Maradan (1p. 140-152).


CHAPITRE VIII.




Saint-Ange fut quatre jours absent ; le cinquième j’appris son retour et l’heureux succès de son voyage ; l’ecclésiastique l’avait accompagné. James et Clara étaient décidés à nous suivre en France. Le vieux bûcheron, qui n’était que père adoptif de James, souscrivit à l’arrangement de Saint-Ange. Nous partions l’instant d’après la célébration ; dans peu d’heures nous étions embarqués, et le lendemain en France. Nous ne doutions pas de la réussite de plans aussi infaillibles…

Vains et faibles projets des humains ! ô effroyable catastrophe ! Huit années se sont écoulées, et j’ignore si ma tremblante main aura la force de la tracer. À midi, je reçus ce petit billet de Saint-Ange :

« Ce soir, mon Élisa, à l’heure où l’on tolère votre absence du château, venez à la cabane ; vous y trouverez, non la pompe qui aurait dû accompagner votre mariage, mais un amour si tendre et si vrai, qu’il pourra dédommager l’ame la plus sensible qui existe. »

La nuit précédente, j’avais jeté, au travers de mes barreaux écartés, une grande partie de mes effets, qui furent reçus par James et Saint-Ange, qui étaient dans la bruyère : tout était donc arrangé. La journée entière se passa dans une rêverie vague et pénible, d’où je ne sortais qu’avec des tressaillemens involontaires. J’entendis cinq heures sonner à la cloche du château. Je voulus me mettre en marche ; mais mes jambes étaient si tremblantes, mon cœur palpitait avec une telle force, que je fus obligée de m’arrêter plus de trois quarts-d’heure pour me remettre un peu.

Hirvan passa dans la pièce voisine ; je l’entendis dire à Clara : Si ladi Élisa veut sortir, qu’elle ne tarde pas ; le soleil se cache, les nuages s’ammoncellent, et la nuit sera orageuse. Hirvan avait constamment une voix sombre : dans ce moment elle me parut prophétique. Partons, Clara, m’écriai-je enfin.

Vous avez bien tardé, miss, me dit cette jeune fille en descendant la montagne, et je n’avais pas le courage de vous en avertir. J’abandonne ce soir des parens durs et méchans, ce grand vilain château, pour suivre une si bonne maîtresse, avec mon cher James ; et cependant je ne fus jamais si triste. — Clara, c’est que la joie ne peut accompagner une action inconsidérée, quelque flatteuse qu’elle puisse être pour nos passions,

Je trouvai Saint-Ange à la porte de la cabane. Ho ! Élisa ! si tard, me dit-il avec amertume. Je me jetai dans ses bras ; il me porta dans la cabane. J’y fus reçue par le ministre. Tout était préparé, je tombai à genoux. Ô mon dieu ! dis-je avec enthousiasme, pardonne à une fille coupable, mais qui remplira avec délices les devoirs sacrés d’épouse et de mère, si tu lui accordes la faveur de devenir l’une et l’autre.

Être suprême ! tu ne pardonnas pas ; ton bras vengeur était suspendu sur ma tête. Je me relevai ; Saint-Ange se plaça à mes côtés. Le ministre, avec simplicité, et une sorte de dignité, commence la cérémonie. Déjà mon trouble avait fait place à une respectueuse attention ; quelques minutes encore, et j’étais la femme de Saint-Ange. Mais la frêle porte de la cabane est enfoncée avec fracas, et je vois paraître Mortymer. Il s’élance sur Saint-Ange : Infâme séducteur ! s’écrie-t-il avec fureur, remercie le ciel de ce que je suis moins lâche que toi : défends-toi. Est-elle mariée ? demanda-t-il hors de lui. Non, monsieur, répondit froidement le ministre.

Je serrai les genoux de mon frère. Il n’est pas coupable, lui répétais-je. Oh ! écoutez-moi. Mortymer me repousse avec violence, et il entraîne Saint-Ange. Je veux les suivre, ou mourir. Je m’élance de la cabane ; je vois Mortymer (qui était en uniforme) jeter son épée à Saint-Ange, et se saisir de celle que tenait le valet-de-chambre de confiance qui était près de lui. Je me précipite entre eux. Ne craignez rien pour votre frère, me dit Saint-Ange, et il posa la pointe de son épée vers la terre. Mortymer, en proférant un torrent d’injures, emploie toutes ses forces pour me remettre dans les bras de Clara. Je me débats, je le conjure ; il n’entend rien. Je me dégage à la fin, et je vois alors Saint-Ange calme, ne faisant que parer des coups furieux, sans en porter aucun. J’entends un cri. Oh ! Mortymer ! pourquoi ton glaive ne frappa-t-il qu’une victime ? Mes paupières se couvrirent du voile de la mort ; je tombai sur la terre, j’y restai long-temps. Les barbares me rappelèrent à la vie. Mortymer, pâle, sombre, était devant moi. Où est Saint-Ange ? lui demandai-je avec un accent qui le fit tressaillir ? Il est puni, me répond-il d’un ton concentré. Cette réponse, mes regards, fixés sur le sang qui teignait la verdure avoisinant la cabane, m’apprirent l’étendue de mon malheur.

