L’Atlantique. — Le mal de mer. Les Canaries. Tempête. Poissons volants. Dauphins. Les îles du Cap Vert.
19
III.
Le pot au noir. — L’équateur. Rio de Janeiro et les Brésiliens
37
IV.
La famille H… — Montevideo. La diligence. Le campo. Le mate.
57
V.
Farrucco. — Auguste T… et Pedro H… Le docteur. Blancos y colorados. Premiers coups de fusil. La calandria. L’iguane. Une pêche. Arrivée de J… Les pigeons. Les canards. J’achète un cheval. Le zorillo. Un gaucho de mauvaise mine. Je suis peintre. Un prêtre. Blessure à la tête.
79
VI.
Le carpincho. — Les voleurs de chevaux. Tio Luis. Le Choclo et les Sandias. Je deviens bon cavalier. Les sarigues. Pedro blesse un indien. Deux accidents de chasse. Le Gaucho. Joli coup de carabine. Chasse aux perdrix.
103
VII.
Costume et harnachement. — Le Venado. Les champignons. Perdu dans la plaine. Marica reçoit une correction. Je quitte La Capilla. Juan E… Pedro W… L’Estancia de San Ramon. Je suis maître d’école. Les Bolas. Le Nandu. L’orage. La queue de l’iguane et le tatou. Nourriture de l’habitant du Campo.
131
VIII.
Différentes chutes.— L’élevage du bétail. La marque. La castration. La tonte des moutons. Le cheval, façon de le dompter.
185
IX.
Joli coup de fusil.— La Lechiguana et le Camoiti. Cimetières indigènes. Le Tropero. Vipère et scorpion. Lampyres et fourmis. Les forêts.
207
X.
Le mulâtre Aparicio.— Vol de bayo. Chutes. Le voleur de cuir. Sa mort. Mon départ forcé. Retour à Montevideo. En mer. Madère. Anvers. Liège. Bettembourg.
227
NOTE DE L’ÉDITEUR.
Les mots Cana, Manana, Senor, Nandu
et Porteno s’écrivent en espagnol avec
une n surmontée d’un accent, qui n’existe
pas dans les caractères typographiques
français ; le lecteur est prié de les prononcer
comme s’ils étaient écrits de la
façon suivante : Cania, Maniana, Senior,
Niandu et Portenio.
I
DÉPART.
ANVERS, LA MANCHE, FALMOUTH.
ntré à l’université de Liège, pour y suivre les cours de droit et de notariat, je fis tout autre chose ; Mourlon et autres auteurs ejusdem farinœ, étaient désolés de se voir délaissés et étouffaient sous une puissante couche de poussière.
Le stick à la main, je faisais le crâne, sur le boulevard de la Sauvenière, et une bouteille de Moët, quand je dis une, cela
veut dire plusieurs, bue en charmante société,
avait pour moi plus d’attraits que le
cours de psychologie du professeur L…
Je préférais, couché sur un divan du
café vénitien, suivre avec une insouciance
quasi orientale les spirales formées par la
fumée d’un puro de la vuelta abajo, et les
bocks de bière s’engouffraient plus facilement
dans mon appareil digestif que n’entraient
dans mon cerveau les articles du
code Delebecque.
Aussi un beau jour, fatigué de mon
existence, honteux des entraînements auxquels
je me laissais aller, dégoûté de la
société, je pris le parti d’aller régénérer
mes idées dans les plaines libres de l’Amérique
du Sud. Entreprise téméraire !
Mettre trois mille lieues entre soi et sa
famille, sans argent, ignorant l’espagnol,
langue du pays, se lancer dans une région
où tout est sauvage, les chevaux, les
vaches, les moutons, les hommes, et cela
à l’âge de vingt trois-ans, sans expérience avec une tête comme la mienne, c’était en
me servant d’une expression vulgaire, risquer
ma peau.
Et cependant à peine cette idée eut-elle
pris naissance dans mon cerveau,
qu’elle y jeta les plus vigoureuses racines.
Quand je me trouvais seul, soit le jour,
soit la nuit, mon imagination parcourait
avec ardeur les plaines pampasiennes
peuplées d’indiens redoutables, les forêts
vierges où, derrière chaque tronc d’arbre,
je m’attendais à rencontrer un tigre. Toutes
mes conversations, mes discussions avec
mes amis, avaient une base invariable :
mon voyage en Amérique. Beaucoup m’écoutaient
avec le sourire de l’incrédulité
sur les lèvres, et se riaient de mes projets.
Voyez-vous, disaient-ils, l’ami Albert,
aux prises avec un peau rouge ou un jaguar ?
Alors toute leur verve facétieuse
retombait sur moi en pluie de lazzis et
de moqueries, et en chœur ils entonnaient le
fameux refrain de la Belle Helène : Pars
pour la Crète, pars pour la Crète ! D’autres, au cerveau peut-être aussi chaud que le
mien, auraient bien voulu m’accompagner ;
le grand nombre, je dois le dire à leur
louange, me conseillait de rester, d’étudier,
de laisser de côté mes idées extravagantes,
de suivre les cours de l’université,
de recevoir un jour le diplôme de
candidat notaire, et une fois en place, d’unir
mon existence à celle d’un ange de
beauté et de bonté et de passer la plus belle
vie que puisse envier cœur humain.
Malgré les bons conseils de mes amis,
malgré l’amour que j’avais pour mes parents,
malgré l’avenir brillant qui me tendait
encore les bras, mon parti était pris,
ma résolution était irrévocablement fixée,
et vers le mois de septembre 1868, après
mon voyage en Espagne en compagnie de
mon excellent camarade Arthur D…,
je fis les premiers préparatifs de mon excursion
dans l’hémisphère australe.
Mes soins consistaient surtout à être
bien armé ; aussi, au moment de mon départ,
j’étais en possession d’une carabine double, fort calibre, d’un fusil de chasse
et d’un revolver ; ces armes sortaient des
ateliers de — Gustave Br… Je complétai
mon armement avec un couteau
yatagan forme turque, poudre, balles, instruments
de pêche, bottes, jumelles etc. etc.
Je choisis pour me transporter au delà
de l’océan atlantique la ligne de steamers,
sous le patronage du gouvernement
belge, desservant les ports du Brésil,
et de la Plata. Tous les premiers du
mois un bateau quittait Anvers pour se
diriger vers le Sud.
Quinze jours avant le départ du paquebot,
j’écrivis à Monsieur D…, courtier de
la compagnie, de me retenir pour le port
de Montevideo un billet de seconde classe,
pour être au moins sûr d’avoir une place.
La vente de quelques pantalons, ma montre
confiée aux bons soins de ma tante, ou
comme disent les Italiens au « monte pio »,
un prêt que me fit un ami, suffirent à
parfaire la somme de douze cents francs :
six cent cinquante francs pour prix du passage et un reliquat de cinq cent cinquante
francs destinés à couvrir mes petites
dépenses sur le vapeur, et les frais
de débarquement à Montevideo. Je n’étais
donc guère riche !
Les jours s’écoulaient ; le moment fatal
approchait à pas rapides. Notez bien que
j’opérais en secret, et que personne ne connaissait
le jour de mon départ, sauf deux
intimes. Le vendredi soir, ma malle était
faite, tous mes petits colis étaient classés,
j’étais prêt…
Je sortis commander une voiture pour
le lendemain sept heures, et fus au café
comme d’habitude ; pas un de mes amis
ne remarqua le moindre changement dans
ma physionomie, mais si mon faciès était
tranquille, mon cœur était en révolution…
Comme de juste, la conversation roula sur
l’Amérique ; tous mes camarades étaient
du nouveau monde, Péruviens, Venézueliens,
Brésiliens, Montevidiens, Paraguayens ;
le plus américain de tous, c’était
moi, quoique du Grand-Duché de Luxembourg. Je sus me maintenir, leur
dis bonsoir avec le calme ordinaire, et
rentrai dans mes appartements.
Je ne dormis pas… Quelle nuit de
combat moral, de réflexions, de suppositions,
de châteaux en Espagne ! mon cerveau
était un déluge, où nageait pèle-mêle
un amalgame confus d’idées et de
pensées. Six heures sonnent à l’église St-Paul ;
je me lève. J’étais comme pris de
vin ; je me regarde dans la glace, j’avais
l’air tout drôle… Une voiture fait résonner
le pavé de la rue de la Cathédrale
et s’arrête devant le magasin de pelleteries
des Demoiselles Van Sch… où je demeurais.
Le cocher monte, charge mes
malles, et prend place sur le siége. Au
moment d’entrer dans le véhicule, une de
mes propriétaires me dit d’un air triste :
Ah ! Monsieur Gras, je crois que vous
ne reviendrez plus !! Savaient-elles quelque
chose, où mon attirail les avait-il
rendu soupçonneuses ? je l’ignore…
Si, leur répondis-je ; je vais à Paris, voir mon frère Alfred, étudiant en droit : de
là je vais à Bettembourg, chez mon père,
où je suis invité à une partie de chasse !…
Comme je savais mentir ! Pauvre père,
pauvre frère, eux aussi ont fait un voyage depuis,
mais un voyage sans retour, un bien
long voyage, un voyage dans l’éternité !
ô destinée humaine !!!
Fouette cocher ! J’adressai un regard
d’adieu à mon petit balcon vert qui paraissait
tout triste de mon départ. Arrivé
en face de la rue Vinave-d’Île, mon
sang s’échauffa, mon cœur battit avec
anxiété, et mes regards troubles s’arrêtèrent
sur un magasin de cigares, où je
cherchai avec un empressement fiévreux,
un visage connu. Ô fatalité ! le coin de
la rue du Pont-d’Avroy, vint me masquer
la vue, et je quitta Liège peut-être pour
toujours, sans avoir dit adieu à ces yeux
à demi voilés d’amour, à ces lèvres roses
et entr’ouvertes, laissant voir une rangée
de diamants plus purs que ceux du Mata-Grosso,
à ce cou d’albâtre digne d’une divinité antique, à cette taille si finement
svelte…
Ah ! j’eusse voulu, Ô ma chère F…
te tenir dans mes bras, sentir ton sein tressaillir
contre ma poitrine en feu, j’eusse
voulu respirer ton haleine embaumée,
j’eusse voulu humecter mes lèvres desséchées
à ta bouche parfumée !!!
Je tombai dans un état voisin de la
torpeur, le bruit seul des locomotives, à
l’approche de la gare des Guillemins, me
rappela que j’étais en route pour les Pampas.
Là me rejoignit Charles H… dont
les parents habitaient Montevideo et qui
m’avait donné quelques renseignements sur
la république orientale de l’Uruguay. Il
devait m’accompagner jusqu’au port d’embarquement.
Bientôt la vapeur nous fit franchir
avec rapidité la distance qui sépare Liège
d’Anvers. Pendant tout le trajet il ne fut
question que du continent de Christophe
Colomb ; notre imagination ne connaissait
pas d’obstacles ; nous franchissions les Andes et Amazone ; du pic vertigineux
du Chimborazo nous descendions dans
l’immense plaine du Rio de la Plata, nous
fraternisions avec les Puelches, les Guaranis,
les Botocudos ; nous applaudissions
au courage de Cimon Bolivar et blâmions
les atrocités de Rosas.
Le train s’arrête, la reine de l’Escaut
nous tend les bras.
Notre premier soin, après avoir déposé
mes bagages à l’hôtel, fut d’aller au port,
voir le vapeur « City of Brussels ». J’étais
fier de cette coquille qui devait balancer
mon désœuvrement sur les flots de l’Océan
atlantique ; ses flancs d’airain, sa
puissante machine, la figure grave du capitaine,
tout me plut. Nous passâmes la
soirée en buvant force pale ale à la prospérité
des républiques latines de l’Amérique
du Sud, et nous fîmes une curieuse
étude de mœurs, en parcourant les lieux fréquentés
par les matelots. Là nous vîmes
tous les désirs, toutes les passions, toutes
les turpitudes développés par un long séjour sur mer ; on se serait plutôt cru dans
une réunion de possédés, de bacchantes
infernales, qu’au milieu d’êtres humains :
honnêteté, pudeur, tempérance, faites place
au torrent ! Aux passions en ébullition
venaient s’ajouter les âcres vapeurs de
l’alcool, du goudron, des résines, de la
graisse, des harengs saurs, de la morue,
du guano, et toutes sortes d’effluves exotiques
et aborigènes.
Le lendemain nous offrîmes un sacrifice
à Lucullus, en savourant quelques douzaines
d’huîtres ; puis nous prîmes le chemin
du quai Van Dyck où était stationné,
tout enfumé, le monstre marin. Je fis placer
mes bagages à bord. Les poulies grinçaient
sous le poids de lourds fardeaux,
et les grues à vapeur fonctionnaient avec
une rapidité étonnante. Il est difficile de
s’imaginer ce que peut engloutir un navire
de deux mille tonneaux avant que
d’être replet ; les écoutilles, semblables à
d’immenses gueules ne faisaient qu’avaler,
et paraissaient insatiables.
Les jurements des matelots se mêlaient
au bruit de la vapeur et aux commandements
des officiers : tout s’exécutait avec
une régularité mathématique : vers onze
heures, le chargement était complet. Pères,
mères, frères, sœurs, amis, amies, se disaient
adieu, les baisers étaient distribués,
et les mains se cherchaient pour s’étreindre
tendrement. La cloche retentit, tout le
monde doit se trouver à bord : je serrai
la main de mon ami et gagnai le pont
du navire. L’hélice se met en mouvement,
et bat avec force mais avec lenteur les eaux
de l’Escaut.
Capitaine et officiers donnent leurs
ordres, pour sortir sans encombre du
fouillis de navires qui nous entourent : peu
à peu le quai s’efface comme un panorama
à effets de lumière, des mouchoirs
sont agités en signe d’adieu, et le City of Brussels fend l’onde majestueusement.
C’était le premier novembre 1868.
Anvers disparut masqué par les coudes
du fleuve ; la tour de sa célèbre cathédrale disparut à son tour. Pensivement appuyé
sur le bastingage du steamer, je contemplais
avec calme les paysages de la rive
que nous cotoyions. À quatre heures on
nous servit le thé. Il y avait une vingtaine
de passagers de seconde classe ; le
thé que je pris avec plaisir, ne leur goûta
guère ; quelques observations seules sur
le breuvage se firent entendre. J’allai sur
le pont fumer une cigarette en rêvant aux
vicissitudes de la vie humaine.
Je remarquai que j’étais l’objet d’une
inspection particulière, tant des passagers
de seconde que de première classe. Il existait
peut-être des motifs de cet examen :
je portais des bottes à l’écuyère vernies,
un pantalon clair, un petit veston court,
col et manchettes de taille, un chapeau
haute forme, des gants pattes de canard,
et j’avais un petit air insolent que tout
étudiant viveur acquiert malgré lui ; je
laissai ces braves gens me contempler à leur
aise, et me tins à l’écart. Tout à coup me
vint à l’esprit l’idée de me choisir un lit ; j’entrai dans la cabine qu’on m’avait désigné,
mais un peu tard, car tous les lits
étaient occupés, sauf un, au rez-de-chaussée,
je dis rez-de-chaussée, parce que toutes les
couchettes de navires sont étagées ; ici
il y en avait jusqu’à trois, et par conséquent
trois lits superposés. Le côté où
était mon lit n’en avait que deux, à cause
des hublots, ouvertures faites dans le flanc
du navire, fermées par un disque en verre
de très forte épaisseur, pour éclairer la
cabine et donner de l’air par les temps
calmes. Ces disques ont une charnière,
et se ferment hermétiquement en venant
s’appliquer contre une rondelle de caoutchouc
où les retient une forte vis. J’étais
mal placé, car dans le cas où mon voisin
supérieur aurait le mal de mer, je me
trouvais inévitablement sous le feu de ses
fusées stomacales ; je me résignai pourtant
et le cas échéant, je me promis bien de
fuir avant les premières attaques.
L’heure du souper fut annoncée par
le garçon de table par ces mots « pleasegentleman ». Je mangeai beaucoup ; inutile
de parler des menus des bateaux de vapeur
anglais, car le navire était anglais ;
capitaine, officiers et matelots étaient anglais,
et par conséquent la cuisine était
anglaise ; mixed pickles, roastbeef, kary rice, pommes de terre au naturel, salaisons,
pudding, thé, en forment la base invariable.
Après avoir fumé un cigare, tout
habillé je me jetai sur mon lit ; à un
mètre en face de moi, j’avais deux belges
et un allemand superposés, au dessus de
moi un petit anglais, à mon chevet un
anglais et un hollandais, dans l’autre angle,
trois allemands, le reste libre de la cabine
était occupé par un unique lavabo
et un chandelier, ne perdant jamais son
centre de gravité, par suite d’un mécanisme
qui lui permettait de tourner dans tous
les sens : ajoutez un poids à sa base, et
il restera invariablement perpendiculaire
au centre de la terre. Je dormis peu ; le
mouvement vibratoire imprimé au navire
par l’hélice, l’étroitesse de mon lit, soixante
centimètres à peine, la nouveauté du lieu, et une foule de pensées m’en empêchèrent.
La nuit fut calme : bientôt, au roulis du
bâteau, je reconnus que nous étions dans
la Manche, et au lever du jour je pus
m’en convaincre ; dans la brume, à droite,
je distinguai les côtes crayeuses de Douvres ;
tandis que devant nous s’étendait l’immensité
de l’eau, encore de l’eau et toujours
de l’eau. Je fus à même de juger
de la mauvaise réputation du canal : de
nombreuses vagues venaient de tous côtés
se briser contre les flancs du bâtiment,
mais notre hélice mue par une machine
de cinq cents chevaux, se moquait de ces
attaques, comme un molosse d’une bande
de roquets. Nous marchions avec la plus
grande prudence ; car vous savez tous,
que la Manche pullule en hauts fonds, et
de grosses bouées en sont les vigilantes
sentinelles.
Le trois, vers deux heures, nous entrâmes
dans le port de Falmouth. Un
anglais de première classe, à qui j’avais
plu sans doute, m’invita à descendre à
terre ; j’acceptai. Il me conduisit dans un café, et me demanda si j’aimais le gin ;
beaucoup, fut ma réponse. Il en commanda
deux verres, mais de taille, c’étaient plutôt
des verres à bière qu’à liqueur ; l’Anglais
crut m’intimider, mais il fut détrompé,
car d’un trait j’avalai cette quantité
d’alcool, et roulai une cigarette comme
si de rien n’était ; il me félicita, et dans
l’établissement je dus certainement passer
pour un membre d’une société de tempérance.
Falmouth est petit et je n’en vis pas
grand chose. Nous retournâmes au vapeur,
où on entassait pêle-mêle trois cents émigrants
pour la province brésilienne, baignée
par le Paraná et limitrophe du Paraguay.
Vieillards, adolescents, enfants, femmes
et filles, tous avaient cette mauvaise mine,
cet air hâve, particuliers en Angleterre
à la classe peu favorisée de la fortune.
Le lendemain l’ancre fut levée au point
du jour, le City of Brussels tourna sa
poupe au pays de Cornouailles, et se dirigea
droit vers le sud.
Respect est dû à ces pauvres émigrants, qui sont regardés en Europe comme la
lie, l’écume de la société ; ils ont au moins
le courage de quitter une patrie qui ne
peut plus les nourrir convenablement, et
vont sous des latitudes, souvent hostiles
à leur santé, chercher un séjour plus agréable !
Gloire à ces valeureux champions
de la civilisation ! Gloire à ces courageux
pionniers du progrès ! Ce sont eux qui,
au péril de leur vie, plantent les premiers
jalons des sentiers que parcourront
sans danger leurs successeurs. Rien ne
résiste à leur infatigable persévérance : les
forêts vierges tombent sous leur hache
retentissante ; les animaux féroces rugissent
sous le plomb qui les foudroie,
les vastes savanes sont transformées en
plantations, et, où naguère une tigresse
allaitait ses petits et causait la terreur
du voisinage, une brave mère de famille
donne le sein à son enfant, et invite le
voyageur à se reposer sous sa cabane hospitalière.
II
L’ATLANTIQUE.
LE MAL DE MER. — LES CANARIES. — TEMPÊTE. — POISSONS VOLANTS. — DAUPHINS. — LES ÎLES DU CAP VERT.
ous sommes sur l’Océan. L’immensité des vagues, leur marche lente et majestueuse, nous offrent un tableau des plus grandioses de la nature. On voit la puissance irrésistible de cette masse liquide, et, quand on regarde le frêle esquif qui vous porte, on rentre en soi-même et instinctivement vous vient à
l’esprit l’idée d’une essence créatrice, qu’on
niait sur la terre ferme.
Bientôt le pont du steamer fut le théâtre
d’une scène qui ne cessa que dans le
port de Montevideo. Presque tous les
passagers, surtout les passagères, étaient
atteints du mal de mer ; la figure blême,
les yeux bordés d’un cercle maladif, ils
se livraient à des contorsions et faisaient
des efforts qui n’étaient pas agréables à
la vue. Les malheureux ne mangeaient
plus, et pourtant ils cherchaient à expulser
ce que leur estomac ne contenait pas.
À ce qu’on m’a dit, le mal de mer est
un des maux les plus insupportables ; à
l’aspect des horribles grimaces de ceux
qui en souffraient, j’eus lieu de le croire.
À table, à peine avaient-ils porté à leurs
lèvres la moindre nourriture, que soudain
ils se levaient et couraient sur le
pont, en proie à des nausées affreuses.
J’ignore si un sang à part coule dans
mes veines, mais je fus épargné, quoique novice, car c’était pour la première fois
que je me trouvais sur l’onde salée. Fier
de ma force, quand tout le monde avait
déserté la table, j’étais seul pour livrer
bataille aux plats qui m’entouraient, et
je vous avoue, que je n’en épargnais aucun ;
je me livrais à des excès gastronomiques
qui eussent donné des inquiétudes
à un disciple d’Hippocrate. C’était surtout
au pudding que je faisais la guerre. Content,
avec un air de satisfaction dans le
regard, j’allais griller une cigarette sur
le pont qui m’offrait l’aspect d’une salle
de cholériques ; comme on enviait mon sort !
La monotonie de la vie du bord, le
souvenir de ma famille que j’avais quittée
sans adieux, de mes amis, de ma patrie,
assombrirent un peu mon caractère ; mais
la nouveauté du spectacle auquel j’assistais,
ne me donnait pas le temps de m’abandonner
à mes tristes pensées. Je suivais
avec intérêt les manœuvres des matelots,
accompagnées de leurs tristes chants gutturaux ;
je contemplais avec plaisir les marsouins qui se livraient à de joyeux
ébats ; et bien souvent, pour tuer le temps,
j’allais chez le steward du navire, — c’est
le limonadier, — boire une bouteille de pale
ale ou de stout à la santé de tous ceux
qui m’étaient chers.
La température devenait de jour en
jour plus douce, et j’attendais avec impatience
le moment où je me trouverais
sous les tropiques : j’avais lu beaucoup et
entendu bien souvent parler de ces chaleurs
de trente à quarante degrés centigrades
à l’ombre.
Le dimanche huit novembre nous eûmes
les Canaries en vue : à l’aide de mes excellentes
jumelles, malgré la distance qui
nous séparait, je distinguai quelques habitations,
et pus me faire une faible idée
de la végétation de ces îles. L’aspect général
des Canaries est abrupt, de hautes
falaises, continuellement battues par les
eaux, en forment la base, et font réfléchir
aux grandes révolutions plutoniennes qui
à l’époque de la formation, ont bouleversé l’univers. Le pic de Ténériffe, point le
plus élevé, atteint une hauteur de 3 710 mètres au dessus du niveau de la mer.
Les Canaries appartiennent à la couronne
d’Espagne, la beauté et la bonté de leur
climat sont connues ; en été la chaleur un
peu intense est modérée par les brises de
mer. Les Canariens sont des agriculteurs
vaillants qui émigrent beaucoup, et se
dirigent principalement vers les républiques
baignées par le Rio de la Plata ;
aux environs de Montevideo, leur principale
industrie consiste à cultiver le maïs
et le froment. Bientôt nous perdîmes les
Canaries de vue ; nous avancions de plus
en plus vers le sud.
Une petite tempête que nous eûmes
à essuyer, nous montra ce que pouvait
être un drame maritime. Bien que le
vent ne fut pas trop violent, la mer se
mit en fureur ; peu à peu les vagues se
soulevèrent et firent opérer au navire des
mouvements qui accrurent encore la douleur
des pauvres malades. La nuit était sombre et le remous formé par le navire,
paraissait être une fournaise agitée ; la
mer, par les temps d’orage, devient beaucoup
plus phosphorescente et chaque coup
des ailes de l’hélice lançait dans les airs
une gerbe de feu. La cheminée, semblable
à un dragon de la mythologie, toussait
comme un mastodonte malade, et éclairait
le pont par intervalles d’une lueur
rougeâtre ; le navire tanguait de façon à
effrayer des esprits timorés : pour jouir
du spectacle dans toute son étendue, je
me plaçai à l’extrémité de la proue du
bâtiment, et là, cramponné aux cordages
du mât de beaupré, comme un naufragé
sur une épave, avec un mélange de frayeur
et d’admiration, je contemplai le tableau
qui se déroulait sous mes yeux. Tantôt
soulevé par les vagues, le navire semblait
monter dans les nues ; tantôt entraîné sur
leur déclivité, il paraissait s’enfoncer dans
l’abîme, et les mouvements s’opéraient
avec une telle rapidité, que l’air se raréfiait,
et que j’avais de la peine à respirer :
effet saisissant que ne peut s’imaginer celui qui ne l’a ressenti. Fatigué de
ce spectacle, je traversai le pont avec la
plus grande difficulté pour me rendre à
ma cabine ; ce n’est qu’en formant un
angle très ouvert avec mes jambes, que
je pus me maintenir en équilibre, et les
bras étendus, je manœuvrais comme un
danseur de corde. J’entrai dans mon lit,
comme un renard dans sa tanière, car
j’ai oublié de vous dire, que l’intervalle
entre ma couchette et celle de mon voisin
supérieur n’était que de cinquante centimètres ;
aussi m’est-il arrivé plus d’une
fois, en me levant de me heurter la tête
contre le fond du lit de mon superposé.
Le mouvement du roulis était tellement
violent que, pour me maintenir en place,
je fus obligé d’arc-bouter mon corps avec
mes coudes contre les parois du lit. Ajoutez
à cela les mugissements des vagues,
les craquements du navire, les mouvements
désordonnés de l’hélice qui, soudain manœuvrant
dans le vide, tournait avec
fracas ; les pas précipités des matelots sur
le pont, les goddam du capitaine, le bruit du vent dans les voiles, qui claquaient de
temps en temps avec un bruit détonnant
semblable à un coup de canon, les cris
des matelots pour s’exciter dans leur travail,
le son perçant des sifflets des capitaines
d’armes, et vous aurez une idée de ma
situation. Peu à peu la mer revint à de
meilleurs sentiments, et, honteuse de son
courroux, nous laissa mollement voguer
sur son sein le plus doux. Le lendemain,
des caisses, des planches flottées
par l’Océan furent les tristes indices des
sinistres qui s’étaient accomplis dans les
ténèbres.
Dans l’après-midi je vis pour la première
fois des poissons volants ou exocets ;
gros comme des harengs, ils volent avec
difficulté et ne sortent des ondes que
pour s’y enfoncer de nouveau après un
vol d’une centaine de mètres ; la trajectoire
qu’ils décrivent ressemble à celle
d’une flèche, leurs ailes ne sont que des
nageoires pectorales très développées. Ils
volent quelquefois par bandes, et une fois lancés, peuvent difficilement changer
de direction, car un des leurs est venu
tomber sur le pont du bateau, où j’ai pu
l’examiner à mon aise.
Des poissons de forte dimension se pressaient
autour des flancs du navire et luttaient
de vitesse avec le steamer. Ils pouvaient
avoir de deux à trois mètres de
longueur, ils avaient le museau pointu,
avec une ouverture supérieure ; ce qui les
rangeait dans la classe des souffleurs, leur
dos était noirâtre et leurs flancs argentés ;
les Anglais leur donnent le nom de sea pig,
traduction littérale « porc de mer ». Ils sont
connus des passagers sous le nom de sauteurs :
effectivement dans leurs courses,
ils sautent par dessus les vagues. Pendant
plusieurs jours leurs bandes innombrables
égayèrent la triste monotonie du bord ;
une quantité de poulpes, de nautiles roses,
m’annoncèrent l’approche de la zone torride
tant désirée. Je ne vis ce que les
marins appellent mer de sargasses, ou
autrement dit, mer couverte de fucus qui,
de loin, la font ressembler à une prairie.
Il fait chaud, les passagers à tempérament
faible se plaignent amèrement ; quant
à moi, mes veines se gonflent sous la pression
du sang en ébullition, toutes mes
fonctions vitales s’accomplissent avec facilité
et redoublent d’activité ; je suis heureux,
mes narines s’écartent pour respirer
en plus grande quantité cet air brûlant ;
je tressaille, des courants électriques parcourent
mon être ; je suis amoureux de
cette température et fais des yeux doux
à l’horizon, car les îles du Cap Vert commencent
à poindre dans le lointain.
Aussi abruptes que les Canaries, ces
îles ont un aspect désagréable ; elles sont
nues, comme brûlées, sablonneuses, et de
fantastiques masses rocheuses s’élancent
de tous côtés dans les nues ; quelques unes
seulement, comme San Antonio et San
Yago, sont couvertes de végétation, tandis
que San Vicente, devant laquelle nous
devons jeter l’ancre, paraît complètement
aride et inhospitalière ; elles sont aussi de
formation plutonienne. Le jour est sur son déclin et San Vicente s’étend devant
nous : le steamer marche avec précautions,
l’hélice tourne avec prudence, tout le
monde est comme sous le coup d’une certaine
impression : bientôt nous entrons
dans une petite baie, dont le fond est
éclairé par une cinquantaine de lumières
vacillantes. Nous sommes arrivés, il fait
nuit : soudain un bruit formidable ébranle
le navire et sème l’effroi dans tous les
cœurs : on a jeté l’ancre, l’hélice ne marche
plus, le navire est stationnaire. Le silence
règne sur le pont, les chants des nègres
de la plage troublent seuls la tranquillité
de la nuit. Nuit douce que celle du onze
au douze novembre, onze jours de tracas,
de bruit, d’alertes, me font aimer cette
nuit tiède, suave et tranquille, effet semblable
à celui que ressent le touriste qui
a passé quinze jours à Paris ou à Londres
et qui rentre dans ses pénates villageois.
