LE VENADO. — LES CHAMPIGNONS. — PERDU DANS LA PLAINE. — MARICA REÇOIT UNE CORRECTION. — JE QUITTE LA CAPILLA. — JUAN E… — PEDRO W… — L’ESTANCIA DE SAN RAMON. — JE SUIS MAÎTRE D’ÉCOLE. — LES BOLAS. — LE ÑANDU. — L’ORAGE. — LA QUEUE DE L’IGUANE ET LE TATOU. — NOURRITURE DE L’HABITANT DU CAMPO.
e costume de l’Américain du Sud — je parle ici de l’habitant de la campagne — est très pittoresque. Un mouchoir de couleur en coton, souvent en soie, est noué autour de sa tête, un chapeau en feutre noir ou brun est posé par dessus et retenu au moyen de jugulaires
en cuir. Pendant l’été un poncho
en vigogne ou en coton, aux plus vives
couleurs, bordé de franges, lui couvre les
épaules. Le poncho est une pièce d’étoffe
ayant la forme d’un parallélogramme rectangulaire
avec une fente au milieu pour
y passer la tête ; en hiver ce vêtement
est en drap, plus ample, plus épais et
plus long, il est d’un usage général : il
préserve le cavalier de la pluie, et lui
sert de couverture la nuit. De très larges
pantalons blancs, colzoncillos, brodés à
jour jusqu’aux genoux, tombent sur les
pieds ; ajoutez à cela une pièce d’étoffe
semblable au poncho d’été, mais non
trouée, chiripa, passée entre les jambes
et retenue en avant et en arrière au moyen
d’une large ceinture en cuir tirador ; elle
est couverte de pièces d’argent chez le
pauvre, et de pièces d’or chez le riche en
forme de boutons. J’ai vu des onces d’or
servir de boucle.
Généralement pieds nus, le gauchochausse pourtant volontiers des bottes européennes
achetées dans une pulperia ;
mais les botas de potro font l’objet de sa
prédilection : une jument est abattue, les
pattes de derrière sont écorchées sans fendre
la peau, cette peau est rasée et amincie
au couteau, puis frottée dans les mains
pour la rendre souple ; la partie d’en bas,
restée ouverte, laisse passer les orteils
pour saisir l’étrier. À ses pieds sont attachés
d’énormes éperons en fer ou en
argent du poids d’une à deux livres,
aux mollettes immenses. L’Américain,
quand il marche, traîne les pieds ; les
éperons frottent par terre et produisent un
étrange cliquetis, surtout sur un terrain
dur ou sur un plancher ; plus il est couvert
d’argent, plus ses éperons sont grands,
plus il est considéré et respecté.
Un couteau cuchillo, manche et gaine
en argent, est passé à la ceinture, derrière
le dos. La cravache, revinque, ne le quitte
jamais ; ornée d’un gros anneau d’argent,
elle est terminée par une lanière en cuir fort, large de deux doigts et longue de
cinquante centimètres.
Quant au harnachement, il est très
compliqué, comme on va le voir. Le mors,
freno, est en argent ainsi que deux grandes
rondelles de chaque côté, copas ; la têtière,
cabezera, les brides, riendas, sont en cuir
de jument tressées, entrecoupées de globes
et de plaques d’argent ; les plus belles viennent
de la province brésilienne de Rio
Grande et sont d’une extrême finesse. Un
large collier, pretal, tout bardé d’argent,
couvre le poitrail du cheval.
La première pièce qui se pose sur le
dos de l’animal, est une couverture pliée
en deux ou en quatre, jerga ; c’est elle
qui doit préserver le coursier des blessures
de la selle. Ensuite vient la première carona
en cuir cru, encore couverte de poils,
puis la deuxième carona, en cuir tanné,
ouvragé, repoussé, avec ornements en
argent aux quatre coins ; entre les deux
on met ordinairement encore une couverture. La carona couvre les flancs du cheval
des deux côtés, à l’instar de notre housse,
et reçoit la selle, recado, espèce de bât,
auquel sont attachés les étrivières et les
étriers en argent, estriveras y estrivos.
Une sous-ventrière en cuir, cincha, longue
et forte, large de deux mains, s’applique
sur le bât ; elle est terminée d’un côté
par un large anneau en fer, qui sert à
fixer le lazo, de l’autre par une courroie
attachée elle-même à un anneau de moindre
dimension. Le cavalier fait venir les
deux anneaux du côté du montoir, sur le
flanc gauche de la bête, passe plusieurs
fois la courroie dans les deux anneaux
et par un mouvement de traction, consolide
et assujettit le tout à son gré. Mais
cette selle serait trop dure, il faut la rendre
moelleuse à l’aide de deux, trois tapis
en fil, en laine, ou même en peau de
mouton non tondu, cojinillos ; par dessus
un autre tapis en cuir corroyé ordinairement
de carpincho, très mou, badana, et
finalement une seconde sous-ventrière, fine
et légère, sobre-cincha, vient terminer la trop longue nomenclature des pièces qui
servent à seller un cheval au Rio de la
Plata.
À côté de cela vous avez des harnachements
aussi misérables que celui que
je viens de décrire est luxueux. Pas de
mors, une unique lanière en cuir pour
brides, un bât tout détraqué avec un
morceau de bois au bout d’une corde
pour étrier, ou tout simplement une peau
de mouton retenue par une courroie ; mais
il faut que la misère soit bien grande,
car l’Américain avant tout aime à avoir
un bon cheval et un joli harnachement.
Le recado du gaucho lui sert de lit,
il étend les coronas par terre, la couverture
et les cojinillos par dessus, le bât
sera son oreiller, et le poncho sa couverture.
Il est des gens qui, pendant toute
leur vie, n’ont pas dormi autrement ; mais
c’est surtout pendant les révolutions,
lorsque les insurgés tiennent la campagne,
que ce genre de couchette est forcément
adopté. Le cheval, à l’aide d’une longue lanière, maneador, est attaché à un piquet,
à la main, ou même à un pied du gaucho
qui, à la belle étoile, s’endort aussi insouciant
qu’un bon bourgeois de nos contrées
dans un lit bien douillet.
Un Béarnais, Jean-Marie G…, qui
habitait à une douzaine de kilomètres de
Farrucco, vint me dire qu’il y avait beaucoup
de chevreuils dans les environs de
sa demeure. Nous voilà en route ; je montais
un petit cheval, petizo, très doux.
G… ne tarda pas à me montrer en
bas d’une colline, un mâle, la tête tendue,
nous regardant avec curiosité. Nous
mettons pied à terre, prenons nos montures
par la bride, et marchons à côté
d’elles ; c’est le meilleur moyen pour
s’approcher du gibier, car un cheval qui
ne porte pas de cavalier, n’est pas redouté.
