Maradan (1p. 203-219).


CHAPITRE XII.




Le lendemain matin Mathilde arriva au déjeûner. Je viens enlever miss Harville, dit-elle, si elle n’a pas de plus agréables projets. J’espère que l’on voudra bien me la confier. Ladi Élisa sut bon gré à Mathilde de sa demande, qu’elle lui accorda avec grace, et elle se décida alors à accompagner sa nièce.

Je vous souhaite beaucoup de plaisir, leur dit Mathilde ; si miladi Arabel est dans ses lueurs de bon sens, je vous promets qu’elle n’aura qu’un attaque de nerfs, deux scènes de fureur avec son mari, et puis la plus intéressante langueur du monde. Tandis qu’elle plaisantait ainsi, Palmira pensait qu’Abel avait communiqué à sa sœur la sottise de miladi Arabel, et qu’il l’avait invitée à la venir chercher. Elle n’en fut pas moins reconnaissante de la bonté affectueuse que Mathilde eut avec elle. Dépêchons-nous, lui dit celle-ci ; relevez vos cheveux, mettez un grand chapeau, et partons : j’ai bien des courses à faire ; et, en faveur de ma belle compagne, milord ne me grondera pas, je le parie, d’avoir excédé son précieux attelage alézan.

Elles coururent toute la matinée. En entrant à l’hôtel d’Alvimar, Palmira fut reçue à merveille par le père de Mathilde. Cet homme, instruit, aimable, fut étonné des lumières de cette jeune personne ; et il lui fallut d’importantes affaires pour quitter ces deux convives.

Quand elles furent seules, Mathilde s’écria : Ma chère, faisons une étourderie ! — Bon Dieu, quelle idée ! — Mais, voyez comme elle serait agréable ! Marchesi chante aujourd’hui ; cachées par nos chapeaux, sous la garde de mistriss Riwers, ma vénérable gouvernante, allons à l’opéra. Confondues dans la foule, placées dans un coin obscur du parquet, qui nous reconnaîtra ?

Palmira mourait d’envie de voir l’opéra ; elle fit cependant une légère opposition à ce projet, puis elle accepta. Elles se mirent dans l’endroit le moins visible. L’assemblée était brillante ; toutes les loges étaient remplies, excepté deux, à côté l’une de l’autre. L’ouverture commence, le cœur de Palmira palpite de plaisir. Le premier acte la ravit, l’enlève. Charmes des beaux arts, que vous êtes puissans sur une ame neuve et sensible ! Mathilde se plaisait dans la jouissance de son amie, et ne chercha pas à l’en distraire ; mais, dans l’entr’acte, elle lui montra que les loges vides qu’elles avaient remarquées étaient occupées, l’une par ladi Élisa, Simplicia et Arabel de Cramfort, sir Abel, et milord Sunderland ; celle d’à-côté, par des personnes de la même société.

Tous les regards étaient fixés sur ladi Simplicia ; sa parure élégante faisait briller d’un nouvel éclat sa jolie figure, ses graces naturelles. Tous les hommes enviaient le bonheur d’Abel. Palmira, comme les autres, admirait sa cousine. Elle fut frappée un instant de la rêverie profonde où était tombé Abel ; mais bientôt elle l’en vit sortir et causer assez gaiement avec Simplicia.

Deux hommes d’un certain âge étaient placés devant Palmira et Mathilde. Celle-ci en connut un pour être le baronnet Grenville. Ces messieurs s’occupaient aussi des objets qui avaient attiré l’attention générale. Voilà, en vérité, disait le baronnet Grenville, près de dix-huit ans que je n’avais vu ladi Élisa Sunderland, et je remets parfaitement ses beaux traits, sa céleste tournure. C’est une résurrection, répondit l’autre personnage ; on ne savait ce qu’elle était devenue. — La mort de son frère aîné, la proscription de l’autre, les soins qu’elle a donnés à sa nièce, l’avaient tenue ensevelie à quatre-vingts milles de Londres. — Bon Grenville, elle avait disparu long-temps avant ces événemens. On avait voulu la marier à cet imbécille de Spinbrook : elle résista ; ce qui la brouilla avec sa famille. Il courut même alors un certain bruit que la belle Sunderland avait livré son cœur à de basses et indignes affections. (Palmira, qui avait écouté en entendant prononcer le nom de sa mère, tressaillit à cette dure expression.) Mais tu sais comme elle était généralement aimée, et cette calomnie n’eut aucune suite.

