Maradan (1p. 116-139).


CHAPITRE VII.




Si jamais quelque lecteur parcourt ces mémoires, je l’invite, au nom de la vérité, de ne pas me juger sous les rapports trop parfaits où l’affectionné et partial Akinson m’a fait paraître.

La portion de douleur qui m’a accablée peut seule expier l’égarement où une passion violente, désordonnée, m’a entraînée. Ô cher et infortuné Saint-Ange, peut-être te prodiguera-t-on le nom de séducteur ! Tes vertus, tes talens, les tendres soins que tu pris de mon enfance, voilà, voilà tes uniques séductions ; et tes lèvres, tes yeux ne m’avaient pas encore avertie de ton amour, que mon jeune cœur était à toi pour la vie.

Revenons à mon exil de Roche-Rill, où je ne voyais point de terme, sentant bien qu’il n’y en aurait pas dans mon éloignement pour sir Spinbrook. Edward m’écrivit le départ de M. de Saint-Ange ; je me persuadais alors que le superbe, le riant séjour de Sunderland, me plairait moins que mes rochers, que ma forêt. Ainsi l’avenir, comme le présent, ne pouvoit plus ramener de scènes de bonheur pour Élisa.

Affreuse perspective, quand une extrême jeunesse vous condamne à tant de jours d’ennui et de regrets ! Clara, remarquant l’accroissement de mes inquiétudes, fixa mes regards vers une chaumière lointaine, en me disant qu’une famille misérable qui l’habitait l’avait priée de faire parvenir ses plaintes jusqu’à moi. Une bourse considérable, qu’Edward m’avait glissée peu d’heures avant mon départ, me procurait les moyens de soulager les malheureux du canton. Allons les visiter, dis-je à Clara. Nous allâmes à deux milles du château justifier les espérances que ces pauvres gens avaient fondées sur notre compassion.

Je sortis de chez eux moins oppressée ; mon imagination n’errait plus sur de si tristes objets que quelques heures auparavant ; ma marche était plus légère, et, la soirée étant fort belle, je proposai à Clara de descendre dans la forêt, ajoutant que, si la nuit nous y surprenait, James pourrait nous reconduire. — Ho ! ladi Élisa, m’assura ma compagne, nous n’avons rien à craindre avec lui.

Nous nous promenâmes long-temps dans les allées praticables de la forêt. L’obscurité commençait à ne plus laisser reconnaître les objets à une certaine distance : nous frappâmes à la porte de James ; il vint nous ouvrir, et je me suis rappelé depuis que ce fut avec un air assez embarrassé. Dans le fond de la cabane, je distinguai un paysan vêtu à la manière galloise ; son chapeau rabattu cachait entièrement son visage. Clara proposa à James de nous reconduire ; il alla parler à l’oreille de l’inconnu, qui lui répondit aussi mystérieusement, et James me demanda la permission d’emmener son ami avec lui, ayant affaire près du château. Nous partîmes tous quatre ; je ne faisais pas attention que c’était l’étranger qui marchait à côté de moi. En rêvant, et croyant saisir le bras de Clara, je m’emparai du sien. Quelle est ma surprise de me sentir doucement pressée, et d’entendre la voix la plus chère prononcer avec expression : ladi Élisa me méconnaîtra-t-elle long-temps ?

Je ne me rappelle ce moment que comme ces rêves délicieux du matin, qui, sans avoir l’essentiel de la réalité, ont néanmoins une sorte de consistance qui les met au-dessus des chimères, et nous laisse une impression agréable qui se prolonge après le réveil. L’émotion avait été trop vivement sentie ; je m’évanouis. En revenant à moi, je me trouvai assise dans un fauteuil, décorant la pièce qui jadis avait pu être appelée un salon. J’avais près de moi Hirvan et sa femme, qui me faisaient respirer des sels, et Clara qui pleurait. Hirvan dit : Bon ! elle revient à elle ; c’est la suite d’une grande fatigue et de la fraîcheur du soir : je ne permettrai plus que l’on rentre si tard ; aussi bien sir Mortymer pourrait trouver à redire à ces longues promenades.