J’avais ma carabine, une centaine
de mètres nous séparent, j’épaule, le coup
part, et en même temps le chevreuil s’affaisse
foudroyé ; comme il me présentait
la face, la balle était entrée par la bouche et avait perforé le cerveau, joli coup qui
me valut le nom de ma victime. Les Américains
appellent le chevreuil venado, et
venado fut mon nom ; tout le monde ne
me connaissait que sous le nom de venado ;
à Montevideo même, lors de mon retour,
le nom de venado était dans la bouche
de tous mes amis. Nous attachâmes l’animal
sur le derrière de ma selle, et je
repris le chemin de la Capilla. À mon
arrivée, Madame J… faillit me mettre
à la porte, tellement mon gibier empestait,
c’était un mâle, et l’époque du rut
sans doute. Tio Luis, le nègre, ne fut pas
si difficile : il en fit ses délices, et à toutes
les sauces.
Bien souvent pendant les vacances, en
compagnie de ma sœur Irma ou de mon
frère Octave, nous parcourrions les prairies
et les friches des environs de Bettembourg,
à la recherche de champignons.
Mon père nous avait enseigné à reconnaître
les comestibles et les vénéneux ; et
d’ordinaire nous rentrions avec un panier
tout rempli de délicieux agarics. Maigres récoltes à côté de celles que je fis en
Amérique ! En battant les environs de la
Capilla, je fus attiré par la vue de champignons
aux formes colossales ; de loin je
les voyais étaler au soleil leurs dômes tout
humides de rosée. J’en cueillis un, et
l’examinai. Oh bonheur ! j’avais entre les
mains un magnifique représentant de
l’agaricus edulis, notre champignon comestible ;
et il y en avait de quoi charger
une voiture ; la plupart avaient de vingt-cinq
à trente centimètres de diamètre,
avec cette jolie teinte rose en dessous,
mouchetés de taches brunes par dessus,
et cette senteur moite et embaumée si
appréciée des gourmets. J’en montrai quelques
échantillons à M. J…, mais je ne
parvins à vaincre son hésitation qu’après
en avoir mangé en sa présence. Vous
devinez le reste : champignons sur le gril,
farcis, à la poulette, en légume, bref, nous
ne vivions plus que de champignons. Je
pensais à mon père, et, par la pensée, je
transportais cet amateur à notre table
digne de Brillat-Savarin.
Je fus chargé d’accompagner le frère
de Marica, qui était entré à la Capilla
comme domestique, peón, pour aller chercher
à l’aide d’une charrette une certaine
quantité de maïs que J… avait acheté à
un chacrero des environs. La charrette des
plaines du Rio de la Plata est un lourd véhicule,
à deux roues énormes et pesantes ;
le limon, forte pièce de bois équarrie, traverse
le véhicule d’un bout à l’autre, repose
sur l’essieu, et effrayerait nos campagnards par ses formes massives ; le tout est en
bois très dur et très lourd ; j’ai vu des
charrettes qui n’avaient pas le moindre
clou en fer. Ces immenses wagons sont
recouverts d’une toile et servent au transport
lointain des cuirs et des laines. Le
charretier emporte des vivres, campe au
milieu de la plaine, et reprend sa route,
le lendemain à l’aube ; quand le temps
est mauvais et que les pluies ont fait déborder
les rivières, il lui faut quelquefois
trois mois pour faire le voyage de Montevideo
à Farrucco aller et retour. L’attelage
est composé de quatre à cinq paires de bœufs accouplés sous des jougs : le
conducteur à cheval, armé d’un long bambou
terminé par un clou, pour aiguillonner
les nonchalants, suit sur le côté du
véhicule, qui avance lentement, et dont
le grincement des essieux, qui a une certaine
harmonie imitative, trouble seul le
silence de la prairie. Mosqueira, c’est le
nom de mon compagnon, excite l’attelage ;
je le suis, monté sur mon fidèle bayo.
La plaine se déroule à l’infini, et ses immenses
ondulations me rappellent la majesté
de l’océan : un rancho interrompt de
temps en temps la monotonie du paysage,
et le sombre feuillage d’un solitaire ombu
tranche sur la teinte grisâtre de l’horizon.
Depuis longtemps nous cheminons. Autruches
et chevreuils, à notre approche,
nous examinent un instant, puis fuient à
toutes jambes ; le soleil est au zénith et
darde sur la plaine ses rayons torrides.
Le peón débarrasse les bêtes de leurs
jougs, pour les laisser paître et reposer ;
nous mêmes nous nous couchons à l’ombre
sous la charrette. Après avoir sommeillé quelque temps, nous nous remettons
en route. Le mulâtre, par intervalles, allonge
le bambou sur l’attelage et sonde
la prairie de son œil noir, mais rien n’apparaît,
le jour est sur son déclin et nous
avançons toujours ; Phœbus a disparu à
l’horizon, et bientôt le crépuscule étend
sur la terre son sombre voile, il fait nuit,
mon compagnon persiste à avancer, prétendant
n’être pas éloigné du but de notre
voyage ; mais la nuit est obscure, le terrain
devient de plus en plus difficile, et de
gros quartiers de roche rendent la marche
dangereuse. Don Alberto, me dit-il, vamos a quedar aqui hasta manaña ! restons ici
jusqu’à demain ! Bueno, fut ma réponse.
Nos chevaux furent mis au piquet, les bœufs
délivrés de leurs jougs, et attachés aux
roues de la charrette à l’aide de fortes et
longues lanières de cuir. L’intérieur du
véhicule nous servit de retraite pour attendre
les premières lueurs de l’aurore. La
nuit était fraîche, mon compagnon me céda
la moitié de son poncho, et, côte à côte,
nous nous abandonnâmes au sommeil. Je dormis peu, j’avais froid, et mon estomac
se révoltait contre un jeûne forcé ; car nous
n’avions pas emporté de quoi nous restaurer.
Le matin, à la pointe du jour, Mosqueira
ronflait à effrayer une bête fauve,
quand tout à coup parvint à mes oreilles le
chant d’un coq : je secoue mon voisin, un
second cri se fait entendre ; caramba, s’écria-t-il,
estamos cerca de la chacra. À l’instant
nous sommes debout, nos bœufs sont accouplés,
et gaiement nous prenons la direction
indiquée par le gallinacé. Bientôt nous
apparaît une chaumière cachée par un pli
de terrain : c’était l’habitation du chacrero.
