Maradan (1p. 77-101).


CHAPITRE V.




Un soir, tout le monde était réuni ; Edward avait même exigé que Saint-Ange parût au thé ; j’y étais aussi présent. Nous entendîmes un bruit de chevaux, de voitures ; et bientôt nous voyons entrer Mortymer et le jeune Spinbrook, accompagné de son père. Je jetai un coup-d’œil sur ladi Élisa et sur Saint-Ange. Je ne puis dire lequel des deux fut le plus cruellement frappé de ce coup inattendu. Sir Spinbrook en Angleterre ! s’écrie-t-on de toutes parts. Son père le conduit, d’un ton moitié grave et moitié gai, aux genoux de la duchesse de Sunderland, en lui disant : C’est un rebelle que je vous amène, miladi, exilé pour un an encore. Mortymer lui a écrit, avec l’exagération d’un frère tendre, l’indisposition de ladi Élisa. Mon fils, désespéré, part sans la moindre autorisation, et arrive hier soir à Londres : je le gronde fortement, et veux le faire repartir de suite, l’assurant que notre chère Élisa n’est point dans une situation à inspirer de l’inquiétude. Il ne peut se le persuader, et me conjure de l’accompagner ici, où je déclare que tout le monde, excepté une seule personne, peut le blâmer d’avoir agi avec une précipitation si extraordinaire.

Je solliciterai de vous le pardon de sir Spinbrook, reprit gracieusement miladi ; et, pour lui prouver que nous ne lui savons nul mauvais gré de sa démarche, je l’autorise, au nom de milord Sunderland, ainsi qu’au mien, à saluer ma fille comme celle qui très-incessamment deviendra son épouse.

Que ne puis-je décrire ici le courage, la dignité, qui tout-à-coup animèrent la délicate figure d’Élisa ! Elle se lève, et d’un ton d’abord un peu tremblant, mais qui bientôt, devient expressif et assuré, elle adressa ces paroles au fils du lord Spinbrook :

Comme ami de mon frère Mortymer, recevez, sir, mes félicitations sur votre retour en Angleterre. Il va cependant vous exposer à être témoin d’une résolution que je devais révéler très-incessamment à ma famille, et qu’il m’est pénible de vous faire entendre ; mais nulle puissance au monde ne peut me faire échanger mon sort actuel contre un autre. (Ici un mouvement de surprise et quelques exclamations se firent entendre). Elle ajouta : accoutumée à la tendre indulgence de milord et de miladi, j’ose croire n’avoir besoin que d’invoquer leur extrême bonté, pour garantir mon immuable détermination. Si cependant, pour la première fois de ma vie, je me trouvais frustrée d’un si cher appui, vous devez savoir, sir Spinbrook, qu’une ame énergique et anglaise ne peut ignorer le moyen de conserver l’indépendance de ses actions, et de se soustraire aux persécutions humaines, lorsqu’elles deviennent trop insupportables.

Sa tête est perdue ! s’écria miladi. Son père était confondu. Chère Élisa, que faites-vous, dirent en même temps, Edward et Anna. Hé bien, Monsieur, reprit Mortymer, jetant un coup-d’œil à Saint-Ange, que pensez-vous de votre timide élève ? Je pense, répondit fièrement celui-ci, que l’on ne peut me soupçonner d’influencer ses résolutions. Milord duc, un peu revenu à lui, dit sévèrement à sa fille : Vous venez d’offenser deux familles que vous devez également respecter ; une prompte soumission peut seule effacer votre odieuse extravagance. Retirez-vous dans votre appartement, d’où je vous défends de sortir, jusqu’à l’instant où vous nous donnerez l’assurance de votre repentir.

Élisa jeta ses regards autour d’elle en disant : Ma mère, mes honorées tantes, mes frères, ma douce Anna, vous, M. de Saint-Ange, ainsi que le bon M. Akinson, je remets ma cause entre vos mains, faites abréger ce triste exil. Lord Spinbrook, je ne puis vous implorer aussi ; mais je vous suppose assez généreux l’un et l’autre pour ne pas vouloir devenir la cause des premières infortunes d’une femme qui vous souhaite mille prospérités. En passant devant sa mère, elle se précipita sur sa main ; elle fut durement repoussée : ses beaux yeux s’élevèrent vers le ciel, et elle nous quitta.

