Richard III (trad. Hugo)

(Redirigé depuis Richard III/Traduction Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Richard III
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome III : Les Tyrans
Paris, Pagnerre, 1866
p. 281-444
Le Roi Jean Wikisource


LA TRAGÉDIE (44)
DU ROY RICHARD TROISIÈME


contenant, ses complots perfides contre son frère Clarence : le pitoyable meurtre de ses innocents neveux : son usurpation tyrannique : avec le cours entier de sa vie détestée et de sa mort très-méritée.


Comme elle a été jouée récemment par
les serviteurs du Très-Honorable Lord Chambellan.




À LONDRES


Imprimé par Valentin Sims pour André Wise,
demeurant au Cimetière Saint-Paul, à l’enseigne de L’Ange.

1597


PERSONNAGES :
LE ROI ÉDOUARD IV.
EDOUARD, prince de galles, fils du roi.
RICHARD, duc d’york, autre fils du roi.
GEORGE, duc de clarence, frère du roi.
RICHARD, d’abord duc de Glocester, puis roi sous le nom de Richard III, autre frère du roi.
LE JEUNE FILS de Clarence.
HENRY, comte de richmond, plus tard Henry VII.
LE CARDINAL BOURCHIER, archevêque de cantorbéry.
THOMAS ROTHERAM, archevêque d’york.
JOHN MORTON, évêque d’ély.
LE DUC DE BUCKINGHAM.
LE DUC DE NORFOLK.
LE COMTE DE SURREY, fils du duc de Norfolk.
LE COMTE RIVERS, frère de la reine Élisabeth.
LE MARQUIS DE DORSET, fils de la reine Élisabeth.
LORD GREY, autre fils de la reine.
LE COMTE D’OXFORD.
LORD HASTINGS.
LORD STANLEY.
LORD LOVEL.
SIR THOMAS VAUGHAN.
SIR RICHARD RATCLIFF.
SIR WILLIAM CATESBY.
SIR JAMES TYRREL.
SIR JAMES BLOUNT.
SIR WALTER HERBERT.
SIR ROBERT BRAKENBURY, lieutenant de la Tour.
CHRISTOPHE URSWICK, prêtre.
LE LORD-MAIRE de Londres.
LE SHÉRIF de Wiltshire.
LA REINE ÉLISABETH, femme d’Édouard IV.
MARGUERITE, veuve du roi Henry VI.
LA DUCHESSE D’YORK, mère d’Édouard IV, de Clarence et de Richard III.
LADY ANNE, veuve du prince de Galles, puis femme de Richard III.
LA JEUNE FILLE de Clarence.
lords, courtisans, gentilshommes ; un messager d’état, un prêtre, un greffier ; bourgeois ; assassins, messagers, soldats ; spectres.


La scène est en Angleterre.

SCÈNE I.
[Londres. Une place.]
Entre Richard.
RICHARD.

— Donc, voici l’hiver de notre déplaisir — changé en glorieux été par ce soleil d’York ; — voici tous les nuages qui pesaient sur notre maison — ensevelis dans le sein profond de l’Océan ! — Donc, voici nos tempes ceintes de victorieuses guirlandes, — nos armes ébréchées pendues en trophée, — nos alarmes sinistres changées en gaies réunions, — nos marches terribles en délicieuses mesures ! — La guerre au hideux visage a déridé son front, — et désormais, au lieu de monter des coursiers caparaçonnés — pour effrayer les âmes des ennemis tremblants, — elle gambade allègrement dans la chambre d’une femme — sous le charme lascif du luth. — Mais moi qui ne suis pas formé pour ces jeux folâtres, — ni pour faire les yeux doux à un miroir amoureux, — moi qui suis rudement taillé et qui n’ai pas la majesté de l’amour — pour me pavaner devant une nymphe aux coquettes allures, — moi en qui est tronquée toute noble proportion, — moi que la nature décevante a frustré de ses attraits, — moi qu’elle a envoyé avant le temps — dans le monde des vivants, difforme, inachevé, — tout au plus à moitié fini, — tellement estropié et contrefait — que les chiens aboient quand je m’arrête près d’eux ! — eh bien, moi, dans cette molle et languissante époque de paix, — je n’ai d’autre plaisir pour passer les heures — que d’épier mon ombre au soleil — et de décrire ma propre difformité. — Aussi, puisque je ne puis être l’amant — qui charmera ces temps beaux parleurs, — je suis déterminé à être un scélérat — et à être le trouble-fête de ces jours frivoles. — J’ai, par des inductions dangereuses, — par des prophéties, par des calomnies, par des rêves d’homme ivre, — fait le complot de créer entre mon frère Clarence et le roi — une haine mortelle. — Et, pour peu que le roi Édouard soit aussi honnête et aussi loyal — que je suis subtil, fourbe et traître, — Clarence sera enfermé étroitement aujourd’hui même, — en raison d’une prédiction qui dit que G — sera le meurtrier des héritiers d’Édouard. — Replongez-vous, pensées, au fond de mon âme ! Voici Clarence qui vient.

Entrent Clarence, entouré de gardes, et Brakenbury.
RICHARD, continuant.

— Frère, bonjour ! que signifie cette garde armée — qui accompagne votre grâce ?

CLARENCE.

Sa majesté, — s’intéressant à la sûreté de ma personne, m’a donné — cette escorte pour me conduire à la Tour.

RICHARD.

— Et pour quelle cause ?

CLARENCE.

Parce que mon nom est George.

RICHARD.

— Hélas ! milord, ce n’est pas votre faute. — Ce sont vos parrains que le roi devrait mettre en prison pour cela. — Oh ! sans doute, sa majesté a quelque intention — de vous faire baptiser de nouveau à la Tour. — Mais de quoi s’agit-il, Clarence ? puis-je le savoir ?

CLARENCE.

— Oui, Richard, quand je le saurai : car je proteste — que je n’en sais rien encore. Mais, autant que j’ai pu le comprendre, — il écoute des prophéties et des rêves ; — il arrache la lettre G de l’alphabet, — en disant qu’un sorcier l’a prévenu — que sa lignée serait déshéritée par G, — et, parce que mon nom de George commence par G, — il en conclut dans sa pensée que ce serait par moi. — Ce sont ces sornettes-là, m’a-t-on dit, et d’autres pareilles — qui ont décidé son altesse à me faire mettre en prison.

RICHARD.

— Ah ! c’est ce qui arrive quand les hommes sont gouvernés par des femmes. — Ce n’est pas le roi qui vous envoie à la Tour, — Clarence, c’est milady Grey, sa femme ; c’est elle — qui l’entraîne à ces extrémités. — N’est-ce pas elle, et ce respectable bonhomme, — Antony Woodville, son frère, — qui lui ont fait envoyer lord Hastings à la Tour — d’où il sort aujourd’hui même ? — Nous ne sommes pas en sûreté, Clarence, nous ne sommes pas en sûreté.

CLARENCE.

— Par le ciel, je le crois, il n’y a de sécurité pour personne, — que pour les parents de la reine et pour les messagers nocturnes — qui se démènent entre le roi et mistress Shore. — N’avez-vous pas su quelles humbles supplications — lord Hastings lui a adressées, à elle, pour sa délivrance ?

RICHARD.

— C’est en se plaignant humblement à cette déité — que milord chambellan a obtenu sa liberté. — Vous l’avouerai-je ? Je pense que notre unique moyen — de rester en faveur auprès du roi — est d’être les gens de cette femme et de porter sa livrée. — La jalouse et caduque veuve et celle-ci, — depuis que notre frère les a sacrées grandes dames, — sont de puissantes commères dans cette monarchie.

BRAKENBURY.

— Je supplie vos grâces de me pardonner. — Sa majesté m’a formellement commandé — de ne laisser aucun homme, de quelque rang qu’il soit, — avoir un entretien particulier avec son frère.

RICHARD.

— Vraiment ! s’il plaît à votre révérence, Brakenbury, — vous pouvez prendre part à tout ce que nous disons. — Nous ne parlons pas en traîtres, l’ami ! nous disons que le roi — est sage et vertueux, et que la noble reine — est nantie d’un bel âge, qu’elle est blanche et pas jalouse. — Nous disons que la femme de Shore a le pied joli, — la lèvre cerise, — l’œil charmant, et le langage plus qu’agréable ; — enfin que les parents de la reine sont des gentilshommes achevés. — Qu’en dites-vous, monsieur ? Pouvez-vous nier tout cela ?

BRAKENBURY.

— Je n’ai rien à faire moi-même, milord, avec tout cela.

RICHARD.

— Rien à faire avec mistress Shore ? Je te le dis, camarade, — celui qui a quelque chose à faire avec elle, hormis un seul, — aura raison de le faire dans le plus grand secret.

BRAKENBURY.

— Hormis un seul ! qui donc, milord ?

RICHARD.

— Son mari, faquin ! Voudrais-tu me trahir ?

BRAKENBURY.

— Je supplie votre grâce de me pardonner, et aussi — d’interrompre cet entretien avec le noble duc.

CLARENCE.

— Nous connaissons tes devoirs, Brakenbury, et nous obéirons.

RICHARD.

— Nous sommes la valetaille de la reine, et nous devons obéir. — Frère, adieu ! je me rends auprès du roi. — Et, quelque commission que vous me donniez, — fût-ce d’appeler sœur la veuve du roi Édouard, — je la remplirai, pour hâter votre élargissement. — En attendant, cet outrage profond à la fraternité — me touche plus profondément que vous ne pouvez l’imaginer.

CLARENCE.

— Il ne nous plaît pas beaucoup à tous deux, je le sais.

RICHARD.

— Allez, votre emprisonnement ne sera pas long. — Je vous délivrerai, ou je serai enfermé pour vous. — Jusque-là, prenez patience.

CLARENCE.

Je le dois forcément ; adieu.

Sortent Clarence, Brakenbury et les gardes.
RICHARD.

— Va, suis le chemin par lequel tu ne reviendras jamais, — simple et naïf Clarence ! Je t’aime tellement — que je veux au plus vite envoyer ton âme au ciel, — si le ciel veut accepter ce présent de nos mains… — Mais qui vient ici ? Hastings, le nouveau délivré !

Entre Hastings.
HASTINGS.

— Bonjour à mon gracieux lord !

RICHARD.

— Aussi bon jour à mon cher lord chambellan ! — Vous êtes le très-bienvenu à ce grand air. — Comment votre seigneurie a-t-elle supporté l’emprisonnement ?

HASTINGS.

— Avec patience, noble lord, comme il convient aux prisonniers. — Mais j’espère vivre, milord, pour remercier — ceux qui ont été cause de mon emprisonnement.

RICHARD.

— Sans doute, sans doute ; et Clarence l’espère bien aussi ; — car ceux qui ont été vos ennemis sont les siens, — et ils l’ont emporté sur lui, comme sur vous.

HASTINGS.

— Tant pis que l’aigle soit en cage, — quand les milans et les buses pillent en liberté.

RICHARD.

— Quelles nouvelles au dehors ?

HASTINGS.

— Pas de nouvelle aussi mauvaise au dehors qu’au dedans. — Le roi est malade, faible et mélancolique, — et ses médecins craignent fortement pour lui.

RICHARD.

— Voilà, par saint Paul, une mauvaise nouvelle en effet ! — Oh ! il a suivi longtemps un régime funeste, — et il a par trop épuisé sa royale personne : — c’est chose bien douloureuse à penser ! — Mais quoi ! est-il au lit ?

HASTINGS.

Oui.

RICHARD.

— Allez le trouver ; je vais vous suivre.

Hastings sort.

— Il ne peut pas vivre, j’espère ; mais il ne doit pas mourir — que George n’ait été expédié en train de poste pour le ciel. — Je vais chez le roi, pour exciter encore sa haine contre Clarence — par des mensonges acérés d’arguments puissants, — et, si je n’échoue pas dans mon projet profond, — Clarence n’a pas un jour de plus à vivre. — Cela fait, que Dieu prenne le roi Édouard à sa merci, — et me laisse le monde pour m’y démener ! — Alors j’épouserai la fille cadette de Warwick… — Qu’importe que j’aie tué son mari et son père ? — Le moyen le plus prompt de faire réparation à cette donzelle, — c’est de devenir moi-même son mari et son père. — Je serai l’un et l’autre, non pas tant par amour — que dans un but secret — que je dois atteindre en l’épousant. — Mais me voilà toujours à mettre la charrue avant les bœufs. — Clarence respire encore ; Édouard vit encore et règne. — Quand ils ne seront plus là, alors je ferai le compte de mes bénéfices.

Il sort.

SCÈNE II.
[Londres. Une rue.]
Des gentilshommes entrent, portant, entre deux haies de hallebardiers, le corps du roi Henry VI, déposé dans un cercueil ouvert. Lady Anne conduit le deuil.
LADY ANNE, aux gentilshommes.

— Déposez, déposez votre honorable fardeau, — si toutefois l’honneur peut être enseveli dans un cercueil ; — laissez-moi me répandre en lamentations funèbres — sur la chute prématurée du vertueux Lancastre.

La procession s’arrête. Les gentilshommes posent le cercueil à terre.

— Pauvre image glacée d’un saint roi ! — Pâles cendres de la maison de Lancastre ! — Restes ensanglantés de ce sang royal ! — Qu’il me soit permis de supplier ton ombre — d’entendre les cris de la pauvre Anne, — la femme de ton Édouard, de ton fils assassiné, — poignardé par la même main qui t’a fait ces blessures ! — Tiens ! par ces fenêtres d’où ta vie s’échappe, — je verse le baume inefficace de mes pauvres yeux. — Oh ! maudite soit la main qui t’a fait ces trous ! — maudit le cœur qui a eu ce cœur-là ! — maudit le sang qui a fait couler ce sang ! — puissent sur l’odieux misérable — qui nous rend misérables par ta mort, — tomber des calamités plus terribles — que je n’en puis souhaiter aux serpents, aux araignées, aux crapauds, — à tous les reptiles venimeux qui vivent ! — Si jamais il a un enfant, que cet enfant soit un avorton — prodigieux, venu au jour avant terme, — qui, par son aspect hideux et contre nature, — épouvante à première vue sa mère pleine d’espoir, — et soit l’héritier de son malheur, à lui ! — Si jamais il a une femme, qu’elle devienne, — par sa mort, plus malheureuse — que je ne le suis par celle de mon jeune seigneur et par la tienne ! — Allons ! marchez maintenant vers Chertsey avec le saint fardeau — que vous avez emporté de Saint-Paul pour être enterré là. — Et, chaque fois que son poids vous fatiguera, — reposez-vous, tandis que je me lamenterai sur le cadavre du roi Henry !

Les porteurs enlèvent le corps et se mettent en marche.
Entre Richard.
RICHARD, se plaçant devant le cortége.

— Arrêtez, vous qui portez le corps, et posez-le à terre.

LADY ANNE.

— Quel noir magicien évoque ici ce démon — pour empêcher les actes charitables du dévouement ?

RICHARD.

— Manants, déposez le cadavre, ou, par saint Paul, — je ferai un cadavre de qui désobéira.

PREMIER GENTILHOMME.

— Milord, retirez-vous et laissez passer le cercueil.

RICHARD.

— Chien malappris ! arrête donc quand je le commande. — Lève ta hallebarde plus haut que ma poitrine, — ou, par saint Paul, je t’abats à mes pieds, — et je t’écrase, gueux, pour ta hardiesse.

Les porteurs déposent le corps.
LADY ANNE.

— Quoi ! vous tremblez ? vous avez tous peur ? — Hélas, je ne vous blâme pas, car vous êtes mortels, — et les yeux mortels ne peuvent pas endurer le démon. — Arrière, toi, horrible ministre de l’enfer ! — Tu n’avais de pouvoir que sur son corps mortel. — Son âme, tu ne peux l’avoir. Ainsi, va-t’en !

RICHARD.

— Douce sainte, au nom de la charité, moins de malédictions !

LADY ANNE.

— Hideux démon, au nom de Dieu, hors d’ici ! Ne nous trouble pas. — Tu as fait ton enfer de la terre heureuse. — Tu l’as remplie d’imprécations et de blasphèmes profonds. — Si tu aimes à contempler tes actes affreux, — regarde ce chef-d’œuvre de tes boucheries ! — Oh ! messieurs, voyez, voyez ! Les blessures de Henry mort — ouvrent leurs bouches glacées et saignent de nouveau (45) ! — Rougis, rougis, amas de noires difformités, — car c’est ta présence qui aspire le sang — de ces veines froides et vides où le sang n’est plus. — Ton forfait, inhumain, monstrueux, — provoque ce déluge monstrueux. — Ô Dieu, qui fis ce sang, venge cette mort ! — Ô terre, qui bois ce sang, venge cette mort ! — Ciel, foudroie le meurtrier de tes éclairs ; — ou bien, terre, ouvre ta gueule béante, et mange-le vivant ; — comme tu engloutis le sang de ce bon roi — qu’a égorgé son bras gouverné par l’enfer !

RICHARD.

— Belle dame, vous ne connaissez pas les règles de la charité — qui rend le bien pour le mal, les bénédictions pour les malédictions !

LADY ANNE.

— Scélérat, tu ne connais aucune loi, ni divine, ni humaine : — il n’est pas de bête si féroce qui ne connaisse l’impression de la pitié.

RICHARD.

— Je ne la connais pas, je ne suis donc pas une bête.

LADY ANNE.

— Ô miracle ! entendre les démons dire la vérité !

RICHARD.

— Miracle plus grand ! voir les anges si furieux ! — Veuillez permettre, perfection divine de la femme, — que je me justifie à loisir — de ces crimes supposés.

LADY ANNE.

— Veuille toi-même, infection gangrenée de l’homme, — permettre que, pour ces crimes reconnus, — je maudisse à loisir ta maudite personne.

RICHARD.

— Beauté que la langue ne peut décrire, donne-moi — patiemment le temps de m’excuser.

LADY ANNE.

— Monstre que la pensée ne peut rêver, tu n’as plus, — pour excuse valable, qu’à te pendre.

RICHARD.

— Par un pareil désespoir, je m’accuserais moi-même.

LADY ANNE.

— Non ! par ce désespoir, tu t’excuserais, — en vengeant dignement sur toi-même — tant d’autres indignement assassinés par toi.

RICHARD.

— Et si je ne les avais pas assassinés ?

LADY ANNE.

Eh bien, ils ne seraient pas morts ; — mais ils le sont, et par toi, diabolique scélérat !

RICHARD.

— Je n’ai pas tué votre mari.

LADY ANNE.

Il est donc vivant ?

RICHARD.

— Non, il est mort, tué de la main d’Édouard.

LADY ANNE.

— Par la gorge de ton âme, tu mens ! La reine Marguerite a vu — ton couperet meurtrier tout fumant de son sang, — et tu le tournais contre elle-même, — quand tes frères en ont repoussé la pointe.

RICHARD.

— J’étais provoqué par son langage calomnieux — qui rejetait leur crime sur ma tête innocente.

LADY ANNE.

— Tu étais provoqué par ton âme sanguinaire — qui ne rêva jamais que boucheries ; — N’as-tu pas tué ce roi ?

RICHARD.

Je vous l’accorde.

LADY ANNE.

— Tu me l’accordes, porc-épic ? Que Dieu m’accorde donc aussi — ta damnation pour ce forfait ! — Oh ! il était affable, doux et vertueux !

RICHARD.

— D’autant plus digne du roi du ciel qui l’a.

LADY ANNE.

— Il est dans le ciel, où tu n’iras jamais.

RICHARD.

— Qu’il me remercie d’avoir aidé à l’y envoyer, — car sa place était plutôt là que sur la terre.

LADY ANNE.

— C’est en enfer seulement qu’est la tienne !

RICHARD.

— J’ai une place ailleurs, si vous me permettez de l’indiquer.

LADY ANNE.

— Quelque donjon.

RICHARD.

Votre chambre à lit !

LADY ANNE.

— Que l’insomnie habite la chambre où tu couches !

RICHARD.

— Elle y habitera, madame, jusqu’à ce que je couche avec vous.

LADY ANNE.

— Je l’espère bien.

RICHARD.

Je le sais bien… Voyons, gentille lady Anne, — faisons trêve à cette joute piquante de nos esprits, — et revenons un peu à une méthode plus calme. — La cause de la mort prématurée — de ces Plantagenets, Henry et Édouard, — n’est-elle pas aussi blâmable que l’instrument ?

LADY ANNE.

— Tu es la cause qui a produit l’effet maudit.

RICHARD.

— C’est votre beauté qui a été la cause de cet effet : — votre beauté, qui me hantait dans mon sommeil — et qui me ferait entreprendre le meurtre du monde entier — pour pouvoir vivre une heure sur votre sein charmant.

LADY ANNE.

— Si je croyais cela, je te déclare, homicide, — que ces ongles arracheraient cette beauté de mes joues.

RICHARD.

— Mes yeux ne supporteraient pas ce ravage de votre beauté. — Vous ne la flétririez pas, si j’étais là. — Elle m’anime comme le soleil anime l’univers ; — elle est mon jour, ma vie.

LADY ANNE.

— Qu’une nuit noire assombrisse ton jour, et la mort ta vie !

RICHARD.

— Ne te maudis pas toi-même, belle créature ; tu es l’un et l’autre.

LADY ANNE.

— Je le voudrais, pour me venger de toi.

RICHARD.

— Lutte contre nature ! — Te venger de qui t’aime !

LADY ANNE.

— Lutte juste et raisonnable ! — Me venger de qui a tué mon mari !

RICHARD.

— Celui qui t’a privée, belle dame, de ton mari — l’a fait pour t’en procurer un meilleur.

LADY ANNE.

— Un meilleur ! il n’en existe pas sur la terre.

RICHARD.

— Il en est un qui vous aime plus qu’il ne vous aimait.

LADY ANNE.

— Nomme-le.

RICHARD.

Plantagenet.

LADY ANNE.

Eh ! c’était lui.

RICHARD.

— C’en est un du même nom, mais d’une nature meilleure.

LADY ANNE.

— Où est-il ?

RICHARD.

Ici.

Lady Anne lui crache au visage.

Pourquoi craches-tu sur moi ?

LADY ANNE.

— Je voudrais que ce fût pour toi du poison mortel !

RICHARD.

— Jamais poison n’est venu de si doux endroit.

LADY ANNE.

— Jamais poison ne dégoutta sur un plus hideux crapaud. — Hors de ma vue ! tu blesses mes yeux.

RICHARD.

— Tes yeux charmants ont blessé les miens.

LADY ANNE.

— Que ne sont-ils des basilics pour te frapper à mort !

RICHARD.

— Je le voudrais, afin de mourir tout d’un coup ; — car maintenant ils me tuent d’une mort vivifiante. — Tes yeux ont tiré des miens des pleurs amers — et terni mes regards de leur enfantine ondée. — Jamais je n’avais versé une larme de pitié, — pas même quand mon père York et Édouard sanglotaient — en entendant les cris douloureux de Rutland — frappé à coups d’épée par le noir Clifford ; — pas même lorsque ton vaillant père faisait, comme un enfant, — le triste récit de la mort de mon père, — s’interrompant vingt fois pour soupirer et gémir, — et que tous les auditeurs avaient les joues mouillées — comme des arbres inondés de pluie ! À ces tristes moments, — mes yeux virils refoulaient une humble larme. — Eh bien, ce que ces douleurs n’avaient pu faire, — ta beauté l’a fait : elle m’a aveuglé de pleurs (46). — Jamais je n’avais supplié ami ni ennemi, — jamais ma langue n’avait pu apprendre un doux mot caressant. — Mais maintenant ta beauté est le domaine que je souhaite ! — Mon cœur si fier sollicite, et presse ma langue de parler.

Elle le regarde avec dédain.

— Ah ! n’enseigne pas un tel dédain à ta lèvre : car elle a été faite — pour le baiser, ma dame, et non pour le mépris. — Si ton cœur rancuneux ne peut pardonner, — tiens, je te prête cette épée effilée ; — si tu veux la plonger dans cette poitrine loyale — et en faire partir l’âme qui t’adore, — j’offre mon sein nu au coup mortel — et je te demande la mort humblement, à genoux.

Il découvre sa poitrine. Anne dirige l’épée contre lui, puis la laisse tomber.

— Non ! ne t’arrête pas ; car j’ai tué le roi Henry… — Mais c’est ta beauté qui m’y a provoqué ! — Allons, dépêche-toi : c’est moi qui ai poignardé le jeune Édouard !…

Anne relève l’épée vers lui.

— Mais c’est ta face divine qui m’a poussé !

Elle laisse tomber l’épée.

— Relève cette épée ou relève-moi !

LADY ANNE.

— Debout, hypocrite ! Quoique je souhaite ta mort, — je ne veux pas être ton bourreau.

RICHARD.

— Alors dis-moi de me tuer moi-même, et je le ferai.

LADY ANNE.

— Je te l’ai déjà dit.

RICHARD.

C’était dans ta fureur. — Répète-le moi ; et aussitôt — cette main qui, par amour pour toi, a tué ton amant, — tuera, par amour pour toi, un plus tendre amant ; — tu seras complice de ce double meurtre.

LADY ANNE.

— Que je voudrais connaître ton cœur !

RICHARD.

Il est représenté par — ma langue.

LADY ANNE.

L’un et l’autre sont faux, j’en ai peur.

RICHARD.

Alors jamais homme — n’a été vrai.

LADY ANNE.

Allons, allons, remettez votre épée.

RICHARD.

— Dites donc que la paix est faite.

LADY ANNE.

Vous le saurez — plus tard.

RICHARD.

Mais puis-je vivre dans l’espérance ?

LADY ANNE.

Tous les hommes — y vivent, j’espère.

RICHARD.

Daignez porter cet anneau.

LADY ANNE, mettant l’anneau à son doigt.

— Prendre n’est pas donner.

RICHARD.

— Vois, comme cet anneau enlace ton doigt ; — ainsi ton sein enferme mon pauvre cœur. — Garde-les tous deux, car tous deux sont à toi. — Maintenant, si ton malheureux et dévoué serviteur peut — encore implorer une faveur de ta gracieuse bonté, — tu assures son bonheur à jamais.

LADY ANNE.

— Quelle est cette faveur ?

RICHARD.

— Qu’il vous plaise de laisser cette tâche funèbre — à celui qui a plus que vous sujet de prendre le deuil, — et de vous rendre immédiatement à Crosby-Place. — Là, après avoir solennellement enterré — ce noble roi au monastère de Chertsey — et arrosé son tombeau de mes larmes de repentir, — j’irai vous rendre mes plus humbles devoirs. — Pour diverses raisons secrètes, je vous en supplie, — accordez-moi cette grâce.

LADY ANNE.

— De tout mon cœur ; je suis bien joyeuse — de vous voir devenu si pénitent. — Tressel, et vous, Berkley, venez avec moi.

RICHARD.

— Dites-moi adieu.

LADY ANNE.

C’est plus que vous ne méritez, — mais, puisque vous m’apprenez à vous leurrer, — figurez-vous que je vous ai dit adieu déjà.

Lady Anne, Tressel et Berkley sortent.
RICHARD.

— Emportez le corps, messieurs (47).

UN GENTILHOMME.

À Chertsey, noble lord ?

RICHARD.

— Non, à White-Friars. Attendez-moi là.

Le cortége sort avec le corps.
RICHARD, seul.

— A-t-on jamais courtisé une femme de cette façon ? — A-t-on jamais gagné une femme de cette façon ? — Je l’aurai, mais je ne la garderai pas longtemps. — Comment ! moi, qui ai tué son mari et son père, — la prendre ainsi au plus fort de son horreur, — quand elle a la malédiction à la bouche, les pleurs dans les yeux, — et, près d’elle, le sanglant témoin à décharge de sa haine ; — avoir contre moi Dieu, sa conscience, ce funèbre obstacle, — pour moi, comme soutiens de ma cause, — rien que le diable et d’hypocrites regards, — et néanmoins la gagner !… tout un monde pour rien !… — Ah ! — A-t-elle oublié déjà ce brave prince, — Édouard, son seigneur qu’il y a trois mois — j’ai, dans une boutade furieuse, poignardé à Tewksbury ? — le gentilhomme le plus doux et le plus aimable, — formé des prodigalités de la nature ! — jeune, vaillant, sage, à coup sûr vraiment royal ! — Le vaste univers n’en pourrait pas produire un pareil. — Et pourtant elle consent à abaisser ses regards sur moi — qui ai moissonné le printemps doré de ce doux prince, — et qui l’ai faite veuve pour un lit de douleur, — sur moi qui tout entier ne vaux pas une moitié d’Édouard, — sur moi qui boite et qui suis difforme comme vous voyez ! — Je gagerais mon duché contre le denier d’un mendiant — que je me suis mépris jusqu’ici sur ma personne. — Sur ma vie elle trouve en moi — ce que je ne puis trouver, un homme merveilleusement agréable. — Je veux faire la dépense d’un miroir, — et entretenir une vingtaine ou deux de tailleurs — pour étudier les modes qui pareront mon corps. — Puisque je me suis insinué dans mes propres faveurs, — je ferai quelques petits frais pour m’y maintenir. — Mais, d’abord, fourrons le camarade là-bas dans son tombeau, — et puis revenons gémir près de nos amours ! — En attendant que j’achète un miroir, resplendis, beau soleil, — que je puisse voir mon ombre en marchant !

Il sort.

SCÈNE III.
[Londres. Un appartement dans le palais.]
Entrent la reine Élisabeth, lord Rivers et lord Grey.
RIVERS.

— Prenez patience, madame : nul doute que sa majesté — ne recouvre bientôt sa santé accoutumée.

GREY.

— Votre anxiété aggrave son mal. — Aussi, au nom du ciel, conservez bonne espérance — et soutenez le roi par des paroles vives et gaies.

ÉLISABETH.

— S’il était mort, que m’arriverait-il ?

GREY.

— Nul autre malheur que la perte d’un tel maître.

ÉLISABETH.

— La perte d’un tel maître contient tous les malheurs.

GREY.

— Le ciel vous a bénie en vous donnant un excellent fils — pour vous consoler, quand le roi ne sera plus.

ÉLISABETH.

— Ah ! il est bien jeune, et sa minorité — est confiée à la tutelle de Richard de Glocester, — un homme qui ne nous aime pas, ni moi, ni aucun de vous.

RIVERS.

— C’est donc conclu ? Il sera protecteur ?

ÉLISARETH.

— C’est décidé, mais non conclu encore. — Mais ce le sera certainement, si le roi succombe.

Entrent Buckingham et Stanley.
GREY.

— Voici les lords Buckingham et Stanley.

BUCKINGHAM, à Élisabeth.

— Bonjour à votre royale grâce !

STANLEY.

— Dieu fasse votre majesté aussi joyeuse qu’elle l’a été.

ÉLISABETH.

— Mon bon lord Stanley, la comtesse de Richmond — aurait de la peine à dire amen à votre bonne prière. — Pourtant, Stanley, quoiqu’elle soit votre femme — et qu’elle ne m’aime pas, soyez sûr, mon bon lord, — que je ne vous en veux pas de sa fière arrogance.

STANLEY.