Pendant qu’on chargeait le maïs, notre
hôte nous régalait de plusieurs mates :
maigre pitance, nous eussions préféré un
beefsteak et de taille. Mais au Rio de la
Plata, comme en Europe, il est très impoli
de demander à manger, c’est au maître
de la maison à vous offrir. Notre hôte
resta silencieux sur ce chapitre, il était
d’ailleurs pauvre, et bon gré mal gré,
tout en nous regardant d’un air significatif,
nous reprîmes le chemin de la Capilla. Le véhicule était comble, la charge
était lourde, les bœufs avançaient tête
baissée, pour mieux tirer ; et pour surcroît
de malheur, au passage d’un gué, soit
que Mosqueira eût mal pris ses précautions,
soit que l’attelage n’eût pas bien
obéi à sa voix, la charrette rencontra un
bas-fonds et patatras, la voilà renversée
ainsi que les bœufs. La rivière n’était pas
profonde, et le courant peu rapide, sans
cela une grande partie du maïs eût été
perdue. Je mets pied à terre, entre dans
l’eau, et tant bien que mal, à l’aide de
mes deux mains réunies, je rejette sur
la berge les épis qui surnageaient. Mon
compagnon délivre les deux bœufs de
devant, les attelle à la partie opposée de
la charrette qui se trouve dans l’eau, et,
à l’aide de vigoureux coups d’aiguillon,
la remet debout et la tire de ce passage
difficile. Bientôt le maïs est sec, l’attelage
mis en ordre, et tout en riant de notre
mésaventure nous nous remettons en route.
J’abattis une jolie biche ; nous eûmes bien envie d’en griller une tranche, mais
nous manquions d’allumettes pour faire du
feu. Bientôt la Capilla apparut avec sa
ceinture d’ombus. Nous reprenons courage,
nos bêtes aussi tirent avec plus d’entrain ;
je prends les devants, bayo hennissait
de contentement. Il était cinq heures, je
trouve la table mise, et l’agilité avec
laquelle je manœuvre couteau et fourchette
fait cesser les cris séditieux de mon
estomac.
Le fusil sous le bras, je revenais de la
huerta, lorsque tout à coup j’entendis
des cris déchirants, de ces cris qui saisissent,
qui serrent le cœur, qui font prévoir
un malheur ; j’allonge le pas, les cris
continuaient ; j’entre, un triste tableau se
présente à ma vue : J… tenant Marica
d’une main, et de l’autre une cravache,
cinglait les jambes et les reins de la pauvre
fille à coups redoublés ; fatigué de la
battre, il s’empara d’un seau plein d’eau
et le vida sur la tête de la china. J’étais
navré ; mon premier mouvement avait été de faire usage de mon arme, mais j’abaissai
les canons, et le cœur saignant
j’entrai dans la pulperia. Marica, comme
toutes ses congénères, aimait l’eau-de-vie,
et, quand elle pouvait s’en procurer, elle
s’enivrait carrément. Alors, furieuse, les
yeux hagards, pour la moindre observation,
elle saisissait un couteau et menaçait
son antagoniste : prise de boisson,
elle fit un jour une blessure à Pedro.
J… avait raison de la châtier, mais il
aurait pu le faire d’une façon moins cruelle.
Dès ce jour je lui gardai rancune et j’étais
décidé de saisir la première occasion pour
quitter la Capilla.
Marica à qui j’avais fait part de ma
résolution, voulait à toute force m’accompagner ;
si tu veux, me disait-elle, nous
partirons la nuit, et nous gagnerons les
frontières du Brésil ! Pauvre enfant, je la
remerciai de son dévouement, lui avouant
que je me trouvais sans ressources et lui fis
cadeau d’un mouchoir en batiste avec
mes initiales en grandes lettres. Quelque temps après, J… aperçut ce mouchoir
au cou de la jeune fille, et de suite vint
me faire d’amères reproches, sous prétexte
qu’il ne pouvait tolérer cette familiarité
entre moi et la china : et pourtant je n’avais
rien à me reprocher, je sympathisais avec Marica, parce qu’elle était orpheline
et malheureuse, disons le mot, parce que
j’étais négrophile.
Les paroles un peu dures de mon patron
ne me plurent pas : c’est bien. Monsieur,
lui dis-je, demain je partirai, vous
n’aurez plus alors à vous occuper de ma
conduite !
Pendant la nuit, mille idées roulèrent
dans ma tête ; il ne me restait qu’une
vingtaine de francs ! Qu’allais-je faire ?
Bah, je me consolai vite : je trouverai
bien de quoi vivre !
Le lendemain de bon matin, je sellai
bayo, et, la carabine en bandoulière, je
pris la direction du Sud. Tous les chiens
de la Capilla me suivaient ; J… avait
beau les appeler, ils préféraient probablement ma compagnie à la sienne. J’étais
content de cette marque d’attachement et
gaiement je chevauchais.
Bientôt j’aperçus dans le lointain une
habitation : bayo galopait toujours et instinctivement
se dirigeait de ce côté ; je le
laissai faire.
Arrivé devant la maison que je reconnus
de suite pour une pulperia, je mis
pied à terre. Le propriétaire, Juan E…
me pria d’entrer. Après les salutations.
d’usage, il me demanda qui j’étais et où
j’allais. Je satisfis sa curiosité en lui manifestant
mon intention de me rendre à
Montevideo.
Comment, vous tout seul, ne connaissant
pas le pays, vous osez risquer semblable
entreprise ! Restez avec nous, vous
trouverez de l’occupation !
Je veux bien, mais…
Il n’y a pas de mais… je vous garantis
que vous trouverez… êtes-vous
instruit ?
Un peu, je suis gradué en lettres et
ancien étudiant de l’université de Liège.
Oh ! mais vous en savez trop ! Tenez, j’ai
mon beau père, Pedro W…, qui habite
à quelques lieues d’ici, il a trois ou
quatre enfants pour lesquels depuis longtemps
il cherche un précepteur ! Cela vous
va-t-il ?
J’acceptai. Va pour maître d’école ! Il
acheva de me persuader, car Pedro W…
était Allemand, et, en ma qualité de Luxembourgeois,
l’idiome germanique m’était
également connu. Je passai la nuit
sous le toit hospitalier de mon hôte, et
le lendemain vers dix heures, guidé par
ses explications, je mis le cap sur l’estancia.
Le terrain était coupé par deux ou
trois ruisseaux encaissés qui me mirent
dans le plus grand embarras ; aucun chemin
n’était tracé ; la prairie était sillonnée
de quantités de petits sentiers fréquentés
par le bétail, pour se rendre aux aiguades.
Tantôt je suivais l’un, tantôt l’autre, et arrivé
au bord de l’eau, mon cheval, après avoir flairé le liquide, s’obstinait à ne pas vouloir
y mettre les pieds ; je ne le forçai
pas, je connaissais déjà la sagacité des
animaux élevés à l’état sauvage : un cheval
ne se trompe jamais : l’eau est-elle trop
profonde, le passage est-il dangereux, il
résistera aux coups de cravache et refusera
de passer. À force de tâtonner, j’arrivai
sur le sommet des collines, cuchilla,
qui ne s’interrompaient plus jusqu’au plateau
où était bâtie l’habitation de Pedro.