J’entendais cela confusément. Après avoir ouvert les yeux, n’ayant pas apperçu à mes côtés l’objet que j’espérais y revoir, je les avais refermés. Aussitôt on me porta dans ma chambre ; Clara fut chargée de me veiller ; et, quand je me trouvai mieux, à ma grande impatience, on nous laissa seules. Oh ! miss, me dit-elle, dans quel état vous avez été pendant plus d’une demi-heure, pâle, muette, comme morte enfin sur la pierre où nous vous avions posée ! Et ce Monsieur, ce beau paysan je veux dire, qui vous a adressé tant de choses, dans une langue que nous ne comprenons pas ; mais son accent était si doux, si tendre, qu’il nous faisait pleurer malgré nous. James m’a conté que c’était un ami de votre bon frère : je n’ai pu en savoir bien long, je n’ai pu m’occuper que de vous. En vous voyant dans cet état, nous nous sommes décidés à envoyer James chercher des secours au château ; et quand ce paysan inconnu a vu les flambeaux luire au haut de la montagne, il s’est enfoncé dans la forêt en vous recommandant à mes soins et à ma discrétion.

Lorsque le babil de Clara fut fini, je me dis encore : Ce n’est donc point une illusion ! Saint-Ange, loin d’avoir quitté l’Angleterre, est auprès de moi ; je l’ai vu, je l’ai entendu : ah ! je ne m’étonne pas d’avoir pensé en expirer de surprise et de plaisir. Un seul instant ne redoutai-je pas qu’il n’eût été envoyé par ma famille, pour me forcer d’accepter la main de sir Spinbrook ? Mais l’idée de son déguisement me rassura ; il ne l’aurait pas pris, pensai-je, si son arrivée ici eût été autorisée par mes parens ; je vis donc enfin avec une tendre reconnaissance l’effet d’une compatissante amitié. Le lendemain James pénétra près de Clara, et lui remit pour moi le billet suivant :


« Ladi Élisa daignera-t-elle excuser une démarche qui même n’a pas été confiée à sir Edward ? Mais, prêt à quitter l’Angleterre, j’ai senti l’impossibilité de ne pas faire un dernier adieu à mon intéressante élève. Si elle eût joui du sort éclatant et heureux qui, naguère, fut le sien, ce besoin de mon cœur eût été moins pressant : mais elle est gémissante, isolée, et je me suis flatté que l’aspect d’un ancien ami ne lui serait pas indifférent ; ce qui m’a fait braver jusqu’aux convenances, pour lui offrir mes conseils et mes consolations.

« Puis-je espérer un moment d’entretien avant d’abandonner ces contrées ? J’ai trouvé un asile sûr dans la rustique demeure de James Burlow. Ah ! si je pouvais y voir Élisa, elle sera mille fois préférable au château de Sunderland, depuis qu’elle ne l’habite plus. »


Des assurances de respect et d’attachement terminaient ce billet, que je baisai dix fois en prodiguant les noms les plus tendres à mon ami, à mon maître. On fut deux jours sans vouloir me laisser sortir ; le troisième, je déclarai que l’exercice m’était absolument nécessaire, et je me rendis dans la forêt de Roche-Rill. Mon cœur ne s’y méprit pas ; je trouvai bientôt le sentier solitaire où se promenait Saint-Ange.

J’étais éperdue, ivre de joie ; lui, calme, presque froid. Son ton oppressé annonçait seul une émotion concentrée : il me dit que les renseignemens que j’avais donnés à mon frère sur le compte de James l’avaient guidé, qu’il s’était confié à ce bon jeune homme, qui lui avait répondu : Puisque vous êtes des amis de notre belle ladi, vous pouvez vous fier à moi et à ma discrétion.

Il me parla du duc et de la duchesse, m’assura que, si milord Spinbrook n’était pas près d’eux, ils pourraient céder à l’éloignement que je manifestais contre leurs intentions.

Sir Edward et sa femme, se déclarant toujours mes défenseurs, étaient très-froidement avec les Spinbrook. Mortymer continuait de soutenir ces derniers avec le même acharnement. Hélas ! répondis-je à de tels détails, j’ai semé la division et le mécontentement dans une famille, il y a quelque temps encore, paisible et unie. Chère ladi Élisa, reprit tristement Saint-Ange, votre condescendance, dût-elle faire plus d’une victime, je dois vous y engager : vous voir dans cette effroyable retraite, n’est pas un supplice facile à supporter.

