Joseph Beffort, éditeur (p. 1-18).


I

DÉPART.

ANVERS, LA MANCHE, FALMOUTH.

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E ntré à l’université de Liège, pour y suivre les cours de droit et de notariat, je fis tout autre chose ; Mourlon et autres auteurs ejusdem farinœ, étaient désolés de se voir délaissés et étouffaient sous une puissante couche de poussière.

Le stick à la main, je faisais le crâne, sur le boulevard de la Sauvenière, et une bouteille de Moët, quand je dis une, cela veut dire plusieurs, bue en charmante société, avait pour moi plus d’attraits que le cours de psychologie du professeur L…

Je préférais, couché sur un divan du café vénitien, suivre avec une insouciance quasi orientale les spirales formées par la fumée d’un puro de la vuelta abajo, et les bocks de bière s’engouffraient plus facilement dans mon appareil digestif que n’entraient dans mon cerveau les articles du code Delebecque.

Aussi un beau jour, fatigué de mon existence, honteux des entraînements auxquels je me laissais aller, dégoûté de la société, je pris le parti d’aller régénérer mes idées dans les plaines libres de l’Amérique du Sud. Entreprise téméraire ! Mettre trois mille lieues entre soi et sa famille, sans argent, ignorant l’espagnol, langue du pays, se lancer dans une région où tout est sauvage, les chevaux, les vaches, les moutons, les hommes, et cela à l’âge de vingt trois-ans, sans expérience avec une tête comme la mienne, c’était en me servant d’une expression vulgaire, risquer ma peau.

Et cependant à peine cette idée eut-elle pris naissance dans mon cerveau, qu’elle y jeta les plus vigoureuses racines. Quand je me trouvais seul, soit le jour, soit la nuit, mon imagination parcourait avec ardeur les plaines pampasiennes peuplées d’indiens redoutables, les forêts vierges où, derrière chaque tronc d’arbre, je m’attendais à rencontrer un tigre. Toutes mes conversations, mes discussions avec mes amis, avaient une base invariable : mon voyage en Amérique. Beaucoup m’écoutaient avec le sourire de l’incrédulité sur les lèvres, et se riaient de mes projets. Voyez-vous, disaient-ils, l’ami Albert, aux prises avec un peau rouge ou un jaguar ? Alors toute leur verve facétieuse retombait sur moi en pluie de lazzis et de moqueries, et en chœur ils entonnaient le fameux refrain de la Belle Helène : Pars pour la Crète, pars pour la Crète ! D’autres, au cerveau peut-être aussi chaud que le mien, auraient bien voulu m’accompagner ; le grand nombre, je dois le dire à leur louange, me conseillait de rester, d’étudier, de laisser de côté mes idées extravagantes, de suivre les cours de l’université, de recevoir un jour le diplôme de candidat notaire, et une fois en place, d’unir mon existence à celle d’un ange de beauté et de bonté et de passer la plus belle vie que puisse envier cœur humain.

Malgré les bons conseils de mes amis, malgré l’amour que j’avais pour mes parents, malgré l’avenir brillant qui me tendait encore les bras, mon parti était pris, ma résolution était irrévocablement fixée, et vers le mois de septembre 1868, après mon voyage en Espagne en compagnie de mon excellent camarade Arthur D…, je fis les premiers préparatifs de mon excursion dans l’hémisphère australe.

Mes soins consistaient surtout à être bien armé ; aussi, au moment de mon départ, j’étais en possession d’une carabine double, fort calibre, d’un fusil de chasse et d’un revolver ; ces armes sortaient des ateliers de — Gustave Br… Je complétai mon armement avec un couteau yatagan forme turque, poudre, balles, instruments de pêche, bottes, jumelles etc. etc.

Je choisis pour me transporter au delà de l’océan atlantique la ligne de steamers, sous le patronage du gouvernement belge, desservant les ports du Brésil, et de la Plata. Tous les premiers du mois un bateau quittait Anvers pour se diriger vers le Sud.

Quinze jours avant le départ du paquebot, j’écrivis à Monsieur D…, courtier de la compagnie, de me retenir pour le port de Montevideo un billet de seconde classe, pour être au moins sûr d’avoir une place. La vente de quelques pantalons, ma montre confiée aux bons soins de ma tante, ou comme disent les Italiens au «  monte pio », un prêt que me fit un ami, suffirent à parfaire la somme de douze cents francs : six cent cinquante francs pour prix du passage et un reliquat de cinq cent cinquante francs destinés à couvrir mes petites dépenses sur le vapeur, et les frais de débarquement à Montevideo. Je n’étais donc guère riche !

