LES VOLEURS DE CHEVAUX. — TIO LUIS. — LE CHOCLO ET LES SANDIAS. — JE DEVIENS BON CAVALIER. — LES SARIGUES. — PEDRO BLESSE UN INDIEN. — DEUX ACCIDENTS DE CHASSE. — LE GAUCHO. — JOLI COUP DE CARABINE. — CHASSE AUX PERDRIX.
…, ayant besoin de cordes pour raccommoder un coral, m’invita à une chasse au carpincho, car la peau de cet animal, très épaisse et grasse, coupée en lanières, fournit des liens qui ont une longue durée. Le coral est un enclos en bois, où l’on enferme les chevaux qui doivent servir de monture. Dans cet enclos on peut facilement les approcher pour les brider et les seller ; dehors, un cheval cherche toujours à s’échapper, et on ne peut alors le prendre qu’au lazo ou avec les bolas dont je parlerai plus loin. Nous sommes en route de bonne heure, et cette fois-ci j’avais pour arme ma carabine. Après avoir galopé longtemps, nous arrivâmes à un endroit que J… connaissait pour être très fréquenté par cet amphibie ; effectivement il me montra à une distance de cent cinquante mètres un point roux, à moitié caché par les herbes, très hautes en cet endroit.
N’approchons pas davantage, me dit-il, il prendrait la fuite ; vous avez une bonne carabine, vous pouvez le tuer d’ici. Piqué d’honneur, je mets pied à terre, m’avance de quelques pas, et ajuste avec soin ; la capsule seule partit : l’animal continuait à ronger l’écorce des jeunes arbrisseaux, je fais feu du coup gauche, même
résultat. Accroupi, j’amorce de nouveau,
après avoir eu soin de verser un peu de
poudre dans les cheminées, et me voilà
de nouveau en position ; je vise à la tête,
une détonation formidable ébranla la vallée,
mon coup avait porté ; l’animal fait un
bond en l’air et retombe comme une masse.
Nous nous approchâmes, la balle avait
traversé la tête : Bravo Albert, voilà un
coup de maître. J’étais tout fier. L’animal
était de taille moyenne ; après l’avoir vidé,
mon patron l’assujettit sur le derrière de
sa selle, et nous reprîmes le chemin de la
Capilla. Mon compagnon prétendait l’emporter
tout entier, me promettant un succulent
ragoût ; en effet le carpincho jeune
n’est pas à dédaigner comme gibier.
Le carpincho, cabiai, sus palustris, famille
des rongeurs, est un animal qui peut
atteindre le poids de cinquante à cent kilogrammes.
Pelage roux à poils rudes et
rares, pas de queue, oreilles courtes, incisives
énormes, cet amphibie vit autant à terre que dans l’eau, et pousse un grognement
semblable à celui de notre porc domestique.
Il fréquente les bords des rivières
ou ruisseaux couverts d’arbres et de broussailles,
dont il ronge l’écorce à une hauteur
de soixante centimètres à un mètre.
Le lendemain je partis seul avec des
intentions hostiles contre ce rongeur ; j’avais
emporté un fusil à âme lisse, espérant
rencontrer du gibier à plumes ; J…
devait me rejoindre plus tard. Je me
dirigeai vers le Rio de las Palmas. Arrivé
à l’entrée d’une clairière parsemée de touffes
d’arbrisseaux, je vis, dans le fond, poindre
hors de l’herbe, le dos d’un cabiai de
forte taille. J’attachai mon cheval à un
arbre et, en tapinois, je me dirigeai du côté
de l’animal. Le carpincho ne s’écarte jamais
beaucoup des rives de la rivière qui
doit lui servir de refuge en cas d’alerte ;
connaissant déjà cette particularité, je me
glissai entre l’animal et la rive éloignée
d’une cinquantaine de pas. Je me lève
sur la pointe des pieds, le cou tendu en avant, et aperçois mon carpincho à quinze
pas devant moi, rongeant toujours ; je
m’approche davantage et regarde de nouveau ;
l’animal ne bougeait pas et me présentait
le flanc gauche. Le nez en l’air il
humait l’atmosphère, à petits coups ; mais
j’avais bon vent et cinq pas seulement
me séparaient de ma victime. Mon fusil
était chargé avec du trois ; à genoux, j’épaulai,
visai au défaut de l’épaule et fit feu ;
une masse informe passa à côté de moi,
me renversant à moitié et se dirigeant
vers la rivière ; aussitôt debout je suivis
la direction prise par l’amphibie, et le
trouvai couché sans vie au pied d’un arbre.
