Maradan (1p. 189-202).


CHAPITRE XI.




Le bonheur est un si excellent cordial, que la santé de ladi Élisa, allant incomparablement mieux, soutint la route à merveille ; mais, en entrant dans Londres, elle se sentit fortement émue. Charme de la jeunesse, s’écria-t-elle, paix d’une ame sans passion et sans reproches, tendresse de mes parens, je jouissais de tous ces biens, lorsque je quittai cette ville superbe ! et maintenant nul de ses avantages n’existe pour moi ! Milord, Simplicia et Palmira, saisirent ses mains, et les baisèrent cent fois. Elle les considéra alors, et reprit : mais j’y vois d’autres trésors bien précieux aussi.

Ils descendirent tous à l’hôtel de Sunderland ; ils y trouvèrent milord Alvimar et sa fille Mathilde, âgée de vingt-deux ans ; une nombreuse livrée, la richesse des appartemens, éblouirent intérieurement un peu nos deux jeunes solitaires ; mais leur ton, leur maintien, étaient aussi excellens que si elles avaient toujours vécu dans le plus grand monde.

La soirée se prolongea fort avant dans la nuit. Avant de se séparer, Simplicia, Mathilde et Palmira, s’étaient déjà juré confiance et amitié. En retournant chez elle avec son père et son frère, ladi Mathilde ne parlait que de ses nouvelles amies. Qu’elles sont belles, intéressantes ! disait-elle ; oh ! mon cher Abel, que vous serez heureux !… Simplicia est si bonne, si jolie !

Oui, répétait Abel, bien bonne, bien jolie ! Si j’étais homme, continuait Mathilde, je serais fou de Palmira. Quels traits réguliers ! quelle taille parfaite ! Et ce maintien un peu fier ! et cet organe touchant ! Oh ! c’est une séduisante créature, en vérité ! Abel ne répondit rien. Lord Alvimar assura en riant que leurs charmes naturels l’emporteraient sur ceux de plus d’une coquette à la mode. Je crois, dit Mathilde, que je pardonnerais la désertion de quelques-uns de mes captifs qui se rallieraient aux chars de Simplicia et de sa compagne. Aussi, répondit Abel, avec un sérieux affecté, qui pourra jamais accuser ma sœur de coquetterie ?

Pendant que l’on s’occupait d’elles, Simplicia, paisible et heureuse, sommeillait déjà ; et Palmira, encore près de sa mère, lui disait avec enthousiasme : Le monde est plus parfait que je ne le pensais ; je n’ai encore vu que des êtres vertueux et aimables comme vous, ma mère. Cette citation seule fait l’éloge de l’humanité. L’excellent lord Sunderland… la famille Alvimar, dont le père me paraît un si digne homme… et ladi Mathilde, quelle grace, quelle aisance ! — Chère Palmira, transporte-toi toujours ainsi pour ce qui est bien ; mais ne te décourage pas lorsque tu rencontreras des caractères bien différens de ceux que tu viens de nommer. Allons, reposons-nous, et que demain ma petite Écossaise soit dans un de ses beaux jours. Une partie de ma famille dîne ici, et je veux qu’elle trouve aimable ma bien aimée pupille.

La matinée de ce jour se passa très-agréablement. Palmira y déploya plus de gaieté qu’elle n’en avait fait encore paraître, ce qui charmait sa mère. Ce caractère un peu farouche, pensa-t-elle, s’adoucira, je le vois bien, par la dissipation. La solitude conduit à l’âcreté les ames d’une trempe forte et fière. Ladi Élisa para ses deux élèves, ne songea qu’au début, au succès qu’elles allaient avoir, ce qui réussit à la distraire de l’idée pénible de reparaître dans une famille qui autrefois l’avait rejetée de son sein.

La comtesse douairière de Cramfort, et miladi Arabel sa belle-fille, arrivèrent les premières. La comtesse serra dans ses bras ladi Élisa, qu’elle nomma son ancienne favorite, caressa beaucoup Simplicia, répéta qu’elle était charmante, mieux encore que sa mère, mais lui ressemblant prodigieusement. Miladi Arabel sortit de son caractère dédaigneux, exalta sa jeune cousine, en regardant Palmira à la dérobée.

Dans ce moment arriva le reste des convives, composé de femmes au maintien orgueilleux, et d’hommes décorés des ordres les plus illustres. Les complimens et les démonstrations recommencèrent pour ladi Élisa et pour sa nièce.

Milord duc de Sunderland fut prendre Palmira par la main, et la présenta au cercle, avec ces expressions : Voilà, mesdames, miss Harville, parente de feu miladi Sunderland. Ces titres et ses qualités personnelles lui donnent des droits à votre amitié ; ma sœur s’est plue à l’en combler. J’ose espérer de vous la même bonté, quand vous connaîtrez notre aimable Écossaise.