Les jours s’écoulaient ; le moment fatal approchait à pas rapides. Notez bien que j’opérais en secret, et que personne ne connaissait le jour de mon départ, sauf deux intimes. Le vendredi soir, ma malle était faite, tous mes petits colis étaient classés, j’étais prêt…

Je sortis commander une voiture pour le lendemain sept heures, et fus au café comme d’habitude ; pas un de mes amis ne remarqua le moindre changement dans ma physionomie, mais si mon faciès était tranquille, mon cœur était en révolution… Comme de juste, la conversation roula sur l’Amérique ; tous mes camarades étaient du nouveau monde, Péruviens, Venézueliens, Brésiliens, Montevidiens, Paraguayens ; le plus américain de tous, c’était moi, quoique du Grand-Duché de Luxembourg. Je sus me maintenir, leur dis bonsoir avec le calme ordinaire, et rentrai dans mes appartements.

Je ne dormis pas… Quelle nuit de combat moral, de réflexions, de suppositions, de châteaux en Espagne ! mon cerveau était un déluge, où nageait pèle-mêle un amalgame confus d’idées et de pensées. Six heures sonnent à l’église St-Paul ; je me lève. J’étais comme pris de vin ; je me regarde dans la glace, j’avais l’air tout drôle… Une voiture fait résonner le pavé de la rue de la Cathédrale et s’arrête devant le magasin de pelleteries des Demoiselles Van Sch… où je demeurais. Le cocher monte, charge mes malles, et prend place sur le siége. Au moment d’entrer dans le véhicule, une de mes propriétaires me dit d’un air triste : Ah ! Monsieur Gras, je crois que vous ne reviendrez plus !! Savaient-elles quelque chose, où mon attirail les avait-il rendu soupçonneuses ? je l’ignore… Si, leur répondis-je ; je vais à Paris, voir mon frère Alfred, étudiant en droit : de là je vais à Bettembourg, chez mon père, où je suis invité à une partie de chasse !… Comme je savais mentir ! Pauvre père, pauvre frère, eux aussi ont fait un voyage depuis, mais un voyage sans retour, un bien long voyage, un voyage dans l’éternité ! ô destinée humaine !!!

Fouette cocher ! J’adressai un regard d’adieu à mon petit balcon vert qui paraissait tout triste de mon départ. Arrivé en face de la rue Vinave-d’Île, mon sang s’échauffa, mon cœur battit avec anxiété, et mes regards troubles s’arrêtèrent sur un magasin de cigares, où je cherchai avec un empressement fiévreux, un visage connu. Ô fatalité ! le coin de la rue du Pont-d’Avroy, vint me masquer la vue, et je quitta Liège peut-être pour toujours, sans avoir dit adieu à ces yeux à demi voilés d’amour, à ces lèvres roses et entr’ouvertes, laissant voir une rangée de diamants plus purs que ceux du Mata-Grosso, à ce cou d’albâtre digne d’une divinité antique, à cette taille si finement svelte…

Ah ! j’eusse voulu, Ô ma chère F… te tenir dans mes bras, sentir ton sein tressaillir contre ma poitrine en feu, j’eusse voulu respirer ton haleine embaumée, j’eusse voulu humecter mes lèvres desséchées à ta bouche parfumée !!!

Je tombai dans un état voisin de la torpeur, le bruit seul des locomotives, à l’approche de la gare des Guillemins, me rappela que j’étais en route pour les Pampas. Là me rejoignit Charles H… dont les parents habitaient Montevideo et qui m’avait donné quelques renseignements sur la république orientale de l’Uruguay. Il devait m’accompagner jusqu’au port d’embarquement.

Bientôt la vapeur nous fit franchir avec rapidité la distance qui sépare Liège d’Anvers. Pendant tout le trajet il ne fut question que du continent de Christophe Colomb ; notre imagination ne connaissait pas d’obstacles ; nous franchissions les Andes et Amazone ; du pic vertigineux du Chimborazo nous descendions dans l’immense plaine du Rio de la Plata, nous fraternisions avec les Puelches, les Guaranis, les Botocudos ; nous applaudissions au courage de Cimon Bolivar et blâmions les atrocités de Rosas.

