Le premier Hamlet (trad. Hugo)
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William Shakespeare | |||
(traduction et notes par François-Victor Hugo) | |||
Le premier Hamlet | |||
Textes établis par François-Victor Hugo | |||
Œuvres complètes de Shakespeare | |||
Tome I : Les deux Hamlet | |||
Paris, Pagnerre, 1865 | |||
p. 101-199 | |||
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LE
PREMIER HAMLET
Tragique Histoire de
HAMLET
Prince de Danemark
VOLTEMAR, CORNÉLIUS, ROSSENCRAFT, GILDERSTONE, | courtisans. |
Halte-là ! qui est-ce ?
C’est moi.
Oh ! vous venez très-exactement à votre faction.
Si vous rencontrez Marcellus et Horatio, — mes compagnons de garde, dites-leur de se dépêcher.
Oui. Voyez donc qui vient là.
Amis de ce pays.
Hommes-liges du roi Danois. — Ah ! adieu, honnête soldat, qui vous a relevé ?
Bernardo a pris ma place. Bonne nuit.
Holà ! Bernardo !
Réponds. — Est-ce Horatio qui est là ?
Un peu.
Bienvenu, Horatio ! bienvenu, bon Marcellus.
Eh bien, cet être a-t-il reparu cette nuit ?
Je n’ai rien vu.
Horatio dit que c’est uniquement notre imagination, — et il ne veut pas se laisser prendre par la croyance — à cette terrible apparition que deux fois nous avons vue. — Voilà pourquoi je l’ai pressé de faire avec nous — cette nuit une veillée minutieuse, — afin que, si la vision revient encore, — il puisse confirmer nos regards et lui parler.
Bah ! il ne paraîtra rien.
Asseyez-vous, je vous prie, que nous rebattions encore une fois — vos oreilles, si bien fortifiées, — du récit de ce que nous avons vu deux nuits.
Soit ! Asseyons-nous, — et écoutons ce que Bernardo va nous en dire.
C’était justement la nuit dernière, — alors que cette étoile, là-bas qui va du pôle vers l’ouest, — avait terminé son cours pour — illuminer cette partie du ciel où elle flamboie maintenant. — La cloche tintait alors une heure.
Rompez là votre récit. Voyez, le voici qui revient.
Avec la même forme, semblable au roi qui est mort.
Tu es un savant, parle-lui, Horatio.
Ne ressemble-t-il pas au roi ?
Tout à fait ; j’en frissonne de peur et d’étonnement.
Il voudrait qu’on lui parlât.
Questionne-le, Horatio.
Qui es-tu, toi, qui usurpes l’appareil dans — lequel la majesté ensevelie du Danemark — marchait naguère ? Je te somme au nom du ciel : parle.
Il est offensé.
Vois ! il s’en va fièrement.
Arrête ; parle ! parle ! je te somme de parler !
Il est parti et ne répond pas.
Eh bien ! Horatio ! vous tremblez et vous êtes tout pâle. — Ceci n’est-il rien de plus que de l’imagination ? — Qu’en pensez-vous ?
Ne ressemble-t-il pas au roi ?
Comme tu te ressembles à toi-même. — C’était bien là l’armure qu’il portait — quand il combattit l’ambitieux Norwégien. — Ainsi, il fronçait le sourcil alors que dans une entrevue furieuse, — il écrasa sur la glace les Polonais en traîneaux. — C’est étrange.
Deux fois déjà, et justement à cette heure sépulcrale, — il a passé avec cette démarche martiale à travers notre porte.
Quel sens particulier donner à ceci ? Je n’en sais rien ; — mais, dans ma pensée, à en juger de prime abord, — c’est le présage de quelque catastrophe dans l’État.
Eh bien ! asseyons-nous, et que celui qui le sait me dise — pourquoi ces gardes si strictes et si rigoureuses — fatiguent ainsi toutes les nuits les sujets de ce royaume. — Pourquoi tous ces canons de bronze fondus chaque jour, — et toutes ces munitions de guerre achetées à l’étranger ? — Pourquoi ces presses faites sur les charpentiers de navire, dont la rude tâche — ne distingue plus le dimanche du reste de la semaine ? — Quel peut être le but de ces marches haletantes — qui font de la nuit le compagnon de travail du jour ? — Qui pourra m’expliquer cela ?
Pardieu, je puis le faire, du moins d’après la rumeur qui court. — Notre feu roi fut, comme vous savez, provoqué à un combat — par Fortinbras de Norwége, — que piquait un motif de jalousie. — Dans ce combat, notre vaillant Hamlet — (car cette partie du monde connu l’estimait pour tel), — tua ce Fortinbras. — En vertu d’un contrat bien scellé, — dûment ratifié par la justice — et par les hérauts, Fortinbras perdit avec la vie — toutes les terres qu’il possédait et qui revinrent aux vainqueurs. — Contre ce gage, une portion équivalente — avait été risquée par notre roi. — Maintenant, mon cher, le jeune Fortinbras, — écervelé tout plein d’une ardeur fougueuse, — a ramassé çà et là, sur les frontières de Norwége, — une bande d’aventuriers sans lois, — enrôlés moyennant les vivres et la paye, pour quelque entreprise — hardie. Et voilà, je pense, — le motif principal et l’objet des gardes qu’on nous fait monter.
Mais, regardez ! là ! Voyez, il revient encore ! — Je vais lui barrer le passage, dût-il me foudroyer. Arrête, illusion. — S’il y a à faire quelque bonne action — qui puisse contribuer à ton soulagement et à mon salut, — parle-moi. — Si tu es dans le secret de quelque malheur national — qu’un avertissement pourrait peut-être empêcher, — oh ! parle-moi ! — Ou, si pendant ta vie tu as extorqué — et enfoui un trésor dans le sein de la terre, — ce pourquoi, vous autres esprits, vous errez souvent, dit-on, après la mort, — parle-moi ; arrête et parle ! parle ! Retiens-le, Marcellus.
Il est ici !
Il est ici !
Il est parti ! — Oh ! nous avons tort de faire à un être si majestueux des menaces de violence, — car il est, comme l’air, invulnérable, — et nos vains coups ne seraient qu’une vaine moquerie.
Il allait parler quand le coq a chanté.
Et alors il s’est évanoui, comme un être coupable — à une effrayante sommation. J’ai ouï dire — que le coq, qui est le clairon de l’aurore, — avec son chant matinal et aigu, — éveille le dieu du jour, et qu’à ce bruit, — qu’ils soient dans la terre ou dans l’air, dans la mer ou dans le feu, — les esprits égarés et errants regagnent en hâte — leurs retraites ; et la preuve — nous en est donnée par ce que nous venons de voir.
Il s’est évanoui au chant du coq. — On dit qu’aux approches de la saison — où l’on célèbre la naissance de notre Sauveur, — l’oiseau de l’aube chante toute la nuit, — et alors, dit-on, aucun esprit n’ose s’aventurer dehors. — Les nuits sont saines ; alors, pas d’étoile qui frappe, — pas de fée qui jette des sorts, pas de sorcière qui ait le pouvoir de charmer, — tant cette époque est pleine de grâce et bénie !
C’est aussi ce que j’ai ouï dire, et j’en crois quelque chose. — Mais voyez, le soleil, vêtu de son manteau roux, — s’avance sur la rosée au faîte de cette haute montagne, là-bas. — Finissons notre faction ; et si vous m’en croyez, — faisons part de ce que nous avons vu cette nuit — au jeune Hamlet ; car, sur ma vie, — cet esprit, muet pour nous, lui parlera. — Consentez-vous à cette confidence — aussi impérieuse à notre dévouement que conforme à notre devoir ?
Faisons cela, je vous prie : je sais où ce matin — nous avons le plus chance de le trouver.
Messeigneurs, nous avons écrit sous ce pli, à Fortinbras, — neveu du vieux roi de Norwége. Celui-ci, impotent — et retenu au lit, connaît à peine les intentions — de son neveu ; aussi, nous vous dépêchons, — vous, brave Cornélius, et vous, Voltemar, — pour porter ces compliments écrits au vieux Norwégien, — et nous limitons vos pouvoirs personnels, — dans vos négociations avec le roi, aux articles ici relatés. — Adieu ; et que votre diligence prouve votre dévouement.
En cela comme en tout nous vous montrerons notre dévouement.
Nous n’en doutons pas ; adieu de tout cœur.
Et maintenant, Léartes, qu’avez-vous de nouveau à nous dire ? — Vous avez une requête, avez-vous dit ; quelle est-elle, Léartes ?
Mon bon seigneur, daignez, — maintenant que toutes les cérémonies funèbres sont accomplies, — m’autoriser à retourner en France. — Car bien que la faveur de votre grâce puisse me retenir, — quelque chose qui me murmure au cœur — fait tourner vers la France mes idées et mes désirs.
Avez-vous la permission de votre père, Léartes ?
Il a arraché de moi, monseigneur, un consentement forcé, — et je supplie votre altesse de lui donner congé.
De tout mon cœur. Léartes, adieu.
Je prends congé de vous en toute affection et loyauté.
Et maintenant, mon royal fils, Hamlet, — que veut dire cette humeur triste et mélancolique ? — Quant à votre intention d’aller à Wittemberg, — nous la tenons pour inopportune et funeste, — car vous êtes la joie et la moitié du cœur de votre mère. — Laissez-moi donc vous engager à rester à la cour, — vous, espoir unique du Danemark, notre cousin et très-cher fils.
Monseigneur, ni le vêtement noir que je porte, — ni les larmes qui restent encore dans mes yeux, — ni la mine effarée de mon visage, — ni aucun semblant extérieur — n’équivalent au chagrin de mon cœur. — Je sens, malgré moi, l’absence de celui que j’ai perdu ; — ceci n’est que l’ornement et l’habit de la douleur.
Voilà qui montre en vous une aimante sollicitude, fils Hamlet ; — mais, pensez-y bien, votre père avait perdu son père, — ce père défunt avait perdu le sien, et il en sera ainsi — jusqu’à la fin du monde. Cessez donc vos lamentations. — C’est une offense envers le ciel, une offense envers les morts, — une offense envers la nature. Et, selon la raison, — c’est le cours inévitable des choses ; — nul ne vit sur la terre qui ne soit né pour mourir.
Que les prières de ta mère ne soient pas perdues, Hamlet. — Reste avec nous ici ; ne va pas à Wittemberg.
Je ferai de mon mieux pour vous obéir en tout, madame.
C’est parler comme un fils aimable et tendre. — Je veux que le roi ne boive pas aujourd’hui — sans que les gros canons disent aux nuages — que le roi boit au prince Hamlet.
Oh ! si cette chair trop endolorie et trop souillée pouvait se fondre en néant ! Si l’universel — globe du ciel pouvait se changer en chaos ! — Ô Dieu ! en deux mois ; non, pas même ! mariée, — à mon oncle ! Oh ! ne pensons pas à cela. — Le frère de mon père, mais pas plus semblable — à mon père que moi à Hercule. — En deux mois ! Avant même que le sel — de ses larmes menteuses eût cessé d’irriter — ses yeux rougis, elle s’est mariée ! Ô ciel ! une bête — dénuée de raison n’aurait pas eu — une telle hâte… Fragilité, ton nom est femme ! — Quoi ! elle se pendait à lui comme si ses désirs — grandissaient en le regardant. — Ô criminelle, criminelle ardeur ! Aller avec une telle vivacité à des draps incestueux ! — Avant même d’avoir usé les souliers — avec lesquels elle suivait le cadavre de mon père mort, — comme Niobé, toute en pleurs. Mariée ! Mauvais — mariage qui ne peut mener à rien de bon ! — Mais, tais-toi, mon cœur, car il faut que je retienne ma langue.
La santé à votre seigneurie !
Je suis charmé de vous voir… Horatio ? — si j’ai bonne mémoire.
Lui-même, monseigneur, et votre humble serviteur toujours.
Oh ! dites : mon bon ami ! j’échangerai ce titre avec vous. — Mais que faites-vous loin de Wittemberg, Horatio ? — Marcellus ?
Mon bon seigneur !
Je suis charmé de vous voir ; bonsoir, monsieur. — Mais quelle affaire avez-vous à Elseneur ? — Nous vous apprendrons à boire avant notre départ.
Un caprice de vagabond, mon bon seigneur.