Je me mis à l’écorcher, opération très difficile,
car la peau et la chair ne faisaient
qu’un. Je fus chercher mon cheval, et essayai,
mais en vain, de charger la dépouille
d’un poids élevé, graisseuse et glissante.
Bayo, quelque peu effrayé, ne tenait pas en
place. Mais bientôt parvinrent à mes oreilles
les appels de mon patron ; je lui répondis
par un houboub de chasseur, et à nous
deux, nous chargeâmes la peau sur le dos de mon pauvre bayo qui soufflait d’effroi en
imitant le son d’une trompette.
J’eus occasion, quelques jours après,
de voir un cabiai femelle adossé contre un
arbre au bord de l’eau, avec six ou sept
petits tétant et se bousculant les uns les
autres. J’avais la carabine, mais j’oubliais
que la hausse fixe était pour tirer à cent
mètres ; je visai à la tête, mais quel ne
fut mon dépit de voir à l’éclat de
l’écorce de l’arbre que ma balle avait
frappé trop haut ; et la brave mère de
plonger avec toute sa famille.
L’Uruguay possède un pic qui, à l’encontre
de celui de nos bois si sauvage,
est tout à fait domestique ; il ne quitte
pas les habitations, surtout celles en pierres,
dans les interstices desquelles il construit
son nid ; même vol scandé que celui
du nôtre, et même cri perçant. On l’appelle
carpintero ; son plumage est mélangé
de gris et de jaune, avec des nuances rouges
à la tête et aux ailes.
Des bandes de partisans continuaient à passer, quand un jour, le nègre Tio
Luis, domestique à la Capilla, vint prévenir
J… que des soldats avaient volé
nos chevaux. Bayo était du nombre. Dans
la première cour de l’habitation se trouvaient
quelques vieux serviteurs très doux,
et qu’on avait réussi à enfermer avant
l’arrivée des voleurs. Albert, me dit mon
patron, si vous avez du courage, à cheval,
et nous allons délivrer nos bêtes !
Mon rifle fut chargé avec soin. J… avait
une carabine Minié ; nous sautons sur nos
montures, sans bride ni selle et sortons.
Le noir nous indiqua la direction des
fuyards : après avoir trotté une dizaine
de minutes, arrivés au penchant de la colline,
nous apercevons deux indigènes, assis
par terre, mangeant tranquillement un
morceau de viande froide et tenant leurs
chevaux par la bride, les nôtres étaient
attachés à la queue des leurs. J… saute
à terre et s’écrie, Albert ! restez là, si
vous voyez le moindre mouvement hostile,
vous ferez feu ! Bien, mon patron : j’arme
ma carabine, bien décidé à coucher par terre le premier qui aurait levé la main.
Une vingtaine de mètres nous séparaient.
J… s’avance hardiment, tire son couteau,
coupe les lanières de cuir qui retenaient
nos bêtes captives, et leur fait rebrousser
chemin. Aucun des gredins n’osa dire
mot, et ils eurent raison, car certainement
leur sang eût rougi la prairie. Nous rentrâmes
fort satisfaits, car cette scène eut
pu prendre une tournure tragique.
Tio Luis, grand nègre né en Afrique,
au Congo, d’une stature et d’une force
athlétiques, malgré son âge avancé — car
les tire-bouchons de sa chevelure étaient
gris, et quand un nègre grisonne, on peut
dire qu’il est vieux — était conservé à la
Capilla plutôt par compassion, que pour
les services qu’il était à même de pouvoir
rendre ; il s’occupait du verger, et surveillait
les semis de maïs et de pastèques.
