ntré à l’université de Liège, pour y suivre les cours de droit et de notariat, je fis tout autre chose ; Mourlon et autres auteurs ejusdem farinœ, étaient désolés de se voir délaissés et étouffaient sous une puissante couche de poussière.
Le stick à la main, je faisais le crâne, sur le boulevard de la Sauvenière, et une bouteille de Moët, quand je dis une, cela
veut dire plusieurs, bue en charmante société,
avait pour moi plus d’attraits que le
cours de psychologie du professeur L…
Je préférais, couché sur un divan du
café vénitien, suivre avec une insouciance
quasi orientale les spirales formées par la
fumée d’un puro de la vuelta abajo, et les
bocks de bière s’engouffraient plus facilement
dans mon appareil digestif que n’entraient
dans mon cerveau les articles du
code Delebecque.
Aussi un beau jour, fatigué de mon
existence, honteux des entraînements auxquels
je me laissais aller, dégoûté de la
société, je pris le parti d’aller régénérer
mes idées dans les plaines libres de l’Amérique
du Sud. Entreprise téméraire !
Mettre trois mille lieues entre soi et sa
famille, sans argent, ignorant l’espagnol,
langue du pays, se lancer dans une région
où tout est sauvage, les chevaux, les
vaches, les moutons, les hommes, et cela
à l’âge de vingt trois-ans, sans expérience avec une tête comme la mienne, c’était en
me servant d’une expression vulgaire, risquer
ma peau.
Et cependant à peine cette idée eut-elle
pris naissance dans mon cerveau,
qu’elle y jeta les plus vigoureuses racines.
Quand je me trouvais seul, soit le jour,
soit la nuit, mon imagination parcourait
avec ardeur les plaines pampasiennes
peuplées d’indiens redoutables, les forêts
vierges où, derrière chaque tronc d’arbre,
je m’attendais à rencontrer un tigre. Toutes
mes conversations, mes discussions avec
mes amis, avaient une base invariable :
mon voyage en Amérique. Beaucoup m’écoutaient
avec le sourire de l’incrédulité
sur les lèvres, et se riaient de mes projets.
Voyez-vous, disaient-ils, l’ami Albert,
aux prises avec un peau rouge ou un jaguar ?
Alors toute leur verve facétieuse
retombait sur moi en pluie de lazzis et
de moqueries, et en chœur ils entonnaient le
fameux refrain de la Belle Helène : Pars
pour la Crète, pars pour la Crète ! D’autres, au cerveau peut-être aussi chaud que le
mien, auraient bien voulu m’accompagner ;
le grand nombre, je dois le dire à leur
louange, me conseillait de rester, d’étudier,
de laisser de côté mes idées extravagantes,
de suivre les cours de l’université,
de recevoir un jour le diplôme de
candidat notaire, et une fois en place, d’unir
mon existence à celle d’un ange de
beauté et de bonté et de passer la plus belle
vie que puisse envier cœur humain.
Malgré les bons conseils de mes amis,
malgré l’amour que j’avais pour mes parents,
malgré l’avenir brillant qui me tendait
encore les bras, mon parti était pris,
ma résolution était irrévocablement fixée,
et vers le mois de septembre 1868, après
mon voyage en Espagne en compagnie de
mon excellent camarade Arthur D…,
je fis les premiers préparatifs de mon excursion
dans l’hémisphère australe.
Mes soins consistaient surtout à être
bien armé ; aussi, au moment de mon départ,
j’étais en possession d’une carabine double, fort calibre, d’un fusil de chasse
et d’un revolver ; ces armes sortaient des
ateliers de — Gustave Br… Je complétai
mon armement avec un couteau
yatagan forme turque, poudre, balles, instruments
de pêche, bottes, jumelles etc. etc.
Je choisis pour me transporter au delà
de l’océan atlantique la ligne de steamers,
sous le patronage du gouvernement
belge, desservant les ports du Brésil,
et de la Plata. Tous les premiers du
mois un bateau quittait Anvers pour se
diriger vers le Sud.
Quinze jours avant le départ du paquebot,
j’écrivis à Monsieur D…, courtier de
la compagnie, de me retenir pour le port
de Montevideo un billet de seconde classe,
pour être au moins sûr d’avoir une place.
La vente de quelques pantalons, ma montre
confiée aux bons soins de ma tante, ou
comme disent les Italiens au « monte pio »,
un prêt que me fit un ami, suffirent à
parfaire la somme de douze cents francs :
six cent cinquante francs pour prix du passage et un reliquat de cinq cent cinquante
francs destinés à couvrir mes petites
dépenses sur le vapeur, et les frais
de débarquement à Montevideo. Je n’étais
donc guère riche !