Non, vous ne me forcerez pas à croire — votre propre déposition contre vous-même. — Monsieur, je sais que vous n’êtes point un vagabond. — Mais quelle affaire avez-vous à Elseneur ?
Monseigneur, j’étais venu pour assister aux funérailles de votre père.
Oh ! ne te moque pas de moi, je t’en prie, camarade étudiant. — Je crois que c’est pour assister aux noces de ma mère.
Il est vrai, monseigneur, qu’elles ont suivi de bien près.
Économie ! économie, Horatio ! Les viandes cuites pour les funérailles — ont été servies froides sur les tables du mariage. — Que n’ai-je été rejoindre mon plus intime ennemi dans le ciel — avant d.’avoir vu ce jour, Horatio, ! — Ô mon père ! mon père ! il me semble que je vois mon père !
Où, monseigneur ?
Eh bien ! avec les yeux de la pensée, Horatio.
Je l’ai vu jadis, c’était un vaillant roi.
C’était un homme auquel, tout bien considéré, — je ne retrouverai pas de pareil.
Monseigneur, je crois l’avoir vu la nuit dernière.
Vu ? qui ?
Monseigneur, le roi votre père.
Ha ! ha ! le roi mon père ! vous !
Calmez pour un moment votre surprise — par l’attention, afin que je puisse. — avec le témoignage de ces messieurs, — vous raconter ce miracle.
Pour l’amour de Dieu, parle.
Pendant deux nuits de suite, tandis que ces messieurs, — Marcellus et Bernardo, étaient de garde, — au milieu du désert funèbre de la nuit, — voici ce qui leur est arrivé. Une figure semblable à votre père, — armée de toute pièce, de pied en cap, — leur est apparue ; trois fois elle s’est promenée — devant leurs yeux affaiblis et épouvantés, — à la distance du bâton qu’elle tenait. — Et eux, dissous en une sueur glacée — par la terreur, sont restés muets, — et ils n’ont osé lui parler. Ils m’ont — fait part de ce secret effrayant, — et, la nuit suivante, j’ai monté la garde avec eux. — Alors, juste sous la forme qu’ils m’avaient indiquée, — sans qu’il y manquât un détail, — l’apparition est revenue. J’ai reconnu votre père ; — ces deux mains ne sont pas plus semblables.
C’est très-étrange.
C’est aussi vrai que j’existe, mon honoré seigneur ; — et nous avons pensé bien agir — selon notre devoir en vous en instruisant.
Où cela s’est-il passé ?
Monseigneur, sur la plate-forme où nous étions de garde.
Et vous ne lui avez pas parlé ?
Si fait, monseigneur ; mais il n’a fait aucune réponse. — Une fois, pourtant, il m’a semblé qu’il allait parler — et qu’il levait la tête avec le mouvement — de quelqu’un qui veut parler ; mais alors justement — le coq matinal a jeté un cri aigu, et tout en hâte, — en hâte, le spectre s’est enfui, et s’est évanoui — de notre vue.
Mais vraiment, vraiment, messieurs, ceci me trouble. — Êtes-vous de garde cette nuit ?
Oui, monseigneur.
Armé, dites-vous ?
Armé, mon bon seigneur.
De pied en cap ?
Mon bon seigneur, de la tête aux pieds.
Eh bien ! alors vous n’avez pas vu sa figure !
Oh ! si, monseigneur, il portait sa visière levée.
Quel air avait-il ? farouche ?
Plutôt l’aspect de la tristesse que de la colère.
Pâle ou rouge ?
Ah ! très-pàle.
Et il fixait les yeux sur vous ?
Constamment.
Je voudrais avoir été là.
Vous auriez été bien stupéfait.
C’est très-probable, très probable. Est-il resté longtemps ?
Le temps qu’il faudrait pour compter jusqu’à cent — sans se presser.
Oh ! plus longtemps ! plus longtemps !
Sa barbe était grisonnante, n’est-ce pas ?
Elle était comme je la lui ai vue de son vivant, — d’un noir argenté.
Je veillerai cette nuit ; peut-être reviendra-t-il encore.
Oui, je le garantis.
S’il se présente sous la figure de mon noble père, — je lui parlerai, dût l’enfer, bouche béante, — m’ordonner de me taire. Messieurs, — si vous avez jusqu’ici tenu cette vision secrète, — gardez toujours le silence ; — et, quoi qu’il advienne cette nuit, — confiez-le à votre réflexion, mais pas à votre langue ; — je récompenserai vos dévouements. Ainsi, adieu. — Sur la plate-forme, entre onze heures et minuit, j’irai vous voir.
Nos hommages à votre seigneurie.
Votre amitié ! à moi votre amitié, comme la mienne à vous ! — Adieu ! L’esprit de mon père en armes ! — Ah ! tout cela va mal ! Je soupçonne quelque hideuse tragédie. — Que la nuit n’est-elle déjà venue ! — Jusque-là, reste calme, mon âme. Les noires actions, — fussent-elles couvertes par le monde entier, se dresseront aux yeux des hommes.
Mes bagages sont embarqués ; il faut que j’aille à bord. — Mais, avant que je parte, réfléchis bien à ce que je te dis. — Je vois que le prince Hamlet te fait des démonstrations d’amour. — Prends garde, Ofélia ; ne te fie pas à ses serments, — peut-être aujourd’hui t’aime-t-il, et sa langue — parle-t-elle du cœur ; mais pourtant fais attention, ma sœur. — La vierge la plus chiche est assez prodigue, — si elle démasque sa beauté pour la lune ; — la vertu même n’échappe pas aux calomnieuses pensées. — Crois-moi, Ofélia, tiens-toi hors de portée, — de peur qu’il ne jette à bas ton honneur et ta réputation.
Frère, je vous ai prêté une oreille attentive, — et je suis bien résolue à garder ferme mon honneur. — Mais, mon cher frère, ne faites pas — comme ce sophiste retors — qui enseigne le sentier et le plus court chemin du ciel, — tandis que lui-même, insouciant libertin, — satisfait pleinement les appétits de son cœur, — sans se soucier beaucoup que son honneur périsse.
Non, n’aie pas peur de cela, ma chère Ofélia. — Voici mon père. L’occasion sourit à de seconds adieux.
Encore ici, Léartes ? À bord ! à bord ! Quelle honte ! — Le vent est assis sur l’épaule de votre voile, — et l’on vous attend. Voici ma bénédiction. — Et puis ces quelques préceptes pour ta mémoire : — Sois familier, mais nullement vulgaire ; — quand tu as adopté et éprouvé un ami, — accroche-le à ton âme avec un anneau d’acier, — mais ne durcis pas ta main au contact — de chaque nouveau camarade frais éclos. — Garde-toi d’entrer dans une querelle, mais une fois dedans, — comporte-toi de manière que l’adversaire se garde de toi. — Que ton vêtement soit aussi coûteux que ta bourse te le permet, — sans être de mode excentrique ; — car le vêtement révèle souvent l’homme, — et, en France, les gens de qualité et du meilleur rang — ont sous ce rapport le goût le plus exquis et le plus digne. — Avant tout, sois loyal envers toi-même ; — et aussi infailliblement que la nuit suit le jour, — tu ne pourras être déloyal envers personne. — Adieu. Que ma bénédiction soit avec toi.
Je prends humblement congé de vous. Adieu Ofélia, — et souvenez-vous bien de ce que je vous ai dit.
Tout est enfermé dans mon cœur, — et vous en garderez vous-même la clef.
Que vous a-t-il dit, Ofélia ?
Quelque chose touchant le seigneur Hamlet.
Bonne idée, pardieu ! On m’a donné à entendre — que vous aviez été trop prodigue de votre virginale présence — envers le prince Hamlet. S’il en est ainsi, — et l’on me l’a confié par voie de précaution, — je dois vous dire que vous ne comprenez pas bien vous-même — ce qui sied à mon honneur et à votre renom.
Monseigneur, il m’a fait maintes offres de son amour.
Des offres ! oui, oui, vous pouvez appeler cela des offres.
Et avec des serments si sérieux !
Piéges à attraper des grues. — Quoi ! ne sais-je pas, alors que le sang brûle, — avec quelle prodigalité l’âme prête des serments à la langue ? — Bref, soyez plus avare de votre virginale présence, — ou, en vous donnant ainsi, vous me donnerez pour un niais.
Je vous obéirai, monseigneur, de tout mon possible.
Ofélia, ne recevez plus ses lettres, — car les lignes d’un amant sont un filet pour attraper le cœur ; — refusez ses présents. Autant de clefs — pour ouvrir la chasteté au désir. — Rentrez, Ofélia. De pareils hommes se montrent souvent — grands dans leurs paroles, mais petits dans leur amour.
Je rentre, monseigneur.
L’air pince rudement. Il fait un vent aigre — et piquant. Quelle heure est-il ?
Pas loin de minuit, je crois.
Non, il est déjà sonné.
Vraiment ? Je ne l’ai pas entendu.
Que signifie ceci, monseigneur ?
Oh ! le roi passe cette nuit à boire, — au milieu de l’orgie et des danses aux contorsions effrontées ; — et, à mesure qu’il boit les rasades de vin du Rhin, — la timbale et la trompette proclament ainsi — le triomphe de ses toasts.
Est-ce la coutume ici ?
Oui pardieu ! Et quoique je sois — né dans ce pays et fait pour ses usages, — c’est une coutume qu’il est plus honorable — de violer que d’observer.
Regardez, monseigneur, le voilà !
Anges, ministres de grâce, défendez-nous ! — Qui que tu sois, esprit salutaire ou lutin damné, — que tu apportes avec toi les brises du ciel ou les rafales de l’enfer, — que tes intentions soient perverses ou charitables, — tu te présentes sous une forme si provoquante — que je veux te parler. — Je t’invoque, Hamlet, sire, mon père, royal Danois. — Oh ! réponds-moi ! ne me laisse pas déchirer par le doute ; — mais dis-moi pourquoi tes os sanctifiés, ensevelis dans la mort, — ont déchiré leur suaire, pourquoi le sépulcre — où nous t’avons vu enterré en paix — a desserré ses lourdes mâchoires de marbre — pour te rejeter dans ce monde ! Que signifie ceci ? — Pourquoi toi, corps mort, viens-tu, tout couvert d’acier, — revoir ainsi les clairs de lune — et rendre effrayante la nuit ? Et nous, bouffons de la nature, — pourquoi ébranles-tu si horriblement notre imagination — par des pensées inaccessibles à nos âmes ? — Dis, parle, pourquoi ? que veut dire cela ?
Il vous fait signe, comme s’il avait quelque chose — à vous communiquer, à vous seul.
Voyez avec quel geste courtois — il vous appelle vers un lieu plus écarté. — Mais n’allez pas avec lui.
Non, gardez-vous-en bien.
Il ne veut pas parler ici ; alors, je veux le suivre.
Eh quoi ! monseigneur, s’il allait vous attirer vers les flots — ou sur la cime effrayante de ce rocher — qui s’avance au-dessus de sa base dans la mer ? — et là prendre quelque autre forme horrible — pour détruire en vous la souveraineté de la raison — et vous jeter en démence ? Songez-y.
Il m’appelle encore… Va, je te suis.
Vous n’irez pas, monseigneur.
Pourquoi ? Qu’ai-je à craindre ? — Je n’estime pas ma vie au prix d’une épingle. — Et, quant à mon âme, que peut-il lui faire, — puisqu’elle est immortelle comme lui-même ? — Va, je te suis.
Monseigneur, soyez raisonnable ; vous n’irez pas.
Ma fatalité me hèle et rend ma plus petite artère — aussi robuste que les muscles du lion néméen. — Il m’appelle encore… Lâchez-moi, messieurs. — Par le ciel, je ferai un spectre de qui m’arrêtera. — Arrière, vous dis-je !… Marche, je te suis.
L’imagination le rend furieux.
Il y a quelque chose de pourri dans l’empire du Danemark.
Allons sur ses pas. À quelle issue aboutira ceci ?
Suivons-le ; il n’est pas prudent de lui obéir à ce point.
Je n’irai pas plus loin ; où veux-tu me conduire ?
Écoute-moi bien.
J’écoute.
Je suis l’esprit de ton père, condamné pour un temps — à errer la nuit, et, tout le jour, — à être enfermé dans un feu ardent — jusqu’à ce que la flamme m’ait purgé des crimes noirs — commis aux jours de ma vie mortelle.