C’est lui qui me fit manger les premiers
melons d’eau, sandia ; il prétendait que
pour être bons, il fallait les cueillir à la
pointe du jour, et les manger sur place ; de cette façon ils conservaient la fraîcheur
de la nuit : il avait raison. Il me fit aussi
goûter des épis de maïs encore verts, choclo
rôtis dans leur enveloppe blanche et tendre ;
c’était délicieux, et bien souvent nous nous
régalions à belles dents.
À force de courir la campagne, presque
toujours à cheval, j’étais parvenu à
être assez bon cavalier, ou pour mieux
dire, j’étais solide en selle. Mon cheval,
haut sur jambes, filait comme l’éclair, et
aurait rendu des points à beaucoup de
coursiers du turf européen. Seul dans
la plaine, poursuivant le chevreuil ou
l’autruche, je me livrais à des steeplechase
vertigineux, si bien qu’un indien
me proposa une joute ; l’indien a un profond
mépris pour le cavalier européen.
J’acceptai, car je connaissais mon cheval.
Différents indigènes m’en avaient souvent
vanté les qualités. C’était le matin de
bonne heure ; un de mes amis de Montevideo,
M. D…, gendre de M. H…, se trouvait à la Capilla, et j’étais fier de lui
montrer mes progrès.
Les distances sont indiquées : six cents
mètres environ ; nous plaçons nos bêtes
de front ; j’avais sellé ma monture avec
précaution, j’avais fortement assujetti la
sous-ventrière, et, pour imiter mon concurrent,
j’étais nu-pieds, l’orteil passé
dans les étriers, et attentif au signal du
départ. Hop !!! et nous filons : Bayo, les
oreilles couchées en arrière, la tête au
vent, les naseaux ouverts, rivalisait de
vitesse avec son adversaire ; nous étions
côte à côte : penché sur les étriers, le
corps en avant, j’excitais ma monture de
la voix, et bayo s’allongeait ; une distance
de cent mètres nous séparait du but, hai,
hai ! je lui donne un vigoureux coup de
cravache, il redouble d’ardeur, dépasse
l’indien… et j’arrive vainqueur. J’eus
toutes les peines à arrêter mon brave cheval ;
il eût couru jusqu’au bout du monde,
enfin un trot saccadé mit fin à son élan.
Encore une victoire ! je comblai bayo de
caresses.
Un matin, je me promenais dans la
huerta, le fusil sur l’épaule, sans but fixe,
pensant à ma famille, à Liège, à mes amis.
Machinalement je me dirigeais vers un
ombú, sans doute attiré par son ombrage ;
l’atmosphère était tiède et prêtait à la
mélancolie. Je m’assis sur une grosse racine
sortant du sol et donnais cours à mes
rêveries.
Un bruit semblable au ron ron d’un
chat attira mon attention ; je prêtai l’oreille,
et mes yeux investigateurs fouillèrent
le terrain. Un second ron ron se fait entendre :
Diable, me dis-je, c’est près de
moi ! je me lève, et mon regard rencontre
un trou creusé sous la racine qui m’avait
servi de siège. Je m’approche et entends
un vacarme infernal sortir d’un terrier ;
je ne distingue pourtant rien. Une idée
me vient : saisissant une grosse pierre,
je la place sur le trou et d’un pas leste,
je rentre au logis. Je fais part de ma découverte
à J… Caramba ! Ce sont des
sarigues, que Tio Luis se munisse vite d’une houe, je vais chercher mon facon,
et nous allons déloger les marsupiaux.
Le facon, arme favorite du gaucho, est
un grand couteau à lame effilée, aussi
long qu’une épée.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Tous trois
nous nous dirigeons vers l’ombú, la pierre
est enlevée, et Tio Luis commence le déménagement
avec vigueur ; le vacarme devient
de plus en plus distinct, encore un
peu de patience, et nous allons atteindre
notre proie. Halte ! un sarigue montre
son museau, J… écarte le nègre, et,
armé du facon, il s’apprête à transpercer
la malheureuse bête ; une racine le gêne,
il la saisit de la main gauche et plonge
son épée dans le trou ; mais, dans sa précipitation,
la lame glisse le long de la
racine, et entame fortement la main de
mon patron. L’animal aussi avait été atteint ;
quelques coups de houe le mettent
à découvert, c’était un mâle. Le nègre
redouble d’ardeur, et successivement sont
immolés la mère et quatre petits déjà de forte taille. C’est un mets recherché des
habitants de la campagne ; piqué d’ail,
rôti et servi froid, un sarigue mérite
réellement de figurer sur une table ; sa
chair blanche et savoureuse rappelle tout
à fait celle du cochon de lait.