— Je vous en supplie, ne croyez pas — aux jalouses calomnies de ses faux accusateurs, — ou, si les rapports contre elle sont fondés, — passez-lui des faiblesses que cause, je pense, — une hypocondrie maladive, et non une hostilité raisonnée.

ÉLISABETH.

— Avez-vous vu le roi, aujourd’hui, milord Stanley ?

STANLEY.

— À l’instant. Le duc de Buckingham et moi, — nous venons de faire visite à sa majesté.

ÉLISABETH.

— Y a-t-il des chances pour son rétablissement, milords ?

BUCKINGHAM.

— Bon espoir, madame. Le roi parle avec gaieté.

ÉLISABETH.

— Que Dieu lui accorde la santé ! Avez-vous causé avec lui ?

BUCKINGHAM.

— Oui, madame : il désire réconcilier — le duc de Glocester avec vos frères, — et ceux-ci avec milord chambellan. — Il vient de les mander tous en sa royale présence.

ÉLISABETH.

— Dieu veuille que tout aille bien !… Mais cela ne sera jamais. — Notre bonheur, je le crains, a atteint son apogée.

Entrent Richard, Hastings et Dorset.
RICHARD.

— Ils me font du tort, et je ne le souffrirai pas. — Quels sont ceux qui se plaignent au roi — que je leur fais sombre mine, vrai Dieu ! et que je ne les aime pas ? — Par saint Paul, ils aiment bien faiblement sa grâce, — ceux qui lui remplissent les oreilles de ces rumeurs discordantes ! — Parce que je ne sais pas flatter, parler le beau langage, — sourire au nez des gens, caresser, tromper, cajoler, — faire en saluant le plongeon français, et singer la courtoisie, — je dois être tenu pour un ennemi plein de rancune ! — Est-ce qu’un homme sincère, qui ne pense pas à mal, ne peut pas vivre — sans être injurié ainsi dans sa franchise — par des maîtres Jacques soyeux, sournois, intrigants ?

GREY.

— À qui, dans toute cette réunion, parle votre grâce ?

RICHARD.

— À toi, qui n’as ni honnêteté, ni grâce. — Quand t’ai-je injurié ? Quand t’ai-je fait du tort ?

S’adressant aux autres lords.

— Ou à toi ? ou à toi ? ou à aucun de votre faction ? — Peste soit de vous tous ! Sa majesté, — que Dieu la préserve plus longtemps que vous ne désirez ! — ne peut pas respirer tranquille un moment, — que vous n’alliez la troubler de vos plaintes impudentes.

ÉLISABETH.

— Frère de Glocester, vous vous méprenez sur les faits. — C’est de son propre mouvement, — sans être provoqué par aucune sollicitation, — que le roi, préoccupé sans doute de cette haine intime — que vous témoignez, dans votre conduite extérieure, — contre mes enfants, contre mes frères et contre moi-même, — s’est décidé à vous mander, afin de pénétrer — le fond de votre mauvais vouloir et de le dissiper.

RICHARD.

— Je ne puis rien dire. Le monde est si dégénéré, — que des roitelets viennent piller là où l’aigle n’oserait percher ! — Depuis que tous les Jeannots sont devenus gentilshommes, — bien des gentilshommes sont devenus des Jeannots.

ÉLISABETH.

— Allons ! allons ! nous savons ce que vous voulez dire, frère Glocester. — Vous enviez mon élévation et celle de mes parents. — Dieu veuille que nous n’ayons jamais besoin de vous !

RICHARD.

— En attendant, Dieu veut que nous ayons besoin de vous. — C’est par vos manœuvres que mon frère est emprisonné, — moi disgracié, et toute la noblesse — tenue en mépris, tandis qu’on fait chaque jour — de grandes promotions pour anoblir ceux — qui, il y a deux jours, valaient à peine un noble !

ÉLISABETH.

— Par Celui qui du tranquille bonheur dont je jouissais — m’a élevée à ces grandeurs soucieuses, je jure — que je n’ai jamais excité sa majesté — contre le duc de Clarence, et que j’ai au contraire — plaidé sa cause en avocat zélé ! — Milord, vous me faites une injure outrageante, — en me comprenant dans tous ces vils soupçons !

RICHARD.

— Pouvez-vous nier que vous ayez été la cause — du récent emprisonnement de milord Hastings ?

RIVERS.

— Elle le peut, milord, car…

RICHARD.

— Elle le peut, lord Rivers ? Eh ! qui l’ignore ? — Elle peut faire mieux que nier cela : — elle peut vous pousser à plus d’une haute fonction, — et puis nier que sa main vous aide, — et attribuer tous ces honneurs à votre grand mérite. — Ne le peut-elle pas ? Elle en serait bien marrie !

RIVERS.

— Marrie de quoi ?

RICHARD.

— À coup sûr, ce n’est pas d’avoir un roi pour mari. — Un joli garçon, un beau parti, après tout. — Je crois que votre grand’mère a fait un plus mauvais mariage.

ÉLISABETH.

— Milord de Glocester, j’ai supporté trop longtemps — vos brusques reproches et vos amères railleries. — Par le ciel, j’informerai sa majesté — de ces grossiers outrages que j’ai maintes fois endurés. — J’aimerais mieux être une servante de village — que d’être une grande reine à cette condition — d’être ainsi harcelée, outragée, assaillie. — Je trouve peu de joie à être reine d’Angleterre.

La reine Marguerite entre au fond du théâtre et s’y arrête, sans être aperçue.
MARGUERITE, à part.

— Et puisse ce peu de joie être diminué encore, mon Dieu, je t’en supplie ! — Tes honneurs, ton rang, ton trône, me sont dûs.

RICHARD, à Élisabeth.

— Ah ! vous me menacez de tout dire au roi ? — Dites, ne vous gênez pas. Songez-y, ce que j’ai déclaré, — je le soutiendrai en présence du roi. — Je risque l’aventure d’être envoyé à la Tour. — Il est temps de parler : on a tout à fait oublié mes services.

MARGUERITE, à part.

— Fi, démon ! Je me les rappelle trop bien. — Tu as tué Henry, mon mari, à la Tour, — et Édouard, mon pauvre fils, à Tewksbury.

RICHARD, à Élisabeth.

— Avant que vous fussiez reine, avant même que votre mari fût roi, — j’étais le cheval de trait de ses grandes affaires, — le sarcleur de ses fiers adversaires, — le bienfaiteur libéral de ses amis. — Pour royaliser son sang, j’ai versé le mien.

MARGUERITE, à part.

— Oui, et un sang bien meilleur que le sien ou le tien.

RICHARD.

— Pendant tout ce temps-là, vous et votre mari Grey, — vous conspiriez pour la maison de Lancastre… — Et vous aussi, Rivers !… Votre mari — n’a-t-il pas été tué du côté de Marguerite à Saint-Albans ? — Laissez-moi vous remettre en mémoire, si vous l’oubliez, — ce que vous étiez alors, et ce que vous êtes, — et, en même temps, ce que j’étais et ce que je suis.

MARGUERITE, à part.

— Un infâme meurtrier ! Tu l’es toujours.

RICHARD.

— Ce pauvre Clarence abandonna son père Warwick, — oui, et se parjura… Que le ciel le lui pardonne !

MARGUERITE, à part.

— Que Dieu l’en punisse !

RICHARD.

— Afin de combattre pour les droits d’Édouard à la couronne. — Et, en récompense, voilà le pauvre lord encagé ! — Plût à Dieu que mon cœur fût de roche comme celui d’Édouard, — ou le cœur d’Édouard tendre et compatissant comme le mien ! — Je suis trop puérilement naïf pour ce monde !

MARGUERITE, à part.

— Enfuis-toi de honte aux enfers et quitte ce monde, — archidémon ! C’est là qu’est ton royaume !

RIVERS.

— Milord de Glocester, dans ces jours difficiles — où vous nous accusez d’avoir été des ennemis, — nous avons suivi notre maître d’alors, notre roi légitime. — Nous en ferions autant pour vous, si vous étiez notre roi.

RICHARD.

— Si je l’étais ? J’aimerais mieux être portefaix. — Loin de mon cœur une telle pensée !

ÉLISABETH.

— Par le peu de joie que vous auriez, dites-vous, milord, — à être roi de ce pays, — vous pouvez vous figurer le peu de joie — que j’ai à en être la reine.

MARGUERITE, à part.

— Elle a peu de joie, en effet, la reine d’Angleterre ! — Moi, qui la suis, je suis sans joie. — Je ne puis me contenir plus longtemps.

Elle s’avance.

— Écoutez-moi, pirates tapageurs qui vous battez — pour le partage de ce que vous m’avez volé. — Qui de vous ne tremble pas en me regardant ? — Reine, si je ne vous fais plus courber comme sujets, — détrônée par vous, je vous fais frissonner comme rebelles.

À Glocester.

— Ah ! noble manant, ne te détourne pas.

RICHARD.

— Hideuse sorcière ridée, que viens-tu me montrer ?

MARGUERITE.

— Le spectre de ce que tu as flétri. — Je te le ferai voir, avant de te laisser partir.

GLOCESTER.

— N’as-tu pas été bannie sous peine de mort ?

MARGUERITE.

— Oui ; mais je trouve le bannissement plus pénible — que la mort que je risque ici. — Toi, tu me dois un mari et un fils ; — et toi, un royaume ; et vous tous, allégeance. — Les chagrins que j’ai vous appartiennent de droit, — et tous les plaisirs que vous usurpez sont à moi !

RICHARD.

— Les malédictions que mon noble père lança sur toi, — alors que, couronnant de papier son front martial, — tu fis, à force d’outrages, couler des torrents de ses yeux — et que, pour les sécher, tu lui donnas un chiffon — trempé dans le sang innocent du joli Rutland, — ces malédictions, prononcées alors contre toi — du fond d’une âme amère, sont toutes tombées sur toi : — et c’est par Dieu, non par nous, qu’a été châtiée ton action sanglante.

ÉLISABETH.

— Ainsi le Dieu juste fait droit à l’innocent !

HASTINGS.

— Oh ! ce fut la plus noire action d’égorger ce marmot, la plus impitoyable dont on ait jamais parlé.

RIVERS.

— Les tyrans même pleurèrent, quand elle leur fut contée.

DORSET.

— Pas un homme qui n’en ait prophétisé le châtiment !

BUCKINGHAM.

— Northumberland qui était présent pleurait.

MARGUERITE.

— Quoi ! vous étiez à vous chamailler, avant que je vinsse, — prêts à vous prendre tous à la gorge, — et voilà que vous tournez toutes vos haines contre moi ! — Les terribles malédictions d’York ont-elles donc prévalu à ce point sur le ciel — que la mort de Henry, la mort de mon aimable Édouard, — la perte de leur royaume, mon douloureux bannissement, — ne soient que la réplique à la perte de ce maussade bambin ! — Les malédictions peuvent-elles percer les nuages et entrer au ciel ? — Alors, nuages sombres, faites de la place à mes malédictions ailées ! — Qu’à défaut de la guerre, votre roi périsse par la débauche, — comme le nôtre a péri par le meurtre pour le faire roi !

À Élisabeth.

— Qu’Édouard, ton fils, aujourd’hui prince de Galles, — pour Édouard, notre fils, naguère prince de Galles, — meure dans sa jeunesse par une aussi brusque violence ! — Toi-même, qui es reine, puisses-tu, pour moi qui fus reine, — survivre à ta gloire, ainsi que moi, misérable ! — Puisses-tu vivre longtemps, à pleurer la perte de tes enfants, — et à ton tour en voir une autre — parée de tes droits, comme tu t’es installée dans les miens ! — Que tes jours de bonheur meurent longtemps avant ta mort ! — Et puisses-tu, après de longues heures de désespoir, — mourir, n’étant plus ni mère, ni épouse, ni reine d’Angleterre !

Aux courtisans.

— Rivers, et toi, Dorset, vous étiez là, — et tu y étais aussi, lord Hastings, quand mon fils — fut frappé de leurs poignards sanglants. Je prie Dieu — que nul de vous ne vive son âge naturel, — et que vous soyez tous fauchés par quelque accident imprévu !

RICHARD.

— As-tu fini ta conjuration, horrible sorcière flétrie ?

MARGUERITE.

— J’allais te lâcher ! Arrête, chien ! car tu m’entendras. — Si le ciel tient en réserve des châtiments plus terribles — que tous ceux que je puis te souhaiter, — oh ! qu’il les garde jusqu’à ce que tes crimes soient mûrs, — et qu’alors il précipite son indignation — sur toi, le perturbateur de la paix du pauvre monde ! — Que le ver du remords ronge éternellement ton âme ! — Puisses-tu, tant que tu vivras, suspecter tes amis comme des traîtres, — et prendre les traîtres les plus profonds pour tes plus chers amis ! — Que le sommeil ne ferme jamais ton œil funèbre, — si ce n’est pour qu’un rêve accablant — t’épouvante par un enfer d’affreux démons ! — Avorton marqué par le diable ! Pourceau dévorant ! — Toi qui fus désigné à ta naissance — pour être l’esclave de la nature et le fils de l’enfer ! — Calomnie douloureuse de la grossesse de ta mère ! — Progéniture abhorrée des reins de ton père ! — Guenille de l’honneur ! toi, exécrable…

RICHARD.

— Marguerite !

MARGUERITE.

Richard !

RICHARD.

Quoi ?

MARGUERITE.

Je ne t’appelle pas.

RICHARD.

— Je te demande pardon, alors ; je croyais — que tu m’avais appelé de tous ces noms odieux.

MARGUERITE.

— Oui, certes ; mais je n’attendais pas de réponse. — Oh ! laisse-moi finir la période de mes malédictions !

RICHARD.

— Je l’ai achevée, moi, par : Marguerite !

ÉLISABETH, à Marguerite.

— Ainsi, vous avez exhalé vos malédictions contre vous-même.

MARGUERITE.

— Pauvre reine en peinture ! Vaine effigie de ma fortune ! — Pourquoi donc verses-tu tout ce miel sur la monstrueuse araignée — dont la toile meurtrière t’enveloppe de toutes parts ? — Folle ! folle ! Tu repasses le couteau qui te tuera. — Un jour viendra où tu souhaiteras — que je t’aide à maudire ce crapaud tout bossu de venin !

HASTINGS.

— Fausse prophétesse, cesse tes imprécations frénétiques, — de crainte que, pour ton malheur, tu ne lasses notre patience.

MARGUERITE.

— Infamie sur vous tous ! Vous avez lassé la mienne.

RIVERS.

— Vous n’auriez que ce que vous méritez, si l’on vous rappelait vos devoirs.

MARGUERITE.

— Je ne puis avoir ce que je mérite que si, tous, vous me rendez les vôtres, — vous rappelant que je suis votre reine et que vous êtes mes sujets. — Oh ! donnez-moi ce que je mérite, et rappelez-vous ces devoirs-là.

DORSET.

— Ne discutez point avec elle ; c’est une lunatique.

MARGUERITE.

— Silence ! maître marquis, vous êtes impudent. — Vos titres, nouvellement frappés, ont à peine cours. — Oh ! qu’un jour votre jeune noblesse sache — ce que c’est que de les avoir perdus et d’être misérable ! — Ceux qui sont placés haut sont secoués par maints coups de vent, — et, s’ils tombent, ils se brisent en pièces.

RICHARD.

— Bonne leçon, morbleu ! Retenez-la, retenez-la, marquis.

DORSET.

— Elle vous touche, milord, autant que moi.

RICHARD.

— Certes, et beaucoup plus. Mais je suis né si haut — que mon aire, bâtie sur la cime du cèdre, — joue avec l’ouragan et brave le soleil.

MARGUERITE.

— Et jette le soleil dans l’ombre ! Hélas ! hélas ! — témoin mon fils, plongé maintenant dans l’ombre de la mort ! — mon fils dont ta nébuleuse colère a étouffé les resplendissants rayons — dans d’éternelles ténèbres. — Votre aire est construite dans notre nid. — Ô Dieu, qui vois cela, ne le souffre pas. — Conquise par le sang, qu’elle soit perdue de même !

BUCKINGHAM.

— Silence ! silence ! par pudeur, sinon par charité !

MARGUERITE.

— N’invoquez près de moi ni la charité, ni la pudeur. — Vous avez agi avec moi sans charité, — et vous vous êtes faits sans pudeur les bouchers de mes espérances. — La charité qu’on me fait n’est qu’outrage ; mon existence que honte. — Ah ! que du moins cette honte fasse vivre éternellement la rage de ma douleur !

BUCKINGHAM.

— Finissez ! Finissez !

MARGUERITE.

— Ô princier Buckingham, je te baise la main, — en signe d’alliance et d’amitié : — que le succès t’accompagne, toi et ta noble maison ! — Tes vêtements ne sont pas tachés de notre sang, — et tu n’es pas sous le coup de mes malédictions.

BUCKINGHAM.

— Ni personne ici. Les malédictions ne dépassent pas — les lèvres de ceux qui les profèrent.

MARGUERITE.

— Je veux croire, moi, qu’elles montent jusqu’au ciel — et qu’elles éveillent Dieu dans l’ineffable paix de son sommeil. — Ô Buckingham, prends garde à ce chien-là ! — Vois-tu, quand il flatte, c’est pour mordre, et, quand il mord, — le venin de sa dent brûle et tue. — N’aie pas affaire à lui ! prends garde à lui ! — Le crime, la mort et l’enfer ont mis sur lui leurs marques, — et tous leurs ministres le suivent.

RICHARD.

— Que dit-elle, milord de Buckingham ?

BUCKINGHAM.

— Rien dont je me soucie, mon gracieux lord.

MARGUERITE.

— Quoi ! tu réponds par le dédain à mes affectueux conseils, — et tu cajoles le diable que je te dénonce ? — Oh ! souviens-toi seulement de mes paroles le jour — où il te fendra le cœur de désespoir ; — tu diras alors : La pauvre Marguerite était prophétesse ! — Vivez donc, vous qui m’écoutez, sujets à sa haine, — lui, à la vôtre, tous, à celle de Dieu !

Elle sort.
HASTINGS.

— Mes cheveux se dressent d’entendre ses malédictions.

RIVERS.

— Et les miens aussi : je me demande pourquoi elle est en liberté.

RICHARD.

— Je ne puis pas la blâmer. Par la sainte mère de Dieu, — elle a été trop mal traitée, et je me repens, pour ma part, de ce que je lui ai fait.

ÉLISABETH.

— Je ne lui ai jamais fait de mal, que je sache.

RICHARD.

— Mais vous avez tout le profit de son mal. — J’ai été trop chaud pour le bonheur de quelqu’un — qui est trop froid pour se le rappeler à présent. — C’est comme Clarence, morbleu ! le voilà bien récompensé ! — On l’a mis pour sa peine à engraisser sur le fumier ! — Dieu pardonne à ceux qui en sont la cause !

RIVERS.

— Conclusion vertueuse et chrétienne, — prier pour ceux qui nous ont fait souffrir !

RICHARD.

— C’est chez moi une habitude, et elle est raisonnée.

À part.

— Si j’avais maudit cette fois, je me serais maudit moi-même.


Entre Catesby.
CATESBY.

— Madame, sa majesté vous demande,

À Richard.

— ainsi que votre grâce,

Aux courtisans.

et vous, mes nobles lords.

ÉLISABETH.

— J’y vais, Catesby… Milords, venez-vous avec moi ?

RIVERS.

— Nous suivons votre grâce, madame.

Tous sortent, excepté Richard.
RICHARD, seul.

— Je fais le mal, et je suis le premier à brailler. — Les méfaits que j’accomplis en secret, — je les rejette, comme autant de charges accablantes sur d’autres. — Moi seul ai mis à l’ombre Clarence : — je le pleure devant un tas d’oisons — ayant nom Stanley, Hastings, Buckingham, — et je leur dis que c’est la reine et ses alliés — qui excitent le roi contre le duc mon frère. — Et ils le croient ! et ils me poussent — à la vengeance contre Rivers, Vaughan et Grey. — Alors je soupire, et, avec une phrase de l’Écriture, — je leur dis que Dieu nous enjoint de faire le bien pour le mal. — Et ainsi j’habille ma vilenie toute nue — avec de vieux centons volés au livre sacré, — et j’ai l’air d’un saint, quand je fais au mieux le diable !

Entrent deux assassins.

— Mais silence : Voici mes exécuteurs. — Eh bien ! mes braves, mes solides et vaillants compères ? — Allez-vous de ce pas dépêcher la chose ?

PREMIER ASSASSIN.

— Oui, milord ; et nous venons chercher le warrant — qui doit nous introduire où il est.

RICHARD.

— C’est juste. Je l’ai ici sur moi.

Il leur donne le warrant.

— Quand vous aurez fini, gagnez Crosby-Place. — Mais brusquez l’exécution, mes maîtres, — soyez inexorables, ne le laissez pas plaider : — car Clarence parle bien, et peut-être — pourrait-il émouvoir la pitié dans vos cœurs, si vous l’écoutiez.

PREMIER ASSASSIN.

— Bah ! bah ! milord, nous ne nous arrêterons pas à bavarder. — Les parleurs ne sont pas des hommes d’action. Soyez sûr — que nous allons jouer du bras, et non de la langue.

RICHARD.

— Vous pleurez des pierres de moulin, quand les niais pleurent des larmes : — je vous aime, enfants… À votre besogne, vite. — Allez, allez, dépêchez.

PREMIER ASSASSIN.

Nous obéissons, noble lord.

Ils sortent.

SCÈNE IV.
[Londres. Une chambre dans la Tour.]
Entrent Clarence et Brakenbury (48).
BRAKENBURY.

— Pourquoi votre grâce a-t-elle aujourd’hui cet air accablé ?

CLARENCE.

— Oh ! j’ai passé une nuit misérable, — pleine de rêves si effrayants et de visions si horribles — que, foi de chrétien, — fût-ce pour acheter un monde d’heureux jours, — je ne voudrais pas en traverser une pareille, — tant j’ai éprouvé d’épouvantables terreurs.

BRAKENBURY.

— Quel était votre rêve, milord ? dites-le-moi, je vous en prie.

CLARENCE.

— Il me semblait que j’étais échappé de la Tour — et embarqué pour passer en Bourgogne, — en compagnie de mon frère Glocester. — Il m’avait engagé à aller de ma cabine — sur le pont : là, nous regardions du côté de l’Angleterre, — et nous nous rappelions mille mauvais moments — que nous avions eus durant les guerres d’York et de Lancastre. — Comme nous marchions — sur le plancher chancelant du tillac, — il m’a semblé que Glocester faisait un faux pas et tombait, — et que, comme je cherchais à le retenir, il me poussait par-dessus le bord — au milieu des vagues bouleversées de l’Océan. — Ô Dieu ! quelle douleur c’était de se noyer ! — quel affreux bruit d’eau dans mes oreilles ! — quels spectacles hideux de mort devant mes yeux ! — Il me semblait voir mille effrayantes épaves ; — des milliers d’hommes que rongeaient les poissons ; — des lingots d’or, de grandes ancres, des monceaux de perles, — des pierres inestimables, des joyaux sans prix, — épars au fond de la mer. — Il y en avait dans des têtes de mort, et, dans les trous — qu’avaient occupés des yeux, étaient fourrées — des pierreries étincelantes qui de leurs regards dérisoires — couvaient le fond boueux de l’abîme — et narguaient les ossements dispersés près d’elles.

BRAKENBURY.

— Aviez-vous donc, au moment de la mort, — le loisir de contempler ces secrets de l’abîme ?

CLARENCE.

— Il me semblait l’avoir. Maintes fois je tâchai — de rendre l’esprit ; mais toujours le flot jaloux — refoulait mon âme, l’empêchait — de gagner l’espace vide et libre de l’air, — et l’étouffait dans ma poitrine pantelante — qui crevait presque pour la cracher.

BRAKENBURY.

— Et vous ne vous êtes pas éveillé dans cette cruelle agonie ?

CLARENCE.

— Non ! non ! mon rêve se prolongeait au delà de la vie. — Oh ! alors la tempête commençait pour mon âme ! — Je croyais franchir le fleuve mélancolique — avec le sinistre batelier dont parlent les poëtes, — et entrer dans le royaume de l’éternelle nuit. — Le premier qui, là, saluait mon âme étrangère — était mon grand beau-père, le renommé Warwick. — Il disait tout haut : « Quel châtiment cette noire monarchie — a-t-elle pour le parjure du traître Clarence ? » — Et puis il s’évanouissait… Alors arrivait errante — une ombre semblable à un ange, ayant une lumineuse chevelure — toute collée de sang ; elle s’écriait : — « Clarence est arrivé, le fourbe, le fuyard, le parjure Clarence, — qui m’a poignardé aux champs de Tewksbury ; — saisissez-le, furies, et livrez-le à vos tortures ! » — Aussitôt, il m’a semblé qu’une légion d’affreux démons — m’environnait, en me hurlant aux oreilles — des cris tellement hideux, qu’au bruit — je me suis éveillé tout tremblant, et, pendant quelque temps, — je n’ai pu m’empêcher de croire que j’étais en enfer, — tant mon rêve m’avait fait une impression terrible !

BRAKENBURY.

— Il n’est pas étonnant, milord, qu’il vous ait épouvanté : — je suis effrayé moi-même, il me semble, de vous l’entendre raconter.

CLARENCE.

— Ô Brakenbury ! Toutes ces choses — qui maintenant déposent contre mon âme, — je les ai faites pour l’amour d’Édouard ; et vois comme il m’en récompense ! — Ô Dieu ! si mes prières profondes ne peuvent t’apaiser, — et si tu veux un châtiment pour mes offenses, — n’assouvis ta colère que sur moi seul. — Oh ! épargne ma femme innocente et mes pauvres enfants !… — Je t’en prie, doux gardien, reste près de moi. — Mon âme est appesantie, et je voudrais dormir.

Clarence se retire au fond du théâtre et se jette sur un lit.
BRAKENBURY.

— Je resterai, milord. Que Dieu accorde à votre grâce un bon sommeil ! — La douleur dérange le temps et les heures du repos ; — elle fait de la nuit le matin, et de l’après-midi la nuit. — Les princes ont leurs titres pour seules gloires, — des honneurs extérieurs pour des labeurs intérieurs : — en échange d’imaginations insaisissables, — ils ne saisissent bien souvent qu’un monde d’implacables soucis ; — si bien qu’entre leurs titres et un nom vulgaire, — il n’y a de différence que le bruit extérieur ! —

Entrent les deux assassins.
PREMIER ASSASSIN.

Holà ! quelqu’un !

BRAKENBURY.

— Que veux-tu, l’ami ? Et comment es-tu venu ici ? —

PREMIER ASSASSIN.

Je veux parler à Clarence et je suis venu ici sur mes jambes.

BRAKENBURY.

Quoi ! si bref ?

DEUXIÈME ASSASSIN.

Cela vaut mieux, monsieur, que d’être fastidieux. Montrons-lui notre commission, et plus un mot.

Il remet un papier à Brakenbury qui le lit.
BRAKENBURY.

— Je reçois ici l’ordre de remettre — le noble duc de Clarence entre vos mains. — Je ne veux pas discuter l’intention de ceci, — car je veux en être innocent. — Voici le duc couché et endormi, et voici les clefs. — Je vais trouver le roi, et lui signifier — que je vous ai ainsi émis mes fonctions.

PREMIER ASSASSIN.

— Vous le pouvez, monsieur : c’est un acte sage. — Portez-vous bien.

Sort Brakenbury.
DEUXIÈME ASSASSIN.

Quoi ! allons-nous le poignarder quand il dort ?

PREMIER ASSASSIN.

Non ! il dirait à son réveil que nous avons agi lâchement.

DEUXIÈME ASSASSIN.

À son réveil ? Eh ! imbécile ! il ne s’éveillera jamais qu’au jour du grand jugement.

PREMIER ASSASSIN.

Eh bien ! alors il dira que nous l’avons poignardé endormi.

DEUXIÈME ASSASSIN.

L’énoncé de ce mot : jugement, a fait naître en moi une sorte de remords.

PREMIER ASSASSIN.

Comment ! tu as peur ?

DEUXIÈME ASSASSIN.

Pas de le tuer, puisque nous avons un warrant, mais d’être damné pour l’avoir tué, ce dont aucun warrant ne peut me préserver.

PREMIER ASSASSIN.

Je te croyais résolu.

DEUXIÈME ASSASSIN.

Je le suis aussi : à le laisser vivre.

PREMIER ASSASSIN.

Je vais retourner près du duc de Glocester, et lui conter ça.

DEUXIÈME ASSASSIN.

Non, je t’en prie, arrête un peu : j’espère que ce pieux accès me passera ; il ne me dure jamais plus de vingt secondes.

PREMIER ASSASSIN.

Comment te sens-tu maintenant ?

DEUXIÈME ASSASSIN.

Il y a encore en moi une certaine lie de conscience.

PREMIER ASSASSIN.

Songe à notre récompense quand l’action sera faite.

DEUXIÈME ASSASSIN.

Allons ! il meurt ! J’avais oublié la récompense.

PREMIER ASSASSIN.

Où est ta conscience maintenant ?

DEUXIÈME ASSASSIN.

Dans la bourse du duc de Glocester.

PREMIER ASSASSIN.

Dès qu’il ouvre sa bourse pour nous donner notre récompense, ta conscience s’envole.

DEUXIÈME ASSASSIN.

N’importe : qu’elle s’en aille ! Elle a peu ou point de chance de trouver un gîte.

PREMIER ASSASSIN.

Et si elle te revient ?

DEUXIÈME ASSASSIN.

Je ne veux plus me mêler d’elle. Elle est chose trop dangereuse : elle fait d’un homme un couard. Un homme ne peut voler qu’elle ne l’accuse ; un homme ne peut jurer qu’elle ne l’arrête ; un homme ne peut coucher avec la femme de son voisin qu’elle ne le dénonce. C’est un esprit à la face rouge de honte, qui se mutine dans le cœur de l’homme, et qui l’obstrue partout d’obstacles. Elle m’a fait une fois restituer une bourse pleine d’or que j’avais trouvée par hasard. Elle ruine quiconque la garde ; elle a été chassée des villes et des cités comme un être dangereux ; et tout homme qui entend vivre à l’aise tâche de ne se fier qu’à lui-même et de vivre sans elle.

PREMIER ASSASSIN.

Morbleu, la voici à mon coude, qui m’exhorte à ne pas tuer le duc.

DEUXIÈME ASSASSIN.

Rejette la diablesse dans ton imagination et ne la crois pas : elle ne veut s’insinuer près de toi que pour te faire soupirer.

PREMIER ASSASSIN.

Je suis solidement bâti : elle ne viendra pas à bout de moi.

DEUXIÈME ASSASSIN.

C’est parler comme un grand garçon qui respecte sa réputation. Allons ! nous mettons-nous à la besogne ?

PREMIER ASSASSIN.

Attrape-le à la boule avec le pommeau de ton épée, et ensuite jetons-le dans le tonneau de Malvoisie, dans la chambre voisine.

DEUXIÈME ASSASSIN.

Oh ! l’excellente idée ! faire de lui une mouillette !

PREMIER ASSASSIN.

Doucement ! il s’éveille.

DEUXIÈME ASSASSIN.

Frappe.

PREMIER ASSASSIN.

Non ! raisonnons un peu avec lui.