Hélas ! pauvre ombre !
Ne me plains pas ; mais à mes révélations — prête une oreille attentive. S’il ne m’était pas interdit — de dire les secrets de ma prison, — je ferais un récit dont le moindre mot — labourerait ton âme, glacerait ton jeune sang, — ferait sortir de leur sphère tes yeux comme deux étoiles, — déferait le nœud de tes boucles tressées, — et hérisserait chacun de tes cheveux sur ta tête — comme des aiguillons sur un porc-épic furieux. — Mais ces descriptions ne sont pas faites pour des oreilles de chair et de sang. — Hamlet, si tu as jamais aimé ton tendre père…
Ô Dieu !
Venge-le d’un meurtre horrible et monstrueux.
D’un meurtre !
Oui, d’un meurtre horrible au plus haut degré ; — le moindre est bien coupable, — mais celui-ci fut le plus horrible, le plus bestial, le plus monstrueux.
Fais-le-moi vite connaître ; pour qu’avec des ailes rapides comme l’idée ou la pensée du but, je vole à la vengeance.
Tu es prêt, je le vois. Sinon, tu serais plus inerte — que la ronce qui s’engraisse et pourrit à l’aise — sur la rive du Léthé. Soyons bref. — On a fait croire que, tandis que je dormais dans mon jardin, — un serpent m’avait piqué. Ainsi, toutes les oreilles du Danemark — ont été grossièrement abusées par un récit forgé de ma mort. — Mais sache-le, toi, noble jeune homme, celui qui a mordu — le cœur de ton père, porte aujourd’hui sa couronne.
Oh ! mon âme prophétique ! mon oncle ! mon oncle !
Oui, lui. Ce misérable incestueux a, par des dons, entraîné à ses désirs — (oh ! maudits soient les désirs et les dons qui ont le pouvoir — de séduire ainsi !) entraîné ma reine, la plus vertueuse des femmes en apparence. — Mais, ainsi que la vertu reste toujours inébranlable, — même quand le vice la courtise sous une forme céleste, — de même la luxure, bien qu’accouplée à un ange rayonnant, — aura beau s’assouvir sur un lit divin, — elle n’aura pour proie que l’immondice. Mais doucement, il me semble — que je respire la brise du matin. Abrégeons. — Je dormais dans mon jardin, selon mon habitude constante — dans l’après-midi. À cette heure de pleine sécurité, — ton oncle vint près de moi avec une fiole pleine — du jas de la jusquiame, et m’en versa dans le creux de l’oreille — la liqueur pestilentielle. L’effet en — est funeste pour le sang de l’homme : — rapide comme le vif argent, elle s’élance à travers — les portes et les allées naturelles du corps, — et fait tourner le sang le plus limpide et le plus pur, — comme une goutte d’acide fait du lait. — Ainsi, elle couvrit partout de lèpre la surface lisse de mon corps. — Voilà comment, dans mon sommeil, la main d’un frère — m’ôta à la fois couronne, reine, existence, — dignité, sans que je me fusse mis en règle. — J’ai été envoyé dans mon tombeau, — ayant tous mes comptes et tous mes péchés sur ma tête. — Oh ! horrible ! bien horrible !
Ô Dieu !
Si tu n’es pas dénaturé, ne supporte pas cela : — mais quoi que tu fasses, que ton cœur — ne complote rien contre ta mère. — Abandonne-la au ciel — et au poids que sa conscience porte. — Il faut que je parte ! Le ver luisant annonce que le matin — est proche, et commence à pâlir ses feux impuissants. — Hamlet, adieu, adieu, adieu ! souviens-toi de moi.
Ô vous toutes, légions du ciel ! ô terre ! quoi encore ? — y accouplerai-je l’enfer ? Infamie !… Me souvenir de toi ! — Oui, pauvre ombre ! des tablettes — de ma mémoire je veux effacer tous les dictons des livres, — toutes les idées vulgaires et frivoles — qu’y ont notées la jeunesse et l’étude ; — et ton souvenir y siégera tout seul. — Oui, par le ciel ! oui, voilà un damné scélérat ! perfide ! — meurtrier ! obscène ! souriant et damné scélérat ! — Mes tablettes !… Il est bon d’y noter — qu’un homme peut sourire, et sourire, et n’être qu’un scélérat. — Je suis sûr, du moins, que c’est possible en Danemark. — Ainsi, mon oncle, vous êtes là, vous êtes là. — Maintenant le mot d’ordre, c’est : Adieu ! adieu ! adieu ! souviens-toi de moi ! — Il suffit. Je l’ai juré.
Monseigneur ! monseigneur !
Seigneur Hamlet !
Ill ! lo ! lo ! ho ! ho !
Ill ! lo ! lo ! so ! ho ! so ! Viens, mon page, viens !
Le ciel le préserve !
Que s’est-il passé, mon noble seigneur ?
Quelle nouvelle, monseigneur ?
Oh ! prodigieuse ! prodigieuse !
Mon bon seigneur, dites-nous la !
Non, non, vous la révéleriez.
Pas moi, monseigneur, j’en jure par le ciel.
Ni moi, monseigneur.
Qu’en dites-vous donc ? Quel cœur d’homme — l’eût jamais pensé ?… Mais vous serez discrets.
Oui, par le ciel, monseigneur.
S’il y a dans tout le Danemark un scélérat… — c’est un coquin fieffé.
Il n’était pas besoin qu’un fantôme sortît de la tombe pour vous apprendre cela.
C’est vrai, vous êtes dans le vrai. Ainsi — je trouve bon, sans plus de circonlocutions, — que nous nous serrions la main et que nous nous quittions ; vous, — pour aller où vos affaires et vos besoins vous conduiront (car, voyez-vous, — chacun a ses affaires et ses besoins, quels — qu’ils soient), et moi, pauvre garçon, — pour aller prier.
Ce sont là des paroles égarées et vertigineuses, monseigneur.
Je suis fâché qu’elles vous offensent, fâché du fond du cœur ; — là, vrai, du fond du cœur.
Il n’y a pas d’offense, monseigneur.
Si, par saint Patrick, il y en a une, Horatio, — une offense bien grave encore ! En ce qui touche cette vision, — c’est un honnête fantôme, permettez-moi de vous le dire. — Quant à votre désir de connaître ce qu’il y a entre nous, — maîtrisez-le de votre mieux. — Et maintenant, mes bons amis, si vous êtes vraiment des amis, — des condisciples et des gentilshommes, — accordez-moi une pauvre faveur.
Qu’est-ce, monseigneur ?
Ne faites jamais connaître ce que vous avez vu cette nuit.
Jamais, monseigneur.
Bien, mais jurez-le.
Sur ma foi, monseigneur, je n’en dirai rien.
Ni moi, monseigneur, sur ma foi.
Eh bien ! jurez sur mon épée, oui, sur mon épée.
Jurez !
Ha ! ha ! vous ici ! Ce gaillard-là est dans la cave ! — Maintenant consentez à jurer.
Prononcez la formule, monseigneur !
Ne jamais dire un mot de ce que vous ayez vu cette nuit ; — jurez-le sur mon épée.
Jurez !
Hic et ubique. Alors changeons de place. — Venez ici, messieurs, et étendez encore — les mains sur cette épée. Jamais tous ne parlerez — de ce que vous avez vu. Jurez-le sur mon épée.
Jurez !
Bien dit, vieille taupe ! Peux-tu donc travailler si vite — sous la terre ! L’excellent pionnier ! Éloignons-nous encore une fois.
Nuit et jour ! voilà un prodige bien étrange.
Donnez-lui donc la bienvenue qu’on doit à un étranger. — Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio, — qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie. — Mais venez : jurez ici, comme tout à l’heure. — Quelque étrange ou bizarre que soit ma conduite, — car il se peut que plus tard je juge convenable — d’affecter une allure fantasque, — jurez que, me voyant alors, jamais il ne vous arrivera, — en croisant les bras de cette façon, en secouant la tête ainsi, — ou en prononçant quelque phrase trop concluante, — comme : « Bien ! bien ! nous savons… » ou « Nous pourrions, si nous voulions… » — ou « Il ne tiendrait qu’à nous… » ou tel autre mot ambigu, — de donner à entendre que vous avez un secret de moi. — Jurez de n’en rien faire, et que pour cela la grâce et la merci du ciel — vous assistent au besoin ! Jurez !
Jurez !
Calme-toi, calme-toi, âme en peine !… Sur ce, messieurs, — je me recommande à vous de toute mon amitié ; — et tout ce qu’un pauvre homme comme Hamlet pourra faire — pour vous être agréable sera fait, Dieu aidant. — Maintenant rentrons ensemble, — et toujours le doigt sur vos lèvres, je vous prie. — Notre époque est détraquée. Maudite fatalité ! — que je sois jamais né pour la remettre en ordre ! — Eh bien ! allons, partons ensemble !
Tenez, Montano, portez ces lettres à mon fils, — et cet argent, avec ma bénédiction, et dites-lui de bien travailler, Montano.
Oui, monseigneur.
Pour vous enquérir de sa conduite, — vous ferez très-bien, Montano, de dire ceci : — J’ai connu ce gentilhomme ou je connais son père. — Étant parmi ses connaissances, — vous pourrez dire que vous l’avez vu à telle époque, écoutez-moi bien, — jouer ou boire, jurer ou courir les filles. — Vous pouvez aller jusque-là.
Monseigneur, cela compromettra sa réputation.
Pas du tout, ma foi, pas du tout. — Alors peut-être tombera-t-on d’accord avec vous, — si vous tempérez la chose de façon à ne le point déshonorer… — Qu’est-ce que j’allais dire ?
Peut-être tombera-t-on d’accord avec moi ?…
Oui, c’est cela, peut-être tombera-t-on d’accord avec vous. — Alors on vous dira… Voyons donc ce qu’on vous dira… — On vous dira ceci, pardieu : Je l’ai vu hier, ou l’autre jour ; — ou alors, ou à tel moment, jouant aux dés, — ou à la paume, ou buvant ou ivre, ou entrant — dans une maison légère, autrement dit bordel. — C’est ainsi, monsieur, que nous, hommes de portée qui connaissons le monde, — nous trouvons indirectement notre direction. — Et voilà comment vous connaîtrez mon fils. Vous m’avez compris, n’est-ce pas ?
Oui, monseigneur.
Maintenant, bon voyage ! recommandez-moi bien à lui.
Oui, monseigneur.
Et laissez-le exécuter sa musique.
Oui, monseigneur.
Adieu.
Eh bien ! Ofélia ? qu’avez-vous donc ?
Oh ! mon cher père, un tel changement de nature ! — une si grande altération dans un prince ! — si déplorable pour lui, si effrayante pour moi ! — Jamais l’œil d’une vierge n’a rien vu de pareil.
Eh bien ! qu’y a-t-il, mon Ofélia ?
Ô jeune prince Hamlet, fleur unique du Danemark ! — le voilà dépouillé de tous ses biens ! — Le joyau qui ornait le plus sa physionomie — est volé, emporté ! Sa raison enlevée ! — Il m’a trouvée me promenant toute seule dans la galerie ; — il est venu à moi, le regard égaré, — les jarretières traînant, les souliers dénoués, — et il a si fermement fixé ses yeux sur mon visage — qu’ils semblaient avoir juré que ce fût là leur objet suprême. — Il est resté ainsi quelque temps, puis il m’a saisie par le poignet, — et il m’a serré le pouls jusqu’au moment où, avec un soupir, — il a lâché prise ; et il s’est éloigné — silencieux comme le milieu de la nuit. — Quand il s’en est allé, ses yeux étaient toujours sur moi ; — car il regardait par-dessus son épaule, — et semblait trouver le chemin sans y voir, — car il a franchi les portes sans l’aide de ses yeux, — et il m’a quittée.
Son amour pour toi l’a rendu fou ! — Çà, lui avez-vous adressé récemment des paroles maussades ?
J’ai repoussé ses lettres, refusé ses présents, — comme vous me l’aviez ordonné.
Eh bien ! voilà ce qui l’a rendu fou ! — Par le ciel ! c’est le propre de notre âge, — de voir trop loin, comme c’est le propre de la jeunesse — de se livrer, à ses caprices. Ah ! je suis fâché — d’avoir été si exagéré ; mais quel remède ? — Allons trouver le roi. Cette folie n’est peut être, — dans son égarement passager, qu’un amour plus vrai pour toi.