Au bruit succède le silence.
Nous devions faire du charbon à St-Vincent où le gouvernement anglais entretient un dépôt de combustible ; j’avais donc
le temps de satisfaire ma curiosité.
Je me levai à la pointe du jour, et
quel ne fut pas mon étonnement de voir
le navire entouré d’une foule de petites
embarcations, montées par des nègres très-peu
vêtus. Ils vendaient de la canne à
sucre, des figues, des oranges, des bananes,
et criaient le prix de leur marchandise
dans un mélange de portugais, d’anglais,
de français et d’espagnol. Je fis signe à
un de ces moricauds, et moyennant un
shilling il me déposa sur la côte. Je saluai
cette terre, le cœur tout ému, et allai
tenir un speech à cette chaude nature,
quand mes yeux rencontrèrent un groupe
de jeunes mulâtresses et négresses ; instinctivement
je me dirigeai de leur côté.
Quels yeux, quelles dents, quelles grâces !
mollement couchées ou assises par terre,
avec des poses langoureuses, une simple
chemise couvrant leurs formes proéminentes,
elles avaient l’air de déesses de
l’antiquité, et me rappelaient certains tableaux d’Orphée aux enfers. Elles ne sont
pas farouches les dames de ce pays.
Les habitants de St-Vincent, sujets portugais,
sont presque tous nègres ou mulâtres ;
malgré la couleur très foncée de
leur épiderme, ils n’ont pas les traits désagréables
de certains Africains et ressemblent
beaucoup aux Ouoloffs du Sénégal,
qui sont classés parmi les nègres
les moins prognathes ; parmi le beau sexe
il y avait réellement quelques types dignes
d’attention, l’oisiveté est leur grande occupation,
mais aussi leurs besoins sont-ils
petits : un peu de maïs, quelques bananes,
une feuille de tabac, et un habitant de
St-Vincent est le plus heureux des hommes.
Quand un navire vient faire du charbon,
ils déploient quelqu’activité ; le combustible
est amené du dépôt, dans de grandes
chaloupes appelées « lanchas », près du steamer,
et de là il est transporté sur le navire,
dans des corbeilles tressées à jour,
que les nègres portent sur leur tête. Le
salaire, fruit de leur travail, est absorbé le soir en rasades d’eau de vie : aussi est-ce
pour eux un jour de fête que l’arrivée
d’un paquebot ; leurs chants et leurs cris
rendus rauques par l’alcool se prolongent
bien avant dans la nuit, et la plage présente
l’aspect le plus fantastique quand
ces diables se livrent à leurs joyeux ébats.
Une centaine de masures, une petite
église avec un prêtre aussi noir que l’habit
qu’il porte, des brocanteurs et débitants
européens, un gouverneur portugais,
quelques soldats noirs, mal habillés,
armés de fusils à pierre, tels sont les
éléments de la société de l’endroit.
Au milieu de la rade se trouve un
rocher isolé, de forme pyramidale, tourné
en escargot et représentant l’image en
grand de cette petite chose qu’on appelle
vulgairement sentinelle et qui se trouve
le long des murs dans les endroits écartés.
À droite, la crête des montagnes figure
assez bien un géant couché ; les Anglais
disent qu’il ressemble à Wellington,
et les Français y retrouvent les traits de Napoléon Ier. Pas de végétation, un ou
deux cocotiers sur la place du corps de
garde, près de l’église, devant soi des crêtes
de montagnes de tous côtés, à gauche une
fontaine avec un mince filet d’eau, où
de noires lavandières rendent au coton sa
blancheur, en se livrant à leurs joyeux
babil.
En compagnie de quelques passagers,
je parcourus le village ; les maisons sont
passées au lait de chaux intérieurement
et extérieurement, l’ameublement est primitif,
et de grands lits ornés de moustiquaires,
sont placés au milieu des chambres.
Quelques négresses au cœur tendre
nous invitèrent à pénétrer dans leur réduit,
en nous faisant des gestes provocateurs
et des œillades séduisantes ; mais
je ne me laissai pas tenter, redoutant
les suites d’un quart d’heure passé en
aussi noire compagnie.
Ayant assez vu, je me fis reconduire à
bord. Moment désagréable que celui pendant
lequel un navire fait du charbon, tout est couvert d’une fine poussière qui pénètre
partout, malgré la précaution du capitaine
de faire fermer l’entrée des cabines
avec une toile à voile. Tout est noir, l’atmosphère
est saturée de molécules de charbon
qui font l’effet de tabac à priser sur
mon appareil olfactif. Le lendemain les
soutes étaient pleines, et vers dix heures,
le capitaine fit tirer le coup de canon réglementaire
pour prévenir tous les passagers
de se trouver à bord. Je dis adieu
à St-Vincent et me mis à peler des oranges
que j’avais achetées pour une bagatelle :
quelle différence avec les oranges vendues
quatre cents, cinq cents dans les rues de
Liège, rien de flasque et d’aigrelet, quel
parfum, quel jus agréable !
Les matelots font gémir le cabestan
sous leurs efforts, une légère secousse fait
tressaillir le navire, l’ancre est levée. L’hélice
fait de nouveau bouillonner les flots,
nous reprenons la direction du Sud, en
droiture sur Rio de Janeiro.
Tout à coup un rassemblement tumultueux se forme sur la plage, des cris
perçants parviennent jusqu’à nous ; une
barque, emportée par de vigoureux biceps
se détache de la côte, et se dirige vers
le steamer ; un passager de troisième classe,
en manches de chemise, un Anglais séduit
sans doute par une déesse couleur chocolat
est resté à terre. Un des amis du
délaissé vint prier le capitaine de faire
stopper la machine, mais il paraît que la
réponse fut négative, car le navire filait
toujours, et laissait de beaucoup en arrière
le pauvre Anglais. Il a dû s’en retourner
à la côte, prendre son parti en
brave, vivre avec ces échappés du royaume
de Pluton, et attendre le passage d’un
autre steamer de la même compagnie.
Cette rigoureuse observation du règlement
par le capitaine fit murmurer quelques
passagers.
III
LE POT AU NOIR.
l’ÉQUATEUR. — RIO DE JANEIRO ET LES BRÉSILIENS.
ous approchons de plus en plus de l’équateur ; de petites pluies et un temps nébuleux nous en annoncent le voisinage. L’ombre projetée à midi par ma personne sur le pont, est presque nulle, ce qui revient à dire que les rayons du soleil me tombent quasi perpendiculaires sur la tête ; nous sommes dans la région connue de tous les voyageurs
sous le nom de pot au noir : sans
doute ainsi nommée à cause de l’éternel
mauvais temps qui y règne et du constant
état terne du ciel. Ces pluies ne durent
pas longtemps, ce ne sont que des ondées.
Le passage de la ligne se fit avec calme,
pas de grotesques divertissements, pas
de scènes burlesques où paraissent Neptune
et autres divinités humides, pas de
pluie de pois ni de farine.
Un passager se permit seulement une
plaisanterie qui fit rire tout le monde :
un jeune homme, fort blagueur d’ailleurs,
voulut, dans sa naïveté, voir la ligne ;
aussitôt le passager en question fut chercher
une longue-vue du bord, qui était
à notre disposition, tendit un fil à l’extrémité
par le milieu du verre, et la présenta
au jeune étourdi en le priant de
bien regarder dans telle direction : un air
de satisfaction se peignit sur la figure du
curieux, et tout heureux, il s’écria : je la
vois, je la vois ! là bas, là bas ! Un rire fou s’empara des assistants, quelques épithètes
même, mais dites tout bas, furent
adressées à l’ignorant qui, pendant quelques
jours, servit de but aux plaisanteries.
Nous eûmes quelques coups de vent à
essuyer, un jour même, le navire ayant
beaucoup de voiles dehors, justement à
l’heure du dîner, Éole gonfla ses joues
un peu plus qu’à l’ordinaire et imprima
au navire un fort mouvement de roulis.
Les tables étaient couvertes de mets et
de sauces, qui roulèrent sur les genoux
des commensaux ; les dames criaient en
cherchant à préserver leurs toilettes, les
hommes juraient ; c’était un brouhaha, un
sauve qui peut général. Comme la salle
était étroite, et qu’il n’y avait entre la
table et les cloisons que juste l’espace
pour le passage d’une personne, ce fut
un bouleversement complet ; tous se pressaient,
se poussaient pour sortir, et les
mouvements du navire faisaient perdre
l’équilibre à bon nombre. Une dame, en
essuyant sa robe, me laissa voir le bas d’une jambe bien faite qui me dédommagea
largement de la perte de mon potage.
Quelles nuits agréables que les nuits
sous les tropiques ! le ciel pur est constellé
de milliards d’étoiles scintillantes ;
une température suave et embaumée,
plonge l’homme dans une douce rêverie,
et las d’admirer le firmament, il s’endort
en souriant à la Croix du Sud ! Nuits de
bonheur ! Nuits d’amour ! Heureux celui
qui vit sous les latitudes où la nature
prodigue ses dons, et où l’être humain,
insouciant du lendemain, mollement balancé
dans un hamac, goûte les charmes
du far niente.
Quelques jours après, un petit incident
risible vint encore dérider les faces
accablées par la chaleur équatoriale. Trois
passagers, couchés au pied de la cheminée
du steamer, sous la douce influence de
Morphée, dormaient du sommeil des justes.
Peu à peu le vent changea de direction,
et sous son souffle les petites poussières
et escarbilles lancées par la cheminée, tombèrent sur les figures humides de
sueur des trois dormeurs. Bientôt de blancs
qu’ils étaient ils devinrent mulâtres, et
certainement sans le bruit d’une manœuvre
qui les troubla dans leur repos, ils
seraient passés à l’état de nègres parfaits.
De cuisantes douleurs accompagnèrent leur
réveil, une quantité de petits cristaux de
charbon pénétrèrent dans leurs yeux, et
firent exécuter de singulières pantomimes
aux imprudents : pour toute consolation,
quelques rires moqueurs parvinrent à leurs
oreilles, ils jurèrent bien, mais un peu tard,
qu’ils ne s’y laisseraient plus prendre.
Rien de particulier ne vint troubler la
monotonie de notre traversée jusqu’au
vingt et un novembre, où nous eûmes le
phare du cap Frio en vue. Encore quelques
heures et Rio de Janeiro nous apparaîtra
dans toute sa splendeur.
Le lendemain au point du jour nous
approchions de la terre, le soleil levant
dorait de ses rayons oranges les sommets
des pics au pied desquels s’étend la capitale de l’empire de Dom Pedro. L’entrée
de la rade de Rio est excessivement étroite,
et des ouvrages garnis de canons en défendent
le passage.
Après avoir longé les forts de Santa
Cruz et de São João, un panorama réellement
féerique s’offre à la vue du voyageur
étonné. Devant lui l’immensité de la baie
qui mesure cinq lieues sur quatre d’étendue,
semblable à une glace transparente
et pure, reflète dans ses eaux limpides
les magnifiques paysages de ses bords.
À gauche O Rio, comme disent les Brésiliens,
bâtie en amphithéâtre, présente
l’aspect d’un immense éventail, bariolé
des couleurs les plus vives ; les montagnes
du Corcovado et des Organos lancent
dans les nues leurs pics, où une
végétation luxuriante étale aux rayons du
soleil ses nuances les plus tendres. Rio
est une grande ville, peuplée comme une
des principales capitales de l’Europe ; sur
sa rade flottent les pavillons de tous les
pays du monde.
Une barque m’emporte à terre.
Quelques rues attirent mon attention ; la rua Direita, la rua d’Ouvidor et la rua da Assemblea ; ce sont je crois les principales
et les plus commerçantes ; la rua d’Ouvidor
est habitée par les négociants
français. Je parcourus avec plaisir un
marché, où des négresses vendaient les
fruits si multiples et si savoureux de cet
heureux pays. Les rues sont assez mauvaises,
un pavage en pierres inégales et
posées de champ, rend la marche difficile.
Les maisons sont de style portugais, et
les magasins ne brillent pas par leur propreté ;
je ne parle pas ici des magasins
tenus par des étrangers.
Pour me faire une idée des environs
de Rio, je pris place dans le tramway
traîné par des mulets et qui conduit à Botafogo
et au Pão de Açucar. Au sortir de
la ville nous côtoyons des villas enchanteresses
et de gracieux chalets, au confortable
européen vient se mêler le charme
de la végétation brésilienne. Les orangers embaument l’atmosphère de leur suave
parfum, les bananiers aux feuilles immenses
gémissent sous le poids de lourds
régimes, les palmiers, les cocotiers lancent
dans l’air leurs stipes grêles et droits
couronnés du classique panache bruissant
au moindre zéphyr ; l’air est imprégné
de senteurs inconnues aux pâles habitants
du Nord, des insectes aux riches couleurs
bourdonnent en volant de calice en calice ;
et les oiseaux mouches, semblables à des
rubis et à des émeraudes animés, puisent
dans le fouillis de fleurs leur nourriture
d’ambroisie ; turbulents et légers, sans se
reposer, inconstants, ils font une caresse
à toutes les fleurs, sans s’arrêter à aucune.
Les oiseaux des tropiques, si remarquables
par la richesse de leur plumage, ne font
entendre que des cris perçants.
La population de Rio est composée en
grande partie de gens de couleur ; le mélange
des races noire et indienne, avec
les Portugais et autres étrangers a produit
dans cette partie de l’Amérique du Sud un dédale chromatique, où l’antropologiste
le plus érudit se trouve embarrassé.
La plupart des petits magasins sont tenus
par des Portugais ; sobres, travailleurs,
rien ne les rebute ; insensibles aux privations,
supportant les plus rudes fatigues,
ils n’ont qu’un but, celui de s’enrichir, et
revoir un jour les rives du Tage.
Peu de blancs se montrent dans les
rues de Rio, pendant les chaleurs de la
journée, surtout les blancs de qualité ; ce
n’est que le soir, quand Phœbus a modéré
ses feux, que la société choisie de la capitale
ose se montrer ; alors le quartier de la
place de l’Assemblea jusqu’à la rue d’Ouvidor
présente l’aspect le plus animé.
J’étais descendu dans un hôtel allemand
non loin du port, et pendant que
je prenais une légère collation, je pus remarquer
l’usage si répandu du cure-dents :
tout Brésilien a toujours avec lui son cure-dents,
passé derrière l’oreille comme la
plume d’oie de nos saute-ruisseau ; il le
retire et s’en sert à tout instant, il est de bois tendre et long de dix à quinze centimètres.
Las des courses de la journée,
je priai l’hôtesse de m’indiquer ma chambre.
J’ouvris une fenêtre pour prendre
le frais, et tout en aspirant la fumée
d’un charuto brésilien, je donnais cours à
mes pensées. Le souvenir de ma famille,
de mes amis, mon voyage, le Cap Vert,
Rio, l’éloignement de mon pays natal,
deux mille cinq cents lieues, me plongèrent
dans une mélancolie rêveuse, et
machinalement je lançais dans les ténèbres,
la fumée de mon puro de Bahia. Bientôt
mes paupières s’appesantirent et je songeai
à me reposer des fatigues d’une
longue navigation ; je laissai la fenêtre
ouverte et me jetai sur mon grabat.
Des démangeaisons inconnues me réveillèrent
bientôt, et de légers susurrements
significatifs me firent connaître
qu’une armée de moustiques s’acharnaient
sur mon corps et se disputaient mon sang.
Je me lève, allume une bougie pour châtier
mes ennemis, mais en vain ; semblable au lion malade je dois supporter leurs
attaques, sans pouvoir me défendre. Je
m’enveloppe dans un des draps et m’étends
de nouveau. Quelle nuit désagréable !
Je me levai aux premiers rayons du
soleil et, tout en me livrant aux ablutions
matinales, je ne me reconnus presque pas
en me voyant dans la glace du lavabo.
J’avais l’air d’avoir eu la petite vérole ;
une quantité de tumeurs couvraient
ma figure, mes mains, mes bras, tout
mon corps, que faire ?… Je maugréai
en moi-même quelques invectives, et
le mot carajo, que je connaissais déjà,
s’échappa de mes lèvres. Je m’habille, descends
et entre dans la salle commune,
où je suis reçu par un rire général, et
effectivement c’était pour rire, j’avais
l’air d’un polynésien de bonne famille,
tellement j’étais tatoué ; mais je n’étais
pas le seul, d’autres étrangers comme
moi avaient eu à faire à l’ennemi et
avaient été tout aussi maltraités.
Je pris une tasse de café, du Rio pour de vrai, et sortis pour voir encore un peu
les Brésiliens. J’assistai à l’embarquement
de malheureux nègres que le gouvernement
de Dom Pedro recrutait de toutes
parts, un peu par l’argent, beaucoup par
la force, et expédiait au Paraguay pour
combattre les valeureux soldats de Francisco
Solano Lopez. Leurs uniformes me
faisaient l’effet d’être les défroques de nos
garnisons européennes ; ils tenaient leurs
fusils avec une nonchalance et un manque
de pratique, qui révélaient la faiblesse
de leurs sentiments guerriers. Pauvres
diables arrachés à l’esclavage pour être
conduits à la mort !
Pour ne donner qu’une idée des boucheries
que les braves Paraguayens faisaient
de ces infortunés — et remarquez
que presque toujours les soldats du Suprême,
Lopez portait ce nom, armés d’un
simple couteau, attaquaient les Brésiliens —
je citerai le fait connu dans toute l’Amérique
du Sud, que la quantité de cadavres
que charriaient le rio Paraguay et le rio Parana descendaient jusqu’à Buenos-Ayres,
et cette masse de chair en putréfaction
infectait les eaux et l’air à tel
point, que l’administration de la ville dût
prendre des mesures en conséquence.
L’élite de la jeunesse brésilienne avait
disparu, et si la guerre eût duré plus
longtemps, ou disons mieux, si le tyran
Lopez eût su mieux se conduire, la face des
évènements aurait pu changer et entraîner
peut-être la ruine du Brésil. Les provinces
de Rio Grande et de Bahia, les deux plus
braves de l’Empire, étaient dépeuplées et
les veuves étaient innombrables.
Les Brésiliens sont hautains, orgueilleux
et entichés d’eux-mêmes. À ce propos
un de mes amis de Montevideo m’a
répété les paroles d’un officier brésilien qui,
en certaine société, s’est exprimé comme
suit : Les Français sont forts sur terre,
les Anglais sur mer, mais les Brésiliens
sur terre et sur mer. Et encore cette
épitaphe d’un Brésilien mort au Paraguay :
Ici repose un lion, non, c’est un tigre,
non, c’est un Brésilien.
Abstraction faite de ses vices — et qui
n’en a pas, hélas ! — le peuple brésilien a
devant lui l’avenir le plus grandiose :
une étendue de territoire égale à celle
de la moitié de l’Europe, des richesses
minérales inouïes, des forêts sans fin de
bois précieux et un système fluvial des
plus heureux. L’immensité de son territoire
embrasse la zone tempérée et la zone
torride ; l’étendue de ses côtes, avec des
ports sûrs et spacieux, lui permet d’avoir
une marine marchande et de guerre, qui
rivalisera avec celle des États-Unis de
l’Amérique du Nord. Ce qui lui manque,
c’est l’immigration de peuples agriculteurs.
Accourez, Européens, vous qui vous
sentez à l’étroit dans votre antique patrie
épuisée, vous qui gémissez sous le poids
de la misère et des travaux les plus durs,
accourez ; le Brésil est vaste, il a les bras
ouverts pour vous recevoir, il est prêt à
prodiguer ses richesses à ses enfants d’adoption !
Fuyez les froides régions du
Nord, venez dans le Sud, là gît le bonheur,
là gît l’abondance !
Malheureusement ce joli pays porte
au front une tache bien plus noire que
le nègre qu’il l’asservit.
Au Brésil existe encore l’esclavage !
l’esclavage suscité par la cupidité et la
luxure ! l’esclavage ! mot terrible, au son
duquel tout cœur noble bondit d’indignation !
Le maître, par suite de ses relations
charnelles avec son troupeau humain, devient
le père d’êtres qu’il pollue comme
il a pollué leur mère, et non content de
ce crime stigmatisé par les peuples les
plus sauvages, il fait battre, torturer ou
vendre son propre sang.
Les gouvernements qui autorisent de
semblables atrocités, méritent d’être bouleversés
par les troubles sociaux les plus
exaltés ; le feu et le sang seuls peuvent
laver une aussi grave injure faite au genre
humain.
Après avoir passé trois jours à terre,
je me fis ramener à bord ; on achevait de décharger les marchandises en destination
de Rio, et le lendemain nous
reprenions la direction du Sud. Encore
cinq jours et je pourrai saluer Montevideo
la belle.
J’ai oublié de vous dire qu’à bord se
trouvaient deux Paraguayens, envoyés par
le gouvernement de Lopez à Londres, pour
y suivre les cours des arts et manufactures
et de mécanique. Forcés de reprendre
le chemin de leur patrie, faute de ressources
pour continuer leurs études, ces deux
jeunes gens, les meilleurs du monde, avaient
contre les Brésiliens la haine la plus incarnée.
L’un était brun et avait du sang
indien dans les veines ; l’autre, blond,
était le descendant d’un Anglais établi au
Paraguay. Nous nous prîmes d’amitié ;
eux savaient l’espagnol et l’anglais, moi
quelques mots d’espagnol, nous nous comprenions
facilement. Je les aimais réellement,
et nous bûmes plus d’une bouteille
de pale-ale à la réussite de la guerre.
Quand le navire entra dans le port de Rio, aussitôt un employé de la douane
fut installé à bord, pour empêcher la
contrebande ; les Paraguayens entamèrent
conversation avec lui sans dévoiler leur
nationalité ; et au récit horrible des résultats
de la guerre, leur cœur se brisa, et
l’amour de la patrie leur fit verser des
larmes.
Aucun peuple, je crois, n’aime sa patrie
comme le Paraguayen, et pourtant le
Président Lopez était le chef le plus infâme.
Des Paraguayens eux-mêmes m’ont
avoué que, lorsque des soldats du tyran,
faits prisonniers par les Brésiliens, s’échappaient
et venaient, par amour de
leur pays, lui offrir de nouveau leur
sang, il les faisait fusiller. Pourquoi ? Parce
qu’ils s’étaient laissés prendre ! Au
moindre soupçon d’infidélité, il faisait
battre ou passer par les armes, frères,
sœurs, amis, amies, et pourtant on l’aimait,
et pourtant on se faisait tuer pour lui !
C’était le Dieu des Paraguayens, d’ailleurs
lui-même est mort en brave, traqué par les trois états alliés, réduit à la dernière extrémité,
après avoir lutté pendant six ans,
dénué de tout, entouré d’une poignée de
braves ; il a succombé au champ d’honneur,
en combattant corps à corps, à l’arme
blanche, après avoir déjà eu une jambe
brisée par une balle.
Les deux Paraguayens ne voulurent
pas descendre à terre, par mépris pour
leurs ennemis ; et lorsque le capitaine fit
lever l’ancre, ils ne purent modérer leur
rage et adressèrent aux employés brésiliens
qui s’éloignaient dans une barquette,
toutes les invectives que leur suggérait
leur haine.
Pauvres jeunes gens, c’était tirer sur
un éléphant avec de la cendrée, le
Paraguay devait succomber, il devait être
dévasté ; tout ce qu’il y avait de valide
devait périr, le nègre devait souiller
la blanche Paraguayenne, l’étendard brésilien
devait flotter en maître, à Humaïta,
Curupaïti et Assomption.
Nous voilà de nouveau en route. Je me mis à l’arrière du bâtiment pour contempler
encore une fois la magnifique baie ;
Rio disparut et avec elle son fidèle pain
de sucre. C’est le Pão de Açucar, montagne
conique aux environs de Rio. Le
brai se boursoufflait et se liquéfiait dans
les jointures des madriers du pont du
steamer, car il faisait une chaleur atroce,
et il fallait avoir un rude tempérament
pour ne pas en souffrir. La plupart
des passagers ne se montraient plus,
ils étaient couchés dans leurs cabines,
anéantis, ruisselants de sueur. Les deux
Paraguayens et moi nous tenions ferme,
les projets les plus audacieux faisaient l’objet
de nos conversations ; entre autres
nous avions unanimement résolu d’aller
trouver le consul paraguayen à Montevideo,
et à l’aide de son concours de traverser
les lignes ennemies, pour offrir nos
services à Lopez, eux comme constructeurs,
moi comme soldat. Arrivés à Montevideo
nous fûmes trouver le consul, qui
nous dissuada complètement « attendu que
beaucoup d’autres qui avaient déjà tenté la même chose, avaient été pris et fusillés »
même dans le cas où nous eussions réussi,
nous devions périr, car peu de Paraguayens
échappèrent au carnage que firent les vainqueurs.
La grande partie du chargement du
navire avait été pour Rio, aussi son tirant
d’eau était-il très faible, le moindre souffle
lui faisait faire les cabrioles les plus désordonnées ;
mais le terme de mon voyage
était si proche, que je ne faisais pas attention,
même à ses mouvements les plus
brusques. Je mis ordre dans mes affaires
et sortis de ma malle mes habits les plus
frais pour faire mon entrée dans la capitale
de la República oriental del Uruguay.
IV
LA FAMILLE H…
MONTEVIDEO. — LA DILIGENCE. — LE CAMPO. — LE MATE.
omme je l’ai déjà dit, les parents de mon ami Charles H… habitaient
Montevideo ; j’avais une lettre de recommandation pour eux et de plus ils avaient été avertis de mon arrivée.
Le premier décembre, le steamer entra dans les eaux troubles du Rio de la Plata, et l’ancre fut jetée à un kilomètre de la plage. Le port de Montevideo, ou San
Felipe, est assez vaste mais peu profond ;
à gauche le fameux Cerro, couronné de
fortifications, à droite la ville bâtie sur
une colline qui s’abaisse et s’avance jusque
dans le fleuve.
Un canot monté par deux hommes
s’approchait à force de rames. Arrivé aux
flancs du steamer, l’un des rameurs demanda
el señor Gras ? C’était une attention
de M. H… Mes bagages furent descendus
dans l’esquif, les deux Paraguayens
témoignèrent le désir de m’accompagner,
ce que je leur octroyai de tout cœur.
Enfin je pus tremper mes doigts dans
les eaux du fleuve tant désiré, que les
Espagnols ont baptisé du nom pompeux
de rivière d’argent.
En approchant de terre, je remarquai
sur la plage un monsieur d’une cinquantaine
d’années, tenant des jumelles braquées
dans ma direction ; d’après la description
que m’avait faite Charles H…
fils, je reconnus le père. Encore quelques coups de rames et nous touchons à l’escalier
de la douane.
Monsieur H… s’avance vers moi :
C’est sans doute Monsieur Albert ?
Oui Monsieur et vous Monsieur H…
répondis-je tout en me découvrant courtoisement.
Un serrement de main amical
coupa court aux questions réciproques sur
notre personnalité. H… est originaire des
frontières du Grand-Duché de Luxembourg ;
aussi quel ne fut pas mon plaisir
de pouvoir parler avec lui, à trois mille
lieues de la patrie, le pittoresque jargon
du pays natal. Dix minutes s’étaient à peine
écoulées, que nous étions deux amis ; mon
compatriote était à cette époque directeur
du club des étrangers, situé calle del Cerrito ;
c’est là que furent déposés mes bagages,
et que me fut destinée une chambre au fond
de la cour. Ensuite nous nous dirigeâmes
vers son habitation particulière située à deux
ou trois cuadras — carré de maisons d’environ
100 mètres de côté — plus loin et même
rue. Je fus présenté à Madame, aux deux demoiselles et aux deux fils, qui me reçurent
avec la gracieuseté et l’affabilité
particulières aux habitants de l’Amérique
du Sud. À Montevideo cet air guindé ou
gêné, très commun en Europe entre personnes
qui se voient pour la première fois,
n’existe pas ; un sourire avenant de part
et d’autre, la poignée de mains traditionnelle,
sont les préliminaires d’une amitié
bientôt acquise. Je ne puis qu’adresser
des louanges et des remerciements à cette
honorable et digne famille, au sein de
laquelle je passai une quinzaine de jours.
Montevideo est une jolie ville, bâtie en
damier comme presque toutes les villes
américaines ; avec ses rues assez larges
et ses constructions distinguées, elle peut
rivaliser avec beaucoup de grandes villes
européennes. La presque totalité des maisons
sont de style espagnol ou italien ; les
familles se réunissent sur la toiture plate,
appelée azotea, pour prendre le frais ; un
simple mur tout bas sépare les habitations
contiguës, aussi les voisins correspondent-ils avec la plus grande facilité.
La Plaza de la Constitución est carrée
et plantée d’arbres, et le soir, les jolies
Montevidéennes, aux regards langoureux,
en grande toilette, accourent y étaler leurs
grâces, en écoutant les mélodies d’une
musique militaire. Le café Gault, à côté
de la Cathédrale, est le rendez-vous de
la bonne société, et on peut y admirer la
finesse des petites mains des Américaines
qui viennent y prendre des glaces, pour
calmer le feu qui les dévore. De somptueux
hôtels et de riches maisons de
banque ne le cèdent en rien à nos constructions
les plus aristocratiques. Toutes
les nations ici se coudoient, mais trois
peuples ont le haut du pavé, les Français,
les Espagnols et les Italiens ; on peut même
dire que Montevideo est une ville tout
aussi française qu’espagnole. Sans cesse
bouleversée par des révolutions, elle souffre
et ne peut atteindre l’état florissant auquel
elle a droit ; cependant, malgré les blocus
les plus désastreux, malgré les luttes les
plus fratricides, elle s’agrandit, s’embellit, se peuple de plus en plus, et le jour où
les hordes de l’intérieur, conduites par un
cabecilla chef de parti ambitieux, ne viendront
plus la fouler aux pieds de leurs chevaux
sauvages, Montevideo s’élancera hardie
et fière dans la voie du bien-être, du
progrès, de la civilisation et de la richesse.
