous avec un accent si déchirant. Miss Harville, vous étiez déjà tout, oui tout, pour le cœur d’Abel ; et, comme effrayé de ce qu’il venait de dire, il ajouta : Et pour tous ceux sans doute qui vous entouraient.

Ces derniers mots permirent à Palmira de répondre. Le ton fier qu’elle prit sut cacher le trouble inexprimable que lui causa cet élan passionné ; elle lui dit donc qu’elle n’avait qu’à se louer, en général, de la sensibilité qu’elle avait inspirée dans ce jour mémorable, et elle demanda à retourner près de Mathilde. Quoi ! déjà ? dit Abel. Elle feignit de ne pas l’entendre ; il lui offrit son bras ; elle le remercia avec une politesse froide. Il l’accompagna jusqu’auprès de sa sœur, et la salua.

Ma chère, dit Mathilde, ma recette n’a pas réussi : vous êtes pâle comme un lys. Je suis mieux cependant, répondit Palmira. La première, satisfaite de cette assurance, écouta l’opéra. Pour Palmira, son imagination lui retraçait sans cesse ces mots : Vous étiez déjà tout, oui tout, pour le cœur d’Abel. Cela lui rappelait mille traits sur lesquels elle n’avait pas osé s’appesantir, et qui ne confirmaient que trop ces expressions. L’époux futur de Simplicia me parler ainsi ! quelle indignité ! pensait-elle ; il trompe donc l’une ou l’autre, peut-être toutes les deux. Cette conduite ne mérite que mon mépris et ma haine.

Ah ! réflechissait-elle ensuite, presque sans le vouloir, si mon rang, mes biens égalaient les siens, ce n’est pas l’amour qui a formé son projet d’union avec Simplicia ; c’est la reconnaissance, les convenances, et elles lui eussent permis de choisir entre la fille et la nièce d’Edward. Elle voulut suspendre cette idée qui lui parut coupable ; mais elle y revint plus d’une fois.

L’opéra fini, les deux miss sortirent promptement afin de n’être pas vues. Mathilde ramena Palmira, en la priant de lui consacrer le plus de temps qu’il lui serait possible. Personne n’était encore rentré à Gros-Venor-Square. Palmira, que tant d’agitations diverses avaient abattue, se coucha sans attendre ses amies. Elle rêvait à Simplicia, peut-être à Abel, lorsqu’elle fut réveillée par la voix de sa cousine : Pardon, ma chère, lui dit celle-ci, si je trouble votre repos ! Mais comment finir la journée sans venir vous embrasser ! Ô Palmira ! si j’avais joui de votre présence, quel surcroît de plaisir ! Il faut vous dire, continua-t-elle en riant et en s’asseyant sur le lit, que j’ai eu de grands succès. Le charme de la nouveauté me paraît bien puissant à Londres. Je n’attribue qu’à lui les éloges que l’on me prodigue ; et à l’opéra, vraiment j’étais honteuse de toutes ces lorgnettes tournées vers moi. Croiriez-vous que sir Abel ne m’a presque pas quittée ? Et cachant son visage dans le sein de Palmira, elle dit bien bas : Il est charmant sir Abel. Se relevant, les joues plus colorées qu’à l’ordinaire, elle ajouta : Je le crois parfois mélancolique ; cela m’a frappée depuis quelques jours : mais, devenu mon mari, il faudra bien qu’il soit gai comme sa Simplicia.

Qui pourrait jamais être aimable comme elle, reprit miss Harville ? — Ô cousine ! vous êtes trop indulgente ; j’ai cependant un terrible défaut. — Un terrible défaut, mon dieu ! — Oui, je n’ai pas la plus légère gravité, et, à quinze ans et demi, cela me donne souvent l’air d’un enfant. Je vois bien que sir Abel me considère ainsi ; ce qui me fâche quand j’y réflechis, et me fait desirer votre taille élevée et la dignité de votre maintien. J’ai dans l’idée que, si je vous ressemblais, je plairais davantage à sir Abel. — Il faudrait être stupide et insensé pour souhaiter quelque changement en vous : tant de bonté, de grace, de talent, même de raison pour votre âge ! Vous serez heureuse, chère Simplicia, et vous le méritez bien. — Vraiment, je l’espère : des parens si tendres, un époux que j’aimerai bien, vivre toujours avec ma sœur de cœur, ah ! le bonheur se fixera près de nous… Vos yeux se remplissent de larmes, ma bien aimée, quand je parle de bonheur ; n’y croiriez-vous pas ? Adoptez mes doux pressentimens.

Ils ne peuvent se réaliser pour moi, reprit Palmira en sanglotant. Simplicia couvrait d’affectueux baisers le front de son amie, tandis qu’elle sentait ses pleurs ruisseler sur ses joues. Elle se remit cependant, et assura Simplicia qu’elle s’efforcerait le lendemain d’être à l’unisson de son agréable humeur.

Simplicia s’en alla moins radieuse qu’elle n’était arrivée. Palmira lui était si chère, que ses souffrances, réelles ou imaginaires, l’affectaient beaucoup. Elle est fière, se disait-elle, un peu ambitieuse ; je voudrais pouvoir lui céder mon nom, ma fortune ; et moi, je serais toujours assez riche avec mon père, ma tante, et sir Abel.


Fin du tome premier.

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CHAPITRE XIII.




Pour se dédommager des privations de la veille, Palmira se rendit de fort bonne heure chez sa mère, qui la reçut avec le même transport qu’elle eût pu éprouver après une longue absence ; elle lui parla de ses ennuis du jour précédent, que les succès de Simplicia avaient seuls rendus supportables, et elle demanda à Palmira comment s’étaient écoulés ses instans. Celle-ci lui conta ses courses du matin, l’excellente réception de milord Almivar, ensuite la tentation de Mathilde de commettre une étourderie, telle que d’aller seules à l’opéra avec une simple gouvernante ; ce qu’elles avaient effectué.

Ladi Élisa l’en gronda doucement. Ne vous permettez jamais, mon enfant, lui dit-elle, ces petites démarches inconsidérées : l’état assuré de ladi Mathilde les rend moins graves pour elle ; mais, afin que miss Harville inspire le respect, il faut qu’elle le commande par une conduite exempte de la plus légère étourderie. Ah ! pensa Palmira, j’ai été assez punie de celle-ci, par tout ce qui s’est passé à ce fatal opéra.

Elles furent interrompues par milord Sunderland. Ce bon père se mit à parler de sa fille avec ravissement, et interrogea Palmira, pour savoir si la jeune ladi s’entretenait quelquefois d’Abel. Palmira répondit : — Assez fréquemment ; et toujours avec intérêt. — Ah ! tant mieux, Alvimar me presse de conclure ; mais Simplicia est à peine sortie de l’enfance, et je veux décidément attendre ses dix-huit ans accomplis.

Vous avez raison, mon cher Edward, reprit ladi Élisa, cela laisse le temps de perfectionner l’éducation de ma nièce, et ce sera une femme accomplie que nous donnerons à l’aimable Abel. Je ne vois d’ailleurs nul inconvénient à ce retard ; dans l’opinion publique, ils sont déjà époux : ce qui les préservera, elle, des démarches que beaucoup d’hommes pourraient entreprendre pour lui plaire ; et Abel, certain qu’elle doit être son bien, ne concevra aucun desir, aucun sentiment dont elle ne soit l’objet. Je le souhaite sincèrement, s’écrie Palmira, non sans émotion.

Dans ce moment survint une invitation d’aller passer la soirée chez milord Alvimar. Miss Harville y était désignée : tout le monde accepta.

Nombre de visites à Gros-Venor-Square dérangèrent, cette matinée, les études de Simplicia ; mais Palmira se livra avec ardeur aux siennes, y retrouva de la sérénité, même un peu de gaieté ; et, quand elle arriva chez milord Alvimar, elle était contente autant que belle. Mathilde était déjà entourée de ses amans infortunés, ainsi qu’elle les appelait : elle vola au devant de ces dames, les priant d’agréer les regrets de son frère, qui avait été forcé d’aller à Kesengton, pour rendre un service important, ce qui le ferait revenir fort tard. Mais je le verrai toujours aujourd’hui ? demanda avec vivacité l’ingénue Simplicia. Sir Abel arrivant de meilleure heure qu’il ne l’avait espéré, sa présence excita le plaisir que donne toujours celle d’un homme aimable ; mais Palmira lui rendit son salut avec une froideur méprisante, qui le décontenança entièrement. Il lui adressa la parole plusieurs fois ; elle feignit de ne pas l’entendre. Lorsqu’on se mit à jouer, il se fit un mouvement général dans le salon. Palmira fut seule un instant près de la cheminée ; Abel s’en approcha, et lui lança un regard très-marqué ; mais il exprimait tant d’affliction, que Palmira baissa les yeux pour ne pas laisser paraître qu’elle éprouvait alors plus de trouble que de courroux.

Abel lui dit enfin : Cruelle indifférence ! qu’elle est pénible à supporter ! — Pouvez-vous vous plaindre du seul sentiment qui doit régner entre nous ? — Une fois cependant, en présence de ladi Élisa, vous m’assurâtes de votre amitié. — Sir Abel n’avait rien fait alors pour perdre mon estime ; et elle le laissa pour aller se placer près de ladi Mathilde, qu’elle écouta attentivement, puis elle lui dit tout bas : Que vous êtes aimable avec vos infortunés ! que seriez-vous donc avec celui à qui vous donnez un titre plus doux ? Celui-là, répondit Mathilde, est maintenant absent, et je profite, pour quelque temps encore, de mes droits d’indépendance et de coquetterie ; car nous sommes de pauvres oiseaux qui, une fois mis en cage, perdent tout le brillant de leur ramage.

Effectivement Mathilde devait épouser milord D… à son retour d’Espagne, où il avait accompagné son père, ambassadeur de la cour d’Angleterre. Ce mariage plaisait aux enfans autant qu’il convenait aux deux familles. Mathilde et Palmira causaient encore ensemble, lorsqu’on annonça une dame française et son fils, munis de lettres de recommandation pour milord Alvimar : ils s’étaient présentés le matin chez lui, où ils avaient été invités pour le soir même.

La mère était la femme du plus riche armateur du Havre. Quelques réclamations sur la prise considérable d’un vaisseau neutre l’amenaient à Londres : sa tournure, sa mise, annonçaient l’éclat de l’opulence ; mais un son de voix désagréable, un ton qui décelait quelquefois de la hauteur, et ensuite de la trivialité, prévenaient peu en sa faveur.