Les jours s’écoulaient ; le moment fatal
approchait à pas rapides. Notez bien que
j’opérais en secret, et que personne ne connaissait
le jour de mon départ, sauf deux
intimes. Le vendredi soir, ma malle était
faite, tous mes petits colis étaient classés,
j’étais prêt…
Je sortis commander une voiture pour
le lendemain sept heures, et fus au café
comme d’habitude ; pas un de mes amis
ne remarqua le moindre changement dans
ma physionomie, mais si mon faciès était
tranquille, mon cœur était en révolution…
Comme de juste, la conversation roula sur
l’Amérique ; tous mes camarades étaient
du nouveau monde, Péruviens, Venézueliens,
Brésiliens, Montevidiens, Paraguayens ;
le plus américain de tous, c’était
moi, quoique du Grand-Duché de Luxembourg. Je sus me maintenir, leur
dis bonsoir avec le calme ordinaire, et
rentrai dans mes appartements.
Je ne dormis pas… Quelle nuit de
combat moral, de réflexions, de suppositions,
de châteaux en Espagne ! mon cerveau
était un déluge, où nageait pèle-mêle
un amalgame confus d’idées et de
pensées. Six heures sonnent à l’église St-Paul ;
je me lève. J’étais comme pris de
vin ; je me regarde dans la glace, j’avais
l’air tout drôle… Une voiture fait résonner
le pavé de la rue de la Cathédrale
et s’arrête devant le magasin de pelleteries
des Demoiselles Van Sch… où je demeurais.
Le cocher monte, charge mes
malles, et prend place sur le siége. Au
moment d’entrer dans le véhicule, une de
mes propriétaires me dit d’un air triste :
Ah ! Monsieur Gras, je crois que vous
ne reviendrez plus !! Savaient-elles quelque
chose, où mon attirail les avait-il
rendu soupçonneuses ? je l’ignore…
Si, leur répondis-je ; je vais à Paris, voir mon frère Alfred, étudiant en droit : de
là je vais à Bettembourg, chez mon père,
où je suis invité à une partie de chasse !…
Comme je savais mentir ! Pauvre père,
pauvre frère, eux aussi ont fait un voyage depuis,
mais un voyage sans retour, un bien
long voyage, un voyage dans l’éternité !
ô destinée humaine !!!
Fouette cocher ! J’adressai un regard
d’adieu à mon petit balcon vert qui paraissait
tout triste de mon départ. Arrivé
en face de la rue Vinave-d’Île, mon
sang s’échauffa, mon cœur battit avec
anxiété, et mes regards troubles s’arrêtèrent
sur un magasin de cigares, où je
cherchai avec un empressement fiévreux,
un visage connu. Ô fatalité ! le coin de
la rue du Pont-d’Avroy, vint me masquer
la vue, et je quitta Liège peut-être pour
toujours, sans avoir dit adieu à ces yeux
à demi voilés d’amour, à ces lèvres roses
et entr’ouvertes, laissant voir une rangée
de diamants plus purs que ceux du Mata-Grosso,
à ce cou d’albâtre digne d’une divinité antique, à cette taille si finement
svelte…
Ah ! j’eusse voulu, Ô ma chère F…
te tenir dans mes bras, sentir ton sein tressaillir
contre ma poitrine en feu, j’eusse
voulu respirer ton haleine embaumée,
j’eusse voulu humecter mes lèvres desséchées
à ta bouche parfumée !!!
Je tombai dans un état voisin de la
torpeur, le bruit seul des locomotives, à
l’approche de la gare des Guillemins, me
rappela que j’étais en route pour les Pampas.
Là me rejoignit Charles H… dont
les parents habitaient Montevideo et qui
m’avait donné quelques renseignements sur
la république orientale de l’Uruguay. Il
devait m’accompagner jusqu’au port d’embarquement.
Bientôt la vapeur nous fit franchir
avec rapidité la distance qui sépare Liège
d’Anvers. Pendant tout le trajet il ne fut
question que du continent de Christophe
Colomb ; notre imagination ne connaissait
pas d’obstacles ; nous franchissions les Andes et Amazone ; du pic vertigineux
du Chimborazo nous descendions dans
l’immense plaine du Rio de la Plata, nous
fraternisions avec les Puelches, les Guaranis,
les Botocudos ; nous applaudissions
au courage de Cimon Bolivar et blâmions
les atrocités de Rosas.
Le train s’arrête, la reine de l’Escaut
nous tend les bras.
