Maradan (1p. 61-76).


CHAPITRE IV.




Élevée depuis mon enfance dans la famille des ducs de Sunderland, ayant mérité leur plus intime confiance, je me plais à recueillir les événemens dont j’ai été le témoin.

Nulles pensées, encore moins une action criminelle, ne souillèrent jamais l’ame de mes protecteurs. L’amour et l’ambition causèrent seuls les troubles, les malheurs qui ternirent de longues années de paix et de prospérité. Le feu duc de Sunderland, par sa fortune et son crédit, était un des plus grands seigneurs des trois royaumes : il passait huit mois de l’année dans ses terres, asile de la somptuosité. Miladi Sunderland, aimable, dissipée, paraissait vaine de ses enfans ; mais, livrée au torrent du grand monde, elle ne pouvait leur prodiguer ces soins tendres et touchans qu’ils ne reçoivent communément que dans un état moins élevé.

Elle avait cependant une prédilection très-marquée pour son fils aîné, Mortymer. La ressemblance de leurs traits devait seule l’exciter, car il sympathisait peu avec l’adorable bonté de son frère Edward, et celle de sa sœur ladi Élisa. L’Angleterre, si riche en beautés, n’en avait peut-être pas qui égalât cette dernière à l’âge de seize ans : son caractère, ses grands talens, sa céleste bienfaisance, la rare modestie qui adoucissait sans l’obscurcir l’éclat de tant de supériorité, la faisaient surnommer le phénix des Sunderland. Elle avait même des connaissances profondes, qui ne sont pas communément le partage de son sexe, ses parens ayant desiré qu’elle participât à toutes les études de ses frères, dont l’éducation était dirigée par M. de Saint-Ange, Français d’origine, fort bien né, mais sans fortune. Milord duc l’avait connu en France, et, ayant su apprécier un tel homme, lui avait fait les plus brillantes propositions, pour l’engager à se charger de ses enfans. M. de Saint-Ange accepta, et accompagna le duc en Angleterre, où il sut plaire à toute la famille dans laquelle il occupait une place si intéressante.

J’ai connu peu de physionomies comme la sienne ; ses grands yeux noirs respiraient en même temps la vivacité de son génie, et la sensibilité de son cœur. Âgé de vingt-cinq ans, la gravité de son maintien lui en aurait fait donner davantage. Mille personnes peuvent attester, comme moi, qu’il réunissait à des lumières rares un esprit naturel et charmant. Mais qui mieux que ton vieil ami, ô mon pauvre Charles ! peut vanter ta probité sévère, et toutes les vertus qui se déploient dans la vie privée ! Mortymer, Edward, et leur sœur, s’attachèrent bien facilement à leur nouveau gouverneur. Notre jeune ladi assistant, comme je l’ai déjà dit, aux leçons de ses frères, les devança d’une manière étonnante. Avant l’âge de quinze ans, elle devait à Saint-Ange, connaissances, talens, et peut-être cette manière de penser qui la rendait supérieure à l’éclat de son rang, puisqu’elle n’en partageait pas les ridicules préjugés. Ladi Élisa, froidement polie avec un grand seigneur, était de l’amabilité la plus empressée avec un simple citoyen dont les vertus patriotiques et bienfaisantes lui étaient connues, ainsi qu’avec un artiste distingué : tels étaient les objets de ses prédilections.

Edward avait les mêmes principes ; mais, à mesure que Mortymer avançait en âge, sa fierté, son orgueil se développaient : l’affection qu’il avait eue pour Saint-Ange s’altérait sensiblement. Il prétendait qu’il faisait de son frère et de sa sœur des enfans de la nature, déplacés dans une société policée, et citait, à l’appui de cette accusation, leur amour de l’égalité, leur insouciance pour l’avantage d’une haute naissance. Il qualifiait ces principes de travers d’esprit, et se permit même de faire des représentations à ses parens sur cette étrange éducation ; mais il n’en fut pas écouté.