Mais son fils, le jeune Charles de Mircour, méritait plus d’intérêt : sa taille était avantageuse ; sa figure, sans être régulière, plaisait par une expression de bonté, de vivacité ; et ses manières ouvertes commandaient la prompte bienveillance que lui même ressentait facilement.

À souper on plaça madame de Mircour entre le maître de la maison et ladi Élisa. M. de Mircour était près de Palmira, et le feu qu’il mettait à l’entretenir prouvait assez qu’il s’y trouvait parfaitement bien. Sir Abel s’en apperçut, et frémit de l’inquiétude dévorante où le plongea cette observation : Elle parle, elle sourit à ce jeune Français, se dit-il ; hélas ! elle me préférera donc la nature entière. Ah ! oublions cette fière beauté, et occupons-nous uniquement de cette aimable enfant. Alors il causa avec Simplicia.

À la fin du repas, un des convives interpellant ladi Élisa, à l’appui d’un fait qu’il rapportait, l’appela par son nom de famille. Comment, miladi, s’écria madame de Mircour, seriez-vous parente du duc de Sunderland ? — J’ai l’honneur d’être sa fille, madame. — Vous avez donc connu mon frère, M. de Saint-Ange ?

Ladi Élisa pâlit, se troubla. Dix-huit années s’étaient écoulées depuis la perte de cet objet chéri ; mais elle éprouva dans ce moment qu’il conservait toujours la même puissance sur son cœur. — Oui, je l’ai connu, répondit-elle, et vous voyez ici deux de ses élèves, à qui sa mémoire est bien chère. — Ah ! madame, c’était un homme de mérite, bon gentilhomme, je vous, assure, d’une des plus anciennes noblesses de Normandie, ruinée, il est vrai, puisque j’ai été réduite à épouser un négociant, dont les cent mille écus de rente ne m’auraient pas ébloui néanmoins, si mon père ne m’eût forcée à lui donner ma main. Pour le pauvre Saint-Ange, ne pouvant se soutenir au service, il fut obligé de profiter de son excellente éducation, et d’accepter la place de gouverneur des enfans de milord duc de Sunderland. Vous vous en souvenez encore, madame ; voici pourtant bien des années qu’il est mort.

Je ne l’oublierai jamais, repartit Élisa avec l’accent de la douleur. — Il était bien intéressant, sans être exempt pourtant de singularité. Il affichait des principes d’égalité ; un roturier, un bâtard, un homme flétri par la condamnation d’un parent, ne lui inspiraient pas le moindre préjugé.

Il nous communiqua des idées si naturelles, reprit avec humeur ladi Élisa ; mais elle s’adoucit en songeant qu’elle parlait à la sœur de Saint-Ange, bien qu’elle lui ressemblât si peu, et lui demanda comment elle avait été instruite de sa fin prématurée. — Par un de ses amis, miladi ; l’intendant, je crois, de votre maison, qui nous écrivit quand il succomba à la maladie qui le consumait depuis long-temps. On nous fit parvenir très-scrupuleusement tous ses effets. Il a péri bien jeune ; ce climat lui a été fatal.

Vous avez raison, dit ladi Élisa avec un profond soupir. Dans ce moment on sortit de table, et elle présenta madame de Mircour et son fils à son frère, qui les accueillit avec une extrême sensibilité : Étrangers à Londres, leur dit-il, n’ayant pas votre maison, acceptez la nôtre ; venez demeurer chez les anciens amis de Saint-Ange, ils doivent devenir les vôtres.

Élisa fut touchée de cet obligeant procédé. Oh ! mon Edward, pensait-elle, nul être au monde n’est bon comme toi ; et, se joignant à lui, elle pressa aussi madame de Mircour, qui finit par promettre d’aller le lendemain même habiter Gros-Venor-Square. La délicate Élisa, se sentant un peu incommodée de la vive émotion qu’elle venait de ressentir, se retira de bonne heure. Lorsqu’elle fut montée dans sa voiture, elle exprima à milord Sunderland toute sa joie et sa reconnaissance de ce qu’il lui procurait la satisfaction de se lier entièrement avec une sœur de Saint-Ange. Elle recommanda à sa fille beaucoup d’égards et d’attentions pour cette dame. On ne doit rien lui révéler, continua-t-elle, que nous n’ayons une plus ample connaissance de son caractère. Mais, ma chère Palmira, il faut la disposer en notre faveur par de bons procédés, et vous efforcer de lui inspirer de l’amitié. Comment, mes enfans, avez-vous trouvé son fils ? D’une figure bien intéressante, dit Simplicia. Ces Français, répliqua Palmira, avec quel feu ils s’expriment, et comme ils paraissent sentir !

Ladi Élisa sourit, et sûrement fut de l’avis de sa fille. Elle se livra toute la nuit à une foule d’idées et de projets. Sa Palmira avait paru faire une vive impression sur le jeune Mircour. Ah ! si cette impression pouvait aller jusqu’à son cœur, et si lui-même réussissait à plaire ! Quel bonheur pour elle de voir sa fille occuper une place dans la famille de son père, et un état non équivoque dans la société ! L’imagination d’une mère est comme celle d’un amant ; rien ne lui paraît impossible de ce qu’elle desire fortement : ainsi, nul obstacle ne se présentait à ladi Élisa.

À peine réveillée, elle fit venir M. Akinson, et lui conta sa rencontre de la veille ; il se rappela très-bien que Saint-Ange avait souvent plaisanté sur le chagrin que ressentait une de ses sœurs, d’avoir mésallié ses nobles quatre cents livres de rente avec les millions roturiers d’un négociant. Mais, le ridicule à part, ajouta Akinson, elle a bien des droits sur nous ; et soyez persuadée, madame, qu’elle remerciera son précieux nom de Saint-Ange, qui lui acquiert le dévouement de toute cette maison.

Miss Harville, renfermée dans son cabinet d’étude, s’occupait à peindre un petit tableau de sa composition, représentant Daphné poursuivie par Apollon. Elle venait de finir la figure de sa divinité, lorsqu’elle s’apperçut qu’elle ressemblait prodigieusement à sir Abel. Le pinceau lui tomba des mains ; elle se les appuya contre le visage, cherchant à se dérober sa confusion. Bientôt elle se persuada que les effets de la haine étaient les mêmes que ceux de l’amour ; car sir Abel l’ayant outragée, s’étant rendu coupable envers sa chère Simplicia, elle ne pouvait que le détester, et cependant son image la suivait par-tout. Si elle joue du piano, c’est la sonate favorite d’Abel ; si elle chante, elle fait les mêmes agrémens que lui ; si elle peint, ce sont ses traits. Ces réflexions excitèrent sa colère contre Abel, elle, et tout l’univers ; et, ressaisissant son pinceau, elle effaça son Apollon.

Dans cet instant, on vint la prier de passer chez Élisa. Elle y trouva du monde, entre autres, madame de Mircour et son fils. Sa mère la présente à ces derniers, en disant : Voici mon élève, l’enfant d’adoption de mon cœur : je lui ai appris à connaître Saint-Ange ; elle chérit et révère sa mémoire. Son émotion, en proférant ces paroles, eût donné quelques soupçons à une femme plus pénétrante que n’était madame de Mircour, qui se contenta de complimenter miss Harville, et de dire que l’on avait raison d’accorder à l’Angleterre d’être la patrie des belles femmes. La conversation devint générale.

Charles Mircour plut encore davantage que la veille. Ses regards animés ne quittaient pas Palmira. Milord Sunderland observa, en riant, à l’oreille de sa sœur, qu’il ne savait pas si c’était la force du sang ; mais que bien certainement monsieur de Mircour ne voyait pas sa cousine avec indifférence. Ladi Élisa en accepta l’augure.

Madame de Mircour, craignant de gêner ses nobles hôtes, se retira dans l’appartement qui lui était destiné. Lorsqu’elle fut seule avec son fils, elle se mit à dire avec satisfaction : Voici, Charles, une étrange aventure, et tout-à-fait heureuse. Qui croirait que je dois à mon frère, mort depuis près de vingt ans, des relations si intimes avec une des premières familles de ce royaume ? — Et la plus aimable : milord Sunderland, sa sœur, sa fille, et miss Harville, forment une réunion de vertus et de graces, que l’on ne trouverait pas ailleurs.

À propos, quelle est cette miss Harville ? reprit avec une sorte de dédain madame de Mircour. — Une jeune personne charmante, répond Charles avec empressement. — Mais enfin, d’où vient-elle ? quels sont ses parens ? — D’origine écossaise, d’une haute distinction, et cousine de ladi Simplicia, du côté de sa mère. — Je vous invite à avoir pour elle, Charles, le respect et les égards que vous devez à sa naissance. — Ah ! fût-elle des plus obscures, sa personne les commanderait assez. — Pensées romanesques ! mon fils ; je ne les aime pas, elles vous empêchent toujours de voir les choses sous leur véritable point de vue. Madame de Mircour sonna alors sa femme-de-chambre, et se mit à sa toilette.

Mademoiselle Henriette, communicative comme une Française, avait déjà lié connaissance avec les femmes de la maison, et était dans l’admiration des éloges qu’elle avait entendu faire de leur maître. Ces trois dames sont bien belles, disait-elle, et on assure qu’elles sont meilleures encore. Mademoiselle Marie, qui n’a pas la tournure d’une personne de la ville, mais qui me paraît très-considérée ici, nous contait tout-à-l’heure que, depuis qu’elle était à Londres, elle avait entendu reprocher à miss Palmira d’être un peu fière. Hé bien, ajoutait-elle, que l’on aille à Heurtal consulter les habitans, pour savoir près d’eux si celle qui venait les visiter dans leur cabane, travailler de ses mains délicates à leurs grossiers vêtemens, les soigner quand ils étaient malades, caresser leurs enfans et leur apprendre à lire, peut être accusée de fierté.

C’est fort intéressant, dit négligemment madame de Mircour ; mais en voilà assez. Pour Charles, il était enchanté, et n’aurait pas voulu voir tarir ces naïfs éloges. Il n’y avait que vingt-quatre heures qu’il connaissait Palmira, il l’avait vu entourée de la charmante Simplicia, et de la séduisante Mathilde ; mais il n’avait remarqué que Palmira. Ses passions, généralement impétueuses, n’avaient pas encore eu l’amour pour objet. Enfin l’instant en était arrivé, et Charles n’existait plus que pour aimer Palmira. Il songeait avec délices que, la veille, elle avait daigné lui sourire, et l’écouter avec complaisance. Le matin, elle n’avait pas été moins gracieuse. Oh ! comme il desirait qu’un trait sympathique l’eût frappée aussi !