Mathilde, qui n’avait rien entendu, fut infiniment surprise de l’air sombre qui tout-à-coup s’était emparé de sa compagne, et que rien ne dissipait. L’enthousiasme, l’admiration qui animaient les spectateurs, n’avaient aucune prise sur elle. En jetant un regard sur la loge de sa cousine, elle voyait milord Sunderland ivre de joie des succès de sa fille : Heureuse Simplicia ! se disait-elle, elle est la gloire de son père ; ils font mutuellement leurs délices ! et moi, privée du mien, je ne puis publiquement célébrer sa mémoire. Ah ! sa mort, je le vois bien, ne sera pas la seule punition de l’égarement de sa passion ; la vie de sa fille fera l’expiation entière.

Tandis qu’elle s’attristait ainsi, sir Abel les reconnut, elle et Mathilde ; jugeant qu’elles voulaient garder l’incognito, il ne les découvrit pas à sa société ; mais, entre le second et le troisième acte il fut les rejoindre. Frappé de l’abattement de Palmira, il lui demanda si elle se trouvait indisposée. Je ne suis pas bien, répondit-elle ; et il faut être bien malade pour s’en appercevoir ici.

Mathilde lui conseilla de prendre l’air. Mon frère, ajouta-t-elle, peut bien quelques minutes se tenir éloigné de ces dames ; il restera près de vous, et moi je veillerai à votre place avec mistriss Riwers. Palmira y consentit, sentant qu’elle en avait véritablement besoin.

Sir Abel la conduisit sur un balcon attenant à la salle. Je vous remercie de vos soins, lui dit-elle ; j’en éprouve déjà d’heureux effets ; je me trouve beaucoup mieux. — Puissent-ils toujours vous être salutaires et agréables ! Croyez, miss, que c’est une des plus douces espérances du sort qui m’est réservé. Palmira, confondue de la vivacité avec laquelle il avait prononcé ces paroles, répondit : Vous êtes bien bon, réellement trop bon, de prendre tant d’intérêt à l’amie de ladi Simplicia. — Cet intérêt, comme il fut prompt, comme il parvint à son comble du premier instant que je vous vis à Heurtal, si touchante, si belle ! Ô Palmira ! mes yeux, tout mon être enfin étaient fixés sur vous. Dans le délire d’une joie générale, on ne s’appercevait pas que vous étiez environnée des ombres de la mort ; mes heureux bras vous reçurent. Hé ! qui suis-je ? grand Dieu ! vous écriâtes-vous avec un accent si déchirant. Miss Harville, vous étiez déjà tout, oui tout, pour le cœur d’Abel ; et, comme effrayé de ce qu’il venait de dire, il ajouta : Et pour tous ceux sans doute qui vous entouraient.

Ces derniers mots permirent à Palmira de répondre. Le ton fier qu’elle prit sut cacher le trouble inexprimable que lui causa cet élan passionné ; elle lui dit donc qu’elle n’avait qu’à se louer, en général, de la sensibilité qu’elle avait inspirée dans ce jour mémorable, et elle demanda à retourner près de Mathilde. Quoi ! déjà ? dit Abel. Elle feignit de ne pas l’entendre ; il lui offrit son bras ; elle le remercia avec une politesse froide. Il l’accompagna jusqu’auprès de sa sœur, et la salua.

Ma chère, dit Mathilde, ma recette n’a pas réussi : vous êtes pâle comme un lys. Je suis mieux cependant, répondit Palmira. La première, satisfaite de cette assurance, écouta l’opéra. Pour Palmira, son imagination lui retraçait sans cesse ces mots : Vous étiez déjà tout, oui tout, pour le cœur d’Abel. Cela lui rappelait mille traits sur lesquels elle n’avait pas osé s’appesantir, et qui ne confirmaient que trop ces expressions. L’époux futur de Simplicia me parler ainsi ! quelle indignité ! pensait-elle ; il trompe donc l’une ou l’autre, peut-être toutes les deux. Cette conduite ne mérite que mon mépris et ma haine.