Grand entrepôt de la République, grand
centre de l’exportation et de l’importation,
elle doit indubitablement s’enrichir, prospérer ;
mais quelques Gauchos détruisent
en une semaine le produit de plusieurs
années de paix et de travail. Aux malheurs
des guerres civiles vient encore
s’ajouter un élément étranger, tout aussi
désastreux : cet élément, c’est l’immigration
italienne. En 1869 arrivèrent à Montevideo
vingt mille quatre cent trente cinq
émigrants étrangers, en grande partie italiens,
non pas de la bonne et brave Italie,
mais napolitains ; on dit que les gouvernements
de Buenos-Ayres et de Montevideo
ont déjà pensé mettre un frein au torrent
envahisseur. Paresseux, spéculateurs de
bas étage, ennemis de l’agriculture et du travail, toute cette cohorte de mangeurs
de macaroni ne pense qu’à vivre du produit
de son industrie de brocanteurs.
Fourbes et pervers, ils sont toujours prêts
à se mêler aux bouleversements sociaux
et gouvernementaux, et à vendre leurs
bras homicides au plus offrant. Aussi sont-ils
honnis, surtout des populations de
l’intérieur ; plus d’un Gaucho a rougi
son facon, long couteau, en coupant le
cou, degollando à un Napolitano mercachifle,
Napolitain colporteur. La famille
H… fit tout son possible pour me rendre
agréable le séjour que je fis dans son sein.
Promenades au Paso del Molino — établissement
public, présentant quelqu’analogie
avec le Kincampois des Liégeois — soirées
intimes, rien ne fut négligé pour me faire
oublier ma patrie et trouver Montevideo
enchanteur.
Ce ne devait durer longtemps, mon seul
désir étant d’aller dans l’intérieur. Ne voulant
abuser de l’hospitalité de M. H. je lui
manifestai l’intention d’aller dans le campo, il insista pour me faire rester en ville, mais
vaincu par mes sollicitations, il me présenta
à un négociant français Arthur J… propriétaire
de la Capilla de Farrucco, au centre
même de la République. J… accepta ma
proposition et je lui assurai que je ferai tout
mon possible pour lui être utile ; une invitation
à souper me fit faire plus ample connaissance
avec mon patron. J’étais content,
mes projets allaient être réalisés.
Quelques jours après, la dame de J…,
brave parisienne, d’un embonpoint très
prononcé, figure Louis XV, un noble
cœur, spirituelle et d’une éducation supérieure,
accompagnée de Marica sa bonne
et moi, nous prenions place dans la diligence
qui faisait le service entre Montevideo
et le Cerro Largo ; tandis que J…
restait encore plusieurs semaines en ville
pour régler ses affaires, et veiller à l’expédition
des marchandises.
Six caballeros s’y trouvaient déjà installés,
caballeros qui, en Europe, eussent
été pris pour de fameux brigands, car à leurs ceintures brillaient des poignards
à lame longue et tranchante, des revolvers
montraient leurs gueules béantes ; ils
avaient des pantalons larges appelés bombachas,
un poncho aux vives couleurs, des
bottes armées d’éperons énormes en argent,
retenus par des courroies enrichies de
plaques du même métal, un chapeau à
larges bords, et leurs figures basanées, où
dominait le sang indien, pommettes prononcées,
angle extérieur des yeux relevé,
avaient une expression toute nouvelle pour
moi. Je me promis bien au prochain relais
de ceindre mon petit sabre, de
mettre au jour mes armes, et cela pour
faire comme les autres : partout où j’ai
voyagé, j’ai toujours cherché à prendre
les habitudes des habitants de la contrée
que je parcourais.
J’avais à ma droite un estanciero, et
à ma gauche la brune Marica. Nous suivons
l’interminable rue du dix huit juillet ;
aux magasins où regorgent les marchandises
destinées aux campagnards, succèdent les villas les plus somptueuses, les parcs
les plus ombragés ; quintas, huertas, chacras
étaient à nos yeux leurs fruits savoureux,
et leurs infranchissables clôtures d’agaves,
pita, donnent au paysage un aspect
tropical. Les saules, les eucalyptus, les
peupliers se montrent à de rares intervalles,
et notre coche, traîné par de vigoureux
coursiers, s’élance dans la campagne.
Marica était ce que l’on appelle une
china, au sang indien se mêlait le sang
africain : jeune, jolie, elle n’avait que quatorze
ans, de grands yeux noirs à sclérotique
bleuâtre, particulière à sa race, une
chevelure crépue et pourtant longue, des
lèvres voluptueuses, et les plus jolies dents
du monde ; elle osait à peine me regarder.
Fatiguée par les préparatifs du départ,
le cahot monotone de la diligence, la
température y aidant, ses paupières s’appesantirent,
et de petits coups de tête en
avant annoncèrent chez elle une disposition
à se livrer au sommeil. Dormant à demi, ne pouvant plus sans doute tenir
la tête dans sa position naturelle, elle la
pencha de mon côté et chercha sur mon
épaule un support tout à propos. Sa respiration
paisible et mesurée soulevait
régulièrement son sein naissant, mais déjà
arrondi par les grâces de la puberté, ma
joue effleurait quelquefois son exubérante
chevelure, et la moite chaleur de sa charmante
tête me produisait une douce sensation.
Le véhicule s’arrête, ma dormeuse se
réveille ; le premier trouble du sommeil
interrompu ex abrupto passé, ses yeux
voilés se fixent sur moi, et je crois voir
sur sa figure un léger sourire de remerciement.
Le capataz fait entendre le clique
claque de son fouet et nous roulons de
nouveau. Nous avons dépassé les terres
cultivées, et un horizon de mer s’étend
devant nous ; c’est le campo, les habitations
deviennent rares, le bétail innombrable,
et le camino real a disparu sous
l’herbe. À droite et à gauche, des masses noires et brunes se mettent en mouvement ;
ce sont des troupeaux qui prennent
la fuite ; les taureaux beuglent, les chevaux
hennissent en secouant leurs longues crinières,
les vanneaux, toujours deux par
deux, jettent dans l’air leur cri si connu
teru-teru, et planent de leur vol indécis ;
de longues bandes sinueuses de moutons
s’allongent sur les collines, des chevreuils
peu farouches dressent hors de l’herbe
leur tête couronnée comme celle de nos
cerfs, et suivent avec curiosité le passage
de la diligence ; des autruches au pied
rapide, comme dirait Homère, fendent la
plaine, et cherchent une retraite loin de
nos regards.
Je suis chasseur, aussi au premier
relais, le fusil à la main, fusil à âme lisse
il est vrai, je me mets en campagne. L’autruche
américaine ne fuit pas l’homme à
pied, ce qui revient à dire qu’on peut l’approcher
à une cinquantaine de mètres :
me voilà tirant, courant, tirant encore et
tiraillant toujours, mais l’émotion, la chaleur et mon fusil me font rentrer bredouille.
J’étais pourtant content, j’avais fait
feu sur des autruches.
Au coucher du soleil nous arrivâmes
au relais de nuit, un triste rancho construit
en terre, adobe, et couvert en chaume.
Le corps de logis se composait de trois
salles, une pour les propriétaires, l’autre
pour les étrangers, et la dernière servant
de salle à manger. Le cuisinier, certes,
n’était pas élève de Véfour, mais le voyage
nous avait mis en appétit, et nous fîmes
honneur au rôti asado, au ragoût, guisado,
de viande séchée charque, pilée et bouillie
avec du maïs avec force piment aji ; un
verre de vin espagnol vino carlon, couleur
extrait de mûres, clôtura notre repas. La
chambre à coucher était commune, et avait
l’aspect d’un hangard ; une dizaine de lits
de camp, une simple toile tendue sur un
châssis en bois, un grand plat en terre
avec de l’eau, une unique serviette et
vous aurez une idée de notre boudoir.
À la guerre comme à la guerre, je m’étendis
tout habillé sur le lit, car je n’avais pas comme mes compagnons l’indispensable
poncho, qui sert de manteau et de
couverture à tous les voyageurs de l’Amérique
du Sud. Fermons les yeux. Le
lendemain je fus réveillé de bonne heure
par ces gauchos de bonne famille ; tour
à tour, ils venaient puiser au plat, dans
le creux de leur main, un peu d’eau ; et
se frottaient la figure à la façon des
chats, un coup du solitaire essuie-mains
et tout était dit ; je fis de même.
Quiere usted un cigarillo, me dit mon
voisin en me tendant un porte-cigarettes.
J’acceptai, muchas gracias señor caballero,
j’étais fier de mes quelques mots d’Espagnol.
Boun diou, dirait un provençal,
quelle cigarette, du papier Joseph au lieu
de notre fin Job ! et quel tabac, du marc
de café, noir, humide et fort à faire évanouir
une hirondelle de cheminée !
Madame et Marica avaient passé la
nuit, en compagnie des maîtres du rancho.
Les diligences américaines ressemblent
à nos diligences, l’attelage seul diffère : au lieu de nos bons gros chevaux dociles,
imaginez-vous six ou huit gaillards à
moitié sauvages, redomones, queue coupée,
crinière rasée, vifs, farouches, rebelles au
moindre attouchement, les oreilles courbées
en avant, l’œil en feu, les naseaux ouverts ;
leurs conducteurs aussi sauvages qu’eux,
ne parviennent à les atteler qu’avec beaucoup
de peine ; enfin après mille sauts
et ruades ils sont en place. Un cavalier,
appelé delantero, prend les devants. À sa
selle est attaché un lazo de dix à quinze
mètres de long, fixé lui même au limon
du lourd véhicule ; comme il n’y aura
bientôt plus de chemin tracé, c’est lui qui
guidera la course effrénée à laquelle nous
allons nous livrer, il évitera les pierres,
les fondrières, cherchera le chemin le
plus praticable. Notre écot réglé, tout le
monde est en place, le capataz s’installe
sur le siège, Go head ! Sybarites européens,
qui vous vous plaignez de la légère
trépidation dans vos moelleux compartiments
de chemin de fer, allez faire un
voyage dans les plaines du Rio de la Plata, et vous reviendrez avec de meilleurs
sentiments ! Les cahots, les secousses
brusques, en avant, en arrière, de côté,
étaient si violents que souvent j’étais obligé
de me tenir à deux mains à la banquette,
pour ne pas me briser le crâne contre le
plafond de la diligence.
Après deux jours de voyage d’un parcours
de soixante lieues, nous arrivâmes
à l’estancia du général Muños, un blanco,
c’est-à-dire conservateur. La diligence continua
sa route vers Cerro Largo, laissant
Farrucco à sa gauche, à une distance de
six lieues que je devais franchir à cheval :
question très grave pour moi qui n’avais
pas la moindre notion d’équitation.
Nous entrâmes sur l’invitation de Madame
la générale, car son mari était exilé
à Buenos-Ayres : ici pas de luxe, une
simple habitation, bâtie en pierres il est
vrai, blanchie à la chaux, un mobilier
très inférieur. Après les salutations d’usage,
como esta ? Muy bien, y usted ! para servirla ; Madame J… Marica et moi, nous prenons place sur des sièges. Bientôt
arriva le mate traditionnel : dans toute
l’Amérique du sud, chez le riche comme
chez le pauvre, le mate fait les frais de
toute réception. Madame J… me présenta
comme nouveau débarqué. Après
avoir subi un rude assaut de questions
sur le vieux continent, questions auxquelles
je dus répondre d’une façon comique, je
n’étais encore guère ferré sur la langue
de Cervantes, car mes interlocutrices riaient
à qui mieux mieux ; mon tour arriva de
sucer le fameux mate. Mais avant de continuer,
disons ce que c’est que le mate.
Le mate, ilex paraguayensis, jerba mate, jerba del Paraguay, est un arbre, d’une
taille moyenne, qui croit dans cette région ;
la feuille légèrement torréfiée sert de thé,
elle est livrée au commerce sous forme de
poudre verdâtre renfermée dans des sacs
en peau de vache, tercio.
Pour prendre ce thé on en remplit à
moitié une noix de coco trouée d’un côté,
sculptée et enrichie d’ornements en argent, ou tout autre récipient ayant à peu près
la même forme ; on verse par dessus de
l’eau chaude, et on se sert d’un tube
en argent, bombilla, terminé par une
petite pomme d’arrosoir, pour sucer
cette infusion ; la pomme d’arrosoir
plonge dans le récipient, et empêche les
petites parties de jerba de s’introduire
dans le tuyau. La domestique, indienne
ou négresse, prépare le mate, le présente
d’abord à la maîtresse de la maison,
qui en suce le contenu à petites gorgées,
car ce liquide est brûlant ; elle ajoute de
nouveau de l’eau bouillante et le présente
à la personne suivante qui le suce également,
et ainsi de suite en faisant le tour
de la société. J’ai vu cette opération se
répéter quelquefois deux, trois et quatre
fois ; un vrai gaucho ne se lasse pas de
boire du mate, il en prend le matin, à
midi, le soir, à toute heure de la journée,
tantôt suçant une gorgée de mate, tantôt
humant une bouffée de sa cigarette. Pour
l’Européen bien élevé, ce manège a quelque
chose qui, de prime abord, lui inspire une certaine répugnance d’être obligé de
sucer au tube où tout le monde a sucé ;
car essuyer la bombilla serait une grande
inconvenance, une insulte. Mais le mate
est un liquide qui plaît et auquel on se
fait aussi facilement qu’au thé de Chine.
Pris tel quel, on l’appelle mate amargo
ou cimarron, et, avec addition de sucre,
mate dulce ; ce dernier est préféré par les
femmes et les personnes aisées.
Mon tour donc arriva, et voulant opérer
comme tout le monde, je portai la bombilla
à mes lèvres et suçai ; mais une
grimace horrible fit rire tous les assistants,
les larmes me vinrent aux yeux ;
et après un nouvel essai, je passai le mate
à ma voisine. J’avais aspiré trop fort et
m’étais brûlé les lèvres et la langue.
Comme je l’ai déjà dit, ce breuvage doit
se prendre à petites gorgées, et le grand
talent consiste à le prendre aussi bouillant
que possible ; un mate froid est dédaigné
par un Américain.
Le moment du départ arrivé, je remercie Madame la générale avec force
poignées de mains ; Madame J., grâce à
son embonpoint devait faire le trajet en
carriole et prendre soin des bagages.
On me présente un cheval, probablement
le plus doux et le plus vieux mancaron
de l’estancia ; je ramène les rênes et
monte ; Marica, aussi à cheval, devait être
ma protectrice.
Vamos, me dit la China, et elle part
au galop. Mon cheval la suit. Quant à
moi, d’une main tenant les brides, et de
l’autre le pommeau de la selle, je cherche
à maintenir l’équilibre autant que possible ;
je crie à la jeune fille d’aller moins
vite ; elle s’arrête, en me regardant de cet
air moqueur avec lequel tous les Américains
du Sud regardent l’étranger, gringo,
qui ne sait pas monter à cheval.
Nous nous plaçons de front, et elle me
donne, dans son langage coloré, les premières
notions de l’art du célèbre Franconi.
Peu à peu je me fais au mouvement du
bucéphale, et, excité par ma jeune compagne, je risque un galop sans me tenir
avec la main.
Mira usted alla lejos es la Capilla, regardez
là-bas, c’est la Capilla, s’écria-t-elle.
En effet, dans le lointain je distinguai
une habitation et de nombreux arbres ;
nous eûmes quelques pasos de rivière à
franchir, car les ponts sont inconnus dans
ces régions, et chevauchant plus gaillardement,
nous arrivâmes à Farrucco.
V
FARRUCCO.
AUGUSTE T… ET PEDRO H… — LE DOCTEUR. — BLANCOS Y COLORADOS. — PREMIERS COUPS DE FUSIL. — LA CALANDRIA. — L’IGNARE. — UNE PÊCHE. — ARRIVÉE DE J… — LES PIGEONS. — LES CANARDS. — J’ACHÈTE UN CHEVAL. — LE ZORILLO. — UN GAUCHO DE MAUVAISE MINE. — JE SUIS PEINTRE. — UN PRÊTRE. — BLESSURE À LA TÊTE.
eux employés de J…, Auguste T… et Pedro H…, nous reçurent. Je mis pied
à terre et donnai la main à ces deux braves garçons avec lesquels je devais désormais passer mon existence : ils étaient Français. Mes nouveaux amis ne purent s’empêcher de rire en voyant ma
démarche ; courbé en avant, les jambes
écartées, je m’avançais comme un impotent ;
une première course à cheval m’avait
raidi les muscles ; ce fut l’affaire de quelques
jours.
La Capilla de Farrucco est une ancienne
bâtisse, dont la construction remonte
à l’occupation espagnole : son nom
lui vient d’une chapelle y attenant et appartenant
à J… J’entrai dans une première
cour formée par les bâtiments de
dépendances, un corridor voûté me donna
accès dans une seconde cour, entourée
par la chapelle et l’habitation du maître
que gardaient deux vigoureux molosses,
Niatungo et Pistola. Le tout n’a qu’un
rez-de-chaussée, à toit plat ; dans l’angle
sud s’élève une tour carrée, appelée mirador,
du haut de laquelle, en cas d’alerte,
on peut inspecter l’immense plaine des
environs. À gauche de la porte d’entrée
un petit potager, et en face une grande
huerta, jardin entouré de piquets entrelacés en forme de claie et planté de
pommes de terre, de maïs et de melons
d’eau, sandia.
On me présenta un troisième compagnon,
le docteur Jean B…, ancien tailleur
de régiment. Le brave homme, entiché
de la méthode curative de Raspail, avait fait
provision de camphre et d’aloës succotrin,
s’était dirigé vers Montevideo, et
avait obtenu des autorités locales le droit
d’exercer la médecine à la campagne. Le
camphre et l’aloës, selon lui, devaient
guérir tous les maux, depuis la péricardite
jusqu’au diabète. Notre médecin en
herbe prenait la chose au sérieux, avait
la plus haute opinion de sa médication
et se faisait payer des honoraires aussi
élevés que les plus fameuses célébrités
de Paris ou de Londres. Il exerçait aussi
la chirurgie ; ses instruments consistaient
en un canif et une paire brucelles : nous
en parlerons plus tard.
À l’époque de mon arrivée, la chapelle
était desservie par un vieux padre curaespagnol hypocondre, qui mourut quelque
temps après ; j’aidai à le porter en
terre ; qu’elle lui soit légère !
Après avoir soupé d’une façon assez
gaie, nous nous retirâmes. Pedro alla
rejoindre sa fiancée qui habitait un rancho
des environs ; je suivis Auguste au magasin,
notre dortoir commun. Il m’offrit un
lit de camp, mais je préférai le comptoir ;
j’y étendis un léger matelas, et me voilà
sous ma couverture. La couchette n’était
pas à ressorts ; qu’importe, j’étais content
d’avoir un peu de misère. Les magasins
de la campagne pulperia, se ressemblent
tous au Rio de la Plata : véritable capharnaum
de marchandises les plus hétérogènes,
sucre, tabac, fromage, chaussures,
poudre, plomb, habillements, liquides,
mercerie, bimbloterie, tout ce que vous
pouvez vous imaginer, se trouve là.
Le comptoir donnant sur la porte
d’entrée est grillé, ainsi qu’une large
fenêtre au fond du magasin, de sorte
que personne ne peut pénétrer dans l’intérieur ; cette précaution est prise contre
les maraudeurs et les petits partis politiques
qui, à chaque instant, parcourent
et ravagent le campo, pour la plus grande
gloire d’un cabecilla, chef de parti quelconque.
Le terrain politique de l’Uruguay est
divisé en deux camps, blancs et rouges,
blancos y colorados. Les blancs, comme je
l’ai déjà dit, sont les conservateurs, le
parti de la campagne, des propriétaires
ruraux ennemis de l’immigration et du
progrès. Les rouges sont les républicains,
les avancés : ce parti a pour base la
ville de Montevideo ; progrès et liberté
sont sa devise. Ces deux partis sont tellement
hostiles l’un à l’autre que, depuis
la déclaration d’indépendance, en date du
dix neuf avril 1825, ils ne font que lutter.
Malheureusement ces luttes ont pour conséquence
des égorgements, des déprédations
continuelles, elles ruinent l’éleveur
et mettent le plus grand obstacle à
la prospérité et à la richesse de ce pays. Aussi les finances sont-elles languissantes,
la douane est entre les mains des étrangers,
l’État est obéré par des emprunts
faits à chers deniers, et ce n’est qu’une
main capable, ferme, loyale et généreuse,
qui pourra mettre un terme à cette situation
désastreuse.
L’Uruguay, avec son climat admirable,
son sol vierge, d’une fertilité extraordinaire,
peut ouvrir son sein à des millions
d’immigrants qui y trouveront le bonheur
et la fortune.
Comme j’étais à la Capilla en simple
amateur, et que je ne touchais aucun
traitement, je ne m’occupais pas beaucoup
du magasin, donnant la main un peu
partout, et travaillant pourtant quelquefois
sérieusement comme on le verra par
la suite. Je passais mon temps à chasser,
et à courir la plaine autant que possible.
Mes premiers coups de feu furent
dirigés contre les habitants ailés de la
huerta, et des gros ombus qui ombrageaient
les alentours de Farrucco. L’ombu, ficus ombu ; est un arbre très gros et
élevé, aux branches étendues, qui a assez
de ressemblance avec les baobabs du Sénégal,
à l’ombre desquels j’ai déjà eu la
faveur de passer quatre années, sans être
emporté par le climat meurtrier et les
maladies de ce pays de feu et de sable.
Sabias, perruches, vanneaux, tourterelles
tombaient sous mon plomb meurtrier.
J’épargnai l’ingénieuse calandre,
oiseau plus gros, mais dans le genre de
notre alouette, qui construit son nid sur
les vieux troncs d’arbres, les poteaux ; ce
nid est fait en terre comme celui des hirondelles,
mais à deux compartiments ;
une chambre pour la famille et une antichambre
attenant au trou d’entrée, où se
tient en observation ou le mâle ou la
femelle ; cet oiseau est respecté des indigènes.
Le siete colores, magnifique petit
oiseau aux couleurs les plus vives et les
plus variées qui tombe et meurt de froid,
au moindre vent du Sud, notre vent
du Nord, eu égard à la latitude où je me trouve. Le cardinal huppé à tête
rouge, si recherché dans nos volières, et
une quantité d’autres : leurs jolies voix,
leurs charmantes couleurs les mettaient
à l’abri de mes coups.
Les vanneaux sont très nombreux dans
l’Uruguay, et peu sauvages : ils se tiennent
près des habitations : leurs ailes sont armées
d’un petit éperon, et en quelques
instants on peut se procurer un salmis
délicieux.
Les pluviers, chorlito, abondent aussi,
mais ils sont plus difficiles à approcher ; leur
chair est exquise et digne de figurer sur
la table du plus fin gastronome.
Curieux de connaître les environs de
la Capilla, le fusil sous le bras, je descendais
une colline au bas de laquelle serpentait
un mince ruisseau aux capricieux
méandres, caché sous le fouillis d’une
luxuriante végétation aquatique. Tout à
coup j’aperçois un animal tenant du lézard
et du crocodile : je m’arrête, mon
cœur de jeune chasseur bat à me rompre la poitrine, et un léger mouvement fébrile
s’empare de mes membres. J’étais à vingt
pas, je mets en joue et feu… mon plomb
no 4 a fait merveille ! Le saurien se roule,
fait des courbes à droite, à gauche, et brandit
la queue en l’air, un tremblement convulsif
parcourt son corps, il avait cessé de
vivre. Je m’avance : c’était un lézard, un
de ces beaux lézards d’Amérique, une
iguane, lacerta iguana, longue de cinq
pieds, aux belles couleurs vertes, jaunes
et noires. Triomphant je rentre avec mon
butin. À la bonne heure M. Albert, me
dit madame J…, nous allons avoir un
bon plat, une bonne fricassée. En effet,
l’iguane fut écorchée, mise au pot, et servie
avec une sauce poulette ; elle fit les délices
de la maîtresse de la maison, des employés,
et les miennes également. Le docteur
seul, docteur qui n’avait jamais vu
d’amphithéâtre, n’y toucha pas.
L’iguane a pour repaire un trou creusé
sous les rochers ou sous les racines des
gros arbres ; elle est très rapide à la course, et ses mâchoires armées de dents aiguës
sont redoutées des indigènes, à cause de
ses dangereuses morsures. Elle est très
friande des œufs d’autruches, et quand
elle en découvre, comme la coquille est très
résistante et offre peu de prise à ses dents,
à l’aide de ses pattes de devant, elle en
tire un hors du nid, recule d’une dizaine
de pas, s’élance, et en passant à côté de
l’œuf, elle lui donne un vigoureux coup
de queue ; l’œuf est brisé, et le contenu
bientôt avalé. Cette ruse m’a été affirmée
par des estancieros dignes de foi.
Auguste était pêcheur, et avait posé
des nasses dans une des rivières du voisinage ;
il m’invita à aller les retirer. Je
n’avais pas encore de monture, il me
sella un cheval de l’établissement, et au
petit trot — je n’étais encore qu’apprenti
cavalier — nous nous dirigeâmes vers le cours
d’eau. C’était une rivière encaissée, aux
berges très élevées ; au fond du ravin
l’onde coulait claire et pure ; la tralarira,
poisson ressemblant à notre truite, y abondait. Nous attachons nos montures aux
arbres du bord, et descendons. Maigre
prise : deux poissons, d’une livre chacun,
étaient entre nos mains. Nous gravissons
l’escarpement, et arrivés au faîte, un bruit
tumultueux se fait entendre : pendant que
nous étions occupés à retirer les nasses,
une troupe de chevaux sauvages, curieux
sans doute, s’étaient approchés des nôtres,
et à notre vue, fuyaient à qui mieux mieux
dans la plaine. Mon cheval, effrayé aussi,
rompit ses liens, et se mêla à la bande. Que
faire ? Auguste de suite saute à cheval.
Attendez, me dit-il, je vais tâcher de le
rejoindre ! et au grand galop il se mit à
la poursuite de ma bête.
Mais plus il courait, plus les fuyards
redoublaient d’ardeur, de sorte que, se
voyant dans l’impossibilité de les atteindre,
il se dirigea vers une habitation
voisine et s’informa à qui appartenaient
ces chevaux. Ce sont les miens, répondit
le maître de la maison. Auguste le connaissait,
lui raconta la chose, et le pria de faire ramener l’animal à la Capilla.
Pendant ce temps, voulant suivre mon
compagnon des yeux, je m’étais éloigné
de la berge d’une vingtaine de mètres ;
en me retournant, j’aperçois un troupeau
de vaches et de taureaux, m’examinant, et
de près, avec de grands yeux étonnés ;
une peur subite m’envahit, rapide comme
l’éclair, je me dirige vers la rivière, et
monte sur un arbre. Auguste me retrouva
dans cette position ; j’étais encore novice,
un simple cri eut fait fuir ces bêtes. Mon
ami me prend en croupe et nous regagnons
Farrucco. Au passage d’une petite
rivière, une vache venant de vêler se dresse
hors des herbes et nous regarde d’un air
courroucé en beuglant. Auguste lui ayant
répondu par un cri à peu près semblable,
l’animal s’élance sur nous, et ce
n’est qu’en nous servant de la cravache,
que nous échappons à sa fureur. Je n’étais
pas à mon aise, je vous l’avoue.
J… ayant terminé ses affaires à
Montevideo, nous rejoignit à Farrucco, et alors commença pour moi une série
de chasses très attrayantes.
La huerta était, comme je l’ai déjà
dit, entourée de piquets, et le maïs mûr
avait pour ennemis naturels des bandes
de gros pigeons sauvages, semblables à
nos bisets silvestres. Ces oiseaux arrivaient
a l’aube, et se posaient sur les piquets
avant de se livrer à leurs larcins. Je les
attendais, et, quand une bonne partie de
pieux étaient garnis de leur vigie emplumée,
placé en oblique, je faisais feu ;
quantité de volatiles dégringolaient et
variaient le menu de nos appétits gastronomiques.
Ces pigeons sont très nombreux,
on peut en tuer beaucoup, à tel point que
mon carnier de chasseur étant insuffisant,
Je me munissais d’un grand sac pour emporter
mes hécatombes.
Moyennant une onze d’or j’avais fait
l’acquisition d’un cheval isabelle, haut sur
jambes, tête fine, vif, mais doux, quoique
capricieux quelquefois, des jarrets d’acier,
avec des yeux noirs semblables à ceux d’une gazelle. Bayo était son nom. Pauvre
bayo ! il m’a été volé par les révolutionnaires
comme on le verra par la suite.
J’avais reçu un harnachement complet de
Montevideo.
À une dizaine de kilomètres de la
Capilla, les terrains sont entrecoupés de
nombreuses lagunes où canards et sarcelles
barbotaient en paix.
Aux armes, Albert ! me dit J… à
cheval ! nous allons rendre visite aux canards !
Nous sommes en selle et chevauchons.
Arrivés à une certaine distance
des lagunes, nous attachons nos chevaux
aux grandes pailles de la prairie, et leur
mettons la manea aux pieds de devant (la
manea est une lanière de cuir cru en forme
de huit) ; à l’aide de boutons et boutonnières,
cette lanière enlace les pieds du
cheval et l’empêche de prendre la fuite.
Nous examinons les amorces de nos fusils,
et rampons comme des tigres ; les hautes
herbes des rives empêchent les trop confiants
oiseaux de nous voir. Arrivés au bord, masqués par un rideau de verdure,
nous nous plaçons à plat ventre. Comme
c’est beau, me disait J… ; si nous avions
cela en Europe ! Nous attendions que, dans
leurs ébats, les canards se fussent bien groupés,
et alors, au commandement donné bien
bas, nous nous trouvions côte à côte ; une,
deux,… nos détonations faisaient vibrer
les échos, et à l’instant debout, nous saluions
encore les fuyards d’une salve
meurtrière. Dix, quinze canards battaient
de l’aile et agonisaient sur le champ de
bataille. Les lagunes étaient peu profondes,
et nous entrions hardiment dans l’eau pour
saisir nos proies.
