Maradan (2p. 1-26).


CHAPITRE XIII.




Pour se dédommager des privations de la veille, Palmira se rendit de fort bonne heure chez sa mère, qui la reçut avec le même transport qu’elle eût pu éprouver après une longue absence ; elle lui parla de ses ennuis du jour précédent, que les succès de Simplicia avaient seuls rendus supportables, et elle demanda à Palmira comment s’étaient écoulés ses instans. Celle-ci lui conta ses courses du matin, l’excellente réception de milord Almivar, ensuite la tentation de Mathilde de commettre une étourderie, telle que d’aller seules à l’opéra avec une simple gouvernante ; ce qu’elles avaient effectué.

Ladi Élisa l’en gronda doucement. Ne vous permettez jamais, mon enfant, lui dit-elle, ces petites démarches inconsidérées : l’état assuré de ladi Mathilde les rend moins graves pour elle ; mais, afin que miss Harville inspire le respect, il faut qu’elle le commande par une conduite exempte de la plus légère étourderie. Ah ! pensa Palmira, j’ai été assez punie de celle-ci, par tout ce qui s’est passé à ce fatal opéra.

Elles furent interrompues par milord Sunderland. Ce bon père se mit à parler de sa fille avec ravissement, et interrogea Palmira, pour savoir si la jeune ladi s’entretenait quelquefois d’Abel. Palmira répondit : — Assez fréquemment ; et toujours avec intérêt. — Ah ! tant mieux, Alvimar me presse de conclure ; mais Simplicia est à peine sortie de l’enfance, et je veux décidément attendre ses dix-huit ans accomplis.

Vous avez raison, mon cher Edward, reprit ladi Élisa, cela laisse le temps de perfectionner l’éducation de ma nièce, et ce sera une femme accomplie que nous donnerons à l’aimable Abel. Je ne vois d’ailleurs nul inconvénient à ce retard ; dans l’opinion publique, ils sont déjà époux : ce qui les préservera, elle, des démarches que beaucoup d’hommes pourraient entreprendre pour lui plaire ; et Abel, certain qu’elle doit être son bien, ne concevra aucun desir, aucun sentiment dont elle ne soit l’objet. Je le souhaite sincèrement, s’écrie Palmira, non sans émotion.

Dans ce moment survint une invitation d’aller passer la soirée chez milord Alvimar. Miss Harville y était désignée : tout le monde accepta.

Nombre de visites à Gros-Venor-Square dérangèrent, cette matinée, les études de Simplicia ; mais Palmira se livra avec ardeur aux siennes, y retrouva de la sérénité, même un peu de gaieté ; et, quand elle arriva chez milord Alvimar, elle était contente autant que belle. Mathilde était déjà entourée de ses amans infortunés, ainsi qu’elle les appelait : elle vola au devant de ces dames, les priant d’agréer les regrets de son frère, qui avait été forcé d’aller à Kesengton, pour rendre un service important, ce qui le ferait revenir fort tard. Mais je le verrai toujours aujourd’hui ? demanda avec vivacité l’ingénue Simplicia. Sir Abel arrivant de meilleure heure qu’il ne l’avait espéré, sa présence excita le plaisir que donne toujours celle d’un homme aimable ; mais Palmira lui rendit son salut avec une froideur méprisante, qui le décontenança entièrement. Il lui adressa la parole plusieurs fois ; elle feignit de ne pas l’entendre. Lorsqu’on se mit à jouer, il se fit un mouvement général dans le salon. Palmira fut seule un instant près de la cheminée ; Abel s’en approcha, et lui lança un regard très-marqué ; mais il exprimait tant d’affliction, que Palmira baissa les yeux pour ne pas laisser paraître qu’elle éprouvait alors plus de trouble que de courroux.

Abel lui dit enfin : Cruelle indifférence ! qu’elle est pénible à supporter ! — Pouvez-vous vous plaindre du seul sentiment qui doit régner entre nous ? — Une fois cependant, en présence de ladi Élisa, vous m’assurâtes de votre amitié. — Sir Abel n’avait rien fait alors pour perdre mon estime ; et elle le laissa pour aller se placer près de ladi Mathilde, qu’elle écouta attentivement, puis elle lui dit tout bas : Que vous êtes aimable avec vos infortunés ! que seriez-vous donc avec celui à qui vous donnez un titre plus doux ? Celui-là, répondit Mathilde, est maintenant absent, et je profite, pour quelque temps encore, de mes droits d’indépendance et de coquetterie ; car nous sommes de pauvres oiseaux qui, une fois mis en cage, perdent tout le brillant de leur ramage.