Madame de Mircour s’apperçut de cette prompte et vive impression. Elle se promit de tout observer. Une alliance avec les Sunderland et cette noble famille écossaise, à qui on avait dit que miss Harville appartenait, flattait sa vanité, et l’empêchait de s’alarmer du naissant penchant de son fils.

Telle était la situation de Gros-Venor-Square ; le bonheur, les plaisirs y régnaient généralement. Palmira s’y livrait quelquefois, mais plus souvent encore se trouvait agitée, mécontente. Les aveux de sir Abel en étaient la principale cause ; si elle le voyait rendre des soins à sa cousine, elle l’accusait d’artifice, de fausseté ; s’il s’approchait d’elle, et la regardait avec un doux intérêt, ou s’il proférait quelques mots indirects ayant rapport à ses secrets sentimens, en frémissant d’indignation, elle le fuyait, le méprisait comme un odieux séducteur ; et cependant tout ce qui tenait à lui était cher et précieux à son cœur. Elle aimait tendrement Mathilde, respectait milord Alvimar. Malgré que ce fût une occupation peu propre à son âge, elle recherchait les discours de ce dernier, en retenait les passages les plus éloquens ; et, s’il lui arrivait quelquefois de parler politique, c’était toujours les principes de milord Alvimar qu’elle professait.


CHAPITRE XIV.




La fin de l’hiver approchait ; on forma le projet de terminer ses plaisirs par un bal masqué à Gros-Venor-Square. L’idée de cette nouveauté charma les jeunes ladis, et il n’en fallut pas davantage pour que milord Sunderland en pressât l’exécution. Bientôt les préparatifs furent commandés, et nombre d’invitations envoyées.

Peu de jours avant celui fixé pour cette fête, en déjeûnant chez ladi Élisa, où se trouvaient réunis sir Abel et sa sœur, on agita la grande question des déguisemens que l’on adopterait, en convenant d’abord que toutes les dames de la maison seraient à visage découvert.

Palmira, qui avait puisé dans ses montagnes, et sur-tout dans son cœur, un grand enthousiasme pour Ossian, voulut représenter la belle et touchante Malvina, vêtue d’une tunique de lin, ses cheveux épars, telle enfin que devait être une des filles de l’antique Morven. Me permettrez-vous, dit vivement M. de Mircour, de figurer Oscar ? Palmira baissa les yeux. On applaudit à ce projet, ensuite on convint unanimement de laisser à l’imagination de Mathilde le soin d’indiquer à chacun le costume qui lui conviendrait.

Elle remercia de l’hommage qu’on rendait à sa bizarrerie, assurant qu’il ne fallait que de ce travers d’esprit pour justifier la confiance que l’on voulait lui témoigner. Regardant d’abord ladi Élisa, elle lui dit : Des formes si parfaites, si délicates, s’adaptent avec l’idée que nous nous formons d’une ombre heureuse. Vous serez donc la tendre Euridice, lors de son séjour aux champs élysées.

Vous, ma chère Simplicia, continua Mathilde, qui nous montrerez aussi votre joli visage, embellissez-le encore, s’il est possible, avec la coiffure de la jeune Iphigénie, et le reste du vêtement semblable à celui de la touchante victime. Abel est digne de porter les armes d’Achille. J’imagine que la magnificence ordinaire de madame de Mircour se déploiera avec plaisir dans le riche habillement de sultane. Pour moi, je veux contraster avec tant d’objets brillans, agréables, et doux, en inspirant l’épouvantable, la hideuse terreur : je serai donc nonne sanglante. [1]

On se récria beaucoup contre cette dernière fantaisie ; mais ladi Mathilde s’y obstina, et jura de la réaliser. Ce jour arriva enfin. Gros-Venor-Square étala dans ses appartemens un luxe, une élégance rares : la plus harmonieuse musique, un banquet splendide, annonçaient que ce serait une des plus belles fêtes qui eussent été données à Londres depuis long-temps.

Palmira, dans sa noble simplicité, ramenait sans cesse les regards sur sa superbe personne. Simplicia était ravissante aussi. La couronne de roses qui ceignait ses beaux cheveux blonds était moins fraîche que sa figure, et ses longs voiles lui donnaient une grace de plus. Nombre de femmes, sans doute, eurent obligation aux favorables masques, qui, dérobant leurs traits, les empechèrent d’être effacées par ces deux jeunes personnes.

Mathilde, un poignard et une lampe à la main, ses vêtemens et son masque blancs, joua son rôle de nonne sanglante avec une effrayante vérité ; mais, cherchant bientôt à inspirer une plus agréable impression, elle fut se vêtir d’un habit à l’espagnole, où sa charmante taille, paraissant dans tous ses avantages, la rangea parmi les femmes les plus remarquables de la fête.

Palmira, enivrée de tout ce qui l’entourait, parcourait les différentes salles avec un indicible plaisir. M. de Mircour ne l’avait pas encore quittée, lorsque sa mère l’appela pour l’engager à s’occuper un peu de la fille du comte D… dont les terres étoient voisines des siennes, en Normandie, et qu’elle venait de reconnaître, la sachant à Londres, dans un groupe de paysannes provençales.

Charles s’était à peine rendu à l’ordre de sa mère, qu’un homme de la plus haute taille, déguisé en général asiatique, s’approcha de Palmira, et lui dit à voix basse : Ma jalouse sultane me laisse enfin libre d’offrir tous les trésors de l’Inde à miss Harville, en échange d’un regard de bonté : fille charmante ! reconnoissez l’amoureux comte de Cramfort, idolâtre de tant d’attraits, depuis le premier jour où il les connut.

En faisant un mouvement d’indignation, Palmira voulut s’éloigner. Il l’arrêta : Ô de grace ! un moment. Quand pourrai-je vous rejoindre, vous inviter à réflechir sur votre situation ? Faite pour donner des lois à l’univers, ici vous êtes dépendante, soumise. Le refroidissement de ladi Élisa, un caprice de Simplicia, peuvent vous renvoyer dans vos montagnes. Les êtres sensibles vous plaignent ; les autres, je ne peux pas exprimer les sentimens qu’ils se permettent d’avoir. Osez être heureuse, libre, et dès demain je m’occupe des moyens de vous rendre à une brillante destinée.

Audacieuse proposition ! s’écria enfin Palmira. Oubliez-vous, monsieur, que vous parlez à une parente de milord Sunderland ? Et ce titre seul, si vous méconnaissez ceux de l’innocence et de la vertu, devait vous en imposer. — Belle miss, cette parenté-là n’est pas très-prouvée, ou du moins on prétend, dans le monde, que l’on ne dit pas précisément de quel côté elle est venue.

Vous me traitez indignement, reprit Palmira avec noblesse ; mais il est de certains personnages dont le délire est si méprisable, que l’on se sent capable de dédaigner leurs outrages. — Ravissante fierté ! ô miss Harville, elle est plus séduisante que le sourire d’une autre.

Dans ce moment sir Abel approcha ; Palmira fit un nouvel effort pour se dégager de la place où Cramfort la retenait malgré elle. Son maintien, son visage respiraient la colère et la douleur. Abel en fut frappé. Au nom du ciel ! qu’avez-vous ? lui demanda-t-il avec un intérêt si marqué, qu’elle ne put s’empêcher de lui répondre d’un ton pénétré : Que de perversité dans la société ! ah ! sir Abel, est-elle donc inséparable de ces brillans prestiges ?

Cramfort voulut lui parler encore, elle le quitta avec horreur. Voici une petite personne tout-à-fait impertinente, dit-il nonchalamment à sir Abel. Je connais quelqu’un qui voudrait bien la voir confondue. Quel est l’homme froid, barbare, interrompit vivement Abel, qui peut regarder miss Harville sans la combler d’autant de souhaits qu’elle a de graces et de vertus ? — D’accord, sir Alvimar ; mais avec quel feu vous vous exprimez ! Si j’avais pu penser… certes, je n’eusse pas hasardé ma déclaration. — Votre déclaration ? vous, à Palmira, l’époux de miladi Arabel… — Quel trouble ! quelle colère ! vous, le futur de la charmante fille de Sunderland. Allons, allons, point d’hypocrisie. Nous en sommes au même point : tous les deux amoureux de Palmira, tous les deux assez égoïstes pour remercier le sort de l’avoir placée dans un état de dépendance, qui un jour nécessairement la fera tomber dans nos mains, sans exiger cette légitimité d’hommages que nous ne pouvons lui offrir.

Elle n’en recevra jamais que d’aussi purs que son cœur, dit gravement sir Abel. Elle est sous la protection la plus respectable, et j’ose ajouter, sous la mienne, comme devant être son parent très-incessamment ; et l’offense qui l’atteindrait serait vengée par moi. — Une affectation de mœurs si sévères n’en impose pas à votre âge, reprit Cramfort avec humeur. Au reste, si vous voulez prouver le respect pur que vous inspire miss Harville, demain matin à Hyde-Parc nous pourrons nous revoir. Ce lieu convient mieux qu’une salle de bal pour répondre à des menaces.

Abel serra la main du comte, en disant : J’y serai avant neuf heures. Ils se quittèrent alors. Abel ne croyait devoir l’indignation qu’il ressentait contre son adversaire qu’à la profonde corruption de ce dernier. Il se dissimulait qu’un accès de jalousie l’avait autant enflammé que ce noble motif. Comme Cramfort l’avait observé, la nuance était peu marquée entre l’époux d’Arabel et l’amant de Simplicia. Cependant, si l’apparence était la même, le but n’était pas également coupable. Abel pouvait être un insensé ; mais jamais il n’avait formé le projet d’être un séducteur ; et il se jugeait digne de pouvoir se conduire comme un frère, de servir d’appui à Palmira ; et, si cet événement pouvait lui rendre son estime, de quel poids il délivrerait son cœur !

Cette scène entière s’était passée sans être remarquée de personne. Palmira avait bien cru appercevoir une espèce d’explication un peu vive entre Cramfort et Abel ; mais elle n’osait communiquer des craintes que la gaieté et le sens froid de l’un et de l’autre finirent par détruire.