Nous rencontrions souvent un oiseau
solitaire, aussi gros que notre oie domestique,
gris de fer, le bec long et recourbé
comme celui des courlis, appelé banduria
par les indigènes ; méfiant il s’envole,
mais pour se poser une centaine de mètres
plus loin ; j’en ai poursuivi bien souvent
et longtemps, mais tirant toujours à trop
longue portée. J’ai pourtant réussi à en tuer quelques-uns par surprise, et leur
chair volumineuse et succulente fut une
bonne récompense de mes peines. Le
chaja ou kamichi, au plumage noir et
blanc, a la chair légère, boursoufflée,
puante, et le corps couvert de vermine ;
les pennes des ailes de cet oiseau ont la
grosseur d’un doigt.
Au retour d’une excursion palmipèdicide,
à la nuit tombante, nous galopions
tranquillement, quand tout à coup j’aperçus
un petit animal peu farouche, fouillant
l’atmosphère et la prairie de son
museau investigateur ; il était noir, avait
la queue longue et fournie et deux raies
blanches et parallèles, courant le long de
l’épine dorsale, le rendaient tout mignon.
Oh la jolie petite bête ! Prenez-la, interrompit
J… Bientôt je fus à terre,
passai les rênes de mon cheval à mon
compagnon et me dirigeai vers le quadrupède,
gros comme un chat de petite
taille. Je le saisis, mais quel n’est pas mon étonnement de le voir me présenter
son postérieur ; en même temps il me
happe la main gauche entre le pouce et
l’index, serrant bel et bien comme un étau.
Me voilà pincé, impossible de lui faire
lâcher prise ; j’ai beau lui serrer le cou
de la main droite, ses crocs s’enfoncent
davantage dans les chairs. Et J… de
rire à se tordre. Pour comble de malheur,
voilà mon petit animal qui me
lance, et cela à coups redoublés, sur mes
guêtres, il est vrai, un liquide d’une odeur
à renverser un égoutier. J… descend
de cheval, et à l’aide de son couteau,
arme inséparable de l’Américain du Sud,
il force le petit drôle à desserrer les dents.
C’était une mofette, zorillo, viverra mephitis.
Très commun dans les prairies où
il creuse son terrier, ce carnassier, aussi
gentil par ses formes et son pelage que
repoussant par son odeur, a près de l’anus
une pochette qui est une véritable défense.
Ne fuyant pas devant ses ennemis, il les
bombarde de son liquide infect, et force
les plus audacieux à reculer. J’ai vu des chiens recevoir une décharge sur le museau, se sauver en hurlant, et frotter leur tête contre terre pour se débarrasser de cette puanteur insupportable. J’ai opéré la section d’une poche, et j’y ai trouvé une matière jaune soufrée ; mes guêtres en ont conservé l’odeur pendant les trois années de mon séjour dans l’Uruguay.
À cette époque s’est passé un fait qui aurait pu me coûter la vie.
Le pays était en révolution. Tour à tour des bandes armées, les unes le ruban blanc au chapeau ou à la lance, les autres le ruban rouge, parcouraient la campagne. Il était trois heures de l’après-midi. Pedro était absent, Auguste faisait du pain, J… et moi nous nous trouvions au magasin. Par la grille du fond — car la porte d’entrée de la pulperia est toujours fermée en temps de guerre, et on ne sert les clients que par les barreaux de cette grille, dont la tablette arrivait à hauteur des coudes, le mur pouvant avoir un mètre d’épaisseur — par cette grille, dis-je, nous voyons arriver un cavalier à toute bride.
Albert, s’exclama J…, si cet homme demande quelque chose, ne la lui donnez que contre remise préalable du prix ; et surtout faites attention.
Bien, mon patron, et il disparut. Le cavalier arriva.
Caña, s’écria-t-il d’une voix tonnante, de l’eau-de-vie !
Si usted tiene dinero le daré caña. Si vous avez de l’argent, je vous donnerai de l’eau-de-vie.
Caña, carajo ! et il brandit son sabre contre les barreaux.
Je lui fis la même réponse.
Gringo de m… te voy a matar. Étranger de rien… je vais te tuer, et tirant un pistolet il le braqua sur moi.
Vif, comme la poudre, je m’affaissai, et laissa ce mécréant s’escrimer contre la grille. Tout le répertoires des jurons du gaucho fut passé en revue, et avec des intonations à faire trembler un être humain.
Fatigué d’attendre, il se retira à
une quarantaine de mètres, et assis sur
un quartier de rocher, il se mit à tirailler
à balle contre le magasin. Je me relevai,
allai chercher ma carabine, fut
trouver J… et lui racontai le tout en
disant :
Faut-il loger une balle dans le cœur
de ce vaurien ?
Non ! Non ! si ses compagnons découvraient
son cadavre, ils mettraient tout à
feu et à sang.
Ce forcené, fatigué d’user en vain
poudre et balles, enfourcha son cheval et
s’en alla au petit trot. Je brûlais pourtant
d’envie de m’en servir comme de cible.
À bas les armes, me voilà peintre !
Mon patron, ayant fait venir de Montevideo
des feuilles de zinc cannelées pour
couvrir une construction, j’eus pour mission
de les mettre en couleur. En bras
de chemise, le pinceau à la main, je me mis au travail, avec un tel entrain et
une telle dextérité, que certainement on
m’eut cru fils de barbouilleur. Qu’importe,
Lincoln était bûcheron, et Pierre le Grand,
charpentier.
Le vieux curé qui mourut à Farrucco,
fut remplacé par un prêtre italien. Maigre,
le teint blafard, les yeux cernés, la figure
mince et ridée avant l’âge, une bouche
énorme, semblable à la plaie d’un coup
de sabre, sale, de mauvaises dents, une
haleine repoussante, tel était le serviteur
de Dieu. Il avait le regard cynique, et plus
d’une fois avant de dire la messe, je l’ai
vu avaler de l’eau-de-vie, sans doute pour
avoir le courage de perpétrer ses atrocités.
L’Italie hors du giron de laquelle est sortie
la religion catholique, est une marâtre
qui l’étouffera dans ses bras sacrilèges !
Ce prêtre ne faisait que jurer, et les
paroles les plus honteuses sortaient de sa
bouche. Il n’avait qu’un talent, il était
bon cuisinier, et nous préparait d’excellents tagliati et ravioli que je mangeais à
contre-cœur. Je ne parlerai plus de cet
être abject, car je ne tarirais pas, tellement
ses crimes sont nombreux. J’ai observé
que les prêtres qui s’expatrient,
comme aussi j’ai pu le remarquer au Sénégal,
ne sont pas des modèles de vertu !
loin de là ! à Dieu ne plaise !
Un autre accident qui aurait pu avoir
des suites fâcheuses, m’arriva quelque
temps après. J… et moi, après avoir
défriché un terrain tout touffu d’orties
que j’arrachais bel et bien avec les mains —
le métier de peintre les avait mises à
l’abri des brûlures — nous étions occupés
à le clôturer pour le préserver des bêtes
à cornes. Le terrain était dur, J…, armé
d’une houe, s’efforçait de le rendre meuble,
moi, une barre à mine en mains, je faisais
des trous pour y planter des piquets :
quand tout à coup, par mégarde sans
doute, il m’asséna sur la tête un coup de
houe qui m’étourdit. Le choc avait été
formidable, j’étais aveuglé par le sang qui coulait en abondance. Qu’avez-vous fait,
m’écriai-je ? Et tout chancelant je me dirigeai
vers un tronc d’arbre. J… jette
l’instrument, me prend par le bras, m’accable
de caresses, me demande pardon,
m’entraîne vers l’habitation, et me fait
avaler un grand verre d’eau avec force
gouttes d’arnica. Madame, Auguste, Pedro,
la China, tout le monde accourt. Ay mi Dios ! pobre amigo ! pobre Alberto ! furent
leurs exclamations. De suite J…, muni
de ciseaux, me tondit le crâne autour de
la blessure, me lava avec de l’arnica, rapprocha
tant bien que mal les bords de
la plaie, y appliqua une compresse, me
noua un mouchoir par dessus, et me
voilà invalide pour quelques jours. Il faut
réellement qui j’aie un crâne d’Africain
pour n’avoir pas été assommé. On m’assigna
une chambre pour moi seul, avec
un bon lit, et tous les soirs, Marica venait
me voir à la dérobée. Comme elle
savait me procurer ses caresses ! Je la
pressais dans mes bras et déposais sur
ses grosses lèvres toutes brûlantes un baiser de remercîment. Contente, elle s’enfuyait
tout effarouchée.
Ma guérison ne se fit pas attendre.
Une cicatrice, visible encore aujourd’hui,
me rappellera toujours cet évènement.
V
LE CARPINCHO.
LES VOLEURS DE CHEVAUX. — TIO LUIS. — LE CHOCLO ET LES SANDIAS. — JE DEVIENS BON CAVALIER. — LES SARIGUES. — PEDRO BLESSE UN INDIEN. — DEUX ACCIDENTS DE CHASSE. — LE GAUCHO. — JOLI COUP DE CARABINE. — CHASSE AUX PERDRIX.
…, ayant besoin de cordes pour raccommoder un coral, m’invita à une chasse au carpincho, car la peau de cet animal, très épaisse et grasse, coupée en lanières, fournit des liens qui ont une longue durée. Le coral est un enclos en bois, où l’on enferme les chevaux qui doivent servir de monture. Dans cet enclos on peut facilement les approcher pour les brider et les seller ; dehors, un cheval cherche toujours à s’échapper, et on ne peut alors le prendre qu’au lazo ou avec les bolas dont je parlerai plus loin. Nous sommes en route de bonne heure, et cette fois-ci j’avais pour arme ma carabine. Après avoir galopé longtemps, nous arrivâmes à un endroit que J… connaissait pour être très fréquenté par cet amphibie ; effectivement il me montra à une distance de cent cinquante mètres un point roux, à moitié caché par les herbes, très hautes en cet endroit.
N’approchons pas davantage, me dit-il, il prendrait la fuite ; vous avez une bonne carabine, vous pouvez le tuer d’ici. Piqué d’honneur, je mets pied à terre, m’avance de quelques pas, et ajuste avec soin ; la capsule seule partit : l’animal continuait à ronger l’écorce des jeunes arbrisseaux, je fais feu du coup gauche, même
résultat. Accroupi, j’amorce de nouveau,
après avoir eu soin de verser un peu de
poudre dans les cheminées, et me voilà
de nouveau en position ; je vise à la tête,
une détonation formidable ébranla la vallée,
mon coup avait porté ; l’animal fait un
bond en l’air et retombe comme une masse.
Nous nous approchâmes, la balle avait
traversé la tête : Bravo Albert, voilà un
coup de maître. J’étais tout fier. L’animal
était de taille moyenne ; après l’avoir vidé,
mon patron l’assujettit sur le derrière de
sa selle, et nous reprîmes le chemin de la
Capilla. Mon compagnon prétendait l’emporter
tout entier, me promettant un succulent
ragoût ; en effet le carpincho jeune
n’est pas à dédaigner comme gibier.
Le carpincho, cabiai, sus palustris, famille
des rongeurs, est un animal qui peut
atteindre le poids de cinquante à cent kilogrammes.
Pelage roux à poils rudes et
rares, pas de queue, oreilles courtes, incisives
énormes, cet amphibie vit autant à terre que dans l’eau, et pousse un grognement
semblable à celui de notre porc domestique.
Il fréquente les bords des rivières
ou ruisseaux couverts d’arbres et de broussailles,
dont il ronge l’écorce à une hauteur
de soixante centimètres à un mètre.
Le lendemain je partis seul avec des
intentions hostiles contre ce rongeur ; j’avais
emporté un fusil à âme lisse, espérant
rencontrer du gibier à plumes ; J…
devait me rejoindre plus tard. Je me
dirigeai vers le Rio de las Palmas. Arrivé
à l’entrée d’une clairière parsemée de touffes
d’arbrisseaux, je vis, dans le fond, poindre
hors de l’herbe, le dos d’un cabiai de
forte taille. J’attachai mon cheval à un
arbre et, en tapinois, je me dirigeai du côté
de l’animal. Le carpincho ne s’écarte jamais
beaucoup des rives de la rivière qui
doit lui servir de refuge en cas d’alerte ;
connaissant déjà cette particularité, je me
glissai entre l’animal et la rive éloignée
d’une cinquantaine de pas. Je me lève
sur la pointe des pieds, le cou tendu en avant, et aperçois mon carpincho à quinze
pas devant moi, rongeant toujours ; je
m’approche davantage et regarde de nouveau ;
l’animal ne bougeait pas et me présentait
le flanc gauche. Le nez en l’air il
humait l’atmosphère, à petits coups ; mais
j’avais bon vent et cinq pas seulement
me séparaient de ma victime. Mon fusil
était chargé avec du trois ; à genoux, j’épaulai,
visai au défaut de l’épaule et fit feu ;
une masse informe passa à côté de moi,
me renversant à moitié et se dirigeant
vers la rivière ; aussitôt debout je suivis
la direction prise par l’amphibie, et le
trouvai couché sans vie au pied d’un arbre.
Je me mis à l’écorcher, opération très difficile,
car la peau et la chair ne faisaient
qu’un. Je fus chercher mon cheval, et essayai,
mais en vain, de charger la dépouille
d’un poids élevé, graisseuse et glissante.
Bayo, quelque peu effrayé, ne tenait pas en
place. Mais bientôt parvinrent à mes oreilles
les appels de mon patron ; je lui répondis
par un houboub de chasseur, et à nous
deux, nous chargeâmes la peau sur le dos de mon pauvre bayo qui soufflait d’effroi en
imitant le son d’une trompette.
J’eus occasion, quelques jours après,
de voir un cabiai femelle adossé contre un
arbre au bord de l’eau, avec six ou sept
petits tétant et se bousculant les uns les
autres. J’avais la carabine, mais j’oubliais
que la hausse fixe était pour tirer à cent
mètres ; je visai à la tête, mais quel ne
fut mon dépit de voir à l’éclat de
l’écorce de l’arbre que ma balle avait
frappé trop haut ; et la brave mère de
plonger avec toute sa famille.
L’Uruguay possède un pic qui, à l’encontre
de celui de nos bois si sauvage,
est tout à fait domestique ; il ne quitte
pas les habitations, surtout celles en pierres,
dans les interstices desquelles il construit
son nid ; même vol scandé que celui
du nôtre, et même cri perçant. On l’appelle
carpintero ; son plumage est mélangé
de gris et de jaune, avec des nuances rouges
à la tête et aux ailes.
Des bandes de partisans continuaient à passer, quand un jour, le nègre Tio
Luis, domestique à la Capilla, vint prévenir
J… que des soldats avaient volé
nos chevaux. Bayo était du nombre. Dans
la première cour de l’habitation se trouvaient
quelques vieux serviteurs très doux,
et qu’on avait réussi à enfermer avant
l’arrivée des voleurs. Albert, me dit mon
patron, si vous avez du courage, à cheval,
et nous allons délivrer nos bêtes !
Mon rifle fut chargé avec soin. J… avait
une carabine Minié ; nous sautons sur nos
montures, sans bride ni selle et sortons.
Le noir nous indiqua la direction des
fuyards : après avoir trotté une dizaine
de minutes, arrivés au penchant de la colline,
nous apercevons deux indigènes, assis
par terre, mangeant tranquillement un
morceau de viande froide et tenant leurs
chevaux par la bride, les nôtres étaient
attachés à la queue des leurs. J… saute
à terre et s’écrie, Albert ! restez là, si
vous voyez le moindre mouvement hostile,
vous ferez feu ! Bien, mon patron : j’arme
ma carabine, bien décidé à coucher par terre le premier qui aurait levé la main.
Une vingtaine de mètres nous séparaient.
J… s’avance hardiment, tire son couteau,
coupe les lanières de cuir qui retenaient
nos bêtes captives, et leur fait rebrousser
chemin. Aucun des gredins n’osa dire
mot, et ils eurent raison, car certainement
leur sang eût rougi la prairie. Nous rentrâmes
fort satisfaits, car cette scène eut
pu prendre une tournure tragique.
Tio Luis, grand nègre né en Afrique,
au Congo, d’une stature et d’une force
athlétiques, malgré son âge avancé — car
les tire-bouchons de sa chevelure étaient
gris, et quand un nègre grisonne, on peut
dire qu’il est vieux — était conservé à la
Capilla plutôt par compassion, que pour
les services qu’il était à même de pouvoir
rendre ; il s’occupait du verger, et surveillait
les semis de maïs et de pastèques.
C’est lui qui me fit manger les premiers
melons d’eau, sandia ; il prétendait que
pour être bons, il fallait les cueillir à la
pointe du jour, et les manger sur place ; de cette façon ils conservaient la fraîcheur
de la nuit : il avait raison. Il me fit aussi
goûter des épis de maïs encore verts, choclo
rôtis dans leur enveloppe blanche et tendre ;
c’était délicieux, et bien souvent nous nous
régalions à belles dents.
À force de courir la campagne, presque
toujours à cheval, j’étais parvenu à
être assez bon cavalier, ou pour mieux
dire, j’étais solide en selle. Mon cheval,
haut sur jambes, filait comme l’éclair, et
aurait rendu des points à beaucoup de
coursiers du turf européen. Seul dans
la plaine, poursuivant le chevreuil ou
l’autruche, je me livrais à des steeplechase
vertigineux, si bien qu’un indien
me proposa une joute ; l’indien a un profond
mépris pour le cavalier européen.
J’acceptai, car je connaissais mon cheval.
Différents indigènes m’en avaient souvent
vanté les qualités. C’était le matin de
bonne heure ; un de mes amis de Montevideo,
M. D…, gendre de M. H…, se trouvait à la Capilla, et j’étais fier de lui
montrer mes progrès.
Les distances sont indiquées : six cents
mètres environ ; nous plaçons nos bêtes
de front ; j’avais sellé ma monture avec
précaution, j’avais fortement assujetti la
sous-ventrière, et, pour imiter mon concurrent,
j’étais nu-pieds, l’orteil passé
dans les étriers, et attentif au signal du
départ. Hop !!! et nous filons : Bayo, les
oreilles couchées en arrière, la tête au
vent, les naseaux ouverts, rivalisait de
vitesse avec son adversaire ; nous étions
côte à côte : penché sur les étriers, le
corps en avant, j’excitais ma monture de
la voix, et bayo s’allongeait ; une distance
de cent mètres nous séparait du but, hai,
hai ! je lui donne un vigoureux coup de
cravache, il redouble d’ardeur, dépasse
l’indien… et j’arrive vainqueur. J’eus
toutes les peines à arrêter mon brave cheval ;
il eût couru jusqu’au bout du monde,
enfin un trot saccadé mit fin à son élan.
Encore une victoire ! je comblai bayo de
caresses.
Un matin, je me promenais dans la
huerta, le fusil sur l’épaule, sans but fixe,
pensant à ma famille, à Liège, à mes amis.
Machinalement je me dirigeais vers un
ombú, sans doute attiré par son ombrage ;
l’atmosphère était tiède et prêtait à la
mélancolie. Je m’assis sur une grosse racine
sortant du sol et donnais cours à mes
rêveries.
Un bruit semblable au ron ron d’un
chat attira mon attention ; je prêtai l’oreille,
et mes yeux investigateurs fouillèrent
le terrain. Un second ron ron se fait entendre :
Diable, me dis-je, c’est près de
moi ! je me lève, et mon regard rencontre
un trou creusé sous la racine qui m’avait
servi de siège. Je m’approche et entends
un vacarme infernal sortir d’un terrier ;
je ne distingue pourtant rien. Une idée
me vient : saisissant une grosse pierre,
je la place sur le trou et d’un pas leste,
je rentre au logis. Je fais part de ma découverte
à J… Caramba ! Ce sont des
sarigues, que Tio Luis se munisse vite d’une houe, je vais chercher mon facon,
et nous allons déloger les marsupiaux.
Le facon, arme favorite du gaucho, est
un grand couteau à lame effilée, aussi
long qu’une épée.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Tous trois
nous nous dirigeons vers l’ombú, la pierre
est enlevée, et Tio Luis commence le déménagement
avec vigueur ; le vacarme devient
de plus en plus distinct, encore un
peu de patience, et nous allons atteindre
notre proie. Halte ! un sarigue montre
son museau, J… écarte le nègre, et,
armé du facon, il s’apprête à transpercer
la malheureuse bête ; une racine le gêne,
il la saisit de la main gauche et plonge
son épée dans le trou ; mais, dans sa précipitation,
la lame glisse le long de la
racine, et entame fortement la main de
mon patron. L’animal aussi avait été atteint ;
quelques coups de houe le mettent
à découvert, c’était un mâle. Le nègre
redouble d’ardeur, et successivement sont
immolés la mère et quatre petits déjà de forte taille. C’est un mets recherché des
habitants de la campagne ; piqué d’ail,
rôti et servi froid, un sarigue mérite
réellement de figurer sur une table ; sa
chair blanche et savoureuse rappelle tout
à fait celle du cochon de lait.
Qui ne connaît le sarigue, comadreja,
didelphis manica ? Cette charmante bête,
au pelage assez long, noir, gris et jaune,
aux oreilles roses et transparentes, la queue
dégarnie de poils, a sous le ventre une
poche, dans laquelle sont renfermées une
douzaine de petites mamelles. J’ai tué
des sarigues femelles et à l’ouverture de la
poche j’ai été tout étonné de trouver
attaché à chaque tette, un petit sarigue
de la grosseur d’une noisette. Oh nature,
il faut s’incliner devant ton génie ! Fuyant
le grand jour, le sarigue ne sort que la
nuit et, à l’instar de nos fouines, il dévaste
les poulaillers.
Vers la fin de février, la chaleur était
torride ; nous étions couchés à l’ombre
faisant un brin de sieste, quand Pedro entra tout à coup. Il avait le visage pâle,
ses yeux bisques roulaient dans leurs orbites,
et ses lèvres frémissantes étaient
l’indice d’une grande colère ; maldito, sea Dios, lo he matado, s’écria-t-il.
Que, que hay Pedro ? et il nous raconta
qu’étant allé voir sa fiancée, il l’avait
trouvée en compagnie d’un concurrent
indien des environs ; elle aussi était de
descendance indienne ; une altercation s’étant
élevée, des insultes on en vint aux
mains, et Pedro avait logé deux balles de
revolver dans le corps de son adversaire.
De suite, le docteur, désireux de montrer
sa science, se mit en route pour aller
donner ses soins au blessé. Je l’accompagnai ;
l’habitation de la china se trouvait
à un kilomètre de la Capilla, modeste
rancho, nous entrons et trouvons un
homme couché sur un grabat, blasphémant
à combler Lucifer de bonheur ; la
jeune fille, accroupie dans un coin, invoquait
tous les saints du paradis, et ils
sont nombreux dans le calendrier espagnol. Jean B… tira ses brucelles, orna son nez
d’énormes lunettes et examina les blessures ;
l’indien avait une éraillure au ventre
et un projectile dans la cuisse ; les
vêtements avaient amorti la balle, qui
s’était logée à un pouce de profondeur
dans les chairs. Il eut fallu voir mon docteur,
prenant mille précautions, dissertant
sur la gravité du cas ; une opération
césarienne lui eut donné moins de tracas.
Enfin il parvient à retirer le plomb, et le
tenant du bout des brucelles, il le montre
tout triomphant aux assistants, l’enveloppe
précieusement, le met en poche, et le conserve
comme preuve de son savoir. Il applique
quelques compresses d’eau-de-vie
camphrée, bande la jambe, et son miracle
est accompli.
Les indiens se vengent toujours. Aussi
Pedro ne sortait-il plus qu’armé jusqu’aux
dents ; mais l’indien est patient et rusé, et
certainement Pedro a dû succomber sous
les coups du Charrua.
Quelque temps après, Auguste et moi, nous galopions gaiement du côté de Rio de las Palmas ;
les canards étaient nombreux
en cet endroit, aussi nous promettions
nous bonne chasse. J’avais pour
coiffure un beret rouge, mon fameux beret
rouge que tout Liège connaissait : assis au
balcon du théâtre royal, à l’occasion d’une
lutte entre abonnés et non abonnés, et
tandis que les sifflets se faisaient entendre ;
en signe d’applaudissement, je l’avais jeté
à une jeune actrice qui me l’avait renvoyé
avec un geste gracieux et un aimable
sourire.
Arrivés à l’endroit propice, nous attachons
nos montures, et glissons dans les
herbes : j’étais en tête, Auguste me suivait
à quelques pas. Appuyé sur les mains,
je me lève pour mieux voir, quand une
détonation m’assourdit, et mon beret roule
par terre : Auguste trop pressé, ou aveuglé
par la grande quantité de canards,
avait manqué de me tuer. Il tombe à genoux,
et les larmes aux yeux, il implore le
pardon que tout ému je lui accorde, mais non sans force remontrances. Son coup avait
porté, et deux canards clapotaient des
ailes dans l’eau ; la rivière était profonde
en cet endroit et couverte d’herbes et de
lianes entrelacées. Auguste, pour me montrer
son courage et mettre diversion à
nos émotions, se jette résolument à l’eau
et parvient avec la plus grande peine à
retirer les deux palmipèdes. Cette action
faillit lui être fatale, car il eut de sérieuses
difficultés pour sortir de ce fouillis de
lianes et de végétations aquatiques, semblables
aux mailles d’un filet ; il avait de
l’eau jusqu’au cou. Cette journée se termina
suivant nos désirs, et nous rentrâmes
les carniers bourrés de volatiles.
Ce même Auguste manqua encore mettre
fin à mes jours dans les circonstances
suivantes. Nous étions dans la huerta
quand, à ma droite, s’envola une tourterelle ;
Auguste se trouvait à ma gauche,
un peu en arrière, et boum, un coup
partit ; je sentis une flamme me lécher la
figure. Ah ça, décidément, m’écriai-je, tu en veux à ma vie ; et involontairement je
tournai mon fusil de son côté, mais la
vue de sa figure hébétée me fit baisser
l’arme. Auguste était du Midi, jeune et
novice ; je lui pardonnai de nouveau, mais,
jurant intérieurement de me tenir dorénavant
à l’écart de ce chasseur par trop
impétueux et impressionnable.
Avant d’aller plus loin, je veux dire
à mes lecteurs ce que c’est qu’un gaucho.
Le gaucho, issu de l’union des conquérants
espagnols avec les indiennes, est
un des grands types de l’Amérique du Sud ;
on le retrouve depuis les provinces brésiliennes
de Rio Grande jusqu’en Patagonie,
et de l’Océan Atlantique jusqu’à l’Océan Pacifique.
Sa véritable patrie, si patrie il y a,
si un vagabond peut avoir un patrie — disons
donc, ses pays de prédilection sont la province
d’Entre Rios et les pampas. Le gaucho
ne peut se séparer de son cheval ; sans cheval,
il est malheureux, il n’est plus rien : aussi
en manque-t-il, il en vole. Toujours en
voyage, il ne connaît pas les distances ; n’a-t-il pas son cheval, et ceux des autres ?
Paresseux, dédaignant tout travail, altier,
libre, indépendant, il ne raidit ses muscles
que pour dompter un cheval sauvage,
ou jeter le lazo à un taureau plus sauvage
encore. Flâneur, ivrogne, il fréquente
assidûment les pulperias, en quête d’une
dupe ; chanter en s’accompagnant de la
guitare, fumer et boire, mais gratis bien
entendu, voilà son bonheur.
Irascible, fourbe et joueur, sous un
poncho attaché sur quatre piquets, il joue
au monte du matin au soir ; la nuit venue,
lui et ses compagnons se mettent à l’abri
du vent, achètent une mauvaise chandelle
et continuent à jouer. Il joue d’abord son
argent s’il en a, si la chance lui est défavorable,
va pour le poncho, ensuite le
chiripá, ensuite les calzoncillos, puis le
chapeau, le mouchoir qu’il a toujours noué
autour du cou, puis le harnachement, selle,
bride, et enfin le cheval ferme la série
des enjeux. Attention, compagnons, le
gaucho est nu, il ne lui reste plus rien !
Mais je me trompe, il a encore son teau, ah son couteau ! jamais il ne le jouera, c’est lui qui lui rendra tout ce qu’il a perdu. Une carte renversée, écornée sert de motif : qu’est-ce que c’est ! que diable ! tu es un voleur ! tu m’as volé ! enfant de… ! Que es esto ! que carajo ! usted es un ladrón ! usted me ha robado ! hijo de una gran p… ! Il se lève, le couteau à la main, sa figure parcheminée prend une physionomie terrible, ses yeux noirs sont en feu, les insultes réciproques ont été outrageantes ; s’il y a des assistants, et ils ne manquent jamais, deux haies sont formées, et nos gauchos se livrent à un duel acharné. Si ce sont des adversaires sérieux, l’un pose la pointe du pied sur celle de son rival, et sans oser reculer, ils se balaffrent à qui mieux mieux. Il est rare que le gaucho cherche réellement à tuer son antagoniste, mais lui faire une blessure large et profonde, surtout à la face, voilà son désir : il appelle cela, marcar ; il arrive pourtant, et trop souvent, qu’échauffé par la caña, il tue son adversaire ; peu de chose… il s’assied sur le cadavre, et
le jeu reprend. Le gaucho presque toujours
est estropié de la main droite ; j’en
ai vus qui pouvaient à peine tenir leur couteau,
tellement ils avaient reçu de blessures.
Il existe des gauchos qui ont une
réputation à cent lieues à la ronde, leur
dextérité et leur coup d’œil sont connus ;
ils en imposent aux autres, ils sont respectés,
ce sont des tyrans.