Le train s’arrête, la reine de l’Escaut nous tend les bras.

Notre premier soin, après avoir déposé mes bagages à l’hôtel, fut d’aller au port, voir le vapeur « City of Brussels ». J’étais fier de cette coquille qui devait balancer mon désœuvrement sur les flots de l’Océan atlantique ; ses flancs d’airain, sa puissante machine, la figure grave du capitaine, tout me plut. Nous passâmes la soirée en buvant force pale ale à la prospérité des républiques latines de l’Amérique du Sud, et nous fîmes une curieuse étude de mœurs, en parcourant les lieux fréquentés par les matelots. Là nous vîmes tous les désirs, toutes les passions, toutes les turpitudes développés par un long séjour sur mer ; on se serait plutôt cru dans une réunion de possédés, de bacchantes infernales, qu’au milieu d’êtres humains : honnêteté, pudeur, tempérance, faites place au torrent ! Aux passions en ébullition venaient s’ajouter les âcres vapeurs de l’alcool, du goudron, des résines, de la graisse, des harengs saurs, de la morue, du guano, et toutes sortes d’effluves exotiques et aborigènes.

Le lendemain nous offrîmes un sacrifice à Lucullus, en savourant quelques douzaines d’huîtres ; puis nous prîmes le chemin du quai Van Dyck où était stationné, tout enfumé, le monstre marin. Je fis placer mes bagages à bord. Les poulies grinçaient sous le poids de lourds fardeaux, et les grues à vapeur fonctionnaient avec une rapidité étonnante. Il est difficile de s’imaginer ce que peut engloutir un navire de deux mille tonneaux avant que d’être replet ; les écoutilles, semblables à d’immenses gueules ne faisaient qu’avaler, et paraissaient insatiables.

Les jurements des matelots se mêlaient au bruit de la vapeur et aux commandements des officiers : tout s’exécutait avec une régularité mathématique : vers onze heures, le chargement était complet. Pères, mères, frères, sœurs, amis, amies, se disaient adieu, les baisers étaient distribués, et les mains se cherchaient pour s’étreindre tendrement. La cloche retentit, tout le monde doit se trouver à bord : je serrai la main de mon ami et gagnai le pont du navire. L’hélice se met en mouvement, et bat avec force mais avec lenteur les eaux de l’Escaut.

Capitaine et officiers donnent leurs ordres, pour sortir sans encombre du fouillis de navires qui nous entourent : peu à peu le quai s’efface comme un panorama à effets de lumière, des mouchoirs sont agités en signe d’adieu, et le City of Brussels fend l’onde majestueusement.

C’était le premier novembre 1868.

Anvers disparut masqué par les coudes du fleuve ; la tour de sa célèbre cathédrale disparut à son tour. Pensivement appuyé sur le bastingage du steamer, je contemplais avec calme les paysages de la rive que nous cotoyions. À quatre heures on nous servit le thé. Il y avait une vingtaine de passagers de seconde classe ; le thé que je pris avec plaisir, ne leur goûta guère ; quelques observations seules sur le breuvage se firent entendre. J’allai sur le pont fumer une cigarette en rêvant aux vicissitudes de la vie humaine.

Je remarquai que j’étais l’objet d’une inspection particulière, tant des passagers de seconde que de première classe. Il existait peut-être des motifs de cet examen : je portais des bottes à l’écuyère vernies, un pantalon clair, un petit veston court, col et manchettes de taille, un chapeau haute forme, des gants pattes de canard, et j’avais un petit air insolent que tout étudiant viveur acquiert malgré lui ; je laissai ces braves gens me contempler à leur aise, et me tins à l’écart. Tout à coup me vint à l’esprit l’idée de me choisir un lit ; j’entrai dans la cabine qu’on m’avait désigné, mais un peu tard, car tous les lits étaient occupés, sauf un, au rez-de-chaussée, je dis rez-de-chaussée, parce que toutes les couchettes de navires sont étagées ; ici il y en avait jusqu’à trois, et par conséquent trois lits superposés. Le côté où était mon lit n’en avait que deux, à cause des hublots, ouvertures faites dans le flanc du navire, fermées par un disque en verre de très forte épaisseur, pour éclairer la cabine et donner de l’air par les temps calmes. Ces disques ont une charnière, et se ferment hermétiquement en venant s’appliquer contre une rondelle de caoutchouc où les retient une forte vis. J’étais mal placé, car dans le cas où mon voisin supérieur aurait le mal de mer, je me trouvais inévitablement sous le feu de ses fusées stomacales ; je me résignai pourtant et le cas échéant, je me promis bien de fuir avant les premières attaques.