Je n’en sortirai jamais, dis-je avec fermeté, si je dois trouver ailleurs sir Spinbrook. Saint-Ange me regarde un moment en silence, ensuite il me dit d’un air contraint : Il faut nous quitter ; en restant plus long-temps, je pourrais vous compromettre ; je ne me dissimule pas qu’un austère devoir aurait dû m’empêcher de paraître ici ; mais une puissance irrésistible m’a entraîné. Et déjà, m’écriai-je avec effroi, vous parlez de m’abandonner : Saint-Ange, donnez-moi quelques jours. Premier ami de ma jeunesse, ne me fuyez pas dans mes heures d’anxiété et de malheur. Cette cabane est parfaitement sûre, les gens du château n’y descendent jamais.

Saint-Ange parut ravi de cette prière ; l’infortuné n’y céda qu’avec trop de facilité. Nous passâmes une partie de cette journée ensemble ; mon orgueilleuse famille l’eût écouté, qu’elle n’eût pas eu à se plaindre de lui : il n’exprimait que le respect adouci par une nuance de compassion. Je le revis le lendemain et huit jours de suite ; lui, ne paraissant écouter que l’honneur le plus sévère ; moi, faible, inconsidérée, laissant éclater à chaque instant le sentiment qu’il avait la délicatesse de ne pas comprendre.

Un soir il m’annonça qu’il partait le lendemain ; je pâlis, je tremblai, et je repris avec feu : Il y a douze ans aujourd’hui que l’on vous présenta pour la première fois vos trois élèves ; si, enfans encore, l’idée d’un gouverneur nous avait effrayés, vous parûtes, Saint-Ange, et à la crainte succéda l’aimable confiance et le tendre attachement. Combien vos soins, la connaissance de vos vertus, de vos talens, ont dû augmenter de pareils sentimens ! Aujourd’hui est donc pour moi un précieux anniversaire ; je voudrais le célébrer par une fête, et vous me parlez d’une douloureuse séparation ! Ah ! remettez à après-demain ce départ cruel et nécessaire ; que je me dise ce soir : Demain je le verrai encore.

Puissé-je calculer ainsi tous les soirs de ma vie, en pensant à Élisa, reprit Saint-Ange. J’obéirai donc à vos ordres comme à mon cœur, en restant ici demain. Alors nous nous séparâmes. L’idée que je touchais au terme de ces consolateurs entretiens me plongeait dans le désespoir. Quelle nuit je passai ! Comme l’ame s’affaiblit dans les larmes et les regrets ! L’heure de la promenade s’approchait, et je ne la devançais pas ainsi qu’à l’ordinaire, puisque c’était à des adieux qu’elle allait être consacrée.

Je me traînai au lieu accoutumé de nos rendez-vous ; j’y trouvai Saint-Ange appuyé contre un arbre. Il leva ses yeux sur moi, et ne me dit rien : j’imitais ce sombre silence. Nos cœurs étaient trop remplis : nous ne pouvions nous exprimer. Clara, s’imaginant que sa présence pouvait nous inspirer quelque gêne, s’éloigna. Je n’en parlai pas davantage ; mais mes sanglots prirent un libre cours.

Cachez-moi ces pleurs, ou je suis perdu, me dit-il avec une vive agitation que je ne lui avais pas encore vue. Ah ! Saint-Ange, lui répondis-je, je ne suis qu’une jeune fille, faible, malheureuse, qui n’a pas le courage de modérer l’excès de sa douleur ! Et croyez-vous, reprit-il avec un ton frénétique, qu’un homme dans la maturité de sa raison puisse éternellement aussi cacher sa brûlante passion ? Non, non, Élisa, dans quelques minutes, je vous fuis pour toujours ; mais, auparavant apprenez que du premier moment où je vous ai connue, je vous ai aimée plus qu’aucun autre objet sur la terre ; que ce sentiment doux et tendre dans votre enfance est devenu idolâtrie depuis trois ans. Je vous en conjure, méprisez-moi, traitez-moi avec la fierté d’une sœur de Mortymer ; de l’indulgence, de la bonté, achèveraient ma ruine.