Il y a quelque dizaines d’années, le
gaucho était plus noble qu’aujourd’hui,
la vie était plus facile, le bétail abondait,
les chevaux étaient innombrables, le propriétaire
n’en faisait pas grand cas ; le
gaucho était maître des plaines immenses,
il avait des idées chevaleresques, il ne
tirait pas le couteau pour des futilités, il
ne se battait que pour l’honneur. Apprenait-il,
qu’à vingt, quarante, cent lieues
même, il avait un rival, un jouteur aussi
adroit que lui : vite en campagne, il galopait
jour et nuit pour se mettre en
présence de son semblable ; une provocation
était échangée, et les voilà sur le terrain. Les voisins sont prévenus, les
guitarreros font résonner leurs crincrins
criards, la caña coule à flots ; la galerie
attentive aux coups que se portent les
deux champions, s’échauffe, crie, jure,
s’insulte ; bientôt l’assemblée est divisée
en deux camps, les couteaux sont tirés, le
sang jaillit et plus d’un cadavre jonche
le sol.
Ami des dissensions politiques, à la
moindre étincelle révolutionnaire, le gaucho
est sur pied, enrubanné de rouge ou de
blanc. Un couteau attaché au bout d’un
bambou lui donne une lance ; il est heureux,
il est dans son élément : il peut tuer,
piller, voler, manger de l’asado con cuero.
La civilisation le fera disparaître.
L’asado con cuero est une tranche
de bœuf, coupée dans l’animal même,
sans l’avoir écorché ; cette viande est rôtie,
en mettant la partie poilue sur les braises ;
de cette façon elle conserve tout son jus
et est réellement succulente ; c’est un
grand régal pour les habitants de la campagne ; il n’y a pas de fête sans asado con cuero, littéralement, rôti avec le cuir.
Il y a des gauchos voleurs, et le vol
conduit à l’assassinat. Malheur au voyageur
attardé ou perdu dans les plaines
sans fin, il est à la merci du gaucho :
Celui-ci s’avance au petit galop. Ami bonjour,
compère comment va-t-il ? Avez-vous
du feu ? Buenos dias amigo, compadre como esta ? Me permite usted su fuego ? Si le voyageur
a un joli cheval, un harnachement d’argent,
ou une ceinture où brillent quelques
onces d’or, le brigand a bien vite fini ; un
coup de couteau donné adroitement et l’affaire
est faite. Voyageurs, si vous rencontrez
un homme isolé dans la campagne, méfiez-vous
toujours, surtout à l’époque des
mouvements politiques. Ayez vos armes
prêtes, tenez vous toujours un peu en
arrière, surveillez la main droite du gaucho,
car si vous la voyez disparaître derrière
le dos, sous son poncho, il cherche son
couteau, et vous aura bientôt égorgé. Il
craint l’arme à feu, c’est celle qui lui
inspire le plus de respect.
Friand, bien souvent il lui arrive, quand
il a les coudées franches, de tuer une vache,
rien que pour la langue, le restant est
abandonné aux vautours.
J’ai assisté à une querelle de jeunes
gauchos, à la Capilla même. Ils étaient
quatre ; un poncho étendu par terre leur
servait de tapis. Accroupis ou couchés
dans les positions les plus bizarres ils
jouaient au monte. Bientôt une dispute
s’éleva ; j’étais sur la porte de la pulperia :
les champions se dressent, mettent la main
qui sur son couteau, qui sur ses pistolets ;
deux coups de feu retentissent, et les balles
viennent s’aplatir, à peu de distance de
ma personne, contre le mur du magasin.
Le sang me monta à la tête, je courus
chercher ma carabine, et, à ma vue, les
mauvais sujets prirent la fuite.
J’avais une réputation de tireur très
adroit, ne manquant jamais le but ; effectivement
en maintes circonstances, en présence
d’indigènes, j’avais fait preuve de la
plus grande adresse. Entre autres, un jour, beaucoup de monde se trouvait à Farrucco,
et un chien appartenant à l’un des assistants,
passait en courant à une distance de deux
cents mètres. On parlait chasse, tir, fusil,
quand tout à coup le propriétaire du
chien me défia d’atteindre le quadrupède.
J’avais l’arme entre les mains, l’animal
courait toujours, je mis en joue, visai avec
précaution, et des cris aigus répondirent
à mon coup de feu : le chien avait été
atteint. L’Américain de la campagne ne
tire qu’au posé, à but fixe, aussi a-t-il
une véritable admiration pour l’Européen,
qui tue au vol et à la course. L’assemblée
entière me félicita.
Les prairies de l’Uruguay sont fréquentées
par deux espèces de perdrix : dans
les pajonales, endroits couverts de hautes
pailles, se tient la grosse, aussi forte qu’une
poule ; elle a le vol très lourd, surtout au
lever, elle est facile à tirer ; la petite se
trouve principalement sur les collines, courant
devant le chasseur en faisant entendre
son petit cri, tititi ; elle abonde, et, sans chien, surtout à la tombée du jour,
on peut en tuer beaucoup. Poussé par
mon ardeur chasseresse, je m’étais éloigné
de la Capilla de cinq à six kilomètres, et
à pied, tout en chassant ces gallinacés.
J’étais chaussé de grosses bottes en cuir
de Russie, je n’avais pas remarqué tout
d’abord qu’elles me blessaient, effet de la
chaleur sans doute. La douleur devient
plus forte, de plus en plus insupportable,
à tel point que je ne peux plus avancer.
Que faire ? Farrucco était encore loin. Je
quitte mes chaussures, les mets en bandoulière,
et me voilà piétinant l’herbe avec
les bas. Ah ! lecteur, vous dire ce que j’ai
souffert, vous ne le pourriez croire : les
prairies sont remplies de chardons, et
d’une petite plante particulière appellée
roseta ; mes pauvres pieds ! À chaque instant
j’étais obligé de m’arrêter pour les
débarrasser d’une quantité d’épines fines
et aiguës. Après avoir souffert comme un
martyr, les pieds tout ensanglantés et
gonflés, je parvins à me traîner jusqu’à
la Capilla.
Les indigènes ont une façon de s’emparer
des perdrix tout à fait primitive et
ingénieuse. À cheval et armés d’un long
bambou, mince et léger, à l’extrémité duquel
est fixé un nœud coulant fait avec
une plume d’autruche qui, en raison de
son élasticité, reste rigide et tendu, ils
longent les collines ; quand ils aperçoivent
une perdrix, ils s’en approchent en ayant
l’air de ne pas y faire attention, ou en
décrivant des courbes concentriques, allongent
lentement le bambou, placent le
lacet devant le gibier, et au premier mouvement
que celui-ci fait pour avancer,
relèvent la canne, comme un pêcheur à la
ligne : le nœud coulant se ferme, et le
volatile est pris. Cette chasse exige quelque
dextérité, mais elle est des plus fructueuses ;
elle est plus entraînante que celle
au fusil ; ensuite les estancieros n’aiment
pas que l’on tire des coups de feu dans
leur campo, sous prétexte que le bétail
s’enfuit et se disperse effrayé par les détonations.
VII.
COSTUME ET HARNACHEMENT.
LE VENADO. — LES CHAMPIGNONS. — PERDU DANS LA PLAINE. — MARICA REÇOIT UNE CORRECTION. — JE QUITTE LA CAPILLA. — JUAN E… — PEDRO W… — L’ESTANCIA DE SAN RAMON. — JE SUIS MAÎTRE D’ÉCOLE. — LES BOLAS. — LE ÑANDU. — L’ORAGE. — LA QUEUE DE L’IGUANE ET LE TATOU. — NOURRITURE DE L’HABITANT DU CAMPO.
e costume de l’Américain du Sud — je parle ici de l’habitant de la campagne — est très pittoresque. Un mouchoir de couleur en coton, souvent en soie, est noué autour de sa tête, un chapeau en feutre noir ou brun est posé par dessus et retenu au moyen de jugulaires
en cuir. Pendant l’été un poncho
en vigogne ou en coton, aux plus vives
couleurs, bordé de franges, lui couvre les
épaules. Le poncho est une pièce d’étoffe
ayant la forme d’un parallélogramme rectangulaire
avec une fente au milieu pour
y passer la tête ; en hiver ce vêtement
est en drap, plus ample, plus épais et
plus long, il est d’un usage général : il
préserve le cavalier de la pluie, et lui
sert de couverture la nuit. De très larges
pantalons blancs, colzoncillos, brodés à
jour jusqu’aux genoux, tombent sur les
pieds ; ajoutez à cela une pièce d’étoffe
semblable au poncho d’été, mais non
trouée, chiripa, passée entre les jambes
et retenue en avant et en arrière au moyen
d’une large ceinture en cuir tirador ; elle
est couverte de pièces d’argent chez le
pauvre, et de pièces d’or chez le riche en
forme de boutons. J’ai vu des onces d’or
servir de boucle.
Généralement pieds nus, le gauchochausse pourtant volontiers des bottes européennes
achetées dans une pulperia ;
mais les botas de potro font l’objet de sa
prédilection : une jument est abattue, les
pattes de derrière sont écorchées sans fendre
la peau, cette peau est rasée et amincie
au couteau, puis frottée dans les mains
pour la rendre souple ; la partie d’en bas,
restée ouverte, laisse passer les orteils
pour saisir l’étrier. À ses pieds sont attachés
d’énormes éperons en fer ou en
argent du poids d’une à deux livres,
aux mollettes immenses. L’Américain,
quand il marche, traîne les pieds ; les
éperons frottent par terre et produisent un
étrange cliquetis, surtout sur un terrain
dur ou sur un plancher ; plus il est couvert
d’argent, plus ses éperons sont grands,
plus il est considéré et respecté.
Un couteau cuchillo, manche et gaine
en argent, est passé à la ceinture, derrière
le dos. La cravache, revinque, ne le quitte
jamais ; ornée d’un gros anneau d’argent,
elle est terminée par une lanière en cuir fort, large de deux doigts et longue de
cinquante centimètres.
Quant au harnachement, il est très
compliqué, comme on va le voir. Le mors,
freno, est en argent ainsi que deux grandes
rondelles de chaque côté, copas ; la têtière,
cabezera, les brides, riendas, sont en cuir
de jument tressées, entrecoupées de globes
et de plaques d’argent ; les plus belles viennent
de la province brésilienne de Rio
Grande et sont d’une extrême finesse. Un
large collier, pretal, tout bardé d’argent,
couvre le poitrail du cheval.
La première pièce qui se pose sur le
dos de l’animal, est une couverture pliée
en deux ou en quatre, jerga ; c’est elle
qui doit préserver le coursier des blessures
de la selle. Ensuite vient la première carona
en cuir cru, encore couverte de poils,
puis la deuxième carona, en cuir tanné,
ouvragé, repoussé, avec ornements en
argent aux quatre coins ; entre les deux
on met ordinairement encore une couverture. La carona couvre les flancs du cheval
des deux côtés, à l’instar de notre housse,
et reçoit la selle, recado, espèce de bât,
auquel sont attachés les étrivières et les
étriers en argent, estriveras y estrivos.
Une sous-ventrière en cuir, cincha, longue
et forte, large de deux mains, s’applique
sur le bât ; elle est terminée d’un côté
par un large anneau en fer, qui sert à
fixer le lazo, de l’autre par une courroie
attachée elle-même à un anneau de moindre
dimension. Le cavalier fait venir les
deux anneaux du côté du montoir, sur le
flanc gauche de la bête, passe plusieurs
fois la courroie dans les deux anneaux
et par un mouvement de traction, consolide
et assujettit le tout à son gré. Mais
cette selle serait trop dure, il faut la rendre
moelleuse à l’aide de deux, trois tapis
en fil, en laine, ou même en peau de
mouton non tondu, cojinillos ; par dessus
un autre tapis en cuir corroyé ordinairement
de carpincho, très mou, badana, et
finalement une seconde sous-ventrière, fine
et légère, sobre-cincha, vient terminer la trop longue nomenclature des pièces qui
servent à seller un cheval au Rio de la
Plata.
À côté de cela vous avez des harnachements
aussi misérables que celui que
je viens de décrire est luxueux. Pas de
mors, une unique lanière en cuir pour
brides, un bât tout détraqué avec un
morceau de bois au bout d’une corde
pour étrier, ou tout simplement une peau
de mouton retenue par une courroie ; mais
il faut que la misère soit bien grande,
car l’Américain avant tout aime à avoir
un bon cheval et un joli harnachement.
Le recado du gaucho lui sert de lit,
il étend les coronas par terre, la couverture
et les cojinillos par dessus, le bât
sera son oreiller, et le poncho sa couverture.
Il est des gens qui, pendant toute
leur vie, n’ont pas dormi autrement ; mais
c’est surtout pendant les révolutions,
lorsque les insurgés tiennent la campagne,
que ce genre de couchette est forcément
adopté. Le cheval, à l’aide d’une longue lanière, maneador, est attaché à un piquet,
à la main, ou même à un pied du gaucho
qui, à la belle étoile, s’endort aussi insouciant
qu’un bon bourgeois de nos contrées
dans un lit bien douillet.
Un Béarnais, Jean-Marie G…, qui
habitait à une douzaine de kilomètres de
Farrucco, vint me dire qu’il y avait beaucoup
de chevreuils dans les environs de
sa demeure. Nous voilà en route ; je montais
un petit cheval, petizo, très doux.
G… ne tarda pas à me montrer en
bas d’une colline, un mâle, la tête tendue,
nous regardant avec curiosité. Nous
mettons pied à terre, prenons nos montures
par la bride, et marchons à côté
d’elles ; c’est le meilleur moyen pour
s’approcher du gibier, car un cheval qui
ne porte pas de cavalier, n’est pas redouté.
J’avais ma carabine, une centaine
de mètres nous séparent, j’épaule, le coup
part, et en même temps le chevreuil s’affaisse
foudroyé ; comme il me présentait
la face, la balle était entrée par la bouche et avait perforé le cerveau, joli coup qui
me valut le nom de ma victime. Les Américains
appellent le chevreuil venado, et
venado fut mon nom ; tout le monde ne
me connaissait que sous le nom de venado ;
à Montevideo même, lors de mon retour,
le nom de venado était dans la bouche
de tous mes amis. Nous attachâmes l’animal
sur le derrière de ma selle, et je
repris le chemin de la Capilla. À mon
arrivée, Madame J… faillit me mettre
à la porte, tellement mon gibier empestait,
c’était un mâle, et l’époque du rut
sans doute. Tio Luis, le nègre, ne fut pas
si difficile : il en fit ses délices, et à toutes
les sauces.
Bien souvent pendant les vacances, en
compagnie de ma sœur Irma ou de mon
frère Octave, nous parcourrions les prairies
et les friches des environs de Bettembourg,
à la recherche de champignons.
Mon père nous avait enseigné à reconnaître
les comestibles et les vénéneux ; et
d’ordinaire nous rentrions avec un panier
tout rempli de délicieux agarics. Maigres récoltes à côté de celles que je fis en
Amérique ! En battant les environs de la
Capilla, je fus attiré par la vue de champignons
aux formes colossales ; de loin je
les voyais étaler au soleil leurs dômes tout
humides de rosée. J’en cueillis un, et
l’examinai. Oh bonheur ! j’avais entre les
mains un magnifique représentant de
l’agaricus edulis, notre champignon comestible ;
et il y en avait de quoi charger
une voiture ; la plupart avaient de vingt-cinq
à trente centimètres de diamètre,
avec cette jolie teinte rose en dessous,
mouchetés de taches brunes par dessus,
et cette senteur moite et embaumée si
appréciée des gourmets. J’en montrai quelques
échantillons à M. J…, mais je ne
parvins à vaincre son hésitation qu’après
en avoir mangé en sa présence. Vous
devinez le reste : champignons sur le gril,
farcis, à la poulette, en légume, bref, nous
ne vivions plus que de champignons. Je
pensais à mon père, et, par la pensée, je
transportais cet amateur à notre table
digne de Brillat-Savarin.
Je fus chargé d’accompagner le frère
de Marica, qui était entré à la Capilla
comme domestique, peón, pour aller chercher
à l’aide d’une charrette une certaine
quantité de maïs que J… avait acheté à
un chacrero des environs. La charrette des
plaines du Rio de la Plata est un lourd véhicule,
à deux roues énormes et pesantes ;
le limon, forte pièce de bois équarrie, traverse
le véhicule d’un bout à l’autre, repose
sur l’essieu, et effrayerait nos campagnards par ses formes massives ; le tout est en
bois très dur et très lourd ; j’ai vu des
charrettes qui n’avaient pas le moindre
clou en fer. Ces immenses wagons sont
recouverts d’une toile et servent au transport
lointain des cuirs et des laines. Le
charretier emporte des vivres, campe au
milieu de la plaine, et reprend sa route,
le lendemain à l’aube ; quand le temps
est mauvais et que les pluies ont fait déborder
les rivières, il lui faut quelquefois
trois mois pour faire le voyage de Montevideo
à Farrucco aller et retour. L’attelage
est composé de quatre à cinq paires de bœufs accouplés sous des jougs : le
conducteur à cheval, armé d’un long bambou
terminé par un clou, pour aiguillonner
les nonchalants, suit sur le côté du
véhicule, qui avance lentement, et dont
le grincement des essieux, qui a une certaine
harmonie imitative, trouble seul le
silence de la prairie. Mosqueira, c’est le
nom de mon compagnon, excite l’attelage ;
je le suis, monté sur mon fidèle bayo.
La plaine se déroule à l’infini, et ses immenses
ondulations me rappellent la majesté
de l’océan : un rancho interrompt de
temps en temps la monotonie du paysage,
et le sombre feuillage d’un solitaire ombu
tranche sur la teinte grisâtre de l’horizon.
Depuis longtemps nous cheminons. Autruches
et chevreuils, à notre approche,
nous examinent un instant, puis fuient à
toutes jambes ; le soleil est au zénith et
darde sur la plaine ses rayons torrides.
Le peón débarrasse les bêtes de leurs
jougs, pour les laisser paître et reposer ;
nous mêmes nous nous couchons à l’ombre
sous la charrette. Après avoir sommeillé quelque temps, nous nous remettons
en route. Le mulâtre, par intervalles, allonge
le bambou sur l’attelage et sonde
la prairie de son œil noir, mais rien n’apparaît,
le jour est sur son déclin et nous
avançons toujours ; Phœbus a disparu à
l’horizon, et bientôt le crépuscule étend
sur la terre son sombre voile, il fait nuit,
mon compagnon persiste à avancer, prétendant
n’être pas éloigné du but de notre
voyage ; mais la nuit est obscure, le terrain
devient de plus en plus difficile, et de
gros quartiers de roche rendent la marche
dangereuse. Don Alberto, me dit-il, vamos a quedar aqui hasta manaña ! restons ici
jusqu’à demain ! Bueno, fut ma réponse.
Nos chevaux furent mis au piquet, les bœufs
délivrés de leurs jougs, et attachés aux
roues de la charrette à l’aide de fortes et
longues lanières de cuir. L’intérieur du
véhicule nous servit de retraite pour attendre
les premières lueurs de l’aurore. La
nuit était fraîche, mon compagnon me céda
la moitié de son poncho, et, côte à côte,
nous nous abandonnâmes au sommeil. Je dormis peu, j’avais froid, et mon estomac
se révoltait contre un jeûne forcé ; car nous
n’avions pas emporté de quoi nous restaurer.
Le matin, à la pointe du jour, Mosqueira
ronflait à effrayer une bête fauve,
quand tout à coup parvint à mes oreilles le
chant d’un coq : je secoue mon voisin, un
second cri se fait entendre ; caramba, s’écria-t-il,
estamos cerca de la chacra. À l’instant
nous sommes debout, nos bœufs sont accouplés,
et gaiement nous prenons la direction
indiquée par le gallinacé. Bientôt nous
apparaît une chaumière cachée par un pli
de terrain : c’était l’habitation du chacrero.
Pendant qu’on chargeait le maïs, notre
hôte nous régalait de plusieurs mates :
maigre pitance, nous eussions préféré un
beefsteak et de taille. Mais au Rio de la
Plata, comme en Europe, il est très impoli
de demander à manger, c’est au maître
de la maison à vous offrir. Notre hôte
resta silencieux sur ce chapitre, il était
d’ailleurs pauvre, et bon gré mal gré,
tout en nous regardant d’un air significatif,
nous reprîmes le chemin de la Capilla. Le véhicule était comble, la charge
était lourde, les bœufs avançaient tête
baissée, pour mieux tirer ; et pour surcroît
de malheur, au passage d’un gué, soit
que Mosqueira eût mal pris ses précautions,
soit que l’attelage n’eût pas bien
obéi à sa voix, la charrette rencontra un
bas-fonds et patatras, la voilà renversée
ainsi que les bœufs. La rivière n’était pas
profonde, et le courant peu rapide, sans
cela une grande partie du maïs eût été
perdue. Je mets pied à terre, entre dans
l’eau, et tant bien que mal, à l’aide de
mes deux mains réunies, je rejette sur
la berge les épis qui surnageaient. Mon
compagnon délivre les deux bœufs de
devant, les attelle à la partie opposée de
la charrette qui se trouve dans l’eau, et,
à l’aide de vigoureux coups d’aiguillon,
la remet debout et la tire de ce passage
difficile. Bientôt le maïs est sec, l’attelage
mis en ordre, et tout en riant de notre
mésaventure nous nous remettons en route.
J’abattis une jolie biche ; nous eûmes bien envie d’en griller une tranche, mais
nous manquions d’allumettes pour faire du
feu. Bientôt la Capilla apparut avec sa
ceinture d’ombus. Nous reprenons courage,
nos bêtes aussi tirent avec plus d’entrain ;
je prends les devants, bayo hennissait
de contentement. Il était cinq heures, je
trouve la table mise, et l’agilité avec
laquelle je manœuvre couteau et fourchette
fait cesser les cris séditieux de mon
estomac.
Le fusil sous le bras, je revenais de la
huerta, lorsque tout à coup j’entendis
des cris déchirants, de ces cris qui saisissent,
qui serrent le cœur, qui font prévoir
un malheur ; j’allonge le pas, les cris
continuaient ; j’entre, un triste tableau se
présente à ma vue : J… tenant Marica
d’une main, et de l’autre une cravache,
cinglait les jambes et les reins de la pauvre
fille à coups redoublés ; fatigué de la
battre, il s’empara d’un seau plein d’eau
et le vida sur la tête de la china. J’étais
navré ; mon premier mouvement avait été de faire usage de mon arme, mais j’abaissai
les canons, et le cœur saignant
j’entrai dans la pulperia. Marica, comme
toutes ses congénères, aimait l’eau-de-vie,
et, quand elle pouvait s’en procurer, elle
s’enivrait carrément. Alors, furieuse, les
yeux hagards, pour la moindre observation,
elle saisissait un couteau et menaçait
son antagoniste : prise de boisson,
elle fit un jour une blessure à Pedro.
J… avait raison de la châtier, mais il
aurait pu le faire d’une façon moins cruelle.
Dès ce jour je lui gardai rancune et j’étais
décidé de saisir la première occasion pour
quitter la Capilla.
Marica à qui j’avais fait part de ma
résolution, voulait à toute force m’accompagner ;
si tu veux, me disait-elle, nous
partirons la nuit, et nous gagnerons les
frontières du Brésil ! Pauvre enfant, je la
remerciai de son dévouement, lui avouant
que je me trouvais sans ressources et lui fis
cadeau d’un mouchoir en batiste avec
mes initiales en grandes lettres. Quelque temps après, J… aperçut ce mouchoir
au cou de la jeune fille, et de suite vint
me faire d’amères reproches, sous prétexte
qu’il ne pouvait tolérer cette familiarité
entre moi et la china : et pourtant je n’avais
rien à me reprocher, je sympathisais avec Marica, parce qu’elle était orpheline
et malheureuse, disons le mot, parce que
j’étais négrophile.
Les paroles un peu dures de mon patron
ne me plurent pas : c’est bien. Monsieur,
lui dis-je, demain je partirai, vous
n’aurez plus alors à vous occuper de ma
conduite !
Pendant la nuit, mille idées roulèrent
dans ma tête ; il ne me restait qu’une
vingtaine de francs ! Qu’allais-je faire ?
Bah, je me consolai vite : je trouverai
bien de quoi vivre !
Le lendemain de bon matin, je sellai
bayo, et, la carabine en bandoulière, je
pris la direction du Sud. Tous les chiens
de la Capilla me suivaient ; J… avait
beau les appeler, ils préféraient probablement ma compagnie à la sienne. J’étais
content de cette marque d’attachement et
gaiement je chevauchais.
Bientôt j’aperçus dans le lointain une
habitation : bayo galopait toujours et instinctivement
se dirigeait de ce côté ; je le
laissai faire.
Arrivé devant la maison que je reconnus
de suite pour une pulperia, je mis
pied à terre. Le propriétaire, Juan E…
me pria d’entrer. Après les salutations.
d’usage, il me demanda qui j’étais et où
j’allais. Je satisfis sa curiosité en lui manifestant
mon intention de me rendre à
Montevideo.
Comment, vous tout seul, ne connaissant
pas le pays, vous osez risquer semblable
entreprise ! Restez avec nous, vous
trouverez de l’occupation !
Je veux bien, mais…
Il n’y a pas de mais… je vous garantis
que vous trouverez… êtes-vous
instruit ?
Un peu, je suis gradué en lettres et
ancien étudiant de l’université de Liège.
Oh ! mais vous en savez trop ! Tenez, j’ai
mon beau père, Pedro W…, qui habite
à quelques lieues d’ici, il a trois ou
quatre enfants pour lesquels depuis longtemps
il cherche un précepteur ! Cela vous
va-t-il ?
J’acceptai. Va pour maître d’école ! Il
acheva de me persuader, car Pedro W…
était Allemand, et, en ma qualité de Luxembourgeois,
l’idiome germanique m’était
également connu. Je passai la nuit
sous le toit hospitalier de mon hôte, et
le lendemain vers dix heures, guidé par
ses explications, je mis le cap sur l’estancia.
Le terrain était coupé par deux ou
trois ruisseaux encaissés qui me mirent
dans le plus grand embarras ; aucun chemin
n’était tracé ; la prairie était sillonnée
de quantités de petits sentiers fréquentés
par le bétail, pour se rendre aux aiguades.
Tantôt je suivais l’un, tantôt l’autre, et arrivé
au bord de l’eau, mon cheval, après avoir flairé le liquide, s’obstinait à ne pas vouloir
y mettre les pieds ; je ne le forçai
pas, je connaissais déjà la sagacité des
animaux élevés à l’état sauvage : un cheval
ne se trompe jamais : l’eau est-elle trop
profonde, le passage est-il dangereux, il
résistera aux coups de cravache et refusera
de passer. À force de tâtonner, j’arrivai
sur le sommet des collines, cuchilla,
qui ne s’interrompaient plus jusqu’au plateau
où était bâtie l’habitation de Pedro.
Ma monture prit une allure plus vive, et
bientôt je fus arrivé. Une bande de chiens
m’environnèrent, hurlant, mordant les
jarrets de bayo, qui commença à se livrer
à une gymnastique qui déplaçait considérablement
mon centre de gravité ; heureusement
une jeune fille blonde arriva
en courant, chassa les chiens, et me pria
de mettre pied à terre ; c’est une impolitesse
que de le faire avant d’y être
invité. J’attachai ma monture sous la
ramada ; quatre pieux fixés en terre et soutenant
quelques chevrons recouverts de
branchages, en guise de toit, forment la ramada, qui existe devant toute estancia
et sert à mettre les chevaux à l’abri du
soleil.
Je saluai la jeune fille à l’européenne
et demandai le propriétaire de l’établissement.
Venga usted, me dit elle, esta haciendo la siesta. Venez, il fait la sieste.
Nous traversons une cour, elle ouvre
une porte, et me met en présence de son
père.
Un homme énorme, au ventre immense,
la figure rouge et bouffie, un de ces types
assez communs en Allemagne et qui, à
juste titre, ont mérité le surnom de pot
à tabac, était couché sur un canapé ; devant
lui s’étendait une mare jaune et
gluante, car Pedro roulait dans sa bouche
une énorme chique.
Buenos días, señor caballero.
Buenos días me répondit-il d’une grosse
voix rauque.
Sur la recommandation de votre gendre,
je viens vous faire mes offres de service
comme précepteur.
Está bien amigo ! De que pais está usted ?
De Luxemburgo.
Que carajo entonces usted habla alemán.
Si señor.
Et nous voilà hachant de la paille à
qui mieux mieux, il était content le vieux
loup de mer, car il avait été matelot.
Ainsi vous viendrez demain, me dit-il.
Je le remerciai, et allais me retirer,
quand il me héla.
Señor maestro, nous avons oublié de
fixer votre traitement ! Combien voulez-vous ?
Ce que vous voudrez.
Vous aurez une once d’or par mois,
nourri et logé !
Bien et merci fut ma réponse et je
sortis.
Sa femme, ses fils et ses filles se trouvaient
sur la porte de la cuisine et m’examinaient
des pieds à la tête. Je saluai et
enfourchai de nouveau mon brave compagnon.
Je rentrai chez Juan E… Cette fois-ci
le chemin fut moins long, je lui adressai
des remercîments, en lui disant que
tout était arrangé avec son beau-père, et
que demain déjà j’allais entrer en fonctions.
Je fus fidèle à ma parole et, le 25
octobre 1869, je me trouvais installé à l’estancia
de Pedro W… qui de suite envoya
une charrette pour prendre mes bagages
à la Capilla de Farrucco.
Les bâtiments formaient un quadrilatère
de quarante mètres de côté dont la
face était fermée par une grille, avec une
large porte donnant accès dans l’intérieur ;
à gauche les magasins et remises, au fond
les chambres à coucher, et à droite la
cuisine et d’autres chambres occupées par
les fils aînés, dont l’un Rufino était marié.
Nous étions assez nombreux : le propriétaire et sa femme, Rufino, Felipe,
Juanita, Cacilda, Victorio, Julio et Angelica,
ses enfants ; deux domestiques au
type indien très prononcé, l’un jeune,
Servando, et l’autre vieux, Domingo ; ajoutez
la femme et la fille de Rufino et votre
serviteur et vous arriverez au chiffre de
quatorze.