Très-nobles amis, que notre cher cousin Hamlet — a perdu tout à fait son bon sens, — cela est très-vrai, et nous en sommes bien affligés pour lui. — Nous vous demandons en conséquence, au non de l’intérêt — que vous lui portez et de la grande affection que nous avons pour vous, — de tâcher d’arracher de lui — la cause et les motifs de son dérangement. — Faites cela, le roi de Danemark vous sera reconnaissant.
Monseigneur, tout ce qu’il est en notre pouvoir de faire — votre majesté peut le commander d’un mot, — sans employer la persuasion, à ses hommes liges, liés envers elle — par le dévouement, la loyauté, l’obéissance.
Ce que nous pourrons faire pour vos majestés, — afin de connaître la douleur qui égare le prince votre fils, — nous l’essayerons de notre mieux. — Sur ce, nous prenons congé de vous en vous rendant hommage.
Merci, Gilderstone ; merci, gentil Rossencraft.
Merci Rossencraft ; merci, gentil Gilderstone.
Monseigneur, les ambassadeurs sont joyeusement — revenus de Norwége.
Tu as toujours été le père des bonnes nouvelles.
Vraiment, monseigneur ? — Que votre grâce soit sûre — que mes services, comme ma vie, sont voués — en même temps à mon Dieu et à mon roi souverain. — Et je crois (à moins que ma cervelle — ne sache plus suivre la piste d’une affaire aussi bien — que d’habitude) que j’ai découvert — le vrai fond du dérangement d’Hamlet.
Fasse Dieu qu’il dise vrai !
Eh bien ! Voltemar, quelle est la réponse de notre frère de Norwége ?
Le plus ample renvoi de compliments et de vœux. — Dès notre première entrevue, il a envoyé l’ordre de suspendre — les levées de son neveu, qu’il avait prises — pour des préparatifs contre les Polonais, — mais qu’après meilleur examen, il a reconnues — menaçantes pour votre altesse. Indigné — de ce qu’on eût ainsi abusé de sa maladie, de son âge, — de son impuissance, il a fait arrêter — Fortinbras, lequel s’est soumis sur-le-champ, a — reçu les réprimandes du Norwégien, et enfin — a fait vœu devant son oncle de ne jamais diriger — de tentative armée contre votre majesté. — Sur quoi le vieux Norwégien, accablé de joie, — lui a accordé trois mille couronnes de traitement annuel, — ainsi que le commandement pour employer les soldats, — levés par lui, contre les Polonais. — En même temps il vous prie, par les présentes, — de vouloir bien accorder un libre passage — à travers vos domaines pour cette expédition, — sous telles conditions de sûreté et de garantie — qui sont proposées ici.
Cela ne nous déplaît pas : à nos heures de loisir — nous lirons ces articles et nous répondrons. — En attendant, nous vous remercions de votre bonne — besogne. Allez vous reposer. Ce soir nous nous attablerons ensemble. — Soyez les bienvenus chez nous !
Voilà une affaire très-bien dépêchée. Maintenant, monseigneur, pour revenir au jeune prince Hamlet, — il est certain qu’il est fou. Donc fou, accordons qu’il l’est. — Maintenant pour connaître la cause de cet effet, — ou plutôt la cause de ce méfait, — car cet effet est le méfait d’une cause…
Mon bon seigneur, soyez bref.
Oui, madame. Monseigneur, j’ai une fille, — je l’ai tant qu’elle est mienne ; car, ce dont nous nous croyons — le plus sûr, souvent nous le perdons : maintenant au prince. — Monseigneur, veuillez seulement parcourir cette lettre — que ma fille, par obéissance, — a remise entre mes mains.
Lisez, mylord.
Suivez-bien, monseigneur.
« Doute que le feu soit dans la terre,
« Doute que les astres se meuvent,
« Doute que la vérité soit la vérité,
« Mais ne doute pas de mon amour.
« À la belle Ofélia : — À toi pour jamais, le très-malheureux prince Hamlet. » — Monseigneur, que pensez-vous de moi ? — Oui, que pensez-vous de moi, quand j’ai vu ceci ?
Ce que je dois penser d’un véritable ami, d’un sujet dévoué.
Je serais heureux de l’être toujours. — Sur ce, quand j’ai vu cette lettre, j’ai dit ceci à ma fille : — « Le seigneur Hamlet est un prince hors de votre étoile, — un trop grand personnage pour votre amour. » — Conséquemment je lui ai ordonné de refuser ses lettres, — de renvoyer ses cadeaux, et de disparaître. — Elle m’a obéi comme un enfant obéissant. — Quant à lui, depuis cette époque, se voyant ainsi traversé dans son amour, — que je prenais tout simplement pour un caprice futile, — il a été immédiatement pris de mélancolie, — puis d’inappétence, puis d’égarement, — puis de tristesse, puis de folie, — et en conséquence de la faiblesse du cerveau, — de cette frénésie qui le possède maintenant. Et, si cela n’est pas vrai (montrant sa tête et ses épaules), séparez ceci de cela.
Pensez-vous qu’il en soit ainsi ?
Comment ? ainsi ! monseigneur. Je voudrais bien savoir — quand il m’est arrivé de dire : cela est, positivement, — lorsque cela n’était pas. — Non ! pourvu que les circonstances me guident, — je découvrirai toujours une chose, fût-elle cachée — à la profondeur du centre de la terre.
Mais comment vérifier ce que tu dis ?
Pardieu, monseigneur, comme ceci : — La promenade du prince est ici, dans la galerie ; — qu’Ofélia s’y promène jusqu’à ce qu’il arrive. — Vous et moi, nous nous tiendrons à portée dans le cabinet. — Là vous entendrez le secret de son cœur ; — et si c’est autre chose que de l’amour, — que mon jugement soit déclaré faillible à l’avenir.
Tenez, le voici qui vient versant sa pensée sur un livre.
Madame, plairait-il à votre grâce — de nous laisser ici ?
Très-volontiers.
Et maintenant, Ofélia, lisez dans ce livre — en vous promenant à distance. Le roi restera inaperçu.
Être ou ne pas être, voilà le problème. — Mourir, dormir, est-ce là tout ? Oui, tout. — Non, dormir, c’est rêver. Oui, pardieu, ce n’est que cela. — Et puis, quand nous nous éveillons de ce rêve de la mort, — c’est pour être portés devant un juge éternel, — dans la région inexplorée d’où nul voyageur — n’est jamais revenu, et à la vue de laquelle — l’heureux sourit et le maudit est damné. — Sans cela, sans l’espérance des joies futures, — qui voudrait supporter les dédains et les flatteries de ce monde, — le mépris du riche pour le pauvre, la malédiction du pauvre au riche, — l’oppression de la veuve, l’injustice envers l’orphelin ? — Qui voudrait supporter la faim, le règne d’un tyran, — et mille autres calamités ? — Qui voudrait geindre et suer sous cette vie accablante ! — S’il pouvait s’en affranchir à jamais — avec un simple poinçon ? Qui endurerait tout cela, sans cette appréhension de quelque chose après la mort, — qui trouble le cerveau, confond les sens, — et nous fait supporter les maux que nous avons, — par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas[1] ! — Oh ! c’est cette conscience qui fait de nous tous des lâches. — Belle dame, en tes oraisons, souviens-toi de tous mes péchés.
Monseigneur, j’ai longtemps cherché l’occasion que voici de remettre entre vos dignes mains un petit souvenir, les cadeaux que j’ai reçus de vous.
Vous êtes belle ?
Monseigneur ?
Vous êtes vertueuse ?
Que veut dire monseigneur ?
Que si vous êtes vertueuse et belle, — votre beauté ne doit pas avoir de relations avec votre vertu.
Mylord, la beauté peut-elle avoir un plus noble privilége que le contact de la vertu ?
Oui, pardieu ! car la beauté peut faire — de la vertu une maquerelle, — avant que la vertu puisse transformer la beauté. — Ceci était jadis un paradoxe ; — mais aujourd’hui le temps en fait un lieu commun. — Je ne vous ai jamais rien donné.
Monseigneur, vous savez très-bien que si. — Et vous accompagniez vos présents de protestations d’amour si passionnées — qu’elles eussent ému jusqu’à la vie un cœur de pierre ; — mais maintenant, je ne le vois que trop, — le plus riche don devient pauvre quand celui qui donne n’aime plus.
Je ne vous ai jamais aimée.
Vous m’avez fait croire que si.
Oh ! tu n’aurais pas dû, me croire ! — Va-t’en dans un couvent, va. À quoi bon — être nourrice de pécheurs ? Je suis moi-même passablement vertueux, — et pourtant je pourrais m’accuser de tels crimes, — que mieux vaudrait que ma mère ne m’eût pas enfanté. — Oh ! je suis fort vaniteux, ambitieux, dédaigneux ; — d’un signe je puis évoquer plus de péchés que je n’ai de pensées — pour les méditer. À quoi sert-il que des gaillards — comme moi rampent entre le ciel et la terre ? — Va dans un couvent. Nous sommes tous des gueux fieffés ; — ne te fie à aucun de nous. Va dans un couvent.
Ô cieux ! sauvez-le.
Où est ton père ?
Chez lui, monseigneur.
Au nom de Dieu, qu’on ferme les portes sur lui, — qu’il ne joue pas le rôle de niais ailleurs que dans sa — propre maison. Va dans un couvent.
Bon Dieu, secourez-le !
Si tu te maries, je te donnerai — cette vérité empoisonnée pour dot : — sois aussi chaste que la glace, aussi pure que la neige, — tu n’échapperas pas à la calomnie. Va dans un couvent.
Hélas ! quel changement !
Pourtant, si tu veux absolument te marier, épouse un imbécile ; — car les hommes sensés savent trop bien — quels monstres vous faites d’eux. Va dans un couvent.
Je vous prie, mon Dieu, guérissez-le !
Ah ! j’ai entendu parler de vos peintures aussi ! — Dieu vous a donné un visage, — et vous vous en faites un autre vous-mêmes. — Vous sautillez, vous trottinez, Vous affublez de sobriquets — les créatures de Dieu, et vous donnez — votre galanterie pour de l’ignorance. — Morbleu ! c’est pitoyable. Je ne veux plus de cela : — cela m’a rendu fou. Je ne veux plus de mariages. — Ceux qui sont mariés déjà vivront tous, excepté un : — les autres resteront comme ils sont. Allez au couvent ! — au couvent ! allez !
Dieu du ciel, quel rapide changement ! — Le courtisan ! le savant ! le soldat ! tout en lui — est brisé ! Tout a volé en éclats ! Oh ! malheur à moi ! — avoir vu ce que j’ai vu et voir ce que je vois !
L’amour ! Non, non, ce n’est pas là la cause. — C’est quelque chose de plus profond qui le trouble.
Sans doute, c’est quelque chose. Monseigneur, un peu de patience. — Je vais moi-même le tâter — laissez-moi faire, — je le sonderai dans tous les sens. Justement le voici. — Envoyez ici ces gentilshommes, et laissez-moi seul — découvrir la profondeur de tout ceci. Vite, sortez.
Maintenant, monseigneur, me reconnaissez-vous[2] ?
Oui, très-bien, vous êtes un marchand de poisson.
Non, monseigneur.
Alors je voudrais que vous fussiez honnête comme ces gens-là. — Pour trouver un honnête homme par le temps qui court, — il faut choisir entre dix mille.
Que lisez-vous là, monseigneur ?
Des mots, des mots.
De quoi est-il question, monseigneur ?
Entre qui ?
Je demande de quoi il est question dans ce que vous lisez, monseigneur ?
Morbleu ! une hérésie infâme ! — ce satyre satirique ose écrire ici — que les vieux hommes ont les yeux creux, le dos faible, — la barbe grise, les jarrets pitoyables, les jambes goutteuses. — Toutes choses, monsieur, que je ne crois pas… très-fermement ; — car vous-même, monsieur, vous auriez le même âge que moi, — si, comme une écrevisse, vous pouviez marcher à reculons.