Alors il régna un instant de confusion inouïe. L’étonnement, le dépit, des sentimens concentrés, et le plus touchant intérêt, se développèrent : Mortymer et milord Spinbrook étaient furieux. On formait mille projets ; les uns avaient la rigueur pour base, d’autres la séductrice indulgence.

Il est bien essentiel, dit miladi Cramfort à une des tantes, de savoir si la conduite d’Élisa provient d’un mouvement de bizarrerie, ou de quelque sentiment romanesque ; M. de Saint-Ange, qui doit connaître les plus secrètes pensées de son élève, n’aurait-il pas découvert quelques penchans ridicules et bas, toujours blâmables, quels qu’ils soient, puisqu’ils l’entraînent à contrarier nos projets avec si peu de ménagement ? Depuis six mois, répondit Saint-Ange avec plus de calme que je n’eusse espéré, ma santé m’a forcé de suspendre le cours d’instruction que ladi Élisa suivait près de moi : je ne l’ai donc vue que rarement. J’ignore entièrement le motif de sa conduite ; mais depuis plusieurs années j’ai pu juger assez la pureté et l’élévation de son ame, pour certifier qu’elle est incapable de se livrer à aucuns penchans ridicules et bas.

Je le jurerais sur ma vie, reprit Edward. Il n’en est pas moins vrai, s’empressa de dire Mortymer, qu’elle vient de commettre une folie excessivement hardie. Voilà, ajouta-t-il en secouant la tête, le résultat d’une philosophie de dix-sept ans : ses idées d’indépendance et de liberté lui ont dicté un acte de rebellion très-prononcé.

Le jeune Spinbrook écoutait niaisement, et soupira cependant une fois, en disant : Pourquoi ai-je déplu si mortellement à ladi Élisa ? Son père, avec la hauteur qui le caractérise, demanda à milord duc si le caprice d’une jeune tête devait faire renoncer deux familles à un projet également honorable pour l’une et pour l’autre. Si vous devez céder à ladi Élisa, ajouta-t-il, épargnez-nous la honte de longues et inutiles attentes ; mais, en vous voyant conserver la noble fermeté que nos enfans doivent trouver en nous, mon fils et moi saurons tout souffrir et patienter.

Rien ne peut nous flatter davantage, reprit milord Sunderland, qu’une telle persévérance ; il faudra bien que ma fille lui cède, ainsi qu’aux autres moyens que je saurai employer. J’invite ses parens, ses amis, à me seconder. Edward, que votre affection pour elle ne vous aveugle pas. M. de Saint-Ange, voyez-la. Elle doit à vos soins mille avantages supérieurs ; prouvez-lui qu’elle les efface tous par sa désobéissance. Saint-Ange s’inclina, et sortit peu d’instans après.

Je le suivis. Mon ami, me dit-il avec transport, elle a rejeté sir Spinbrook. Avec quelle force elle a énoncé ses résolutions ! que de courage dans un âge si tendre ! elle persistera ; oh ! je crois qu’elle persistera. — Saint-Ange, repris-je, quelle coupable joie paraît vous animer ? Mon cher Akinson reprit-il avec attendrissement, affectez moins de sévérité, je mérite peut-être votre compassion. Arrivé à ce terme ordinaire de la vie, où le souvenir de l’orage des passions est un préservatif certain presque pour tous les hommes, moi, j’y suis parvenu en ignorant leurs dangereuses illusions. Livré à l’étude des sciences, des arts, à la tranquille amitié, mon ame était, pour ainsi dire, virginale. On m’entraîne en Angleterre, on me confie un enfant charmant ; quelques années s’écoulent, et en font une femme adorable. Témoin chaque jour des progrès de son esprit, de sa beauté, je n’en suis pas moins étonné, ébloui ; sa confiance, sa pure affection, achèvent de me perdre. Une passion brûlante, désespérée, s’empare de mon être ; nulle indiscrétion ne m’est échappée ; mais un instinct secret et familier à tous les cœurs tendres semble avertir Élisa qu’elle est la cause de mes maux. Dangereuse remarque ! j’ai vu ses yeux se fixer sur moi avec l’expression de la douleur ; j’ai osé penser que la langueur qui la consume aussi pouvait être le regret compatissant de ma déplorable situation.

Ne vous abandonnez pas, lui répondis-je à de pareilles chimères : tant que vous ne serez qu’un insensé, je pourrai vous plaindre ; mais, si un jour une criminelle séduction portait le trouble dans cette maison, le père d’Élisa ne serait pas plus indigné que votre ami.