Effectivement Mathilde devait épouser milord D… à son retour d’Espagne, où il avait accompagné son père, ambassadeur de la cour d’Angleterre. Ce mariage plaisait aux enfans autant qu’il convenait aux deux familles. Mathilde et Palmira causaient encore ensemble, lorsqu’on annonça une dame française et son fils, munis de lettres de recommandation pour milord Alvimar : ils s’étaient présentés le matin chez lui, où ils avaient été invités pour le soir même.

La mère était la femme du plus riche armateur du Havre. Quelques réclamations sur la prise considérable d’un vaisseau neutre l’amenaient à Londres : sa tournure, sa mise, annonçaient l’éclat de l’opulence ; mais un son de voix désagréable, un ton qui décelait quelquefois de la hauteur, et ensuite de la trivialité, prévenaient peu en sa faveur.

Mais son fils, le jeune Charles de Mircour, méritait plus d’intérêt : sa taille était avantageuse ; sa figure, sans être régulière, plaisait par une expression de bonté, de vivacité ; et ses manières ouvertes commandaient la prompte bienveillance que lui même ressentait facilement.

À souper on plaça madame de Mircour entre le maître de la maison et ladi Élisa. M. de Mircour était près de Palmira, et le feu qu’il mettait à l’entretenir prouvait assez qu’il s’y trouvait parfaitement bien. Sir Abel s’en apperçut, et frémit de l’inquiétude dévorante où le plongea cette observation : Elle parle, elle sourit à ce jeune Français, se dit-il ; hélas ! elle me préférera donc la nature entière. Ah ! oublions cette fière beauté, et occupons-nous uniquement de cette aimable enfant. Alors il causa avec Simplicia.

À la fin du repas, un des convives interpellant ladi Élisa, à l’appui d’un fait qu’il rapportait, l’appela par son nom de famille. Comment, miladi, s’écria madame de Mircour, seriez-vous parente du duc de Sunderland ? — J’ai l’honneur d’être sa fille, madame. — Vous avez donc connu mon frère, M. de Saint-Ange ?

Ladi Élisa pâlit, se troubla. Dix-huit années s’étaient écoulées depuis la perte de cet objet chéri ; mais elle éprouva dans ce moment qu’il conservait toujours la même puissance sur son cœur. — Oui, je l’ai connu, répondit-elle, et vous voyez ici deux de ses élèves, à qui sa mémoire est bien chère. — Ah ! madame, c’était un homme de mérite, bon gentilhomme, je vous, assure, d’une des plus anciennes noblesses de Normandie, ruinée, il est vrai, puisque j’ai été réduite à épouser un négociant, dont les cent mille écus de rente ne m’auraient pas ébloui néanmoins, si mon père ne m’eût forcée à lui donner ma main. Pour le pauvre Saint-Ange, ne pouvant se soutenir au service, il fut obligé de profiter de son excellente éducation, et d’accepter la place de gouverneur des enfans de milord duc de Sunderland. Vous vous en souvenez encore, madame ; voici pourtant bien des années qu’il est mort.

Je ne l’oublierai jamais, repartit Élisa avec l’accent de la douleur. — Il était bien intéressant, sans être exempt pourtant de singularité. Il affichait des principes d’égalité ; un roturier, un bâtard, un homme flétri par la condamnation d’un parent, ne lui inspiraient pas le moindre préjugé.

Il nous communiqua des idées si naturelles, reprit avec humeur ladi Élisa ; mais elle s’adoucit en songeant qu’elle parlait à la sœur de Saint-Ange, bien qu’elle lui ressemblât si peu, et lui demanda comment elle avait été instruite de sa fin prématurée. — Par un de ses amis, miladi ; l’intendant, je crois, de votre maison, qui nous écrivit quand il succomba à la maladie qui le consumait depuis long-temps. On nous fit parvenir très-scrupuleusement tous ses effets. Il a péri bien jeune ; ce climat lui a été fatal.

Vous avez raison, dit ladi Élisa avec un profond soupir. Dans ce moment on sortit de table, et elle présenta madame de Mircour et son fils à son frère, qui les accueillit avec une extrême sensibilité : Étrangers à Londres, leur dit-il, n’ayant pas votre maison, acceptez la nôtre ; venez demeurer chez les anciens amis de Saint-Ange, ils doivent devenir les vôtres.