Qui ne connaît le sarigue, comadreja,
didelphis manica ? Cette charmante bête,
au pelage assez long, noir, gris et jaune,
aux oreilles roses et transparentes, la queue
dégarnie de poils, a sous le ventre une
poche, dans laquelle sont renfermées une
douzaine de petites mamelles. J’ai tué
des sarigues femelles et à l’ouverture de la
poche j’ai été tout étonné de trouver
attaché à chaque tette, un petit sarigue
de la grosseur d’une noisette. Oh nature,
il faut s’incliner devant ton génie ! Fuyant
le grand jour, le sarigue ne sort que la
nuit et, à l’instar de nos fouines, il dévaste
les poulaillers.
Vers la fin de février, la chaleur était
torride ; nous étions couchés à l’ombre
faisant un brin de sieste, quand Pedro entra tout à coup. Il avait le visage pâle,
ses yeux bisques roulaient dans leurs orbites,
et ses lèvres frémissantes étaient
l’indice d’une grande colère ; maldito, sea Dios, lo he matado, s’écria-t-il.
Que, que hay Pedro ? et il nous raconta
qu’étant allé voir sa fiancée, il l’avait
trouvée en compagnie d’un concurrent
indien des environs ; elle aussi était de
descendance indienne ; une altercation s’étant
élevée, des insultes on en vint aux
mains, et Pedro avait logé deux balles de
revolver dans le corps de son adversaire.
De suite, le docteur, désireux de montrer
sa science, se mit en route pour aller
donner ses soins au blessé. Je l’accompagnai ;
l’habitation de la china se trouvait
à un kilomètre de la Capilla, modeste
rancho, nous entrons et trouvons un
homme couché sur un grabat, blasphémant
à combler Lucifer de bonheur ; la
jeune fille, accroupie dans un coin, invoquait
tous les saints du paradis, et ils
sont nombreux dans le calendrier espagnol. Jean B… tira ses brucelles, orna son nez
d’énormes lunettes et examina les blessures ;
l’indien avait une éraillure au ventre
et un projectile dans la cuisse ; les
vêtements avaient amorti la balle, qui
s’était logée à un pouce de profondeur
dans les chairs. Il eut fallu voir mon docteur,
prenant mille précautions, dissertant
sur la gravité du cas ; une opération
césarienne lui eut donné moins de tracas.
Enfin il parvient à retirer le plomb, et le
tenant du bout des brucelles, il le montre
tout triomphant aux assistants, l’enveloppe
précieusement, le met en poche, et le conserve
comme preuve de son savoir. Il applique
quelques compresses d’eau-de-vie
camphrée, bande la jambe, et son miracle
est accompli.
Les indiens se vengent toujours. Aussi
Pedro ne sortait-il plus qu’armé jusqu’aux
dents ; mais l’indien est patient et rusé, et
certainement Pedro a dû succomber sous
les coups du Charrua.
Quelque temps après, Auguste et moi, nous galopions gaiement du côté de Rio de las Palmas ;
les canards étaient nombreux
en cet endroit, aussi nous promettions
nous bonne chasse. J’avais pour
coiffure un beret rouge, mon fameux beret
rouge que tout Liège connaissait : assis au
balcon du théâtre royal, à l’occasion d’une
lutte entre abonnés et non abonnés, et
tandis que les sifflets se faisaient entendre ;
en signe d’applaudissement, je l’avais jeté
à une jeune actrice qui me l’avait renvoyé
avec un geste gracieux et un aimable
sourire.
