DIFFÉRENTES CHUTES. — L’ÉLEVAGE DU BÉTAIL. — LA MARQUE. — LA CASTRATION. — LA TONTE DES MOUTONS. — LE CHEVAL, FAÇON DE LE DOMPTER.
ans le jardin se trouvaient des orangers,
et le docteur B… m’avait
prié de lui rapporter une provision.
de feuilles pour faire du thé : j’en
avais cueillies une certaine quantité et
les avais enfilées en guirlande pour les faire
sécher. À quelque temps de là je me
disposais à les porter à Farrucco ; une
légère brise ondulait l’herbe de la prairie, bayo était sellé et attendait son cavalier.
Je m’avance, ramène les brides et monte,
mais au moment où je veux passer la
jambe, les feuilles sèches s’entrechoquent
sous le souffle du vent, bayo s’effraie et
d’une ruade m’envoie à une dizaine de
pas rouler par terre. À l’instant debout,
heureusement je ne m’étais pas fait du
mal, je m’approche de nouveau de ma
monture, la flatte et saute en selle ; elle
n’était pas satisfaite, ses écarts, son souffle
bruyant, les mouvements des oreilles, son
regard effarouché, ne m’inspirent pas de
confiance : la plaine s’étend devant moi, je
lui allonge un vigoureux coup de cravache
qui la fait partir au galop ; pour la punir,
je lui fais franchir d’une traite les
trois lieues qui séparent Farrucco de San Ramón, elle était trempée de sueur et
couverte d’écume.
Une autre fois je chevauchais tranquillement
le long d’une colline, quand
tout à coup mon cheval, ayant posé les
pattes de devant dans un trou, s’abat et m’envoie dans l’espace : je tombai debout,
parado comme disent les gauchos qui,
quand ils font une chute, ne doivent jamais
tomber autrement : tomber parado
est le sublime de l’art du cavalier américain,
j’avais réussi sans le vouloir. Comme
bayo était assez lancé, en me retournant,
je le vis, roulant sur lui-même, et je
n’eus que le temps de l’éviter, sans quoi
il m’eut écrasé sous son corps.
Je fus moins heureux dans les circonstances
suivantes : J’aidais à ramener les
moutons, majada, dans le chiquero, vaste
espace entouré d’un mur d’un mètre de
hauteur où ils passent la nuit ; les alentours
étaient couverts des excréments de
ces animaux, de plus il avait plu dans la
journée. En voulant faire faire volte-face
à mon cheval, celui-ci glisse, se renverse
sur le flanc, et ma jambe gauche
est prise sous lui : il se relève et m’envoie
quelques ruades qui auraient pu me
coûter la vie, mais je ne fus pas atteint.
Je ne pus rentrer à l’estancia qu’à l’aide des secours de Julio et Victorio, j’avais
une entorse qui me rendit impotent pendant
une quinzaine de jours.
L’élevage du bétail donne lieu à des
travaux dangereux qui ne peuvent être
affrontés que par des cavaliers aussi parfaits,
aussi adroits, aussi hardis que les
Américains du Sud.
Parlons d’abord de la marque. Tout
propriétaire de bétail a une marque particulière,
constatée, reconnue et déposée
chez le juge de paix. Cette marque est
une empreinte en fer que l’on fait chauffer
au feu et qui est appliquée sur le côté
gauche de l’animal, soit sur le flanc soit
sur le haut de la cuisse.
Les marques varient à l’infini, et le
propriétaire leur donne les formes les
plus capricieuses : quelques-uns, les Européens
surtout, se servent de leurs initiales,
ainsi Pedro W… avait pour
marque un P et un W. Tous les ans,
quand les poulains et les veaux ont atteint
une taille raisonnable, ils sont marqués ; cette marque est l’unique titre de propriété,
la seule garantie au milieu de la
quantité de bétail qui fourmille dans les
gras pâturages du Rio de la Plata. Ce
travail est une fête à laquelle sont conviés
tous les voisins, non seulement pour
aider, mais pour contrôler tous les veaux
qui vont être marqués. Un veau isolé n’est
pas marqué, car ce pourrait bien être la
propriété d’autrui, il faut toujours que les
deux soient présents, vache et veau, car
la vache fait reconnaître le veau qui la
suit.
Une partie du bétail est enfermée dans
la manguera, espace d’un hectare au plus,
ordinairement rond, entouré d’un épais
mur de deux mètres de hauteur, avec
une ouverture de cinq à six mètres fermée
par des poutrelles placées horizontalement.