Ma monture prit une allure plus vive, et
bientôt je fus arrivé. Une bande de chiens
m’environnèrent, hurlant, mordant les
jarrets de bayo, qui commença à se livrer
à une gymnastique qui déplaçait considérablement
mon centre de gravité ; heureusement
une jeune fille blonde arriva
en courant, chassa les chiens, et me pria
de mettre pied à terre ; c’est une impolitesse
que de le faire avant d’y être
invité. J’attachai ma monture sous la
ramada ; quatre pieux fixés en terre et soutenant
quelques chevrons recouverts de
branchages, en guise de toit, forment la ramada, qui existe devant toute estancia
et sert à mettre les chevaux à l’abri du
soleil.
Je saluai la jeune fille à l’européenne
et demandai le propriétaire de l’établissement.
Venga usted, me dit elle, esta haciendo la siesta. Venez, il fait la sieste.
Nous traversons une cour, elle ouvre
une porte, et me met en présence de son
père.
Un homme énorme, au ventre immense,
la figure rouge et bouffie, un de ces types
assez communs en Allemagne et qui, à
juste titre, ont mérité le surnom de pot
à tabac, était couché sur un canapé ; devant
lui s’étendait une mare jaune et
gluante, car Pedro roulait dans sa bouche
une énorme chique.
Buenos días, señor caballero.
Buenos días me répondit-il d’une grosse
voix rauque.
Sur la recommandation de votre gendre,
je viens vous faire mes offres de service
comme précepteur.
Está bien amigo ! De que pais está usted ?
De Luxemburgo.
Que carajo entonces usted habla alemán.
Si señor.
Et nous voilà hachant de la paille à
qui mieux mieux, il était content le vieux
loup de mer, car il avait été matelot.
Ainsi vous viendrez demain, me dit-il.
Je le remerciai, et allais me retirer,
quand il me héla.
Señor maestro, nous avons oublié de
fixer votre traitement ! Combien voulez-vous ?
Ce que vous voudrez.
Vous aurez une once d’or par mois,
nourri et logé !
Bien et merci fut ma réponse et je
sortis.
Sa femme, ses fils et ses filles se trouvaient
sur la porte de la cuisine et m’examinaient
des pieds à la tête. Je saluai et
enfourchai de nouveau mon brave compagnon.
Je rentrai chez Juan E… Cette fois-ci
le chemin fut moins long, je lui adressai
des remercîments, en lui disant que
tout était arrangé avec son beau-père, et
que demain déjà j’allais entrer en fonctions.
Je fus fidèle à ma parole et, le 25
octobre 1869, je me trouvais installé à l’estancia
de Pedro W… qui de suite envoya
une charrette pour prendre mes bagages
à la Capilla de Farrucco.
Les bâtiments formaient un quadrilatère
de quarante mètres de côté dont la
face était fermée par une grille, avec une
large porte donnant accès dans l’intérieur ;
à gauche les magasins et remises, au fond
les chambres à coucher, et à droite la
cuisine et d’autres chambres occupées par
les fils aînés, dont l’un Rufino était marié.
Nous étions assez nombreux : le propriétaire et sa femme, Rufino, Felipe,
Juanita, Cacilda, Victorio, Julio et Angelica,
ses enfants ; deux domestiques au
type indien très prononcé, l’un jeune,
Servando, et l’autre vieux, Domingo ; ajoutez
la femme et la fille de Rufino et votre
serviteur et vous arriverez au chiffre de
quatorze.
La maison n’avait qu’un rez-de-chaussée,
et le toit était plat ; à côté, à droite se
trouvait encore un grand batiment couvert
en zinc, destiné à serrer les laines et les
cuirs ; devant l’entrée était la ramada,
et une échoppe, galpon, pour suspendre
la viande et les cuirs frais. Sur le derrière
s’étendait un jardin entouré de murs
et de peupliers, d’une superficie d’un
hectare.
Ma chambre se trouvait dans l’angle
de droite du bâtiment principal. Le mobilier
consistait en un bon lit, avec des
draps blancs, c’était plus tendre que le
comptoir de la Capilla, une petite armoire,
quelques chaises et une grande table, car la chambre devait également
servir de salle d’études.
Mes élèves étaient Victorio, garçon de
quatorze ans aux traits européens, — j’oubliai
de vous dire que sa mère était d’origine
indienne — Julio, âgé de douze ans, dont
la peau brune révélait la prédominance
du sang charrua, et Angelica, petite blonde
de sept à huit ans, au teint aussi pur que
celui de nos fillettes.
Me voilà donc maître d’école, ne riez pas,
je remplissais mes fonctions avec toute la
gravité de nos magisters villageois. Mes
élèves n’avaient pas la moindre notion, ni
de lecture ni d’écriture ; les caractères de
l’alphabet leur étaient aussi inconnus qu’à
moi les hiéroglyphes aztèques de l’Amérique
centrale : et pourtant peu à peu,
à force de patience, je parvins à leur faire
connaître la différence qui existe entre
un a et un b. Ils avaient l’entendement
dur, il fallait mille fois leur répéter la
même chose ; mais mes efforts furent couronnés
de succès, et bientôt le jeune Victorio, le plus âgé, commença à lire, bien
doucement sans doute, son frère le suivit.
J’étais fier de mes élèves, n’oubliez
pas que je professais en espagnol, langue
qui après un séjour de six mois dans le
pays, m’était devenue aussi familière que
le français. J’eus de suite un nouvel écolier,
Pablo, petit-fils de Pedro, et dont le père
habitait les environs ; j’eus un surplus de
vingt francs par mois, ce qui me faisait
un traitement mensuel de cent francs ;
j’étais donc à l’abri de la misère. Ce petit
espiègle, enfant gâté d’une mère trop
bonne, me donnait plus de mal que tous
les autres ; aussi en a-t-il reçu de ces
coups sur le bout des doigts, et de ces
fessées avec une badine souple, et cela de
par les ordres de l’auteur de ses jours !
Pour l’écriture les difficultés furent
encore plus grandes ; tour à tour je prenais
dans la mienne la main de chaque
élève, lui montrais la manière de représenter
un a, et, quand il connaissait son
mode de fabrication, je lui en faisais faire des quantités, et ainsi de suite pour toutes
les lettres ; les majuscules me causèrent
encore plus de tracas. Peu à peu mes
élèves réussirent, Victorio arriva même
à un tel degré de perfection qu’il écrivait
mieux que son maître : j’étais heureux de
montrer ses cahiers à son père et aux
nombreuses personnes qui venaient voir
mon école ; ce garçon avait réellement fait
des progrès incroyables, et les quatre premières
règles de l’arithmétique lui furent
enseignées avec la même facilité. Je n’allai
pas plus loin, car je ne passai que
quinze mois à l’estancia que je fus forcé
de quitter, comme on le verra par la
suite.