Notre premier soin, après avoir déposé
mes bagages à l’hôtel, fut d’aller au port,
voir le vapeur « City of Brussels ». J’étais
fier de cette coquille qui devait balancer
mon désœuvrement sur les flots de l’Océan
atlantique ; ses flancs d’airain, sa
puissante machine, la figure grave du capitaine,
tout me plut. Nous passâmes la
soirée en buvant force pale ale à la prospérité
des républiques latines de l’Amérique
du Sud, et nous fîmes une curieuse
étude de mœurs, en parcourant les lieux fréquentés
par les matelots. Là nous vîmes
tous les désirs, toutes les passions, toutes
les turpitudes développés par un long séjour sur mer ; on se serait plutôt cru dans
une réunion de possédés, de bacchantes
infernales, qu’au milieu d’êtres humains :
honnêteté, pudeur, tempérance, faites place
au torrent ! Aux passions en ébullition
venaient s’ajouter les âcres vapeurs de
l’alcool, du goudron, des résines, de la
graisse, des harengs saurs, de la morue,
du guano, et toutes sortes d’effluves exotiques
et aborigènes.
Le lendemain nous offrîmes un sacrifice
à Lucullus, en savourant quelques douzaines
d’huîtres ; puis nous prîmes le chemin
du quai Van Dyck où était stationné,
tout enfumé, le monstre marin. Je fis placer
mes bagages à bord. Les poulies grinçaient
sous le poids de lourds fardeaux,
et les grues à vapeur fonctionnaient avec
une rapidité étonnante. Il est difficile de
s’imaginer ce que peut engloutir un navire
de deux mille tonneaux avant que
d’être replet ; les écoutilles, semblables à
d’immenses gueules ne faisaient qu’avaler,
et paraissaient insatiables.
Les jurements des matelots se mêlaient
au bruit de la vapeur et aux commandements
des officiers : tout s’exécutait avec
une régularité mathématique : vers onze
heures, le chargement était complet. Pères,
mères, frères, sœurs, amis, amies, se disaient
adieu, les baisers étaient distribués,
et les mains se cherchaient pour s’étreindre
tendrement. La cloche retentit, tout le
monde doit se trouver à bord : je serrai
la main de mon ami et gagnai le pont
du navire. L’hélice se met en mouvement,
et bat avec force mais avec lenteur les eaux
de l’Escaut.
Capitaine et officiers donnent leurs
ordres, pour sortir sans encombre du
fouillis de navires qui nous entourent : peu
à peu le quai s’efface comme un panorama
à effets de lumière, des mouchoirs
sont agités en signe d’adieu, et le City of Brussels fend l’onde majestueusement.
C’était le premier novembre 1868.
Anvers disparut masqué par les coudes
du fleuve ; la tour de sa célèbre cathédrale disparut à son tour. Pensivement appuyé
sur le bastingage du steamer, je contemplais
avec calme les paysages de la rive
que nous cotoyions. À quatre heures on
nous servit le thé. Il y avait une vingtaine
de passagers de seconde classe ; le
thé que je pris avec plaisir, ne leur goûta
guère ; quelques observations seules sur
le breuvage se firent entendre. J’allai sur
le pont fumer une cigarette en rêvant aux
vicissitudes de la vie humaine.
Je remarquai que j’étais l’objet d’une
inspection particulière, tant des passagers
de seconde que de première classe. Il existait
peut-être des motifs de cet examen :
je portais des bottes à l’écuyère vernies,
un pantalon clair, un petit veston court,
col et manchettes de taille, un chapeau
haute forme, des gants pattes de canard,
et j’avais un petit air insolent que tout
étudiant viveur acquiert malgré lui ; je
laissai ces braves gens me contempler à leur
aise, et me tins à l’écart. Tout à coup me
vint à l’esprit l’idée de me choisir un lit ; j’entrai dans la cabine qu’on m’avait désigné,
mais un peu tard, car tous les lits
étaient occupés, sauf un, au rez-de-chaussée,
je dis rez-de-chaussée, parce que toutes les
couchettes de navires sont étagées ; ici
il y en avait jusqu’à trois, et par conséquent
trois lits superposés. Le côté où
était mon lit n’en avait que deux, à cause
des hublots, ouvertures faites dans le flanc
du navire, fermées par un disque en verre
de très forte épaisseur, pour éclairer la
cabine et donner de l’air par les temps
calmes. Ces disques ont une charnière,
et se ferment hermétiquement en venant
s’appliquer contre une rondelle de caoutchouc
où les retient une forte vis. J’étais
mal placé, car dans le cas où mon voisin
supérieur aurait le mal de mer, je me
trouvais inévitablement sous le feu de ses
fusées stomacales ; je me résignai pourtant
et le cas échéant, je me promis bien de
fuir avant les premières attaques.