La maison n’avait qu’un rez-de-chaussée,
et le toit était plat ; à côté, à droite se
trouvait encore un grand batiment couvert
en zinc, destiné à serrer les laines et les
cuirs ; devant l’entrée était la ramada,
et une échoppe, galpon, pour suspendre
la viande et les cuirs frais. Sur le derrière
s’étendait un jardin entouré de murs
et de peupliers, d’une superficie d’un
hectare.
Ma chambre se trouvait dans l’angle
de droite du bâtiment principal. Le mobilier
consistait en un bon lit, avec des
draps blancs, c’était plus tendre que le
comptoir de la Capilla, une petite armoire,
quelques chaises et une grande table, car la chambre devait également
servir de salle d’études.
Mes élèves étaient Victorio, garçon de
quatorze ans aux traits européens, — j’oubliai
de vous dire que sa mère était d’origine
indienne — Julio, âgé de douze ans, dont
la peau brune révélait la prédominance
du sang charrua, et Angelica, petite blonde
de sept à huit ans, au teint aussi pur que
celui de nos fillettes.
Me voilà donc maître d’école, ne riez pas,
je remplissais mes fonctions avec toute la
gravité de nos magisters villageois. Mes
élèves n’avaient pas la moindre notion, ni
de lecture ni d’écriture ; les caractères de
l’alphabet leur étaient aussi inconnus qu’à
moi les hiéroglyphes aztèques de l’Amérique
centrale : et pourtant peu à peu,
à force de patience, je parvins à leur faire
connaître la différence qui existe entre
un a et un b. Ils avaient l’entendement
dur, il fallait mille fois leur répéter la
même chose ; mais mes efforts furent couronnés
de succès, et bientôt le jeune Victorio, le plus âgé, commença à lire, bien
doucement sans doute, son frère le suivit.
J’étais fier de mes élèves, n’oubliez
pas que je professais en espagnol, langue
qui après un séjour de six mois dans le
pays, m’était devenue aussi familière que
le français. J’eus de suite un nouvel écolier,
Pablo, petit-fils de Pedro, et dont le père
habitait les environs ; j’eus un surplus de
vingt francs par mois, ce qui me faisait
un traitement mensuel de cent francs ;
j’étais donc à l’abri de la misère. Ce petit
espiègle, enfant gâté d’une mère trop
bonne, me donnait plus de mal que tous
les autres ; aussi en a-t-il reçu de ces
coups sur le bout des doigts, et de ces
fessées avec une badine souple, et cela de
par les ordres de l’auteur de ses jours !
Pour l’écriture les difficultés furent
encore plus grandes ; tour à tour je prenais
dans la mienne la main de chaque
élève, lui montrais la manière de représenter
un a, et, quand il connaissait son
mode de fabrication, je lui en faisais faire des quantités, et ainsi de suite pour toutes
les lettres ; les majuscules me causèrent
encore plus de tracas. Peu à peu mes
élèves réussirent, Victorio arriva même
à un tel degré de perfection qu’il écrivait
mieux que son maître : j’étais heureux de
montrer ses cahiers à son père et aux
nombreuses personnes qui venaient voir
mon école ; ce garçon avait réellement fait
des progrès incroyables, et les quatre premières
règles de l’arithmétique lui furent
enseignées avec la même facilité. Je n’allai
pas plus loin, car je ne passai que
quinze mois à l’estancia que je fus forcé
de quitter, comme on le verra par la
suite.
Mes élèves avaient six heures de cours
par jour, de huit à midi et de deux à
quatre ; comme on le voit, je ne suivis
pas la méthode de nos écoles primaires,
je ne fis pas faire de bâtons etc., etc., j’attaquai
la lettre carrément et mon système
fut couronné de succès.
Victorio lisait le journal à son père, faisait les petites opérations de vente de
laine et de cuirs, et se tirait d’affaire sans
mon aide ; c’était un résultat qui me faisait
honneur, à tel point que le gouvernement
m’offrit la position d’instituteur
dans le chef lieu du département à Durazno,
avec six mille francs de traitement
et logé ; je refusai, le pays toujours en
révolution et les finances de l’État ne m’inspiraient
pas assez de confiance.
Le dimanche et le jeudi étaient des
jours de récréation, et en compagnie de
Victorio et de Julio je faisais des excursions
dans toutes les directions.
Le terrain de l’estancia, limité par des
rivières, avait deux lieues et demie carrées
de superficie et il était très giboyeux ; autruches,
chevreuils, renards, tatous, iguanes,
cigognes, canards, carpinchos, loutres y
abondaient. Les cours d’eau étaient très
poissonneux, j’avais donc de quoi me distraire.
Cette immense plaine, formée de
petites collines successives, donnait la nourriture à deux mille bêtes à cornes, quatre
mille moutons et cinq cents chevaux.
À cent cinquante mètres de l’estancia
existait une source, manantial. Autour de
cette fontaine naturelle, l’herbe était fraîche
et tendre ; les autruches en faisaient leurs
délices ; le matin de bonne heure, le soir,
quelque fois en plein jour, des bandes de
cinq, dix, quinze, voire même de trente
autruches, venaient tondre les verts gramens.
Armé de ma carabine, de la porte
même de l’estancia, je leur envoyais des
balles meurtrières ; tranquillement, j’attendais
qu’un mâle se présentât bien, j’épargnais
les femelles, et visant avec soin je
manquais rarement mon but. Les plumes
peu estimées, étaient pour mes élèves, qui
en retiraient quelques duros pour leur cassette
particulière. Un jour les autruches
étaient nombreuses, je pris patience jusqu’à
ce que deux se fussent placées de profil l’une
derrière l’autre, je fis coup double, les
deux victimes tombèrent perforées par la
même balle ; et les enfants de crier, de gesticuler
et de s’élancer vers leur proie.
L’autruche américaine est bien différente
de celle d’Afrique, sa taille est inférieure,
ses plumes sont moins longues
et moins soyeuses et généralement de couleur
grise ; la première a trois doigts aux
pattes, tandis que l’autre n’en a que deux :
comme port et conformation globale elles
se ressemblent ; même petite tête avec de
grands yeux ornés de longs cils dans les
deux races. L’autruche des Pampas, rea americana, est rarement solitaire, cinq à
dix femelles sans la protection d’un mâle
vivent en famille ; à l’époque de la ponte,
elles creusent une fosse de vingt à trente
centimètres de profondeur, dans un endroit
écarté, y étendent une couche d’herbes
sèches, et toutes y pondent leurs œufs.
J’ai vu des nids qui avaient un mètre
cinquante de diamètre, et contenaient jusqu’à
trente-cinq œufs ; nid immense que
le mâle, les ailes écartées, couvre avec
peine, car c’est le mâle qui couve ; j’ai
pu vérifier le fait bien souvent avec mes
élèves. Le mâle se distingue de la femelle
par une taille plus élevée, un cou plus long et plus blanc, avec une large tache
noire sur le thorax, ses plumes aussi sont plus belles et plus longues ; l’autruche, à
peine éclose, court à l’instar de nos
poulets.
Nous allions souvent à la recherche
des œufs ; à cet effet nous avions fabriqué
deux sacs en cuir ayant la forme d’une besace,
qui, attachés solidement sur un vieux cheval
très doux, nous servaient à leur transport ;
nous les placions par couches sur
de bons lits d’herbe tendre et rentrions
sans encombre en modérant l’allure de
nos montures. Quand nous découvrions
un nid, nous cassions un œuf, pour nous
assurer de leur fraîcheur : car, dans le
cas contraire, nous les laissions à leurs propriétaires pour les faire éclore. Je me
souviendrai longtemps des omelettes que
nous faisait Juanita, omelettes monstres,
dignes de Gargantua.
Une après-midi, par une chaleur torride,
quelques autruches pâturaient non
loin de l’estancia ; elles ouvraient leurs ailes et les étendaient à la façon des oiseaux
de proie, sans doute pour se donner
de l’air ; masqué par le mur du jardin,
je m’approchai d’elles et leur adressai
une balle de carabine. Le coup avait porté,
mais un peu bas, et avait brisé le fémur
à une de ces pauvres bêtes ; la malheureuse
éclopée sautait sur une jambe pour
suivre ses compagnes qui s’enfuyaient.
Julio et Victorio qui avaient entendu
la détonation, accoururent et se mirent à
la poursuite du ñandú ; l’autruche redoubla
d’ardeur, et ce n’est qu’après une
course qui mit mes élèves en nage, que
Victorio, ayant trouvé sur son passage un
tibia de bœuf, le lança à la tête de la
fugitive et l’abattit. Nos deux chasseurs
n’osaient s’en approcher : l’autruche avec
la jambe valide lançait des ruades aussi
redoutables que celles d’un jeune cheval.
Victorio s’empara de nouveau de l’os et
mit fin à cette petite scène dramatique.
On peut apprivoiser le ñandú. À cet
effet on lui coupe le doigt du milieu à chaque patte ; cette opération le rend impropre
à la course, et ainsi mutilé il se
tient toujours aux alentours du rancho
et vient même paisiblement prendre la
nourriture qu’on lui donne en compagnie
des poules et autres oiseaux domestiques.
La peau du cou, après qu’on en a
arraché les plumes et cousu une des extrémités,
sert de bourse, chuspa ; les indiennes
y ajoutent des ornements et des
broderies.
L’autruche américaine, de même que
sa congénère d’Afrique, a la réputation
d’avaler les objets brillants, pièces d’argent,
bijoux ; aussi quand un ñandú a été abattu,
le premier soin du chasseur est-il d’extraire
l’estomac et d’en examiner le contenu,
dans l’espoir d’y trouver un petit
trésor.
L’autruche est très rapide à la course,
nous en avons poursuivi à outrance, donnant
toute liberté au cheval, l’excitant de
la voix et de la cravache, rarement nous
sommes parvenus à en atteindre. Le jeune Victorio, à l’aide de ses bolas, a réussi à
en prendre quelques-unes avec notre concours.
Les bolas sont entre les mains de
l’homme de la campagne une arme redoutable :
trois boules en pierre, en fer ou
en plomb, recouvertes de cuir comme
les balles des enfants, sont réunies à un
centre commun, par des lanières en cuir
tressé, longues de un mètre à un mètre
cinquante centimètres, ce qui donne, d’une
boule à une autre, les cordes étant tendues,
une envergure de deux à trois
mètres. Le cavalier tient une des boules.
dans la main droite, ordinairement elle est
plus petite que les autres, fait tournoyer
le tout autour de la tête, la force centrifuge
maintient les boules écartées et les
cordes raides, le cheval est lancé au galop
le plus effréné à la poursuite du gibier ;
le moment est venu, la distance est calculée,
il lance les boules avec un mouvement
semblable à celui qu’employaient nos ancêtres pour projeter une pierre avec la fronde, avec la différence ici que tout
l’appareil est lâché. Les bolas tourbillonnent,
fendent l’espace avec rapidité, et
viennent tomber contre les pattes de l’animal
poursuivi ; le choc arrête leur mouvement
de projection et elles s’enroulent
autour des jambes du fugitif : l’animal
tombe et se trouve à la merci du chasseur.
Lorsque les boules sont en plomb
elles servent à la chasse des autruches et
des chevreuils, mais pour prendre les
chevaux sauvages, on les fait en pierre
et on les recouvre de deux ou trois enveloppes
de cuir, pour amortir le choc,
précaution sans laquelle le tibia du cheval
serait infailliblement brisé.
J’ai assisté à une chasse au chevreuil
à laquelle prirent part Rufino, Felipe et
le domestique indien. Mon rôle ainsi que
celui de mes élèves était de couper court
à l’animal et de le forcer à passer à portée
des chasseurs, qui tous lui lancèrent
leurs bolas. Mais les coups avaient été
mal calculés, et les bolas, au lieu d’enlacer les jambes, s’enroulèrent autour
des cornes de la pauvre bête qui faisait
la culbute, mais se relevait de suite et ne
tomba en notre pouvoir qu’après une
longue poursuite.
En temps de guerre, les gauchos se
servent des bolas contre leurs ennemis, et
les hommes sont traqués comme des bêtes
fauves. Malheur à celui qui n’a pas un bon
cheval, les bolas l’atteignent, il tombe, et
son antagoniste lui coupe la tête avec un
barbare sang-froid. Il y a une vingtaine
d’années, dans les interminables luttes
intestines, le gaucho ne connaissait d’autres
armes que la lance et les bolas, un
vaillant coursier seul était pour lui une
chance de salut. Les partis se poursuivaient
à mort, et, quand les bolas avaient
atteint leur but, le guerillero descendait
de cheval, immolait son ennemi, lui coupait
le nez et les oreilles et les suspendait
aux brides de son cheval en signe de victoire ;
d’autres allaient plus loin, ils décapitaient
leur victime et attachaient la tête tout ensanglantée à la queue de leur
monture.
Ces discordes fratricides avaient dépeuplé
la campagne, le sexe faible avait
en grande partie disparu, il s’était retiré
dans les villes du littoral ou avait passé
la frontière ; une femme était un objet
de convoitise très-rare. Le gaucho régnait
en maître et exerçait ses déprédations en
toute liberté : aussi quand un voyageur
passait par la campagne avec son épouse,
les brigands accouraient-ils de tous les
points de la prairie pour la lui enlever ;
alors s’engageaient des duels terribles,
chacun voulait en être le maître, et toute
tremblante de peur, dans les plus affreuses
angoisses, à demi morte, cette pauvre
femme attendait le résultat du combat
pour être entraînée par le vainqueur.
Alors aussi quand un parti faisait quelques
prisonniers, tous étaient attachés par
un pied à une longue lanière de cuir ; au
commandement du chef, des soldats halaient fortement sur la corde, les malheureux
perdaient l’équilibre, tombaient par
terre, les guitareros faisaient entendre de
gais refrains, les bourreaux, degolladores,
se mettaient à l’œuvre et, aux joyeux
accords de la musique, coupaient le cou
à leurs victimes. Le degollador était ordinairement
un gaucho de la pire espèce,
spécialement chargé des exécutions capitales.
J’en ai connus, et qui étaient fiers
de leur ancien métier : Goyo Mesa, Callejas
et le vieux Cespedes, m’ont raconté
leurs hauts faits, avec force gestes imitateurs
et un cynisme révoltant. À l’époque
où j’habitais le pays, presque tous les
gauchos des environs de l’estancia de San
Ramon avaient trempé leurs mains dans
le sang humain.
D’autres fois les pauvres prisonniers
avaient une fin encore plus terrible. Quatre
pieux étaient enfoncés dans le sol ;
aux quatre membres du patient étaient
solidement attachées quatre courroies,
l’homme était terrassé, les courroies passées autour des pieux, et les sauvages les
raidissaient de façon à faire craquer les
membres du captif et le laissaient expirer
en proie aux plus affreuses souffrances.
Cette façon de torturer son semblable
s’appelle estaquear : elle existe encore
aujourd’hui pour punir les délinquants,
mais les courroies sont moins raidies, et
l’homme est mis en liberté après un certain
laps de temps.
Mais aussi comment peut-il en être
autrement, les conquérants ont donné
aux vaincus l’exemple de la perfidie et
de la barbarie !
Le pays baigné par le Rio Uruguay
était autrefois habité par une peuplade
indienne des plus braves, les Charruas ;
la lutte entre les envahisseurs et les aborigènes
durait depuis longtemps, et sans
résultat décisif : un général, Fructuoso
Rivera, fatigué des alertes continuelles,
offrit la paix aux Charruas, les combla de
cadeaux et à cette occasion les convia à
une fête. Les trop confiants indiens se rendirent à l’invitation du général. Celui-ci,
pour terminer la réjouissance, fit grouper
les indigènes en un endroit choisi,
sous prétexte qu’il voulait encore leur
faire voir la manœuvre du canon ; les
premiers coups, tirés à blanc, remplirent
les malheureux d’étonnement, mais non
de crainte. Mais, ô lâche trahison, sur
un signe du chef, les pièces furent chargées
à mitraille, et les Charruas hachés
en morceaux jonchèrent la plaine de leurs
cadavres. Ce fait m’a été raconté par un
descendant de Charrua même. Époques
sinistres, qui ont souillé les pages de
l’histoire des jeunes républiques de l’Amérique
du Sud d’une tache indélébile.
Mes élèves terrassèrent un jour une
autruche à l’aide des bolas et s’en emparèrent,
ils lui passèrent une longue plume
des ailerons par les narines, et lâchèrent
l’animal : vous décrire sa course vertigineuse,
ses écarts, ses pointes à droite, à
gauche, est chose impossible ; comme un
éclair elle fendit la plaine et disparut à nos yeux. Les bolas se portent ordinairement
enlacés autour de la taille, de telle
façon, qu’en saisissant la petite boule,
l’arme se déroule et peut être lancée de
suite.
Nous sommes au mois de janvier,
époque la plus chaude sous les latitudes
australes, car tout le monde sait que
notre hiver correspond à l’été des habitants
du Rio de la Plata et vice versa.
Une température torride imprimait un
mouvement vibratoire à l’atmosphère, et
l’herbe des prairies se desséchait sous les
regards brûlants de Phœbus. Je m’étais
rendu à la Capilla de Farrucco, pour
faire emplète de quelques menus objets,
je venais de serrer la main à Auguste,
quand tout à coup le tonnerre se fit entendre,
l’horizon était sombre.
Albert, restez ici, le pampero va souffler !
Poh, bayo a de bonnes jambes, j’arriverai
à l’estancia avant la tourmente — et
lançai mon cheval au galop !
Le pampero est un vent du sud-ouest d’une violence extrême, il s’annonce de
loin en soulevant des nuages de poussière ;
les bêtes à cornes mugissent et se massent
pour mieux résister à la tempête, les
moutons fuient contre le vent et parcourent
parfois des distances considérables,
les arbres sont déracinés et les ranchos
renversés.
À peine avais-je quitté la Capilla d’un
quart d’heure que l’orage éclatait avec
fureur ; les éclairs sillonnaient les nues,
le tonnerre grondait en imitant le bruit du
canon, le vent soufflait avec rage, les
décharges électriques se suivaient rapides,
la pluie était torrentielle, on eût dit que
d’immenses cataractes tombant du firmament
cherchaient à submerger la terre.
J’avais ralenti l’allure de ma monture,
car je savais qu’il est dangereux de produire
des courants d’air en temps d’orage.
J’étais trempé, les tiges de mes bottes
remplies d’eau débordaient, et bayo manifestait
sa mauvaise humeur en voûtant le
dos, premier mouvement du cheval qui cherche à désarçonner son cavalier ; je le
caressais de la main en lui donnant
quelques bonnes paroles : la plaine ressemblait
à une mer. Enfin j’arrive au dernier
cours d’eau qui me barrait le passage,
je connaissais parfaitement le gué, paso,
il n’était pas dangereux : mais oh terreur !
la rivière, prête à déborder, roulait des
flots en furie ; l’onde écumante était effrayante.
Je fais avancer bayo, il entre
hardiment, mais, dès les premiers pas,
l’eau lui arrive aux flancs, j’excite mon
fidèle compagnon, qui se raidissant contre
le courant, presque couvert par le
liquide, parvient à mettre les pieds sur
la berge opposée. Une exclamation s’échappe
de ma poitrine, j’étais sauvé. L’estancia
est en vue et méprisant la foudre
je lâche les rênes à mon cheval, qui fait
voler l’eau en gerbes sous son galop rapide.
La prairie en de certains endroits
fourmillait de cavités où se cachaient
tatous et iguanes. Serpiente, un pointer, leur faisait une guerre à mort. Entre
autres, nous étions assis sur des rochers,
nous reposant d’une longue traite à cheval,
quand serpiente fait lever une iguane :
l’animal était énorme, et quelle n’est pas
ma surprise de le voir se diriger de nos
côtés ! je m’élance à sa rencontre et aperçois
un terrier à peu de distance, sans
doute la retraite du fuyard ; je change de
direction et arrive au bord du trou en
même temps que lui, et juste au moment
où il s’y précipite, je le saisis par la
queue, qui casse et me reste en mains…
ébahissement général : la queue de l’iguane
en effet est très fragile comme celle de
nos lézards ; je jetai ce bout de queue
qui me faisait par ses mouvements à droite
et à gauche le même effet que celui du
contact d’un serpent. Nous prîmes aussi
des mulitas, mais ces animaux ne sortent
que la nuit et par suite sont très rares
pendant le jour. Je me souviens pourtant
qu’une fois serpiente fouillait de
son museau un trou et grattait la
terre ; je m’avance, chasse le chien, et vois la bête au fond du terrier, j’allonge
le bras, la saisit par la queue ; elle résiste,
et faisant gros dos s’arc-boute contre les
parois de la tanière ; je tire mon couteau
et par un coup adroitement piqué force
ma victime à lâcher prise et l’entraîne au
dehors. Cette action m’était pénible, mais
un chasseur a le cœur dur. La famille
des édentés a trois représentants dans les
prairies américaines, le tatu, le peludo et
la mulita. Ces deux premiers sont de la
taille d’un petit porc, tandis que la mulita
n’a que la grosseur d’un lapin ; son corps
est noir, sans poils, son museau effilé,
une queue de rat, et la carapace peu apparente
est tendre, c’est un gibier estimé,
et les indigènes en sont friands, sa chair
rappelle celle du jeune porc, mais elle
est plus succulente et plus fine.
L’habitant du campo ne se nourrit
presqu’exclusivement que de viande ; je
peux même dire que les petits éleveurs
ne connaissent ni légumes ni pain, deux
objets de grand luxe que les riches seuls
peuvent se procurer.
Pourtant l’Uruguay, avec son climat
délicieux et ses campagnes vierges, pourrait
produire tous les fruits et les céréales
de l’Europe ; mais la paresse, la négligence,
l’habitude peut-être, ne permettent pas à
ses habitants de se livrer à la culture.
Ils dédaignent profondément notre
façon de vivre, et à cet appui je citerai
la réplique d’un estanciero aisé cependant,
à qui on offrait de la salade : je ne suis
pas une autruche, dit-il, je ne mange pas
d’herbe ! De la viande, toujours de la
viande, l’Américain ne connaît que la
viande.
Mais aussi quelle viande délicieuse
et succulente ! La vache vit en plein air,
paît en liberté, choisit les herbages ; le
pâturage est immense, elle mange quand
elle veut et boit de même ; comment
cette viande ne serait-elle pas supérieure à
celle de nos bêtes à cornes, enfermées
dans de sombres étables, mal soignées, et
forcées de prendre la nourriture que le
paysan parcimonieux lui octroie ! Jamais je n’ai mangé tant de viande ni de meilleure
qu’à l’estancia de Pedro W…
Toutes les semaines on tuait une vache
grasse, tous les jours un mouton.
À cet effet, les cavaliers s’élancent aux
limites de la propriété, s’éparpillent et
reviennent sur leurs pas en jetant de
hauts cris ; le bétail se met en mouvement,
se masse et se rend au rodeo, endroit nu
et découvert, peu distant de l’estancia, où
il a été habitué à se réunir : là il est entouré
et examiné ; la vache la plus grasse
est bientôt choisie, les cavaliers la chassent
devant eux et la forcent à quitter le troupeau :
alors ils la poursuivent, l’un d’eux
armé du lazo le lui lance sur les cornes
et la fait prisonnière, l’animal effarouché
beugle et fait des sauts pour échapper,
mais le lazo est fixé solidement à la selle,
et le cheval, habitué à cet exercice, résiste
aux secousses ; un autre cavalier s’approche
et d’un coup de facon coupe les jarrets
de la pauvre bête.
La vache s’affaisse sur le train de derrière et, vaincue, elle tend la gorge pour
être immolée. La bête est morte et bientôt
dépouillée, chacun saisit une patte, et l’opération
marche à grands coups de couteau ;
la peau est étalée à terre, les quartiers
sont séparés avec une hache, le cou,
la tête et les entrailles sont abandonnés
aux chiens.
L’éleveur de bétail a des goûts qui
inspirent de la répugnance à l’Européen.
Comme les vaches vivent en liberté, et
que l’estanciero a soin de ne pas abattre
une bête qui vient de vêler, d’abord parce
qu’elle est maigre, ensuite parce que sa
mort entraînerait celle du veau, il s’attaque
aux vaches grasses qui n’ont pas de rejeton.
Mais, oh horreur ! la plupart de
ces vaches sont pleines, et le fœtus de cinq
ou six mois, tout nu, recouvert d’un enduit
gluant, est le mets le plus recherché !
Les indiens probablement sont les premiers
qui ont osé porter à leur bouche
semblable nourriture. Ce fœtus porte un
nom indien tapichi ; arraché du sein de la mère encore palpitante, il est vidé,
lavé et préparé en ragoût. Les amateurs
prétendent que c’est un plat délicieux :
la viande est tendre au suprême, et les
os encore mous leur plaisent particulièrement.
Les écorcheurs, carneadores, ont encore
une prédilection pour d’autres parties de
l’animal, qui leur reviennent d’ailleurs de
droit ; elles sont rôties séance tenante et
avalées avec gloutonnerie.
D’abord nous avons la tripa gorda,
notre rectum, le tongori, encore un mot
indien, qui est l’œsophage, le mondongo
ou gras double, les rognons, rinones, les
chinchoulines, notre mésentère, le matambre,
mince planche de viande dure et coriace
qui se trouve entre la peau et les côtes.
Les quartiers sont suspendus à des
crochets dans le galpon, et la peau est
tendue à terre à l’aide de chevilles en
bois, pour être séchée. J’étais parvenu à
me servir du couteau aussi bien qu’un gaucho,
et aussitôt la vache abattue, pieds nus, manches retroussées, je me mettais à
l’œuvre comme un véritable boucher, et
cela pour faire comme les autres : les
Américains sont très serviables, et un
voisin arrive-t-il à une estancia au moment
d’un travail quelconque, de suite il
prête la main.
Le lendemain, la chair des cuisses, et
en général de toutes les parties épaisses,
est taillée en longues et minces lanières,
salée et suspendue en plein soleil sur des
cordes ; ces lanières atteignent bientôt par
la dessiccation la rigidité d’un bâton ;
c’est le charque ou tasajo, il se conserve
très bien, pilé et cuit avec du maïs, il
forme un brouet digne d’attention.
Généralement l’habitant de la campagne
n’a ni table ni chaises, des têtes de vache
servent de siège, et même le gaucho n’en
a pas besoin ; accroupi sur ses jarrets, il
suce cinq, six matés sans changer de place ;
position très fatigante pour nous autres,
mais l’habitude est une seconde nature.
Pas de cuillers ni de fourchettes, un couteau suffit. La broche piquée devant le
foyer, légèrement inclinée, présente à la
flamme une large tranche de bœuf ou
une moitié de mouton, des gouttes de
graisse avivent le feu, qui crépite ; bientôt
le rôti prend cette teinte dorée si appétissante,
une odeur engageante remplit le
rancho ; la broche est enlevée et plantée
au milieu de la salle : en cercle tout le
monde prend place, femmes, hommes et
enfants, le couteau à la main, chacun
tranche à volonté. De la main gauche le
gaucho saisit une partie du rôti, la coupe
de la main droite, en porte l’extrémité à
la bouche, et le grand art consiste, en
plaçant la lame du couteau en dessous,
de couper, en remontant, la bouchée aussi
près des lèvres que possible ; manège dangereux
pour lequel il faut avoir une grande
habitude, car celui qui est propriétaire
d’un long nez pourrait bien se le raccourcir
de quelques centimètres, mais l’Américain
manie aussi bien le couteau qu’un
calligraphe la plume.
Quelquefois la ménagère prépare une sauce, moje, composée de piment coupé
en morceaux, de sel et de vinaigre, ou
bien encore une écuelle pleine de manioc
pilé, farinha, est placée au milieu du cercle,
chacun y plonge sa tranche de viande, l’y
retourne, pour bien la recouvrir de farinha :
la farinha est surtout employée
quand la viande est très grasse. Le gaucho
souvent prend une poignée de farinha et
la lance dans la bouche avec une extrême
dextérité. Les nègres du Sénégal aussi
sont très adroits pour manger les arachides
rôties, ils ne les portent pas à
leur bouche, mais les lancent à une certaine
distance, et sans manquer l’ouverture.
Pas de serviettes, le repas terminé chacun
s’essuie la bouche avec la main ou prend
une gorgée d’eau qu’il rejette ; si le cheval
est à portée, sa queue remplira l’office
d’essuie-mains.
Quoique grand fumeur, il est rare
qu’un habitant de la campagne achève
entièrement une cigarette : il la fume à
moitié, plus ou moins, et quand elle est
éteinte, il place délicatement le bout restant derrière l’oreille ; si l’envie lui reprend
de savourer la plante de Jean Nicot,
il saisit ce bout avec dextérité, le rallume et
l’achève, ou dans le cas contraire, le replace
de nouveau derrière le pavillon de son
appareil auditif.
Comme il n’a pas toujours des allumettes,
pour se procurer du feu, il se
sert d’un instrument appelé, yesquero : une
pointe de corne de vache est coupée de
façon à former un petit entonnoir, auquel
est adapté un couvercle en bois de seivo,
aussi léger que notre liège, et retenu par
une mince lanière de cuir, attachée à la
partie inférieure du récipient. Il brûle des
chiffons de toile ou de coton, et le résidu
noir qui servira d’amadou, est fourré
dans la corne ; quand il veut battre le
briquet, il ôte le couvercle, place la corne
dans le creux de la main gauche, la pierre
en dessous dépassant un peu l’ouverture,
frappe avec le fer, et l’étincelle communique
le feu à cette matière très-inflammable ;
le fumeur y introduit le bout de sa cigarette
qui s’allume de suite. Il replace le couvercle et le manque d’air détruit le
feu de l’intérieur, à la façon de nos briquets
à mèche.
Nos tabacs hachés ne sont pas goûtés
au Rio de la Plata, les amateurs les trouvent
trop faibles et sans goût : le tabac
noir en corde du Brésil est préféré. Nos
papiers à cigarettes non plus ne peuvent
convenir et sont remplacés par de forts
papiers espagnols fabriqués à Alcoy ; la
fine et blanche enveloppe de l’épi de maïs
quand il est mûr, chala, est également
fort estimée.