À la fin de la nuit, sir Abel sentit la nécessité de se confier à quelqu’un de Gros-Venor-Square. Il proposa donc à M. de Mircour d’être son témoin, en lui racontant à-peu-près tout ce qui avait eu lieu. Le jeune Mircour partagea sa colère. Que je vous envie, lui dit-il, le bonheur de venger miss Harville ! Infâme Cramfort ! déclarer ainsi son coupable amour, lorsque je l’aime avec passion, que je puis m’y livrer sans crime, et que je n’ai pas encore osé le lui avouer !

Abel ressentit beaucoup d’émotion de cette confidence : un pareil rival était bien dangereux ; mais au moins il était digne de Palmira ; et, n’éprouvant que trop la nécessité d’un obstacle de plus entre elle et lui, il croyait avoir la force de pouvoir les unir de sa propre main.

Il était déjà quatre heures du matin : jugeant à l’activité de la danse, à l’amusement toujours animé des groupes, que la fête se prolongerait encore, ils convinrent qu’Abel ne quitterait pas Gros-Venor-Square, qu’il s’habillerait chez M. de Mircour, et se rendrait directement à Hyde-Parc.

Ladi Élisa, abymée de fatigue, confia ses élèves à madame de Mircour, et se retira dans son appartement. Une heure après, Palmira, dont la conduite de Cramfort avait altéré tout le plaisir, se préparait à quitter la salle de bal : forcée de passer devant lui, elle détourna la tête, lorsqu’il lui adressa ces paroles, avec son ton de raillerie ordinaire : Belle comme les amours, il ne vous manquait que de la célébrité ; je vous la promets avant la fin de cette journée.

Palmira fut plus effrayée que piquée de cette apostrophe. Arrivée chez elle, ses réflexions, ses pressentimens l’agitèrent à un point qui ne lui permit pas d’espérer le sommeil. Assise près de son feu presque éteint, elle entendait à peine la musique éclatante qui était à vingt pas de sa chambre, et les mouvemens continuels des carrosses qui commençaient à partir.

Il y avait déjà long-temps qu’il faisait jour ; tout-à-coup Palmira sortit de sa rêverie, étonnée, après cette nuit de confusion, du silence qui régnait alors : elle se décidait à se coucher quelques heures, lorsqu’elle entendit frapper à sa porte, et reconnut la voix de Mathilde ; elle ouvrit précipitamment : Ma chère, dit Mathilde aussitôt, il se passe sûrement quelque chose d’extraordinaire ; on a de la pénétration pour ce qui intéresse fortement : mon frère, M. de Mircour, m’ont paru très-occupés. J’ai entendu distinctement Abel lui dire : Milord Sunderland ne le saura que l’insulte vengée. Il a prononcé aussi le nom d’Hyde-Parc. Lord Cramfort n’est point étranger à tout cela ; il y a peu d’instans, je l’ai vu rire avec ses amis, en leur disant : Une mascarade, et l’éternité peut-être ! Le plaisant contraste de bouffonnerie avec ce qu’il y a de plus sérieux !… Palmira, que pensez-vous ? — Oh ! ladi Mathilde ! haïssez-moi. Je crains bien que ceci ne soit la suite des propos plus qu’inconsidérés que milord Cramfort m’a tenus. Votre généreux frère les a probablement sus, je ne puis prévoir comment, et…

Cela n’est que trop sûr, interrompt Mathilde. Noble Abel ! je le reconnais-là ! Pourquoi vous haïrais-je, Palmira ? N’avez-vous pas droit à la protection de tout homme honnête ? Mais volez chez milord Sunderland ; communiquez-lui nos doutes ; moi, je vais me déshabiller ici, et mettre une de vos robes. Je ne peux retourner à la place de Portland qu’entièrement rassurée. Si mon père était à Londres ! mais, absent depuis deux jours, il ne revient que ce soir. Ah ! puisse-t-il retrouver tout le monde tranquille et satisfait !

Palmira court chez milord. On lui apprend qu’il vient de partir pour Kesengton avec M. Akinson. Elle fait prier M. de Mircour de venir lui parler : on répond qu’il est sorti à l’instant avec sir Abel. Elle redoute d’affliger inutilement sa mère ; elle sent bien que Simplicia ne peut que s’inquiéter avec elle. Revenant donc rejoindre ladi Mathilde, se soutenant à peine, ses yeux exprimant plus que de l’agitation, elle se jette sur un fauteuil, disant : Je ne vois aucun moyen de prévenir le terrible événement que nous redoutons. Pleurons, affligeons-nous d’avance ; car je serai fatale à votre frère. Le malheur est attaché à mon existence, et qui s’y intéressera sera frappé comme moi.

Mathilde fut émue de cette idée lugubre ; mais un instant de réflexion remit cette aimable femme, qui, sous des dehors frivoles et légers, savait cacher une ame forte et courageuse. Chère Palmira ! s’écrie-t-elle, j’ai entendu, je le répète, parler de Hyde-Parc ; sûrement c’est le lieu du rendez-vous. Abel et Mircour y sont à peine arrivés, je l’espère ; nous allons y courir. Affectant beaucoup de sang-froid, n’ayant l’air de rien soupçonner, nous les obligerons à ne pas nous quitter. Auparavant, il faut dépêcher un courrier à milord Sunderland pour hâter son retour, qui, je vous en réponds, aura lieu à temps pour prévenir le mal. Palmira embrasse avec transport Mathilde. Elles donnent leurs ordres ; et, dans peu de minutes, se trouvent à Hyde-Parc.

Les voici, dit Palmira, et Cramfort n’est point encore arrivé. Effectivement, Abel et M. de Mircour attendaient à l’extrémité de l’allée la plus solitaire. On ne peut imaginer leur étonnement et leur embarras en appercevant ces dames. Mathilde, enchantée de revoir son frère, ne doutant plus du succès de son projet, reprend sa gaieté ordinaire ; l’espérance et la joie animent même ses manières d’un surcroît de vivacité. Pour Palmira, elle commence à respirer. Son air froid et contraint avec Abel a disparu. La tendre sensibilité est peinte sur sa figure ; elle croit voir en lui un frère, un défenseur. Elle a bien de la peine à arrêter l’effusion du sentiment de reconnaissance qui la pénètre. Avec une douce autorité elle s’empare de son bras, à l’imitation de sa compagne, qui a saisi celui de M. de Mircour. Mais, mesdames, dit celui-ci, qui nous procure l’avantage de vous rencontrer ? Probablement, répond Mathilde, le même motif qui vous a amenés ici. La matinée, quoique froide, est belle ; et nous avons pensé que l’air nous ferait plus de bien, nous rafraîchirait davantage qu’un sommeil incertain après une nuit si fatigante.

J’ai donc proposé à miss Harville cette promenade, que nous voulons prolonger jusqu’à l’avenue de Kesengton. Il est très-heureux de vous trouver ici ; vous allez nous accompagner, et nous sauver le ridicule de paraître deux romanesques beautés, promenant leurs amours infortunées.

Sir Abel et M. de Mircour se regardèrent avec beaucoup d’anxiété. Il nous est impossible, balbutie le premier, d’avoir cet honneur-là. Ah ! ne nous quittez pas, dit Palmira serrant involontairement son bras. Abel la fixe avec surprise. Un éclair de bonheur paraît dans ses yeux ; mais il lui répond : Cet instant est le seul de ma vie où je ne puis céder aux ordres de miss Harville.

Dans ce moment ils apperçoivent tous Cramfort et le chevalier Jones, son ami et son témoin. Palmira tressaillit ; Mathilde s’écria gaiement : Dieu me pardonne, une partie du bal de milord Sunderland s’est donné rendez-vous ici. Lord Cramfort les salue respectueusement, et, s’avançant vers sir Abel, lui demande à l’oreille en souriant, si c’est un tournoi au lieu d’un duel qui se prépare. Abel lui explique froidement en deux mots l’aventure, et le prie de se joindre à lui pour inventer un prétexte qui leur permette de s’éloigner sans affectation de ces dames. Non, non, sir Alvimar, répond-il, nous aurons toujours l’occasion de nous couper la gorge ; et j’aurai peine à retrouver le vif plaisir d’une promenade matinale avec votre aimable sœur et miss Harville. — J’apprécie, sans doute, beaucoup le charme de leur présence ; mais elle est cruellement gênante en ce moment. Jamais, sir Abel, jamais. Et voilà lord Cramfort causant paisiblement, plaisantant même d’une manière assez agréable. Mathilde, enchantée de la tournure que prenaient les choses, continue de rire, de folâtrer. Palmira ne s’occupe que du retour de milord Sunderland. Sir Abel est sombre, mécontent ; M. de Mircour impatienté. Le chevalier Jones est d’abord étonné, puis il se monte au ton de son ami.

Mathilde demande à sa compagne si son idée de Kesengton dure encore. — Oh ! certainement, je ne pense qu’à celle-là. Ces messieurs nous suivront sans doute.

Mon phaéton est ici entièrement à votre disposition, dit poliment Cramfort : Je l’accepte, milord, répond Mathilde, si vous vous chargez de me conduire : Ma sœur, dit Abel avec un peu d’humeur… — Mon frère, un vieux tuteur, gênant et jaloux, ne pourrait faire la moindre objection sur cette innocente démarche : d’ailleurs, il est des heures de folie dans la vie ; la mienne a sonné. Milord, je suis prête à partir.

Je n’ai pas l’honneur, reprend le chevalier Jones, d’être connu de miss Harville ; mais, si elle veut bien accepter mon garrick, un de ces messieurs la conduira, et j’irai à pied avec l’autre. Palmira le remercia, disant qu’une longue course n’effrayait pas une habitante des montagnes. Tout en causant ainsi, on se trouva près des voitures. Mathilde dit tout bas à son amie : Nous sommes bien sûres qu’ils ne s’aigriront pas davantage, et elle s’élance dans le phaéton. Lord Cramfort se place à ses côtés. Vous nous rejoindrez, dit-elle, à la Couronne, dans l’allée de Kesengton. Cependant sir Abel ne peut s’empêcher de se récrier contre l’inconséquence de sa sœur. Mais Palmira lui demande timidement son bras, et il se livre enfin à la satisfaction que doit lui causer le retour des bontés de miss Harville. Le ressentiment, la vengeance, s’effacent devant de plus douces pensées. Le chevalier Jones, avec beaucoup de circonspection cependant, s’égaie un peu avec M. de Mircour sur les jolis témoins de sir Abel. Charles l’assure combien ils ont été contrariés de cette rencontre inattendue. Le chevalier lui répond qu’il ne voit pas la chose ainsi ; et que, si cela pouvait en faire rester là le combat qui devait avoir lieu, il en serait fort content, la réputation des deux adversaires étant trop bien établie, sous les rapports du courage, pour redouter les railleries qui naissent souvent d’un accommodement. L’humeur chevaleresque de M. de Mircour ne concevait pas trop cette intention pacifique ; néanmoins il promit de ne pas s’y opposer, si l’affaire prenait une semblable tournure.