Arrivés à l’endroit propice, nous attachons
nos montures, et glissons dans les
herbes : j’étais en tête, Auguste me suivait
à quelques pas. Appuyé sur les mains,
je me lève pour mieux voir, quand une
détonation m’assourdit, et mon beret roule
par terre : Auguste trop pressé, ou aveuglé
par la grande quantité de canards,
avait manqué de me tuer. Il tombe à genoux,
et les larmes aux yeux, il implore le
pardon que tout ému je lui accorde, mais non sans force remontrances. Son coup avait
porté, et deux canards clapotaient des
ailes dans l’eau ; la rivière était profonde
en cet endroit et couverte d’herbes et de
lianes entrelacées. Auguste, pour me montrer
son courage et mettre diversion à
nos émotions, se jette résolument à l’eau
et parvient avec la plus grande peine à
retirer les deux palmipèdes. Cette action
faillit lui être fatale, car il eut de sérieuses
difficultés pour sortir de ce fouillis de
lianes et de végétations aquatiques, semblables
aux mailles d’un filet ; il avait de
l’eau jusqu’au cou. Cette journée se termina
suivant nos désirs, et nous rentrâmes
les carniers bourrés de volatiles.
Ce même Auguste manqua encore mettre
fin à mes jours dans les circonstances
suivantes. Nous étions dans la huerta
quand, à ma droite, s’envola une tourterelle ;
Auguste se trouvait à ma gauche,
un peu en arrière, et boum, un coup
partit ; je sentis une flamme me lécher la
figure. Ah ça, décidément, m’écriai-je, tu en veux à ma vie ; et involontairement je
tournai mon fusil de son côté, mais la
vue de sa figure hébétée me fit baisser
l’arme. Auguste était du Midi, jeune et
novice ; je lui pardonnai de nouveau, mais,
jurant intérieurement de me tenir dorénavant
à l’écart de ce chasseur par trop
impétueux et impressionnable.
Avant d’aller plus loin, je veux dire
à mes lecteurs ce que c’est qu’un gaucho.
Le gaucho, issu de l’union des conquérants
espagnols avec les indiennes, est
un des grands types de l’Amérique du Sud ;
on le retrouve depuis les provinces brésiliennes
de Rio Grande jusqu’en Patagonie,
et de l’Océan Atlantique jusqu’à l’Océan Pacifique.
Sa véritable patrie, si patrie il y a,
si un vagabond peut avoir un patrie — disons
donc, ses pays de prédilection sont la province
d’Entre Rios et les pampas. Le gaucho
ne peut se séparer de son cheval ; sans cheval,
il est malheureux, il n’est plus rien : aussi
en manque-t-il, il en vole. Toujours en
voyage, il ne connaît pas les distances ; n’a-t-il pas son cheval, et ceux des autres ?
Paresseux, dédaignant tout travail, altier,
libre, indépendant, il ne raidit ses muscles
que pour dompter un cheval sauvage,
ou jeter le lazo à un taureau plus sauvage
encore. Flâneur, ivrogne, il fréquente
assidûment les pulperias, en quête d’une
dupe ; chanter en s’accompagnant de la
guitare, fumer et boire, mais gratis bien
entendu, voilà son bonheur.
Irascible, fourbe et joueur, sous un
poncho attaché sur quatre piquets, il joue
au monte du matin au soir ; la nuit venue,
lui et ses compagnons se mettent à l’abri
du vent, achètent une mauvaise chandelle
et continuent à jouer. Il joue d’abord son
argent s’il en a, si la chance lui est défavorable,
va pour le poncho, ensuite le
chiripá, ensuite les calzoncillos, puis le
chapeau, le mouchoir qu’il a toujours noué
autour du cou, puis le harnachement, selle,
bride, et enfin le cheval ferme la série
des enjeux. Attention, compagnons, le
gaucho est nu, il ne lui reste plus rien !