L’heure du souper fut annoncée par le garçon de table par ces mots « please gentleman ». Je mangeai beaucoup ; inutile de parler des menus des bateaux de vapeur anglais, car le navire était anglais ; capitaine, officiers et matelots étaient anglais, et par conséquent la cuisine était anglaise ; mixed pickles, roastbeef, kary rice, pommes de terre au naturel, salaisons, pudding, thé, en forment la base invariable. Après avoir fumé un cigare, tout habillé je me jetai sur mon lit ; à un mètre en face de moi, j’avais deux belges et un allemand superposés, au dessus de moi un petit anglais, à mon chevet un anglais et un hollandais, dans l’autre angle, trois allemands, le reste libre de la cabine était occupé par un unique lavabo et un chandelier, ne perdant jamais son centre de gravité, par suite d’un mécanisme qui lui permettait de tourner dans tous les sens : ajoutez un poids à sa base, et il restera invariablement perpendiculaire au centre de la terre. Je dormis peu ; le mouvement vibratoire imprimé au navire par l’hélice, l’étroitesse de mon lit, soixante centimètres à peine, la nouveauté du lieu, et une foule de pensées m’en empêchèrent. La nuit fut calme : bientôt, au roulis du bâteau, je reconnus que nous étions dans la Manche, et au lever du jour je pus m’en convaincre ; dans la brume, à droite, je distinguai les côtes crayeuses de Douvres ; tandis que devant nous s’étendait l’immensité de l’eau, encore de l’eau et toujours de l’eau. Je fus à même de juger de la mauvaise réputation du canal : de nombreuses vagues venaient de tous côtés se briser contre les flancs du bâtiment, mais notre hélice mue par une machine de cinq cents chevaux, se moquait de ces attaques, comme un molosse d’une bande de roquets. Nous marchions avec la plus grande prudence ; car vous savez tous, que la Manche pullule en hauts fonds, et de grosses bouées en sont les vigilantes sentinelles.

Le trois, vers deux heures, nous entrâmes dans le port de Falmouth. Un anglais de première classe, à qui j’avais plu sans doute, m’invita à descendre à terre ; j’acceptai. Il me conduisit dans un café, et me demanda si j’aimais le gin ; beaucoup, fut ma réponse. Il en commanda deux verres, mais de taille, c’étaient plutôt des verres à bière qu’à liqueur ; l’Anglais crut m’intimider, mais il fut détrompé, car d’un trait j’avalai cette quantité d’alcool, et roulai une cigarette comme si de rien n’était ; il me félicita, et dans l’établissement je dus certainement passer pour un membre d’une société de tempérance.

Falmouth est petit et je n’en vis pas grand chose. Nous retournâmes au vapeur, où on entassait pêle-mêle trois cents émigrants pour la province brésilienne, baignée par le Paraná et limitrophe du Paraguay.

Vieillards, adolescents, enfants, femmes et filles, tous avaient cette mauvaise mine, cet air hâve, particuliers en Angleterre à la classe peu favorisée de la fortune. Le lendemain l’ancre fut levée au point du jour, le City of Brussels tourna sa poupe au pays de Cornouailles, et se dirigea droit vers le sud.

Respect est dû à ces pauvres émigrants, qui sont regardés en Europe comme la lie, l’écume de la société ; ils ont au moins le courage de quitter une patrie qui ne peut plus les nourrir convenablement, et vont sous des latitudes, souvent hostiles à leur santé, chercher un séjour plus agréable ! Gloire à ces valeureux champions de la civilisation ! Gloire à ces courageux pionniers du progrès ! Ce sont eux qui, au péril de leur vie, plantent les premiers jalons des sentiers que parcourront sans danger leurs successeurs. Rien ne résiste à leur infatigable persévérance : les forêts vierges tombent sous leur hache retentissante ; les animaux féroces rugissent sous le plomb qui les foudroie, les vastes savanes sont transformées en plantations, et, où naguère une tigresse allaitait ses petits et causait la terreur du voisinage, une brave mère de famille donne le sein à son enfant, et invite le voyageur à se reposer sous sa cabane hospitalière.