La conversation devint alors générale. Depuis un quart-d’heure, ils avaient perdu de vue le phaéton, lorsqu’ils le virent arrêté à la Couronne, ainsi que la voiture de milord Sunderland. Le billet qu’il avait reçu de Mathilde lui ayant aussitôt fait reprendre la route de Londres. Ce billet rapportait à-peu-près l’événement redouté. Que l’on juge donc de la surprise de milord, rencontrant la sœur d’Abel dans le phaéton de Cramfort. On arrête de part et d’autre ; Mathilde le prie de vouloir bien lui servir de chaperon, ainsi qu’à miss Harville, qui va arriver escortée de trois jeunes-gens. On descend à la Couronne. Mathilde dit deux mots à milord Sunderland. Palmira survient avec ses chevaliers : on commande et l’on sert un déjeûner charmant ; tout s’y passe à merveille ; lord Cramfort affecte les manières les plus respectueuses avec miss Harville. Vers la fin du déjeûner, Mathilde sort avec Palmira ; alors milord Sunderland s’adresse à sir Abel en lui disant : Votre père est absent, mon jeune ami ; mais il est toujours honorable pour moi de le représenter, et c’est donc avec ses droits que je suis venu ici : ce n’est point le hasard qui m’y a conduit, mais bien un avertissement de ladi Mathilde, dont l’ingénieuse tendresse a retardé un événement que je désire empêcher par tous les moyens possibles.

Disposez de moi, milord, dit Cramfort en lui tendant la main avec beaucoup de franchise et d’aménité ; j’ai eu tort, je l’avoue, d’adresser des propos très-indiscrets à une femme que je dois respecter. Quelle que soit l’issue de cette affaire, je vous prie, mon cher Sunderland, d’offrir mes excuses à miss Harville. Cette réparation suffit, reprit le médiateur, et sir Abel réfléchira qu’une prompte et parfaite réconciliation doit tout terminer. Votre bravoure, messieurs, n’a pas besoin d’un témoignage de plus ; et un acte de modération et de raison, en vous honorant vous-mêmes, épargnera bien des chagrins à ceux à qui vous êtes chers.

Sir Abel, avec peut-être moins de bonne grace que Cramfort, se vit pourtant obligé de céder à la volonté de milord Sunderland, en déclarant qu’il était prêt à tout oublier. Cramfort alors, s’avançant vers lui, l’embrassa de grand cœur, et les témoins se donnèrent réciproquement des assurances d’estime.

Sunderland, pressant Abel contre son sein, lui dit : Recevez maintenant mes remercîmens de vous être ainsi conduit pour une jeune personne qui m’est bien chère. De quel heureux augure n’est-il pas, pour le bonheur et la gloire de ma Simplicia, d’avoir un époux si délicat, si digne de la défendre !


CHAPITRE XV.




Mathilde et Palmira avaient été reconduites par M. Akinson ; elles trouvèrent ladi Élisa réveillée : voulant ménager sa sensibilité, on ne lui donna d’abord aucuns détails de la matinée ; mais son frère, craignant qu’ils ne lui parvinssent d’une manière désagréable, finit par les lui révéler.

Ladi Élisa sentit, avec toute l’énergie maternelle, l’insulte faite à sa Palmira : autant elle éprouvait d’indignation contre Cramfort, autant elle fut reconnaissante de la protection qu’Abel avait accordée à sa fille : elle l’exprima avec un sentiment qui émut tendrement sir Alvimar ; car il aimait de toute son ame l’intéressante Élisa.

Cette aventure fut bien vite connue et dénaturée. Miladi Arabel Cramfort prétendit que les avances marquées de la petite Écossaise avaient forcé son mari à lui débiter quelque galanterie ; que sir Abel, enlacé aussi dans les piéges de la dangereuse créature, s’était déclaré son chevalier.

Il faut rendre justice à Cramfort, ces odieux mensonges ne venaient point de lui ; mais la rage et la jalousie de sa femme les avaient enfantés. À l’instant qu’elle fut instruite par l’indiscrétion d’un des valets de son mari, qu’elle interrogeait sans cesse, elle se rendit chez sa belle-mère ; y pleura, cria, finit par s’évanouir, et jurer qu’elle ne restera pas à Londres si miss Harville a l’effronterie d’y paraître ; que même, pour la réputation de la jeune personne, elle doit partir ; qu’il faut absolument le faire entendre à Élisa. La vieille comtesse répond qu’elle ne peut dicter des lois chez milord Sunderland.

Cramfort entre dans ce moment ; l’état de sa femme redouble, et devient une fureur terrible : il s’assied tranquillement vis-à-vis d’elle, et la regarde sans mot dire. — Oui, milord, contemplez de sang-froid le désespoir où me plonge l’outrage le plus sanglant que j’aie reçu de vous… S’afficher ainsi ! accorder l’honneur d’un combat ! — Jamais, miladi, de plus beaux yeux n’enflammèrent le courage d’un brave chevalier ! — Quelle insolence ! me parler de ses beaux yeux : comme cet éclat va augmenter l’impertinence de son maintien ! que son orgueil va redoubler, en apprenant qu’elle a fait couler mes larmes ! — Elle a assez de motifs de vanité, sans se prévaloir d’un aussi étrange. — Je pars demain ; je vais rejoindre ma sœur la duchesse de Neuwcastel. — Je desire, miladi, que l’aspect d’une jeune beauté ne vous fasse pas fuir ce nouvel asile. — Quelle ironie ! Non, non, monsieur, je ne vous laisserai pas mener ainsi la plus scandaleuse conduite. Je resterai : mais que l’Écossaise frémisse ! qu’elle ne croie pas ma haine impuissante ! ce sera me venger assez, que de la faire connaître : les épouses tendres, les jeunes amans, apprendront de moi à s’en méfier, puisqu’elle se plaît à troubler les liens les plus doux. Miladi Arabel appelle-t-elle ainsi les nôtres ? lui demanda son mari. Elle le quitta en ce moment, ainsi que sa belle-mère, pour courir, d’abord chez ses amies intimes, verser des larmes dans leur sein, disait-elle en arrivant ; mais la durée de sa visite se passait en calomnies, en imprécations contre la pauvre Palmira : ensuite elle se rendit chez ses nombreuses connaissances, afin de leur communiquer son amertume. Certainement miladi Arabel ne pouvait être aimée de personne ; mais une haute naissance, une immense fortune, un grand état de maison, lui donnaient une importance considérable dans la société : il lui était donc très-facile d’influencer les esprits. L’éclatante beauté de Palmira, peut-être le peu d’aménité de ses manières, avaient déjà indisposé contre elle presque toutes les femmes. Ainsi, ayant l’air d’embrasser la querelle de miladi Arabel, on ne fit que satisfaire une secrète jalousie.

Miss Harville s’apperçut bientôt des effets d’une telle impulsion et de sentimens si bas. Quand elle entrait dans un cercle, on se parlait à l’oreille. Les jeunes ladis se permettaient à peine de la saluer : les femmes âgées répétaient souvent devant elle : Que la beauté était un don bien dangereux ; que les lois devraient punir celles qui en font usage pour séduire des êtres déjà engagés. Quand il se donnait des fêtes, tout Gros-Venor-Square recevait des invitations, excepté miss Harville.

Cela devint trop marqué pour que ladi Élisa ne s’en apperçût pas. Elle vit bien que l’aventure du duel avait été envenimée, et que l’on accusait son innocente Palmira. Crainte d’affliger un cœur qu’elle connaissait susceptible à l’excès, elle n’osa lui en parler ; mais elle forma le projet de prier son frère de les laisser quitter Londres, au moins pour quelques mois. Palmira aussi n’attendait qu’un moment d’effusion pour solliciter la même permission.

Un soir que l’on était à prendre le thé en famille, ladi Élisa reçut une lettre du ministre Orthon, où il lui mandait que sa fille se plaignait de l’oubli de ses chères compagnes d’Heurtal.

Nous avons trop négligé dans notre dissipation, dit Palmira à sa cousine, une simple et véritable amitié : je desire réparer mon tort en priant ladi Élisa et milord Sunderland de me laisser aller passer quelque temps chez monsieur et madame Orton. Je retrouverai, ajouta-t-elle d’un ton oppressé, sous leur modeste toit, l’estime, la tendresse, les égards. Là, les calomnies d’une comtesse de Cramfort n’enfanteront pas l’injustice générale.

Ne vous affectez pas ainsi, ma chère, dit Simplicia avec un ton doux et consolant ; mais, si vous persistez à aller à Sunderland, je ne le desire pas moins que vous ; et mon père me comblera d’aise en se décidant à nous mener toutes les deux dans ces beaux lieux. Alors, les habitans du presbytère et du château se réunissant sans cesse, la bonne Polly retrouvera ses amies d’Heurtal affectionnées comme autrefois.

Milord Sunderland acquiesça à ce projet. L’arrangement de Simplicia, dit-il, favorise la volonté de miss Harville, puisque je ne l’aurais pas laissée partir sans nous, ne voulant jamais me séparer de ma fille aînée.

On invita sir Abel à être du voyage, ainsi que l’aimable Mathilde, qui, se conduisant toujours d’après son cœur et son esprit, avait hautement pris la défense de miss Harville quand on en parlait devant elle ; ce qui ne se renouvela pas souvent, car on n’aimait pas à rencontrer de digue contre ce torrent de méchanceté.

Madame de Mircour n’était point au courant des peines si peu méritées de Palmira. Depuis quelque temps elle s’était occupée uniquement de ses affaires, qui, terminées à son gré, lui permettaient de retourner en France, lorsqu’elle promit, à la grande satisfaction de son fils, d’aller passer un mois à Sunderland. Partant tous le même jour, ils arrivèrent le lendemain.

Milord duc et sa sœur reçurent beaucoup d’hommages, d’autant plus flatteurs qu’ils étaient consacrés à leurs personnes, et non à leur rang ; Edward et Élisa ayant toujours été les objets de prédilection des habitans de Sunderland, qui trouvèrent cette dernière aussi belle que dans l’éclat de sa jeunesse, puisqu’elle était toujours aussi bonne.