On salua Palmira avec civilité. Les hommes dirent entre eux qu’elle était belle comme un ange. Les femmes lui parlèrent peu, mais s’en occupèrent tacitement beaucoup. La vieille comtesse de Cramfort se mit pourtant à lui faire de nombreuses questions. Elle s’informa sur-tout de quel côté elle appartenait aux Belmours, présumant que c’était par la mère d’Anna, qui pourtant ne s’appelait pas Harville ; mais que son aïeule Judith Makinson s’était effectivement mariée à un lord écossais qui avait eu plusieurs filles, dont l’une probablement avait épousé un Harville. Ladi Élisa se chargea de répondre ; et sa présence d’esprit fut très-utile à l’embarras de Palmira.

Celle-ci était la seule à ne pas s’appercevoir des louanges que lui prodiguait le comte de Cramfort, un des plus mauvais sujets de Londres. Sa femme, la jalouse Arabel, s’en vengea par l’impertinence de ses manières avec la pauvre Palmira. Le dîner fut cérémonieux et ennuyeux.

Lorsqu’il fut fini, Simplicia chanta, et on l’applaudit avec transport, tandis qu’on affecta la plus grande distraction pour l’exécution brillante de Palmira sur le piano. Elle s’en apperçut, ne joua que le premier morceau d’une ravissante symphonie d’Haydin, et sortit du salon. Elle entra machinalement dans une galerie de tableaux qui en était voisine.

Non, pensa-t-elle, tout le monde n’est pas aimable et bon comme je le disais hier soir. Que l’on admire Simplicia, ho ! elle le mérite bien ; mais quelle nuance on se plaît à mettre entre ladi Sunderland et une simple Écossaise.

Elle regardait les portraits de tous ses aïeux, placés dans cet appartement. Elle y voyait sa mère, resplendissante de jeunesse et de beauté. Un peu plus loin, la femme d’Edward, figure charmante qu’elle se plaisait à contempler. Simplicia ornera aussi cette galerie, se dit-elle ; là, près de sa mère ; et moi, rejeton inconnu, dédaigné… Elle tomba dans de douloureuses réflexions. Elle en sortit, étant frappée du portrait de son oncle Mortymer, qu’elle devina à sa belle figure, à son regard fier. L’assassin de son père lui faisait horreur ; elle allait fuir, quand sir Abel, voyant la porte de la galerie ouverte, y entra.

Comment, lui dit-il, vous quittez un cercle si brillant, pour cette collection d’êtres inanimés ? J’y retourne bien vîte, répondit-elle, si je dois y trouver ladi Mathilde. — Elle n’a pas voulu venir, sa gaieté s’accorde mal du sérieux d’une telle journée. — Fatigante, en vérité : quelque autre de cette espèce me ferait penser à mes rochers d’Heurtal. — Avez-vous besoin d’ennui, miss Harville, pour vous ramener à de tels souvenirs ? Moi, je me les rappellerai dans les heures les plus douces de ma vie.

Palmira, embarrassée, sans trop savoir pourquoi, quitta la galerie pour reparaître dans le salon, où sir Abel la rejoignit bientôt. Ce dernier, regardé presque publiquement comme l’époux de Simplicia, fut accueilli avec beaucoup d’égards. Il égaya et anima le cercle ; et Palmira trouva la fin de la journée moins désagréable que n’en avait été le commencement.

En partant, miladi Arabel fit des invitations pour aller le lendemain chez elle ; et, engageant individuellement, elle eut l’impertinence de ne pas prier Palmira. Cette petite Écossaise me déplaît à la mort ; je ne veux pas la recevoir, répondit-elle à sa belle-mère, qui lui avait fait observer qu’elle était inséparable de Simplicia.

Quand les personnages indifférens furent partis, Élisa dit à ses amis : Demain, je crois que je serai malade ; ainsi, Simplicia, il faut que vous vous résigniez à paraître sans moi. Ah ! Madame, reprit Palmira, l’oubli affecté que l’on vient de me faire essuyer ne doit pas priver ma cousine du plaisir de votre présence.

N’attribuez le procédé de miladi Arabel, interrompit lord Sunderland, qu’à son extravagante jalousie. Son mari, dont au reste les louanges sont peu flatteuses, vous les a prodiguées d’une manière à la désespérer, et à lui faire oublier toute bienséance à votre égard.

Simplicia, par ses caresses, chercha à effacer cette mortification de l’esprit de sa cousine. Le cœur d’Élisa en était plus touché encore. Ainsi la mère et la fille, l’une par tendresse, l’autre par un sentiment de fierté, non déplacée dans cette occasion, passèrent une nuit moins douce que la précédente.