Un grand feu est allumé à l’entrée, sur
le côté, les fers chauffent, les poutrelles
sont enlevées, les cavaliers sont prêts,
l’un d’eux entre, le lazo à la main ; bientôt un veau est capturé, il dirige sa monture
vers la sortie et entraîne le captif à
sa suite, il est abattu, maintenu immobile,
et la marque est appliquée. Les poils
et la peau grillés crépitent en répandant
une odeur nauséabonde, le lazo est retiré,
l’animal est libre, et s’élance dans la
plaine ou rentre rejoindre sa mère. L’opération
est périlleuse, car souvent, aux
cris de son rejeton, la vache accourt et
cherche à défendre sa progéniture. J’ai
assisté à un marquage où le veau, après
avoir reçu l’empreinte brûlante, au lieu
de rejoindre sa mère, prit la clef des
champs ; j’étais au milieu de l’entrée, tout
à coup se fit entendre le cri, cuidado, cuidado, la vaca ! je me retourne, et vois à
quelques pas de moi la bête furieuse, tête
baissée et prête à m’éventrer. D’un bond
je m’élance de côté, et à l’aide des pieds
et des mains, rendu plus agile par le
danger, j’arrive au sommet du mur ; j’avais
les extrémités tout ensanglantées, car
j’étais nu pieds, mais content d’en être
quitte à si bon marché.
Ordinairement une génisse est immolée,
rôtie sur le feu où rougissent les fers
à marquer, et quand le travail est terminé,
la génisse aussi a disparu ; une douzaine
d’hommes ont englouti cette quantité de
viande. N’oublions pas de dire que les
mauvais morceaux ont été pour les chiens
qui, eux aussi, sont de la fête, car si quelques
têtes de bétail parviennent à s’échapper,
ils aident leurs maîtres à les faire
rentrer dans l’enclos.
Les poulains sont marqués de la même
façon que les veaux.
Quant aux moutons, on leur fait généralement
un signe quelconque à l’oreille,
une simple entaille avec le couteau, un
trou avec un emporte-pièce, une oreille
coupée à moitié ou totalement : les façons
varient à l’infini.
La castration est un travail qui tous
les ans coûte la vie à plus d’un estanciero
ou gaucho ; c’est encore une fête pour
l’éleveur ; les voisins sont prévenus et tous
accourent aussi insouciants du danger que nos jeunes filles qui s’acheminent vers une
salle de danse. Le bétail est réuni au rodeo,
distant de l’habitation de quelques centaines
de mètres seulement ; les cavaliers,
le lazo attaché à la selle, d’un côté le
couteau à la ceinture, de l’autre le revolver
ou les pistolets, font la ronde en galopant
autour du troupeau pour empêcher
les récalcitrants de prendre la fuite. Les
animaux sont pressés les uns contre les
autres, leurs cornes qui s’entrechoquent
avec un bruit sec, et leurs mugissements
forment un concert émouvant ; ajoutez à
cela, les cris des gardiens, les aboiements
des chiens, le hennissement des chevaux,
les trépignements de cette masse mouvante
couverte par un nuage de poussière,
et vous aurez une faible idée du tableau
que j’essaie de présenter à vos yeux.
Le gaucho est fièrement cambré sur
son cheval, il a choisi le meilleur de la
tropilla, car le travail sera long et pénible.
Il ne s’agit plus ici du veau timide,
du poulain inoffensif, du doux mouton, c’est au taureau qu’il s’attaque aujourd’hui,
au taureau qui a vécu sauvage dans
les endroits les plus solitaires du campo.
Tous ne sont pas castrés ; ceux qui se distinguent
par leurs formes, leur agilité,
leur haute stature, sont conservés comme
reproducteurs qui, à leur tour, subissent
l’opération quand ils ont atteint l’âge qui
leur enlève les qualités requises. Attention,
cavaliers, l’animal est vigoureux, il a régné
en maître dans la prairie, sa massive
croupe, son énorme cou, sa tête volumineuse
inspirent du respect.