Non, jamais, jamais, repartit Saint-Ange au mot de séduction qui m’était échappé ; mais, continua-t-il, que de persécutions vont s’amonceler sur cette adorable créature ! Ses parens, le vindicatif lord Spinbrook, l’accableront de procédés rigoureux ; car j’ai bien vu que ce parti l’emporterait sur celui de la modération et de la douceur.

Le même soir Élisa fut consignée chez elle. Mistriss Hovar me dit qu’elle paraissait calme, mais d’une tristesse profonde. Mortymer s’y rendit le lendemain ; et, se livrant à toute sa violence, il lui adressa les paroles les plus dures. Elle y opposa ses larmes, et cet unique reproche : J’ai deux frères, et n’aurai donc qu’un protecteur. Sa mère, accompagnée de lord Spinbrook, passa également chez elle, lui proposa une prompte célébration, ajoutant que son époux partirait aussitôt après, et ne reviendrait en Angleterre que lorsqu’elle y consentirait. Je ne donnerai jamais ma main, répondit-elle, qu’à celui dont la continuelle présence me comblerait de joie.

Alors sa mère la menaça de l’envoyer au pays de Galles dans un vieux château tellement horrible et isolé, que depuis plus de quatre-vingts ans nul Sunderland n’y avait séjourné. Une solitude si profonde n’effraie pas l’ame souffrante d’Élisa, répliqua-t-elle en soupirant. On lui donna huit jours pour se déterminer. Alors, dit la mère, à l’autel, ou en exil à l’affreux Roche-Rill ; vous sentirez-là si vos idées romantiques peuvent vous faire préférer un tel asile à une cour brillante, où la place la plus distinguée vous était offerte, le même jour où vous eussiez été miladi Spinbrook.

Élisa sourit avec un léger dédain, qui semblait exprimer combien peu elle appréciait cette dernière perspective. Edward obtint la permission de la voir, en promettant d’entrer dans les vues de la famille. Ladi Anna ne pouvait dans ce moment consoler sa cousine, étant allée au-devant de son père, qui débarquait à Plimouth. Edward demanda aussi de conduire M. de Saint-Ange chez sa sœur. On desirait cette démarche de la part de celui-ci, et on le pria de la faire.

Je fus accablé d’inquiétude tout le temps que dura cette entrevue. Quand elle fut terminée, Saint-Ange accourut chez moi, se jeta éperdu sur une chaise. Quelle épreuve, mon ami, je viens d’essuyer ! elle est malheureuse ! véritablement malheureuse ! Vains préjugés, honneur illusoire, dans une telle circonstance, ne devriez-vous pas disparaître devant l’amour et l’humanité, qui semblent prescrire de dérober Élisa aux persécutions, en la conduisant dans un désert, où du moins elle trouverait la liberté et le repos ! — Quelle erreur d’invoquer l’humanité, Saint-Ange, quand c’est votre passion seule qui vous inspire de pareilles idées ! — Écoutez-moi, mon cher Akinson : invité par milord duc, entraîné par Edward, peut-être n’obéissant qu’à mon cœur, j’ai donc été chez ladi Élisa. Quand nous sommes entrés, elle s’est écriée : Je reçois enfin deux amis. Ceux-là n’irriteront pas mes ennuis, ne me feront pas entendre d’injurieuses expressions. Mais, pourquoi, mon frère, ladi Anna ne vous a-t-elle pas accompagnés ? — Mon Élisa, elle est allée au-devant de son père. — Heureux retour ! il va accélérer votre union. Oh ! Edward, quel bonheur d’obéir à la volonté paternelle en suivant son penchant ! À cette phrase nous avons soupiré tous les trois.

Mademoiselle, ai-je eu le courage de lui dire, d’un grand sacrifice émane souvent une haute satisfaction, ne fût-ce que celle de songer qu’on remplit son devoir quelque pénible qu’il soit. Sans doute, reprit vivement Edward, et Élisa peut connaître un sentiment aussi sublime. J’avoue que sir Spinbrook n’offre pas dans son sexe les mêmes perfections que ma sœur dans le sien ; mais tant d’autres convenances se trouvent dans cette union, qu’elle doit y souscrire, si son cœur est libre. (Ici Élisa a prodigieusement rougi.) — Cette corde est délicate ; mais qui aurait droit de la toucher, si ce n’est un frère, et le sage ami de vos jeunes années ?