Ah ! réflechissait-elle ensuite, presque sans le vouloir, si mon rang, mes biens égalaient les siens, ce n’est pas l’amour qui a formé son projet d’union avec Simplicia ; c’est la reconnaissance, les convenances, et elles lui eussent permis de choisir entre la fille et la nièce d’Edward. Elle voulut suspendre cette idée qui lui parut coupable ; mais elle y revint plus d’une fois.

L’opéra fini, les deux miss sortirent promptement afin de n’être pas vues. Mathilde ramena Palmira, en la priant de lui consacrer le plus de temps qu’il lui serait possible. Personne n’était encore rentré à Gros-Venor-Square. Palmira, que tant d’agitations diverses avaient abattue, se coucha sans attendre ses amies. Elle rêvait à Simplicia, peut-être à Abel, lorsqu’elle fut réveillée par la voix de sa cousine : Pardon, ma chère, lui dit celle-ci, si je trouble votre repos ! Mais comment finir la journée sans venir vous embrasser ! Ô Palmira ! si j’avais joui de votre présence, quel surcroît de plaisir ! Il faut vous dire, continua-t-elle en riant et en s’asseyant sur le lit, que j’ai eu de grands succès. Le charme de la nouveauté me paraît bien puissant à Londres. Je n’attribue qu’à lui les éloges que l’on me prodigue ; et à l’opéra, vraiment j’étais honteuse de toutes ces lorgnettes tournées vers moi. Croiriez-vous que sir Abel ne m’a presque pas quittée ? Et cachant son visage dans le sein de Palmira, elle dit bien bas : Il est charmant sir Abel. Se relevant, les joues plus colorées qu’à l’ordinaire, elle ajouta : Je le crois parfois mélancolique ; cela m’a frappée depuis quelques jours : mais, devenu mon mari, il faudra bien qu’il soit gai comme sa Simplicia.

Qui pourrait jamais être aimable comme elle, reprit miss Harville ? — Ô cousine ! vous êtes trop indulgente ; j’ai cependant un terrible défaut. — Un terrible défaut, mon dieu ! — Oui, je n’ai pas la plus légère gravité, et, à quinze ans et demi, cela me donne souvent l’air d’un enfant. Je vois bien que sir Abel me considère ainsi ; ce qui me fâche quand j’y réflechis, et me fait desirer votre taille élevée et la dignité de votre maintien. J’ai dans l’idée que, si je vous ressemblais, je plairais davantage à sir Abel. — Il faudrait être stupide et insensé pour souhaiter quelque changement en vous : tant de bonté, de grace, de talent, même de raison pour votre âge ! Vous serez heureuse, chère Simplicia, et vous le méritez bien. — Vraiment, je l’espère : des parens si tendres, un époux que j’aimerai bien, vivre toujours avec ma sœur de cœur, ah ! le bonheur se fixera près de nous… Vos yeux se remplissent de larmes, ma bien aimée, quand je parle de bonheur ; n’y croiriez-vous pas ? Adoptez mes doux pressentimens.

Ils ne peuvent se réaliser pour moi, reprit Palmira en sanglotant. Simplicia couvrait d’affectueux baisers le front de son amie, tandis qu’elle sentait ses pleurs ruisseler sur ses joues. Elle se remit cependant, et assura Simplicia qu’elle s’efforcerait le lendemain d’être à l’unisson de son agréable humeur.

Simplicia s’en alla moins radieuse qu’elle n’était arrivée. Palmira lui était si chère, que ses souffrances, réelles ou imaginaires, l’affectaient beaucoup. Elle est fière, se disait-elle, un peu ambitieuse ; je voudrais pouvoir lui céder mon nom, ma fortune ; et moi, je serais toujours assez riche avec mon père, ma tante, et sir Abel.


Fin du tome premier.