CLARENCE.

— Où es-tu, geôlier ? donne-moi une coupe de vin. —

PREMIER ASSASSIN.

Vous aurez du vin à discrétion, milord, tout à l’heure.

CLARENCE.

Au nom du ciel, qui es-tu ?

PREMIER ASSASSIN.

Un homme comme vous.

CLARENCE.

Mais pas royal, comme je le suis.

DEUXIÈME ASSASSIN.

En revanche, loyal, comme vous ne l’êtes pas.

CLARENCE.

— Ta voix est un tonnerre ; mais ton regard est humble.

PREMIER ASSASSIN.

— Ma voix est celle du roi ; mon regard est mon regard.

CLARENCE.

— Qu’elles sont ténébreuses, tes paroles, et qu’elles sont funèbres ! — Vos yeux me menacent : pourquoi êtes-vous si pâles ? — Qui vous a envoyés ici ? Dans quel but venez-vous ?

LES DEUX ASSASSINS.

Pour… pour… pour…

CLARENCE.

Pour m’assassiner ?

LES DEUX ASSASSINS.

Oui, oui.

CLARENCE.

— À peine avez-vous le cœur de le dire ; — vous ne pouvez donc avoir le cœur de le faire. — En quoi, mes amis, vous ai-je offensés ?

PREMIER ASSASSIN.

— Nous ? vous ne nous avez pas offensés ; mais c’est le roi.

CLARENCE.

— Je me réconcilierai avec lui.

DEUXIÈME ASSASSIN.

— Jamais, milord : ainsi préparez-vous à mourir.

CLARENCE.

— Êtes-vous choisis entre la foule des hommes — pour égorger l’innocent ? Quel est mon crime ? — Où est la preuve qui m’accuse ? — Quel jury légal a transmis son verdict — au juge farouche ? Qui a prononcé — l’amère sentence de mort contre le pauvre Clarence ? — Avant que je sois convaincu dans les formes de la loi, — me menacer de mort est la chose la plus illégale. — Au nom de la rédemption que vous espérez, — par le précieux sang du Christ versé pour nos péchés (49), — je vous somme de sortir et de ne pas lever la main sur moi. — L’action que vous entreprenez est damnable.

PREMIER ASSASSIN.

— Ce que nous voulons faire, nous le faisons d’après un commandement.

DEUXIÈME ASSASSIN.

— Et celui qui a commandé est notre roi.

CLARENCE.

— Vassal erroné ! Le grand Roi des rois — a, dans les tables de sa loi, commandé ceci : — Tu ne tueras point. Voulez-vous donc — fouler aux pieds son édit pour exécuter celui d’un homme ? — Prenez garde ; car il tient le châtiment dans ses mains, — pour le précipiter sur la tête de ceux qui violent sa loi !

DEUXIÈME ASSASSIN.

— Et c’est ce châtiment qu’il précipite sur toi, — comme coupable de parjure et de meurtre. — Tu avais fait le serment de combattre — pour la maison de Lancastre.

PREMIER ASSASSIN.

— Et, traître au nom de Dieu, — tu as brisé ce vœu ; et, de ta lame perfide, — tu as déchiré les entrailles du fils de ton souverain !

DEUXIÈME ASSASSIN.

— Que tu avais juré d’aimer et de défendre !

PREMIER ASSASSIN.

— Comment peux-tu nous opposer la loi formidable de Dieu — que tu as toi-même si chèrement violée ?

CLARENCE.

— Hélas ! pour qui ai-je commis cette mauvaise action ? — Pour Édouard, pour mon frère, pour sa cause. — Il ne vous envoie pas me tuer pour cela ; — car il est engagé autant que moi dans ce crime. — Si Dieu veut châtier une action, — oh ! sachez-le, il le fait publiquement ; — n’enlevez pas la querelle à son bras fort : — il n’a pas besoin de moyens indirects ou illégitimes — pour retrancher ceux qui l’ont offensé.

PREMIER ASSASSIN.

— De qui donc te fis-tu le sanglant ministre — quand tu frappas à mort ce vaillant précoce, — le brave Plantagenet, ce princier novice ?

CLARENCE.

— De mon amour pour mon frère, du diable et de ma rage.

PREMIER ASSASSIN.

— Eh bien, c’est notre amour pour ton frère, notre devoir et tes crimes — qui nous provoquent ici même à te tuer.

CLARENCE.

— Si vous aimez mon frère, ne me haïssez pas. — Je suis son frère, et je l’aime bien. — Si vous êtes payés pour ceci, retirez-vous — et je vous enverrai à mon frère Glocester, — qui vous récompensera mieux pour ma vie — qu’Édouard pour la nouvelle de ma mort.

DEUXIÈME ASSASSIN.

— Vous vous trompez : votre frère Glocester vous hait.

CLARENCE.

— Oh ! non, il m’aime, et je lui suis cher : — allez à lui de ce pas.

LES DEUX ASSASSINS.

Oui, nous y allons.

CLARENCE.

— Dites-lui de ma part que, quand notre père, le prince d’York — bénit ses trois fils de son bras victorieux — et nous recommanda, du fond de son âme, de nous aimer mutuellement, — il ne prévoyait guère toutes ces discordes dans nos affections. — Rappelez cela à Glocester, et il pleurera.

PREMIER ASSASSIN.

— Oui, des meules de moulin : c’est ce qu’il nous a appris à pleurer.

CLARENCE.

— Oh ! ne le calomniez pas ; car il est bon.

PREMIER ASSASSIN.

— Comme le givre pour la récolte… Allons ! vous vous trompez, — c’est lui qui nous envoie ici pour vous détruire.

CLARENCE.

— C’est impossible : il a pleuré mon malheur ! — il m’a serré dans ses bras ! il a juré, en sanglotant, — qu’il travaillerait à ma délivrance !

PREMIER ASSASSIN.

— Eh ! c’est ce qu’il fait, quand il vous délivre — de la servitude de cette terre aux joies du ciel.

SECOND ASSASSIN.

— Faites votre paix avec Dieu, car vous allez mourir, milord.

CLARENCE.

— Quoi ! vous avez dans vos âmes cette sainte pensée — de m’engager à faire ma paix avec Dieu, — et vous êtes assez aveugles à vos propres âmes — pour vous mettre en guerre avec Dieu, en m’assassinant (50) ? — Ah ! mes maîtres, réfléchissez : celui qui vous a poussés — à faire cette action vous haïra pour l’avoir faite.

DEUXIÈME ASSASSIN.

— Que faut-il faire ?

CLARENCE.

Vous laisser fléchir, et sauver vos âmes ! — Qui de vous, s’il était le fils d’un prince, — privé de sa liberté, comme je le suis maintenant, — voyant venir à lui deux meurtriers tels que vous, — n’implorerait pas la vie ? — Comme vous la mendieriez, — si vous étiez dans ma détresse !

PREMIER ASSASSIN.

— Nous laisser fléchir ? ce serait lâche et digne d’une femme.

CLARENCE.

— Ne pas se laisser fléchir est bestial, sauvage, diabolique.

Au second assassin.

— Mon ami, je surprends de la pitié dans tes regards. — Oh ! si tes yeux ne sont pas trompeurs, — range-toi de mon côté et implore pour moi. — Un prince qui mendie, quel mendiant n’en aurait pas pitié ?

SECOND ASSASSIN.

— Détournez la tête, milord.

PREMIER ASSASSIN.

— Tiens, et tiens !

Il poignarde Clarence.

Si cela ne suffit pas, — je vais te noyer dans le tonneau de Malvoisie, là au fond.

Il sort en entraînant le corps.
DEUXIÈME ASSASSIN.

— Action sanglante et désespérément dépêchée ! — Que je voudrais, comme Pilate, me laver les mains — de ce lamentable et criminel assassinat !

Rentre le premier assassin.
PREMIER ASSASSIN.

— Eh bien ! à quoi penses-tu, que tu ne m’as pas aidé ? — Par le ciel ! le duc apprendra comme tu as été lâche.

SECOND ASSASSIN.

— Que ne peut-il apprendre que j’ai sauvé son frère ! — Prends, toi, toute la récompense, et répète-lui ce que je dis : — Je me repens de l’assassinat du duc.

PREMIER ASSASSIN.

— Et moi, non !… Va-t’en, couard que tu es !

Le second assassin sort.

— Maintenant, je vais cacher le cadavre dans quelque trou, — jusqu’à ce que le duc donne des ordres pour sa sépulture ; — et, quand j’aurai reçu mon salaire, je décampe : — car ceci va s’ébruiter, et alors je ne dois pas être là.

Il sort.

SCÈNE V.
[Londres. Une chambre dans le palais.]
Entre le roi Édouard, malade et soutenu, la reine Élisabeth, Dorset, Rivers, Hastings, Buckingham, Grey, et d’autres courtisans.
EDOUARD, s’asseyant.

— C’est cela… Allons ! j’ai fait un bon travail aujourd’hui. — Vous, mes pairs, conservez l’union que je viens de former. — J’attends chaque jour une ambassade — de mon Rédempteur pour me racheter de ce monde, — et mon âme partira plus paisible pour le ciel — puisque j’ai rétabli la paix parmi mes amis sur la terre. — Rivers et Hastings, serrez-vous la main : — ne dissimulez plus de haine, jurez-vous amitié.

RIVERS, donnant la main à Hastings.

— Par le ciel ! mon âme est purgée de toute rancune, — et je scelle de ma main la sincère affection de mon cœur.

HASTINGS.

— Puissé-je être aussi heureux que je suis vrai en faisant le même serment !

ÉDOUARD.

— Gardez-vous de plaisanter devant votre roi, — de peur que celui qui est le roi suprême des rois — ne confonde votre fausseté cachée, et ne vous condamne — à finir l’un par l’autre.

HASTINGS.

— Puisse ma prospérité être aussi sûre que ce serment de parfaite affection !

RIVERS.

— Et la mienne, que mon affection pour Hastings est cordiale !

ÉDOUARD, à la reine.

— Madame, vous n’êtes pas vous-même sans reproche en tout ceci, — ni votre fils Dorset, ni vous, Buckingham ; — vous avez tous été factieux les uns contre les autres. — Femme, aimez lord Hastings, laissez-lui baiser votre main ; — et ce que vous faites, faites-le sans arrière-pensée.

ÉLISABETH.

— Voici ma main, Hastings.

Hastings baise la main de la reine.

Jamais je ne me souviendrai — de nos anciennes haines : je le jure sur mon bonheur et sur celui des miens !

ÉDOUARD, montrant Hastings à Dorset.

— Dorset, embrassez-le !… Hastings, aimez le marquis !

Hastings et Dorset s’embrassent.
DORSET.

— Ce traité d’amitié, j’en fais ici le vœu, — sera pour moi inviolable.

HASTINGS.

— Pour moi aussi, je le jure !

ÉDOUARD.

— Maintenant, princier Buckingham, scelle cette alliance — en embrassant les parents de ma femme, — et rendez-moi heureux par votre union.

BUCKINGHAM, à la reine.

— Si jamais Buckingham retourne sa haine — contre votre grâce, s’il ne vous chérit pas — d’une légitime affection, vous et les vôtres, que Dieu me punisse — par la haine de ceux dont j’attends le plus d’amour ! — Qu’au moment où j’aurai le plus besoin d’un ami — et où je serai le plus sur de son amitié, — je le trouve profond, creux, traître et plein de ruse ! — Voilà ce que je demande au ciel, — si jamais je suis froid dans mon amour pour vous et pour les vôtres !

ÉDOUARD.

— Ton vœu, princier Buckingham, — est un délicieux cordial pour mon cœur malade. — Il ne manque plus ici que notre frère Glocester — pour faire l’heureuse conclusion de cette alliance.

BUCKINGHAM.

— Justement, voici le noble duc qui vient.

Entre Richard (51).
RICHARD.

— Salut à mon roi souverain et à ma reine ! — À vous, nobles pairs, un vrai bonjour !

ÉDOUARD.

— Un bon jour, en effet, comme nous l’avons passé ! — Glocester, nous avons fait une œuvre charitable ; — grâce à nous, entre les pairs écumants de rancunes, — l’inimitié s’est changée en paix, la haine en franche affection.

RICHARD.

— Bénie soit cette œuvre, mon souverain ! — Si, dans cette cohue auguste, il est quelqu’un ici — qui, sur de faux rapports ou sur d’injustes soupçons, — me tienne pour ennemi, — si, à mon insu ou dans un accès de rage, — il m’est arrivé de commettre une offense grave — envers quelqu’un dans cette cour, je lui demande — une amicale réconciliation. — C’est pour moi la mort que d’avoir une inimitié ; — je hais cela, et je désire l’affection de tous les gens de bien.

À la reine.

— À vous d’abord, madame, je demande une paix sincère — que je paierai du plus respectueux dévouement ; — à vous aussi, mon noble cousin Buckingham, — si jamais quelque grief s’est logé entre nous deux ; — à vous, lord Rivers, à vous, Dorset, — qui, sans que je le mérite, m’avez toujours fait sombre mine ; — à vous, lord Woodwille, et à vous, lord Scales (52) ; — ducs, comtes, lords, gentilshommes, à vous tous ! — Je ne connais pas un Anglais vivant — à qui j’en veuille plus, au fond de l’âme, — qu’à l’enfant qui vient de naître : — je rends grâce à Dieu de mon humilité.

ÉLISABETH.

— Ce jour sera dans l’avenir célébré comme un jour de fête. — Dieu veuille que tous nos différends soient complètement arrangés ! — Mon souverain seigneur, je supplie votre altesse — de rappeler en grâce notre frère Clarence.

RICHARD.

— Quoi ! madame, suis-je venu ici offrir mon amitié — pour être ainsi bafoué en présence du roi ? — Qui ne sait pas que le cher duc est mort ?

Tous tressaillent.

— Vous lui faites outrage, en insultant ainsi à son cadavre !

ÉDOUARD.

— Qui ne sait pas que le duc est mort ! Eh ! qui donc sait qu’il l’est ?

ÉLISABETH.

— Ciel qui vois tout, quel monde est celui-ci ?

BUCKINGHAM.

— Lord Dorset, suis-je aussi pâle que vous tous ?

DORSET.

— Oui, mon bon lord, et il n’est personne ici — dont les joues n’aient perdu leur rouge couleur.

ÉDOUARD.

— Clarence est mort ? L’ordre était révoqué.

RICHARD.

— Le pauvre homme ! il est mort de votre premier ordre. — Celui-là, un Mercure ailé le portait. — Le contre-ordre était porté par quelque cul-de-jatte, — qui, trop lent, est arrivé pour le voir enterrer. — Dieu veuille que quelqu’un, moins noble et moins loyal que lui, — plus proche des pensées sanglantes, et moins proche du sang royal, — quelqu’un que le soupçon n’a pas atteint encore, — n’ait pas mérité pire que le malheureux Clarence !

Entre Stanley.
STANLEY, se jetant au genoux du roi.

— Une faveur, mon souverain, une faveur pour tous mes services !

ÉDOUARD.

— Je t’en prie, laisse-moi : mon âme est pleine de tristesse.

STANLEY.

— Je ne me lèverai pas que votre altesse ne m’ait entendu.

ÉDOUARD.

— Alors, dis vite ce que tu désires.

STANLEY.

— Mon souverain, la grâce d’un de mes gens — qui a tué aujourd’hui un insolent gentilhomme — de la suite du duc de Norfolk.

ÉDOUARD.

— Quoi ! ma bouche aurait condamné mon frère à mort, — et elle prononcerait le pardon d’un esclave ! — Mon frère n’avait tué personne ; sa faute n’était qu’une pensée, — et sa peine pourtant a été une mort cruelle. — Qui m’a demandé grâce pour lui ? Qui, dans ma fureur, — s’est agenouillé à mes pieds et m’a dit de réfléchir ? — Qui m’a parlé de fraternité ? Qui m’a parlé d’amour ? — Qui m’a rappelé comment il avait, pauvre âme ! — abandonné le puissant Warwick, et combattu pour moi ? — Qui m’a transporté dans les champs de Tewskbury — au moment où je fus terrassé par Oxford, et où il me sauva la vie — en s’écriant : « Cher frère, vivez et soyez roi ! » — Qui m’a rappelé comment, alors que nous étions tous deux étendus sur la terre, — presque morts de froid, il m’enveloppa — dans ses propres vêtements, et s’abandonna, — transi et nu, à la nuit glacée ? — Tout cela, une colère brutale et coupable — l’avait arraché de mon souvenir, et pas un de vous — n’a eu la charité de m’y faire penser ! — Mais qu’un de vos charretiers, qu’un de vos vassaux ivres — ait fait un meurtre, et ait mutilé — l’image sainte de notre bien-aimé Rédempteur, — vous voilà vite à genoux, implorant le pardon ! le pardon ! — Et moi, injuste aussi, il faut que je vous l’accorde ! — Et pour mon frère, pas un n’a voulu parler, — pas même moi, ingrat ! qui ne me suis rien dit à moi-même — pour lui, pauvre âme ! Les plus fiers de vous tous — avaient été ses obligés pendant sa vie, — et pas un de vous n’a intercédé pour sa vie ! — Ô Dieu ! j’ai peur que ta justice ne nous punisse tous, — moi, et vous, et les miens, et les vôtres, pour ceci ! — Allons, Hastings, aide-moi jusqu’à mon cabinet. — Ô pauvre Clarence !

Le roi sort appuyé sur Hastings, et suivi de la reine, de Rivers, de Dorset et de Grey.
RICHARD, à Buckingham.

— Voilà le fruit de la précipitation. N’avez-vous pas remarqué — comme tous ces coupables parents de la reine — ont pâli, en apprenant la mort de Clarence ? — Oh ! ils la réclamaient sans cesse auprès du roi. — Dieu la vengera… Allons, milords ; venez-vous — consoler Édouard par notre compagnie ?

BUCKINGHAM.

— Nous suivons votre grâce.

Tous sortent.

SCÈNE VI.
[Toujours à Londres. — Une salle dans un palais.]
La Duchesse d’York entre avec le Fils et la Fille de Clarence.
LE FILS.

— Dites donc, bonne grand’mère, est-ce que notre père est mort ?

LA DUCHESSE.

— Non, mon enfant.

LA FILLE.

— Pourquoi donc vous tordez-vous les mains et vous battez-vous la poitrine, — et criez-vous : « Ô Clarence, mon malheureux fils ! »

LE FILS.

— Pourquoi nous regardez-vous, et secouez-vous la tête, — et nous appelez-vous orphelins, pauvres petits abandonnés, — si notre père est toujours en vie ?

LA DUCHESSE.

— Mes jolis cousins, vous vous trompez tous les deux ; — ce qui m’afflige, c’est la maladie du roi, — que j’ai bien peur de perdre, et non la mort de votre père. — Ce serait du chagrin perdu de pleurer un être perdu.

LE FILS.

— Vous avouez donc, grand’mère, qu’il est mort ? — Oh ! c’est la faute du roi mon oncle : — Dieu le punira ; je vais faire — des prières bien sérieuses à cet effet.

LA FILLE.

— Et moi aussi.

LA DUCHESSE.

— Paix, enfants, paix ! Le roi vous aime : — naïfs et simples, innocents que vous êtes, — vous ne pouvez pas deviner qui a causé la mort de votre père.

LE FILS.

— Si, grand’mère : car mon bon oncle Glocester — m’a dit que le roi, provoqué par la reine, — avait inventé des calomnies pour le mettre en prison ; — et, quand mon oncle a dit ça, il a pleuré, — et il m’a beaucoup plaint, et il m’a baisé tendrement sur la joue ; — il m’a dit de compter sur lui comme sur mon père, — et qu’il m’aimerait autant que son enfant.

LA DUCHESSE.

— Ah ! se peut-il que la perfidie dérobe de si douces formes — et cache un vice profond sous un masque si vertueux ! — Il est mon fils, oui ! et aussi ma honte ! — Mais ce n’est pas à mes mamelles qu’il a sucé cette perfidie !

LE FILS.

— Est-ce que vous croyez, grand’mère, que mon oncle ne disait pas la vérité ?

LA DUCHESSE.

— Oui, mon enfant.

LE FILS.

— Je ne peux pas le croire… Écoutez ! Quel est ce bruit-là ?…


Entre la Reine Élisabeth d’un air égaré. Rivers et Dorset la suivent.


ÉLISABETH.

— Ah ! qui pourrait m’empêcher de pleurer et de gémir, — d’accuser mon sort et de me tourmenter ? — Je veux m’allier au noir désespoir contre mon âme — et devenir l’ennemie de moi-même !

LA DUCHESSE.

— Pourquoi cette scène de brusque désolation ?

ÉLISABETH.

— Pour achever un acte de tragique violence. — Édouard, mon seigneur, ton fils, notre roi, est mort. — Pourquoi reste-t-il des branches quand la racine a disparu ? — Pourquoi les feuilles qui n’ont plus leur sève ne se dessèchent-elles pas ? — Si c’est vivre que vous voulez, lamentez-vous ; si c’est mourir, hâtez-vous : — que nos âmes puissent rattraper celle du roi de leurs ailes rapides ; — que nous puissions, sujets obéissants, l’escorter — dans son nouveau royaume d’immuable repos !

LA DUCHESSE.

— Ah ! j’ai autant de part dans ta douleur — que j’avais de droits sur ton noble Édouard. — Jusqu’ici, pleurant la mort de mon digne mari, — j’avais vécu à regarder ses images ; — mais maintenant, les deux miroirs, où je retrouvais sa ressemblance auguste, — sont mis en pièces par la mort méchante, — et, pour consolation, je n’ai plus qu’une glace trompeuse — où j’ai la tristesse de ne voir que ma honte. — Tu es veuve, mais tu restes mère, — et tu as encore la consolation de tes enfants, — tandis que la mort a enlevé mon mari de mes bras, — et arraché de mes faibles mains mes deux béquilles, — Clarence et Édouard ! Oh ! que de motifs j’ai, — ton malheur n’étant que la moitié du mien, — de dominer tes plaintes et de noyer tes pleurs dans les miens !

LE FILS DE CLARENCE, à la reine.

— Ah ! tante ! vous n’avez pas pleuré pour la mort de notre père : — pourquoi vous aiderions-nous de nos larmes filiales ?

LA FILLE.

— Pas un cri n’a répondu à notre détresse orpheline : — eh bien, que votre douleur douairière reste sans écho !

ÉLISABETH.

— Je ne veux pas de secours à mes lamentations ! — Le désespoir en moi n’est pas aride : — il peut faire affluer toutes ses sources dans mes yeux, — jusqu’à ce que, gouvernée par la lune humide, — la marée de mes larmes submerge le monde ! — Ah ! mon mari ! mon cher seigneur Édouard !

LES ENFANTS.

— Ah ! notre père ! notre cher seigneur Clarence !

LA DUCHESSE.

— Hélas ! mes deux enfants ! Édouard ! Clarence !

ÉLISABETH.

— Quel autre soutien avais-je qu’Édouard ? Et il n’est plus !

LES ENFANTS.

— Quel autre soutien avions-nous que Clarence ? Et il n’est plus !

LA DUCHESSE.

— Quels autres soutiens avais-je qu’eux deux ? Et ils ne sont plus !

ÉLISABETH.

— Jamais veuve ne fit une perte si chère !

LES ENFANTS.

— Jamais orphelins ne firent une perte si chère !

LA DUCHESSE.

— Jamais mère ne fit une perte si chère ! — Hélas ! Je suis mère pour toutes ces angoisses : — les malheurs qu’ils se partagent, moi, je les ai entiers !

Montrant Élisabeth.

— Elle pleure un Édouard, et moi aussi. — Je pleure un Clarence, et elle, non.

Montrant le fils et la fille de Clarence.

— Ces enfants pleurent Clarence, et moi je le pleure aussi. — Je pleure un Édouard, et eux, ils ne le pleurent pas. — Hélas ! c’est sur moi, triplement désolée, — que vous trois vous versez toutes vos larmes ! Je suis la nourrice de votre douleur, — et je l’allaite de sanglots !

DORSET, à Élisabeth.

— Remettez-vous, chère mère. Dieu s’offense — de vous voir accueillir son œuvre par ces tristes remercîments. — Dans le commun de la vie, cela passe pour ingratitude — de rendre de mauvaise grâce — ce qu’une main bienfaisante a généreusement prêté. — C’est une ingratitude bien plus grande d’accuser ainsi le ciel — parce qu’il réclame le prêt royal que vous teniez de lui.

RIVERS.

— Madame, songez, en mère vigilante, — au jeune prince votre fils. Envoyez-le vite chercher. — Faites-le couronner : il est pour vous la consolation vivante. — Noyez votre désespoir dans le tombeau d’Édouard mort, — et arborez votre joie sur le trône d’Édouard vivant (53).

Entrent Richard, Buckingham, Stanley, Hastings, Ratcliff et autres.
RICHARD, à Élisabeth.

— Consolez-vous, ma sœur : nous avons tous sujet — de pleurer l’astre rayonnant qui vient de s’obscurcir ; — mais nul ne peut réparer ses pertes par des pleurs.

À la duchesse d’York.

— Madame ma mère, je vous demande bien pardon, — je n’avais pas vu votre grâce… J’implore humblement — à vos genoux votre bénédiction.

LA DUCHESSE.

— Que Dieu te bénisse et mette dans ton cœur la douceur, — l’amour, la charité, l’obéissance et la fidélité au devoir !

RICHARD, à part.

Amen ! Et qu’il me fasse mourir vieux bonhomme ! — C’est la conclusion de toute bénédiction maternelle. — Je m’étonne que sa grâce l’ait oubliée.

BUCKINGHAM.

— Vous, sombres princes, et vous, pairs au cœur attristé, — qui portez le poids accablant de la douleur commune, — soutenez-vous mutuellement par un mutuel amour. — Si avec ce roi nous perdons une moisson, — son fils nous en offre une autre. — Puisque la rancune qui enflait vos cœurs — en a été arrachée, puisque toutes tes fractures ont été rejointes, — préservons bien doucement, maintenons avec amour cette union récente ! — Il serait bon, ce me semble, d’envoyer immédiatement à Ludlow — chercher le jeune roi et de le faire — conduire à Londres par une petite escorte, pour le couronner.

RIVERS.

— Pourquoi par une petite escorte, milord de Buckingham ?

BUCKINGHAM.

— Parbleu, milord, de peur que, dans une foule, — la blessure de la haine, à peine fermée, ne se rouvrît : — le péril en serait d’autant plus grand — que l’État est faible et non encore gouverné. — Quand tous les chevaux ont la bride sur le cou — et peuvent diriger leur course où ils veulent, — mon avis est qu’on doit prévenir — le danger du mal comme le mal lui-même.

RICHARD.

— J’espère que le roi a fait la paix entre nous tous ; — le raccommodement est ferme et sincère chez moi.

RIVERS.

— Et chez moi aussi ; et chez tous, je pense. — Mais, puisqu’il est tout frais encore, il ne faut pas — l’exposer au danger d’une rupture — qui serait fort possible au milieu d’une compagnie nombreuse. — Aussi je pense, avec le noble Buckingham, — qu’il est convenable de n’envoyer — que peu de monde chercher le prince (54).

HASTINGS.

— Je le pense aussi.

RICHARD.

— Soit. Allons décider — quels seront ceux qui devront courir immédiatement à Ludlow.

À la reine.

— Madame,

À la duchesse.
et vous, ma mère, irez-vous — donner votre avis sur cette importante affaire ?
Tous sortent, excepté Richard et Buckingham.
BUCKINGHAM.

— Milord, quels que soient ceux qui vont chercher le prince, — au nom du ciel, ne restons ici ni l’un ni l’autre. — En chemin, comme prologue à l’histoire dont nous venons de parler, — je saisirai l’occasion — d’écarter du prince l’altière famille de la reine.

RICHARD.

— Ô mon autre moi-même, mon conseil d’État, — mon oracle, mon prophète !… Mon cher cousin, — je me laisse diriger comme un enfant. — À Ludlow donc ! Ne restons pas en arrière.

Ils sortent.

SCÈNE VII.
[Toujours à Londres. — Une rue.]
deux citoyens entrent et se rencontrent.
PREMIER CITOYEN.

— Bonjour, voisin ; où courez-vous si vite ?

DEUXIÈME CITOYEN.

— Je le sais à peine moi-même, je vous jure, — savez-vous la nouvelle ?

PREMIER CITOYEN.

Oui : le roi est mort.

DEUXIÈME CITOYEN.

— Mauvaise nouvelle, par Notre-Dame. Rarement le successeur vaut mieux. — J’en ai peur, j’en ai peur, cela va faire chanceler le monde.

Entre un troisième citoyen.
TROISIÈME CITOYEN.

— Voisins, Dieu vous assiste !

PREMIER CITOYEN.

Bonjour, monsieur.

TROISIÈME CITOYEN.

— La nouvelle de la mort du bon roi Édouard se confirme-t-elle ?

DEUXIÈME CITOYEN.

— Oui, monsieur, elle n’est que trop vraie : Dieu nous garde, en attendant !

TROISIÈME CITOYEN.

— Alors, mes maîtres, préparez-vous à voir du trouble dans le monde.

PREMIER CITOYEN.

— Non, non. Par la grâce de Dieu, son fils régnera.

TROISIÈME CITOYEN.

— Malheur au pays qui est gouverné par un enfant !

DEUXIÈME CITOYEN.

— Il y a espoir d’être gouvernés, d’abord, — pendant sa minorité, par un conseil sous son nom, — et puis, par lui-même dès que les années l’auront mûri. — Alors, et jusqu’alors, nous serons bien gouvernés, j’en suis sûr !

PREMIER CITOYEN.

— L’État était dans la même situation lorsque Henry VI — fut couronné à Paris à l’âge de neuf ans.

TROISIÈME CITOYEN.

— Dans la même situation, dites-vous ? Non, non, mes braves amis, Dieu le sait ; — car alors l’Angleterre était riche en politiques fameux — et en graves conseillers ; alors le roi — avait pour protéger sa grâce des oncles vertueux.

PREMIER CITOYEN.

— Eh bien, celui-ci en a également, et du côté de son père et du côté de sa mère.

TROISIÈME CITOYEN.

— Plût au ciel que tous ses oncles fussent du côté de son père, — ou, mieux encore, qu’il n’en eût aucun de ce côté ! — Leurs prétentions rivales auprès du roi — nous froisseront tous, si Dieu n’y met bon ordre. — Oh ! le duc de Glocester est bien dangereux ; — les fils et les frères de la reine sont hautains et arrogants. — Si, au lieu de gouverner, ils étaient gouvernés eux-mêmes, — notre pays malade retrouverait quelque soulagement.

PREMIER CITOYEN.

— Allons, allons, nous voyons la chose en noir : tout ira bien.

TROISIÈME CITOYEN.

— Quand les nuages se montrent, les hommes sages mettent leur manteau. — Quand les feuilles tombent, c’est qu’alors l’hiver approche. — Quand le soleil se couche, qui ne s’attend à la nuit ? — Des orages intempestifs font prévoir une disette. — Tout peut aller bien ; mais, si Dieu le veut ainsi, — c’est plus que nous ne méritons ou que je n’espère.

DEUXIÈME CITOYEN.