Mais je me trompe, il a encore son teau, ah son couteau ! jamais il ne le jouera, c’est lui qui lui rendra tout ce qu’il a perdu. Une carte renversée, écornée sert de motif : qu’est-ce que c’est ! que diable ! tu es un voleur ! tu m’as volé ! enfant de… ! Que es esto ! que carajo ! usted es un ladrón ! usted me ha robado ! hijo de una gran p… ! Il se lève, le couteau à la main, sa figure parcheminée prend une physionomie terrible, ses yeux noirs sont en feu, les insultes réciproques ont été outrageantes ; s’il y a des assistants, et ils ne manquent jamais, deux haies sont formées, et nos gauchos se livrent à un duel acharné. Si ce sont des adversaires sérieux, l’un pose la pointe du pied sur celle de son rival, et sans oser reculer, ils se balaffrent à qui mieux mieux. Il est rare que le gaucho cherche réellement à tuer son antagoniste, mais lui faire une blessure large et profonde, surtout à la face, voilà son désir : il appelle cela, marcar ; il arrive pourtant, et trop souvent, qu’échauffé par la caña, il tue son adversaire ; peu de chose… il s’assied sur le cadavre, et
le jeu reprend. Le gaucho presque toujours
est estropié de la main droite ; j’en
ai vus qui pouvaient à peine tenir leur couteau,
tellement ils avaient reçu de blessures.
Il existe des gauchos qui ont une
réputation à cent lieues à la ronde, leur
dextérité et leur coup d’œil sont connus ;
ils en imposent aux autres, ils sont respectés,
ce sont des tyrans.
Il y a quelque dizaines d’années, le
gaucho était plus noble qu’aujourd’hui,
la vie était plus facile, le bétail abondait,
les chevaux étaient innombrables, le propriétaire
n’en faisait pas grand cas ; le
gaucho était maître des plaines immenses,
il avait des idées chevaleresques, il ne
tirait pas le couteau pour des futilités, il
ne se battait que pour l’honneur. Apprenait-il,
qu’à vingt, quarante, cent lieues
même, il avait un rival, un jouteur aussi
adroit que lui : vite en campagne, il galopait
jour et nuit pour se mettre en
présence de son semblable ; une provocation
était échangée, et les voilà sur le terrain. Les voisins sont prévenus, les
guitarreros font résonner leurs crincrins
criards, la caña coule à flots ; la galerie
attentive aux coups que se portent les
deux champions, s’échauffe, crie, jure,
s’insulte ; bientôt l’assemblée est divisée
en deux camps, les couteaux sont tirés, le
sang jaillit et plus d’un cadavre jonche
le sol.
Ami des dissensions politiques, à la
moindre étincelle révolutionnaire, le gaucho
est sur pied, enrubanné de rouge ou de
blanc. Un couteau attaché au bout d’un
bambou lui donne une lance ; il est heureux,
il est dans son élément : il peut tuer,
piller, voler, manger de l’asado con cuero.
La civilisation le fera disparaître.
L’asado con cuero est une tranche
de bœuf, coupée dans l’animal même,
sans l’avoir écorché ; cette viande est rôtie,
en mettant la partie poilue sur les braises ;
de cette façon elle conserve tout son jus
et est réellement succulente ; c’est un
grand régal pour les habitants de la campagne ; il n’y a pas de fête sans asado con cuero, littéralement, rôti avec le cuir.
Il y a des gauchos voleurs, et le vol
conduit à l’assassinat. Malheur au voyageur
attardé ou perdu dans les plaines
sans fin, il est à la merci du gaucho :
Celui-ci s’avance au petit galop. Ami bonjour,
compère comment va-t-il ? Avez-vous
du feu ? Buenos dias amigo, compadre como esta ? Me permite usted su fuego ? Si le voyageur
a un joli cheval, un harnachement d’argent,
ou une ceinture où brillent quelques
onces d’or, le brigand a bien vite fini ; un
coup de couteau donné adroitement et l’affaire
est faite. Voyageurs, si vous rencontrez
un homme isolé dans la campagne, méfiez-vous
toujours, surtout à l’époque des
mouvements politiques. Ayez vos armes
prêtes, tenez vous toujours un peu en
arrière, surveillez la main droite du gaucho,
car si vous la voyez disparaître derrière
le dos, sous son poncho, il cherche son
couteau, et vous aura bientôt égorgé. Il
craint l’arme à feu, c’est celle qui lui
inspire le plus de respect.
Friand, bien souvent il lui arrive, quand
il a les coudées franches, de tuer une vache,
rien que pour la langue, le restant est
abandonné aux vautours.