Mes élèves avaient six heures de cours
par jour, de huit à midi et de deux à
quatre ; comme on le voit, je ne suivis
pas la méthode de nos écoles primaires,
je ne fis pas faire de bâtons etc., etc., j’attaquai
la lettre carrément et mon système
fut couronné de succès.
Victorio lisait le journal à son père, faisait les petites opérations de vente de
laine et de cuirs, et se tirait d’affaire sans
mon aide ; c’était un résultat qui me faisait
honneur, à tel point que le gouvernement
m’offrit la position d’instituteur
dans le chef lieu du département à Durazno,
avec six mille francs de traitement
et logé ; je refusai, le pays toujours en
révolution et les finances de l’État ne m’inspiraient
pas assez de confiance.
Le dimanche et le jeudi étaient des
jours de récréation, et en compagnie de
Victorio et de Julio je faisais des excursions
dans toutes les directions.
Le terrain de l’estancia, limité par des
rivières, avait deux lieues et demie carrées
de superficie et il était très giboyeux ; autruches,
chevreuils, renards, tatous, iguanes,
cigognes, canards, carpinchos, loutres y
abondaient. Les cours d’eau étaient très
poissonneux, j’avais donc de quoi me distraire.
Cette immense plaine, formée de
petites collines successives, donnait la nourriture à deux mille bêtes à cornes, quatre
mille moutons et cinq cents chevaux.
À cent cinquante mètres de l’estancia
existait une source, manantial. Autour de
cette fontaine naturelle, l’herbe était fraîche
et tendre ; les autruches en faisaient leurs
délices ; le matin de bonne heure, le soir,
quelque fois en plein jour, des bandes de
cinq, dix, quinze, voire même de trente
autruches, venaient tondre les verts gramens.
Armé de ma carabine, de la porte
même de l’estancia, je leur envoyais des
balles meurtrières ; tranquillement, j’attendais
qu’un mâle se présentât bien, j’épargnais
les femelles, et visant avec soin je
manquais rarement mon but. Les plumes
peu estimées, étaient pour mes élèves, qui
en retiraient quelques duros pour leur cassette
particulière. Un jour les autruches
étaient nombreuses, je pris patience jusqu’à
ce que deux se fussent placées de profil l’une
derrière l’autre, je fis coup double, les
deux victimes tombèrent perforées par la
même balle ; et les enfants de crier, de gesticuler
et de s’élancer vers leur proie.
L’autruche américaine est bien différente
de celle d’Afrique, sa taille est inférieure,
ses plumes sont moins longues
et moins soyeuses et généralement de couleur
grise ; la première a trois doigts aux
pattes, tandis que l’autre n’en a que deux :
comme port et conformation globale elles
se ressemblent ; même petite tête avec de
grands yeux ornés de longs cils dans les
deux races. L’autruche des Pampas, rea americana, est rarement solitaire, cinq à
dix femelles sans la protection d’un mâle
vivent en famille ; à l’époque de la ponte,
elles creusent une fosse de vingt à trente
centimètres de profondeur, dans un endroit
écarté, y étendent une couche d’herbes
sèches, et toutes y pondent leurs œufs.
J’ai vu des nids qui avaient un mètre
cinquante de diamètre, et contenaient jusqu’à
trente-cinq œufs ; nid immense que
le mâle, les ailes écartées, couvre avec
peine, car c’est le mâle qui couve ; j’ai
pu vérifier le fait bien souvent avec mes
élèves. Le mâle se distingue de la femelle
par une taille plus élevée, un cou plus long et plus blanc, avec une large tache
noire sur le thorax, ses plumes aussi sont plus belles et plus longues ; l’autruche, à
peine éclose, court à l’instar de nos
poulets.
Nous allions souvent à la recherche
des œufs ; à cet effet nous avions fabriqué
deux sacs en cuir ayant la forme d’une besace,
qui, attachés solidement sur un vieux cheval
très doux, nous servaient à leur transport ;
nous les placions par couches sur
de bons lits d’herbe tendre et rentrions
sans encombre en modérant l’allure de
nos montures. Quand nous découvrions
un nid, nous cassions un œuf, pour nous
assurer de leur fraîcheur : car, dans le
cas contraire, nous les laissions à leurs propriétaires pour les faire éclore. Je me
souviendrai longtemps des omelettes que
nous faisait Juanita, omelettes monstres,
dignes de Gargantua.
Une après-midi, par une chaleur torride,
quelques autruches pâturaient non
loin de l’estancia ; elles ouvraient leurs ailes et les étendaient à la façon des oiseaux
de proie, sans doute pour se donner
de l’air ; masqué par le mur du jardin,
je m’approchai d’elles et leur adressai
une balle de carabine. Le coup avait porté,
mais un peu bas, et avait brisé le fémur
à une de ces pauvres bêtes ; la malheureuse
éclopée sautait sur une jambe pour
suivre ses compagnes qui s’enfuyaient.
Julio et Victorio qui avaient entendu
la détonation, accoururent et se mirent à
la poursuite du ñandú ; l’autruche redoubla
d’ardeur, et ce n’est qu’après une
course qui mit mes élèves en nage, que
Victorio, ayant trouvé sur son passage un
tibia de bœuf, le lança à la tête de la
fugitive et l’abattit. Nos deux chasseurs
n’osaient s’en approcher : l’autruche avec
la jambe valide lançait des ruades aussi
redoutables que celles d’un jeune cheval.
Victorio s’empara de nouveau de l’os et
mit fin à cette petite scène dramatique.
On peut apprivoiser le ñandú. À cet
effet on lui coupe le doigt du milieu à chaque patte ; cette opération le rend impropre
à la course, et ainsi mutilé il se
tient toujours aux alentours du rancho
et vient même paisiblement prendre la
nourriture qu’on lui donne en compagnie
des poules et autres oiseaux domestiques.
La peau du cou, après qu’on en a
arraché les plumes et cousu une des extrémités,
sert de bourse, chuspa ; les indiennes
y ajoutent des ornements et des
broderies.
L’autruche américaine, de même que
sa congénère d’Afrique, a la réputation
d’avaler les objets brillants, pièces d’argent,
bijoux ; aussi quand un ñandú a été abattu,
le premier soin du chasseur est-il d’extraire
l’estomac et d’en examiner le contenu,
dans l’espoir d’y trouver un petit
trésor.
L’autruche est très rapide à la course,
nous en avons poursuivi à outrance, donnant
toute liberté au cheval, l’excitant de
la voix et de la cravache, rarement nous
sommes parvenus à en atteindre. Le jeune Victorio, à l’aide de ses bolas, a réussi à
en prendre quelques-unes avec notre concours.