Le ministre Orthon, à la tête de ses paroissiens, fit un discours simple et touchant, où il conjurait en leur nom milord Sunderland de les dédommager du temps qu’il avait passé loin d’eux, en promettant, à l’exemple de son illustre père, une résidence de huit mois chaque année.

Milord s’y engagea de grand cœur, et admira comme ses magnifiques propriétés avaient été conservées malgré sa proscription. La demeure d’un lord dur et tyrannique, répondit un vieillard, n’eût pas été respectée de même ; mais qui de nos filles, de nos garçons, eût osé arracher une fleur, fouler ces immenses tapis de gazon ? Nous ne pouvions perdre l’espoir de vous les voir rendre un jour ; et, dans tous les cas, nous les soignions dans l’unique idée qu’ils vous avaient été chers. Par je ne sais quelle autorité, on renvoya il y a trois ou quatre ans une grande partie des jardiniers ; nous le devînmes tous alors. Le rocher de Leucade se dégradait un peu, une des colonnes du temple d’Apollon avait été fracassée, et il fallait des gens plus habiles que nous pour y remédier. Hé bien ! nous nous cotisâmes. Nous fîmes venir un architecte, et j’espère que votre grace le trouvera en aussi bon état que le reste.

Milord fut pénétré de tels procédés. Pendant plus de huit jours les fêtes se succédèrent. Le château était toujours rempli de ces bonnes gens. Ils aimaient jusqu’à l’enthousiasme la fille de leur bien aimé Edward. Hélas ! pensait Palmira, ils ne me regardent que comme une étrangère ; et cependant je suis aussi d’un sang qui leur est bien cher.

M. de Mircour était très-décidé, en quittant Londres, de profiter de la liberté que donne la campagne, pour déclarer enfin son amour à miss Harville ; mais elle lui semblait si imposante que, seul avec elle, il n’osait plus s’exprimer. Sir Abel était donc son unique confident, et ce dernier ne l’écoutait jamais, sur ce sujet, sans un trouble extrême. Vainement il cherchait à éloigner l’irrésistible pensée de miss Harville, il ne pouvait y réussir, et s’en affligeait véritablement. Plus tendre qu’ardent, néanmoins il n’était pas tellement absorbé par l’image de Palmira, qu’il ne pût éprouver un doux intérêt pour Simplicia. Eh ! qui d’ailleurs eût pu le lui refuser ? Pourquoi les ai-je vues toutes les deux au même instant ? se disait-il ; ah ! si j’eusse connu Palmira un jour plus tard que sa cousine, mon ame entière eût appartenu à celle qui m’est destinée.

Palmira était redevenue plus obligeante pour lui depuis l’aventure de lord Cramfort ; mais elle n’en fuyait pas moins les occasions de le voir et de l’entendre. Elle passait presque toutes ses journées au presbytère, à travailler avec madame Orthon, à écouter attentivement la morale pure du vertueux ministre, enfin à faire des courses charitables avec Polly ; et, comme elle apportait toujours de chez eux un air satisfait, ladi Élisa se privait volontiers du plaisir de la voir habituellement près d’elle.


CHAPITRE XVI.




Monsieur de Mircour était extrêmement chagrin ; il n’avait plus que quinze jours à rester en Angleterre, et ses affaires de cœur étaient bien peu avancées. La pénétrante Mathilde les avait devinées. Je n’aurais jamais cru, lui dit-elle un jour, un Français si discret. Vous aimez ici, M. de Mircour ? — Il serait difficile, madame, que cela fût autrement. — Point de galanterie pour esquiver une confidence. Voyons un peu qui ce peut être : serait-ce ladi Simplicia ? mais non, vous êtes trop l’ami d’Abel ; et, si c’était moi ? cependant j’ai peine à le croire, n’ayant jamais inspiré d’amour sans me l’entendre déclarer le quatrième jour au plus tard, et voici trois mois que vous soupirez, et que vous vous taisez. Nous avons bien encore ici miss Harville, avec sa mine grave, son maintien froid. — Oh ! comme vous dépeignez la plus belle des femmes ! — La plus belle des femmes est celle que l’on aime ; ainsi c’est miss Palmira. Mal-adroit Charles, attendez-vous donc qu’on vienne vous la présenter ? — Adroite ladi Mathilde, mille fois bonne et aimable, puis-je espérer ne pas vous voir contraire à la véritable passion que je ressens pour votre amie ? — Allez, Charles, je crois que personne ici ne le sera à vos intentions.

Il se fit répéter cette précieuse assurance, et le soir, restant plus tard qu’à l’ordinaire chez sa mère, il s’y promenait à grands pas, d’un air agité, en soutenant avec beaucoup de distraction la conversation de madame de Mircour, qui finit par lui dire : Qu’avez-vous donc, Charles ? — Ah ! Madame, des inquiétudes, qui, si elles n’ont pas un terme, me conduiront au tombeau. — C’est donc bien grave ? — J’adore miss Harville ! si je ne l’obtiens pas de votre bonté et de sa bienveillance, je suis désespéré ! — De sa bienveillance ! je crois que vous pouvez l’espérer : malgré qu’elle soit alliée à une famille puissante, elle ne doit pas dédaigner le fils unique de M. de Mircour, possesseur de plus de trois cent mille livres de rente. Ah ! ma mère ! les trésors des deux mondes ne la valent pas. — Mais, Charles, vous êtes bien jeune pour songer à vous marier ! — Je vous devrai plus d’années de bonheur.

Ensuite, reprit madame de Mircour, je ne puis faire mes démarches sans consulter votre père. Mon Dieu ! dit Charles avec impatience, voici vingt-deux ans qu’il ne connaît d’autre volonté que la vôtre. On a déjà fait pressentir que madame de Mircour n’était pas très-éloignée d’un pareil mariage, qui lui promettait, quand elle reviendrait en Angleterre, séjour qui lui plaisait beaucoup, d’y vivre d’une manière analogue à son goût pour les grandeurs ; ensuite, prouver à M. de Mircour qu’elle préférait une extraction noble à l’opulence était une raison presque déterminante ; elle finit donc par assurer son fils qu’elle irait le lendemain matin trouver ladi Élisa, lui demander des renseignemens sur les parens de miss Harville, afin de pouvoir leur écrire.

Charles, transporté, l’embrassa cent fois, lui dit qu’il recevait d’elle dans cet instant, un don plus précieux que celui de la vie. Et la quittant, il va réveiller son ami Abel, pour lui communiquer l’excès de sa satisfaction. En entrant dans sa chambre, il s’écrie : Ma mère est la meilleure des femmes ! Demain elle va solliciter pour moi la main de miss Harville. La tête de sir Abel retomba sur son oreiller. Croyez-vous, continua Charles, que je puisse espérer ? Ladi Élisa m’a toujours montré une bonté vraiment maternelle : Palmira est réservée avec moi, mais peut-être moins qu’avec les autres, même que pour vous, mon cher Abel, qui cependant devez l’intéresser comme l’époux de sa cousine.

Sir Abel s’efforça de le féliciter. Heureusement pour lui que M. de Mircour n’était pas en état de rien remarquer ; il jouissait, dans toute sa plénitude, du délire enchanteur d’un premier amour. Palmira est si jeune, dit-il, que son cœur doit être parfaitement libre. Je la mènerai en France. Dans un an j’aurai une fille, un ange qui lui ressemblera ; alors elle m’aimera, et j’obtiendrai ces doux sourires, ces délicieuses caresses…

Ces sentimentales folies se prolongèrent long-temps encore ; il pria son ami de l’excuser d’avoir troublé son sommeil, et il se retira. Pour Abel, il était accablé de mille anxiétés qui ne lui laissaient pas une seule idée nette et précise. Cependant il invoqua la raison, la générosité de l’amitié : il finit par souhaiter la paix et le bonheur à Charles et à sa Palmira.

Madame de Mircour fit demander à ladi Élisa un moment d’audience, comme elle en était convenue la veille avec son fils. On le lui accorda à l’instant même. Palmira alors dessinait près de la chambre de sa mère : une porte en glace entr’ouverte les séparait seulement quand madame de Mircour entra. Ladi Élisa lui dit que, si la présence de Palmira apportait quelque gêne dans ce qu’elle avait à lui communiquer, elle allait se retirer. — Miss Harville étant précisément l’objet qui m’amène près de vous, madame, peut et doit nous entendre.

Le cœur de ladi Élisa palpita avec un doux pressentiment ; Palmira, moins agréablement, éprouva une forte émotion, et madame de Mircour continua. Je pense, madame, que n’ayant pas l’honneur d’être connue des parens de miss Harville, ils ne peuvent s’offenser que je m’adresse d’abord à vous pour une circonstance importante qui lui est relative.

Personne sur la terre, reprit ladi Élisa, n’aime autant Palmira que moi, et cette tendre affection m’a acquis le droit d’une famille entière. — Aussi sera-t-il, madame, d’un bien heureux augure pour mon fils, que vous approuviez l’amour que lui a inspiré miss Harville.

Palmira fut aussi malheureuse dans ce moment qu’Abel l’avait été le soir précédent ; mais sa raison, son courage, reprirent à l’instant tout leur pouvoir, et elle sentit que sa tranquillité, sa gloire peut-être, exigeaient qu’elle obéît à la volonté de sa mère : elle se préparait donc à la résignation, tandis que madame de Mircour, s’entretenant avec ladi Élisa, lui disait : que l’assurance du bonheur de son fils et la naissance honorable de miss Harville comblaient ses vœux, et qu’elle ne s’était appesantie sur aucune considération d’intérêt. Ladi Élisa répondit qu’elle était sensiblement touchée de la voir rechercher Palmira uniquement pour elle ; que cela doublait le plaisir qu’elle trouvait à lui apprendre que miss Harville joindrait à ses avantages personnels une dot considérable.

Ladi Élisa ne pouvait plus retarder une confidence complète ; sa délicatesse en souffrait excessivement ; l’idée seule que c’était à la sœur de Saint-Ange qu’elle allait tout avouer lui rendit peut-être cette déclaration moins pénible. Néanmoins ce ne fut qu’en tremblant, en hésitant, qu’elle commença ainsi : Je crois vous avoir témoigné, madame, toute ma satisfaction ; elle est le gage de mon consentement : j’ose vous répondre de mon frère ; mais ce n’est pas tout. — C’est beaucoup du moins ; maintenant il me faut faire une démarche en forme, près de ces nobles Écossais ; je vous prie de m’en indiquer les moyens les plus sûrs et les plus prompts.