Élisa fut touchée de cet obligeant procédé. Oh ! mon Edward, pensait-elle, nul être au monde n’est bon comme toi ; et, se joignant à lui, elle pressa aussi madame de Mircour, qui finit par promettre d’aller le lendemain même habiter Gros-Venor-Square. La délicate Élisa, se sentant un peu incommodée de la vive émotion qu’elle venait de ressentir, se retira de bonne heure. Lorsqu’elle fut montée dans sa voiture, elle exprima à milord Sunderland toute sa joie et sa reconnaissance de ce qu’il lui procurait la satisfaction de se lier entièrement avec une sœur de Saint-Ange. Elle recommanda à sa fille beaucoup d’égards et d’attentions pour cette dame. On ne doit rien lui révéler, continua-t-elle, que nous n’ayons une plus ample connaissance de son caractère. Mais, ma chère Palmira, il faut la disposer en notre faveur par de bons procédés, et vous efforcer de lui inspirer de l’amitié. Comment, mes enfans, avez-vous trouvé son fils ? D’une figure bien intéressante, dit Simplicia. Ces Français, répliqua Palmira, avec quel feu ils s’expriment, et comme ils paraissent sentir !

Ladi Élisa sourit, et sûrement fut de l’avis de sa fille. Elle se livra toute la nuit à une foule d’idées et de projets. Sa Palmira avait paru faire une vive impression sur le jeune Mircour. Ah ! si cette impression pouvait aller jusqu’à son cœur, et si lui-même réussissait à plaire ! Quel bonheur pour elle de voir sa fille occuper une place dans la famille de son père, et un état non équivoque dans la société ! L’imagination d’une mère est comme celle d’un amant ; rien ne lui paraît impossible de ce qu’elle desire fortement : ainsi, nul obstacle ne se présentait à ladi Élisa.

À peine réveillée, elle fit venir M. Akinson, et lui conta sa rencontre de la veille ; il se rappela très-bien que Saint-Ange avait souvent plaisanté sur le chagrin que ressentait une de ses sœurs, d’avoir mésallié ses nobles quatre cents livres de rente avec les millions roturiers d’un négociant. Mais, le ridicule à part, ajouta Akinson, elle a bien des droits sur nous ; et soyez persuadée, madame, qu’elle remerciera son précieux nom de Saint-Ange, qui lui acquiert le dévouement de toute cette maison.

Miss Harville, renfermée dans son cabinet d’étude, s’occupait à peindre un petit tableau de sa composition, représentant Daphné poursuivie par Apollon. Elle venait de finir la figure de sa divinité, lorsqu’elle s’apperçut qu’elle ressemblait prodigieusement à sir Abel. Le pinceau lui tomba des mains ; elle se les appuya contre le visage, cherchant à se dérober sa confusion. Bientôt elle se persuada que les effets de la haine étaient les mêmes que ceux de l’amour ; car sir Abel l’ayant outragée, s’étant rendu coupable envers sa chère Simplicia, elle ne pouvait que le détester, et cependant son image la suivait par-tout. Si elle joue du piano, c’est la sonate favorite d’Abel ; si elle chante, elle fait les mêmes agrémens que lui ; si elle peint, ce sont ses traits. Ces réflexions excitèrent sa colère contre Abel, elle, et tout l’univers ; et, ressaisissant son pinceau, elle effaça son Apollon.

Dans cet instant, on vint la prier de passer chez Élisa. Elle y trouva du monde, entre autres, madame de Mircour et son fils. Sa mère la présente à ces derniers, en disant : Voici mon élève, l’enfant d’adoption de mon cœur : je lui ai appris à connaître Saint-Ange ; elle chérit et révère sa mémoire. Son émotion, en proférant ces paroles, eût donné quelques soupçons à une femme plus pénétrante que n’était madame de Mircour, qui se contenta de complimenter miss Harville, et de dire que l’on avait raison d’accorder à l’Angleterre d’être la patrie des belles femmes. La conversation devint générale.

Charles Mircour plut encore davantage que la veille. Ses regards animés ne quittaient pas Palmira. Milord Sunderland observa, en riant, à l’oreille de sa sœur, qu’il ne savait pas si c’était la force du sang ; mais que bien certainement monsieur de Mircour ne voyait pas sa cousine avec indifférence. Ladi Élisa en accepta l’augure.