Les bolas sont entre les mains de
l’homme de la campagne une arme redoutable :
trois boules en pierre, en fer ou
en plomb, recouvertes de cuir comme
les balles des enfants, sont réunies à un
centre commun, par des lanières en cuir
tressé, longues de un mètre à un mètre
cinquante centimètres, ce qui donne, d’une
boule à une autre, les cordes étant tendues,
une envergure de deux à trois
mètres. Le cavalier tient une des boules.
dans la main droite, ordinairement elle est
plus petite que les autres, fait tournoyer
le tout autour de la tête, la force centrifuge
maintient les boules écartées et les
cordes raides, le cheval est lancé au galop
le plus effréné à la poursuite du gibier ;
le moment est venu, la distance est calculée,
il lance les boules avec un mouvement
semblable à celui qu’employaient nos ancêtres pour projeter une pierre avec la fronde, avec la différence ici que tout
l’appareil est lâché. Les bolas tourbillonnent,
fendent l’espace avec rapidité, et
viennent tomber contre les pattes de l’animal
poursuivi ; le choc arrête leur mouvement
de projection et elles s’enroulent
autour des jambes du fugitif : l’animal
tombe et se trouve à la merci du chasseur.
Lorsque les boules sont en plomb
elles servent à la chasse des autruches et
des chevreuils, mais pour prendre les
chevaux sauvages, on les fait en pierre
et on les recouvre de deux ou trois enveloppes
de cuir, pour amortir le choc,
précaution sans laquelle le tibia du cheval
serait infailliblement brisé.
J’ai assisté à une chasse au chevreuil
à laquelle prirent part Rufino, Felipe et
le domestique indien. Mon rôle ainsi que
celui de mes élèves était de couper court
à l’animal et de le forcer à passer à portée
des chasseurs, qui tous lui lancèrent
leurs bolas. Mais les coups avaient été
mal calculés, et les bolas, au lieu d’enlacer les jambes, s’enroulèrent autour
des cornes de la pauvre bête qui faisait
la culbute, mais se relevait de suite et ne
tomba en notre pouvoir qu’après une
longue poursuite.
En temps de guerre, les gauchos se
servent des bolas contre leurs ennemis, et
les hommes sont traqués comme des bêtes
fauves. Malheur à celui qui n’a pas un bon
cheval, les bolas l’atteignent, il tombe, et
son antagoniste lui coupe la tête avec un
barbare sang-froid. Il y a une vingtaine
d’années, dans les interminables luttes
intestines, le gaucho ne connaissait d’autres
armes que la lance et les bolas, un
vaillant coursier seul était pour lui une
chance de salut. Les partis se poursuivaient
à mort, et, quand les bolas avaient
atteint leur but, le guerillero descendait
de cheval, immolait son ennemi, lui coupait
le nez et les oreilles et les suspendait
aux brides de son cheval en signe de victoire ;
d’autres allaient plus loin, ils décapitaient
leur victime et attachaient la tête tout ensanglantée à la queue de leur
monture.
Ces discordes fratricides avaient dépeuplé
la campagne, le sexe faible avait
en grande partie disparu, il s’était retiré
dans les villes du littoral ou avait passé
la frontière ; une femme était un objet
de convoitise très-rare. Le gaucho régnait
en maître et exerçait ses déprédations en
toute liberté : aussi quand un voyageur
passait par la campagne avec son épouse,
les brigands accouraient-ils de tous les
points de la prairie pour la lui enlever ;
alors s’engageaient des duels terribles,
chacun voulait en être le maître, et toute
tremblante de peur, dans les plus affreuses
angoisses, à demi morte, cette pauvre
femme attendait le résultat du combat
pour être entraînée par le vainqueur.
Alors aussi quand un parti faisait quelques
prisonniers, tous étaient attachés par
un pied à une longue lanière de cuir ; au
commandement du chef, des soldats halaient fortement sur la corde, les malheureux
perdaient l’équilibre, tombaient par
terre, les guitareros faisaient entendre de
gais refrains, les bourreaux, degolladores,
se mettaient à l’œuvre et, aux joyeux
accords de la musique, coupaient le cou
à leurs victimes. Le degollador était ordinairement
un gaucho de la pire espèce,
spécialement chargé des exécutions capitales.
J’en ai connus, et qui étaient fiers
de leur ancien métier : Goyo Mesa, Callejas
et le vieux Cespedes, m’ont raconté
leurs hauts faits, avec force gestes imitateurs
et un cynisme révoltant. À l’époque
où j’habitais le pays, presque tous les
gauchos des environs de l’estancia de San
Ramon avaient trempé leurs mains dans
le sang humain.
D’autres fois les pauvres prisonniers
avaient une fin encore plus terrible. Quatre
pieux étaient enfoncés dans le sol ;
aux quatre membres du patient étaient
solidement attachées quatre courroies,
l’homme était terrassé, les courroies passées autour des pieux, et les sauvages les
raidissaient de façon à faire craquer les
membres du captif et le laissaient expirer
en proie aux plus affreuses souffrances.
Cette façon de torturer son semblable
s’appelle estaquear : elle existe encore
aujourd’hui pour punir les délinquants,
mais les courroies sont moins raidies, et
l’homme est mis en liberté après un certain
laps de temps.
Mais aussi comment peut-il en être
autrement, les conquérants ont donné
aux vaincus l’exemple de la perfidie et
de la barbarie !
Le pays baigné par le Rio Uruguay
était autrefois habité par une peuplade
indienne des plus braves, les Charruas ;
la lutte entre les envahisseurs et les aborigènes
durait depuis longtemps, et sans
résultat décisif : un général, Fructuoso
Rivera, fatigué des alertes continuelles,
offrit la paix aux Charruas, les combla de
cadeaux et à cette occasion les convia à
une fête. Les trop confiants indiens se rendirent à l’invitation du général. Celui-ci,
pour terminer la réjouissance, fit grouper
les indigènes en un endroit choisi,
sous prétexte qu’il voulait encore leur
faire voir la manœuvre du canon ; les
premiers coups, tirés à blanc, remplirent
les malheureux d’étonnement, mais non
de crainte. Mais, ô lâche trahison, sur
un signe du chef, les pièces furent chargées
à mitraille, et les Charruas hachés
en morceaux jonchèrent la plaine de leurs
cadavres. Ce fait m’a été raconté par un
descendant de Charrua même. Époques
sinistres, qui ont souillé les pages de
l’histoire des jeunes républiques de l’Amérique
du Sud d’une tache indélébile.
Mes élèves terrassèrent un jour une
autruche à l’aide des bolas et s’en emparèrent,
ils lui passèrent une longue plume
des ailerons par les narines, et lâchèrent
l’animal : vous décrire sa course vertigineuse,
ses écarts, ses pointes à droite, à
gauche, est chose impossible ; comme un
éclair elle fendit la plaine et disparut à nos yeux. Les bolas se portent ordinairement
enlacés autour de la taille, de telle
façon, qu’en saisissant la petite boule,
l’arme se déroule et peut être lancée de
suite.
Nous sommes au mois de janvier,
époque la plus chaude sous les latitudes
australes, car tout le monde sait que
notre hiver correspond à l’été des habitants
du Rio de la Plata et vice versa.