Comme ses répliques sont grosses de sens et pleines d’esprit ! — Pourtant il m’a pris d’abord pour un marchand de poisson. — Tout cela vient de l’amour, de la véhémence de l’amour. — De même, quand j’étais jeune, j’étais fort frivole, — et l’amour m’a réduit à une démence bien voisine de celle-ci. — Irez-vous changer d’air, monseigneur ?
Oui, dans mon tombeau !
Par la messe ! ce serait en réalité changer d’air. — Très-malicieuse repartie ! — Monseigneur, je vais prendre congé de vous.
Vous ne sauriez, monsieur, rien prendre — dont je fasse plus volontiers l’abandon. — Vieux fou radoteur !
Vous cherchez le prince Hamlet ; tenez, le voilà.
Salut à votre seigneurie.
Eh quoi ! Gilderstone et Rossencraft ! — Chers camarades d’école, soyez les bienvenus à Elseneur.
Nous remercions votre grâce, et nous serions heureux — que vous fussiez comme quand nous étions à Wittemberg.
Merci. Mais venez-vous me voir spontanément, — de vous-mêmes, ou vous a-t-on envoyé chercher ? — Dites-moi la vérité, allons. Je le sais, le bon roi et la bonne reine — vous ont envoyé chercher. Il y a une sorte d’aveu dans vos yeux. — Allons, je le sais, on vous a envoyé chercher.
Que dites-vous ?
Oh ! je vois bien de quel côté est le vent. — Allons, on vous a envoyé chercher.
C’est vrai, monseigneur, et nous voudrions, s’il est possible, — connaître la cause et l’objet de votre mécontentement.
Eh bien ! je veux de l’avancement.
Je ne le crois pas, monseigneur.
Si, ma foi ! Ce grand univers que vous voyez ne me satisfait pas, — non, ni les cieux pailletés, ni la terre, ni la mer, — non, l’homme, cette glorieuse créature, — ne me satisfait pas, ni la femme non plus, quoique vous riiez.
Monseigneur, nous ne rions pas de cela.
Pourquoi donc avez-vous ri, — quand j’ai dit que l’homme ne me satisfait pas ?
Monseigneur, nous avons ri quand vous avez dit que l’homme ne vous satisfait pas ; — car quel accueil ferez-vous aux comédiens — que nous avons abordés en route et qui viennent pour vous ?
Des comédiens ? Quels sont ces comédiens ?
Monseigneur, ce sont les tragédiens de la Cité ! ceux que vous avez été si souvent charmé de voir.
Comment se fait-il qu’ils deviennent ambulants ? Est-ce qu’ils commencent à se rouiller ?
Non, monseigneur, leur réputation reste à la même hauteur.
Comment cela se fait-il alors ?
Ma foi, monseigneur, c’est la nouveauté qui l’emporte ; — car le public qui d’habitude allait les voir, — a pris en goût les représentations particulières — et les plaisanteries des enfants.
Je ne m’étonne pas grandement de cela. — Tenez, ceux qui auraient fait la grimace — à mon oncle, du vivant de mon père, — donnent maintenant cent, deux cents livres — pour son portrait. Ces acteurs seront les bienvenus : — celui qui joue le roi recevra tribut de moi ; — le chevalier errant aura le fleuret et l’écu ; — l’amoureux soupirera gratis, — le bouffon fera rire ceux — que leur poumon chatouille, dût le vers blanc en être estropié ; — et la princesse exprimera librement sa passion.
Voyez-vous là-bas ce grand bambin ? — il n’est pas encore hors de ses langes.
C’est possible, car on dit qu’un vieillard — est enfant pour la seconde fois.
Je vous prédis qu’il vient pour me parler des comédiens. — Vous avez raison, c’était effectivement lundi dernier…
Monseigneur, j’ai une nouvelle à vous apprendre.
Monseigneur, j’ai une nouvelle à vous apprendre. — Du temps que Roscius était acteur à Rome…
Les acteurs viennent d’arriver ici, monseigneur.
Bah ! bah !
Ce sont les meilleurs acteurs de la chrétienté — pour la comédie, la tragédie, le drame historique, la pastorale, — la pastorale historique, la comédie historique, — la pastorale comico-historique, la tragédie historique. — Sénèque ne peut leur être trop lourd, ni Platon trop léger. — Pour les règles écrites ils n’ont pas leurs pareils.
Ô Jephté, juge d’Israël,
Quel trésor tu avais !
Eh bien ! quel trésor avait-il, monseigneur ?
Eh bien !
Une fille unique charmante.
Qu’il aimait passionnément.
Toujours à rabâcher de ma fille ! Bien, monseigneur, — si vous m’appelez Jephté, c’est que j’ai une fille que — j’aime passionnément.
Non, cela ne s’ensuit pas.
Qu’est-ce donc qui s’ensuit, monseigneur ?
Eh bien ! — mais, par hasard, Dieu sait pourquoi, — ou il — arriva comme c’était probable… — Les premiers vers de cette excellente ballade — vous apprendront tout ; mais, regardez, voici qui me fait abréger.
Soyez les bienvenus, mes maîtres, bienvenus tous. — Eh quoi ! mon vieil ami ! comme ta figure s’est aguerrie — depuis que je ne t’ai vu ; viens-tu en Danemark pour me faire la barbe ? — Ma jeune dame, ma princesse ! Par notre Dame ! — votre grâce a grandi de toute la hauteur d’un sabot vénitien. — Priez Dieu, monsieur, que votre voix, comme une pièce d’or — qui n’a plus cours, ne se fêle pas dans le cercle de votre gosier. — Allons mes maîtres ! Vite à la besogne, comme les fauconniers français, — et élançons-nous après la première chose venue. Allons, — un échantillon de votre talent. Une tirade ! une tirade passionnée !
Quelle tirade, mon bon seigneur ?
Je t’ai entendu un jour déclamer une tirade — qui n’a jamais été dite sur la scène, ou dans tous les cas, — ne l’a été que deux fois. Car la pièce, je m’en souviens, — ne plaisait pas au vulgaire ; c’était du caviar — pour la foule ; mais pour moi — et pour d’autres qui partageaient mon opinion, — pour les bons juges, il n’y avait qu’un cri, c’était une excellente pièce, — écrite avec autant de réserve que de talent. On disait qu’il n’y avait pas assez d’épices dans les vers pour lui donner saveur, — mais on la trouvait d’un goût honnête, aussi saine que suave. — Tenez, je me souviens surtout d’un passage, — c’était le récit d’Énée à Didon, — spécialement l’endroit où il parle du meurtre de Priam. — Si ce morceau vit dans ta mémoire… — Voyons… — Pyrrhus, hérissé comme la bête d’Hyrcanie. — Ce n’est pas cela ; cela commence par Pyrrhus… — Oh ! j’y suis !
Le hérissé Pyrrhus avait une armure de sable
Qui, noire comme ses desseins, ressemblait à la nuit,
Quand il était couché dans le cheval sinistre.
Mais maintenant son physique affreux et noir est barbouillé
D’un blason plus effrayant ; des pieds à la tête
Il est tout gueules ; il est horriblement coloré
Du sang des mères, des pères, des filles et des fils,
Desséché et cuit sur lui en caillot coagulé.
Rôti par la colère et le feu, il cherche l’ancêtre Priam…
— Va, maintenant !
Par Dieu ! monseigneur, voilà qui est bien dit : bon accent !
Bientôt il le trouve lançant sur les Grecs des coups trop courts ;
Son antique épée, rebelle à son bras,
Reste où elle tombe, incapable de combattre.
Pyrrhus pousse à Priam ; mais dans sa rage,
Il frappe à côté ; mais le sifflement et le vent
De sa cruelle épée font tomber l’aïeul énervé…
Assez, mon ami, c’est trop long.
Nous l’enverrons chez le barbier avec votre barbe. — Peste soit de lui ! il lui faut une gigue ou une histoire de mauvais lieu, — sinon il s’endort. Allons ! arrive à Hécube :
Mais celui, oh ! celui qui eût vu la reine emmitouflée…
La reine emmitouflée est bien, très-bien, ma foi !
Se lever dans l’alarme et dans la crainte de la mort,
Ayant une couverture sur ses reins faibles et par trop fécondés,
Et un mouchoir sur cette tête où était naguère un diadème,
Celui qui eût vu cela eût, dans une apostrophe envenimée ;
Crié à la trahison ;
Car si les dieux eux-mêmes l’avaient vue alors
Qu’elle voyait Pyrrhus occupé par des coups malicieux
À émincer les membres de son époux,
Cela eût trait les larmes des yeux brûlants du ciel,
Et la passion des dieux.
Voyez donc, monseigneur, s’il n’a pas changé de couleur ! — il a des larmes dans les yeux. Assez, brave cœur, assez !
C’est bien, c’est très-bien. — De grâce, monseigneur, — veillez à ce que ces comédiens soient bien traités ; — je vous le dis, ils sont la chronique, le résumé des temps. — Mieux vaudrait pour vous, je vous assure, — une méchante épitaphe après votre mort — que leur blâme pendant votre vie.
Monseigneur, je les traiterai conformément à leurs mérites.
Oh ! beaucoup mieux, l’ami ! Traitez chacun d’après son mérite, — qui donc échappera aux étrivières ? — Traitez-les conformément à votre propre rang, à votre dignité. — Moins vos égards sont mérités, plus ils vous font honneur.
Vous êtes les bienvenus, mes braves enfants.
Approchez, mes maîtres. Ne pourriez-vous pas jouer le Meurtre de Gonzague ?
Si, monseigneur.
Et ne pourrais-tu pas, toi, au besoin, m’étudier — douze ou quinze vers — que j’écrirais et que j’intercalerais ?
Oui ; très-facilement, mon bon seigneur.
C’est bien, merci… Suivez ce seigneur, — et, vous m’entendez, messieurs, ayez soin de ne pas vous moquer de lui… — Messieurs, je vous remercie de votre obligeance, — je voudrais être seul un moment.
Notre affection et nos services sont à vos ordres.
Ah ! niais de basse-cour, rustre que je suis ! — Quoi ! voici un comédien qui vous arrache les larmes des yeux, — pour Hécube ! Que lui est Hécube et qu’est-il à Hécube ? — Que ferait-il donc, s’il avait perdu ce que j’ai perdu, — s’il avait eu son père assassiné, sa couronne volée ? — il changerait toutes ses larmes en gouttes de sang, — il étourdirait les assistants de ses lamentations, — il frapperait de stupeur les oreilles judicieuses, — confondrait les ignorants, rendrait muets les sages, — et ferait partager par tous sa passion. — Et moi, pourtant, espèce d’âne et de Jeannot rêveur, — moi dont le père a été égorgé par un scélérat, — je me tiens tranquille et je laisse passer cela. Ah ! lâche que je suis ! — qui veut me tirer par la barbe ou me tordre le nez, — me jeter un démenti par la gorge en pleine poitrine ? Pour sûr, je garderais la chose. Il faut que je n’aie pas de fiel ! — autrement, j’aurais engraissé tous les milans du ciel — avec les entrailles de ce drôle ! Damné scélérat ! — traître ! luxurieux ! meurtrier scélérat ! — Oui-dà, il est brave à moi, le fils de ce père chéri, — de me borner, comme une coureuse, comme un marmiton, — à ces invectives !… En campagne, ma cervelle ! — J’ai entendu dire que des créatures coupables, assistant à une pièce de théâtre, — ont été amenées par l’action seule de la scène — à avouer un meurtre commis longtemps auparavant. — L’esprit que j’ai vu pourrait bien être le démon : — et peut-être, abusant de ma faiblesse et de ma mélancolie, — grâce au pouvoir qu’il a sur des hommes comme moi, — cherche-t-il à me damner. Je veux avoir des preuves plus fortes. — Cette pièce est la chose — où j’attrapperai la conscience du roi.
Seigneurs, vous ne pouvez donc, par aucun moyen, trouver — la cause de la démence de notre fils Hamlet ? — Vous que l’affection rapproche de lui depuis sa jeunesse, — vous devriez, ce me semble, obtenir plus qu’un étranger.
Monseigneur, nous avons fait de notre mieux — pour arracher de lui la cause de toute sa douleur, — mais il nous tient toujours à l’écart, et il n’y a pas moyen — de lui faire répondre à ce que nous lui expliquons.
Cependant, il était un peu plus disposé à la gaieté — quand nous l’avons laissé, et il a, je crois, — donné l’ordre de jouer ce soir une pièce — pour laquelle il implore la présence de votre altesse.