Je l’ai provoquée, dis-je timidement, et accablée sous le poids du bonheur de me savoir aimée. Depuis long-temps je vous ai fait connaître combien vous m’étiez cher. Nous donnerons à l’Angleterre, je le vois bien, une nouvelle histoire d’Héloïse ; mais, moins faible que Julie d’Étanges, je serai l’épouse de Saint-Ange ; et, si des événemens supérieurs s’opposaient à cette énergique volonté, du moins nul autre mortel n’aurait jamais de droits sur Élisa.

Il tomba à mes genoux ; la nature semblait favoriser nos transports, par l’abandon où nous nous trouvions ; le premier pas était franchi. Saint-Ange, enivré d’amour, avait parlé ; il osa davantage : moi, qui l’avais vu mon époux dès qu’il m’avait dit qu’il m’aimait, je cédai sans crainte ni remords.

Illusion coupable ! vous durâtes peu ; la pudeur et l’honneur reprirent bientôt leurs droits. Effrayés et humiliés de notre faute, nous nous regardâmes avec honte et douleur. Saint-Ange semblait se dire : Un seul moment a fait d’un homme vertueux un lâche séducteur ; et moi, je pleurais mes dix-sept années d’innocence, ternies à jamais.

Je recouvrai plutôt que lui cependant un sentiment de courage. Si vous me trouvez encore digne d’être votre femme, le mal peut se réparer, lui dis-je ; il ne nous est plus permis d’écouter le langage des préjugés, et la fille de milord duc de Sunderland ne peut retrouver l’honneur qu’en devenant l’épouse de Saint-Ange, si, je le répète, il l’estime encore assez pour accepter sa main.

Si je vous estime assez, reprit-il ; quelle expression ! Élisa sera éternellement un ange à mes yeux ; mais, hélas ! je n’ai que mon amour à lui offrir. — Je serai bien riche avec un pareil don, mon ami ; il compensera tous nos sacrifices ; car nous ne pourrons vivre en Angleterre. — Oh ! mon Élisa ! quelle gloire, quelle joie pour mon honnête famille de vous recevoir, et féliciter l’heureux Saint-Ange ! — Mais aux yeux de votre vertueux père, de vos sœurs toujours sages… Sans doute, (et je soupirai en enviant leur bonheur) je ne puis, je ne dois pas paraître en fille fugitive ; je voudrais recevoir dans ma patrie le titre sacré de votre épouse. Oh ! si un ministre pouvait arriver dans la cabane de Burlow, y bénir, y purifier notre amour ! Cette forêt, si long-temps témoin de ma peine, aujourd’hui de ma honte, ne me laisserait que des souvenirs charmans ! — Il faut réaliser votre idée, votre souhait, s’écria Saint-Ange. Aimable Élisa ! reposez-vous sur mes soins pour sa prompte exécution : en arrivant dans cette province, j’ai rencontré un honnête ecclésiastique, que j’obligeai jadis avec assez d’efficacité ; il ne l’a pas oublié. Il réside à six lieues de Roche-Rill ; dès demain je vais le chercher. Dans son obscurité, il ne redoutera pas le courroux de votre famille ; il me suivra certainement ici. Clara, les Burlow, sont à nous ; nous prendrons les moyens de leur faire quitter ce séjour, où ils pourraient éprouver quelque persécution à notre sujet : nous pourrons leur offrir mieux que la cabane, mais dont nous nous souviendrons toujours avec délices, n’est-ce pas, mon Élisa ?

Il fallut nous séparer ; et les charmes d’une présence mutuelle n’existant plus, Saint-Ange gémit sans doute de me déplacer du rang éclatant où le hasard m’avait fait naître. Mes regrets, à moi, ne se tournaient pas vers l’immense fortune que j’abandonnais, ni sur de périssables grandeurs ; mais renoncer à ma famille, la désespérer, ne plus pouvoir compter sur l’indulgente bonté de mon cher Edward, que je voyais irrité de notre réserve envers lui ; voilà ce qui déchirait mon cœur. À de telles réflexions succédait bientôt la puissante image de Saint-Ange ; et la triste vérité s’effaçait.