Dans ce moment Palmira se rapprocha de sa mère ; elle éprouvait un mélange de honte et de fierté, en songeant que le voile qui l’avait enveloppée jusque-là allait tomber aux yeux de madame de Mircour. Ladi Élisa, la prenant par la main, dit à celle-ci : Du côté de sa mère, elle appartient à milord duc de Sunderland ; inconnue jusqu’à ce jour à la famille de son père, sa plus proche parente est vous, madame… Ses larmes l’empêchèrent de continuer.

Parente à moi ! reprit madame de Mircour avec la plus grande surprise. — Oui, oui, reconnaissez-la, aimez-la comme ma fille, et celle du malheureux Saint-Ange. Est-il possible ? s’écria vivement madame de Mircour. Quoi ! Saint-Ange eut l’honneur de vous épouser secrètement ?… Ses traits, sa personne respiraient l’attente d’un heureux événement. — Nous étions au moment de sanctifier notre engagement quand l’impitoyable destin me l’enleva. — Comment ! ladi Élisa, vous ne fûtes jamais mariée ? — Le ciel me refusa ce bonheur.

À ces mots la physionomie de madame de Mircour reprit sa sécheresse ordinaire ; elle abandonna la main de Palmira, qu’elle tenait depuis le moment où sa mère la lui avait présentée, et retomba dans son fauteuil en disant : J’étais loin de m’attendre à un semblable aveu. Il régna un profond silence, pendant lequel Palmira cachait son visage dans le sein de ladi Élisa.

Madame de Mircour le rompit la première avec une sorte d’embarras, où l’on remarquait un violent dépit et une nuance de mépris. Elle dit alors : J’ignore sous quel aspect on considère certains préjugés en Angleterre ; mais, en France, ils sont terribles, et il n’existe pas de puissance qui puisse décider M. de Mircour à recevoir pour sa belle-fille un enfant naturel. N’insultez pas ma mère, s’écria Palmira, dont le regard était foudroyant et l’accent terrible ; et croyez que, si je ne respectais le lien qui vous unissait à mon père, je vous ferais sentir la différence qui règne entre ladi Sunderland et madame de Mircour.

— Songez plutôt, reprit celle-ci avec mépris, à la distance qui existe entre Palmira et la nature entière. — N’accablez pas une infortunée au désespoir, dit enfin ladi Élisa abymée dans sa douleur ; son exaspération est bien pardonnable lorsqu’elle se voit repoussée des bras où elle devait espérer un asile. — En France, madame, on ne regarde pas comme nous appartenant le fruit des erreurs de nos parens ; néanmoins, si Palmira était dans la misère, mes bontés s’empresseraient de l’en retirer. Graces aux vôtres, elle n’en a pas besoin, et cette leçon réprimera peut-être son orgueil. Si elle vous afflige, miladi, j’en suis fâchée : quelle que soit leur conduite, je n’ignore pas ce que l’on doit aux personnes de votre rang ; mais il fallait m’instruire au premier moment de notre connaissance, et ne pas entraîner mon fils dans ce piége. — Un piége ! madame, répéta ladi Élisa avec dignité ; peut-être, sans mon attachement pour la mémoire de Saint-Ange, ne me serais-je pas déterminée à donner ma fille au jeune Charles : au reste, je déclare avec vous que tout est rompu ; je ne conserve d’autre regret que celui de vous avoir mal jugée ; mais il m’était permis de croire que la sœur de Saint-Ange avait quelque rapport de cœur et d’esprit avec lui. — Madame, madame, je ne vois pas que ses grands principes l’aient parfaitement dirigé.

Ô ma mère, dit Palmira, ne l’écoutez plus, elle outragerait jusque aux cendres les plus chères, les plus respectables. Madame de Mircour se leva alors, en disant à ladi Élisa que la prolongation de son séjour à Sunderland ne pouvait plus convenir à personne, qu’elle allait faire ses adieux à milord, et la priait de recevoir les siens. Elle reçut un froid salut, et sortit en lançant sur miss Harville un regard de colère.

À peine fut-elle hors de l’appartement, que la malheureuse Palmira s’écria : Abominable femme ! avec quelle dureté elle vient me faire sentir ma déplorable situation ! Depuis que j’ai quitté les rochers d’Heurtal, que d’humiliations et d’ennuis j’ai éprouvé ! Ah ! il fallait m’y laisser, puisque j’étais réservée à rencontrer des Arabel, des Mircour, tant d’êtres qui leur ressemblent, et qui ont trouvé une secrète jouissance à m’accabler de douleur, de dégoût. Il faut mourir, ma mère, il le faut. Je ne puis exister, étant traitée comme l’enfant de la honte. — Vous me tuez aussi, Palmira ! Ô ma pauvre victime ! ménage l’auteur de tes maux. — Ma mère, reprend Palmira, pardon, mille fois pardon ; oui, je m’égare : à leur imitation, je deviens cruelle ; tout est confusion dans ma tête. Elle se jeta sur la main de ladi Élisa, qu’elle couvrit de baisers ; puis elle la quitta précipitamment.

Elle voulait aller dans sa chambre ; mais, n’étant plus à elle-même, se trouvant dans le vestibule, elle gagna les jardins sans savoir ce qu’elle faisait. Il pleuvait très-fort, elle ne s’en apperçut pas ; et, ayant franchi un espace considérable, accablée sous le poids de ses peines et de sa fatigue, elle tomba évanouie au bord du canal. L’infortunée, exposée à un orage terrible, avait ses vêtemens traversés par la pluie, ses cheveux tout mouillés couvraient son visage, pâle comme au jour de sa destruction.

Il y avait déjà long-temps qu’elle était dans cette position, qui l’eût rendue un objet de compassion pour le dernier des humains, lorsque sir Abel, qui avait essayé de dissiper le trouble de son ame, en entreprenant une longue course, étant forcé, par le mauvais temps, de retourner au château, passa le long du canal ; il apperçoit une femme évanouie, et la devine, à son émotion, avant de pouvoir la reconnaître. Il hâte ses pas : Dieu ! s’écrie-t-il, c’est bien elle : ainsi seule ! ainsi mourante ! Ô miss Harville ! reprenez vos sens. Il s’efforce de la soulever, sans qu’elle puisse s’aider et l’entendre ; il la porte, dans cet état, sur un banc de gazon. Il la contemple, avec un mélange d’affliction et d’admiration. Ô Palmira ! s’écrie-t-il, nulle beauté au sein d’une florissante santé n’est plus séduisante que toi ! Plongée dans le sommeil de la mort ! de même tes superbes yeux noirs se fermèrent la première fois que je te vis ; et il donnait un baiser à ces superbes yeux noirs. Tes lèvres, ordinairement si fraîches, si charmantes, étaient, pareillement à cet instant, pâles et décolorées ; et il osa donner un nouveau baiser à ces lèvres pâles et décolorées. Palmira reprit connaissance en ce moment. Où suis-je ? demande-t-elle d’une voix affaiblie : c’est vous, sir Abel, ho ! prenez pitié de moi, car j’ai bien souffert ! Une femme méchante, barbare, m’a fait un mal !… Je l’ai fuie, je voulais fuir l’univers ! Le tonnerre a grondé sur ma tête, des torrens de pluie m’ont inondée ; j’espérais avoir cessé de vivre.

Sir Abel répondit à ces paroles incohérentes par les expressions les plus douces, les plus propres à rendre quelque calme à cette ame tant agitée ; elles produisirent leur effet. Palmira recouvra totalement l’usage de sa raison ; et, s’appercevant qu’elle était serrée dans les bras d’Abel, une vive rougeur anima, pour un moment, la blancheur de ses joues. Elle chercha à se tenir debout ; sa faiblesse l’en empêchant, elle fut forcée de s’appuyer encore ; et Abel, soutenant ce précieux fardeau, la ramena au château.


CHAPITRE XVII.




Tandis que cette scène se passait au dehors, il y en avait eu une autre dans l’intérieur. Madame de Mircour s’était rendue, enflammée de colère, dans son appartement en sortant de chez ladi Élisa. Elle y trouva son fils qui l’attendait en mourant d’impatience, et qui lui dit : Suis-je le plus heureux des hommes ? m’a-t-on accepté ? Vraiment ! je le crois bien ; on vous faisait là une belle grace ! Savez-vous bien quelle est votre belle Écossaise ? — Un ange certainement ! — Oui, un ange ! une insolente et audacieuse créature, je vous assure.

Elle ne veut donc pas de moi ? criait Charles, qui commençait à se désespérer. — Taisez-vous, extravagant ; écoutez-moi jusqu’à la fin. Un obstacle éternel vous en sépare : elle est bâtarde. — Que m’importe à moi ? mon amour lui tiendra lieu de tous les parens du monde. — Quelle idée ! Charles, quelle ignominieuse façon de penser ! Cette Palmira est fille de ladi Élisa et de mon frère Saint-Ange. — Elle est ma cousine ! c’est la fille de l’aimable ladi Sunderland ! Ô Palmira ! tu me deviens encore plus chère, et tu seras à moi. — Jamais, monsieur, jamais ! et sachez que votre âge ne vous laisse aucun moyen de vous déshonorer ainsi à volonté. Ce soir nous partons pour la France. — Vous, madame, si cela vous convient ; et moi je reste : je n’ai plus d’autre patrie que celle de Palmira. — Charles, qu’osez-vous dire ? — Une vérité, madame ; c’est que j’entreprendrai tout, plutôt que de renoncer à l’espoir, et au bonheur de ma vie.

Madame de Mircour s’emporta, le menaça, puis finit par le conjurer, au nom de sa tendresse, de se soumettre à la raison. — La raison, lui répondit-il, est de savoir braver de faux et odieux préjugés ; ainsi je me laisserai guider par elle.

Il s’échappa, et fut trouver milord Sunderland, déjà instruit par sa sœur ; il lui exprima sa passion, ses chagrins, de la manière la plus touchante, et le supplia de lui être propice. Milord l’assura qu’il eût favorisé son union avec une joie sincère ; mais il lui démontra l’impossibilité de ramener madame de Mircour, dont il était difficile d’ailleurs d’oublier la conduite outrageante ; puis, ajouta-t-il, vous connaissez assez miss Harville, pour penser que son ame élevée, susceptible, ne se ploiera jamais à l’idée d’entrer dans votre famille sans un consentement formel, et peut-être une réparation de l’indigne procédé qu’elle en a reçu. — Cela est juste, milord ; elle l’obtiendra, j’en suis certain. Ma mère est bizarre, ridiculement haute, mais elle m’aime beaucoup. Elle voudra conserver son fils unique, et vous la verrez réclamer, comme elle le doit faire, cette main si chérie.