Une température torride imprimait un
mouvement vibratoire à l’atmosphère, et
l’herbe des prairies se desséchait sous les
regards brûlants de Phœbus. Je m’étais
rendu à la Capilla de Farrucco, pour
faire emplète de quelques menus objets,
je venais de serrer la main à Auguste,
quand tout à coup le tonnerre se fit entendre,
l’horizon était sombre.
Albert, restez ici, le pampero va souffler !
Poh, bayo a de bonnes jambes, j’arriverai
à l’estancia avant la tourmente — et
lançai mon cheval au galop !
Le pampero est un vent du sud-ouest d’une violence extrême, il s’annonce de
loin en soulevant des nuages de poussière ;
les bêtes à cornes mugissent et se massent
pour mieux résister à la tempête, les
moutons fuient contre le vent et parcourent
parfois des distances considérables,
les arbres sont déracinés et les ranchos
renversés.
À peine avais-je quitté la Capilla d’un
quart d’heure que l’orage éclatait avec
fureur ; les éclairs sillonnaient les nues,
le tonnerre grondait en imitant le bruit du
canon, le vent soufflait avec rage, les
décharges électriques se suivaient rapides,
la pluie était torrentielle, on eût dit que
d’immenses cataractes tombant du firmament
cherchaient à submerger la terre.
J’avais ralenti l’allure de ma monture,
car je savais qu’il est dangereux de produire
des courants d’air en temps d’orage.
J’étais trempé, les tiges de mes bottes
remplies d’eau débordaient, et bayo manifestait
sa mauvaise humeur en voûtant le
dos, premier mouvement du cheval qui cherche à désarçonner son cavalier ; je le
caressais de la main en lui donnant
quelques bonnes paroles : la plaine ressemblait
à une mer. Enfin j’arrive au dernier
cours d’eau qui me barrait le passage,
je connaissais parfaitement le gué, paso,
il n’était pas dangereux : mais oh terreur !
la rivière, prête à déborder, roulait des
flots en furie ; l’onde écumante était effrayante.
Je fais avancer bayo, il entre
hardiment, mais, dès les premiers pas,
l’eau lui arrive aux flancs, j’excite mon
fidèle compagnon, qui se raidissant contre
le courant, presque couvert par le
liquide, parvient à mettre les pieds sur
la berge opposée. Une exclamation s’échappe
de ma poitrine, j’étais sauvé. L’estancia
est en vue et méprisant la foudre
je lâche les rênes à mon cheval, qui fait
voler l’eau en gerbes sous son galop rapide.
La prairie en de certains endroits
fourmillait de cavités où se cachaient
tatous et iguanes. Serpiente, un pointer, leur faisait une guerre à mort. Entre
autres, nous étions assis sur des rochers,
nous reposant d’une longue traite à cheval,
quand serpiente fait lever une iguane :
l’animal était énorme, et quelle n’est pas
ma surprise de le voir se diriger de nos
côtés ! je m’élance à sa rencontre et aperçois
un terrier à peu de distance, sans
doute la retraite du fuyard ; je change de
direction et arrive au bord du trou en
même temps que lui, et juste au moment
où il s’y précipite, je le saisis par la
queue, qui casse et me reste en mains…
ébahissement général : la queue de l’iguane
en effet est très fragile comme celle de
nos lézards ; je jetai ce bout de queue
qui me faisait par ses mouvements à droite
et à gauche le même effet que celui du
contact d’un serpent. Nous prîmes aussi
des mulitas, mais ces animaux ne sortent
que la nuit et par suite sont très rares
pendant le jour. Je me souviens pourtant
qu’une fois serpiente fouillait de
son museau un trou et grattait la
terre ; je m’avance, chasse le chien, et vois la bête au fond du terrier, j’allonge
le bras, la saisit par la queue ; elle résiste,
et faisant gros dos s’arc-boute contre les
parois de la tanière ; je tire mon couteau
et par un coup adroitement piqué force
ma victime à lâcher prise et l’entraîne au
dehors. Cette action m’était pénible, mais
un chasseur a le cœur dur. La famille
des édentés a trois représentants dans les
prairies américaines, le tatu, le peludo et
la mulita. Ces deux premiers sont de la
taille d’un petit porc, tandis que la mulita
n’a que la grosseur d’un lapin ; son corps
est noir, sans poils, son museau effilé,
une queue de rat, et la carapace peu apparente
est tendre, c’est un gibier estimé,
et les indigènes en sont friands, sa chair
rappelle celle du jeune porc, mais elle
est plus succulente et plus fine.
L’habitant du campo ne se nourrit
presqu’exclusivement que de viande ; je
peux même dire que les petits éleveurs
ne connaissent ni légumes ni pain, deux
objets de grand luxe que les riches seuls
peuvent se procurer.
Pourtant l’Uruguay, avec son climat
délicieux et ses campagnes vierges, pourrait
produire tous les fruits et les céréales
de l’Europe ; mais la paresse, la négligence,
l’habitude peut-être, ne permettent pas à
ses habitants de se livrer à la culture.
Ils dédaignent profondément notre
façon de vivre, et à cet appui je citerai
la réplique d’un estanciero aisé cependant,
à qui on offrait de la salade : je ne suis
pas une autruche, dit-il, je ne mange pas
d’herbe ! De la viande, toujours de la
viande, l’Américain ne connaît que la
viande.
Mais aussi quelle viande délicieuse
et succulente ! La vache vit en plein air,
paît en liberté, choisit les herbages ; le
pâturage est immense, elle mange quand
elle veut et boit de même ; comment
cette viande ne serait-elle pas supérieure à
celle de nos bêtes à cornes, enfermées
dans de sombres étables, mal soignées, et
forcées de prendre la nourriture que le
paysan parcimonieux lui octroie ! Jamais je n’ai mangé tant de viande ni de meilleure
qu’à l’estancia de Pedro W…
Toutes les semaines on tuait une vache
grasse, tous les jours un mouton.
À cet effet, les cavaliers s’élancent aux
limites de la propriété, s’éparpillent et
reviennent sur leurs pas en jetant de
hauts cris ; le bétail se met en mouvement,
se masse et se rend au rodeo, endroit nu
et découvert, peu distant de l’estancia, où
il a été habitué à se réunir : là il est entouré
et examiné ; la vache la plus grasse
est bientôt choisie, les cavaliers la chassent
devant eux et la forcent à quitter le troupeau :
alors ils la poursuivent, l’un d’eux
armé du lazo le lui lance sur les cornes
et la fait prisonnière, l’animal effarouché
beugle et fait des sauts pour échapper,
mais le lazo est fixé solidement à la selle,
et le cheval, habitué à cet exercice, résiste
aux secousses ; un autre cavalier s’approche
et d’un coup de facon coupe les jarrets
de la pauvre bête.