Edward, me suis-je empressé de répondre, je crois que nos titres à la confiance de ladi Élisa ne s’étendent pas jusques-là. Je n’entends rien, a-t-il insisté en riant, à une pareille discrétion. Mais voyez comme j’ai troublé et déconcerté cette chère enfant. Comment ! Edward, lui a-t-elle dit, voulez-vous aussi me tourmenter ? — Oh ! pardon, mon amour, de cet innocent badinage : encore a-t-il pour base mon amitié fraternelle, puisque, croyant ne vous voir qu’une aversion sans motif pour sir Spinbrook, j’ai pu chercher à la vaincre ; mais si Élisa aimait, si elle avait trouvé un mortel digne d’elle, je voudrais devenir son ami, je le servirais de tout mon pouvoir ; et peut-être la chaleur et le zèle que j’apporterais à cette cause la leur feraient-ils gagner.

Élisa, attendrie, a remercié son frère. Celui-ci, voulant absolument connaître son secret, continuait ainsi un interrogatoire qui faisait palpiter mon cœur : Est-ce l’agréable, le beau Melmoth, qui depuis si long-temps est l’adorateur passionné de vos charmes ? Elle a répondu paisiblement : En vérité, j’aimerais autant sir Spinbrook avec sa médiocrité, que le célèbre lord Melmoth. — Serait-ce ce jeune duc français, si aimable, si assidu l’hiver dernier à Londres, qui même a sollicité ouvertement votre main ? — J’aime beaucoup les Français ; mais celui-ci porte trop l’empreinte de la frivolité nationale.

Ô ma sœur ! réplique Edward, votre tante Cramfort aurait-elle deviné juste, en vous accusant d’un amour romanesque ? Je me garderai bien d’ajouter qu’il puisse être vil ; peut-être quelque distance de rang, de fortune… (Élisa dans ce moment a pâli et tremblé ; et moi, moi.) que les Sunderland jugeraient immense, mais que les élèves d’un sage ne pourraient regarder comme tel. N’est-ce pas, mon Élisa, j’ai deviné, les affections de ma sœur se sont données au mérite sans faste ? Que le fier Mortymer s’en étonne, Edward s’intéressera au choix qu’elle aura fait.

Edward, ai-je dit sévèrement, vous devez concentrer de pareils sentimens, et ne point offrir à ladi Élisa une sorte de protection contre les intentions de sa famille. Saint-Ange ! s’est écriée Élisa fondant en larmes, vous me jugez donc bien coupable ? Je le vois, il fallait mourir, et savoir obéir auparavant.

Hors de moi, à l’aspect de ses pleurs, j’ai répondu : Quoi ! j’augmente vos douleurs, quand je paierais de toute mon existence un rayon de bonheur et de sécurité pour ladi Élisa ! Elle m’a fixé avec étonnement, mais avec joie. Elle m’a tendu la main ; j’ai appuyé mes lèvres, et j’ai senti la douce pression de cette main chérie. Madame Hovard est rentrée, et nous nous sommes retirés.

Je vis bien que Saint-Ange conservait l’espoir d’être aimé. Je lui dis de redouter l’œil méfiant de Spinbrook et celui de Mortymer ; qu’il fallait fuir ce séjour dangereux. Ne préparez pas, lui recommandai-je, le malheur éternel de ladi Élisa. Ayant à peine dix-sept ans, son âge n’est pas comme le vôtre, celui d’une passion durable. Loin de vous, elle pourra vous oublier ; et l’honneur, la sagesse, l’intérêt de celle que vous aimez, doivent vous le faire souhaiter. Sacrifiez-vous, Saint-Ange ; partez, il le faut ; partez. — Cela n’est plus en mon pouvoir, s’écrie Saint-Ange ; fuir Élisa affligée, est un effort impossible.

Milord Belmours, accompagné de la pompe orientale, et de sa fille, arriva au château. C’était un homme honnête, bon, mais faible. Suggéré par ladi Anna, il intercéda pour Élisa : malheureusement son manque d’énergie ne donna pas grand poids à ce nouvel appui.

Les noces d’Edward devaient avoir lieu à la fin de la semaine suivante. La famille entière, avec une sorte de solennité, se rendit chez Élisa, pour l’engager à céder à la volonté générale ; mais jamais on ne sut allier une résistance si ferme avec un caractère si doux. Ses parens, irrités, furieux, prononcèrent en sa présence son exil à Roche-Rill. Vainement milord Belmours, sa fille, supplièrent que sa présence embellît le mariage ; ils furent refusés.