— À vrai dire, la crainte remplit tous les cœurs. — Vous ne pouvez causer avec personne — qui n’ait l’air accablé et tout effrayé.

TROISIÈME CITOYEN.

— À la veille des révolutions, c’est toujours ainsi. — Par un instinct divin, les esprits des hommes pressentent — le danger imminent, comme on voit — s’enfler les lames à l’approche d’un ouragan, — Mais confions tout à Dieu !… Où allez-vous ?

DEUXIÈME CITOYEN.

— Eh ! parbleu ! nous avons été mandés par les juges.

TROISIÈME CITOYEN.

— Et moi aussi. Je vous ferai compagnie.

Ils sortent.

SCÈNE VIII.
[Londres. — Une chambre dans le palais.]
Entrent l’Archevèque d’York, le jeune Duc d’York, la Reine Élisabeth et la Duchesse d’York.
L’ARCHEVÊQUE.

— La nuit dernière, m’a-t-on dit, ils ont couché à Northampton ; — ils seront ce soir à Stony-Stratford. — Demain ou après, ils seront ici.

LA DUCHESSE.

— Je désire de tout mon cœur voir le prince. — J’espère qu’il a bien grandi depuis que je ne l’ai vu.

ÉLISABETH.

— Mais j’ai appris que non. On dit que mon fils York — est devenu presque aussi grand que lui.

LE DUC D’YORK.

— C’est vrai, ma mère ; mais je voudrais que cela ne fût pas.

LA DUCHESSE.

— Pourquoi, mon cher cousin ? il est bon de grandir.

LE DUC D’YORK.

— Grand’mère, un soir que nous étions à souper, — mon oncle Rivers fit la remarque que je grandissais — plus que mon frère. « Ah ! dit mon oncle Glocester, — petites herbes ont de la grâce, mauvaises herbes croissent vite. » — Et, depuis ce temps-là, il me semble que je ne voudrais pas grandir si rapidement, — puisque les fleurs embaumées sont lentes et les mauvaises herbes hâtives.

LA DUCHESSE.

— Ma foi ! ma foi ! celui qui t’a objecté ce proverbe — y fait lui-même exception : — c’était dans sa jeunesse un être tellement malingre, — tellement lent à croître, tellement en retard, — que, si sa règle était vraie, il serait la grâce même.

L’ARCHEVÊQUE.

— Et certes, c’est ce qu’il est aussi, gracieuse madame.

LA DUCHESSE.

— Je veux bien l’espérer. Mais il faut toujours que les mères s’inquiètent.

LE DUC D’YORK.

— Ma foi, si je m’en étais souvenu, — j’aurais pu lancer à sa grâce, mon oncle, une raillerie — sur sa croissance, qui aurait mieux porté que la sienne.

LA DUCHESSE.

— Comment, mon petit York ? dis-moi cela, je t’en prie.

LE DUC D’YORK.

— Parbleu ! on dit que mon oncle grandissait si vite, — qu’à l’âge de deux heures, il pouvait grignoter une croûte. — Moi, il a fallu que j’eusse deux ans accomplis avant d’avoir une dent. — Grand’mère, ç’aurait été là une plaisanterie mordante.

LA DUCHESSE.

— Je t’en prie, mon joli York, qui t’a conté cela ?

LE DUC D’YORK.

— Sa nourrice, grand’mère.

LA DUCHESSE.

— Sa nourrice ! Comment ! elle était morte avant que tu fusses né.

LE DUC D’YORK.

— Si ce n’était pas elle, je ne puis dire qui me l’a dit.

ÉLISABETH.

— Petit bavard ! Allons, vous êtes trop malicieux.

L’ARCHEVÊQUE.

— Bonne madame, ne grondez pas l’enfant.

ÉLISABETH.

— Les murs ont des oreilles.

Entre un courrier.
L’ARCHEVÊQUE.

Voici un courrier. — Quelles nouvelles ?

LE COURRIER.

Des nouvelles, milord, — qu’il me coûte de révéler.

ÉLISABETH.

Comment est le prince ?

LE COURRIER.

— Bien, madame, en bonne santé.

LA DUCHESSE.

Quelles sont donc tes nouvelles ?

LE COURRIER.

— Lord Rivers et lord Grey sont envoyés en prison à Pomfret, — et, avec eux, sir Thomas Vaughan.

LA DUCHESSE.

— Qui les a fait arrêter ?

LE COURRIER.

Les puissants ducs — de Glocester et de Buckingham.

L’ARCHEVÊQUE.

Et pour quelle offense ?

LE COURRIER.

— J’ai déclaré tout ce que je savais. — Pourquoi, par quel motif ces nobles ont-ils été arrêtés ? — c’est ce que j’ignore absolument, mon gracieux lord.

ÉLISABETH.

— Hélas ! je vois la ruine de ma maison ! — Le tigre vient de saisir la douce biche. — L’insultante tyrannie commence à empiéter — sur le trône innocent et désarmé. — Salut, destruction, meurtre, massacre ! — Je vois la fin du monde tracée comme sur une carte.

LA DUCHESSE.

— Jours maudits d’agitations et de querelles, — que de fois mes yeux vous ont vus renaître ! — Mon mari a perdu la vie pour gagner la couronne ; — mes fils, secoués sans cesse du faîte à l’abîme, — m’ont fait jouir de leurs succès et pleurer de leurs revers. — Et, quand ils sont enfin établis, quand les discordes intérieures — ont été balayées, eux-mêmes, les vainqueurs, ils — se font la guerre, frère contre frère, — sang contre sang, chacun contre soi-même. Ô dénaturée — et frénétique haine, arrête là ta fureur damnée : — sinon, puissé-je mourir pour ne plus voir la mort !

ÉLISABETH, prenant le duc d’York par la main.

— Viens, viens, mon enfant. Allons dans le sanctuaire. — Madame, adieu.

LA DUCHESSE.

Arrêtez, je vais avec vous.

ÉLISABETH.

— Vous n’avez pas de raison pour cela.

L’ARCHEVÊQUE, à la reine.

Venez, ma gracieuse dame. — Et emportez avec vous votre trésor et tous vos biens. — Pour moi, je remets à votre grâce — les sceaux que je gardais. Et puisse le ciel me traiter — aussi bien que je vous servirai, vous et les vôtres ! — Venez, je vais vous conduire au sanctuaire.

Ils sortent.

SCÈNE IX.
[Londres. — Une rue.]
Les trompettes sonnent. Entrent le Prince de Galles, Richard de Glocester, Buckingham, le cardinal Bourchier, et autres.
BUCKINGHAM.

— Soyez le bien venu, doux prince, dans Londres, votre chambre royale (55) !

RICHARD.

— Bienvenu, mon cher cousin, souverain de mes pensées ! — La fatigue de la route vous a rendu mélancolique.

LE PRINCE.

— Non, mon oncle : mais nos contrariétés pendant le voyage — l’ont rendu fastidieux, pénible, accablant. — Je voudrais plus d’oncles ici pour me recevoir.

RICHARD.

— Doux prince, la vertu immaculée de votre âge — n’a pas encore plongé dans la perfidie du monde. — Vous ne pouvez distinguer d’un homme — que ses dehors extérieurs ; et, Dieu le sait, — ils s’accordent rarement, pour ne pas dire jamais, avec le cœur. — Ces oncles que vous voudriez ici étaient des hommes dangereux ; — votre grâce ne faisait attention qu’à leurs paroles sucrées, — et ne voyait pas le poison de leurs cœurs. — Dieu vous garde d’eux et d’aussi faux amis !

LE PRINCE.

— Dieu me garde de faux amis ! Mais ils ne l’étaient pas.

RICHARD.

— Milord, voici le maire de Londres qui vient vous saluer.

Entre le lord maire, suivi de son cortége.
LE LORD MAIRE.

— Que Dieu accorde à votre grâce la santé et d’heureux jours !

LE PRINCE.

— Je vous remercie, mon bon lord ! Merci à vous tous.

Le lord maire et son cortége se retirent.

— Je croyais que ma mère et mon frère York — seraient depuis longtemps venus à notre rencontre. — Fi ! quel traînard que ce Hastings, qui n’arrive pas — nous dire s’ils viennent ou non.

Entre Hastings.
BUCKINGHAM.

— Justement le voici qui arrive tout en sueur.

LE PRINCE.

— Soyez le bienvenu, milord. Eh bien, notre mère viendra-t-elle ?

HASTINGS.

— La reine, votre mère, et votre frère York — sont entrés dans un sanctuaire : — pour quel motif, Dieu le sait ; moi, je l’ignore. Le tendre prince — aurait bien voulu venir avec moi au-devant de votre grâce, — mais sa mère l’a retenu de force.

BUCKINGHAM.

— Fi ! quel procédé déplacé et désobligeant ! — Lord cardinal, votre grâce veut-elle aller — engager la reine à envoyer immédiatement — le duc d’York à son auguste frère ? — Si elle refuse, lord Hastings, allez-y aussi, — et arrachez-le de force de ses bras jaloux.

LE CARDINAL.

— Milord de Buckingham, si ma faible éloquence — peut obtenir le duc d’York de sa mère, — attendez-le ici dans un moment. Mais si elle résiste — à mes douces instances, le Dieu du ciel nous préserve — d’enfreindre le saint privilége — du sanctuaire béni ! Je ne voudrais pas, pour tout ce royaume, — être coupable d’un si grand péché.

BUCKINGHAM.

— Vous vous obstinez sans raison, milord, — à défendre si cérémonieusement la tradition. — Pesez la chose avec le gros bon sens de notre âge : — vous ne violez pas le sanctuaire en vous emparant du prince. — Le bénéfice de l’asile est toujours accordé — à ceux qui, par leurs actions, l’ont rendu nécessaire, — et à ceux qui ont assez de jugement pour le réclamer. — Mais le prince ne l’a ni réclamé ni rendu nécessaire ; — et aussi, dans mon opinion, il n’y a pas droit. — Ainsi, en l’enlevant de la retraite qui pour lui n’en est pas une, — vous ne violez ni charte ni privilége. — J’ai souvent entendu parler de sanctuaire offert à des hommes ; — mais à des enfants, jamais.

LE CARDINAL.

— Milord, votre opinion domine pour cette fois la mienne : — allons, lord Hastings, venez-vous avec moi ?

HASTINGS.

— Je pars, milord.

LE PRINCE.

— Mes bons lords, faites toute la diligence possible.

Le cardinal et lord Hastings sortent.

— Dites donc, oncle Glocester, si notre frère arrive, — où logerons-nous jusqu’au jour de notre couronnement ?

RICHARD.

— Dans le lieu qui semblera le plus convenable à votre royale personne. — Si je puis vous donner un conseil, votre altesse — fera bien de se reposer un jour ou deux à la Tour : — là, elle choisira le séjour qui lui plaira, et qui sera jugé le plus favorable — à sa santé et à ses amusements.

LE PRINCE.

— Je n’aime pas la Tour du tout. — Milord, est-ce bien Jules César qui l’a bâtie ?

RICHARD.

— C’est lui, mon gracieux lord, qui en a jeté les fondements. — Mais elle a été reconstruite par les âges suivants.

LE PRINCE.

— Est-ce un fait constaté par les archives ou seulement par la tradition — successive des âges, que c’est César qui l’a bâtie ?

BUCKINGHAM.

— Par les archives, mon gracieux lord.

LE PRINCE.

— Mais, supposons, milord, que la vérité ne fût pas enregistrée. — Il suffirait, ce me semble, qu’elle fût racontée par toutes les générations, — pour vivre d’âge en âge — jusqu’au dernier jour du monde.

RICHARD, à part.

— Si sage, si jeune, jamais, dit-on, on ne vit longtemps.

LE PRINCE.

— Que dites-vous, mon oncle ?

RICHARD.

— Je dis que, sans qu’il soit besoin de caractères, la renommée vit longtemps.

À part.

— Ainsi, comme l’antique vice Iniquité (56), — j’attribue deux sens au même mot.

LE PRINCE.

— Ce Jules César était un fameux homme. — Les trésors que sa valeur a légués à son esprit, — son esprit les a consignés pour faire vivre sa valeur. — La mort n’a pas vaincu ce vainqueur : — car maintenant il vit dans la gloire, sinon dans la vie. — Je vous dirai un chose, mon cousin Buckingham.

BUCKINGHAM.

— Quoi, mon gracieux lord ?

LE PRINCE.

— Si je vis jusqu’à ce que je sois homme, — je veux faire de nouveau triompher nos anciens droits sur la France, — ou mourir en soldat, après avoir vécu en roi.

RICHARD, à part.

— À court été printemps précoce !

Entrent le duc d’York, Hastings et le cardinal.
BUCKINGHAM.

— Enfin, heureusement, voici le duc d’York.

LE PRINCE.

— Richard d’York ! comment se porte notre frère bien-aimé ?

LE DUC D’YORK.

— Bien, mon redoutable seigneur : c’est ainsi que je dois vous appeler désormais.

LE PRINCE.

— Hélas ! oui, frère : à notre grand chagrin, comme au vôtre ! — elle est si récente encore la mort de celui qui pouvait conserver ce titre, — et qui vient de perdre en mourant la majesté royale !

RICHARD.

— Comment se porte notre cousin, le noble lord d’York ?

LE DUC D’YORK.

— Je vous remercie, gentil oncle. Oh ! milord, — vous disiez que les mauvaises herbes croissent vite : — voyez, le prince mon frère m’a dépassé de beaucoup.

RICHARD.

— C’est vrai, milord.

LE DUC D’YORK.

Il est donc mauvais ?

RICHARD.

— Oh ! mon bon cousin, je ne dois pas dire ça.

LE DUC D’YORK.

— Il a donc moins que moi sujet de vous en vouloir.

RICHARD.

— Il peut me commander, lui, comme mon souverain : — tandis que vous, vous n’avez sur moi que le pouvoir d’un parent.

LE DUC D’YORK.

— Je vous en prie, oncle, gratifiez-moi de ce poignard.

RICHARD.

— De mon poignard, petit cousin ? avec plaisir.

LE PRINCE.

— Mendier ainsi, frère !

LE DUC D’YORK.

— Bah ! de mon bon oncle ! Une chose qu’il me donnera, j’en suis sûr, — et sans regret, car ce n’est qu’un joujou.

RICHARD.

— Je veux faire à mon cousin un cadeau plus considérable.

LE DUC D’YORK.

— Un cadeau plus considérable ? Oh ! l’épée par-dessus le marché !

RICHARD.

— Volontiers, gentil cousin, si elle était assez légère.

LE DUC D’YORK.

— Oh ! alors, je le vois, vous ne voulez faire que de légers cadeaux. — Pour les choses de poids, vous diriez au mendiant : nenni !

RICHARD.

— Elle est trop pesante pour vous à porter.

LE DUC D’YORK.

— Je la porterais légèrement, fût-elle plus pesante encore.

RICHARD.

— Vous voudriez donc avoir ma lame, petit lord ?

LE DUC D’YORK.

— Je le voudrais, pour vous remercier du nom que vous me donnez.

RICHARD.

— Lequel ?

LE DUC D’YORK.

Petit !

LE PRINCE.

— Milord d’York sera toujours taquin en parole : — mon oncle, vous aurez la grâce de le supporter.

LE DUC D’YORK.

— De me porter, vous voulez dire, et non de me supporter. — Oncle, mon frère se moque de vous et de moi ; — parce que je suis petit comme un singe, — il croit que vous devriez me porter sur vos épaules.

BUCKINGHAM.

— Avec quel piquant esprit il raisonne ! — Pour mitiger le sarcasme qu’il jette à son oncle, — il se raille lui-même gentiment, adroitement. — Si malin et si jeune, c’est merveilleux !

RICHARD, au prince.

— Mon gracieux lord, vous plairait-il de vous remettre en route ? — Moi et mon bon cousin Buckingham, — nous allons trouver votre mère pour la supplier — de vous rejoindre à la Tour et de vous y faire fête.

LE DUC D’YORK.

— Quoi, vous voulez aller à la Tour, milord ?

LE PRINCE.

— Milord protecteur dit qu’il le faut.

LE DUC D’YORK.

— Je ne dormirai pas tranquille à la Tour.

LE PRINCE.

— Pourquoi ! qu’y craindriez-vous ?

LE DUC D’YORK.

— Ma foi ! le spectre irrité de mon oncle Clarence : — ma grand’mère m’a dit qu’il avait été assassiné là.

LE PRINCE.

— Je n’ai pas peur des oncles morts.

RICHARD.

Ni vivants, j’espère.

LE PRINCE.

— S’ils étaient encore vivants, je suis sûr que je n’aurais pas à les craindre. — Mais, marchons, milord, et, le cœur accablé, — en pensant à eux, rendons-nous à la Tour.

Sortent le prince de Galles, le duc d’York, Hastings, le Cardinal et les courtisans.
BUCKINGHAM.

— Pensez-vous, milord, que ce petit bavard d’York — n’ait pas été excité par son artificieuse mère — à vous railler et à vous bafouer de cette façon offensante ?

RICHARD.

— Sans doute, sans doute. Oh ! c’est un petit parleur, — hardi, vif, ingénieux, présomptueux, capable. — C’est sa mère de la tête aux pieds.

BUCKINGHAM.

— Bien ! laissons-les tranquilles. — Approche, cher Catesby. Tu as juré — solennellement d’exécuter ce que nous méditons, — comme de cacher soigneusement ce que nous t’avons confié. — Tu as entendu nos raisons, chemin faisant : — que crois-tu ? Ne serait-ce pas chose facile de faire — entrer William lord Hastings dans le projet — que nous avons d’installer ce noble duc — sur le trône royal de cette île fameuse ?

CATESBY.

— Il aime tant le prince, en souvenir de son père, — qu’on ne pourra l’entraîner à rien contre lui.

BUCKINGHAM.

— Et Stanley ? qu’en penses-tu ? voudra-t-il ?

CATESBY.

— Il fera tout comme Hastings.

BUCKINGHAM.

— Eh bien, arrêtons-nous à ceci : cher Catesby, — va trouver lord Hastings, sonde-le sur notre projet, comme sur une chose en l’air, — et convoque-le pour demain à la Tour, — afin de figurer au couronnement (57). — Si tu le trouves bien disposé pour nous, — encourage-le et dis-lui toutes nos raisons. — S’il est de plomb et de glace, froid et malveillant, — sois de même : romps là l’entretien, — et viens nous instruire de son inclination ; — car demain nous tiendrons deux conseils séparés, — où tu seras appelé toi-même à un haut emploi.

RICHARD.

— Fais mes compliments à lord William : dis-lui, Catesby, — que la dangereuse bande de ses vieux ennemis — sera saignée demain au château de Pomfret ; — et recommande à milord, en réjouissance de cette bonne nouvelle, — de donner à mistress Shore un tendre baiser de plus.

BUCKINGHAM.

— Bon Catesby, termine rondement cette affaire.

CATESBY.

— Avec tout le zèle possible, mes bons lords.

RICHARD.

— Catesby, aurons-nous de vos nouvelles avant de nous coucher ?

CATESBY.

— Oui, milord.

RICHARD.

— Vous nous trouverez tous deux à Crosby-House.

Catesby sort.
BUCKINGHAM.

— Maintenant, milord, que devons-nous faire, si nous nous apercevons — que Hastings ne se prête pas à notre complot ?

RICHARD.

— Lui trancher la tête, mon cher : nous ferons quelque chose… — Toi, aie soin, quand je serai roi, de me réclamer — le comté d’Hereford et tous les biens-meubles — dont le roi mon frère était en possession.

BUCKINGHAM.

— Je réclamerai cette promesse de votre grâce.

RICHARD.

— Attends-toi à la voir exécuter de tout cœur. — Allons, soupons de bonne heure, que nous puissions ensuite — digérer congrûment nos complots.

Ils sortent.

SCÈNE X.
[Devant la maison de lord Hastings.]
Entre un courrier.
LE COURRIER, frappant à la porte.

— Milord ! milord !

HASTINGS, de l’intérieur.

Qui frappe ?

LE COURRIER.

Quelqu’un de la part de lord Stanley.

HASTINGS, de l’intérieur.

— Quelle heure est-il ?

LE COURRIER.

Sur le coup de quatre heures.

Hastings entre.
HASTINGS.

— Est-ce que ton maître ne peut pas dormir, ces longues nuits-ci ?

LE COURRIER.

— Cela semblerait, d’après ce que j’ai à vous dire. — D’abord, il fait ses compliments à votre noble seigneurie.

HASTINGS.

— Et après ?

LE COURRIER.

— Et après il vous envoie dire qu’il a rêvé cette nuit — que le sanglier lui avait arraché son casque ; — qu’en outre on tient deux conseils, — et qu’il se pourrait que les déterminations prises dans l’un — vous fissent repentir, vous et lui, d’être de l’autre. — Il envoie donc demander s’il convient à votre seigneurie — de monter à cheval avec lui sur-le champ, — et de courir à franc étrier vers le nord, — pour éviter les dangers que son âme pressent.

HASTINGS.

— Va, l’ami, va, retourne à ton seigneur. — Dis-lui de ne pas s’alarmer de ces deux conseils séparés. — Son honneur et moi, nous sommes dans l’un, — et dans l’autre est mon excellent ami Catesby : — il ne peut s’y rien passer qui nous touche, — sans que j’en sois informé. — Dis-lui que ses craintes sont creuses et sans fondement. — Quant à ses rêves… je m’étonne qu’il ait la faiblesse — de prendre au sérieux les moqueries d’un sommeil agité. — Fuir le sanglier avant que le sanglier nous poursuive, — ce serait exciter le sanglier à nous courir sus — et à chasser sur une piste qu’il ne voulait pas suivre. — Va, dis à ton maître de se lever et de venir me joindre : — nous irons ensemble à la Tour, — où il verra que le sanglier nous traitera gentiment.

LE COURRIER.

— Je pars, milord, et je lui répéterai ce que vous dites.

Il sort.
Entre Catesby.
CATESBY.

— Mille bons lendemains à mon noble lord !

HASTINGS.

— Bonjour, Catesby. Vous êtes sur pied de bonne heure. — Quelles nouvelles, quelles nouvelles dans notre empire chancelant ?

CATESBY.

— Oui, vraiment, milord, ce monde est bien vacillant : — et je crois qu’il ne se tiendra droit — que quand Richard portera la guirlande royale.

HASTINGS.

— Comment ! la guirlande ? Veux-tu dire la couronne ?

CATESBY.

— Oui, mon bon lord.

HASTINGS, portant la main à sa tête.

— Cette couronne-ci tombera de mes épaules, — avant que je voie la couronne si odieusement déplacée. — Çà, as-tu pu soupçonner qu’il y aspire ?

CATESBY.

— Oui, sur ma vie : et il espère vous trouver à l’avant-garde — de son parti, pour la lui faire gagner. — Sur ce, il vous envoie cette bonne nouvelle — qu’aujourd’hui même, vos ennemis, — les parents de la reine, doivent mourir à Pomfret.

HASTINGS.

— Vrai ! je ne prendrai pas le deuil pour cette nouvelle ; — ils ont toujours été mes adversaires. — Mais que je donne ma voix à Richard — pour fermer aux héritiers de mon maître leur légitime succession, — non ! je ne le ferai pas, Dieu le sait, quand je devrais mourir !

CATESBY.

— Dieu garde votre seigneurie dans ces gracieuses intentions !

HASTINGS.

— Mais quant à ceux qui m’avaient attiré la haine de mon maître, — je rirai douze mois de suite — d’avoir assez vécu pour assister à leur tragédie. — Sache-le, Catesby, avant que je sois plus vieux de quinze jours, — j’en ferai expédier encore d’autres qui n’y pensent guère.

CATESBY.

— C’est une triste chose de mourir, mon gracieux lord, — lorsqu’on n’y est pas préparé et qu’on ne s’y attend pas.

HASTINGS.

— Oh ! monstrueuse, monstrueuse ! Et c’est ce qui arrive — à Rivers, à Vaughan, à Grey ; et il en sera ainsi — pour d’autres encore, qui se croient en sûreté — comme toi et moi, nous, tu le sais, si chers — au prince Richard et à Buckingham !

CATESBY.

— Les deux princes vous placent bien haut dans leur estime.

À part.
— Si haut qu’ils lui mettront la tête par-dessus certain pont.
HASTINGS.

— Je le sais, et certes je l’ai mérité !

Entre Stanley.
HASTINGS.

— Allons ! allons ! où est donc votre épieu, mon cher ? — Vous avez peur du sanglier, et vous allez ainsi désarmé ?

STANLEY.

— Bonjour, milord… Bonjour, Catesby. — Vous pouvez rire, mais, par la sainte Croix, — je n’aime pas ces conseils séparés, moi !

HASTINGS.

— Milord, je tiens à ma vie autant que vous à la vôtre, — et jamais de ma vie, je vous jure, — elle ne m’a été plus précieuse qu’à présent : — croyez-vous que, si je ne savais pas notre situation parfaitement sûre, — je serais aussi triomphant que je le suis ?

STANLEY.

— Les lords qui sont à Pomfret étaient joyeux — quand ils partirent en cavalcade de Londres ; — ils supposaient leur situation parfaitement sûre, — et, en vérité, ils n’avaient aucune cause de se méfier. — Pourtant vous voyez comme le jour, pour eux, est vite devenu sombre. — Cette brusque estocade de la rancune m’inquiète. — Dieu veuille que je sois un couard alarmiste ! — Eh bien, nous rendons-nous à la Tour ? Le jour est commencé.

HASTINGS, le prenant à part.

— Venez ! venez ! deux mots à vous !… Savez-vous l’événement, milord ? — Aujourd’hui, les lords dont vous parlez sont décapités.

STANLEY.

— Ils étaient, pour leur loyauté, plus dignes de porter leur tête — que certains de leurs accusateurs de porter leur chapeau. — Mais, venez, milord, partons.

Entre un Poursuivant d’armes.
HASTINGS.

— Marchez devant ; j’ai à causer avec ce brave garçon.

Stanley et Catesby sortent.

— Eh bien, drôle ? Comment va le monde avec toi ?

LE POURSUIVANT D’ARMES.

— D’autant mieux que votre seigneurie daigne me le demander.

HASTINGS.

— Je puis te le dire, l’ami, il va mieux avec moi — que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés ici même. — Alors j’allais à la Tour comme prisonnier, — à l’instigation des parents de la reine ; — mais maintenant, je puis te le dire, garde cela pour toi, — aujourd’hui ces ennemis-là sont mis à mort, — et je suis dans une meilleure situation que jamais.

LE POURSUIVANT D’ARMES.

— Dieu maintienne les choses à la satisfaction de votre honneur !

HASTINGS.

— Grand merci, mon brave : tiens, bois ceci à ma santé. —

Il lui jette sa bourse.
LE POURSUIVANT D’ARMES.

Je remercie votre honneur.

Sort le poursuivant d’armes.
Entre un Prêtre.
LE PRÊTRE.

— Bonne rencontre, milord ! Je suis heureux de voir votre seigneurie.

HASTINGS.

— Merci, bon sir John, merci de tout mon cœur. — Je vous suis bien redevable pour votre dernier office : — venez le prochain jour de Sabbath, et vous serez content de moi.

Entre Buckingham.
BUCKINGHAM.

— Quoi ! en conversation avec un prêtre, lord chambellan ? — Vos amis de Pomfret ont besoin d’un prêtre, — mais votre honneur n’a pas de confession qui le presse.

HASTINGS.

— Sur ma foi, quand j’ai rencontré ce saint homme, — les gens dont vous parlez me sont revenus à l’esprit. — Eh bien, allez-vous à la Tour ?

BUCKINGHAM.

— Oui, milord ; mais je ne peux pas y rester longtemps. — J’en sortirai avant votre seigneurie.

HASTINGS.

— Bien probablement ; car j’y reste à dîner.

BUCKINGHAM, à part.

— Et à souper aussi, quoique tu n’en saches rien.

Haut.

— Allons, venez-vous ?

HASTINGS.

Je vous suis, milord.

Ils sortent.

SCÈNE XI.
[Pomfret. Devant le château.]
Entre Ratcliff, suivi d’une escorte qui emmène Rivers, Grey et Vaughan à l’exécution.
RATCLIFF.

— Allons, faites sortir les prisonniers.

RIVERS.

— Sir Richard Ratcliff, laisse-moi te dire ceci : — Aujourd’hui tu vas voir un sujet — mourir pour la vérité, pour le droit et pour la loyauté.

GREY.

— Dieu garde le prince de toute votre clique ! — Vous êtes une bande de damnés vampires.

VAUGHAN.

— Il en est parmi vous qui un jour crieront malheur pour tout ceci.

RATCLIFF.

— Dépêchons : la limite de votre vie est franchie.

RIVERS.

— Ô Pomfret, Pomfret ! Ô toi, prison sanglante, — fatale et néfaste aux nobles pairs ! — Ici, dans l’enceinte coupable de tes murs, — Richard II a été haché à mort ; — et, nouvel opprobre à ton hideux séjour, — nous allons te donner à boire notre sang innocent.

GREY.

— La voilà tombée sur nos têtes, la malédiction de Marguerite, — celle qu’elle a lancée contre Hastings, contre vous, contre moi, — pour être restés impassibles tandis que Richard poignardait son fils.

RIVERS.

— Elle a maudit Richard aussi ! Elle a maudit Buckingham aussi ! — Elle a maudit Hastings aussi ! Oh ! souviens-toi, mon Dieu, — d’exaucer ses prières contre eux, comme en ce moment contre nous. — Quant à ma sœur, quant aux princes ses fils, — contente-toi, Dieu cher, de notre sang pur, — qui, tu le sais, va être versé injustement.

RATCLIFF.

— Hâtons-nous : l’heure de votre mort est déjà passée.

RIVERS.

— Viens, Grey, viens, Vaughan, embrassons-nous ici ! — Au revoir dans le ciel !

Tous sortent.

SCÈNE XII.
[Londres. Une salle dans la Tour.]
Entrent Buckingham, Stanley, Hastings, l’Évêque d’Ély, Ratcliff, Lovel, et d’autres conseillers. Tous prennent place autour d’une table. Les huissiers du conseil sont présents.
HASTINGS.

— Aujourd’hui, nobles pairs, l’objet de notre réunion — est de décider la question du couronnement. — Au nom de Dieu, parlez : à quand la journée royale ?

BUCKINGHAM.

— Tout est-il préparé pour la royale cérémonie ?

STANLEY.

— Tout : il ne reste qu’à désigner le moment.

L’ÉVÊQUE.

— Demain, à mon avis, serait un jour heureux.

BUCKINGHAM.

— Qui connaît là-dessus les intentions de milord protecteur ? — Qui est le plus avant dans la confidence du noble duc ?

L’ÉVÊQUE.

— C’est votre grâce, croyons-nous, qui connaît le mieux sa pensée.

BUCKINGHAM.

— Nous connaissons tous deux nos visages ; quant à nos cœurs, — il ne connaît pas plus le mien que moi le vôtre, — et je ne connais pas plus le sien, milord, que vous le mien. — Lord Hastings, vous êtes étroitement liés, vous et le duc.

HASTINGS.