De tout notre cœur. Nous en sommes enchanté ; — messieurs, cherchez encore à accroître sa gaieté ; — n’épargnez pas la dépense, nos coffres vous seront ouverts, — et nous vous serons toujours reconnaissant.
Soyez sûr que vous serez obéi en tout ce que nous pourrons…
Merci, messieurs, et ce que la reine de Danemark — peut pour vous être agréable, sera fait, soyez-en sûrs.
Nous retournons près du noble prince.
Merci à vous deux. Gertrude, vous verrez cette pièce ?
Oui, monseigneur, et j’ai la joie dans l’âme — de le voir en humeur de s’égayer.
Madame, laissez-vous, de grâce, diriger par moi. — Mon bon souverain, permettez-moi de le dire, — nous ne pouvons pas découvrir la véritable cause — de son dérangement. En conséquence, — j’ai trouvé une bonne idée, si elle vous convient ; — sinon, elle n’est pas bonne. La voici.
Qu’est-ce, Corambis ?
Pardieu ! voici, monseigneur. Après le spectacle, — que madame l’envoie vite chercher pour lui parler, — et moi ; je me tiendrai derrière la tapisserie. — Là, qu’elle lui demande la cause de toute sa douleur, — et alors l’amour filial lui fera tout dire. — Monseigneur, que pensez-vous de ça ?
Cela ne nous déplaît pas. Gertrude, qu’en dites-vous ?
Très-volontiers. Je l’enverrai chercher aussitôt.
Et moi-même je serai cet heureux messager. — J’espère qu’il lui révélera son mal.
Prononcez-moi cette tirade, légèrement, — comme je vous l’ai appris ; morbleu ! ne la braillez pas, comme font beaucoup de vos acteurs. — J’aimerais mieux entendre un taureau mugir mes vers — qu’un de ces gens-là les déclamer. — Ne sciez pas l’air ainsi avec votre bras. — mais donnez à toute chose son geste avec sobriété. — Oh ! cela me blesse jusque dans l’âme — d’entendre un robuste gaillard en perruque — mettre une passion en lambeaux, voire en haillons, — et fendre les oreilles des ignorants qui, généralement, — n’aiment que les pantomimes et les bruits. — Je voudrais faire fouetter, ce gaillard-là — qui charge ainsi les matamores, et outrehérode Hérode.
Monseigneur, nous avons réformé cela passablement.
Le plus sera le mieux. Réformez cela tout à fait. — Oh ! j’ai vu jouer des acteurs ; — j’en ai entendu vanter hautement — qui n’avaient la tournure ni d’un chrétien, ni d’un païen, — ni d’un Turc. Ils s’enflaient et hurlaient de telle façon — que vous les auriez crus enfantés par des journaliers de la nature, — qui, voulant faire des hommes, les avaient manqués, — et avaient produit une abominable contrefaçon de l’humanité. — Ayez soin d’éviter cela.
Nous vous le promettons, monseigneur.
Et entendez-vous ? Que votre clown — ne dise rien en dehors de son rôle. Car il en est, je puis vous le dire, — qui se mettent à rire d’eux-même pour faire rire — avec eux un certain nombre de spectateurs stupides, — au moment même où il faudrait observer — quelque point essentiel de la pièce. Oh ! cela est ignoble, cela montre — une ambition pitoyable chez le bouffon dont c’est l’usage. — Et puis il en est d’autres qui s’en tiennent au même choix — de plaisanterie comme des gens qui porteraient toujours le même choix — de vêtements, et dont les spectateurs citent à table — les bons mots, avant de venir au théâtre. Et quels bons mots ! — « Ne pouvez-vous attendre que j’aie pris mon potage ? » — Ou bien : « Vous me devez trois mois de gages ! » Ou « Mon habit a besoin d’une pièce ! » — Ou : « Votre bière est sure ! » Bavardage des livres — qui s’en tient toujours aux mêmes facéties ; — car Dieu le sait, un clown en train ne fait une plaisanterie nouvelle — que par hasard, comme un aveugle attrape un lièvre. Dites cela au vôtre, mes maîtres.
Oui, monseigneur.
C’est bien. Allez vous préparer.
Me voici, monseigneur.
Entre tous ceux avec qui j’ai été en rapport, — Horatio, tu es par excellence l’homme juste.
Oh ! monseigneur !
Allons ! pourquoi te flatterais-je ? — À quoi bon flatter le pauvre ? — quel gain puis-je faire en te flattant, — toi qui n’as rien que ton bon caractère ? — Que la flatterie soit sur les langues complaisantes, — et carresse ceux qui aiment à entendre leur éloge. — Elle n’est pas faite pour toi, Horatio. — On joue ce soir une pièce dont une scène — rappelle beaucoup le meurtre de mon père. — Quand tu verras cet acte-là en train, — fais attention au roi, observe constamment ses traits ; — quant à moi, je riverai mes jeux à son visage ; — et s’il ne pâlit pas, s’il ne change pas, alors, — ce que nous avons vu n’est qu’un spectre infernal. — Horatio, prends bien garde, observe-le bien.
Monseigneur, mes regards seront constamment sur sa face ; — et pas une altération, si légère qu’elle soit, — ne paraîtra en lui, sans que je la remarque.
Écoute ! Ils viennent.
Eh bien ! fils Hamlet, comment vous portez-vous ? Aurons-nous une comédie ?…
Je vis du plat du caméléon : ce n’est pas du chapon farci, — c’est de l’air que je mange. — Oui, père… monseigneur, vous jouâtes à l’Université ?
Oui, monseigneur, et je passais pour bon acteur.
Et que jouâtes-vous là ?
Monseigneur, je jouai Jules César, je fus tué — au Capitule ; Brutus me tua.
C’était un acte de brute — de tuer un veau si capital. — Allons ! les acteurs sont-ils prêts ?
Hamlet ! venez vous asseoir près de moi.
Non, ma foi ! mère. — Voici un métal plus attractif. — Madame, voulez-vous me permettre — de mettre ma tête entre vos genoux ?
Non, monseigneur.
Sur vos genoux ! Pensez-vous que j’eusse dans l’idée des choses inconvenantes ?
Que veut dire ceci, monseigneur ?
C’est une embûche ténébreuse qui veut dire crime.
Qu’est-ce que cela veut dire, monseigneur ?
Vous allez le savoir, ce gaillard-là va tout vous dire.
Nous dira-t-il ce que signifie cette pantomime ?
Oui, et toutes les pantomimes que vous lui ferez voir. — Montrez-lui sans scrupule n’importe laquelle, il vous l’expliquera sans scrupule. — Oh ! ces comédiens ne peuvent garder un secret ; ils diront tout.
Pour nous et pour notre tragédie,
ici inclinés devant votre clémence,
Nous demandons une attention patiente.
Est-ce un prologue ou une devise pour une bague ?
C’est court, monseigneur.
Comme l’amour d’une femme.
Quarante années se sont écoulées, dates évanouies,
Depuis l’heureux moment qui a réuni nos deux cœurs en un seul.
Et maintenant le sang qui remplissait mes jeunes veines
Coule faiblement dans ses tuyaux ; et tous les chants
De la musique qui jadis charmaient mon oreille,
Sont maintenant un refrain que l’âge ne peut plus supporter.
Aussi, ma bien-aimée, la nature doit-elle payer sa dette :
Il faut que j’aille au ciel et te laisse sur la terre.
Oh ! ne dites pas cela, si vous ne voulez pas me frapper au cœur
Quand la mort vous emportera, puisse la vie me quitter !
Résigne-toi ; quand mon existence sera finie,
Tu pourras peut-être trouver un compagnon plus noble,
Plus sage, plus jeune, un…
Oh ! tais-toi ! Alors je serais maudite.
Nulle n’épouse un second mari sans tuer le premier.
Je donne une seconde fois la mort à mon seigneur,
Quand un second époux m’embrasse dans mon lit.
Oh ! absinthe ! absinthe !
Je crois que vous pensez ce que vous dites-là ;
Mais on brise souvent une détermination.
Car nos projets sont toujours renversés ;
Nos pensées sont nôtres, mais leur fin, non pas !
Ainsi vous croyez ne jamais prendre un second mari,
Mais meure ton premier maître, tes idées mourront avec lui !
Qu’en ce monde et dans l’autre une éternelle adversité me poursuive
Si, une fois veuve, je redeviens épouse !
Si maintenant elle rompt cet engagement-là !
Voilà un serment profond. Chère, laisse-moi un moment ;
Ma tête s’appesantit, et je tromperais volontiers les ennuis
Du jour par le sommeil.
Que le sommeil berce ton cerveau,
Et que jamais le malheur ne se mette entre nous deux !
Madame, comment trouvez-vous cette pièce ?
La dame fait trop de protestations.
Oh ! pourvu qu’elle tienne parole !
Connaissez-vous le sujet de la pièce ? Tout y est-il inoffensif ?
Rien que d’inoffensif. Du poison pour rire ! du poison pour rire !
Quel est le nom de la pièce ?
La Souricière. Comment ? pardieu ! au figuré. Cette pièce est — le tableau d’un meurtre commis en Guyane. Le duc — s’appelle Albertus ; sa femme, Baptista. — Père, c’est une œuvre perfide. Mais qu’importe ? — Cela ne nous touche pas ; vous et moi, nous avons — la conscience libre. Que les rosses que ça écorche ruent !… Celui-ci est un certain — Lucianus, neveu du roi.
Vous remplacez parfaitement le chœur, monseigneur.
Je pourrais expliquer comment vous faites l’amour, — si je voyais remuer vos marionnettes.
Vous êtes très-plaisant, monseigneur.
Qui ? moi ! je ne suis que votre baladin. Qu’a un homme de mieux à faire que d’être gai ? Tenez, voyez comme ma mère a l’air joyeux, il n’y a que deux heures que mon père est mort.
Non, il y a deux fois deux mois, monseigneur.
Deux mois ! Oh ! alors, que le diable se mette en noir ; — moi, je veux porter la plus éclatante zibeline. Jésus ! mort — depuis deux mois, et pas encore oublié ! Alors il y a quelque — chance que la mémoire d’un gentilhomme lui survive. — Mais, par ma foi, il faut qu’il bâtisse force églises, — sans quoi il méritera la vieille épitaphe : — « Hélas ! hélas ! le cheval de bois est oublié. »
Vos plaisanteries sont piquantes, monseigneur.
Il ne vous en coûterait qu’un cri pour qu’elles fussent émoussées.
De mieux en pire.
C’est comme cela qu’il vous faut un mari. — Commence, meurtrier, commence ! Morbleu ! laisse là tes pitoyables grimaces — et allons ! Le corbeau croasse : vengeance !
Noires pensées, bras dispos, drogue prête, heure favorable.
L’occasion complice ; pas une créature qui regarde.
Mixture infecte, extraite de ronces arrachées à minuit,
Trois fois flétrie, trois fois empoisonnée par l’imprécation d’Hécate,
Que ta magique puissance, que tes propriétés terribles
Chassent immédiatement la santé et la vie.
Il l’empoisonne pour lui prendre ses États.
Des lumières ! Je vais au lit.
Le roi se lève. Des lumières, holà !
Quoi,’effrayé par des feux follets ! — Allons !
Que le daim blessé fuie et pleure,
Le cerf épargné folâtre,
Les uns doivent rire et les autres pleurer.
Ainsi va le monde.
Le roi est ému, monseigneur.
Oui, Horatio, je tiendrais sur la parole du fantôme — plus d’or qu’il n’y en a dans tout le Danemark.
Eh bien ! monseigneur, comment vous trouvez-vous ?
Et si le roi n’aime pas la tragédie,
C’est sans doute qu’il ne l’aime pas, pardi !
Nous sommes enchantés de voir votre grâce aussi gaie. — Mon bon seigneur, laissez-nous vous conjurer encore — de nous faire connaître la cause de votre trouble.
Monseigneur, votre mère vous supplie de venir lui parler.
Nous lui obéirons, fût-elle dix fois notre mère.
Mon bon seigneur, parviendrai-je à vous décider ?
De grâce, voulez-vous jouer de cette flûte ?
Hélas ! monseigneur, — je ne sais pas.
Je vous en prie, voulez-vous ?