Tout est prêt, chacun est à son poste,
un taureau est désigné : deux ou trois
cavaliers le chassent hors de la masse qui
tourbillonne, le poursuivent et l’un d’eux
lui jette le lazo ; aussitôt que l’animal se
sent pris, il beugle et fouille la terre avec
ses cornes, le cheval incliné fait contrepoids
à ses efforts, un autre cavalier accourt
et cherche à enlacer les jambes de
derrière de la bête furieuse et bondissante ;
il a réussi, aussitôt il s’éloigne, les lazos se tendent, d’un côté le taureau
est pris par les cornes, de l’autre par les
jambes, les cavaliers tiennent ferme, bientôt
le monstre est par terre et ne peut
plus se relever ; un autre cavalier descend
de cheval, s’avance le couteau à la main,
saisit le scrotum, deux entailles sont vite
faites, les testicules extraits, les cordons
spermatiques étirés et coupés ; un mouvement
de torsion avec la main a débarrassé
grosso modo la plaie du sang, le
lazo de la tête est retiré, et l’opérateur
remonte à cheval aussi lestement que possible. L’animal se relève, et par ses bonds.
se dépêtre du lazo qui retenait ses pieds
prisonniers. Gare ! il est furieux, la douleur
l’exaspère, tête baissée il s’élance sur
le premier cavalier qu’il trouve sur son
passage, mais en vain, le cheval est plus.
rapide que lui.
En Europe, que de précautions ne
prend-on pas pour semblable travail ! Un
homme de l’art seul ose mettre la main
à l’œuvre, et encore quelquefois l’opération est-elle suivie d’une catastrophe, la
mort de la bête. En Amérique, rien de
semblable, tout habitant de la campagne
opère la castration, et pour cela un simple
couteau bien effilé lui est nécessaire :
l’animal est abandonné à lui-même, et la
nature, plus puissante que la pharmacopée,
se charge seule de la guérison.
Les choses ne se passent pas toujours ainsi. Souvent, aussitôt que le premier cavalier
a lancé son lazo, le taureau, au lieu
d’essayer de fuir, fond sur son adversaire ;
malheur au maladroit, le lazo traîne par
terre et, si le cheval s’embarrasse dans ses
nœuds et tombe, le cavalier est à la merci
de l’animal en fureur. Quelquefois aussi,
au milieu de l’opération, quand le cavalier
est à pied, les taureaux déjà castrés accourent
aux mugissements de leur congénère
et font un mauvais parti au malheureux
gaucho. À quelque distance de
l’estancia, lors d’une castration, un éleveur
se disposait à faire l’opération, quand
soudain ses camarades lui crient : el toro, el toro ! c’était trop tard, au moment où
l’infortuné se retourne, un taureau lui
enfonce une corne dans l’œil, et se sauve,
traînant à sa suite sa victime qui a bientôt
rendu le dernier soupir.
Rufino fut poursuivi en ma présence,
et le taureau le serrait de près, quand,
dans sa fuite, un ravin peu profond,
barranca, lui barre le passage ; le cheval
emporté tombe dedans et, par le plus
grand hasard, lance sur le bord opposé
le cavalier qui aussitôt tire ses pistolets
et attend l’animal de pied ferme ; ses compagnons
accourent, chassent le taureau,
Rufino est sauvé, et le travail interrompu
un instant par cet incident est continué
avec le même entrain.
Parfois les animaux du rodeo, irrités,
forcent la ronde et s’enfuient dans la
plaine : alors une partie des cavaliers et
des chiens se mettent à leur poursuite,
une chasse à courre s’organise en règle,
et, après bien des peines, les gauchos parviennent
à ramener les fuyards dispersés.
Encore une étude gastronomique : les
testicules enlevés sont de suite remis à
un des assistants, ordinairement à un enfant,
qui est chargé de les porter sur un brasier
et de les faire rôtir. Le gaucho en
fait ses délices, et tour à tour chaque cavalier
va prendre part au festin ; c’est un
mets fade, surtout mangé sans assaisonnement
à la façon de ces gens primitifs.
Quelques testicules, quelques mates font
tous les frais de la fête, n’oublions pas
la caña obligatoire pour donner du nerf
à ces jouteurs intrépides.
La tonte des moutons se fait à peu
près comme chez nous. Les moutons sont
enfermés dans le chiquero : à côté s’élève
un hangard ouvert à tous les vents, couvert
en planches ou en paille ; les lanigères
sont pris et amenés aux tondeurs,
quelquefois au nombre de cinquante ou
plus, suivant l’importance de l’estancia.