— Je sais, (et j’en remercie sa grâce), que le duc m’aime bien. — Mais, quant à ses projets sur le couronnement, — je ne l’ai pas sondé, et il ne m’a signifié — en aucune façon son gracieux désir à ce sujet. — Mais vous, mon noble lord, vous pouvez fixer l’époque, — et je voterai au nom du duc. — J’ose affirmer qu’il ne le prendra pas en mauvaise part.

Entre Richard de Glocester.
L’ÉVÊQUE.

— Justement, voici le duc lui-même.

RICHARD.

— Mes nobles lords et, cousins, bonjour à tous ! — J’ai dormi longtemps ; mais je pense — que mon absence n’a fait écarter aucune des grandes questions — qui se seraient conclues en ma présence.

BUCKINGHAM.

— Si vous n’étiez venu à point nommé, milord, — lord William Hastings aurait prononcé, — je veux dire voté pour vous, sur le couronnement du roi.

RICHARD.

— Personne ne pouvait le faire plus hardiment que lord Hastings. — Sa seigneurie me connaît bien et m’aime bien. — Milord d’Ély, la dernière fois que j’ai été à Holborn, — j’ai vu de belles fraises, là, dans votre jardin ; — je vous prie de m’en envoyer chercher quelques-unes.

L’ÉVÊQUE.

— Ma foi ! oui, de tout mon cœur, milord.

Sort l’évêque d’Ély.
RICHARD, prenant Buckingham à part.

— Cousin Buckingham, un mot. — Catesby a sondé Hastings sur notre affaire : il a trouvé ce têtu-là si chaud — qu’il veut perdre la tête plutôt que de consentir — à ce que l’enfant de son maître, comme il l’appelle pieusement, — perde ses droits au trône d’Angleterre.

BUCKINGHAM.

Retirez-vous un moment ; je sortirai avec vous.

Sortent Richard et Buckingham.
STANLEY.

— Nous n’avons pas encore fixé le jour triomphal. — Demain, à mon avis, c’est trop tôt. — Pour moi, je ne suis pas aussi bien préparé — que je le serais si l’on retardait le jour.

Rentre l’Évêque d’Ély.
L’ÉVÊQUE.

— Où est milord protecteur ? J’ai envoyé chercher — ces fraises.

HASTINGS.

— Sa grâce paraît joyeuse et bien disposée ce matin. — Il faut que milord ait en tête une idée qui lui plaît, — pour nous avoir dit bonjour d’un air si enjoué. — Je crois qu’il n’y a jamais eu dans toute la chrétienté — un homme qui puisse moins que lui cacher ses affections ou ses haines. — Par sa figure, vous connaîtrez tout de suite son cœur.

STANLEY.

— Et qu’avez-vous jugé de son cœur, — d’après la mine qu’il a montrée ce matin ?

HASTINGS.

— Morbleu ! ceci : qu’il n’en veut à personne ici ; — car, si cela était, il l’aurait montré dans ses regards.

Rentrent Richard et Buckingham.
RICHARD.

— Je vous le demande à tous : dites-moi ce que méritent — ceux qui conspirent ma mort par les pratiques diaboliques — d’une sorcellerie damnée, et qui ont soumis — mon corps à leurs charmes infernaux ?

HASTINGS.

— La tendre affection que je porte à votre grâce, milord, — m’enhardit le premier, dans cette noble assemblée, — à prononcer la condamnation des coupables : quels qu’ils soient, — je dis, milord, qu’ils ont mérité la mort.

RICHARD, montrant son bras gauche mis à nu.

— Eh bien, que vos yeux soient témoins du mal qu’on m’a fait. — Voyez comme je suis ensorcelé : regardez, mon bras — est desséché comme un rameau flétri ! — C’est la femme d’Édouard, cette monstrueuse sorcière, — et sa complice, cette garce, cette catin de Shore, — qui m’ont ainsi marqué de leurs sortiléges !

HASTINGS.

— Si elles ont commis cette action, mon noble lord…

RICHARD.

— Si ! C’est toi, protecteur de cette damnée catin, — qui oses me parler de si ? Tu es un traître ! — À bas sa tête !… Ah ! je jure par saint Paul — que je ne dînerai pas que je ne l’aie vue à bas ! — Lovel et Ratcliff, veillez à ce que ce soit fait. — Quant aux autres, que ceux qui m’aiment se lèvent et me suivent !

Richard et Buckingham sortent, suivis des conseillers. Lovel et Ratcliff restent seuls avec Hastings.
HASTINGS.

— Pitié, pitié pour l’Angleterre ! mais non pas pour moi ! — Niais que je suis, j’aurais pu prévenir ceci. — Stanley avait rêvé que le sanglier lui arrachait son casque, — et j’en ai ri, et j’ai dédaigné de fuir. — Trois fois aujourd’hui mon cheval a bronché sous son caparaçon, — et s’est cabré en voyant la Tour, — comme s’il répugnait à me porter à la boucherie. — Oh ! c’est maintenant que j’ai besoin du prêtre qui me parlait tantôt ! — Que je me repens maintenant d’avoir dit à ce poursuivant d’armes, — d’un ton si triomphant, que mes ennemis — étaient égorgés aujourd’hui à Pomfret, — et que j’étais plus que jamais sur d’être en grâce et en faveur ! — Ô Marguerite ! Marguerite ! voici ton écrasante malédiction — qui tombe sur la tête misérable du pauvre Hastings !…

RATCLIFF.

— Allons ! allons ! dépêchez ! Le duc voudrait dîner. — Faites une courte confession. Il lui tarde de voir votre tête.

HASTINGS.

— Ô grâce éphémère des hommes mortels ! — toi que nous poursuivons bien plus ardemment que la grâce de Dieu ! — celui qui bâtit son espérance dans l’air de tes doux yeux — vit comme un matelot ivre au haut d’un mât, — toujours près d’être précipité par chaque secousse — dans les entrailles fatales de l’abîme.

LOVEL.

— Allons ! allons ! dépêchez. Cela ne sert à rien de s’exclamer.

HASTINGS.

— Ô sanguinaire Richard ! Misérable Angleterre ! — Je te prédis les temps les plus terribles — que le siècle le plus malheureux ait jamais vus ! — Allons, menez-moi au billot et portez-lui ma tête. — J’en vois sourire à ma chute qui bientôt seront morts.

Ils sortent.

SCÈNE XIII.
[Londres. Les remparts de la Tour.]
Entrent Richard et Buckingham, couverts d’armures toutes rouillées, et dans un étonnant désordre.
RICHARD.

— Allons ! cousin, peux-tu ainsi trembler et changer de couleur, — étouffer ta respiration au milieu d’un mot, — recommencer ensuite, puis t’arrêter encore, — comme si tu étais égaré, et fou de terreur ?

RUCKINGHAM.

— Peuh ! je sais contrefaire le plus profond tragédien, — parler, regarder en arrière, épier de tous côtés, — frissonner et tressaillir au mouvement d’un fétu — en affectant une inquiétude profonde : les airs de spectre — sont à mon service, comme les sourires forcés : — ils sont également prêts à faire leur office, — à toute heure, pour parer mes stratagèmes. — Mais Catesby est-il parti ?

RICHARD.

— Oui. Tiens, le voici qui ramène le maire.

Entrent le lord Maire et Catesby.
BUCKINGHAM.

— Laissez-moi seul l’entretenir… Lord maire…

RICHARD.

— Veillez au pont-levis, là-bas.

BUCKINGHAM.

Écoutez ! écoutez ! le tambour !

RICHARD.

— Catesby, inspectez les remparts.

BUCKINGHAM.

— Lord maire, la raison pour laquelle nous vous avons envoyé…

RICHARD.

— Tourne-toi, défends-toi, voici les ennemis.

BUCKINGHAM.

— Dieu et notre innocence nous protègent et nous gardent !

Entrent Lovel et Ratcliff, portant la tête de Hastings.
RICHARD.

— Laissez passer. Ce sont des amis : Ratcliff et Lovel !

LOVEL.

— Voici la tête de cet ignoble traître, — ce dangereux et trop peu suspect Hastings !

RICHARD.

— J’ai aimé cet homme si tendrement, que je ne puis m’empêcher de pleurer. — Je l’avais toujours pris pour la plus candide créature, — pour le chrétien le plus inoffensif qui eût jamais respiré sur la terre ; — j’en avais fait le livre où mon âme enregistrait — l’histoire de ses plus secrètes pensées : — il colorait ses vices d’une telle apparence de vertu — que, sauf une faute visible et patente, — je veux dire son commerce avec la femme de Shore, — il vivait sans être entaché de soupçon.

BUCKINGHAM.

— Allons ! allons ! c’était bien le traître le plus caché, le plus abrité — qui vécut jamais.

Au lord Maire.

Auriez-vous pu imaginer ou même croire, — si, grâce à la protection divine, — nous n’étions encore vivants pour vous le dire, que ce traître subtil — avait comploté de nous assassiner aujourd’hui, — dans la salle du conseil, moi et mon bon lord Glocester ? —

LE MAIRE.

Quoi ! Vraiment ?

RICHARD.

— Çà ! nous prenez-vous pour des Turcs et pour des infidèles ? — Pensez-vous que nous aurions, contrairement aux formes de la loi, — procédé aussi brusquement à la mort du misérable, — si l’extrême péril de la circonstance, — la paix de l’Angleterre et le salut de nos personnes, — ne nous avaient forcés à cette exécution ?

LE MAIRE.

— Alors bien vous advienne ! Il avait mérité sa mort. — Et vos grâces ont bien fait — de donner cette leçon aux traîtres qui machineraient de pareils attentats. — Je n’ai jamais attendu de lui rien de meilleur, — depuis qu’il s’était ainsi lié avec mistress Shore.

RICHARD.

— Pourtant, notre volonté n’était pas qu’il mourût — avant que votre seigneurie fût là pour assister à sa fin : — mais l’empressement affectueux de nos amis — a prévenu votre arrivée, un peu contre nos intentions. — Nous aurions voulu, milord, que vous eussiez entendu — le traître parler et confesser sous la terreur — les moyens et le plan de ses trahisons, — pour que vous pussiez les faire connaître — aux citoyens qui pourraient — mal interpréter nos actes et déplorer sa mort.

LE MAIRE.

— Mais, mon bon lord, la parole de votre grâce suffit : — c’est comme si je l’avais vu et entendu parler. — Et je ne doute pas, très-nobles princes, — de faire comprendre à nos fidèles citoyens — la justice de vos procédés dans cette affaire.

RICHARD.

— C’est dans ce but que nous désirions la présence de votre seigneurie, — afin d’éviter la censure d’un monde détracteur.

BUCKINGHAM.

— Mais, puisque vous êtes venu trop tard au gré de nos intentions, — vous pourrez du moins attester, d’après notre dire, ce qu’elles étaient. — Sur ce, mon bon lord maire, nous vous disons adieu.

Sort le lord Maire.
RICHARD.

— Allez après lui ! après lui, cousin Buckingham. — C’est à Guildhall que le maire court en toute hâte. — Là, quand vous trouverez le moment favorable, — insinuez la bâtardise des enfants d’Édouard. — Dites à tous comment Édouard mit à mort un citoyen, — seulement pour avoir dit qu’il ferait de son fils — l’héritier de la couronne, ne voulant réellement parler que de sa maison — qui avait ce mot pour enseigne. — En outre, faites valoir son odieuse luxure, — son appétit bestial, qui, dans ses fantaisies de débauche, — s’étendait jusqu’à leurs servantes, jusqu’à leurs filles, jusqu’à leurs femmes, — partout où son œil en délire et son cœur effréné — désignaient une proie à sa toute-puissance. — Puis, au besoin, ramenez leurs pensées vers ma personne. — Dites-leur que, quand ma mère devint grosse — de cet insatiable Édouard, le noble York, — mon auguste père, faisait alors la guerre en France, — et qu’il reconnut, par une juste computation du temps, — que cette progéniture n’était pas de son fait : — la chose apparut vite dans les traits de l’enfant — qui ne ressemblait nullement au noble duc, mon père. — Pourtant touchez cela légèrement, comme une chose en l’air ; — car, vous le savez, milord, ma mère vit encore.

BUCKINGHAM.

— Soyez tranquille, milord : je jouerai l’orateur — comme si les honoraires d’or, pour lesquels je plaide, — m’étaient destinés à moi-même ! Et sur ce, milord, adieu.

RICHARD.

— Si vous réussissez, amenez-les au château de Baynard ; — vous m’y trouverez bien entouré — de révérends pères et de savants évêques.

BUCKINGHAM.

— Je pars. Vers trois ou quatre heures, — comptez sur les nouvelles qui doivent venir de Guildhall.

Buckingham sort.
RICHARD.

— Lovel, va en toute hâte chez le docteur Shaw.

À Catesby.

— Toi, va chez frère Penker. Dites-leur à tous deux — de venir me retrouver, avant une heure d’ici, au château de Baynard.

Lovel et Catesby sortent.

— Maintenant, rentrons pour donner l’ordre secret — de mettre les marmots de Clarence à l’abri des regards, — et recommander que personne au monde n’ait — accès près des princes, à quelque heure que ce soit,

Il sort.
Entre un Greffier.
LE GREFFIER.

— Voici l’acte d’accusation de ce bon lord Hastings, — écrit en grosse de ma plus belle main, — afin que lecture en soit faite aujourd’hui à Saint-Paul. — Remarquez l’enchaînement des choses. — J’ai mis onze heures à copier cet acte, — car c’est hier soir qu’il m’a été envoyé par Catesby. — On avait bien mis autant de temps à rédiger l’original, — et pourtant il n’y a pas cinq heures que lord Hastings vivait, — n’étant encore ni accusé ni interrogé, libre, au grand air ! — Le beau monde que voilà, en attendant ! Qui donc serait assez grossier — pour ne pas voir cette supercherie palpable ? — Mais qui donc aussi serait assez hardi pour ne pas dire qu’il ne la voit pas ? — Le monde est méchant ; et tout doit aller bien mal, — quand d’aussi vilaines actions ne doivent être vues que par la pensée.

Il sort.

SCÈNE XIV.
[Londres. La cour du château de Baynard.]
Entrent Richard et Buckingham. Ils se rencontrent.
RICHARD.

— Eh bien ! en bien ! que disent les citoyens ?

BUCKINGHAM.

— Eh bien, par la sainte mère de notre Seigneur, — les citoyens restent cois ; ils ne disent pas un mot.

RICHARD.

— Avez-vous touché la bâtardise des enfants d’Édouard ?

BUCKINGHAM.

— Oui. J’ai parlé de son engagement avec lady Lucy, — et de son autre engagement en France par procuration ; — de l’insatiable voracité de ses désirs, — de ses violences sur les femmes de la cité ; — de sa tyrannie pour des riens ; et de sa propre bâtardise, — par ce fait qu’il, a été conçu quand votre père était en France — et qu’il n’avait aucune ressemblance avec le duc. — En même temps j’ai rappelé vos traits, — à vous, véritable image de votre père, — tant par votre forme que par votre noblesse d’âme. — J’ai exposé toutes vos victoires en Écosse, — votre discipline dans la guerre, votre sagesse dans la paix, — votre générosité, votre vertu, votre belle humilité !… — Enfin, rien de ce qui pouvait servir à vos projets — n’a été omis ni traité négligemment dans mon discours. — Et, quand ma harangue a tiré à sa fin, — j’ai sommé ceux qui aimaient le bien de leur pays, — de crier : Dieu sauve Richard, roi d’Angleterre !

RICHARD.

— Et l’ont-ils fait ?

BUCKINGHAM.

— Non, que Dieu m’assiste ! Ils n’ont pas dit un mot ; — mais, ainsi que de muettes statues, ou des pierres animées, — ils se sont regardés tous fixement, pâles comme la mort. — Quand j’ai vu ça, je les ai réprimandés, — et j’ai demandé au maire ce que signifiait ce silence obstiné. — Il m’a donné pour réponse que le peuple n’était pas habitué — à être harangué par d’autres que par le recorder. — Alors celui-ci a été chargé de répéter mon discours : — Voici ce que dit le duc, voici ce que conclut le duc, a-t-il crié, — mais sans ajouter de lui-même un mot d’approbation ; — quand il a eu fini, des gens de ma suite, — au fond de la salle, ont jeté leurs bonnets en l’air, — et une dizaine de voix ont crié : Dieu sauve le roi Richard ! — Aussitôt, j’ai pris avantage de ces quelques cris : — « Merci, chers citoyens et amis, ai-je dit, — ces applaudissements, ces cris de joie unanimes, — prouvent votre sagesse et votre amour pour Richard. » — Puis j’ai rompu là, et je m’en suis allé.

RICHARD.

— Quelles bûches que ces muets ! Ils n’ont pas voulu parler ? — Est-ce que le maire et ses confrères ne viendront pas ?

BUCKINGHAM.

— Le maire est ici à deux pas. Affectez quelque crainte. — Ne vous laissez haranguer qu’après de vives instances. — Alors, ayez soin d’avoir à la main un livre de prières — et de paraître entre deux hommes d’église ; — car je ferai à ce sujet une pieuse homélie. — Et ne vous laissez pas aisément gagner à notre requête. — Jouez la vierge : répondez toujours non, et prenez.

RICHARD.

— Je rentre. Si vous savez plaider aussi bien pour leur compte — que je saurai dire non pour le mien, — nul doute que nous n’amenions la chose à une heureuse issue.

BUCKINGHAM.

— Allez ! allez ! sur la terrasse. Voici le lord maire qui frappe.

Sort Richard.
Entrent le lord Maire, les Aldermen et les Citoyens.
BUCKINGHAM.

— Soyez le bienvenu, milord. Je fais antichambre ici. — Je crois que le duc ne veut pas qu’on lui parle.

Entre Catesby.
BUCKINGHAM.

— Eh bien ! Catesby, que dit votre maître à ma requête ?

CATESBY.

— Il prie votre grâce, mon noble lord, — de venir le voir demain ou après. — Il est enfermé avec deux révérends pères, — absorbé dans une divine méditation, — et désire qu’aucune requête mondaine — ne le dérange de ces pieux exercices.

BUCKINGHAM.

— Retournez, mon bon Catesby, vers le gracieux duc ; — dites-lui que moi-même, le maire et les aldermen, — nous sommes venus conférer avec sa grâce — sur de graves sujets, sur des matières de haute importance — qui n’intéressent rien moins que notre bien à tous.

CATESBY.

— Je vais l’en informer sur-le-champ.

Il sort.
BUCKINGHAM.

— Ah ! ah ! milord, ce prince-là n’est pas un Édouard ; — il n’est pas à se bercer sur un voluptueux lit de repos ; — il est à genoux, en méditation ; — non à s’ébattre dans l’étreinte des courtisanes, — mais à méditer avec deux théologiens profonds ; — non à dormir pour engraisser son corps paresseux, — mais à prier pour enrichir son âme vigilante. — Heureuse l’Angleterre, si ce prince vertueux — en assumait la souveraineté ! — Mais, vrai, je le crains, nous n’obtiendrons jamais cela de lui (58).

LE MAIRE.

— Morbleu ! à Dieu ne plaise que sa grâce nous dise non !

BUCKINGHAM.

— Je le crains. Voici Catesby qui revient.

Catesby rentre.

— Eh bien ! Catesby, que dit sa grâce ?

CATESBY.

— Le duc se demande avec étonnement dans quel but vous avez assemblé — ces troupes de citoyens pour venir le trouver. — Sa grâce, n’ayant pas été prévenue, — craint, milord, que vous ne lui veuillez rien de bon.

BUCKINGHAM.

— Je suis fâché que mon noble cousin — me suspecte de ne lui vouloir rien de bon. — Par le ciel, nous venons à lui pleins d’amour. — Retournez encore une fois près de sa grâce et dites-le-lui. — Quand des hommes religieux et dévots — sont à leur chapelet, il est dur de les en arracher, — tant leur fervente contemplation a de douceur.

Catesby sort.
Richard paraît sur une galerie supérieure, entre deux évêques. Catesby revient.
LE MAIRE.

— Voyez donc ! voilà sa grâce debout entre deux ecclésiastiques !

BUCKINGHAM.

— Deux soutiens de vertu pour un prince chrétien, — et qui le préservent des chutes de la vanité ! — Et voyez donc ! un livre de prières dans sa main : — véritable ornement à reconnaître un saint homme ! — Fameux Plantagenet, très-gracieux prince, — prête une oreille favorable à notre requête ; — et pardonne-nous cette interruption — de tes dévotions et de tes très-chrétiennes ferveurs.

RICHARD.

— Il n’est nul besoin, milord, d’une telle apologie. — C’est moi bien plutôt qui vous supplie de me pardonner, — si, dans mon zèle pour le service de mon Dieu, — j’ai négligé la visite de mes amis. — Mais laissons cela. Quel est le bon plaisir de votre grâce ?

BUCKINGHAM.

— C’en est un, je l’espère, qui plaira à Dieu, là-haut, — et à tous les hommes de bien de cette île sans chef.

RICHARD.

— Je soupçonne que j’aurai commis quelque offense — qui aura déplu à la cité, — et que vous venez pour me reprocher mon erreur.

BUCKINGHAM.

— Vous l’avez dit, milord. Dieu veuille que votre grâce — daigne réparer sa faute, sur nos instances !

RICHARD.

— À quoi bon, sans cela, respirer sur une terre chrétienne ?

BUCKINGHAM.

— Sachez donc que votre faute est d’abdiquer — le siége suprême, le trône majestueux, — l’office couronné de vos ancêtres, — la situation due à votre fortune et à votre naissance, — la gloire héréditaire de votre royale maison, — au profit du vil rejeton d’une tige flétrie. — Oui, pendant le doux sommeil de vos pensées — que nous réveillons ici pour le bien de notre patrie, — cette noble île déplore ses membres mutilés, — sa face défigurée par les cicatrices de l’infamie, — sa royale tige greffée d’ignobles plantes, — et presque tout entière plongée dans le gouffre béant — de la noire indifférence et de l’oubli profond. — Pour la sauver, nous vous sollicitons cordialement, — gracieux prince, de prendre en personne — le gouvernement de cette monarchie. Il est à vous. — Prenez-le, non comme protecteur, intendant, substitut, — administrateur subalterne pour le compte d’un autre, — mais comme un légitime héritage transmis — de génération en génération, comme votre empire, votre bien ! — C’est dans ce but que, de concert avec ces citoyens, — vos très-respectueux et dévoués amis, — et à leur ardente instigation, — je viens pour une cause si juste émouvoir votre grâce.

RICHARD.

— Je ne sais ce qui convient le mieux à mon rang ou à votre situation, — que je me retire en silence — ou que je vous réponde par des reproches amers. — Si je ne réplique pas, vous pourrez peut-être croire — que mon ambition, en liant ma langue, consent facilement — à porter le joug doré de la souveraineté — que vous voudriez follement m’imposer ici. — Si, d’un autre côté, je vous reproche cette demande — à laquelle se mêle une si sincère affection pour moi, — je rebuterai mes amis. — Donc, pour parler et éviter le premier danger, — et aussi pour ne pas encourir le second en parlant, — voici définitivement ma réponse (59). — Votre amour mérite mes remercîments, mais mon mérite — sans valeur n’est pas à la hauteur de votre requête. — D’abord, quand tous les obstacles seraient tranchés, — quand j’aurais devant moi un sentier tout tracé vers la couronne — pour recueillir les droits mûrs de ma naissance, — pourtant telle est ma pauvreté d’esprit, — si forts, si nombreux sont mes défauts, — que j’aimerais mieux me dérober à ma grandeur, — frêle barque impuissante à tenir la mer, — que de m’exposer à sombrer dans ma grandeur même, — abîmé dans les vapeurs de ma gloire. — Mais, Dieu merci, je ne suis pas nécessaire : — car, si je l’étais pour vous aider, — bien des choses me seraient nécessaires. — L’arbre royal nous a laissé un royal fruit — qui, mûri par le cours furtif des heures, — sera digne du siége de majesté, — et nous rendra tous sans doute heureux par son règne. — C’est à lui que je défère ce que vous voudriez me déférer, — le legs fortuné de son heureuse étoile ! — Dieu me préserve de le lui extorquer !

BUCKINGHAM.

— Milord, voici qui révèle la conscience de votre grâce : — mais, toutes les circonstances bien considérées, — ces scrupules sont subtils et frivoles. — Vous dites que cet enfant est le fils de votre frère Édouard : — oui, mais pas par sa femme légitime. — Car Édouard s’était engagé déjà avec lady Lucy : — votre mère vit encore pour attester sa promesse ; — plus tard il fut fiancé par procuration — à Bonne, sœur du roi de France. — Ces deux femmes mises à l’écart, est venue une pauvre solliciteuse, — une mère accablée d’enfants, — beauté sur le retour, veuve éplorée, — qui, dans le plein après-midi de ses charmes, — a conquis et fixé les regards libertins d’Édouard, — et qui l’a entraîné, du sommet élevé de toutes ses idées, — sur la pente vile de l’immonde bigamie. — C’est d’elle, dans ce lit illégitime, qu’il a eu — cet Édouard que par courtoisie nous appelons le prince. — Je pourrais discuter la chose plus amèrement, — si, par égard pour certaine vivante, — je ne retenais ma langue dans de discrètes limites. — Ainsi, mon bon lord, prenez pour votre royale personne — la dignité qui vous est offerte, — sinon pour nous rendre heureux, et avec nous le pays, — du moins pour ramener votre noble liguée, — de la corruption causée par les abus, — à la succession légitime et vraie.

LE MAIRE.

— Acceptez, mon bon lord : vos bourgeois vous en conjurent.

BUCKINGHAM.

— Ne refusez pas, puissant lord, l’offre de notre amour.

CATESBY.

— Oh ! rendez-les joyeux, accédez à leur légitime requête.

RICHARD.

— Hélas ! pourquoi voulez-vous amonceler tant de soucis sur moi ? — Je ne suis pas fait pour l’empire et pour la majesté. — Je vous en supplie, ne le prenez pas mal : — je ne puis pas, je ne veux pas vous céder.

BUCKINGHAM.

— Puisque vous refusez toujours, puisque, dans le zèle de votre amour, — vous répugnez à déposer un enfant, le fils de votre frère, — par un effet de la tendresse de cœur que nous vous connaissons, — de cette sensibilité si douce, si affectueuse, si efféminée — que nous avons remarquée en vous dans vos rapports avec votre famille — et, à vrai dire aussi, avec tout le monde, — eh bien, sachez-le ! que vous acceptiez ou non, — le fils de votre frère ne sera jamais notre roi. — Nous installerons quelque autre sur votre trône, — au mépris et pour la ruine de votre maison ; — et c’est dans cette résolution que nous vous quittons ici. — Venez, citoyens. Sang-dieu ! je ne veux plus le supplier.

RICHARD.

— Oh ! ne jurez pas, milord de Buckingham (60).

Buckingham sort suivi des citoyens.
CATESBY.

— Rappelez-les, cher prince : acceptez leur demande ; — si vous refusez, tout le pays en pâtira.

RICHARD.

— Vous voulez donc m’entraîner dans un monde de soucis ? — Allons ! rappelez-les. Je ne suis pas de pierre. — Je me laisse pénétrer par vos tendres supplications, — en dépit de ma conscience et de mon cœur.

Catesby sort et ramène Buckingham et les autres.

— Cousin Buckingham, et vous, sages, graves hommes, — puisque vous voulez me boucler la fortune sur le dos — pour m’en faire porter le poids, bon gré, mal gré, — il faut bien que j’aie la patience d’endurer le fardeau. — Mais si la noire calomnie, si le blâme à la face hideuse — viennent à la suite de ce que vous m’imposez, — la violence qui m’est faite me lavera — de leurs éclaboussures et de leurs taches. — Dieu sait, et vous pouvez le voir en partie vous-mêmes, — combien je suis loin de désirer cela.

LE MAIRE.

— Dieu bénisse votre grâce ! nous le voyons et nous le dirons.

RICHARD.

— En le disant, vous ne direz que la vérité.

BUCKINGHAM.

— Je vous salue donc de cette royale acclamation : — Longue vie au roi Richard, le digne roi d’Angleterre !

TOUS.

— Amen !

BUCKINGHAM.

— Vous plairait-il d’être couronné demain ?

RICHARD.

— Quand il vous plaira, puisque vous le voulez.

BUCKINGHAM.

— Demain donc, nous ferons cortége à votre grâce ; — et sur ce, pleins de joie, nous prenons congé de vous.

RICHARD, aux évêques.

— Allons ! revenons à nos œuvres pies.

À Buckingham.

— Adieu, mon bon cousin ! Adieu, chers amis !

Tous sortent.

SCÈNE XV.
[Devant la Tour.]
Entrent, d’un côté, la reine Élisabeth, la duchesse d’York et le marquis de Dorset ; de l’autre, Anne, devenue duchesse de Glocester, conduisant la jeune lady Marguerite de Plantagenet, fille du duc de Clarence.
LA DUCHESSE.

— Qui vient à nous ?… ma nièce Plantagenet — que mène par la main sa bonne tante de Glocester ? — Sur ma vie, elle cherche l’entrée de la Tour — pour aller féliciter le jeune prince, dans la pure effusion de son cœur.

À lady Anne.

— Bonne rencontre, ma fille.

ANNE.

Que Dieu accorde à vos grâces — des jours de bonheur et de joie !

ÉLISABETH.

— Et à vous autant, bonne sœur ! Où allez-vous ?

ANNE.

— Pas plus loin que la Tour : et, à ce que je devine, — avec la même intention que vous-mêmes, — pour y complimenter nos gentils princes.

ÉLISABETH.

— Chère sœur, merci : nous entrerons toutes ensemble.

Entre Brakenbury.

— Et fort à propos voici le lieutenant qui arrive. — Maître lieutenant, dites-moi, de grâce, — comment vont le prince et mon jeune fils d’York ?

BRAKENBURY.

— Très-bien, chère madame. Vous me pardonnerez, — si je ne puis vous permettre de les visiter : — le roi l’a expressément défendu.

ÉLISABETH.

— Le roi ! qui cela ?

BRAKENBURY.

Je veux dire, le lord protecteur.

ÉLISABETH.

— Que le Seigneur le protège contre ce titre de roi ! — A-t-il donc mis une barrière entre l’amour de mes enfants et moi ? — Je suis leur mère, qui oserait me séparer d’eux ?

LA DUCHESSE.

— Je suis la mère de leur père, je veux les voir.

ANNE.

— Je suis leur tante par alliance, leur mère par amour. — Mène-moi donc à eux. C’est moi qui en porterai la faute ; — je te relève de ta consigne, à mes périls.

BRAKENBURY.

— Non, madame, je ne puis m’en départir ainsi : — je suis lié par serment, pardonnez-moi donc.

Il sort.
Entre Stanley.
STANLEY.

— Mesdames, que je vous rencontre dans une heure d’ici seulement, — et, témoin respectueux, j’aurai à saluer sa grâce la duchesse d’York — comme la mère de deux belles reines.

À la duchesse de Glocester.

— Allons, madame, il faut vous rendre droit à Westminster, — pour y être couronnée reine comme femme de Richard.

ÉLISABETH.

— Ah ! coupez mon lacet, — que mon cœur comprimé ait la place de battre ; — sinon, je vais défaillir sous cette foudroyante nouvelle !