Je n’ai pas ce talent, monseigneur.
Eh bien ! voyez, ce n’est rien. — Il n’y a qu’à boucher ces trous, — et avec un léger souffle de vos lèvres, — cela fera une musique très-délicate.
Mais nous ne savons pas le faire, monseigneur.
Je vous en prie, je vous en prie instamment, je vous en supplie.
Monseigneur, nous ne savons pas le faire.
Eh bien ! quel peu de cas faites-vous donc de moi ? — Vous voulez avoir l’air de connaître mes trous ; vous voulez jouer de moi ; — vous voulez fouiller le fond de mon cœur, — et plonger dans le secret de mon âme. — Morbleu ! croyez-vous qu’il soit plus aisé de jouer — de moi que d’une flûte ? Prenez-moi pour l’instrument — que vous voudrez, vous pourrez bien me froisser, mais vous ne saurez jamais — jouer de moi. Et puis, être questionné par une éponge !
Comment ? une éponge, monseigneur ?
Oui, monsieur, une éponge[3] qui absorbe les grâces, — les faveurs, les récompenses du roi, lequel fait — de vous le magasin de ses libéralités. Mais des gens comme vous — finissent par rendre au roi le plus grand service. — Il vous garde, comme un singe garde des noisettes, — dans un coin de sa mâchoire. Il vous mâche d’abord — et vous avale ensuite. Aussi, quand il aura besoin — de vous, il n’aura qu’à vous presser, — éponges, et vous redeviendrez à sec.
Bien, monseigneur. Nous prenons congé de vous.
Adieu, adieu ! Dieu vous bénisse.
Monseigneur, la reine voudrait vous parler.
Voyez-vous ce nuage là-bas en forme de chameau ?
On dirait que c’est un chameau, vraiment.
Eh bien ! je le prendrais pour une belette.
Oui, il est tourné comme une belette.
Ou comme une baleine.
Tout à fait comme une baleine.
Eh bien ! dites à ma mère que j’y vais tout à l’heure. — Bonne nuit, Horatio.
Bonne nuit à votre seigneurie.
Ma mère ! Elle m’a envoyé chercher. — Ô Dieu ! que jamais le cœur de Néron n’entre — dans cette douce poitrine ! — Soyons inflexible, mais non dénaturé. — J’aurai des poignards dans la voix, mais, quand j’aurai épuisé les paroles acérées, — mon âme ne consentira jamais à frapper ma mère.
Oh ! si ces larmes qui tombent sûr ma face — pouvaient laver ma conscience du crime ! — Quand je lève les yeux au ciel, j’y vois ma faute. — La terre crie à mon forfait : — Paie-moi le meurtre du roi ton frère — et l’adultère que tu as commis. — Oh ! ce sont des péchés impardonnables. — Ah ! dites ! quand mes péchés seraient plus noirs que le jais, — la contrition pourrait encore les rendre blancs comme la neige. — Mais, si je persévère dans le péché, — ce sera un acte de révolte contre l’universelle puissance. — Courbe-toi, malheureux, plie-toi à la prière, — demande grâce au ciel pour échapper au désespoir.
Oui, c’est cela, approche et achève ton œuvre. — Ainsi, il meurt et je suis vengé. — Non pas ainsi. Il a surpris mon père endormi, gorgé de péchés ; — et qui sait, hormis les puissances immortelles, — comment son âme s’est présentée dans l’empire des cieux ? — Et moi, tuerai-je celui-ci, maintenant, — au moment où il purifie son âme ? — Lui ouvrir le chemin du ciel, c’est un bienfait — et non une vengeance. Non, qu’il se relève ! — Quand il sera en train de jouer, de jurer, — de faire une orgie, de boire, de se soûler, — ou dans les plaisirs incestueux de son lit, — ou occupé d’une action qui n’ait pas même — l’arrière-goût du salut, alors, culbutons-le, — de façon que ses talons ruent contre le ciel, — et qu’il tombe aussi bas que l’enfer. Ma mère m’attend. — Ce remède-là ne fait que prolonger ton agonie.
Mes paroles s’envolent ; mes péchés restent en bas. — Nul roi n’est en sûreté sur terre, s’il a Dieu pour ennemi.
Madame, j’entends venir le jeune Hamlet ; — je vais me cacher derrière la tapisserie.
Faites, monseigneur.
Mère ! mère ! Oh ! où êtes-vous ? — qu’avez-vous, mère ?
Qu’avez-vous ?
Je vous le dirai, mais d’abord prenons bien nos précautions.
Hamlet, tu as gravement offensé ton père.
Mère, vous avez gravement offensé mon père.
Comment, enfant ?
Comment, mère ? Venez ici, asseyez-vous, car vous m’entendrez parler.
Que veux-tu faire ? veux-tu pas m’assassiner ? — Au secours, holà !
Au secours !
Ah ! un rat !
Un ducat qu’il est mort ! — Impudent ! indiscret imbécile ! adieu ! — je t’ai pris pour un plus grand que toi.
Hamlet, qu’as-tu fait ?
Quelque chose de moins coupable, bonne mère, — que de tuer un roi et d’épouser son frère.
Comment ? De tuer un roi !
Oui, un roi. Ça, asseyez-vous, et avant que vous partiez, — si vous n’êtes pas faite d’étoffe impénétrable, — je vous ferai regarder dans votre cœur, — et voir comme il est noir et horrible.
Hamlet ! que veux-tu dire par ces mots meurtriers ?
Eh bien ! je veux dire ceci. Tenez, examinez cette peinture : — c’est le portrait de votre défunt mari. — Voyez cette face qui efface celle même de Mars, — cet œil qui faisait trembler l’ennemi, — ce front où sont inscrites toutes les vertus — propres à orner un roi et à dorer une couronne. — En lui[5] le dévouement marchait la main dans la main — avec la foi conjugale ! Et il est mort ! — assassiné, odieusement assassiné. C’était votre mari ! — Regardez ici maintenant : c’est votre mari ! — Un visage comme Vulcain[6], — le regard du meurtre et du viol, — un regard baissé et funèbre ; des yeux de démon, — faits pour effrayer les enfants et étonner le monde ! — Et vous avez quitté celui-là pour prendre celui-ci. — Quel diable vous a ainsi attrapée à colin-maillard ? — Ah ! vous avez des yeux, et vous pouvez regarder celui — qui a tué mon père, votre cher mari, — et vivre dans les plaisirs incestueux de son lit !
Ô Hamlet ! ne parle plus !
Quitter celui qui portait l’âme d’un monarque — pour un roi de tréteau et de chiffons !
Cesse, mon doux Hamlet !
Et tout cela pour mener une vie continuelle de péché, — pour suer sous le joug de l’infamie, — pour avoir une postérité de honte et sceller la damnation.
Hamlet, assez !
Ah ! le désir chez vous bat la campagne, — votre sang a des retours de jeunesse. — Qui blâmera dans un cœur de vierge l’ardeur du sang, — lorsque la luxure remplit ainsi le sein d’une matrone ?
Hamlet, tu me brises le cœur en deux.
Oh ! rejetez-en la mauvaise moitié, — et gardez-la bonne.
Hamlet ! Je t’apparais encore une fois — pour te rappeler ma mort. — Ne diffère pas, n’attends pas plus longtemps. — Mais j’aperçois que tes regards effarés — épouvantent ta mère, et qu’elle reste interdite. — Parle-lui, Hamlet, car elle est d’un sexe faible, — console ta mère, Hamlet, pense à moi.
Qu’avez-vous, madame ?
Non, qu’avez-vous, vous-même ? — Pourquoi vos yeux sont-ils fixés dans le vide, — et échangez-vous des paroles avec ce qui n’est que de l’air ?
Comment ! vous n’entendez rien ?
Non.
Et vous ne voyez rien ?
Non plus.
Non ? tenez, regardez le roi mon père, mon père vêtu comme — de son vivant. Regardez comme il est pâle ! — Tenez ! le voilà qui glisse hors du portail ! — regardez, il s’en va.
Hélas ! c’est la faiblesse de ton cerveau — qui fait que ta langue décrit le chagrin de ton cœur ; — mais, aussi vrai que j’ai une âme, je jure par le ciel — que je n’ai jamais rien su de cet horrible meurtre : — Hamlet, ceci n’est que de l’imagination ; — par amour pour moi, oublie ces vaines visions.
Vaines ! non, ma mère ; mon pouls bat comme le vôtre ! — ce n’est pas la folie qui possède Hamlet. — Ô ma mère, si vous avez jamais aimé mon père chéri, — renoncez pour cette nuit au lit adultère ; — triomphez de vous-même petit à petit, — et un jour viendra peut-être où vous n’aurez pour lui que du dégoût. — Alors, mère, aidez-moi à me venger de cet homme, — et votre infamie mourra par sa mort.
Hamlet, je le jure par cette majesté — qui connaît nos pensées et voit dans nos cœurs, — je cacherai, j’accepterai, j’exécuterai de mon mieux — le stratagème, quel qu’il soit, que tu imagineras.
Cela suffit. Ma mère, bonne nuit. — Allons, monsieur, je vais vous pourvoir d’un tombeau, — vous qui, vivant, étiez un drôle, si niais et si bavard.
Eh bien ! Gertrude, que dit notre fils ? comment l’avez-vous trouvé ?
Hélas ! Monseigneur, furieux comme la mer. — Dès qu’il est venu, j’ai commencé par lui parler nettement, — mais alors il m’a renversée et m’a secouée — comme s’il oubliait que j’étais sa mère. — À la fin, j’ai appelé au secours : à mon appel Corambis — a crié. À peine Hamlet l’a-t-il entendu qu’il a fait siffler — son épée en criant : Un rat ! un rat ! et, dans sa rage, — il a tué le bon vieillard.
Ah ! sa folie ruinera notre empire. — Seigneurs, allez le trouver et cherchez le cadavre.
Nous y allons, monseigneur.
Gertrude, votre fils partira sur-le-champ pour l’Angleterre. — Les préparatifs de son embarquement sont déjà faits. — Nous avons envoyé par Rossencraft et Gilderstone — à notre frère d’Angleterre nos lettres de recommandation — pour le bien-être et le bonheur d’Hamlet. — Peut-être l’air et le climat de cette contrée — lui conviendront-ils mieux que le pays natal. — Justement, le voici.
Monseigneur, nous ne pouvons par aucun moyen — savoir de lui où est le corps[8].
Eh bien ! fils Hamlet, où est le corps du mort[9] ?
À un souper, où il ne mange pas, — mais où il est mangé : une certaine société de vers politiques — est attablée autour de lui. — Père, le roi gras et le mendiant maigre — ne sont que des services différents, deux plats pour la même table. — Un homme peut pêcher avec un des vers — qui ont mangé d’un roi, — et un mendiant manger le poisson — que ce ver a servi à attraper.
Où veux-tu en venir ?
À rien, père, si ce n’est à vous dire comment un roi — peut faire un voyage à travers les boyaux d’un mendiant.
Mais, fils Hamlet, où est le corps ?
Au ciel. Si par hasard vous ne l’y rencontrez pas, — père, vous feriez bien de le chercher dans les autres régions — au-dessous, et, si vous ne l’y trouvez pas, — vous pourrez peut-être le flairer en montant dans la galerie.
Qu’on aille vite le chercher là.
Eh bien ! entendez-vous ? ne vous dépêchez par trop. — Je vous garantis qu’il attendra votre arrivée.
C’est bien, fils Hamlet, nous sommes inquiets de vous. Aussi, — pour préserver votre chère santé — qui nous est aussi précieuse que la nôtre, — c’est notre intention de vous envoyer immédiatement en Angleterre. — Le vent est favorable, vous vous embarquerez ce soir. — Les seigneurs Rossencraft et Gilderstone partiront avec vous.
Oh ! bien volontiers. Adieu, ma mère.
Et votre père qui vous aime, Hamlet ?
Je dis ma mère. Vous avez épousé ma mère ; — ma mère est votre femme : mari et femme, c’est même chair. — Donc, adieu, ma mère ! En Angleterre, allons !…
Laissez-moi, Gertrude, — et faites vos adieux à Hamlet. — Une fois en Angleterre, il n’en reviendra plus : — nos lettres au roi d’Angleterre — le somment, au nom de son allégeance, — d’avoir, aussitôt la dépêche lue, — immédiatement, sans demander pourquoi, — à faire tomber la tête d’Hamlet. Cet homme doit mourir, — car il y a en lui plus de choses que n’en voit l’œil superficiel. — Lui une fois mort, eh bien ! notre empire sera délivré.