J’ai assisté à une querelle de jeunes
gauchos, à la Capilla même. Ils étaient
quatre ; un poncho étendu par terre leur
servait de tapis. Accroupis ou couchés
dans les positions les plus bizarres ils
jouaient au monte. Bientôt une dispute
s’éleva ; j’étais sur la porte de la pulperia :
les champions se dressent, mettent la main
qui sur son couteau, qui sur ses pistolets ;
deux coups de feu retentissent, et les balles
viennent s’aplatir, à peu de distance de
ma personne, contre le mur du magasin.
Le sang me monta à la tête, je courus
chercher ma carabine, et, à ma vue, les
mauvais sujets prirent la fuite.
J’avais une réputation de tireur très
adroit, ne manquant jamais le but ; effectivement
en maintes circonstances, en présence
d’indigènes, j’avais fait preuve de la
plus grande adresse. Entre autres, un jour, beaucoup de monde se trouvait à Farrucco,
et un chien appartenant à l’un des assistants,
passait en courant à une distance de deux
cents mètres. On parlait chasse, tir, fusil,
quand tout à coup le propriétaire du
chien me défia d’atteindre le quadrupède.
J’avais l’arme entre les mains, l’animal
courait toujours, je mis en joue, visai avec
précaution, et des cris aigus répondirent
à mon coup de feu : le chien avait été
atteint. L’Américain de la campagne ne
tire qu’au posé, à but fixe, aussi a-t-il
une véritable admiration pour l’Européen,
qui tue au vol et à la course. L’assemblée
entière me félicita.
Les prairies de l’Uruguay sont fréquentées
par deux espèces de perdrix : dans
les pajonales, endroits couverts de hautes
pailles, se tient la grosse, aussi forte qu’une
poule ; elle a le vol très lourd, surtout au
lever, elle est facile à tirer ; la petite se
trouve principalement sur les collines, courant
devant le chasseur en faisant entendre
son petit cri, tititi ; elle abonde, et, sans chien, surtout à la tombée du jour,
on peut en tuer beaucoup. Poussé par
mon ardeur chasseresse, je m’étais éloigné
de la Capilla de cinq à six kilomètres, et
à pied, tout en chassant ces gallinacés.
J’étais chaussé de grosses bottes en cuir
de Russie, je n’avais pas remarqué tout
d’abord qu’elles me blessaient, effet de la
chaleur sans doute. La douleur devient
plus forte, de plus en plus insupportable,
à tel point que je ne peux plus avancer.
Que faire ? Farrucco était encore loin. Je
quitte mes chaussures, les mets en bandoulière,
et me voilà piétinant l’herbe avec
les bas. Ah ! lecteur, vous dire ce que j’ai
souffert, vous ne le pourriez croire : les
prairies sont remplies de chardons, et
d’une petite plante particulière appellée
roseta ; mes pauvres pieds ! À chaque instant
j’étais obligé de m’arrêter pour les
débarrasser d’une quantité d’épines fines
et aiguës. Après avoir souffert comme un
martyr, les pieds tout ensanglantés et
gonflés, je parvins à me traîner jusqu’à
la Capilla.
Les indigènes ont une façon de s’emparer
des perdrix tout à fait primitive et
ingénieuse. À cheval et armés d’un long
bambou, mince et léger, à l’extrémité duquel
est fixé un nœud coulant fait avec
une plume d’autruche qui, en raison de
son élasticité, reste rigide et tendu, ils
longent les collines ; quand ils aperçoivent
une perdrix, ils s’en approchent en ayant
l’air de ne pas y faire attention, ou en
décrivant des courbes concentriques, allongent
lentement le bambou, placent le
lacet devant le gibier, et au premier mouvement
que celui-ci fait pour avancer,
relèvent la canne, comme un pêcheur à la
ligne : le nœud coulant se ferme, et le
volatile est pris. Cette chasse exige quelque
dextérité, mais elle est des plus fructueuses ;
elle est plus entraînante que celle
au fusil ; ensuite les estancieros n’aiment
pas que l’on tire des coups de feu dans
leur campo, sous prétexte que le bétail
s’enfuit et se disperse effrayé par les détonations.