La vache s’affaisse sur le train de derrière et, vaincue, elle tend la gorge pour
être immolée. La bête est morte et bientôt
dépouillée, chacun saisit une patte, et l’opération
marche à grands coups de couteau ;
la peau est étalée à terre, les quartiers
sont séparés avec une hache, le cou,
la tête et les entrailles sont abandonnés
aux chiens.
L’éleveur de bétail a des goûts qui
inspirent de la répugnance à l’Européen.
Comme les vaches vivent en liberté, et
que l’estanciero a soin de ne pas abattre
une bête qui vient de vêler, d’abord parce
qu’elle est maigre, ensuite parce que sa
mort entraînerait celle du veau, il s’attaque
aux vaches grasses qui n’ont pas de rejeton.
Mais, oh horreur ! la plupart de
ces vaches sont pleines, et le fœtus de cinq
ou six mois, tout nu, recouvert d’un enduit
gluant, est le mets le plus recherché !
Les indiens probablement sont les premiers
qui ont osé porter à leur bouche
semblable nourriture. Ce fœtus porte un
nom indien tapichi ; arraché du sein de la mère encore palpitante, il est vidé,
lavé et préparé en ragoût. Les amateurs
prétendent que c’est un plat délicieux :
la viande est tendre au suprême, et les
os encore mous leur plaisent particulièrement.
Les écorcheurs, carneadores, ont encore
une prédilection pour d’autres parties de
l’animal, qui leur reviennent d’ailleurs de
droit ; elles sont rôties séance tenante et
avalées avec gloutonnerie.
D’abord nous avons la tripa gorda,
notre rectum, le tongori, encore un mot
indien, qui est l’œsophage, le mondongo
ou gras double, les rognons, rinones, les
chinchoulines, notre mésentère, le matambre,
mince planche de viande dure et coriace
qui se trouve entre la peau et les côtes.
Les quartiers sont suspendus à des
crochets dans le galpon, et la peau est
tendue à terre à l’aide de chevilles en
bois, pour être séchée. J’étais parvenu à
me servir du couteau aussi bien qu’un gaucho,
et aussitôt la vache abattue, pieds nus, manches retroussées, je me mettais à
l’œuvre comme un véritable boucher, et
cela pour faire comme les autres : les
Américains sont très serviables, et un
voisin arrive-t-il à une estancia au moment
d’un travail quelconque, de suite il
prête la main.
Le lendemain, la chair des cuisses, et
en général de toutes les parties épaisses,
est taillée en longues et minces lanières,
salée et suspendue en plein soleil sur des
cordes ; ces lanières atteignent bientôt par
la dessiccation la rigidité d’un bâton ;
c’est le charque ou tasajo, il se conserve
très bien, pilé et cuit avec du maïs, il
forme un brouet digne d’attention.
Généralement l’habitant de la campagne
n’a ni table ni chaises, des têtes de vache
servent de siège, et même le gaucho n’en
a pas besoin ; accroupi sur ses jarrets, il
suce cinq, six matés sans changer de place ;
position très fatigante pour nous autres,
mais l’habitude est une seconde nature.
Pas de cuillers ni de fourchettes, un couteau suffit. La broche piquée devant le
foyer, légèrement inclinée, présente à la
flamme une large tranche de bœuf ou
une moitié de mouton, des gouttes de
graisse avivent le feu, qui crépite ; bientôt
le rôti prend cette teinte dorée si appétissante,
une odeur engageante remplit le
rancho ; la broche est enlevée et plantée
au milieu de la salle : en cercle tout le
monde prend place, femmes, hommes et
enfants, le couteau à la main, chacun
tranche à volonté. De la main gauche le
gaucho saisit une partie du rôti, la coupe
de la main droite, en porte l’extrémité à
la bouche, et le grand art consiste, en
plaçant la lame du couteau en dessous,
de couper, en remontant, la bouchée aussi
près des lèvres que possible ; manège dangereux
pour lequel il faut avoir une grande
habitude, car celui qui est propriétaire
d’un long nez pourrait bien se le raccourcir
de quelques centimètres, mais l’Américain
manie aussi bien le couteau qu’un
calligraphe la plume.
Quelquefois la ménagère prépare une sauce, moje, composée de piment coupé
en morceaux, de sel et de vinaigre, ou
bien encore une écuelle pleine de manioc
pilé, farinha, est placée au milieu du cercle,
chacun y plonge sa tranche de viande, l’y
retourne, pour bien la recouvrir de farinha :
la farinha est surtout employée
quand la viande est très grasse. Le gaucho
souvent prend une poignée de farinha et
la lance dans la bouche avec une extrême
dextérité. Les nègres du Sénégal aussi
sont très adroits pour manger les arachides
rôties, ils ne les portent pas à
leur bouche, mais les lancent à une certaine
distance, et sans manquer l’ouverture.
Pas de serviettes, le repas terminé chacun
s’essuie la bouche avec la main ou prend
une gorgée d’eau qu’il rejette ; si le cheval
est à portée, sa queue remplira l’office
d’essuie-mains.
Quoique grand fumeur, il est rare
qu’un habitant de la campagne achève
entièrement une cigarette : il la fume à
moitié, plus ou moins, et quand elle est
éteinte, il place délicatement le bout restant derrière l’oreille ; si l’envie lui reprend
de savourer la plante de Jean Nicot,
il saisit ce bout avec dextérité, le rallume et
l’achève, ou dans le cas contraire, le replace
de nouveau derrière le pavillon de son
appareil auditif.
Comme il n’a pas toujours des allumettes,
pour se procurer du feu, il se
sert d’un instrument appelé, yesquero : une
pointe de corne de vache est coupée de
façon à former un petit entonnoir, auquel
est adapté un couvercle en bois de seivo,
aussi léger que notre liège, et retenu par
une mince lanière de cuir, attachée à la
partie inférieure du récipient. Il brûle des
chiffons de toile ou de coton, et le résidu
noir qui servira d’amadou, est fourré
dans la corne ; quand il veut battre le
briquet, il ôte le couvercle, place la corne
dans le creux de la main gauche, la pierre
en dessous dépassant un peu l’ouverture,
frappe avec le fer, et l’étincelle communique
le feu à cette matière très-inflammable ;
le fumeur y introduit le bout de sa cigarette
qui s’allume de suite. Il replace le couvercle et le manque d’air détruit le
feu de l’intérieur, à la façon de nos briquets
à mèche.
Nos tabacs hachés ne sont pas goûtés
au Rio de la Plata, les amateurs les trouvent
trop faibles et sans goût : le tabac
noir en corde du Brésil est préféré. Nos
papiers à cigarettes non plus ne peuvent
convenir et sont remplacés par de forts
papiers espagnols fabriqués à Alcoy ; la
fine et blanche enveloppe de l’épi de maïs
quand il est mûr, chala, est également
fort estimée.