VIII
DIFFÉRENTES CHUTES. — L’ÉLEVAGE DU BÉTAIL. — LA MARQUE. — LA CASTRATION. — LA TONTE DES MOUTONS. — LE CHEVAL, FAÇON DE LE DOMPTER.
ans le jardin se trouvaient des orangers,
et le docteur B… m’avait
prié de lui rapporter une provision.
de feuilles pour faire du thé : j’en
avais cueillies une certaine quantité et
les avais enfilées en guirlande pour les faire
sécher. À quelque temps de là je me
disposais à les porter à Farrucco ; une
légère brise ondulait l’herbe de la prairie, bayo était sellé et attendait son cavalier.
Je m’avance, ramène les brides et monte,
mais au moment où je veux passer la
jambe, les feuilles sèches s’entrechoquent
sous le souffle du vent, bayo s’effraie et
d’une ruade m’envoie à une dizaine de
pas rouler par terre. À l’instant debout,
heureusement je ne m’étais pas fait du
mal, je m’approche de nouveau de ma
monture, la flatte et saute en selle ; elle
n’était pas satisfaite, ses écarts, son souffle
bruyant, les mouvements des oreilles, son
regard effarouché, ne m’inspirent pas de
confiance : la plaine s’étend devant moi, je
lui allonge un vigoureux coup de cravache
qui la fait partir au galop ; pour la punir,
je lui fais franchir d’une traite les
trois lieues qui séparent Farrucco de San Ramón, elle était trempée de sueur et
couverte d’écume.
Une autre fois je chevauchais tranquillement
le long d’une colline, quand
tout à coup mon cheval, ayant posé les
pattes de devant dans un trou, s’abat et m’envoie dans l’espace : je tombai debout,
parado comme disent les gauchos qui,
quand ils font une chute, ne doivent jamais
tomber autrement : tomber parado
est le sublime de l’art du cavalier américain,
j’avais réussi sans le vouloir. Comme
bayo était assez lancé, en me retournant,
je le vis, roulant sur lui-même, et je
n’eus que le temps de l’éviter, sans quoi
il m’eut écrasé sous son corps.
Je fus moins heureux dans les circonstances
suivantes : J’aidais à ramener les
moutons, majada, dans le chiquero, vaste
espace entouré d’un mur d’un mètre de
hauteur où ils passent la nuit ; les alentours
étaient couverts des excréments de
ces animaux, de plus il avait plu dans la
journée. En voulant faire faire volte-face
à mon cheval, celui-ci glisse, se renverse
sur le flanc, et ma jambe gauche
est prise sous lui : il se relève et m’envoie
quelques ruades qui auraient pu me
coûter la vie, mais je ne fus pas atteint.
Je ne pus rentrer à l’estancia qu’à l’aide des secours de Julio et Victorio, j’avais
une entorse qui me rendit impotent pendant
une quinzaine de jours.
L’élevage du bétail donne lieu à des
travaux dangereux qui ne peuvent être
affrontés que par des cavaliers aussi parfaits,
aussi adroits, aussi hardis que les
Américains du Sud.
Parlons d’abord de la marque. Tout
propriétaire de bétail a une marque particulière,
constatée, reconnue et déposée
chez le juge de paix. Cette marque est
une empreinte en fer que l’on fait chauffer
au feu et qui est appliquée sur le côté
gauche de l’animal, soit sur le flanc soit
sur le haut de la cuisse.
Les marques varient à l’infini, et le
propriétaire leur donne les formes les
plus capricieuses : quelques-uns, les Européens
surtout, se servent de leurs initiales,
ainsi Pedro W… avait pour
marque un P et un W. Tous les ans,
quand les poulains et les veaux ont atteint
une taille raisonnable, ils sont marqués ; cette marque est l’unique titre de propriété,
la seule garantie au milieu de la
quantité de bétail qui fourmille dans les
gras pâturages du Rio de la Plata. Ce
travail est une fête à laquelle sont conviés
tous les voisins, non seulement pour
aider, mais pour contrôler tous les veaux
qui vont être marqués. Un veau isolé n’est
pas marqué, car ce pourrait bien être la
propriété d’autrui, il faut toujours que les
deux soient présents, vache et veau, car
la vache fait reconnaître le veau qui la
suit.
Une partie du bétail est enfermée dans
la manguera, espace d’un hectare au plus,
ordinairement rond, entouré d’un épais
mur de deux mètres de hauteur, avec
une ouverture de cinq à six mètres fermée
par des poutrelles placées horizontalement.
Un grand feu est allumé à l’entrée, sur
le côté, les fers chauffent, les poutrelles
sont enlevées, les cavaliers sont prêts,
l’un d’eux entre, le lazo à la main ; bientôt un veau est capturé, il dirige sa monture
vers la sortie et entraîne le captif à
sa suite, il est abattu, maintenu immobile,
et la marque est appliquée. Les poils
et la peau grillés crépitent en répandant
une odeur nauséabonde, le lazo est retiré,
l’animal est libre, et s’élance dans la
plaine ou rentre rejoindre sa mère. L’opération
est périlleuse, car souvent, aux
cris de son rejeton, la vache accourt et
cherche à défendre sa progéniture. J’ai
assisté à un marquage où le veau, après
avoir reçu l’empreinte brûlante, au lieu
de rejoindre sa mère, prit la clef des
champs ; j’étais au milieu de l’entrée, tout
à coup se fit entendre le cri, cuidado, cuidado, la vaca ! je me retourne, et vois à
quelques pas de moi la bête furieuse, tête
baissée et prête à m’éventrer. D’un bond
je m’élance de côté, et à l’aide des pieds
et des mains, rendu plus agile par le
danger, j’arrive au sommet du mur ; j’avais
les extrémités tout ensanglantées, car
j’étais nu pieds, mais content d’en être
quitte à si bon marché.
Ordinairement une génisse est immolée,
rôtie sur le feu où rougissent les fers
à marquer, et quand le travail est terminé,
la génisse aussi a disparu ; une douzaine
d’hommes ont englouti cette quantité de
viande. N’oublions pas de dire que les
mauvais morceaux ont été pour les chiens
qui, eux aussi, sont de la fête, car si quelques
têtes de bétail parviennent à s’échapper,
ils aident leurs maîtres à les faire
rentrer dans l’enclos.
Les poulains sont marqués de la même
façon que les veaux.
Quant aux moutons, on leur fait généralement
un signe quelconque à l’oreille,
une simple entaille avec le couteau, un
trou avec un emporte-pièce, une oreille
coupée à moitié ou totalement : les façons
varient à l’infini.
La castration est un travail qui tous
les ans coûte la vie à plus d’un estanciero
ou gaucho ; c’est encore une fête pour
l’éleveur ; les voisins sont prévenus et tous
accourent aussi insouciants du danger que nos jeunes filles qui s’acheminent vers une
salle de danse. Le bétail est réuni au rodeo,
distant de l’habitation de quelques centaines
de mètres seulement ; les cavaliers,
le lazo attaché à la selle, d’un côté le
couteau à la ceinture, de l’autre le revolver
ou les pistolets, font la ronde en galopant
autour du troupeau pour empêcher
les récalcitrants de prendre la fuite. Les
animaux sont pressés les uns contre les
autres, leurs cornes qui s’entrechoquent
avec un bruit sec, et leurs mugissements
forment un concert émouvant ; ajoutez à
cela, les cris des gardiens, les aboiements
des chiens, le hennissement des chevaux,
les trépignements de cette masse mouvante
couverte par un nuage de poussière,
et vous aurez une faible idée du tableau
que j’essaie de présenter à vos yeux.
Le gaucho est fièrement cambré sur
son cheval, il a choisi le meilleur de la
tropilla, car le travail sera long et pénible.
Il ne s’agit plus ici du veau timide,
du poulain inoffensif, du doux mouton, c’est au taureau qu’il s’attaque aujourd’hui,
au taureau qui a vécu sauvage dans
les endroits les plus solitaires du campo.
Tous ne sont pas castrés ; ceux qui se distinguent
par leurs formes, leur agilité,
leur haute stature, sont conservés comme
reproducteurs qui, à leur tour, subissent
l’opération quand ils ont atteint l’âge qui
leur enlève les qualités requises. Attention,
cavaliers, l’animal est vigoureux, il a régné
en maître dans la prairie, sa massive
croupe, son énorme cou, sa tête volumineuse
inspirent du respect.
Tout est prêt, chacun est à son poste,
un taureau est désigné : deux ou trois
cavaliers le chassent hors de la masse qui
tourbillonne, le poursuivent et l’un d’eux
lui jette le lazo ; aussitôt que l’animal se
sent pris, il beugle et fouille la terre avec
ses cornes, le cheval incliné fait contrepoids
à ses efforts, un autre cavalier accourt
et cherche à enlacer les jambes de
derrière de la bête furieuse et bondissante ;
il a réussi, aussitôt il s’éloigne, les lazos se tendent, d’un côté le taureau
est pris par les cornes, de l’autre par les
jambes, les cavaliers tiennent ferme, bientôt
le monstre est par terre et ne peut
plus se relever ; un autre cavalier descend
de cheval, s’avance le couteau à la main,
saisit le scrotum, deux entailles sont vite
faites, les testicules extraits, les cordons
spermatiques étirés et coupés ; un mouvement
de torsion avec la main a débarrassé
grosso modo la plaie du sang, le
lazo de la tête est retiré, et l’opérateur
remonte à cheval aussi lestement que possible. L’animal se relève, et par ses bonds.
se dépêtre du lazo qui retenait ses pieds
prisonniers. Gare ! il est furieux, la douleur
l’exaspère, tête baissée il s’élance sur
le premier cavalier qu’il trouve sur son
passage, mais en vain, le cheval est plus.
rapide que lui.
En Europe, que de précautions ne
prend-on pas pour semblable travail ! Un
homme de l’art seul ose mettre la main
à l’œuvre, et encore quelquefois l’opération est-elle suivie d’une catastrophe, la
mort de la bête. En Amérique, rien de
semblable, tout habitant de la campagne
opère la castration, et pour cela un simple
couteau bien effilé lui est nécessaire :
l’animal est abandonné à lui-même, et la
nature, plus puissante que la pharmacopée,
se charge seule de la guérison.
Les choses ne se passent pas toujours ainsi. Souvent, aussitôt que le premier cavalier
a lancé son lazo, le taureau, au lieu
d’essayer de fuir, fond sur son adversaire ;
malheur au maladroit, le lazo traîne par
terre et, si le cheval s’embarrasse dans ses
nœuds et tombe, le cavalier est à la merci
de l’animal en fureur. Quelquefois aussi,
au milieu de l’opération, quand le cavalier
est à pied, les taureaux déjà castrés accourent
aux mugissements de leur congénère
et font un mauvais parti au malheureux
gaucho. À quelque distance de
l’estancia, lors d’une castration, un éleveur
se disposait à faire l’opération, quand
soudain ses camarades lui crient : el toro, el toro ! c’était trop tard, au moment où
l’infortuné se retourne, un taureau lui
enfonce une corne dans l’œil, et se sauve,
traînant à sa suite sa victime qui a bientôt
rendu le dernier soupir.
Rufino fut poursuivi en ma présence,
et le taureau le serrait de près, quand,
dans sa fuite, un ravin peu profond,
barranca, lui barre le passage ; le cheval
emporté tombe dedans et, par le plus
grand hasard, lance sur le bord opposé
le cavalier qui aussitôt tire ses pistolets
et attend l’animal de pied ferme ; ses compagnons
accourent, chassent le taureau,
Rufino est sauvé, et le travail interrompu
un instant par cet incident est continué
avec le même entrain.
Parfois les animaux du rodeo, irrités,
forcent la ronde et s’enfuient dans la
plaine : alors une partie des cavaliers et
des chiens se mettent à leur poursuite,
une chasse à courre s’organise en règle,
et, après bien des peines, les gauchos parviennent
à ramener les fuyards dispersés.
Encore une étude gastronomique : les
testicules enlevés sont de suite remis à
un des assistants, ordinairement à un enfant,
qui est chargé de les porter sur un brasier
et de les faire rôtir. Le gaucho en
fait ses délices, et tour à tour chaque cavalier
va prendre part au festin ; c’est un
mets fade, surtout mangé sans assaisonnement
à la façon de ces gens primitifs.
Quelques testicules, quelques mates font
tous les frais de la fête, n’oublions pas
la caña obligatoire pour donner du nerf
à ces jouteurs intrépides.
La tonte des moutons se fait à peu
près comme chez nous. Les moutons sont
enfermés dans le chiquero : à côté s’élève
un hangard ouvert à tous les vents, couvert
en planches ou en paille ; les lanigères
sont pris et amenés aux tondeurs,
quelquefois au nombre de cinquante ou
plus, suivant l’importance de l’estancia.
Le travailleur armé de grands ciseaux met le pied sur le cou de l’animal et commence
l’opération à grands coups, avec une dextérité étonnante ; la toison enlevée,
il la roule en paquet, en plaçant à l’intérieur
les parties provenant de la tête et des
pattes, la présente à un surveillant qui, en
échange, lui remet un jeton, car il est payé
à la pièce ; celui-ci noue la toison avec
une ficelle, de là elle est jetée dans de
grands sacs suspendus par l’ouverture pour
y être foulée, pressée, et réduite au moindre
volume, un homme est debout dans
le sac et se charge de ce travail.
Quand, dans la précipitation, un animal
a reçu des blessures, le tondeur crie :
alquitran ! Aussitôt un enfant apporte
une marmite pleine de goudron, à l’aide
d’un pinceau les places sont badigeonnées,
et l’invalide est mis en liberté.
J’ai vu des tondeurs tellement adroits
arriver en une journée à enlever la toison à
plus de cent et même cent cinquante moutons,
mais aussi quelle activité ! ruisselants de sueur, courbés sur la bête, ils manœuvrent
les ciseaux avec une vitesse incroyable,
bien souvent, il est vrai, au détriment de l’animal, qui reçoit de nombreuses
entailles ; mais peu importe, le
mouton n’a qu’une valeur minime, pourvu
que les entrailles ne sortent pas et tout
est pour le mieux.
À l’époque où j’habitais l’estancia de San Ramón, situé au centre de la République,
les bêtes à cornes achetées en
troupeau, pêle mêle, veaux, vaches, taureaux,
valaient vingt francs pièce, les
moutons de deux à trois francs, les juments
cinq francs, et les chevaux de selle,
les hongres domptés, de soixante à quatre-vingts
francs. Quant au terrain, la
lieue carrée espagnole, la suerte, équivalant
à deux mille sept cents hectares variait
de trente à cinquante mille francs.
Une lieue carrée peut facilement procurer
la nourriture à deux mille ou deux mille
cinq cents bêtes à cornes, ou à dix mille
moutons.
Malgré la grande quantité de bétail
qui couvre les plaines de l’Uruguay, l’usage
du lait y est pour ainsi dire inconnu, et à plus forte raison celui du fromage.
Dans quelques rares établissements, une
ou deux vaches sont domptées, tamberas,
de façon à pouvoir être traites et procurer
un peu de lait ; mais généralement
l’indifférence de l’éleveur va jusqu’à s’en
passer complètement, et cela pour un bon
motif : l’Américain n’aime que la viande.
Les chevaux transportés en Amérique,
de même que les bêtes à cornes et les
moutons, car ces animaux n’existaient pas
avant la conquête espagnole, s’y sont multipliés
à l’infini, et de domestiques qu’ils
étaient, ils sont devenus sauvages, et leurs
troupes innombrables foulent le sol baigné
par le fleuve d’argent. Élégants de forme,
vifs, légers, la crinière flottante, la queue
longue, ces nobles descendants des coursiers
d’Andalousie rendent à l’Américain
les services les plus multiples. Hommes,
femmes, enfants, tous sont cavaliers et
plus d’une china saute hardiment sur une
monture qui effrayerait nos écuyers les
plus exercés. Et comment en serait-il autrement ? La mère ne porte pas dans ses
bras son enfant emmailloté, à la façon
des nourrices de l’ancien continent, elle
le place à cheval sur une hanche et son
bras recourbé lui sert de soutien ; un
semblable bébé ne peut devenir que bon
cavalier. Le père, pendant qu’il savoure
son mate, envoie son fils ou sa fille, enfant
de huit à dix ans, faire à cheval un
tour dans la prairie pour surveiller les
troupeaux. Les gamins s’amusent à prendre
au lazo des poulains sauvages ; déjà
assez forts pour pouvoir bien les porter,
ils sautent dessus et laissent leur jeune monture
se livrer aux cabrioles les plus excentriques ;
s’ils tombent, les camarades rient
de bon cœur. Tout se fait à cheval, l’estanciero
ne va à pied que dans son rancho ;
pour aller à une distance de cent mètres
il monte à cheval. Le cheval, c’est son ami,
son inséparable, une partie de lui-même. Il
n’est dompté que lorsqu’il a atteint l’âge
de trois à quatre ans, c’est-à-dire toute sa
croissance ; plus il est fort, vigoureux,
rétif, plus le gaucho l’aime : un cheval doux ou mollasse, c’est bon pour un
gringo, étranger ! Au gaucho il faut un
coursier fier, ombrageux, difficile, hargneux,
entêté ; ah, comme il est fier, lorsqu’il
s’achemine vers une estancia, sur
un cheval qui, à la vue d’une simple feuille
qui roule à terre, ou de tout autre objet
insignifiant, recule, saute à droite, à
gauche, se cabre, souffle comme une locomotive ;
alors le gaucho est dans son
élément, il est admiré par les jeunes filles
et envié par ses semblables.
Aussi quelle richesse de mots pour
exprimer les divers états de docilité de
cet animal !
Bagual c’est le cheval sauvage par
excellence.
Potro exprime la même chose, mais à
un degré inférieur.
Nuevo, celui qui n’est dompté qu’imparfaitement.
Redomon, un animal insoumis.
Arisco, une bête dangereuse.
Bellaco, celui qui rue.
Manso, c’est le cheval domestique.
Mancaron, quand il est vieux et infirme.
L’animal le plus beau, le plus grand,
aux formes distinguées, à belle robe, est
choisi pour être dompté ; c’est toujours
un hongre, rarement un entier, mais jamais
une jument ; l’Américain doit être
réduit à la dernière extrémité pour être
obligé d’enfourcher une jument, car pour
lui c’est un déshonneur.
Tous les chevaux ou une partie, manada,
sont chassés dans la manguera,
l’animal désigné est pris au lazo et traîné
dehors, les gauchos le jettent par terre,
lui passent une têtière des plus solides
en cuir cru de bœuf, et l’attachent à un
poteau, palenque, aussi court que possible,
de façon à ce que les naseaux touchent
le bois et qu’il ne puisse, dans ses évolutions,
s’estropier ou s’étrangler.
Quand il a subi un jeûne assez prolongé,
le cavalier s’en approche, lui parle à haute voix, lui enlace les pattes de derrière,
lui fixe à la mâchoire inférieure,
entre les molaires et les coins, une forte
et souple lanière de cuir qui servira de
brides ; l’animal est sellé avec les plus
grandes difficultés, car ses ruades et ses
soubresauts sont nombreux, il est détaché
du poteau, deux gauchos le maintiennent
de leurs bras vigoureux, les jambes sont
débarrassées de leur entrave, le dompteur
saisit les brides et saute en selle ; à ses
pieds pendent d’énormes éperons en fer,
ses camarades s’écartent, et alors commence
la lutte entre l’homme et la bête, lutte
remplie de péripéties. Le cheval s’obstine
à ne pas vouloir avancer, il trépigne, rue,
se cabre sur place et cherche à saisir la
jambe de son ennemi, pour le mordre ou
l’arracher de son dos. Mais le dompteur
a l’œil au guet et épie tous les mouvements
de l’animal, il lui enfonce les éperons
dans le ventre, lui cingle les reins
de sa cravache ; celui-ci s’élance dans la
plaine, croyant par une course furieuse
pouvoir se débarrasser de son fardeau vivant, puis s’arrête tout court, fait des
écarts à droite à gauche, donne des coups
de reins à démolir le cavalier qui généralement
laisse le cheval se livrer à la
course la plus furibonde, et, quand celui-ci
est fatigué, il l’excite de la voix et de la
cravache pour le forcer à continuer cette
fuite. Quand le cheval est littéralement
rendu, à l’aide des rênes, il le tire à droite,
à gauche, à plusieurs reprises, doucement,
lui fait faire volte face, et cherche à revenir
au point de départ : l’animal résiste,
recule, fait le saut de mouton, s’entête à
rester en place, mais le gaucho impatient
le châtie et l’oblige à obéir, bien qu’imparfaitement.
Ce travail est recommencé tous les
jours, pendant quinze jours, un mois s’il
le faut, jusqu’à ce que l’animal se soumette
à la volonté de l’homme. Ce que
le dompteur redoute le plus, c’est que le
cheval ne se roule à terre et ne l’écrase
sous son corps ; tant qu’il reste sur pattes,
il rit et se moque de tous ses efforts pour le désarçonner, car pour lui, dompter un
cheval n’est pas un travail, mais une
partie de plaisir. L’animal sort de cette
lutte tout couvert de plaies et de meurtrissures,
les longes lui mettent la bouche
en sang, le lazo lui a pelé les jambes, la
sous-ventrière lui a entamé les flancs,
les éperons lui ont écorché le ventre, et
la tête a reçu de nombreuses contusions.
IX.
JOLI COUP DE FUSIL. — LA LECHIGUANA ET LE CAMOITI. — CIMETIÈRES INDIGÈNES. — LE TROPERO. — VIPÈRE ET SCORPION. — LAMPYRES ET FOURMIS. — LES FORÊTS.
ux environs de l’estancia coulaient
quelques rivières très poissonneuses
où la talarira, le bagré, le dientudo,
la palometta et la mojarra étaient
nombreux. Souvent mes élèves et
moi nous nous dirigions de ces côtés, et
quelques heures de patience suffisaient
pour nous procurer un plat des plus
succulents.
Le bagré est un poisson qui peut atteindre
le poids de trois à quatre livres ;
il a la peau lisse, sans écailles et offre
quelque analogie de formes avec le chabot
de nos ruisseaux, sa bouche est garnie de
longues barbes, il y en a de noirs et de
jaunes. Le dientudo ressemble à notre
brochet, la palometta a la forme d’une
sole et cause de cuisantes blessures aux
baigneurs, la mojarra est un petit poisson
dans le genre de la sardine ; voilà pour
l’ichthyologie des petites rivières ; les fleuves
comme le Rio Negro, le Yi et l’Uruguay,
renferment des variétés nombreuses, remarquables
par leur taille, comme le
dorado, le surubi. Un chélonien vit aussi
dans les rivières de ces parages et il mord
à l’hameçon comme un poisson ; et la
preuve, c’est qu’une fois je vis le bouchon
de ma ligne disparaître à peine sous
l’eau, et remonter de suite, et cela à plusieurs
reprises ; j’étais anxieux et croyais
avoir à faire à un gros poisson ; soudain
le bouchon disparaît profondément, quoiqu’avec
lenteur, le moment était venu ; j’imprime à ma ligne un mouvement
ascensionnel, mais une sérieuse résistance
se fait sentir, je tire plus fortement et
mets hors de l’eau une tortue de deux à
trois kilogrammes. Les crustacés ne sont
représentés que par une petite écrevisse
qui a la forme des crabes de mer.
Certain jour, pendant que, tranquillement,
nous lancions à l’eau notre traître
hameçon recouvert d’un épais morceau
de viande, un aigle vint se poser sur un
rocher à une assez forte distance de notre
emplacement. Quelques indigènes nous
regardaient pêcher, et me prièrent de tuer
l’animal. Je n’avais que mon fusil à âme
lisse, le but était éloigné, et je désespèrais
de l’atteindre. Sollicité de nouveau,
je glissai une balle dans un des canons,
calculai approximativement la distance,
visai au dessus de l’aigle pour donner à
ma balle une trajectoire qui lui permit
d’atteindre l’oiseau ; le coup partit et à
mon grand étonnement l’aigle, au lieu de
s’envoler, sautillait dans l’herbe ; aussitôt un des indiens s’élança de son côté, mais
il fut cruellement puni de son trop grand
empressement, les serres de l’aigle lui
firent de profondes égratignures ; ses compagnons
lui prêtèrent main forte et parvinrent
à saisir les ailes de l’oiseau, dont
l’une avait été cassée par la balle, et, en
les maintenant écartées, nous apportèrent
ma victime.
C’était un bel oiseau gris blanc dont
je regrette de ne pas avoir pris les dimensions.
Les indiens me félicitèrent, ce coup
de fusil les avait émerveillés, et moi aussi.
Dans nos excursions nous trouvions
souvent des nids de guêpes. L’Uruguay
renferme trois variétés communes d’hyménoptères :
le camoiti, le camoita, et la
lechiguana. Les deux premières, quoique
plus petites, ressemblent à notre guêpe
comme formes extérieures, sauf la couleur,
au lieu de jaunes, elles sont noires,
elles suspendent leur nid aux branches
des arbres ; ce nid, de forme sphérique, d’un diamètre de trente à quarante centimètres,
avec une entrée par le bas, est
composé de tissus papyracés de couleur
grise, offrant une certaine résistance. Ses
habitants sont d’une susceptibilité extraordinaire ;
au moindre bruit ou choc, les
guêpes sortent et attaquent leur ennemi.
Pour nous emparer de ces nids, nous
allumions, en observant la direction du
vent, un grand feu de pailles et de feuilles.
Les guêpes enfumées prenaient la fuite,
en abandonnant leur demeure, mais encore
hommes et chevaux devaient-ils se tenir
à distance, car leur dard n’épargnait personne.
Servando et Victorio furent piqués
à la face, et rentrèrent à l’estancia avec
des figures imitant nos masques de carnaval.
La lechiguana plus grosse et de
couleur jaune fauve, construit, ordinairement
dans les hautes herbes, un grand nid
conique qui imite assez la forme de nos
ruches et de plus renferme une forte quantité
de miel parfumé ; aussi était-ce pour
nous un jour de fête quand nous faisions
semblable trouvaille. Vite nous mettions le feu aux herbes et, à distance, nous attendions
le résultat de notre entreprise ; les insectes
étaient grillés et laissaient entre nos
mains une forte provision de rayons que les
écoliers suçaient avec gourmandise ; nous
ne manquions jamais d’en rapporter une
partie pour Juanita et Cacilda qui nous
remerciaient avec profusion.
Dans une de ces excursions je blessai
un carpincho de forte taille, la balle lui
avait brisé l’arrière-train, et il faisait des
efforts inouïs pour gagner la rivière ;
Servando, jeune homme très-courageux,
s’élança vers lui et le saisit par une
patte de derrière ; l’amphibie essaya de
lutter, mais l’indien lui plongea son couteau
dans les flancs et mit fin à ses souffrances.
Une autre fois, au retour d’une course
aux extrêmes frontières du campo de
Pedro W… pour inspecter le ganado,
Felipe, Victorio et moi nous revenions à
l’estancia, nous abandonnant complètement
à l’allure de nos chevaux. Serpiente, notre chien, qui battait la plaine et fourrait le
nez dans toutes les touffes d’herbes, en
quête de gibier, s’élança brusquement dans
les joncs qui couvraient les bords d’un
étang naturel ; une lutte s’engagea, et le
bruit de la chute d’un corps dans l’eau
accompagné d’un grognement parvint à
nos oreilles.
Es un carpincho, s’écria Felipe !
En fait d’armes, je n’avais que mon
revolver, calibre neuf millimètres.
L’étang n’était réellement qu’une mare,
l’amphibie ne pouvait nous échapper ; forcément
il devait revenir à la surface pour
respirer.
Nous mettons pied à terre et nous nous
postons le long du bord. La présence de
l’animal m’est bientôt révélée par le mouvement
des herbes ; effectivement, à une
dizaine de pas, le carpincho, le nez hors
de l’eau, faisait provision de l’élément
indispensable à ses poumons ; je l’ajuste,
et ma balle va lui labourer la joue droite : il plonge, mais pour reparaître bientôt,
et plus près de moi ; il me présente la
nuque, je lui envoie une seconde balle
qui pénètre dans la moelle occipitale et
met un terme à son existence.
Les populations de l’intérieur de l’Uruguay
ont, touchant leurs morts, des
coutumes fort bizarres. Un petit enfant
vient-il à mourir, on le met tout bonnement
dans une boîte quelconque et on le
place sur un mur d’enclos ou tout autre
lieu élevé, à proximité de l’habitation.
L’enfant est-il plus âgé, de cinq à six
ans par exemple, les parents l’exposent,
l’ornent de fleurs, et ce décès, loin d’être
pour eux une cause de deuil, est un motif
de gaieté et de réjouissances. Les amis
et parents sont convoqués, on mange de
l’asado, on suce du mate, on boit des liqueurs
fortes, et un bal termine la cérémonie.
Ensuite le cadavre est enterré dans
la plaine ou porté au cimetière le plus
proche, s’il y en a un.
Entraîné par mon ardeur de Nemrod,
monté sur bayo, je m’étais enfoncé dans
un bouquet de bois du rio de la Palmas ;
les arbres étaient de haute futaie, et le
sol humide disparaissait sous une luxuriante
végétation. Mes yeux inquisiteurs
fouillaient le terrain. Quelle n’est pas ma
surprise, en élevant les regards, d’apercevoir
trois paquets en cuir, ayant la forme
de hamacs, suspendus à des branches !
Piqué de curiosité, je m’approche, oh
horreur ! ces cuirs contenaient des cadavres
et laissaient suinter un liquide visqueux
qui, goutte à goutte, tombait à terre ;
des oiseaux de proie étaient perchés dans
leur stupide immobilité sur les arbres environnants.
Un sentiment d’effroi m’envahit,
je fais rebrousser chemin à ma monture
et quitte avec rapidité ce cimetière
aérien. L’atmosphère était imprégnée d’une
odeur nauséabonde qui me soulevait le
cœur ; bayo aussi paraissait tout content.
de s’éloigner de cette nécropole, car il respirait
avec force et galopait avec entrain.
Un des plus grands revenus de l’estanciero est la vente du bétail gras, qui
a lieu pendant la bonne saison ; les bœufs
sont achetés pour le compte des grands
établissements, saladeros, de Montevideo.