L’heure du souper fut annoncée par
le garçon de table par ces mots « pleasegentleman ». Je mangeai beaucoup ; inutile
de parler des menus des bateaux de vapeur
anglais, car le navire était anglais ;
capitaine, officiers et matelots étaient anglais,
et par conséquent la cuisine était
anglaise ; mixed pickles, roastbeef, kary rice, pommes de terre au naturel, salaisons,
pudding, thé, en forment la base invariable.
Après avoir fumé un cigare, tout
habillé je me jetai sur mon lit ; à un
mètre en face de moi, j’avais deux belges
et un allemand superposés, au dessus de
moi un petit anglais, à mon chevet un
anglais et un hollandais, dans l’autre angle,
trois allemands, le reste libre de la cabine
était occupé par un unique lavabo
et un chandelier, ne perdant jamais son
centre de gravité, par suite d’un mécanisme
qui lui permettait de tourner dans tous
les sens : ajoutez un poids à sa base, et
il restera invariablement perpendiculaire
au centre de la terre. Je dormis peu ; le
mouvement vibratoire imprimé au navire
par l’hélice, l’étroitesse de mon lit, soixante
centimètres à peine, la nouveauté du lieu, et une foule de pensées m’en empêchèrent.
La nuit fut calme : bientôt, au roulis du
bâteau, je reconnus que nous étions dans
la Manche, et au lever du jour je pus
m’en convaincre ; dans la brume, à droite,
je distinguai les côtes crayeuses de Douvres ;
tandis que devant nous s’étendait l’immensité
de l’eau, encore de l’eau et toujours
de l’eau. Je fus à même de juger
de la mauvaise réputation du canal : de
nombreuses vagues venaient de tous côtés
se briser contre les flancs du bâtiment,
mais notre hélice mue par une machine
de cinq cents chevaux, se moquait de ces
attaques, comme un molosse d’une bande
de roquets. Nous marchions avec la plus
grande prudence ; car vous savez tous,
que la Manche pullule en hauts fonds, et
de grosses bouées en sont les vigilantes
sentinelles.
Le trois, vers deux heures, nous entrâmes
dans le port de Falmouth. Un
anglais de première classe, à qui j’avais
plu sans doute, m’invita à descendre à
terre ; j’acceptai. Il me conduisit dans un café, et me demanda si j’aimais le gin ;
beaucoup, fut ma réponse. Il en commanda
deux verres, mais de taille, c’étaient plutôt
des verres à bière qu’à liqueur ; l’Anglais
crut m’intimider, mais il fut détrompé,
car d’un trait j’avalai cette quantité
d’alcool, et roulai une cigarette comme
si de rien n’était ; il me félicita, et dans
l’établissement je dus certainement passer
pour un membre d’une société de tempérance.
Falmouth est petit et je n’en vis pas
grand chose. Nous retournâmes au vapeur,
où on entassait pêle-mêle trois cents émigrants
pour la province brésilienne, baignée
par le Paraná et limitrophe du Paraguay.
Vieillards, adolescents, enfants, femmes
et filles, tous avaient cette mauvaise mine,
cet air hâve, particuliers en Angleterre
à la classe peu favorisée de la fortune.
Le lendemain l’ancre fut levée au point
du jour, le City of Brussels tourna sa
poupe au pays de Cornouailles, et se dirigea
droit vers le sud.
Respect est dû à ces pauvres émigrants, qui sont regardés en Europe comme la
lie, l’écume de la société ; ils ont au moins
le courage de quitter une patrie qui ne
peut plus les nourrir convenablement, et
vont sous des latitudes, souvent hostiles
à leur santé, chercher un séjour plus agréable !
Gloire à ces valeureux champions
de la civilisation ! Gloire à ces courageux
pionniers du progrès ! Ce sont eux qui,
au péril de leur vie, plantent les premiers
jalons des sentiers que parcourront
sans danger leurs successeurs. Rien ne
résiste à leur infatigable persévérance : les
forêts vierges tombent sous leur hache
retentissante ; les animaux féroces rugissent
sous le plomb qui les foudroie,
les vastes savanes sont transformées en
plantations, et, où naguère une tigresse
allaitait ses petits et causait la terreur
du voisinage, une brave mère de famille
donne le sein à son enfant, et invite le
voyageur à se reposer sous sa cabane hospitalière.