ANNE.

— Déplorable aventure ! Oh ! nouvelle douloureuse !

DORSET, à Élisabeth.

— Du courage, ma mère ! comment se trouve votre grâce ?

ÉLISABETH.

— Ô Dorset, ne me parle pas ; va-t’en. — La mort et la destruction aboient sur tes talons. — Le nom de ta mère est fatal à ses enfants ! — Si tu veux dépister la mort, traverse les mers — et va vivre avec Richmond hors des atteintes de l’enfer. — Va, sauve-toi, sauve-toi de ce charnier, — de peur d’augmenter le nombre des morts, — et de me faire mourir esclave de la malédiction de Marguerite, — n’étant plus ni mère, ni épouse, ni reine reconnue d’Angleterre.

STANLEY.

— Ce conseil, madame, est inspiré par une sage inquiétude.

À Dorset.

— Saisissez au plus vite l’avantage des heures. — Je vous donnerai des lettres de recommandation pour mon fils — qui ira à votre rencontre. — Ne vous laissez pas retarder par un imprudent délai.

LA DUCHESSE D’YORK.

— Ô cruelle dispersion causée parle vent du malheur ! — Sois maudite, ô ma matrice, nid de mort — qui as couvé pour le monde ce basilic — dont le regard inévitable est meurtrier !

STANLEY, à lady Anne.

— Allons, madame, allons ! j’ai été envoyé en toute hâte.

ANNE.

— Et je vous suis bien malgré moi. — Oh ! plût à Dieu que le cercle — d’or qui doit entourer mon front, — fût un fer rouge, qui me brûlât jusqu’à la cervelle ! — Puissé-je être ointe d’un poison mortel — et mourir, avant que les hommes puissent dire : Vive la reine !

ÉLISABETH.

— Va, va, pauvre âme, je n’envie pas ta gloire. — Pour nourrir ma rancune, inutile de te souhaiter du mal.

ANNE.

— Non ? pourquoi ? Quand celui qui est aujourd’hui mon mari — vint à moi qui suivais le cercueil de Henry, — les mains à peine lavées du sang — de cet ange qui fut mon premier mari — et de ce saint mort que je suivais éplorée, — oh ! alors, quand je fus face à face avec Richard, — voici quel souhait je fis : « Sois maudit, m’écriai-je, — pour m’avoir fait, à moi si jeune, cette vieillesse de veuve ! — quand tu te marieras, que le chagrin hante ton lit, — et que ta femme, s’il en est une assez folle pour le devenir, — ait plus de misères par ta vie — que tu ne m’en as causé par la mort de mon cher seigneur ! » — Hélas ! avant que j’eusse pu répéter cette imprécation, — oui, en un temps si court, mon cœur de femme — s’était laissé grossièrement captiver par des paroles emmiellées, — et m’avait mise sous le coup de ma propre malédiction. — Depuis lors, le sommeil a été refusé à mes yeux : — jamais, dans le lit de Richard, je n’ai goûté une heure — la rosée d’or du sommeil, — sans être incessamment réveillée par des rêves effrayants. — En outre, il me hait à cause de mon père Warwick : — et, je n’en doute pas, il se débarrassera bientôt de moi.

ÉLISABETH.

— Pauvre cœur, adieu ! je plains tes douleurs.

ANNE.

— Pas plus que dans mon âme je ne déplore les vôtres.

DORSET, à lady Anne.

— Salut, malheureuse qui vas au devant des grandeurs !

LADY ANNE, à Dorset.

— Adieu, pauvre âme qui les quittes !

LA DUCHESSE, à Dorset.

— Va, toi, vers Richmond, et que la bonne fortune te guide !

À Anne.

— Va, toi, vers Richard, et qu’un bon ange t’accompagne !

À Élisabeth.

— Va, toi, vers le sanctuaire, et que de bonnes pensées t’occupent ! — Moi, je vais vers la tombe où la paix et le repos coucheront avec moi. — J’ai vu plus de quatre-vingts ans de douleurs, — et chaque heure de joie s’est toujours brisée sur une semaine d’angoisses !

ÉLISABETH.

— Arrêtez : tournons encore nos regards vers la Tour. — Pitié, antiques pierres, pour ces tendres enfants — que l’envie a murés dans votre enceinte ! — dur berceau pour ces jolis petits ! — rudes et âpres nourrices ! sombres compagnes de jeu, si vieilles — pour de jeunes princes, traitez bien mes enfants ! — Ô pierres, c’est ainsi qu’une folle douleur vous dit adieu (61) !

Tous sortent.

SCÈNE XVI.
[La salle du trône dans le Palais.]
Fanfares. Richard, en habits royaux, sur son trône ; Buckingham, Catesby, un page, et d’autres personnages.
RICHARD.

— Rangez-vous tous… Cousin de Buckingham !

BUCKINGHAM.

— Mon gracieux souverain ?

RICHARD.

— Donne-moi ta main. C’est par ton avis et par ton assistance — que le roi Richard est assis à cette hauteur. — Mais ces splendeurs, ne devons-nous les porter qu’un jour, — ou doivent-elles être pour nous de durables jouissances ?

BUCKINGHAM.

— Puissent-elles exister à jamais et durer toujours !

RICHARD.

— Ah ! Buckingham, c’est maintenant que je vais faire jouer la pierre de touche — pour voir si tu es de bon or, vraiment. — Le jeune Édouard vit… Songe à ce que je veux dire.

BUCKINGHAM.

— Parlez, mon bien-aimé seigneur.

RICHARD.

— Eh bien, Buckingham, je le répète, je voudrais être roi.

BUCKINGHAM.

— Eh bien, vous l’êtes, mon trois fois illustre seigneur.

RICHARD.

— Ah ! suis-je roi ? c’est juste. Mais Édouard vit.

BUCKINGHAM.

— C’est vrai, noble prince.

RICHARD.

Ô amère conclusion, — que Richard vive encore !… C’est vrai, noble prince !… — Cousin, tu n’avais pas coutume d’avoir la tête si dure. — Faut-il que je m’explique ? Je voudrais les bâtards morts. — Je voudrais que cela fût fait sur-le-champ. — Que dis-tu à présent ? Parle vite, sois bref.

BUCKINGHAM.

— Votre grâce peut faire ce qui lui plaît.

RICHARD.

— Bah ! bah ! tu es tout de glace, ton dévouement gèle. — Dis, ai-je ton consentement à ce qu’ils meurent ?

BUCKINGHAM.

— Donnez-moi le temps de respirer, cher lord, — avant que je me prononce positivement. — Je répondrai à votre grâce tout à l’heure.

Il sort.
CATESBY, à part.

— Le roi est en colère : voyez, il se mord les lèvres.

RICHARD, descendant de son trône.

— Je m’adresserai à des fous à tête de fer, — à des garçons sans scrupule : il n’est pas mon homme — celui qui regarde en moi d’un œil inquisiteur. — Buckingham parvenu devient circonspect. — Page !

LE PAGE.

Milord ?

RICHARD.

— Connais-tu quelqu’un que l’or corrupteur — tenterait à faire une œuvre secrète de mort ?

LE PAGE.

— Je connais un gentilhomme mécontent, — dont les humbles ressources ne sont pas en rapport avec son âme hautaine. — L’or vaudra pour lui vingt orateurs, — et, sans nul doute, le tentera à tout faire.

RICHARD.

— Quel est son nom ?

LE PAGE.

Son nom, milord, est Tyrrel.

RICHARD.

— Je connais un peu cet homme. Va, page, fais-le venir ici.

Le page sort.

— Le sage Buckingham, le profond penseur, — ne sera plus admis dans mes conseils. — Quoi ! il a si longtemps marché avec moi sans se fatiguer, — et maintenant il s’arrête pour respirer ! Soit.

Entre stanley.

— Eh bien ! lord Stanley, quelle nouvelle ?

STANLEY.

Sachez, mon bien-aimé seigneur, — que le marquis de Dorset a fui, m’a-t-on dit, — pour rejoindre Richmond dans sa retraite.

RICHARD.

— Viens ici, Catesby : répands la rumeur — qu’Anne, ma femme, est très-gravement malade. — Je mettrai ordre à ce qu’elle soit enfermée. — Trouve-moi quelque petit gentilhomme, — que je marierai tout de suite à la fille de Clarence. — Quant au fils, il est idiot, et je ne le crains pas. — Voyons, est-ce que tu rêves ?… Je te le répète, répands le bruit — qu’Anne, ma reine, est malade et en danger de mort. — En campagne ! Il m’importe beaucoup — d’arrêter toutes les espérances dont l’accroissement peut me nuire.

Catesby sort.

— Il faut que je me marie à la fille de mon frère, — ou mon trône ne pose que sur un verre fragile. — Assassiner ses frères, et puis l’épouser ! — moyen de triomphe incertain ! Mais je suis — si loin dans le sang que le crime entraîne le crime : — la pitié pleurnicheuse n’entre pas dans ces yeux. —

Le Page entre, suivi de Tyrrel.

Ton nom est Tyrrel ?

TYRREL.

— James Tyrrel, votre très-obéissant sujet.

RICHARD.

— L’es-tu réellement ?

TYRREL.

Éprouvez-moi, mon gracieux lord.

RICHARD.

— Oserais-tu te charger de tuer un ami à moi ?

TYRREL.

— Si cela vous plaisait ; mais j’aimerais mieux tuer deux de vos ennemis.

RICHARD.

— Eh bien, tu as la chose : deux profonds ennemis, — deux adversaires de mon repos, qui troublent mon doux sommeil ; — c’est sur eux que je voudrais te voir opérer. — Tyrrel, je parle de ces bâtards de la Tour.

TYRREL.

— Donnez-moi les moyens d’arriver jusqu’à eux, — et je vous débarrasserai vite de la crainte qu’ils vous causent.

RICHARD.

— Tu chantes là une suave musique. Écoute ici. Tyrrel. — Va avec ce gage. Lève-toi, et approche l’oreille.

Il lui parle bas.

— Voilà tout. Dis-moi : C’est fait, — et je t’aimerai, et je ferai ta fortune.

TYRREL.

— Je vais en finir sur-le-champ.

Il sort.
Entre Buckingham.
BUCKINGHAM.

— Milord, j’ai considéré dans mon esprit — la proposition sur laquelle vous venez de me sonder.

RICHARD.

— Bien ! laissons cela… Dorset a fui pour rejoindre Richmond.

BUCKINGHAM.

— Je viens d’apprendre la nouvelle, milord.

RICHARD.

— Stanley, il est le fils de votre femme. Eh bien ! veillez-y !

BUCKINGHAM.

— Milord, je réclame la donation qui m’est due par promesse — et pour laquelle vous avez engagé votre honneur et votre foi : — vous savez, le comté d’Hereford et ses dépendances, — dont vous m’avez promis la possession.

RICHARD.

— Stanley, veillez à votre femme : si elle fait passer — des lettres à Richmond, vous m’en répondrez.

BUCKINGHAM.

— Que dit votre altesse à ma juste requête ?

RICHARD.

— Je me souviens… Henry VI a prédit — que Richmond serait roi, — quand Richmond n’était qu’un maussade petit garçon… — Roi !… peut-être…

BUCKINGHAM.

Milord…

RICHARD.

— Comment se fait-il que le prophète n’ait pas pu me dire — en même temps, à moi qui étais là, que je le tuerais ?

BUCKINGHAM.

— Milord, votre promesse du comté…

RICHARD.

— Richmond ! La dernière fois que j’étais à Exeter, — le maire, par courtoisie, me montra le château — qu’il appela Rougemont. À ce nom, je tressaillis, — parce qu’un barde d’Irlande m’a dit un jour — que je ne vivrais pas longtemps après avoir vu Richmond.

BUCKINGHAM.

— Milord…

RICHARD.

Ah ! quelle heure est-il ?

BUCKINGHAM.

Je prends la liberté — de rappeler à votre grâce ce qu’elle m’a promis.

RICHARD.

— Mais quelle heure est-il donc ?

BUCKINGHAM.

Le coup de dix va frapper.

RICHARD.

— Eh bien ! laisse-le frapper.

BUCKINGHAM.

Comment ! laisse-le frapper ?

RICHARD.

— Certainement ! Tu es là, comme un jaquemart d’horloge, à retenir le coup — entre ta demande et ma méditation. — Je ne suis pas dans ma veine donnante aujourd’hui.

BUCKINGHAM.

— Eh bien ! alors dites-moi décidément si vous voulez, oui ou non (62).

RICHARD.

— Tu me troubles. Je ne suis pas dans ma veine.

Richard sort avec sa suite.
BUCKINGHAM.

— C’est ainsi ? Il paie mes immenses services — de pareils mépris ? Est-ce que je l’ai fait roi pour cela ? — Oh ! souvenons-nous d’Hastings, et partons — pour Brecknock, tandis que ma tête menacée est encore sur mes épaules.

Il sort.

SCÈNE XVII.
[Même lieu.]
Entre Tyrrel.
TYRREL.

— L’acte tyrannique et sanglant est accompli. — Le forfait le plus grand, le plus lamentable massacre — dont cette terre ait été jamais coupable ! — Dighton et Forrest, que j’avais subornés — pour faire cette besogne d’impitoyable boucherie, — des scélérats incarnés, des chiens sanguinaires, — attendris par une douce compassion, — fondaient en larmes, comme deux enfants, au triste récit de leur mort : — « Oh ! disait Dighton, ils étaient couchés ainsi, les charmants petits ! — Ainsi, ainsi, disait Forrest, les innocents — s’enlaçaient l’un l’autre de leurs bras d’albâtre : — leurs lèvres étaient quatre roses rouges sur la même tige, — se baisant toutes, dans l’épanouissement de leur beauté. — Un livre de prières était posé sur leur oreiller : — à cette vue, dit Forrest, j’ai presque changé d’idée. — Oh ! mais le démon… » Ici le scélérat s’arrêtait, — quand Dighton a continué : « Nous avons étouffé — le chef-d’œuvre le plus charmant — que, depuis la création, ait jamais formé la nature. » — Puis tous deux sont partis, avec une telle conscience et de tels remords — qu’ils ne pouvaient plus parler ; et je les ai quittés — pour venir porter cette nouvelle au roi sanglant.

Entre Richard.

— Le voici qui vient. Salut, mon souverain seigneur !

RICHARD.

— Bon Tyrrel ! suis-je heureux dans ta nouvelle ?

TYRREL.

— Si l’exécution de la chose dont vous m’avez chargé — doit produire votre bonheur, soyez heureux alors, — car c’est chose faite.

RICHARD.

Mais, les as-tu vus morts ?

TYRREL.

— Oui, milord.

RICHARD.

Et enterrés, gentil Tyrrel ?

TYRREL.

— Le chapelain de la Tour les a enterrés : — mais où ? à dire vrai, je ne sais pas.

RICHARD.

— Viens me trouver, Tyrrel, aussitôt après souper, — et tu me diras les détails de leur mort. — En attendant, cherche ce que je peux faire de bon pour toi, — et tu hériteras de ton désir. — Au revoir.

TYRREL.

Je prends humblement congé de vous.

Il sort.
RICHARD.

— J’ai enfermé étroitement le fils de Clarence. — Sa fille, je l’ai mariée en bas lieu. — Les fils d’Édouard dorment dans le sein d’Abraham, — et ma femme Anne a dit au monde bonsoir. — Maintenant, comme je sais que l’homme de Bretagne, Richmond, jette ses vues — sur la fille de mon frère, la jeune Élisabeth, — et, grâce à ce nœud, a l’arrogance de prétendre à la couronne, — je vais me présenter à elle, moi, en joyeux vert-galant. —

Entre Catesby.
CATESBY.

Milord !

RICHARD.

— As-tu des nouvelles, bonnes ou mauvaises, pour venir si brusquement ?

CATESBY.

— Mauvaises nouvelles, milord : Morton a passé à Richmond ; — Buckingham, soutenu par les hardis Gallois, — est en campagne, et ses forces s’augmentent sans cesse.

RICHARD.

— Ély, joint à Richmond, m’inquiète bien plus — que Buckingham et ses levées hâtives. — Allons ! j’ai appris que les commentaires de la crainte — sont les auxiliaires de plomb de l’inerte délai. — Le délai traîne avec lui l’impuissance et la limace misère. — Donc, que la foudroyante rapidité me prête son aile ! — Mercure de Jupiter, sois le héraut d’un roi ! — Allez ! rassemblez des hommes ! Mon conseil, c’est mon bouclier. — Il faut abréger, quand les traîtres affrontent la campagne.

Ils sortent.

SCÈNE XVIII.
[Devant le palais.]
Entre la reine Marguerite.
MARGUERITE.

— Ainsi leur prospérité commence à mûrir, — et va tomber dans la bouche pourrie de la mort. — Je me suis mise aux aguets de ce côté — pour épier l’écroulement de mes ennemis. — J’en ai déjà vu les sinistres prémisses, — et je vais partir pour la France avec l’espoir que la conclusion — sera aussi amère, aussi sombre, aussi tragique. — Éloigne-toi, misérable Marguerite, quelqu’un vient…

Entrent la reine Élisabeth et la duchesse d’York. La reine Marguerite se retire à l’écart.
LA REINE ÉLISABETH.

— Ah ! mes pauvres princes ! Ah ! mes tendres babys ! — fleurs en bouton ! parfums naissants ! — Si vos douces âmes volent dans l’air, — et n’ont pas encore été fixées dans le jugement éternel, — planez autour de moi sur vos ailes aériennes — et écoutez les lamentations de votre mère !

LA REINE MARGUERITE, à part.

— Oui, planez autour d’elle. Dites-lui que c’est justice pour justice — si votre enfantine aurore a été plongée dans la vieille nuit.

LA DUCHESSE D’YORK.

— Tant de misères ont éraillé ma voix — que ma langue épuisée de plaintes est immobile et muette. — Édouard Plantagenet, pourquoi es-tu mort ?

LA REINE MARGUERITE, à part.

— Plantagenet acquitte Plantagenet ! — Édouard, pour Édouard, paie la dette de mort !

LA REINE ÉLISABETH.

— As-tu pu, ô Dieu, te détourner de ces doux agneaux — et les jeter aux entrailles du loup ? — Dormais-tu donc quand une telle action a été commise ?

LA REINE MARGUERITE, à part.

— Et quand le saint Henry, quand mon fils bien-aimé moururent ?

LA DUCHESSE D’YORK.

— Vie morte ! vue aveugle ! pauvre spectre d’une vivante ! — douleur mise en spectacle ! honte du monde ! propriété du tombeau usurpée par la vie ! — registre et abrégé des jours de malheur ! — repose ton être sans repos sur la terre anglaise, terre des lois — devenue, contre toutes les lois, ivre de sang innocent !

Elle s’assied par terre.
LA REINE ÉLISABETH.

— Ah ! que ne peux-tu m’offrir une tombe aussi vite — que tu m’accordes un triste siége ! — J’enfouirais ici mes os, je ne les y reposerais pas ! — Ah ! qui donc, hormis nous, a sujet de pleurer ?

Elle s’asseoit à côté de la duchesse.
LA REINE MARGUERITE, s’avançant.

— Si la plus vieille douleur est la plus vénérable, — donnez donc à la mienne le bénéfice de l’âge, — et que mes chagrins se tordent à la place d’honneur !

Elle s’asseoit à côté d’elles.

— Si le désespoir peut admettre une société, — comptez vos douleurs en supputant les miennes. — J’avais un Édouard : un Richard l’a tué ! — J’avais un mari : un Richard l’a tué !

À la reine Élisabeth.

— Tu avais un Édouard : un Richard l’a tué. — Tu avais un Richard : un Richard l’a tué !

LA DUCHESSE D’YORK, à Marguerite.

— J’avais un Richard aussi, et c’est toi qui l’as tué ; — j’avais un Rutland aussi, et tu as aidé à le tuer !

LA REINE MARGUERITE, à la duchesse.

— Tu avais un Clarence aussi, et Richard l’a tué ! — Du chenil de ta matrice s’est évadé — le limier d’enfer qui nous chasse tous à mort, — le dogue qui avait ses dents avant ses yeux, — pour déchirer les agneaux et sucer leur sang pur. — Ce destructeur hideux de l’œuvre de Dieu, — qui règne sur les yeux rougis des créatures en larmes, — le grand tyran par excellence de la terre, — c’est ta matrice qui l’a lâché pour nous traquer jusqu’à nos tombes ! — Ô Dieu juste, équitable et vrai dispensateur, — combien je te remercie de ce que ce chien carnassier — dévore ce qui est sorti du corps de sa mère, — et la jette à côté des autres sur le banc de la douleur !

LA DUCHESSE D’YORK.

— Ô femme de Henry ! ne triomphe point de mes maux : — Dieu m’est témoin que j’ai pleuré sur les tiens !

LA REINE MARGUERITE.

— Laisse-moi dire. J’ai faim de la vengeance, — et je me rassasie de la contempler. — Ton Édouard est mort, celui qui avait tué mon Édouard ; — ton autre Édouard est mort aussi en paiement de mon Édouard. — Le jeune York, lui, n’est que l’appoint, car les deux autres — n’équivalent pas à l’être parfait que j’ai perdu. — Ton Clarence est mort, lui qui avait poignardé mon Édouard ; — et, avec lui, les spectateurs de cette scène tragique, — l’adultère Hastings, Rivers, Vaughan, Grey, — tous étouffés avant le temps dans le tombeau sombre ! — Richard vit encore, lui, le noir courtier de l’enfer ; — il n’est resté que comme son agent, pour acheter des âmes — et les envoyer là-bas. Mais la voici, la voici — qui approche, sa fin déplorable et non déplorée ! — La terre s’entr’ouvre, l’enfer flamboie, les démons rugissent, les saints prient — pour qu’il soit vite emporté d’ici. — Arrache le fil de sa vie, je t’en conjure, Dieu bien-aimé, — que je puisse vivre encore pour dire : Le chien est mort !

LA REINE ÉLISABETH.

— Oh ! tu m’avais prédit qu’un temps viendrait — où je souhaiterais ton aide pour maudire — cette monstrueuse araignée, cet affreux crapaud bossu !

LA REINE MARGUERITE.

— Alors je t’appelais la vaine effigie de ma fortune. — Que te disais-je encore ? Pauvre ombre, reine en peinture, — tu es la représentation de ce que j’ai été, — l’affiche attrayante d’une horrible parade ; — parvenue destinée au précipice, — mère pour rire de deux beaux enfants, — rêve de ce que tu crois être, tu es la bannière trop voyante — qui sert de cible aux coups les plus dangereux ; — tu es une dignité d’enseigne, un souffle, une billevesée ; — tu es une reine de comédie, faite uniquement pour occuper la scène ! — Eh bien, où est ton mari à présent ? où sont tes frères ? — où sont tes deux fils ? Quelles jouissances te reste-t-il ? — Qui donc te sollicite, et s’agenouille, et dit : Vive la reine ? — Où sont les pairs prosternés qui te flattaient ? — où sont les foules pressées qui te suivaient ? — Rappelle-toi tout cela, et vois ce que tu es à présent !… — Tu étais heureuse épouse, tu es la plus désolée des veuves ; — tu étais joyeuse mère, tu en déplores aujourd’hui même le nom ; — tu étais suppliée, tu es suppliante ; — tu étais reine, tu es une misérable couronnée d’ennuis ! — tu me méprisais, maintenant je te méprise ; — tu faisais peur à tous, maintenant tu as peur ; — tu commandais à tous, maintenant tu n’es obéie de personne ! — Ainsi la roue de la justice a tourné, — et t’a laissée en proie au temps, — n’ayant plus que le souvenir de ce que tu étais — pour te torturer encore, étant ce que tu es ! — Tu as usurpé ma place : pourquoi — n’usurperais-tu pas aussi une juste part de mes douleurs ? — Ton cou superbe porte maintenant la moitié de mon joug ; — je le fais glisser ici de ma tête fatiguée, — et j’en rejette sur toi le fardeau tout entier. — Adieu, femme d’York ! adieu, reine de mauvaise chance ! — Les maux de l’Angleterre me feront sourire en France.

LA REINE ÉLISABETH.

— Ô toi, experte en malédictions, arrête un peu — et apprends-moi à maudire mes ennemis.

LA REINE MARGUERITE.

— Abstiens-toi de dormir la nuit, et jeûne le jour ; — compare ton bonheur mort à ton bonheur vivant, — représente-toi tes enfants plus beaux encore qu’ils n’étaient, — et celui qui les a tués plus hideux qu’il n’est : — exalter une perte, c’est en empirer l’auteur. — N’oublie rien de tout cela, et tu apprendras à maudire.

LA REINE ÉLISABETH.

— Ma parole est émoussée ; oh ! affile-la de la tienne !

LA REINE MARGUERITE.

— Tes malheurs la rendront aiguë et tranchante comme la mienne.

Elle sort.
LA DUCHESSE D’YORK.

— Faut-il donc que la calamité soit si verbeuse ?

LA REINE ÉLISARETH.

— Creux avocats du client Malheur ! — héritiers aériens du bonheur intestat ! — pauvres orateurs essoufflés de la misère ! — laissez-les s’exhaler ! Quand ils ne serviraient — à rien de plus, ils soulagent toujours le cœur !

LA DUCHESSE D’YORK.

— Si cela est, ne restons pas bouche close : viens avec moi, — et sous le souffle de nos paroles amères étouffons mon fils maudit — qui a étouffé tes deux fils bien-aimés.

Bruit de tambour.

— J’entends son tambour : soyons prodigues d’imprécations !

Richard et sa suite entrent au pas militaire. La duchesse d’York et la reine Élisabeth lui barrent le passage.
RICHARD.

— Qui ose m’interdire le passage ?

LA DUCHESSE D’YORK.

— Celle qui aurait pu, en t’étranglant dans ses entrailles maudites, — t’interdire tous les meurtres que tu as commis, misérable !

LA REINE ÉLISABETH.

— Tu caches sous cette couronne d’or un front — où, si le droit était le droit, devraient être écrits avec un fer rouge — l’assassinat du prince qui la possédait — et le meurtre horrible de mes pauvres fils et de mes frères ! — Dis-moi, scélérat, où sont mes enfants ?

LA DUCHESSE D’YORK.

— Crapaud ! crapaud ! où est ton frère Clarence ? — Et le petit Ned Plantagenet, son fils ?

LA REINE ÉLISABETH.

— Où est le gentil Rivers, et Vaughan, et Grey ?

LA DUCHESSE D’YORK.

— Où est le bon Hastings ?

RICHARD.

— Une fanfare, trompettes ! Battez l’alarme, tambours ! — Que les cieux n’entendent pas ces commères — insulter l’oint du Seigneur. Battez, vous dis-je.

Fanfare. Roulement de tambour.

— Soyez calmes et parlez-moi doucement ; — sinon, je noierai vos exclamations — dans cet éclatant bruit de guerre. —

LA DUCHESSE D’YORK.

Es-tu mon fils ?

RICHARD.

— Oui, grâce à Dieu, à mon père et à vous-même.

LA DUCHESSE D’YORK.

— Eh bien ! écoute patiemment mon impatience.

RICHARD.

— Madame, je tiens ce trait de votre caractère — de ne pouvoir supporter l’accent du reproche.

LA DUCHESSE D’YORK.

— Oh ! laisse-moi parler !

RICHARD.

Soit ! mais je n’écouterai pas.

LA DUCHESSE D’YORK.

— Je serai douce et gentille dans mes paroles.

RICHARD.

— Et brève, bonne mère, car je suis pressé.

LA DUCHESSE D’YORK.

— Es-tu si pressé ? Moi, je t’ai attendu, — Dieu le sait, dans les tourments et dans l’agonie.

RICHARD.

— Et ne suis-je pas venu enfin pour vous soulager ?

LA DUCHESSE D’YORK.

— Non, par la sainte croix, tu le sais bien, — tu es venu sur terre pour faire de la terre mon enfer. — Ta naissance a été pour moi un poids douloureux ; — ton enfance a été hargneuse et maussade ; — ton temps d’école, terrible, désespérant, extravagant, furieux ; — ta première jeunesse, hardie, effrontée, aventureuse ; — ton âge mûr, altier, subtil, fourbe et sanguinaire, — plus calme, mais plus dangereux encore, caressant dans la haine ! — Peux-tu me citer une heure de soulagement — que j’aie jamais goûtée dans ta société ?

RICHARD.

— Aucune, ma foi, si ce n’est l’heure de la faim qui appelait votre grâce — à déjeuner, loin de ma société. — Si ma vue vous est si pénible, — laissez-moi me remettre en marche pour ne plus vous offusquer, madame ! — Battez le tambour.

LA DUCHESSE D’YORK.

Je t’en prie, écoute-moi.

RICHARD.

— Vous parlez avec trop d’amertume.

LA DUCHESSE D’YORK.

Un mot seulement, — et je ne te reparlerai jamais.

RICHARD.

— Soit !

LA DUCHESSE D’YORK.

— Ou tu périras dans cette guerre, par un juste décret de Dieu, — avant d’en sortir vainqueur, — ou je mourrai moi-même de chagrin et de vieillesse : — dans aucun cas, je ne reverrai plus ton visage. — Donc, emporte avec toi ma plus accablante malédiction ! — Qu’au jour de la bataille, elle te fatigue plus — que l’armure complète que tu portes ! — Mes prières combattront pour le parti contraire ; — et alors les petites âmes des enfants d’Édouard — chuchoteront à l’esprit de tes ennemis, — et leur promettront succès et victoire. — Homme de sang, ta fin sera sanglante : — l’infamie qui a servi ta vie accompagnera ta mort !

Elle sort.
LA REINE ÉLISABETH.

— J’ai bien plus de raisons qu’elle, mais bien moins de force pour te maudire ; — je ne puis que dire amen !

Elle s’éloigne.
RICHARD.

— Arrêtez, madame, j’ai un mot à vous dire.

LA REINE ÉLISABETH.

— Je n’ai plus pour toi de fils de sang royal — à assassiner. Quant à mes filles, Richard, — ce seront des nonnes en prières, et non des reines en pleurs. — Ainsi ne vise pas à frapper leurs vies.

RICHARD.

— Vous avez une fille appelée Élisabeth, — vertueuse et belle, royalement gracieuse.

LA REINE ÉLISABETH.

— Doit-elle donc mourir pour cela ? Oh ! laisse-la vivre, — et je corromprai ses mœurs, je souillerai sa beauté ; — je me calomnierai moi-même, comme infidèle au lit d’Édouard, — et je jetterai sur elle le voile de l’infamie, — pourvu qu’elle puisse vivre hors de l’atteinte du meurtre sanglant ! — J’avouerai qu’elle n’est pas fille d’Édouard !

RICHARD.

— N’outragez pas sa naissance : elle est de sang royal.

LA REINE ÉLISABETH.

— Pour sauver sa vie, je dirai qu’elle n’en est pas.

RICHARD.

— Sa naissance est la plus sûre garantie de sa vie.

LA REINE ÉLISABETH.

— Ses frères sont morts de cette garantie-là.

RICHARD.

— Ah ! c’est qu’à leur naissance les bonnes étoiles étaient opposées.

LA REINE ÉLISABETH.

— Non, c’est qu’à leur vie de mauvais parents étaient contraires.