Le travailleur armé de grands ciseaux met le pied sur le cou de l’animal et commence
l’opération à grands coups, avec une dextérité étonnante ; la toison enlevée,
il la roule en paquet, en plaçant à l’intérieur
les parties provenant de la tête et des
pattes, la présente à un surveillant qui, en
échange, lui remet un jeton, car il est payé
à la pièce ; celui-ci noue la toison avec
une ficelle, de là elle est jetée dans de
grands sacs suspendus par l’ouverture pour
y être foulée, pressée, et réduite au moindre
volume, un homme est debout dans
le sac et se charge de ce travail.
Quand, dans la précipitation, un animal
a reçu des blessures, le tondeur crie :
alquitran ! Aussitôt un enfant apporte
une marmite pleine de goudron, à l’aide
d’un pinceau les places sont badigeonnées,
et l’invalide est mis en liberté.
J’ai vu des tondeurs tellement adroits
arriver en une journée à enlever la toison à
plus de cent et même cent cinquante moutons,
mais aussi quelle activité ! ruisselants de sueur, courbés sur la bête, ils manœuvrent
les ciseaux avec une vitesse incroyable,
bien souvent, il est vrai, au détriment de l’animal, qui reçoit de nombreuses
entailles ; mais peu importe, le
mouton n’a qu’une valeur minime, pourvu
que les entrailles ne sortent pas et tout
est pour le mieux.
À l’époque où j’habitais l’estancia de San Ramón, situé au centre de la République,
les bêtes à cornes achetées en
troupeau, pêle mêle, veaux, vaches, taureaux,
valaient vingt francs pièce, les
moutons de deux à trois francs, les juments
cinq francs, et les chevaux de selle,
les hongres domptés, de soixante à quatre-vingts
francs. Quant au terrain, la
lieue carrée espagnole, la suerte, équivalant
à deux mille sept cents hectares variait
de trente à cinquante mille francs.
Une lieue carrée peut facilement procurer
la nourriture à deux mille ou deux mille
cinq cents bêtes à cornes, ou à dix mille
moutons.
Malgré la grande quantité de bétail
qui couvre les plaines de l’Uruguay, l’usage
du lait y est pour ainsi dire inconnu, et à plus forte raison celui du fromage.
Dans quelques rares établissements, une
ou deux vaches sont domptées, tamberas,
de façon à pouvoir être traites et procurer
un peu de lait ; mais généralement
l’indifférence de l’éleveur va jusqu’à s’en
passer complètement, et cela pour un bon
motif : l’Américain n’aime que la viande.
Les chevaux transportés en Amérique,
de même que les bêtes à cornes et les
moutons, car ces animaux n’existaient pas
avant la conquête espagnole, s’y sont multipliés
à l’infini, et de domestiques qu’ils
étaient, ils sont devenus sauvages, et leurs
troupes innombrables foulent le sol baigné
par le fleuve d’argent. Élégants de forme,
vifs, légers, la crinière flottante, la queue
longue, ces nobles descendants des coursiers
d’Andalousie rendent à l’Américain
les services les plus multiples. Hommes,
femmes, enfants, tous sont cavaliers et
plus d’une china saute hardiment sur une
monture qui effrayerait nos écuyers les
plus exercés. Et comment en serait-il autrement ? La mère ne porte pas dans ses
bras son enfant emmailloté, à la façon
des nourrices de l’ancien continent, elle
le place à cheval sur une hanche et son
bras recourbé lui sert de soutien ; un
semblable bébé ne peut devenir que bon
cavalier. Le père, pendant qu’il savoure
son mate, envoie son fils ou sa fille, enfant
de huit à dix ans, faire à cheval un
tour dans la prairie pour surveiller les
troupeaux. Les gamins s’amusent à prendre
au lazo des poulains sauvages ; déjà
assez forts pour pouvoir bien les porter,
ils sautent dessus et laissent leur jeune monture
se livrer aux cabrioles les plus excentriques ;
s’ils tombent, les camarades rient
de bon cœur. Tout se fait à cheval, l’estanciero
ne va à pied que dans son rancho ;
pour aller à une distance de cent mètres
il monte à cheval. Le cheval, c’est son ami,
son inséparable, une partie de lui-même. Il
n’est dompté que lorsqu’il a atteint l’âge
de trois à quatre ans, c’est-à-dire toute sa
croissance ; plus il est fort, vigoureux,
rétif, plus le gaucho l’aime : un cheval doux ou mollasse, c’est bon pour un
gringo, étranger ! Au gaucho il faut un
coursier fier, ombrageux, difficile, hargneux,
entêté ; ah, comme il est fier, lorsqu’il
s’achemine vers une estancia, sur
un cheval qui, à la vue d’une simple feuille
qui roule à terre, ou de tout autre objet
insignifiant, recule, saute à droite, à
gauche, se cabre, souffle comme une locomotive ;
alors le gaucho est dans son
élément, il est admiré par les jeunes filles
et envié par ses semblables.