J’ignore ce que je devins pendant un mois, qu’une fièvre continuelle, ardente, égara ma raison. Mais, hélas ! elle revint pour aggraver l’horreur de ma situation. On m’avait enlevé Clara ; une vieille et hideuse paysanne l’avait remplacée ; on avait même dédaigné de me donner d’autres secours que les recettes de madame Hirvan. Les jeunes filles, malades de chagrin, d’amour, n’ont pas besoin de médecin, avait dit le cruel Mortymer.

La force de mon âge triompha du mal ; et le premier jour où j’eus la possibilité de me lever, mon frère entra dans la chambre : je détournai les yeux avec horreur ; lui affectait plus de sang-froid qu’il n’en avait véritablement. Élisa, me dit-il, le mystère de cette solitude peut ensevelir les événemens qui s’y sont passés : d’ailleurs, continua-t-il avec hauteur, je ne le desire que pour vous ; car les lois, les préjugés même ne punissent pas plus qu’elles n’ont jamais flétri celui qui venge l’honneur d’une épouse ou d’une sœur, et rien ne pourrait excuser en vous le vil égarement où vous fûtes plongée.

Je le regardais avec assurance. J’ignore quel serait le jugement des hommes, répondis-je ; mais un être au-dessus d’eux sait distinguer le crime d’avec la faiblesse. — Point de récrimination de part et d’autre, quand j’ai à vous annoncer paix et indulgence. — Paix et indulgence ! lorsque vous avez dévoué ma jeunesse, ma vie entière aux regrets et aux pleurs ! Non, non, la main qui s’est armée d’un poignard, qui a fait plus que de m’en percer le sein, ne peut m’offrir la branche d’olivier. — Romanesque fille ! encore une fois, écoutez-moi ! L’objet d’une passion insensée n’existe plus. Il eut l’audace de prétendre à votre main ; mais, nous en sommes persuadés, ses attentats ne se sont pas portés plus loin. Quittez donc ces lieux, et répondez enfin aux vœux de vos parens et de sir Spinbrook. — Laissez-moi mourir ici ; je ne puis, ni ne veux avoir d’autre destinée ; et, si on employait la violence pour m’en arracher, j’aurais le courage de dire à sir Spinbrook lui-même que je ne suis plus digne de lui. Oh ! Mortymer ! vous m’avez perdue !… Il porta la main à son front en disant : Que le ciel confonde tant de folie et d’obstination ! Végétez donc dans ces montagnes, oubliée d’une famille que vous avez déshonorée, coupable Élisa !

Il me quitta, et partit le soir même de Roche-Rill. Je ne voulais plus sortir de mon appartement, formant le projet de succomber à mon affliction ; mais bientôt mon inexpérience ne m’empêcha pas de sentir que la nature me faisait un devoir d’exister ; que Saint-Ange me le recommandait du fond de son tombeau : enfin, dans quelques mois, j’allais devenir mère.

L’avouerai-je, mon premier mouvement fut celui de la joie. Mortymer ne pourra pas être son assassin, me dis-je ; ainsi, malgré ses fureurs, l’image de mon cher Saint-Ange renaîtra encore pour moi. De ce moment, ma tristesse prit une teinte plus douce. J’eus la consolation de pouvoir pleurer : je fus me reposer sous le mélancolique ombrage des arbres de la forêt ; et, quelques objets pouvant encore me plaire, je sollicitai si vivement qu’on me rendît Clara, que je l’obtins enfin de son père.

Combien elle fut touchée de me revoir ! Elle m’apprit que James, effrayé de la colère de mon frère et de celle d’Hirvan, avait été obligé de quitter la contrée ; qu’un de ses cousins lui en avait donné des nouvelles, et qu’il lui avait fait dire qu’il regretterait toute sa vie sa forêt et sa Clara.