Milord Sunderland lui demanda s’il était vrai que sa mère se préparât à un prompt départ. — Oui, milord, de même que moi à rester ici si vous me le permettez. Alors, ce premier l’engagea de ne pas braver ainsi sa famille, d’avoir la force de suivre madame de Mircour, assurant qu’il lui serait plus facile d’en obtenir ce qu’il desirait si ardemment. Soyez bien persuadé, continua-t-il, mon cher Charles, que mes vœux s’uniront à vos démarches : j’aimerais à vous confier le bonheur de ma charmante Palmira.

Ce ton sincère et affectueux ramena Charles à la condescendance que l’on exigeait de lui. Il promit donc de partir ; et, pressant les mains de milord sur son cœur, il le pria de l’accompagner chez ladi Élisa. Ils s’y rendirent sur-le-champ. Ses femmes dirent qu’elle était près de miss Harville, qui s’était trouvée excessivement mal. Cette nouvelle fut un coup de poignard pour Charles ; il en accusa sa mère ; il exagérait l’état de Palmira ; il était enfin au comble du désespoir.

Pour le consoler un peu, milord lui proposa d’aller, sous ses auspices, faire ses adieux à miss Harville. Par une faveur extrême, autorisée par ladi Élisa, M. de Mircour pénétra dans l’appartement de Palmira. Elle était couchée, horriblement fatiguée de la crise qu’elle avait essuyée ; mais le docteur Bolts avait déjà assuré que cela n’aurait pas la moindre suite.

Charles, en entrant, se jeta aux pieds de ladi Élisa avec une action vraiment touchante, la priant de ne pas haïr le nom de Mircour. — Non, Charles, lui répondit-elle, je ne verrai jamais en vous que le neveu de Saint-Ange. — Hé bien, au nom de cette mémoire sacrée, promettez-moi votre bonté, votre appui. Et vous, miss Harville, daignez me combler d’orgueil en me nommant votre parent, et en me faisant espérer un jour un titre plus doux.

Mon cousin, lui dit avec douceur Palmira, désarmée par son air affligé : Votre mère me l’a cruellement fait sentir, je ne dois unir à personne ma triste destinée. Recevez l’assurance de mes sentimens fraternels ; mais ne contrariez pas madame de Mircour, puisqu’en obtenant même son consentement, vous ne pourriez avoir le mien.

Charles fut accablé de cette décision. Il s’exhala en plaintes ; des larmes s’échappèrent de ses yeux ; il ne dissimula pas sa faiblesse. Oh ! si vous saviez comme je l’aime, disait-il, vous seriez persuadé que son cruel arrêt causera infailliblement ma mort. Milord Sunderland serra sa main. Élisa lui lança un regard où il puisa quelque espérance. Il se remit donc un peu ; et, après avoir répété plus de dix fois de tendres et douloureux adieux à Palmira, à ladi Élisa, il s’arracha d’auprès d’elles.

Milord le suivit. En rentrant dans l’appartement de ce dernier, ils y trouvèrent madame de Mircour, qui, avec un extrême embarras, venait prévenir milord qu’elle partait à l’instant même. Elle ne put s’empêcher de remercier ce noble et généreux hôte de tous ses procédés envers elle et son fils. Il lui répondit froidement ; mais il embrassa Charles avec une vive affection. Celui-ci, que la présence de sa mère ne contraignait pas, jura constance et amour à Palmira, même inflexible.

Suivez-moi, dit madame de Mircour avec humeur, je ne puis différer davantage. — Oui, madame, partons ; mais songez bien que mon cœur reste ici. En ce moment, sir Abel entra. Charles se jeta à son cou. Adieu, mon aimable ami ; parlez-lui de moi. Oh ! j’en fais la recommandation à la nature entière. Sir Abel, trop bon, trop sensible, pour se plaire dans l’affliction d’un homme dont il était secrètement rival, ne put cependant s’engager à remplir la mission dont on le chargeait, et se contenta de lui souhaiter tout le bonheur qui devait être la récompense d’un sentiment si pur et si ardent.

Madame de Mircour, dont le rôle était peu agréable en ce moment, prit son fils par le bras, salua ceux qui l’entouraient, et monta dans sa voiture pour retourner à Londres, et peu de jours après en France.


CHAPITRE XVIII.




L’indisposition de Palmira, ainsi qu’on l’avait prévu, ne se prolongea pas ; mais les blessures de son cœur ne purent se guérir si promptement. Sa naissance avait toujours été une corde délicate que l’on ne pouvait toucher sans la froisser. Madame de Mircour, si l’on peut se servir de cette expression, l’avait brisée impitoyablement. Son malheur et sa honte (car elle avait le tort de le considérer ainsi) devinrent un ver rongeur qui détruisit absolument la douce gaieté de sa jeunesse. Plus que jamais le sort de ladi Simplicia, sans Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/116 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/117 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/118 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/119 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/120 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/121 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/122 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/123 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/124 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/125 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/126


CHAPITRE XIX.




La douleur inexprimable de Simplicia avait le caractère le plus touchant. Sir Abel ne put s’empêcher de penser que l’époux d’une femme si aimante et si tendre serait sans doute bien heureux.

Mais le désespoir de Palmira n’était pas expansif comme celui de sa cousine ; rejetant toute consolation, elle pouvait à peine répandre quelques larmes. Le nom d’Élisa lui causait des tressaillemens ; elle ne pouvait supporter la vue de ce qui rappelait sa perte à son ame déchirée : on l’eût tuée en la forçant de résider au château ; elle s’obstina donc à demeurer au presbytère, et y voulut prendre la chambre[illisible] la plus simple. Lord Sunderland et[illisible] sa fille la conjurèrent vainement de ne pas les abandonner un seul moment, de remplacer, près d’eux, leur bien aimée Élisa. Elle fut inflexible aux prières de milord, aux pleurs de Simplicia, qui, ne pouvant se faire au vide affreux que lui causait un tel éloignement, passait ses journées chez M. Orton. En rentrant le soir, elle trouvait un charme bien doux à revoir son père et sir Abel, dont les soins avaient redoublé avec son affliction : elle l’avait bien remarqué, et cela avait produit la plus vive impression sur son cœur ; Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/129 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/130 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/131 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/132 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/133 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/134 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/135 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/136 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/137 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/138 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/139 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/140 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/141 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/142 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/143 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/144 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/145 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/146 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/147 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/148 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/149 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/150


CHAPITRE XX.




Palmira, depuis la scène du matin, se trouvait dans la plus cruelle position ; elle se reprochait d’avoir troublé la paix de Simplicia et les projets de milord Sunderland ; souvent elle croyait qu’ils lui intentaient, d’après les apparences, une accusation de séduction.

Ces anxiétés lui firent former mille projets affreux. Quelques instans, elle voulut aller terminer sa vie sur la tombe de sa mère. Dans d’autres, elle croyait retrouver le repos dans les rochers d’Heurtal, dont la solitude la charmait maintenant autant Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/152 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/153 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/154 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/155 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/156 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/157 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/158 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/159 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/160 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/161 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/162 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/163 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/164 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/165


CHAPITRE XXI.




Peu de jours après cet arrangement, Abel fut faire ses adieux à milord Sunderland. Ils étaient extrêmement mal à leur aise tous les deux. Ce dernier finit par lui dire qu’il se trouvait satisfait d’avoir pu lui éviter l’aspect d’un père courroucé ; mais qu’incessamment, cédant à la volonté de la raison et à celle de sa fille, il déclarerait la rupture, afin d’assurer une mutuelle liberté aux deux familles.

Sir Abel baissa les yeux, en répondant : Heureux qui méritera et obtiendra la main de ladi Simplicia ! Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/167 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/168 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/169 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/170 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/171 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/172 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/173 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/174 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/175 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/176 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/177 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/178 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/179 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/180 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/181 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/182 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/183 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/184


CHAPITRE XXII.




À une heure et demie après minuit, elle entendit le signal de l’arrivée de George, et elle lui ouvrit la porte du jardin, assez voisine de celle de son pavillon. Cet homme était suivi de son frère, ils entrèrent doucement, et emportèrent ses différens effets : elle marcha bientôt sur leurs pas avec la précieuse cassette sous le bras ; le cœur lui battait d’une force extraordinaire. À peine fut-elle hors de la maison, qu’elle leva ses yeux et ses mains vers le ciel, en lui adressant ces paroles : Ô mon [illisible] ce sont presque toujours les passions inPage:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/186 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/187 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/188 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/189 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/190 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/191 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/192 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/193 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/194 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/195 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/196 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/197 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/198 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/199 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/200 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/201 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/202


CHAPITRE XXIII.




Je n’ai pas toujours connu le bonheur, mademoiselle. Pour Roger, il est d’une famille qui, depuis plus de deux cents ans, habite cette contrée. Ses parens sont de bien braves gens, un peu fiers néanmoins. Déjà depuis long-temps, le père Roger ayant amassé beaucoup d’argent, s’étant ennuyé de sa modeste habitation, a été demeurer à Rouen, où mon mari lui envoie toutes les semaines le résultat de la pêche qui approvisionne, en bonne partie, un des plus fameux marchés de la France. Il a aussi des sœurs bien mariées, qui Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/204 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/205 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/206 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/207 jures de l’air), et elle ne tarda pas à être logeable, grace à l’activité de notre ami, qui nous nourrissait du plus beau poisson de sa pêche, et allait, tous les quinze jours, vendre à la ville les ouvrages de broderie où excellait ma mère.

Ce petit produit fournissait à notre entretien, aux autres dépenses nécessaires, qui étaient si peu considérables que nous trouvions encore le moyen d’assister l’infortuné, plus misérable que nous, qui venait frapper à notre porte. Aussi ma mère était-elle bénie et honorée des pauvres du canton ; mais que de mortifications, de chagrins elle éprouvait de la part des autres habitans ! Quand, les grandes fêtes, nous allions à la paroisse, que Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/209 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/210 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/211 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/212 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/213 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/214 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/215 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/216 Page:Roland - Palmira, 1801, tome 2.djvu/217

  1. C’était sûrement à la vieille tradition de ce conte, débité dans son enfance, que Mathilde dut cette idée : elle eût produit bien plus d’effet encore une dixaine d’années plus tard ; car qui n’a pas lu l’ingénieux roman du Moine ?