Aussi quelle richesse de mots pour
exprimer les divers états de docilité de
cet animal !
Bagual c’est le cheval sauvage par
excellence.
Potro exprime la même chose, mais à
un degré inférieur.
Nuevo, celui qui n’est dompté qu’imparfaitement.
Redomon, un animal insoumis.
Arisco, une bête dangereuse.
Bellaco, celui qui rue.
Manso, c’est le cheval domestique.
Mancaron, quand il est vieux et infirme.
L’animal le plus beau, le plus grand,
aux formes distinguées, à belle robe, est
choisi pour être dompté ; c’est toujours
un hongre, rarement un entier, mais jamais
une jument ; l’Américain doit être
réduit à la dernière extrémité pour être
obligé d’enfourcher une jument, car pour
lui c’est un déshonneur.
Tous les chevaux ou une partie, manada,
sont chassés dans la manguera,
l’animal désigné est pris au lazo et traîné
dehors, les gauchos le jettent par terre,
lui passent une têtière des plus solides
en cuir cru de bœuf, et l’attachent à un
poteau, palenque, aussi court que possible,
de façon à ce que les naseaux touchent
le bois et qu’il ne puisse, dans ses évolutions,
s’estropier ou s’étrangler.
Quand il a subi un jeûne assez prolongé,
le cavalier s’en approche, lui parle à haute voix, lui enlace les pattes de derrière,
lui fixe à la mâchoire inférieure,
entre les molaires et les coins, une forte
et souple lanière de cuir qui servira de
brides ; l’animal est sellé avec les plus
grandes difficultés, car ses ruades et ses
soubresauts sont nombreux, il est détaché
du poteau, deux gauchos le maintiennent
de leurs bras vigoureux, les jambes sont
débarrassées de leur entrave, le dompteur
saisit les brides et saute en selle ; à ses
pieds pendent d’énormes éperons en fer,
ses camarades s’écartent, et alors commence
la lutte entre l’homme et la bête, lutte
remplie de péripéties. Le cheval s’obstine
à ne pas vouloir avancer, il trépigne, rue,
se cabre sur place et cherche à saisir la
jambe de son ennemi, pour le mordre ou
l’arracher de son dos. Mais le dompteur
a l’œil au guet et épie tous les mouvements
de l’animal, il lui enfonce les éperons
dans le ventre, lui cingle les reins
de sa cravache ; celui-ci s’élance dans la
plaine, croyant par une course furieuse
pouvoir se débarrasser de son fardeau vivant, puis s’arrête tout court, fait des
écarts à droite à gauche, donne des coups
de reins à démolir le cavalier qui généralement
laisse le cheval se livrer à la
course la plus furibonde, et, quand celui-ci
est fatigué, il l’excite de la voix et de la
cravache pour le forcer à continuer cette
fuite. Quand le cheval est littéralement
rendu, à l’aide des rênes, il le tire à droite,
à gauche, à plusieurs reprises, doucement,
lui fait faire volte face, et cherche à revenir
au point de départ : l’animal résiste,
recule, fait le saut de mouton, s’entête à
rester en place, mais le gaucho impatient
le châtie et l’oblige à obéir, bien qu’imparfaitement.
Ce travail est recommencé tous les
jours, pendant quinze jours, un mois s’il
le faut, jusqu’à ce que l’animal se soumette
à la volonté de l’homme. Ce que
le dompteur redoute le plus, c’est que le
cheval ne se roule à terre et ne l’écrase
sous son corps ; tant qu’il reste sur pattes,
il rit et se moque de tous ses efforts pour le désarçonner, car pour lui, dompter un
cheval n’est pas un travail, mais une
partie de plaisir. L’animal sort de cette
lutte tout couvert de plaies et de meurtrissures,
les longes lui mettent la bouche
en sang, le lazo lui a pelé les jambes, la
sous-ventrière lui a entamé les flancs,
les éperons lui ont écorché le ventre, et
la tête a reçu de nombreuses contusions.