Deux années s’écoulèrent encore assez paisiblement. Ladi Élisa en avait alors quinze et demi ; et, malgré sa grande jeunesse, on sollicitait l’espoir d’obtenir un jour sa main. Le fils de milord Spinbrook fut choisi dans la foule ; et, certes, ce n’était pas un trait de discernement de la part des Sunderland.

Le jeune Spinbrook eut donc la promesse d’obtenir, au retour de ses voyages, la plus noble et la plus charmante héritière d’Angleterre. Il était déjà depuis long-temps en Italie, quand cet arrangement se décida entre les deux familles ; de manière que ce n’était que confusément que ladi Élisa se rappelait la figure commune, l’esprit plus ordinaire encore de son futur époux.

À-peu-près vers cette époque, mon ami Saint-Ange tomba dangereusement malade. J’attribuai son état à la sombre mélancolie qui l’assiégeait depuis plus d’une année. Il ne voulut pas voir de médecin ; il rejetait tous les moyens propres à lui rendre la santé. Mon affection paternelle avait perdu tout pouvoir sur lui. Un soir, sortant de son appartement, j’entrai dans les jardins de Sunderland. Étant dans une allée retirée, je trouvai ladi Élisa se promenant seule, avec une contenance abattue. Ma figure alarmée la fit tressaillir ; elle me dit avec une voix émue :

Je le vois à votre air, M. Akinson, votre ami est plus mal : on le dit bien déraisonnable. Pourquoi se refuse-t-il à tous les secours nécessaires ? Oh ! si mon frère Edward n’était pas à Londres dans ce moment… Elle s’arrêta, et balbutia si bas quelques paroles entrecoupées, que je ne pus les entendre. Oserais-je demander à ladi Élisa quelle idée elle concevrait, sir Edward étant près d’elle ? — Alors, M. Akinson, il ferait une démarche que m’interdisent à moi, mon sexe et la bienséance ; il irait trouver M. de Saint-Ange ; il lui dirait que ses élèves, ses jeunes amis, sont cruellement affligés, qu’ils voudraient supporter la moitié de ses maux, pour lui épargner une si douloureuse totalité. Mon dieu ! si son farouche et inconcevable désespoir lui ôte l’existence, que deviendrons-nous Edward et moi ? nos cœurs, nos esprits ne peuvent être perfectionnés que par lui. Oui, continua-t-elle en fondant en larmes, s’il persiste à mourir, qu’il nous entraîne donc dans sa tombe !

Connaissant l’ame tendre d’Élisa, je fus moins surpris que touché de cet expressif élan. M. de Saint-Ange, répondis-je, connaîtra l’intérêt qu’il inspire aux êtres sensibles qu’il a formés. Vous lui direz, reprit-elle très-vivement, oui, oui, répétez-lui qu’Élisa, Edward, et sans doute Mortymer, ne peuvent perdre un guide si sage, si éclairé, et qu’il doit nous conserver une vie si chère. Elle me pria de la reconduire à son appartement, car il faisait nuit close. Je ne veux pas, ajouta-t-elle, rentrer chez miladi. Appercevez-vous ce brillant éclat de lumière, cette quantité de monde ? Entendez-vous le bruit lointain de paroles gaies et animées ? Ici la joie et la santé, et à une si faible distance la douleur et l’agonie. Ô déchirant contraste ! En remettant ladi Élisa chez elle, mistriss Soovar, sa gouvernante, lui dit en la grondant un peu : Vous tomberez malade, mademoiselle, avec ce goût de promenades du soir dans une saison humide et froide. Tenez, M. Akinson, regardez-la, voyez comme elle est changée depuis quelques jours. Véritablement, je fus frappé de sa pâleur.