Madame de Mircour, craignant de gêner ses nobles hôtes, se retira dans l’appartement qui lui était destiné. Lorsqu’elle fut seule avec son fils, elle se mit à dire avec satisfaction : Voici, Charles, une étrange aventure, et tout-à-fait heureuse. Qui croirait que je dois à mon frère, mort depuis près de vingt ans, des relations si intimes avec une des premières familles de ce royaume ? — Et la plus aimable : milord Sunderland, sa sœur, sa fille, et miss Harville, forment une réunion de vertus et de graces, que l’on ne trouverait pas ailleurs.

À propos, quelle est cette miss Harville ? reprit avec une sorte de dédain madame de Mircour. — Une jeune personne charmante, répond Charles avec empressement. — Mais enfin, d’où vient-elle ? quels sont ses parens ? — D’origine écossaise, d’une haute distinction, et cousine de ladi Simplicia, du côté de sa mère. — Je vous invite à avoir pour elle, Charles, le respect et les égards que vous devez à sa naissance. — Ah ! fût-elle des plus obscures, sa personne les commanderait assez. — Pensées romanesques ! mon fils ; je ne les aime pas, elles vous empêchent toujours de voir les choses sous leur véritable point de vue. Madame de Mircour sonna alors sa femme-de-chambre, et se mit à sa toilette.

Mademoiselle Henriette, communicative comme une Française, avait déjà lié connaissance avec les femmes de la maison, et était dans l’admiration des éloges qu’elle avait entendu faire de leur maître. Ces trois dames sont bien belles, disait-elle, et on assure qu’elles sont meilleures encore. Mademoiselle Marie, qui n’a pas la tournure d’une personne de la ville, mais qui me paraît très-considérée ici, nous contait tout-à-l’heure que, depuis qu’elle était à Londres, elle avait entendu reprocher à miss Palmira d’être un peu fière. Hé bien, ajoutait-elle, que l’on aille à Heurtal consulter les habitans, pour savoir près d’eux si celle qui venait les visiter dans leur cabane, travailler de ses mains délicates à leurs grossiers vêtemens, les soigner quand ils étaient malades, caresser leurs enfans et leur apprendre à lire, peut être accusée de fierté.

C’est fort intéressant, dit négligemment madame de Mircour ; mais en voilà assez. Pour Charles, il était enchanté, et n’aurait pas voulu voir tarir ces naïfs éloges. Il n’y avait que vingt-quatre heures qu’il connaissait Palmira, il l’avait vu entourée de la charmante Simplicia, et de la séduisante Mathilde ; mais il n’avait remarqué que Palmira. Ses passions, généralement impétueuses, n’avaient pas encore eu l’amour pour objet. Enfin l’instant en était arrivé, et Charles n’existait plus que pour aimer Palmira. Il songeait avec délices que, la veille, elle avait daigné lui sourire, et l’écouter avec complaisance. Le matin, elle n’avait pas été moins gracieuse. Oh ! comme il desirait qu’un trait sympathique l’eût frappée aussi !

Madame de Mircour s’apperçut de cette prompte et vive impression. Elle se promit de tout observer. Une alliance avec les Sunderland et cette noble famille écossaise, à qui on avait dit que miss Harville appartenait, flattait sa vanité, et l’empêchait de s’alarmer du naissant penchant de son fils.

Telle était la situation de Gros-Venor-Square ; le bonheur, les plaisirs y régnaient généralement. Palmira s’y livrait quelquefois, mais plus souvent encore se trouvait agitée, mécontente. Les aveux de sir Abel en étaient la principale cause ; si elle le voyait rendre des soins à sa cousine, elle l’accusait d’artifice, de fausseté ; s’il s’approchait d’elle, et la regardait avec un doux intérêt, ou s’il proférait quelques mots indirects ayant rapport à ses secrets sentimens, en frémissant d’indignation, elle le fuyait, le méprisait comme un odieux séducteur ; et cependant tout ce qui tenait à lui était cher et précieux à son cœur. Elle aimait tendrement Mathilde, respectait milord Alvimar. Malgré que ce fût une occupation peu propre à son âge, elle recherchait les discours de ce dernier, en retenait les passages les plus éloquens ; et, s’il lui arrivait quelquefois de parler politique, c’était toujours les principes de milord Alvimar qu’elle professait.