RICHARD.

— L’arrêt de la destinée est irrésistible.

LA REINE ÉLISABETH.

— Surtout quand la résistance à toute pitié hâte cet arrêt. — Mes enfants étaient destinés à une mort meilleure, — si la pitié t’avait fait la grâce d’une meilleure vie.

RICHARD.

— Vous parlez comme si j’avais tué mes neveux.

LA REINE ÉLISABETH.

— Tes neveux ! c’est bien leur oncle qui leur a tout volé, — bonheur, couronne, famille, liberté et vie ! — Quel que soit le bras qui a percé leur tendres cœurs, — c’est ta tête qui indirectement l’a dirigé. — Sans doute le couteau meurtrier eût été émoussé et obtus, — s’il n’avait été repassé sur ton cœur de pierre — pour jouer dans les entrailles de mes agneaux. — Ah ! si l’habitude de la douleur n’apprivoisait la plus farouche douleur, — ma langue ne cesserait de te jeter aux oreilles le nom de mes enfants — que quand mes ongles seraient ancrés dans tes yeux, — et quand moi-même, touchant à ce port désespéré de la mort, — pauvre barque, privée de voiles et d’agrès, — je me serais brisée toute sur ton cœur de roc (63) !

RICHARD.

— Madame, puissé-je être aussi heureux dans mon entreprise — et dans les périlleux hasards de la guerre — que je suis sincère en vous promettant, à vous et aux vôtres — plus de bien que je ne vous ai fait de mal !

LA REINE ÉLISABETH.

— Quel bien la face des cieux couvre-t-elle, — qui, découvert, serait un bien pour moi ?

RICHARD.

— L’élévation de vos enfants, noble dame.

LA REINE ÉLISABETH.

— À l’échafaud, pour y laisser leur tête ?

RICHARD.

— Non, au faîte des honneurs et de la fortune, — pour y être le type impérial et suprême de toutes les gloires de la terre !

LA REINE ÉLISABETH.

— Flatte ma douleur de ce récit. — Dis-moi quelle pompe, quelles dignités, quels honneurs — tu peux abdiquer en faveur d’un de mes enfants ?

RICHARD.

— Tout ce que je possède, oui, jusqu’à moi-même, — je veux tout donner à un de tes enfants. — C’est dans ce Léthé des colères de ton âme — que tu noieras le triste souvenir des maux — que tu m’accuses de t’avoir causés.

LA REINE ÉLISABETH.

— Dis vite, de peur que cet accès de générosité — ne cesse avant que tu aies parlé.

RICHARD.

— Sache-le donc : du fond de mon âme, j’aime ta fille !

LA REINE ÉLISABETH.

— La mère de ma fille croit cela de toute son âme.

RICHARD.

— Et que croyez-vous ?

LA REINE ÉLISABETH.

— Que tu aimes ma fille du fond de ton âme ; — comme, du fond de ton âme, tu as aimé ses frères ! — Ah ! mon cœur t’est bien reconnaissant de cet amour-là !

RICHARD.

— Ne soyez pas si prompte à mal interpréter ma pensée. — J’aime votre fille de toute mon âme, — et je désire la faire reine d’Angleterre.

LA REINE ÉLISABETH.

— Comment ? Qui veux-tu lui donner pour roi ?

RICHARD.

— Eh bien, celui qui la fera reine. Quel autre pourrait-ce être ?

LA REINE ÉLISABETH.

— Toi !

RICHARD.

Moi-même : qu’en pensez-vous, madame ?

LA REINE ÉLISABETH.

— Comment pourrais-tu donc lui faire ta cour ?

RICHARD.

C’est ce que je voudrais apprendre de vous, — qui connaissez mieux que personne son humeur.

LA REINE ÉLISABETH.

— Tu voudrais l’apprendre de moi ?

RICHARD.

Madame, de tout mon cœur.

LA REINE ÉLISABETH.

— Envoie-lui, par l’homme qui a tué ses frères, — deux cœurs sanglants où seront gravés — ces noms, Édouard et York : sur quoi, peut-être, elle pleurera. — Alors présente-lui un mouchoir pareil à celui que Marguerite — offrit à ton père, plongé dans le sang de Rutland : — dis-lui que celui-là a essuyé — la sève vermeille du corps de son doux frère, — et engage-la à s’en servir pour sécher les larmes de ses yeux. — Si ces séductions ne la décident pas à t’aimer, — envoie-lui dans une lettre le récit de tes nobles actions : — dis-lui que tu as fait disparaître son oncle Clarence, — son oncle Rivers, oui, et que, par intérêt pour elle, — tu as expédié sa bonne tante Anne.

RICHARD.

— Vous vous moquez de moi, madame, ce n’est pas — là le moyen de gagner votre fille.

LA REINE ÉLISABETH.

Il n’en est point d’autre, — à moins que tu ne puisses prendre quelque autre forme, — et cesser d’être le Richard qui a fait tout cela.

RICHARD.

— Si je disais que j’ai fait tout cela pour l’amour d’elle ?

LA REINE ÉLISABETH.

— Alors, ma foi ! elle ne pourrait manquer de te haïr — pour avoir acheté son amour au prix de si sanglantes dépouilles.

RICHARD.

— Écoutez. Ce qui est fait ne peut plus se réparer. — Les hommes commettent parfois par irréflexion — des actes dont quelques heures suffisent à les faire repentir. — Si j’ai pris la royauté à vos fils, — je veux, en réparation, la donner à votre fille. — Si j’ai tué la race issue de vos entrailles, — je veux, pour ranimer votre postérité, — engendrer de votre fille une famille de votre sang. — Le nom de grand’mère n’est guère moindre en amour — que le titre passionné de mère. — Ce seront toujours vos enfants, à un degré au-dessous. — Ils seront de votre humeur, de votre sang même ; — nés des mêmes douleurs, sauf une nuit de gémissements — endurée par celle pour qui vous avez souffert la pareille. — Vos enfants ont été le tourment de votre jeunesse ; — les miens seront la consolation de vos vieux jours. — Qu’avez-vous perdu ? un fils qui était roi. — Eh bien, cette perte fait votre fille reine. — Je ne puis vous donner tous les dédommagements que je voudrais ; — acceptez donc ce que je peux vous offrir. — Dorset, votre fils, dans l’effroi de son âme, — porte ses pas mécontents sur un sol étranger ; — cette heureuse alliance va le rappeler vite, — pour être promu à de grandes dignités. — Le roi, qui appellera votre charmante fille : ma femme, — appellera familièrement votre Dorset : mon frère ! — Vous serez encore la mère d’un roi, — et toutes les ruines des temps de détresse — seront vite réparées avec les trésors d’un bonheur doublé. — Ah ! nous avons devant nous bien des belles journées. — Les larmes que vous avez versées — vous reviendront transformées en perles d’Orient : — elles vous seront remboursées avec les intérêts — d’une félicité décuple. — Va donc trouver ta fille, ma mère, va ! — Enhardis de ton expérience sa timide jeunesse ; — prépare ses oreilles à entendre des propos d’amoureux ; — allume dans son tendre cœur l’aspiration — à la souveraineté d’or ; révèle à la princesse — les douces heures silencieuses de la joie conjugale ; — et, quand mon bras aura châtié — ce petit rebelle, l’entêté Buckingham, — j’arriverai couronné de guirlandes triomphales, — et je conduirai ta fille au lit d’un conquérant ; — je lui transmettrai mes conquêtes, — et, seule victorieuse, elle sera le César de César !

LA REINE ÉLISABETH.

— Que ferai-je bien de lui dire ? Que le frère de son père — voudrait être son mari ? Lui dirai-je que c’est son oncle, — ou que c’est le meurtrier de ses frères et de ses oncles ? — Sous quel titre te vanterai-je, — que Dieu, la loi, mon honneur et sa tendresse — puissent rendre agréables à ses jeunes années (64) ?

RICHARD.

— Montre-lui le repos de l’Angleterre dans cette alliance.

LA REINE ÉLISABETH.

— Repos acquis par elle au prix d’éternels troubles !

RICHARD.

— Dis-lui que le roi, qui peut commander, la supplie…

LA REINE ÉLISABETH.

— De consentir à ce que le Roi des rois défend.

RICHARD.

— Dis-lui qu’elle sera une haute et puissante reine.

LA REINE ÉLISABETH.

— Pour en déplorer le titre, comme sa mère.

RICHARD.

— Dis-lui que je l’aimerai toujours.

LA REINE ÉLISABETH.

— Mais combien de temps durera ce toujours ?

RICHARD.

— Jusqu’à la fin de son heureuse vie, et de plus en plus tendre !

LA REINE ÉLISABETH.

— Mais combien de temps sa tendre vie sera-t-elle heureuse ?

RICHARD.

— Autant que le ciel et la nature la prolongeront.

LA REINE ÉLISABETH.

— Autant qu’il plaira à l’enfer et à Richard.

RICHARD.

— Dis-lui que moi, son souverain, je suis son humble sujet.

LA REINE ÉLISABETH.

— Mais elle, votre sujette, abhorre une telle souveraineté.

RICHARD.

— Appuie-moi auprès d’elle de ton éloquence.

LA REINE ÉLISABETH.

— Une honnête proposition, pour être agréée, n’a besoin que d’être simplement dite.

RICHARD.

— Dis-lui donc en termes simples mon amoureuse proposition.

LA REINE ÉLISABETH.

— Dire simplement ce qui n’est pas honnête, c’est impudent.

RICHARD.

— Vos raisons sont par trop superficielles et par trop vives.

LA REINE ÉLISABETH.

— Oh ! non ! mes raisons ne sont que trop profondes et trop funèbres. — Il n’est que trop profond et trop funèbre, le tombeau de mes pauvres enfants !

RICHARD.

— Ne touchez pas cette corde, madame. Cela est passé !

LA REINE ÉLISABETH.

— Je la toucherai, jusqu’à ce que la corde du cœur éclate.

RICHARD.

— Eh bien, par mon saint George, par ma Jarretière, par ma couronne…

LA REINE ÉLISABETH.

— Tu as profané l’un, déshonoré l’autre, usurpé la troisième.

RICHARD.

— Je jure…

LA REINE ÉLISABETH.

Par rien ; car ceci n’est pas un serment. — Ton saint George profané a perdu sa dignité sacrée ; — ta Jarretière souillée a laissé en gage sa chevaleresque vertu ; — ta couronne usurpée a souillé sa gloire royale. — Si tu veux faire un serment qu’on puisse croire, — jure donc par quelque chose que tu n’aies pas outragé.

RICHARD.

— Eh bien ! par le monde…

LA REINE ÉLISABETH.

Il est plein de tes forfaits hideux !

RICHARD.

— Par la mort de mon père…

LA REINE ÉLISABETH.

Ta vie l’a déshonorée !

RICHARD.

— Alors, par moi-même…

LA REINE ÉLISABETH.

Tu t’es toi-même avili !

RICHARD.

— Eh bien alors, par Dieu…

LA REINE ÉLISABETH.

C’est Dieu que tu as le plus outragé. — Si tu avais craint de rompre un serment fait en son nom, — l’union qu’avait formée le roi ton frère — n’aurait pas été rompue, ni mon frère égorgé. — Si tu avais craint de rompre un serment fait en son nom, — l’impérial métal qui entoure maintenant ta tête — aurait orné les jeunes tempes de mon enfant ; — et ils seraient ici vivants, ces deux tendres princes — qui maintenant, camarades de lit de la poussière, — sont devenus la proie des vers, par ta foi violée ! — Par quoi peux-tu jurer à présent ?

RICHARD.

Par l’avenir.

LA REINE ÉLISABETH.

— Tu l’as outragé dans le passé. — J’ai moi-même à verser bien des larmes — avant de laver le temps futur de tes outrages passés. — Les enfants dont tu as tué les parents — vivent pour déplorer dans leur vieillesse leur jeunesse abandonnée ; — les parents dont tu as massacré les enfants — vivent pour déplorer avec leur vieillesse leur antique souche desséchée. — Ne jure pas par l’avenir : car tu en as — abusé, avant de l’user, par un passé mal usé.

RICHARD.

— S’il n’est pas vrai que je veuille réussir par le repentir, — puissé-je échouer dans ma périlleuse lutte — contre l’ennemi en armes ! puissé-je me confondre moi-même ! — Que le ciel et la fortune me barrent les heures fortunées ! — Jour, refuse-moi ta lumière ; et toi, nuit, ton repos ! — Que toutes les planètes de la bonne chance soient opposées — à mes projets, si ce n’est pas avec l’amour le plus pur, — avec une immaculée dévotion, avec les plus saintes pensées, — que je m’adresse à ta belle et royale fille ! — C’est d’elle que dépend mon bonheur, et le tien. — Sans elle, je prévois pour moi-même et pour toi, — pour elle, pour le pays, et pour bien des âmes chrétiennes, — la mort, la désolation, la ruine, la chute. — Ceci ne peut être évité que par cela : — ceci ne sera évité que par cela. — Ainsi, chère mère, (c’est ainsi que je dois vous appeler), — faites-vous auprès d’elle l’avocat de mon amour : — plaidez ce que je serai, non ce que j’ai été ; — non ce que je mérite, mais ce que je mériterai. — Insistez sur la nécessité et sur la raison d’État, — et ne vous montrez pas revêche à de grands desseins.

LA REINE ÉLISABETH.

— Serai-je donc ainsi tentée du démon ?

RICHARD.

— Oui, si c’est pour le bien que le démon te tente.

LA REINE ÉLISABETH.

— Oublierai-je moi-même d’être moi-même ?

RICHARD.

— Oui, si le souvenir de vous-même vous nuit à vous-même.

LA REINE ÉLISABETH.

— Mais tu as tué mes enfants !

RICHARD.

— Mais je les ensevelis dans le sein de votre fille : — et, dans ce nid parfumé, ils vont renaître — de leurs cendres pour votre consolation.

LA REINE ÉLISABETH.

— Vais-je donc gagner ma fille à tes désirs ?

RICHARD.

— Et devenir par cette action une heureuse mère.

LA REINE ÉLISABETH.

— J’y vais !… Écris-moi bientôt, — et tu apprendras de moi ses intentions.

RICHARD.

— Porte-lui le baiser de mon sincère amour, et adieu !

Il l’embrasse. La reine Élisabeth sort (65).

— Folle qui fléchit ! femme futile et changeante !

Entre Ratcliff, suivi de Catesby.

— Eh bien ! quelles nouvelles ?

RATCLIFF.

— Très-puissant souverain, sur la côte occidentale — navigue une formidable flotte. Vers le rivage — se pressent une foule d’amis douteux et peu dévoués, — désarmés et irrésolus à la repousser. — On croit que Richmond en est l’amiral : — elle est mouillée là, n’attendant que l’aide — de Buckingham pour protéger le débarquement.

RICHARD.

— Que quelque ami au pied léger coure au duc de Norfolk ! — Toi-même, Ratcliff ! ou Catesby !… Eh bien ! où est-il ?

CATESBY.

— Ici, mon bon seigneur.

RICHARD.

Catesby, vole auprès du duc.

CATESBY.

— Oui, milord, avec toute la vitesse possible.

RICHARD.

— Ratcliff ici ! Cours à Salisbury ! — Quand tu seras arrivé là…

À Catesby.

Imbécile ! misérable étourdi ! — pourquoi restes-tu là, et ne vas-tu pas trouver le duc ?

CATESBY.

— Expliquez-moi d’abord, puissant suzerain, ce que votre altesse désire — que je lui communique.

RICHARD.

— Oh ! c’est juste, bon Catesby… Dis-lui de lever immédiatement — les forces les plus imposantes qu’il puisse réunir, — et de venir me rejoindre sur-le-champ à Salisbury. —

CATESBY.

Je pars.

Il sort.
RATCLIFF.

— Excusez-moi : que dois-je faire à Salisbury ?

RICHARD.

— Quoi ! qu’y voudrais-tu faire avant que j’y sois ?

RATCLIFF.

— Votre altesse m’avait dit d’y courir en avant.

RICHARD.

— J’ai changé d’idée…

Entre Stanley.

Stanley, quelles nouvelles avez-vous ?

STANLEY.

— Pas assez bonnes, mon suzerain, pour que le récit vous en plaise, — ni assez mauvaises pour qu’il soit malséant de les dire.

RICHARD.

— Oui-dà ! une charade ! ni bonnes ni mauvaises ! — Pourquoi courir par tant de détours, — quand tu pourrais tout droit en venir au fait ? — Encore une fois, quelles nouvelles ?

STANLEY.

Richmond est sur les mers.

RICHARD.

— Qu’il y sombre, et que les mers soient sur lui ! — Que fait-il là, ce renégat au foie livide ?

STANLEY.

— Je ne sais pas, puissant souverain, mais je devine.

RICHARD.

— Eh bien ! que devinez-vous ?

STANLEY.

— Qu’excité par Dorset, par Buckingham et par Morton, — il fait voile pour l’Angleterre, afin d’y réclamer la couronne.

RICHARD.

— Le trône est-il vacant ? l’épée est-elle sans bras ? — Le roi est-il mort ? l’empire sans possesseur ? — Existe-t-il un héritier d’York, autre que nous ? — Et qui peut être roi d’Angleterre si ce n’est l’héritier du grand York ? — Alors, dis-moi, que fait-il sur les mers ?

STANLEY.

— Si ce n’est pas cela qu’il veut, mon suzerain, je ne devine pas.

RICHARD.

— Si ce n’est pas pour être ton suzerain, — tu ne peux deviner pourquoi vient ce Gallois ? — Tu veux te révolter et passer à lui, j’en ai peur.

STANLEY.

— Non, puissant suzerain : — ne vous défiez pas de moi.

RICHARD.

— Eh bien, où sont tes forces pour le repousser ? — Où sont tes tenants et tes gens ? — Est-ce qu’ils ne sont pas sur la côte occidentale, — à couvrir le débarquement des rebelles ?

STANLEY.

— Non, mon bon seigneur, mes meilleurs amis sont dans le nord.

RICHARD.

— De froids amis pour moi. Que font-ils dans le nord, — quand ils devraient servir leur souverain dans l’ouest ?

STANLEY.

— Ils n’ont pas reçu d’ordre, puissant roi. — Que votre majesté daigne m’y autoriser, — et je rassemblerai mes amis, et je rejoindrai votre grâce, — au lieu et au moment qui plairont à votre majesté.

RICHARD.

— Oui, oui, tu voudrais être parti pour te réunir à Richmond. — Je ne me fie pas à vous, monsieur.

STANLEY.

Très-puissant souverain, — vous n’avez pas de raison de tenir mon amitié pour douteuse : — je n’ai jamais été, je ne serai jamais un traître.

RICHARD.

— Soit ! allez rassembler vos hommes ; mais laissez avec moi — votre fils George Stanley (66), vous entendez ! Veillez à ce que votre cœur soit ferme ; — sinon, sa tête est mal assurée.

STANLEY.

— Agissez avec lui selon ma loyauté envers vous.

Stanley sort.
Un courrier entre.
LE COURRIER.

— Mon gracieux souverain, dans le Devonshire, — ce sont des amis qui m’en ont averti, — sir Édouard Courtenay et son frère aîné, — l’évêque d’Exeter, ce prélat hautain, — sont en armes avec de nombreux confédérés.

Un second courrier entre.
LE SECOND COURRIER.

— Dans le Kent, mon suzerain, les Guildford sont en armes : — d’heure en heure de nouveaux partisans — se joignent aux rebelles, et leurs forces grandissent.

Entre un troisième courrier.
LE TROISIÈME COURRIER.

— Milord, l’armée du grand Buckingham…

RICHARD.

— Au diable les hiboux ! rien que des chants de mort ! — Tiens, toi, prends ça, jusqu’à ce que tu apportes de meilleures nouvelles !

Il le frappe.
LE TROISIÈME COURRIER.

— La nouvelle que j’ai à dire à votre majesté, — c’est que l’armée de Buckingham a été dispersée et mise en déroute — par des inondations et des averses soudaines — seul, il est lui-même errant, — on ne sait où.

RICHARD, lui jetant sa bourse.

Oh ! j’implore ton pardon ! — Voici ma bourse pour guérir le coup que je t’ai donné. — Quelque ami bien avisé a-t-il proclamé — une récompense pour celui qui m’amènera le traître ?

LE TROISIÈME COURRIER.

— La proclamation a été faite, mon suzerain.

Entre un quatrième courrier.
LE QUATRIÈME COURRIER.

— Sir Thomas Lovel et lord Dorset, le marquis, — sont, dit-on, en armes dans le Yorkshire, mon suzerain. — Mais j’apporte à votre altesse une bonne consolation : — la flotte de Bretagne est dispersée par la tempête ; — Richmond a envoyé une barque à la côte — du Dorsetshire, pour demander aux riverains — s’ils étaient de son parti, oui ou non. — Ils ont répondu qu’ils venaient de la part de Buckingham — pour le soutenir. Mais, lui, se méfiant d’eux, — a hissé ses voiles, et a repris sa course pour la Bretagne.

RICHARD.

— Marchons, marchons, puisque nous sommes en armes, — sinon pour nous battre avec des ennemis étrangers, — du moins pour écraser les rebelles de l’intérieur.

Entre Catesby.
CATESBY.

— Mon suzerain, le duc de Buckingham est pris, — voilà la meilleure nouvelle. Le comte de Richmond — est débarqué à Milford avec des forces imposantes : — cette nouvelle-là est plus froide, mais il fallait la dire.

RICHARD.

— Allons ! à Salisbury ! Tandis que nous raisonnons ici, — une bataille royale pourrait être gagnée et perdue. — Que quelqu’un se charge d’amener Buckingham — à Salisbury, et que les autres marchent avec moi !

Ils sortent.

SCÈNE XIX.
[Un appartement chez lord Stanley.]
Entrent Stanley et sir Christophe Urswick.
STANLEY.

— Sir Christophe, dites ceci de ma part à Richmond : — que mon fils est enfermé — dans la souille de ce sanglier sanguinaire ; — que, si je me révolte, la tête du jeune George est à bas, — et que c’est la crainte de cela qui empêche mon appui immédiat. — Mais, dites-moi, où est le princier Richmond maintenant ?

CHRISTOPHE.

— À Pembroke ou à Harford-West, dans le pays de Galles.

STANLEY.

— Quels hommes de marque se sont joints à lui ?

CHRISTOPHE.

— Sir Walter Herbert, un soldat renommé, — sir Gilbert Talbot, sir William Stanley, — Oxford, le redouté Pembroke, sir James Blunt, — Riceap Thomas et ses vaillantes bandes, — et bien d’autres de grande réputation et de grand mérite. — C’est vers Londres qu’ils dirigent leur marche, — si on ne leur livre pas bataille en route.

STANLEY.

— Va donc vite trouver ton maître ; recommande-moi à lui ; — dis-lui que la reine a consenti de grand cœur — à ce qu’il épouse Élisabeth sa fille. — Les lettres que voici l’instruiront de mes intentions. — Adieu.

Il remet des papiers à sir Christophe.
Ils sortent.

SCÈNE XX.
[Une place publique.]
Le Shérif et ses gardes entrent conduisant Buckingham à l’exécution.
BUCKINGHAM.

— Le roi Richard ne veut pas me permettre de lui parler ?

LE SHÉRIF.

— Non, mon bon lord ; ainsi résignez-vous.

BUCKINGHAM.

— Hastings ! et vous, enfants d’Édouard ! Rivers ! Grey ! — saint roi Henry, et toi, Édouard, son noble fils ! — Vaughan ! vous tous qui êtes tombés — dans le guet-apens d’une noire injustice ! — si vos âmes plaintives et mécontentes — contemplent l’heure présente à travers les nues, — oh ! vengez-vous en narguant ma destruction ! — C’est aujourd’hui le jour des Morts, n’est-ce pas, camarades ? —

LE SHÉRIF.

Oui, milord.

BUCKINGHAM.

— Eh bien ! le jour des Morts est pour mon corps le jour du jugement. — Ce jour-là, j’ai souhaité, au temps du roi Édouard, — qu’il me fût fatal, si jamais je devenais — traître à ses enfants ou aux parents de sa femme. — C’est ce jour-là que j’ai souhaité de succomber — par la mauvaise foi de l’homme en qui j’aurais le plus de confiance. — Ce jour, ce jour des Morts est, pour l’effroi de mon âme, — le terme assigné à mes forfaits. — Ce Très-Haut qui voit tout, et dont je me jouais, — a fait retomber sur ma tête ma feinte prière, — et m’a donné tout de bon ce que je demandais pour rire. — Ainsi, il force l’épée du méchant — à tourner sa pointe contre le sein de son maître. — Ainsi la malédiction de Marguerite me tombe de tout son poids sur le cou : — « Quand il brisera ton cœur de douleur, me disait-elle, — souviens-toi que Marguerite était prophétesse. » — Allons, messieurs, conduisez-moi à l’échafaud de honte. — Le mal recueille le mal, et l’infamie, la rétribution de l’infamie.

Le shérif et ses gardes emmènent Buckingham.

SCÈNE XXI.
[Une plaine près de Tamworth.]
Entrent, au son du tambour, enseignes déployées, Richmond, Oxford, sir James Blunt, sir Walter Herbert, et d’autres, avec des troupes en marche.
RICHMOND, tenant un papier à la main.

— Compagnons d’armes, mes bien chers amis, — écrasés sous le joug de la tyrannie, — nous voici enfin parvenus sans obstacle — au cœur du pays. — Nous recevons ici de notre père Stanley — quelques lignes de confiance et d’encouragement. — Le misérable sanguinaire, le sanglier envahisseur — qui a ravagé vos récoltes d’été et vos vignes fructueuses, — qui s’abreuve de votre sang fumant comme d’eau de vaisselle, et qui fait son auge — de vos entrailles ouvertes, ce sale pourceau — est maintenant vautré au centre de cette île, — près de la ville de Leicester, à ce qu’on nous dit. — De Tamworth jusque-là, il n’y a qu’un jour de marche. — Au nom de Dieu, en avant, courageux amis ! — Recueillons la moisson d’une paix éternelle — par ce dernier recours au glaive sanglant de la guerre.

OXFORD.

— La conscience de chacun de nous vaut mille épées — pour combattre contre ce sanglant homicide.

HERBERT.

— Je ne doute pas que tous ses amis ne passent à nous.

BLUNT.

— Tous les amis qu’il a sont ses amis par peur : — ils lui échapperont dans son plus pressant besoin.

RICHMOND.

— Tout en notre faveur ! Ainsi, au nom de Dieu, en marche ! — Le juste espoir est prompt, et vole avec les ailes de l’hirondelle. — Les rois, il les fait dieux, et les plus humbles, rois !

Tous sortent.

SCÈNE XXII.
[La plaine de Bosworth.]
Entrent, au milieu des troupes, Richard, le duc de Norfolk, le comte de Surrey et d’autres.
RICHARD.

— Qu’on place notre tente ici même, dans le champ de Bosworth. — Milord Surrey, pourquoi avez-vous l’air si triste ?

SURREY.

— Mon cœur est dix fois plus allègre que ma mine.

RICHARD.

— Milord de Norfolk !

NORFOLK.

Me voici, très-gracieux suzerain.

RICHARD.

— Norfolk, il va y avoir des coups, pas vrai ?

NORFOLK.

— Il nous faudra en donner et en recevoir, mon bien-aimé lord.

RICHARD.

— Qu’on dresse ma tente !

Des soldats viennent dresser la tente du roi.

Je coucherai ici cette nuit ; — mais demain, où ?… Allons ! n’importe ! — Qui a reconnu le nombre des traîtres ?

NORFOLK.

— Ils sont six ou sept mille au plus.

RICHARD.

— Quoi ! nos bataillons comptent trois fois ce nombre. — Et puis, le nom du roi est une forteresse — qui manque au parti ennemi. — Qu’on dresse la tente ! Venez, nobles gentilshommes ; — allons étudier les avantages du terrain. — Qu’on appelle quelques hommes d’expérience sûre : — ne négligeons aucune stratégie, agissons sans délai. — Car demain, milords, ce sera une journée laborieuse.

Ils sortent.
Entrent, de l’autre côté du champ de bataille, Richmond, sir William Brandon, Oxford et d’autres seigneurs. Des soldats dressent la tente de Richmond.
RICHMOND.

— Le soleil fatigué s’est couché dans l’or, — et la trace brillante de son char de flamme — nous donne pour demain la promesse d’un jour splendide. — Sir William Brandon, vous porterez mon étendard. — Qu’on me donne de l’encre et du papier dans ma tente : — je veux dresser notre plan de bataille, — fixer à chaque chef son poste spécial — et distribuer notre petite force dans ses justes proportions. — Milord d’Oxford, vous, sir William Brandon, — et vous, sir Walter Herbert, restez avec moi. — Le comte de Pembroke gardera son régiment. — Bon capitaine Blunt, portez mon bonsoir au comte, — et priez-le de venir me voir dans ma tente — vers deux heures du matin… — Ah ! une chose encore, bon capitaine : — où est le quartier de lord Stanley, savez-vous ?

BLUNT.

— À moins que je ne me sois trompé sur ses couleurs, — et je suis bien sûr que non, — son régiment est à un demi-mille au moins — au sud de la puissante armée du roi.

RICHMOND.

— Si c’est possible sans péril, — cher Blunt, trouvez moyen de lui parler, — et remettez-lui de ma part cette note des plus importantes.

Il remet un papier à Blunt.
BLUNT.

— Sur ma vie, je tenterai la chose, milord : — et, sur ce, que Dieu vous accorde cette nuit un sommeil tranquille !

RICHMOND.

— Bon soir, bon capitaine Blunt. Venez, messieurs, — allons tenir conseil sur l’affaire de demain, — dans ma tente : l’air est âpre et froid.

Tous se retirent dans la tente de Richmond.
Richard entre dans sa tente avec Norfolk, Ratcliff et Catesby.
RICHARD.

— Quelle heure est-il ?

CATESBY.

Il est temps de souper, milord : — il est neuf heures.

RICHARD.

Je ne souperai pas ce soir. — Donnez-moi de l’encre et du papier. — Eh bien, a-t-on rendu ma visière plus aisée ? — Et toute mon armure est-elle déposée dans ma tente ?

CATESBY.

— Oui, mon suzerain : tout est prêt.

RICHARD.

— Bon Norfolk, rends-toi vite à ton poste, — fais bonne garde, choisis des sentinelles sûres.

NORFOLK.

J’y vais, milord.

RICHARD.

— Lève-toi demain avec l’alouette, gentil Norfolk.

NORFOLK.

— Je vous le garantis, milord.

Il sort.
RICHARD.

Ratcliff !

RATCLLFF.

— Milord ?

RICHARD.

Envoie un poursuivant d’armes — au régiment de Stanley ; fais-lui dire d’amener ses forces — avant le soleil levant, de peur que son fils George ne tombe — dans le gouffre aveugle de l’éternelle nuit. — Remplis-moi un bol de vin… Apporte-moi une veilleuse.

À Catesby.

— Tu selleras Surrey, mon cheval blanc, pour la bataille de demain. — Veille à ce que mes lances soient solides, et pas trop lourdes. — Ratcliff !

RATCLIFF.

Milord ?

RICHARD.