En la quittant, je retournai chez Saint-Ange ; et, dans toute la simplicité de mon cœur, je lui rapportai mot pour mot ma conversation avec ladi Élisa. Il m’écoute attentivement, saisit ma main en s’écriant : Que de biens et de maux vous me faites à la fois ! Que je t’entraîne avec moi dans la tombe ! ô Élisa ! quelle expression ! hélas ! tu sens peut-être le malheur qui t’attend. Innocente victime de l’orgueil et de l’égalité des rangs ! tu frémis de vivre avec un Spinbrook ; tu préférerais l’anéantissement de tant de charmes à une si odieuse existence. Aurais-je la barbarie de le desirer moi-même ? Ah ! pardonne ce doute cruel à l’ame égarée qui t’adore !

Je fus atterré de ces paroles déchirantes. Je tremblais qu’elles n’eussent été entendues, ou qu’il ne les répétât à d’autres ; car, d’abord, je ne les attribuais qu’à l’effet d’une fièvre brûlante. — Je vivrai, continua-t-il, avec satisfaction. Que l’on appelle autour de moi tous les secours de l’art. Oh ! oui, je veux vivre ! la belle Élisa le commande ; j’obéirai… Douce et aimable créature, si docile à ma voix depuis plus de dix ans, j’écoutais aussi la tienne : d’ailleurs, pourquoi vouloir mourir ? serait-ce parce que j’idolâtre la fille d’un noble pair ? — Insensé ! m’écriai-je, enfin, veux-tu perdre l’ange que tu profanes par de pareils discours ? Oui, sans doute, il faut guérir pour revenir à la raison ; et oublions à jamais ce coupable délire, qui ne peut être l’expression des vrais sentimens de l’honnête Saint-Ange.

Rendu à lui-même, cet infortuné laissa tomber quelques larmes, et cessa de me parler d’Élisa. Rentré chez moi, je me livrais à d’effrayantes réflexions. — Malheureux St. Ange, pensais-je, une raison supérieure, une délicatesse austère, n’ont pu te préserver d’une telle passion ; et quand je me rappelais la douleur et les paroles d’Élisa, j’osais craindre, hélas ! qu’il n’y eût plus d’une victime d’un amour si inconsidéré.

Je revis Saint-Ange plus affectueux que jamais ; mais, me mettant à mon aise, en ne prononçant pas le nom de ladi Sunderland, il revint à la vie. Cependant ce n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été jadis. Il eut le courage de demander à retourner dans sa patrie, disant, ce qu’il n’espérait pas lui-même, que l’air natal le guérirait. Malgré mon regret de le voir s’éloigner, j’en sentais la nécessité. J’appuyai donc ses démarches à ce sujet ; mais le duc et la duchesse le conjurèrent de rester, et il n’eut pas la force de persister dans le seul parti prudent qu’il eût dû adopter.

Je lui dois cependant la justice d’assurer qu’il fuyait toutes les occasions de s’approcher d’Élisa. Renfermé dans son cabinet d’étude, Mortymer n’y venant plus, il n’y recevait que moi et Edward, lorsque ce dernier n’était pas à Londres, où il faisait de fréquens voyages pour visiter sa cousine, ladi Anna Belmours, qu’il devait épouser au retour prochain de son père, gouverneur d’une partie des Indes orientales.

Un nuage épais sembla se répandre à cette époque sur l’horizon, jusqu’alors si brillant, du château de Sunderland. Ladi Élisa éprouva une maladie de langueur : à son éclatante fraîcheur, succéda une pâleur inquiétante ; un ennui profond la dévorait. Miladi s’en apperçut, malgré sa dissipation ; elle trembla. Tous les cœurs s’alarmèrent ; sa nombreuse famille se réunit à Sunderland, comme pour veiller sur une si précieuse existence. Les médecins assurèrent cependant qu’il n’y avait pas le moindre danger ; mais ils recommandèrent beaucoup de distraction. Les parties de chasse, les concerts, les fêtes champêtres, se succédaient chaque jour, et un sourire d’Élisa dédommageait de toutes les peines que l’on prenait pour elle.