On réunit le bétail comme toujours au
rodeo ; le tropero, généralement un Brésilien
des provinces de Rio Grande, choisit
les bêtes qui sont séparées de la masse
et dirigées vers un endroit isolé et entouré
de cavaliers, ou chassées dans la manguera,
si le tropero a déjà acheté autre part des
animaux ; alors là ils sont réunis pour ne
former qu’un troupeau. Ce métier est
non seulement dangereux pour la vie,
mais encore parfois ruineux ; une surveillance
sans relâche est nécessaire pour maintenir
des éléments aussi hétérogènes que
ceux qui composent une tropa : en effet,
le tropero commence ses achats aux frontières
du pays, de là se dirige vers la
capitale en achetant à droite et à gauche,
ici vingt têtes, là cinquante, plus loin
cent, pour arriver au chiffre de sept cents
ou mille individus, quantité plus que suffisante
pour une tropa.
Une chose à remarquer, c’est que l’animal,
bête à cornes ou cheval, est tellement
attaché au pâturage qui l’a vu naître,
querencia, que lorsqu’il est entraîné
loin de cet endroit, il fait tous ses efforts
pour y revenir. C’est ainsi que, lors
des révolutions, les guerilleros emmènent
tous les chevaux de selle qu’ils rencontrent
sur leur passage, mais ceux-ci
profitent de la première occasion pour
regagner la prairie natale, à tel point,
que la campagne est parcourue jour et
nuit par de nombreux fuyards à la recherche
de leur querencia, et ils ne se
trompent jamais. Aussi le tropero est-il
toujours sur pied, pour s’opposer à la
fuite des membres de son troupeau, mais
son zèle doit redoubler lors du passage
d’une rivière ou en temps d’orage. Dans
le premier cas les animaux doivent être
poussés doucement à l’eau, précédés de
quelques cavaliers et de plusieurs bœufs
domestiques qui leur montrent le chemin
à suivre pour ne pas s’embarrasser mutuellement.
Quand le courant, augmenté par les pluies, est violent, les bêtes se
bousculent, il s’en suit un pêle-mêle indescriptible
et le tropero perd une bonne
partie de son bétail qui est noyé. Dans
le second cas, les animaux, terrifiés par
le bruit de la foudre, aveuglés par les
éclairs, se précipitent dans toutes les directions :
la débandade atteint des proportions
énormes, surtout si cet accident a
lieu la nuit ; maître et domestiques ont
beau se multiplier pour s’opposer aux
vagues de cornes menaçantes, bon nombre
de bœufs parviennent à s’échapper, et, par
leur fuite, causent de sensibles préjudices
à leur propriétaire. Quand après bien des
dangers, bien des alertes, le troupeau est
arrivé près de Montevideo, il est enfermé
dans un vaste enclos en attendant le triste
sort qui lui est réservé, celui d’être tué
et salé.
Les saladeros sont de vastes hangards,
où l’on immole jusqu’à deux mille bêtes
à cornes par jour ; la viande qui forme
d’énormes masses sanglantes, est salée et dirigée principalement vers les Antilles et
le Brésil pour servir de nourriture aux
nègres. Le prix moyen d’un bœuf gras
sur pied est de quarante à cinquante
francs.
La multiplication rapide du bétail avait
donné lieu à une coutume des plus barbares :
certains estancieros ne cherchant
qu’à tirer profit, le plus possible, de leurs
troupeaux, faisaient égorger les veaux pour
les empêcher de têter ; de cette façon les
vaches engraissaient rapidement, et le produit
de leur vente venait grossir outre
mesure le pécule du trop heureux propriétaire.
Quel triste contraste ! Tandis qu’en
Europe tant de pauvres gémissent sous
les rudes attaques de l’odieuse faim, en
Amérique des milliers de veaux pourrissent
au soleil et servent de pâture aux
oiseaux de proie.
Il est à espérer que nos chimistes, si
infatigables dans leurs recherches, trouveront
un moyen de transporter au-delà des mers, et dans un état de parfaite
fraîcheur, les montagnes de viandes qui
n’ont qu’une valeur dérisoire au Rio de
la Plata.
La classe des reptiles est faiblement
représentée dans l’Uruguay, au moins pour
ce qui regarde les ophidiens d’une certaine
taille — peut-être l’herbe de la prairie
leur procure-t-elle une retraite où pénètrent
difficilement les regards — tandis
que les petites couleuvres y sont assez nombreuses,
surtout autour des habitations.
La salle où je donnais les leçons n’était
pas planchéiée, et, pendant que mes
élèves étaient occupés à écrire, machinalement
mes yeux s’arrêtèrent sur un trou
qui existait dans le sol. À mon grand
étonnement, je vis une vipère passer la
tête hors de cette ouverture : je leur fis
part de ma découverte, et ils affirmèrent
qu’elle appartenait à une espèce très dangereuse ;
effectivement elle était rayée de
jaune et de rouge. Immédiatement je bouchai
le trou, après y avoir versé une grande quantité d’eau bouillante, et j’eus
bien soin à l’avenir, le soir, de ne plus
me promener nu-pieds dans la chambre.
Les indigènes m’ont souvent parlé de
vibora de la cruz et de cascabel, vipère
de la croix et serpent à sonnettes ; mais
jamais je n’en ai vus.
Victorio m’indiqua un endroit où il
prétendait avoir trouvé les cadavres de
vaches mortes par suite des morsures de
cascabel : j’ai surveillé cet endroit, je m’y
suis même mis à l’affût, mais en vain, car
je n’ai pu découvrir la moindre trace
du crotale.
Une autre fois, — et ne prenez pas ce
récit pour une historiette, tout ce que j’ai
décrit est vrai et de la plus scrupuleuse
exactitude — quelle ne fut pas ma surprise,
le matin, en rejetant les draps pour me
lever, de trouver à côté de moi un magnifique
scorpion noir ; auquel je fis l’honneur
d’un bain d’alcool.
Je ne crois pas la piqûre du scorpion,
alacran, aussi dangereuse que veulent bien le prétendre certains voyageurs ; il est très
répandu dans les prairies, et chaque pierre
pour ainsi dire récèle un de ces insectes.
Avec une forme se rapprochant beaucoup,
à cause de ses pattes, de celle de nos écrevisses,
il a la queue longue et annelée,
recourbée en l’air et terminée par un
dard qui a assez de ressemblance avec
une mince épine de rosier.
La nuit, pendant l’été, la campagne
offre, sous ces latitudes, le coup d’œil le
plus ravissant ; des milliers de lampyres
volent dans tous les sens, semblables à
de petites lumières errantes ; la lueur qu’ils
projettent n’est pas constante et ne se
produit qu’à intervalles et par saccades.
Je me suis emparé de quelques-uns de
ces coléoptères, de couleur grise, et j’ai
remarqué que la phosphorescence s’élaborait
à l’extrémité du ventre, près de l’anus.
Les fourmis sont nombreuses, quelques
espèces construisent de gros nids en forme
de cônes, qui atteignent un mètre de hauteur et sont formés de brindilles d’herbe
et de petits morceaux de bois aglutinés ; ces
cônes sont mous et peuvent être facilement
dispersés ; d’autres font leur demeure
sur terre, en forme de dôme, mais d’une
dureté telle qu’une balle de fusil y penètre
difficilement ; sous ce nid qui lui
sert d’observatoire, une espèce de hibou,
lechouza, creuse une tanière peu profonde ;
toujours sur le qui vive, au moindre
danger, il s’élance dans sa demeure souterraine.
D’autres enfin, et ce sont les plus.
nombreuses, creusent des galeries qui aboutissent
à une chambre commune, olla ; de
l’entrée de ces galeries divergent dans
tous les sens des sentiers d’une largeur
de dix à quinze centimètres, propres et
exempts d’herbe ; ils sont tellement fréquentés
et battus par les fourmis, qu’ils
ressemblent à de longues bandes noires.
Elles s’attaquent surtout au règne végétal
et dépouillent un arbre de ses feuilles
en très peu de temps ; elles ne les dévorent pas, mais elles les coupent tout simplement
par esprit de destruction. Les indiens, pour les détruire, fouillent le sol ; arrivés
au centre des galeries, ils y versent de
l’eau et, à l’instar de nos briquetiers, font
un mélange bourbeux qu’ils laissent sécher
et durcir au soleil.
Comme je l’ai déjà dit, les forêts sont
rares dans l’Uruguay ; les rives seules des
cours d’eau sont boisées, et encore ces
bois n’atteignent une certaine proportion que sur les berges du Rio Negro et du Rio Uruguay. Aussi dans les endroits où
il n’y a pas de rivière, le bois est-il d’une
excessive rareté, à tel point que les indigènes
brûlent les os des animaux abattus,
ou font sécher les excréments des bœufs,
des chevaux et des moutons, pour s’en
servir en guise de combustible.
Dans les terrains bas, couverts par les
inondations, la végétation est assez luxuriante
et on peut aisément se faire une
idée de ce que doit être une forêt vierge.
Le sol est couvert de buissons impénétrables, et l’uña de gato, ongle de chat,
fait de cruelles blessures aux imprudents ; les plantes grimpantes s’emparent des troncs de haute futaie, les étreignent dans leurs bras nerveux, les envahissent jusqu’à leur cime et retombent en guirlandes aux couleurs les plus vives.
La barba de palo, barbe de bois, grise, longue et soyeuse, pend aux branches et donne aux vétérans de la végétation un air sevère et vénérable.
La flor de aire, fleur de l’air, famille des orchidées, qui, arrachée de l’arbre qu’elle a choisi pour soutien, et attachée ou suspendue à l’aide d’une ficelle dans une chambre, continue à vivre, à pousser et à fleurir sans eau et sans terre.
Les palmiers sont rares, probablement par suite de la sotte habitude qu’ont les habitants d’abattre cet arbre pour s’emparer du chou. Le palmier porte au milieu du panache un faisceau de feuilles encore tendres, d’une couleur jaune claire, dont les indiens sont très-friands. Ce faisceau, cogollo, a la forme d’une grosse et longue carotte et un goût de noisette très-prononcé.
X.
LE MULÂTRE APARICIO. — VOL DE BAYO. — CHUTES. — LE VOLEUR DE CUIR. — SA MORT. — MON DÉPART FORCÉ. — RETOUR À MONTEVIDEO. — EN MER. — MADÈRE. — ANVERS. — LIÉGE. — BETTEMBOURG.
n ambitieux de bas étage, le mulâtre
Thimoté Aparicio, triste hère, soudoyé par le Brésil, dit-on, parcourait
les gras pâturages de l’Uruguay, en
compagnie de ses bandes de voleurs,
au grand détriment des paisibles estancieros.
Ce traître, aussi sauvage que le bétail
qu’il faisait égorger pour nourrir ses hordes
affamées, était d’une cruauté extraordinaire. D’ailleurs tous les chefs de partis politiques,
soit blancs soit rouges, qui envahissent
la campagne, commettent vols sur vols,
atrocités sur atrocités. Les belligérants,
au lieu de se rechercher pour se battre et
s’anéantir une bonne fois, se fuient, et
quand une troupe de blancs a passé, suit
une troupe de rouges, et ainsi de suite,
et à n’en plus finir, cela dure des années
et des années. Il est vrai que les frais de
l’expédition ne sont pas élevés : de vieilles
lances, des sabres rouillés, de mauvais
fusils, voilà pour l’armement ; l’uniforme est
inconnu ! un morceau de calicot rouge ou
blanc est l’emblème de la couleur politique ;
des tentes, aucunes ; ces indiens, chinos,
mulâtres ou nègres, couchent à terre et
dorment très-bien à la belle étoile, étendus
sur leur recado. Quant à la nourriture,
elle ne coûte rien ; la campagne n’est-elle
pas couverte de bétail ? Ces soi-disant
soldats ont-ils faim, ils abattent une vache.
cinquante, cent s’il le faut, du premier
troupeau venu, sans permission aucune,
et font grasse chair.
Deux choses suffisent à un officier, — à
un chef de brigands veux-je dire, car
quiconque a quelques vagabonds sous ses
ordres s’intitule vaniteusement de capitaine
— pour maintenir ses cavaliers : du
tabac et de l’eau de vie ; pour ce qui regarde
le reste, les guerilleros s’en chargent
eux-mêmes. C’est triste à dire, mais c’est
ainsi, le premier crétin venu peut faire
une révolution dans l’Uruguay.
Nous disions donc que son Excellence
le colonel Aparicio, — si je ne me trompe,
il marchait nu-pieds, — se promenait en
triomphe dans les plaines baignées par le
Rio Negro. Il était respecté, car il avait
la force pour lui, il était craint, car il
avait droit de vie et de mort, aussi ce
vandale ne se souciait-il pas plus de l’existence
d’un homme que d’une cigarette ;
sur un signe du tyran, par caprice, vengeance
ou hallucination alcoolique, un
honnête citoyen était égorgé ; pourquoi ?
pour un chiffon rouge ou blanc !
Par précaution j’avais attaché mon cheval aux barreaux de la grille de ma
fenêtre, pour éviter autant que possible
qu’on ne me le volât. Un matin, en train
de m’habiller, je vois apparaître un grand
gaillard au teint cuivré, avec des cheveux
noirs et raides lui descendant jusqu’au
milieu du dos, qui hardiment s’empare
de ma monture.
Amigo deja este caballo, es el mio, soy estranjero ! Ami, laissez ce cheval, il
est à moi, je suis étranger !
Lo preciso, compadre, aqui tiene usted un otro que esta un poquilo cansado ! J’en
ai besoin, confrère, voici un autre qui est
un peu fatigué !
Effectivement j’aperçois derrière le
mien un cheval gris-pommelé, gros, court
sur jambe, la tête basse, paraissant implorer
pitié et, dans sa lassitude, essayant
nonchalamment de brouter un peu d’herbe.
De tous côtés arrivaient des cavaliers, je
dus me taire. Je vis bayo disparaître dans
la foule des guerrilleros qui passaient dans
le plus grand désordre ; quelques-uns traînaient à leur suite, quatre, cinq, six
chevaux volés et attachés à la file. Oh !
si ce voleur eût été seul ou même accompagné
de deux camarades, certainement
il n’eut pas emporté mon pauvre
compagnon ! ma carabine eût tonné, et
leurs cadavres eussent servi de pâture
aux vautours ! Et cela sans arrière-pensée.
Mais patience, l’immigration blanche envahit
de plus en plus ce beau pays, et
quand l’Uruguay sera sillonné par des
lignes de chemins de fer, quand des routes
donneront accès aux frontières de la République,
quand des ponts jetés sur les
rivières rendront les communications faciles,
quand l’élément anglo-germanique
aura pris le dessus et donné un nouvel
essor au pays, alors le Gouvernement aura
bien vite raison de ces vauriens enrubannés !
À quelque temps de là, nous avions
organisé une partie de pêche ; je sellai
l’animal que m’avaient laissé les révolutionnaires,
mais ses allures ne m’inspiraient
pas de confiance, il avait tout à fait l’air d’un cheval mal dompté. Nous sommes
prêts, je saute en selle, ma monture tressaille,
dresse les oreilles, trotte avec
raideur, fait de petits écarts, et finalement
met la tête entre les jambes et d’un vigoureux
coup de reins m’envoie labourer
la prairie ; hilarité générale de mes compagnons !
Je remonte sur la bête qui, de
nouveau, me fait faire une culbute. Je
change de monture avec Felipe, qui m’annonce
que le cheval est excessivement rétif
et n’avait été que fatigué par le soldat.
Les fils de Pedro W… avaient remarqué
la disparition de quelques têtes
de bétail, et des plus belles, des bœufs.
Ne vous étonnez pas, un estanciero, quelque
nombreux que soit son troupeau, le
connaît aussi bien qu’un bon colonel distingue
les hommes de son régiment. Un
voisin, Florencio, jeune-homme de mauvaise
vie fut soupçonné du vol. Felipe et
Rufino le guettaient du haut de l’asotea
de l’estancia et à l’aide de mes jumelles
ils purent un jour le reconnaître ; il était occupé à commettre un nouveau larcin,
le bœuf avait été abattu, et Florencio
l’écorchait.
Aussitôt ils viennent me trouver :
Señor maestro, vamos con armas Florencio está carneando ! Maître, partons avec
nos armes, Florencio est en train d’écorcher !
Les chevaux sont sellés sur le champ ; je
passe mon fusil à Rufino, mon revolver
à Felipe, j’emporte ma carabine, et nous
voilà en route. Servando nous suivait avec
un grand sabre. Nous arrivons à l’endroit,
le voleur avait disparu avec la peau ; nous
suivons la traînée qu’elle a laissée dans les
herbes, nous entrons dans un petit bois et
apercevons le cuir étendu par terre pour
sécher : l’homme avait pris la fuite, et il
avait bien fait, car sa présence eût pu lui
coûter cher.
Nous emportâmes le cuir, le meilleur
de la viande, et nous reprîmes le chemin
de l’habitation.
Deux ou trois jours après, un chef de bande, un blanco, dînait à l’estancia en
notre compagnie.
À la table de Pedro ne mangeaient
que sa fille Juanita, Felipe et moi ; les
autres étaient relégués à la cuisine. Tout
en causant, la conversation tomba sur Florencio,
dont Felipe raconta les méfaits en se
plaignant amèrement de son voisinage.
On était arrivé à la fin du repas. Tranquillisez-vous,
dit le chef de parti, demain
vous ne serez plus tourmentés. En effet,
accompagné de deux nègres, ses soldats,
ils prit le chemin de la demeure de Florencio
et, celui-ci étant absent, il se dirigea
alors vers la pulperia de Juan E…
et vit à la reja, grille, notre voleur, en
train sans doute de savourer un vasito de caña.
Florencio ! lui dit l’officier, venga usted con nosotros ! Florencio, venez avec nous !
Y porque señor caballero ? Pourquoi
Monsieur ?
Venga, venga, tengo algo que decir le !
Venez, venez, j’ai quelque chose à vous dire !
Il enfourcha son cheval, et tous quatre
galopèrent vers un bas-fond peu éloigné.
Amigo apese ! Ami, mettez pied-à-terre !
Le pauvre Florencio commença à voir
clair ; sa fin était proche, ses supplications,
ses prières furent inutiles, forcément il
mit pied-à-terre.
Tira se al suelo ! Étendez-vous sur le sol !
Puis s’adressant à un des nègres :
Degollalo ! Coupez-lui le cou !
Le nègre tira un grand couteau, souffla
sur la lame, la frotta contre la paume
de la main gauche pour lui donner plus
de fil, saisit Florencio par les cheveux
et lui coupa le cou. Instantanément se
produisit un plaie béante par le retrait
de la peau, les carotides avaient été tranchées,
et deux jets de sang s’échappaient
par saccades de cette affreuse ouverture.
Les cavaliers s’éloignèrent du lieu du
crime ; pas la moindre émotion ne se peignait
sur leurs faces abruties, ils étaient habitués à de semblables exécutions. Le
lendemain, le pauvre vieux père — je le connaissais, —
alla chercher le cadavre de son
fils, l’enveloppa dans un cuir et le confia
à la terre aux environs de son rancho.
J’appris par quelques voisins amis
que les révolutionnaires, possesseurs de
deux mauvais canons en fer, connaissant
mon adresse au tir, voulaient par la force
m’en confier le commandement. Je communiquai
cette nouvelle à Pedro W…
qui me conseilla de prendre le plus tôt
possible le chemin de Montevideo ; il connaissait
les façons d’agir de ces messieurs
qui, en cas de refus, se seraient certainement
emparés de ma personne. Une diligence
devait passer le lendemain à la
pulperia de Juan E… ; j’envoyai un
billet à ce dernier, le priant de faire tout
son possible afin d’obtenir une place pour
moi. Mes bagages furent mis sur une charrette
et transportés au relais. Je réglai mes
comptes avec l’estanciero qui me compta une
somme de quinze onces d’or, je dis adieu
à cette famille de braves gens et, tout ému, je pris le chemin qui devait me faire revoir
mon pays. Mes élèves et leurs sœurs pleuraient
à chaudes larmes ; ils ne cessaient
décrier : adios maestro, que le vaya bien, adios !… et le cœur gros je leur lançai
un dernier adieu.
Je suis dans le véhicule, et tout seul ;
les voyageurs redoutaient probablement
l’état politique du pays ; de plus le capataz,
conducteur, m’annonça que c’était son
dernier voyage, pour la bonne raison que
le service n’était plus possible.
Courage, me dis-je, tu as des armes,
et le cas échéant tu vendras chèrement
ta vie ! Je ne fus pas inquiété et, après deux
jours et demi de course folle, je roulais
de nouveau dans la rue du dix-huit juillet.
La révolution avait déjà laissé ici des traces
de vandalisme, les façades des maisons
étaient mouchetées par les balles, et de
grandes ouvertures dans les murs indiquaient
par-ci par-là le passage d’un boulet
de canon.
La diligence s’arrête devant la fondade Italia, où je mets pied-à-terre. Mes
grosses bottes, mes effets fripés et mon
teint basané me donnaient un air qui eût
paru suspect à plus d’un policemen du
vieux continent. Je fis l’acquisition d’un
chapeau, d’un pantalon, d’une paire de
bottines, j’avais un gilet et un paletot passables,
et je m’empressai d’aller serrer la main
à la famille H… C’était le dix sept mars
1871. Je fus reçu comme un ami, et j’eus.
le plaisir de trouver Charles H… qui,
ayant terminé à Liège ses études d’ingénieur,
était revenu, prêt à consacrer sa
science au bien-être de son pays. Tous
voulaient que je restasse à Montevideo,
mais un vapeur devait sous peu lever
l’ancre pour Anvers ; leurs prières ne
purent m’attendrir, et je fis prendre chez
Juan Sch…, calle de missiones, mon billet.
de passage. Ernest H… me donna comme
souvenir un magnifique poncho brodé en
soie. Je réitérai mes remercîments à mon
compatriote, à sa femme et à ses charmants
enfants, et, le dix neuf au matin,
je me trouvais à bord du steamer le Bonita, qui appartenait à la même compagnie que
le city of Brussels et devait par conséquent
faire les mêmes escales.
Le vapeur fait jaillir les eaux du Rio
de la Plata sous la forte impulsion de
son hélice, les côtes de l’Uruguay s’abaissent
peu à peu, pour bientôt s’effacer dans le
lointain, à son tour disparaît le cerro,
dernier vestige de cette terre, où j’ai passé
de si beaux jours, et que longtemps je
regretterai… Aux eaux troubles du
fleuve d’argent succède l’immensité azurée de l’océan.
Le navire n’emportait que deux passagers,
un jeune homme de Buenos-Ayres,
Adolfo B…, et moi. Mon compagnon,
aimable porteño, se trouvait pour la première
fois sur l’eau salée ; le roulis lui
donnait le mal de mer, et quand l’horizon
s’assombrissait, ou que les mâts gémissaient
sous le souffle du vent, le craintif
jeune homme me manifestait ouvertement
sa peur. Je cherchais à le rassurer, lui
affirmant qu’il n’y avait aucun danger, et qu’un steamer ne succombait pas aussi
facilement sous les assauts des flots que
son imagination timorée pouvait le lui
faire croire.
Quoique mon tiket ne me donnât droit
qu’a une place de seconde classe, une cabine
de première garnie en velours rouge et spacieuse
fut mise à ma disposition. Nous
prenions nos repas à la table des officiers,
et le capitaine nous fit plus d’une fois gracieusement
accepter un verre de champagne.
Homme de mer dans toute la force
du terme, trapu et solidement bâti, il
avait au nez une affreuse cicatrice ; il avait
reçu cette blessure alors qu’il commandait
un vapeur dans les mers de Chine ; l’équipage
s’était révolté, et un matelot lui avait
asséné un coup de barre de fer sur la
figure.
Nous entrons dans la rade de Rio de
Janeiro, mais le pavillon jaune, hissé au
sommet du grand mât, nous fait comprendre
que nous sommes en quarantaine :
la fièvre jaune décimait les deux rives du Rio de la Plata, nous nous contentons d’admirer
à distance a cidade boa, la belle
ville. Le navire dirige de nouveau sa proue
vers le vieux continent, et les jours se succèdent,
longs, tristes et monotones. Phœbus
sur son déclin semble vouloir prendre
un bain dans les flots de l’occident, St-Vincent
ne doit pas être éloigné, et demain
à l’aube, notre ancre labourera la base de
l’île africaine.
À la pointe du jour, nous sommes réveillés
par les discordantes criailleries des
descendants de Cham : oranges, bananes,
cannes en caféier, citronnier, nattes soyeuses
nous sont offertes avec une volubilité de
cris assourdissants. Je fais emplette de quelques
objets, comme souvenirs de voyage.
Le navire ne fit qu’une légère provision
de charbon, soit que le capitaine ne
le trouva pas de bonne qualité, ou pour
tout autre motif que j’ignore. Tranquillement
mon compagnon et moi nous étions
assis sous la tente de l’arrière, occupés à
peler quelques bananes, lorsque, à une quarantaine de mètres du steamer, apparut
une baleine qui se mit à lancer en
l’air le traditionnel jet d’eau, avec un
bruit semblable à celui produit par un
échappement de vapeur ; le spectacle était
nouveau pour nous, aussi nous mîmes-nous
à suivre le cétacé dans ses évolutions ;
il paraissait se soucier fort peu de
notre présence, et nous montrait tantôt
la tête, tantôt la queue, tantôt la nageoire
dorsale qui ressemblait à une voile
latine et qu’il manœuvrait comme un
immense éventail. Il me prit fantaisie de
tirer sur l’animal et fus demander au
capitaine l’autorisation d’envoyer quelques
balles de carabine au monstre ; mon arme,
de fort calibre, lançait des projectiles
qui avaient une force de pénétration étonnante,
et je ne désespérais pas, en visant
à la tête, de blesser, sinon grièvement, le
colossal mammifère. Mais le capitaine ne
me permit que le tir au revolver : j’étais
navré. Que pouvait contre cette masse, et
à quarante mètres, une balle de revolver,
faible calibre ! à peine lui chatouiller légèrement l’épiderme ! Qu’importe, pour
ma satisfaction personnelle, et pour pouvoir
dire que j’avais fait feu sur une baleine,
j’envoyai dix balles au cétacé, qui ne
fît pas même attention à ces éclaboussures,
quelques unes durent pourtant l’atteindre ;
il continua ses ébats, et nous ne le perdîmes
de vue que longtemps après.
Les ailes de l’hélice font tourbillonner
la mer, et le Bonita reprend sa course.
Je n’étais pas riche en linge, et pourtant
fallait-il toujours se présenter d’une
façon décente à la table du bord. Après
avoir dépassé les îles du Cap Vert, je fus
très-embarrassé, plus de chemises propres !
que faire ! silencieusement assis dans ma
cabine, je donnais cours à mes tristes
pensées en maudissant la société civilisée
où du linge bien blanc était de rigueur.
Soudain un rayon de satisfaction illumine
ma face assombrie, l’honneur était
sauvé ! de suite je me mets à l’ouvrage,
et, blanchisseuse improvisée, je lave cols et manchettes, les laisse sécher, et les
lisse avec… une bouteille : la même
opération est répétée jusqu’à mon arrivée
à Anvers.
Le navire avance très-lentement, et
nous apprenons que le capitaine est obligé
de faire relâche à l’île Madère pour prendre
d’autre charbon.
Ô Madère, avec ton climat si doux,
ton air si pur, ton vin si renommé, Madère
la belle, avec tes jardins suspendus
sur les flots, je ne pourrai fouler ton sol
enchanteur ! Ce maudit drapeau jaune,
couleur très-laide à la vérité, m’obligera
à rester loin de tes rives fleuries.
L’ancre est jetée à une centaine de
mètres de Funchal, capitale de l’île, et de
loin nous contemplons les splendeurs de
ce nouveau paradis terrestre.
La ville s’élève en amphithéâtre sur le
bord de la mer ; d’élégantes maisons peintes
aux couleurs les plus gaies, s’étagent sur le versant de verdoyantes montagnes couvertes
de vignobles, d’où s’échappent de
petits ruisseaux qui, semblables à des
serpents d’argent, glissent de colline en
colline, bondissent de rocher en rocher,
en blanches cascades. L’immortel pampre
forme des berceaux ombragés qui invitent
au repos, à droite et à gauche se dressent
hors de l’océan des rochers perpendiculaires
couronnés de jolis jardins, où les
plantes des tropiques étalent leurs guirlandes
parfumées et tombent jusque dans
les ondes. On voit le long du rivage circuler
des palanquins, où sont mollement
couchés de riches Anglais, victimes du
climat humide et insalubre de la blonde
Albion.
Le steamer quitte cette île heureuse
et vole vers de plus froides régions. Un
court arrêt à Falmouth, puis nous fendons.
les eaux de la Manche… Notre voyage
touche à sa fin… Le trois mai, nous entrons
dans l’estuaire de l’Escaut, et, après
quarante cinq jours de navigation, le vapeur vient appuyer ses flancs contre les
quais de la Venise du Nord.
Nous débarquons, je serre la main au
jeune Américain et m’empresse de me
diriger vers la gare du chemin de fer qui
doit m’entraîner vers cette bonne ville de
Liége, où ne m’attend certainement pas un
camarade dévoué, un compagnon d’études,
mon cher ami Arthur D…
Enfin ma main est dans la sienne ; trois
ans d’absence n’ont pu refroidir notre
tendre amitié… Il m’accable de questions,
je ne puis satisfaire entièrement à
sa curiosité… Ma mère, mon père, ma
sœur, mes frères ont été prévenus par
dépêche de mon arrivée, et je brûle d’impatience
de les serrer sur mon cœur.
À Luxembourg je change de train,
encore quelques minutes de patience…!
La verdoyante vallée de l’Alzette se déroule
à perte de vue, et, en la remontant, je
découvre mon village natal ; mon cœur se serre, mes lèvres tremblent, mes yeux
s’humectent de larmes… le train s’arrête…
Bettembourg ! Bettembourg ! je
saute hors du wagon, cours et tombe dans
les bras de ceux que je n’avais plus vus
depuis quatre ans.