— As-tu vu le mélancolique lord Northumberland ?

RATCLIFF.

— Vers l’heure où le coq se couche, — je l’ai vu, ainsi que Thomas, comte de Surrey, — traverser l’armée de troupe en troupe et animer les soldats.

RICHARD.

— Je suis satisfait… Donne-moi un bol de vin. — Je n’ai pas cette allégresse de cœur, — cet entrain d’esprit que j’avais d’habitude. — Bon, mets ça là… M’as-tu préparé de l’encre et du papier ?

RATCLIFF.

— Oui, milord.

RICHARD.

Dis à ma garde de bien veiller, laisse-moi. — Vers le milieu de la nuit, viens à ma tente : — tu m’aideras à m’armer… Laisse-moi, te dis-je.

Richard se retire au fond de sa tente. Ratcliff et Catesby sortent.
La tente de Richmond s’ouvre, et on l’aperçoit au milieu de ses officiers.
Entre Stanley.
STANLEY.

— Que la fortune et la victoire reposent sur ton casque !

RICHMOND.

— Que la sombre nuit apporte tous ses soulagements — à ta personne, noble beau-père ! — Dis-moi, comment va notre mère bien-aimée ?

STANLEY.

— Moi, son représentant, je te bénis en son nom ; — elle prie continuellement pour le bonheur de Richmond : — voilà ma réponse… Les heures silencieuses s’écoulent, — et l’écaille des ténèbres se rompt vers l’orient. — Abrégeons, le moment l’exige : — prépare-toi à la bataille pour le point du jour, — et confie ta fortune à l’arbitrage — des coups sanglants et de la guerre au regard meurtrier. — Pour moi, autant que je le pourrai, car je ne puis tout ce que je veux, — je saisirai toutes les occasions de gagner du temps — et de te venir en aide dans ce choc douteux des armes. — Mais je ne puis pas me jeter trop vite de ton côté, — de peur qu’à mon premier mouvement, ton frère, le tendre George, — ne soit exécuté à la vue de son père. — Au revoir ! La hâte et le danger du moment — coupent court aux protestations cérémonieuses de l’affection, — à cet ample échange de douces paroles — que des amis si longtemps séparés voudraient tant prolonger. — Que Dieu nous donne le loisir d’observer ces rites de l’affection ! — Adieu encore une fois… Sois vaillant, et réussis !

RICHMOND, montrant Stanley aux officiers qui l’entourent.

— Mes bons lords, conduisez-le à son régiment. — Je vais essayer, dans le trouble de ma pensée, de prendre un peu de repos, — de peur qu’un sommeil de plomb ne pèse sur moi demain, — quand il me faudra monter sur les ailes de la victoire. — Encore une fois, bonne nuit, chers lords et messieurs.

Les lords sortent avec Stanley.

— Ô Toi dont je me regarde comme le capitaine, — jette sur mes soldats un regard gracieux, — et mets-leur aux mains les masses d’armes de ta colère — pour écraser dans leur lourde chute — les cimiers usurpateurs de nos adversaires ! — Fais-nous les ministres de tes châtiments, — que nous puissions te glorifier dans ta victoire ! — C’est à toi que je confie mon âme inquiète, — avant de laisser tomber les rideaux de mes yeux. — Endormi ou éveillé, oh ! défends-moi toujours !

Il s’endort.
Le spectre du prince Édouard, fils de Henry VI, se dresse entre les deux tentes.
LE SPECTRE DU PRINCE ÉDOUARD, à Richard.

— Que demain je pèse sur ton âme ! — Souviens-toi que tu m’as poignardé, dans le printemps de ma jeunesse, — à Tewksbury : désespère donc et meurs !

À Richmond.

— Sois confiant, Richmond : car les âmes outragées — des princes massacrés combattent en ta faveur ; — l’enfant du roi Henry, Richmond, t’encourage.

Le spectre de Henry VI se dresse.
LE SPECTRE DE HENRY VI, à Richard.

— Quand j’étais mortel, mon corps, oint du Seigneur, — a été par toi percé de trous meurtriers : — pense à la Tour et à moi ! Désespère et meurs ! — Henry VI te le dit : désespère et meurs !

À Richmond.

— Vertueux et saint, sois, toi, le vainqueur ! — Henry, qui a prédit que tu serais roi, — t’encourage dans ton sommeil : vis et fleuris !

Le spectre de Clarence se dresse.
LE SPECTRE DE CLARENCE, à Richard.

— Que demain je pèse sur ton âme ! — moi qui ai été trempé à mort dans un vin fastidieux, — moi, pauvre Clarence, que ta trahison a livré à la mort ! — Demain, dans la bataille, pense à moi, — et que ton épée tombe émoussée ! Désespère et meurs !

À Richmond.

— Toi, rejeton de la maison de Lancastre, — les héritiers d’York outragés prient pour toi ; — que les bons anges gardent ta bataille ! Vis et fleuris !

Les spectres de Rivers, de Grey et de Vaughan se dressent.
LE SPECTRE DE RIVERS, à Richard.

— Que je pèse demain sur ton âme, — moi, Rivers, qui mourus à Pomfret ! Désespère et meurs !

LE SPECTRE DE GREY, à Richard.

— Pense à Grey, et que ton âme désespère !

LE SPECTRE DE VAUGHAN, à Richard.

— Pense à Vaughan ; et que, sous le poids du remords, — ta lance tombe de tes mains ! Désespère et meurs !

les trois spectres, à Richmond.

— Réveille-toi, et pense que nos malheurs, attachés au cœur de Richard, — le vaincront : éveille-toi et gagne la journée !

Le spectre de Hastings se dresse.
LE SPECTRE DE HASTINGS, à Richard.

— Homme de sang et de crime, aie le réveil du criminel, — et finis tes jours dans une bataille sanglante ! — Pense à lord Hastings ; et désespère et meurs !

À Richmond.

— Âme calme et sans trouble, éveille-toi ! éveille-toi ! — Aux armes ! combats et triomphe pour le salut de l’Angleterre !

Les spectres des deux jeunes princes se dressent.
LES DEUX SPECTRES, à Richard.

— Songe à tes neveux étouffés dans la Tour ! — Soyons un plomb dans ton sein, Richard, — pour t’entraîner à la ruine, à la honte et à la mort ! — Les âmes de tes neveux te disent : Désespère et meurs !

À Richmond.

— Dors, Richmond, dors en paix et réveille-toi en joie ; — que les bons anges te gardent des atteintes du sanglier, — vis et enfante une heureuse race de rois ; — les malheureux fils d’Édouard te disent : Sois florissant !

Le spectre de la reine Anne se dresse.
LE SPECTRE DE LA REINE ANNE, à Richard.

— Richard, ta femme, cette misérable Anne, ta femme, — qui n’a jamais dormi une heure tranquille avec toi, — vient maintenant remplir ton sommeil d’agitations. — Demain, dans la bataille, pense à moi, — et que ton épée tombe émoussée ; désespère et meurs !

À Richmond.

— Toi, âme paisible, dors d’un sommeil paisible ; — rêve de succès et d’heureuse victoire ; — la femme de ton ennemi prie pour toi.

Le spectre de Buckingham se lève.
LE SPECTRE DE BUCKINGHAM, à Richard.

— J’ai été le premier à te pousser vers la couronne ; — le dernier j’ai subi ta tyrannie. — Oh ! dans la bataille, pense à Buckingham, — et meurs dans la terreur de ton crime. — Rêve, rêve d’actions sanglantes et de meurtre ! — Puisses-tu défaillir dans le désespoir, et, désespéré, rendre le souffle !

À Richmond.

— Je suis mort pour avoir désiré, sans avoir pu, te secourir. — Mais prends courage, et ne te laisse pas alarmer : — Dieu et les bons anges combattent pour Richmond, — et Richard va tomber de toute la hauteur de son orgueil.

Les spectres s’évanouissent. Richard s’éveille en sursaut.
RICHARD.

— Qu’on me donne un autre cheval !… Qu’on bande mes blessures ! — Aie pitié, Jésus !… Doucement… ce n’était qu’un rêve. — Ô lâche conscience, comme tu me tourmentes ! — Ces lumières brûlent bleu… C’est maintenant le moment funèbre de la nuit : — des gouttes de sueur froide se figent sur ma chair tremblante. — Comment ! est-ce que j’ai peur de moi-même ? Il n’y a que moi ici ! — Richard aime Richard, et je suis bien moi. — Est-ce qu’il y a un assassin ici ? Non… Si, moi ! — Alors fuyons… Quoi ! me fuir moi-même ?… Bonne raison : Pourquoi ? — De peur que je ne châtie moi-même… qui ? moi-même ! — Bah ! je m’aime, moi !… Pourquoi ? pour un peu de bien — que je me suis fait à moi-même ? — Oh non ! hélas ! je m’exécrerais bien plutôt moi-même — pour les exécrables actions commises par moi-même. — Je suis un scélérat… Mais non, je mens, je n’en suis pas un. — Imbécile, parle donc bien de toi-même… Imbécile, ne te flatte pas. — Ma conscience a mille langues, — et chaque langue raconte une histoire, — et chaque histoire me condamne comme scélérat. — Le parjure, le parjure, au plus haut degré, — le meurtre, le meurtre cruel, au plus atroce degré, — tous les crimes, poussés au suprême degré, — se pressent à la barre criant tous : Coupable ! coupable ! — Ah ! je désespérerai. Pas une créature ne m’aime ! — et, si je meurs, pas une âme n’aura de pitié pour moi !… — Et pourquoi en aurait-on, puisque moi-même — je ne trouve pas en moi-même de pitié pour moi-même ? — Il m’a semblé que les âmes de tous ceux que j’ai assassinés — venaient à ma tente, et que chacune provoquait — la vengeance de demain sur la tête de Richard ! —

Entre Ratcliff.
RATCLIFF.

Milord !

RICHARD.

Qui est là ?

RATCLIFF.

— Ratcliff, milord : c’est moi. Le coq matinal du village — a déjà fait deux saluts à l’aurore. — Vos amis sont debout, et bouclent leur armure.

RICHARD.

— Ô Ratcliff, j’ai rêvé un rêve effrayant. — Crois-tu que nos amis seront tous fidèles ?

RATCLIFF.

— Sans doute, milord.

RICHARD.

Ratcliff, je crains, je crains…

RATCLIFF.

— Voyons, mon bon seigneur, n’ayez pas peur des ombres.

RICHARD.

— Par l’apôtre Paul, les ombres, cette nuit, — ont jeté plus de terreur dans l’âme de Richard — que ne le ferait la substance de dix mille soldats, — armés à l’épreuve et conduits par ce niais de Richmond. — Il n’est pas encore jour ; allons, viens avec moi : — je vais faire le métier d’écouteur autour de nos tentes, — pour apprendre s’il en est qui pensent à m’abandonner.

Richard et Ratcliff sortent.
Richmond s’éveille. Entrent Oxford et d’autres lords.
LES LORDS.

— Bonjour, Richmond.

RICHMOND.

— Pardon, milords, pardon, vigilants gentilshommes, — pour le paresseux que vous surprenez ici.

LES LORDS.

— Avez-vous dormi, milord ?

RICHMOND.

— J’ai eu depuis votre départ, milords, — le plus doux sommeil et les rêves les plus favorables — qui soient jamais entrés dans une tête somnolente. — Il m’a semblé que les âmes de ceux dont Richard a tué le corps, — venaient à ma tente et criaient : En avant ! victoire ! — Je vous assure que mon cœur est tout joyeux — du souvenir d’un si beau rêve. — À quel point de la matinée sommes-nous, milords ?

LES LORDS.

— Vers le coup de quatre heures.

RICHMOND.

— Alors, il est temps de prendre les armes et de donner les ordres.

Il s’avance vers les troupes.

— Bien-aimés compatriotes, — le temps et les nécessités du moment m’empêchent de m’étendre — sur ce que je vous ai déjà dit. Pourtant rappelez-vous ceci : — Dieu, et notre bon droit, combattent pour nous ; — les prières des saints et des âmes offensées — se dressent devant nous comme d’immenses boulevards. — Richard excepté, ceux contre qui nous combattons — nous souhaitent la victoire plutôt qu’à celui qu’ils suivent. — Qui suivent-ils, en effet ? vous le savez, messieurs : — un tyran sanguinaire et homicide, — élevé dans le sang et établi dans le sang, — un homme qui a employé tous les moyens pour parvenir, — et massacré ceux même qui lui avaient servi de moyens : — pierre vile et fausse, rendue précieuse seulement par la splendeur — du trône d’Angleterre, où elle est traîtreusement enchâssée ! — un homme enfin qui a toujours été l’ennemi de Dieu ! — Donc, si vous combattez contre l’ennemi de Dieu, — Dieu dans sa justice vous protégera comme ses propres soldats. — Si vous suez pour abattre un tyran, — vous dormirez en paix, le tyran une fois tué. — Si vous combattez contre les ennemis de votre pays, — la richesse de votre pays sera le salaire de vos peines ; — si vous combattez pour la sauvegarde de vos femmes, — vos femmes vous accueilleront en vainqueurs au retour ; — si vous délivrez vos enfants du glaive, — les enfants de vos enfants vous revaudront cela dans votre vieillesse. — Donc, au nom de Dieu et de tous les droits, — arborez vos étendards, tirez vos épées ardentes. — Quant à moi, pour rançon de mon audacieuse entreprise, — je suis prêt à laisser ce corps glacé sur la face glacée de la terre : — mais, si je réussis, le dernier d’entre vous aura part — au gain de mon entreprise. — Sonnez, trompettes et tambours, hardiment et gaiement ! — Dieu et saint George ! Richmond et victoire !

Ils sortent.
Richard revient, suivi de Ratcllff, de gens de services et de soldats.
RICHARD.

— Que disait Northumberland au sujet de Richmond ?

RATCLIFF.

— Qu’il n’a jamais été exercé au métier des armes.

RICHARD.

— Il disait la vérité ; et qu’ajoutait Surrey ?

RATCLIFF.

— Il souriait, et disait que c’était tant mieux pour nous.

RICHARD.

— Il avait raison : cela est fort juste.

L’horloge sonne.

— Quelle heure est-ce là ?… Qu’on me donne un calendrier ! — Qui a vu le soleil aujourd’hui ?

RATCLIFF.

Je ne l’ai pas vu, milord.

RICHARD.

— C’est qu’alors il dédaigne de luire : car, d’après le livre, — il devrait éblouir l’orient depuis une heure ; — ce sera un jour sombre pour quelqu’un ! — Ratcliff !

La pluie tombe.
RATCLIFF.

Milord ?

RICHARD.

Le soleil ne veut pas être vu aujourd’hui : — le ciel se rembrunit et pleure sur notre armée ; — je voudrais que ces larmes ne fussent qu’une rosée sortie de la terre. — Pas de soleil aujourd’hui ! Eh bien, que m’importe à moi — plus qu’à Richmond ? Le même ciel, — qui se rembrunit pour moi, lui fait aussi triste mine.

Entre Norfolk.
NORFOLK.

— Aux armes, aux armes, milord ! l’ennemi se pavane dans la plaine.

RICHARD.

— Allons ! alerte ! alerte ! Qu’on caparaçonne mon cheval ! — Qu’on appelle lord Stanley ! qu’on lui dise d’amener ses forces ! — Je veux conduire mes soldats dans la plaine, — et régler mon ordre de bataille. — Mon avant-garde se déploiera sur une seule ligne, — composée en nombre égal de cavaliers et de fantassins ; — nos archers seront placés au centre. — John, duc de Norfolk, et Thomas, comte de Surrey, — auront le commandement de ces fantassins et de ces cavaliers. — Eux ainsi disposés, nous suivrons nous-mêmes, — avec le gros de l’armée, appuyé — sur le deux ailes par notre meilleure cavalerie. — Après cela, Saint-George à la rescousse !… Qu’en penses-tu, Norfolk ?

NORFOLK.

— Bon plan, belliqueux souverain. — J’ai trouvé ceci ce matin à l’entrée de ma tente.

Il donne à Richard un papier.
RICHARD.

— « Jockey de Norfolk (67), ne sois pas trop hardi, — car Dikon ton maître est vendu et trahi. » — Pure invention de l’ennemi. — Allez, messieurs ! chaque homme à son poste ! — Que le bégaiement de nos songes n’effraie pas nos âmes ! — La conscience n’est qu’un mot à l’usage des lâches, — inventé tout d’abord pour tenir les forts en respect. — Ayons nos bras forts pour conscience, nos épées pour loi. — En marche ! alignons-nous bravement ! à la mêlée ! — Sinon pour le ciel, emboîtons le pas pour l’enfer ! — Qu’ajouterai-je à ce que j’ai dit ? — Rappelez-vous à qui vous avez affaire : — à un tas de vagabonds, de gueux et de proscrits ; — à l’écume des Bretagnes, à de vils manants, — vomis par leur pays en dégoût — pour des aventures désespérées et pour une destruction certaine. — Vous dormiez tranquilles, ils vous jettent dans le trouble ; — vous avez des terres et, bonheur suprême ! de belles femmes : — ils veulent s’adjuger les unes, et déshonorer les autres. — Et puis, qui les conduit ? un misérable drôle, — entretenu longtemps en Bretagne aux frais de notre mère ; — une soupe au lait ! un garçon qui n’a jamais dans sa vie — senti le froid de la neige au-dessus de ses souliers ! — Fouettons ces maraudeurs par delà les mers ; — balayons d’ici ces insolents haillons de France, — ces mendiants affamés, lassés de leur vie, — qui, s’ils n’avaient songé à cette folle expédition, — pauvres rats, se seraient pendus de misère ! — Si nous sommes vaincus, soyons-le par des hommes, — et non par ces bâtards de Bretagne que nos pères — sont allés battre, berner, rosser, sur leurs propres terres, — et qu’ils ont faits dans l’histoire les héritiers de l’ignominie ! — Est-ce que ces gens-là jouiront de nos terres, coucheront avec nos femmes, — nous raviront nos filles ?…

Roulement de tambour.

Écoutez ; j’entends leurs tambours. — Au combat, gentilshommes d’Angleterre ! Au combat, milice hardie ! — Tirez, archers, tirez vos flèches à la tête ; — éperonnez ferme vos fiers chevaux, et chargez dans le sang. — Éblouissez le firmament des éclats de vos lances !

Entre un courrier.

— Que dit lord Stanley ? va-t-il amener ses forces ?

LE COURRIER.

— Milord, il refuse de venir.

RICHARD.

— À bas la tête de son fils George !

NORFOLK.

— Milord, l’ennemi a passé le marais. — Ne faites mourir George Stanley qu’après la bataille.

RICHARD.

— Mille cœurs se dilatent dans ma poitrine. — En avant nos étendards ! sus à l’ennemi ! — Que notre ancien cri de vaillance : Beau saint George ! — nous inspire la rage des dragons de flamme ! — à l’ennemi ! La victoire plane sur nos cimiers.

Ils sortent.

SCÈNE XXIII.
[Le champ de bataille.]
Fanfares d’alarme. Des troupes se précipitent sur la scène, ayant en tête Norfolk. Catesby court à lui.
CATESBY.

— Au secours, milord de Norfolk, au secours, au secours ! — Le roi a fait plus de prodiges qu’un homme : — il a tenu tête à tous les dangers ! — Son cheval est tué, et lui, à pied, combat toujours, — cherchant Richmond à la gorge de la mort. — Du secours, noble lord, ou la journée est perdue !

Alarme.
Entre Richard.
RICHARD.

— Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval !

CATESBY.

— Retirez-vous, milord, je vous aurai un cheval.

RICHARD.

— Maraud ! j’ai mis ma vie sur un coup de dé, — et je veux en supporter la chance. — Je crois qu’il y a six Richmond sur le champ de bataille. — J’en ai tué cinq pour un aujourd’hui. — Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval !

Ils sortent.
Alarme. — Richard et Richmond entrent. Ils se battent. Richard est tué (68). — Retraite et fanfare. — Au bout de quelques instants, Richmond sort, puis revient, accompagné de Stanley qui porte la couronne, et suivi de lords et de soldats.
RICHMOND.

— Dieu et vos armes soient loués, victorieux amis ! — La journée est à nous ; le chien sanglant est mort.

STANLEY, lui offrant la couronne.

— Courageux Richmond, tu t’es bien acquitté. — Tiens, prends cette couronne, trop longtemps usurpée : — c’est du front mort de ce sanglant misérable — que je l’ai arrachée, afin d’en parer ta tête ; — porte-la, jouis-en et fais-la valoir !

RICHMOND.

— Grand Dieu du ciel, dis amen à tout ceci ! — Mais, dites-moi d’abord, le jeune George Stanley est-il vivant ?

STANLEY.

— Oui, milord, et en sûreté dans la ville de Leicester, — où, si bon vous semble, nous pouvons nous retirer à présent.

RICHMOND.

— Quels hommes de nom ont péri des deux côtés ?

STANLEY.

— John, duc de Norfolk, Walter lord Ferrers, — sir Robert Brakenbury, et sir William Brandon.

RICHMOND.

— Qu’on enterre leurs corps comme il sied à leur naissance. — Qu’on proclame une amnistie aux soldats fugitifs — qui reviendront à nous en toute soumission ; — et ensuite, comme nous en avons fait le serment, — nous unirons la rose blanche à la rose rouge. — Que le ciel, si longtemps assombri par leur inimitié, — sourie à leur heureuse alliance ! — Y a-t-il ici un traître qui m’entende et ne dise pas amen ? — L’Angleterre, longtemps folle, se déchirait elle-même ; — le frère versait en aveugle le sang de son frère ; — le père furieux égorgeait son propre fils, — et le fils, par représailles, devenait le boucher de son père : — tous ainsi divisés — par les terribles divisions d’York et de Lancastre. — Oh ! maintenant, que Richmond et Élisabeth, — les vrais héritiers de chaque maison royale, — s’unissent par un heureux décret du seigneur, — et puissent leurs successeurs, si c’est ta volonté, ô Dieu ! — enrichir les temps à venir de la paix au visage serein, — de la riante abondance et des beaux jours de la prospérité ! — Gracieux seigneur, émousse la lame des traîtres — qui voudraient ramener ces jours funèbres — et faire pleurer des flots de sang par la pauvre Angleterre ! — Qu’ils cessent de vivre et de goûter les fruits de cette terre, — ceux qui voudraient par la trahison la blesser dans son repos ! — Enfin nos plaies civiles sont fermées, et la paix renaît. — Dieu veuille qu’elle vive ici longtemps !

Ils sortent.


fin de richard iii.


Notes sur Richard III

(44) La plus ancienne édition de Richard III est un in-4o publié sans nom d’auteur avec ce titre : La tragédie du roi Richard, contenant ses perfides complots contre son frère Clarence, le lamentable meurtre de ses neveux innocents, son usurpation tyrannique, enfin tout le cours de sa vie odieuse et sa mort si méritée. Telle qu’elle a été jouée dernièrement par les serviteurs du très-honorable lord chambellan. À Londres, imprimé par Valentin Sims pour André Wise, demeurant au cimetière de Saint-Paul, à l’enseigne de l’Ange. 1597.

Quelques mois plus tard, en 1598, une seconde édition parut, sous le même titre, mais avec le nom de l’auteur (ainsi écrit : William Shake-speare).

Le succès ne discontinua pas, et la pièce fut réimprimée huit fois pendant les trente-cinq premières années du dix-septième siècle : en 1602, en 1605, en 1613 (in-quarto) ; en 1623 (dans la grande édition in-folio) ; en 1624, en 1629 (in-quarto) ; en 1632 (in-folio), en 1634 (in-quarto).

L’édition in-folio de 1623 diffère seule de l’édition originale de 1597. Cent neuf vers appartenant au texte original en ont été éliminés ; en revanche, elle contient soixante-un vers nouveaux que j’ai scrupuleusement traduits et intercalés.

Les variantes entre ces deux éditions sont indiquées plus loin.

(45) Ceci n’est point une métaphore, comme on pourrait le croire. Le public auquel s’adressait Shakespeare croyait bel et bien que le corps d’une personne assassinée devait saigner de nouveau au contact ou même à l’approche de l’assassin. Le roi d’Écosse, Jacques, confirme cette opinion dans son livre sur la démonologie : « Après un meurtre secret, si le cadavre du mort est jamais touché par le meurtrier, le sang en jaillira comme pour appeler sur le criminel la vengeance divine. » (Démonologie, in-quarto, 1597, p. 80.)

(46) Les douze vers qui précèdent ne se trouvent pas dans l’édition in-quarto de 1597.

(47) L’édition in-folio de 1623 ne contient pas ces mots : Emportez le corps, messieurs.

(48) Dans l’édition in-folio, l’indication est différente. Ce n’est pas à Brakenbury que Clarence raconte le rêve qu’il vient de faire, c’est à son geôlier. Brakenbury ne paraît sur la scène que quand Clarence s’est rendormi.

(49) Ces deux vers sur la rédemption des péchés par le sang du Christ ont été supprimés de l’édition in-folio, en vertu d’un statut de Jacques Ier qui défendait de parler sur la scène des choses religieuses.

(50) Cet argument théologique que Clarence objecte aux assassins est le même qu’Arthur emploie contre ses bourreaux dans la scène du Roi Jean primitif que nous avons traduite plus haut. L’idée d’opposer les commandements de Dieu aux ordres des rois est bien digne de Shakespeare, et je suis convaincu que le poëte n’a plagié que lui-même en la transportant dans Richard III. En tout cas, on ne peut douter que l’argument ne soit beaucoup mieux placé dans la bouche de Clarence que dans celle d’Arthur, qui n’est qu’un enfant.

(51) Dans l’édition in-folio, Richard entre ici, non pas seul, mais accompagné de Ratcliff.

(52) Ce vers où lord Woodwille et lord Scales sont nommés a été ajouté dans l’édition in-folio.

(53) Les douze vers qui précèdent ne se trouvent pas dans l’édition in-quarto. Là, Dorset et Rivers se taisent.

(54) Les dix-huit vers qui précèdent manquent encore dans l’édition in-quarto. Là, Rivers ne demande pas d’explication sur la manière dont le prince sera escorté, et Buckingham n’a pas à répondre.

(55) La cité de Londres était désignée officiellement par le titre de Chambre du Roi, titre qu’elle portait depuis la conquête normande. Lorsque Jacques Ier fit son entrée dans la ville, après son avènement, il remarqua au-dessus de la porte cette inscription : Londinium, Camera Regia.

(56) Le Vice Iniquité était un personnage des moralités du moyen âge qui jouait le rôle de bouffon.

(57) Ces deux vers, où Buckingham prie Catesby de convoquer Hastings pour le lendemain, manquent dans l’édition in-quarto.

(58) Dans l’édition in-folio, ces dix vers sont attribués à Buckingham et non à Glocester.

(59) Les dix vers qui précèdent, à partir de ces mots : Si je ne réplique pas, manquent à l’édition in-quarto.

(60) Ces deux vers si caractéristiques ne se trouvent pas dans l’édition in-folio.

(61) Ces admirables vers que la reine Élisabeth adresse à la Tour de Londres manquent à l’édition de 1597. Ils rappellent la seconde manière de Shakespeare, et pourraient bien avoir été ajoutés au manuscrit quelques années après la représentation de la pièce.

(62) Les dix-sept vers qui précèdent, à partir de ces mots : Comment se fait-il que le prophète, etc., ne se trouvent pas dans l’édition de 1623.

(63) Ce dialogue de quatorze vers, commençant à cette exclamation de Richard : Vous parlez comme si j’avais tué mes neveux, manque à l’édition de 1623.

(64) Les cinquante-cinq vers qui précèdent ne se trouvent pas dans l’édition in-folio.

(65) Toute cette scène entre Richard et la reine-mère est évidemment inspirée par la chronique de Hall :

« À ce moment surgit dans l’esprit sacrilége de Richard une pensée qu’il était déjà odieux de concevoir, mais qu’il était bien plus cruel et plus abominable encore d’exécuter : s’étant persuadé, après de longues réflexions, que ce serait pour lui une source de grands malheurs si le comte de Richmond parvenait à épouser sa nièce, il se décida nettement à se réconcilier avec la femme de son frère, la reine Élisabeth, par des paroles bienveillantes ou par de généreuses promesses, convaincu qu’une fois le raccommodement conclu, la reine n’hésiterait pas à se remettre elle-même et à confier ses filles à sa direction et à sa tutelle, et qu’il lui serait facile ainsi d’empêcher l’union du comte de Richmond avec sa nièce. Enfin, si l’on ne trouvait pas de plus ingénieux remède pour prévenir les innombrables maux qui le menaçaient, s’il arrivait que la reine Anne sa femme disparût de ce monde, le roi Richard aimerait encore mieux épouser sa cousine et nièce Élisabeth, que de laisser tout le royaume courir à sa ruine, à défaut de ce mariage. Il envoya donc à la reine, qui était dans le sanctuaire, de nombreux messages dans lesquels, après s’être excusé et purifié de tout ce qu’il avait tenté ou fait contre elle, il lui faisait, pour elle et pour son fils, le marquis Dorset, de si magnifiques promesses que l’espérance devait lui tourner la tête et l’entraîner, comme on dit, dans le paradis des fous. Les messagers du roi, gens d’esprit et de gravité, persuadèrent la reine, à force de raisons édifiantes et de belles promesses, si bien qu’après s’être un peu radoucie, elle cessa de faire la sourde oreille et s’engagea à se soumettre pleinement et franchement au bon plaisir du roi. »

(66) Cette discussion entre Richard et Stanley est conforme à l’histoire. Shakespeare avait encore sous les yeux la chronique de Hall : « Parmi les seigneurs dont le roi se défiait le plus, ceux-ci étaient les principaux : Thomas lord Stanley, sir William Stanley, son frère, Gilbert Talbot et six cents autres. Mais, de tous, celui en qui il avait le moins de confiance, était lord Stanley, parce que celui-ci avait épousé lady Marguerite, mère du comte de Richmond. En effet, quand ledit lord Stanley voulut se retirer dans ses terres pour visiter sa famille et pour rafraîchir ses esprits, disait-il, mais en réalité pour se bien préparer à recevoir le comte de Richmond dès son arrivée en Angleterre, le roi ne voulut point lui permettre de partir, qu’il n’eût laissé à la cour, comme otage, George Stanley, lord Strange, son fils aîné et son héritier. »

(67) Le fait est raconté par Hall en ces termes : « Parmi les nobles qui furent tués était Jean, duc de Norfolk, qui avait reçu l’avertissement de ne pas se risquer sur le champ de bataille. La nuit qui précéda sa jonction avec le roi, quelqu’un avait écrit ceci à sa porte :

« Jack of Norfolk, be not too bold,
For Dykon, thy master, is bougth and sold. »

« Jeannot de Norfolk, ne sois pas trop hardi, car Dykon, ton maître, est trahi et vendu. »

(68) D’après le texte de toutes les éditions anciennes, c’est sur la scène même qu’a lieu le combat entre Richmond et Richard, et que le roi est tué. Les éditeurs modernes, obéissant au préjugé classique, ont pris sur eux de changer l’indication originale et de faire mourir Richard loin des regards du public. Il va sans dire que nous n’avons pas cédé au même préjugé.

Le Roi Jean
Richard III