Capitaine, allez saluer de notre part — le roi de Danemark : — dites-lui que Fortinbras, neveu du vieux Norwège, — réclame un sauf-conduit pour traverser ses terres, — conformément à la convention faite. — Vous connaissez notre rendez-vous. Allons ! en marche !
Hamlet est embarqué pour l’Angleterre. Bon voyage ! — J’espère avoir, avant peu, de bonnes nouvelles de lui, — si toute chose s’accomplit à notre satisfaction, — comme je n’en fais pas de doute.
Dieu le veuille ! Cieux ! veillez sur mon Hamlet. — Mais la perte douloureuse du vieux Corambis — a percé à ce point le cœur de la jeune Ofélia — que la pauvre fille a tout à fait perdu l’esprit.
Hélas ! cher cœur ! D’un autre côté, — nous apprenons que son frère est revenu de France ; — il a pour lui la moitié des cœurs de tout notre royaume, — et il n’oubliera pas facilement la mort de son père, — s’il n’est pas pacifié par quelque moyen[12].
Oh ! voyez ! voici la jeune Ofélia !
Comment puis-je reconnaître votre amoureux
D’un autre homme ? —
À son chapeau de coquillages, à son bâton,
À ses sandales.
Son linceul, blanc comme la neige des monts,
Est garni de fleurs suaves.
Il est allé au tombeau sans recevoir la pluie
Des larmes de l’amoureuse.
Il est mort et parti, madame,
Il est mort et parti,
À sa tête une motte de gazon vert,
À ses talons une pierre.
Comment vous trouvez-vous, douce Ofélia ?
Bien. Dieu vous récompense ! — Je souffre de voir comme ils l’ont mis dans la froide terre. — Je ne puis m’empêcher de pleurer.
Et ne reviendra-t-il pas ?
Et ne reviendra-t-il pas ?
Non, non, il est parti,
Et nous perdons nos cris,
Et il ne reviendra jamais.
Sa barbe était blanche comme neige,
Toute blonde était sa tête.
Il est parti ! il est parti !
Et nous perdons nos cris.
Dieu ait pitié de son âme !
Jolie malheureuse ! Voilà un changement, en vérité ! Ô temps ! comme nos joies s’enfuient vite. — Le bonheur ne s’apprivoise pas à coup sûr sur la terre. — Aujourd’hui nous vivons et nous rions, demain morts ! — Eh bien ! quel est ce bruit ?
Restez là jusqu’à ce que je vienne. — Ô toi, roi vil, rends-moi mon père. — Parle ! dis-moi où est mon père.
Mort.
Qui l’a assassiné ? Parle, je ne veux pas — qu’on jongle avec moi. Car il a été assassiné.
C’est vrai, mais pas par lui.
Par qui ? Par le ciel ! je le saurai.
Lâchez-le, Gertrude ! Arrière ! Je ne le crains pas ; — une telle divinité entoure un roi — que la trahison n’ose pas le regarder en face. — Lâchez-le, Gertrude… Que votre père a été assassiné, — cela est vrai, et nous en sommes désolé, — car il était le principal pilier de notre empire. — Est-ce une raison pour que, comme un joueur désespéré ; — vous vouliez, par un coup suprême, ruiner amis et ennemis ?
Ses bons amis, je les recevrai à bras tout grands ouverts, — et je les enfermerai dans mon cœur ; mais avec ses ennemis, — je ne veux de réconciliation que par le sang.
Ah ! voilà que vous parlez comme un fils excellent. — Nous sommes désolé dans l’âme de sa mort ; — vous en aurez vous-même la preuve avant longtemps. — Jusque-là, soyez patient et résignez-vous.
Qui est-ce ? Ofélia ! ô ma sœur chérie ! — Est-il possible que la raison d’une jeune fille — soit aussi mortelle que la vie d’un vieillard ? — Ô cieux ! Comment te trouves-tu, Ofélia ?
Bien. Dieu vous garde ! Je viens de cueillir des fleurs. — Tenez, voici de la rue pour vous. — Vous pouvez l’appeler herbe de grâce les dimanches ; — en voici aussi pour moi ; vous devez porter votre rue — avec quelque chose qui la varie : voici une pâquerette. — Tenez, amour, voici pour vous du romarin — comme souvenir : de grâce, amour, souvenez-vous ; — et voici une pensée en guise de pensée.
Leçon donnée par la folie ! les pensées près du souvenir. — ô Dieu ! ô Dieu !
Voici du fenouil pour vous : j’aurais bien voulu vous donner — des violettes, mais elles se sont toutes fanées, quand — mon père est mort. Hélas ! on dit que la chouette a été — jadis la fille d’un boulanger. Nous voyons ce que nous sommes, — mais nous ne pouvons dire ce que nous serons.
Car le bon cher Robin est toute ma joie.
Afflictions de la pensée, tourments pires que l’enfer !
Eh bien ! amour, je vous prie, pas un mot sur ceci, maintenant. — De grâce, chantez :
Ah bas ! à bas !
C’est l’histoire de la fille du roi — et de l’intendant traître. Et si quelqu’un — demande ce que c’est, dites ceci :
Bonjour ! c’est la Saint-Valentin.
Tous sont levés de grand matin.
Me voici, vierge, à votre fenêtre,
Pour être votre Valentine.
Le jeune homme se leva, et mit ses habits,
Et ouvrit la porte de sa chambre,
Et vierge, elle y entra, et puis oncques vierge
Elle n’en sortit.
Maintenant, attention, je vous prie,
Par saint Gilles ! par sainte Charité !
Arrière ! ah ! fi ! quelle honte !
Tous les jeunes gens font ça quand ils en viennent là !
Par Priape, ils sont à blâmer.
Avant de me chiffonner, dit-elle,
Vous me promîtes de m’épouser,
— C’est ce que j’aurais fait, par ce soleil, là-bas,
Si tu n’étais venue dans mon lit[13].
Douleur sur douleur ! mon père assassiné, — ma sœur ainsi rendue folle ! — Maudite soit l’âme qui a fait cette criminelle action !
Ayez un peu de patience, bon Léartes. — Je sais que votre douleur est un torrent — qui déborde de chagrins, mais attendez un peu, — et pensez que déjà vous êtes vengé — de celui qui a fait de vous un fils si malheureux.
Vous m’avez décidé, monseigneur. J’essaierai quelque temps — d’enterrer mon désespoir dans la tombe de ma colère ; — mais une fois qu’elle sera ressuscitée, le monde apprendra — que Léartes avait un père qu’il adorait.
Plus un mot sur ceci. Avant peu de jours, — vous apprendrez ce à quoi vous ne songez pas.
Madame, votre fils est arrivé sain et sauf en Danemark. — Je viens de recevoir de lui une lettre — où il m’écrit comment il a échappé au plus grand danger, — à un guet-apens subtil que le roi avait comploté — et qu’ont retardé les vents contraires. — Il a découvert les dépêches envoyées au roi d’Angleterre, — et il y a vu la trahison ourdie contre sa vie. — Dans sa prochaine entrevue avec votre majesté, — il vous racontera tout au long les détails.
J’ai déjà remarqué chez l’autre une mine hypocrite — qui dissimulait sa scélératesse sous des airs sucrés ; — mais je continuerai quelque temps à le flatter et à le caresser, — car les âmes meurtrières sont toujours soupçonneuses. — Mais savez-vous, Horatio, où trouver Hamlet ?
Oui, madame, il m’a donné rendez-vous — du côté oriental de la cité, — pour demain matin.
Oh ! n’y manquez pas, mon bon Horatio ; et puis confiez-lui mes inquiétudes — de mère à son égard ; dites-lui qu’il soit — quelque temps avare de sa présence, de peur qu’il — n’échoue dans ce qu’il entreprend.
Madame, ne doutez pas de mon obéissance. — Je pense que déjà la nouvelle de son arrivée est — parvenue à la cour. Observez le roi, et vous — découvrirez vite que le retour d’Hamlet le déconcerte.
Mais qu’est-il advenu de Gilderstone et de Rossencraft ?
Hamlet une fois débarqué à la côte, ils sont partis pour l’Angleterre. — Et dans les dépêches il est écrit que le supplice, — d’abord destiné à lui, doit leur être infligé. — Par un grand hasard, Hamlet avait sur lui le sceau de son père. — Et tout ce changement a été fait sans qu’on s’en aperçût.
Que le ciel soit remercié d’avoir protégé le prince. — Horatio, je prends encore une fois congé de toi, — en envoyant à mon fils mille maternelles bénédictions.
Adieu, madame.
Hamlet revenu d’Angleterre ! est il possible ! — Quelle est cette aventure ? Ils sont partis, et lui, il revient.
Oh ! il est le bienvenu ! Il l’est, sur mon âme ! — Mon cœur bondit de joie — de ce que je vivrai pour lui dire : — Vous allez mourir.
Léartes, prenez patience. Laissez-moi vous guider, — et votre vengeance ne se fera pas attendre.
Ma volonté sera faite en dépit du monde entier[16].
Soit ! Mais, Léartes, écoutez le plan que j’ai formé. — J’ai entendu souvent Hamlet, — sur l’éloge qu’on faisait devant lui — de votre lame, souhaiter avidement — de se mesurer avec vous pour éprouver votre savoir.
Où voulez-vous en venir ?
Morbleu, Léartes, à ceci : Je parierai — pour Hamlet, et vous l’avantagerez, — afin d’augmenter son désir — de tenter la victoire. Je parierai que, sur douze bottes, — vous n’en prendrez pas trois de plus que lui. Ceci étant convenu, — quand vous serez échauffés, au milieu de l’assaut, — vous prendrez parmi les fleurets une épée affilée, — trempée dans un mélange empoisonné si terrible, — que, si une seule goutte de sang coule — de n’importe quelle partie de son corps, il est sûr de mourir. — Vous pouvez faire cela sans vous exposer au soupçon, — et sans que l’ami le plus cher d’Hamlet — tienne jamais Léartes pour suspect.
Monseigneur, votre idée me plaît ; — mais si le seigneur Hamlet refuse cet assaut ?
Je vous garantis que non. Nous ferons de vous — un rapport si extraordinaire, — que nous l’engagerons, fût-ce malgré lui. — Et de peur que tout cela ne manque, — je tiendrai prête une potion qui, — lorsqu’il demandera à boire dans la chaleur du combat, — fera sa fin et notre bonheur.
Voilà qui est excellent. Oh ! que le moment n’est-il venu ! — Voici venir la reine.
Eh bien ! Gertrude, pourquoi cet air accablé ?
Oh ! monseigneur, la jeune Ofélia, — ayant fait une guirlande de diverses sortes de fleurs, — était assise sur un saule près d’un ruisseau ; — la tige envieuse s’est cassée, et elle est tombée dans le ruisseau ; — pendant quelque temps, ses vêtements, étalés autour d’elle, — ont soutenu la jeune dame ; elle est restée ainsi souriant, — comme une sirène, entre le ciel et la terre, chantant maintes vieilles chansons, comme insensible — à sa détresse. Mais cela n’a pu durer longtemps : — ses vêtements, allourdis par ce qu’ils avaient bu, — ont traîné la douce malheureuse à la mort.
Ainsi, elle est noyée. — Tu n’as déjà que trop d’eau, Ofélia ; — je ne veux donc pas te noyer dans les larmes. — C’est la vengeance qui doit soulager mon cœur, — car le malheur enfante le malheur, et la douleur est pendue à la douleur.
Je dis que non ; elle ne doit pas être ensevelie — en sépulture chrétienne.
Pourquoi, monsieur ?
Parbleu ! parce qu’elle s’est noyée.
Mais elle ne s’est pas noyée elle-même.
Non, cela est certain, c’est l’eau qui l’a noyée.
J’entends, mais c’était contre sa volonté.
Non, je nie ça. Faites attention, monsieur. Je me tiens ici, — si l’eau vient à moi, ce n’est pas moi-même qui me noie ; — mais, si je vais à l’eau et si j’y suis noyé, — ergò, je suis coupable de ma propre mort. — Vous y êtes, à présent, vous y êtes, mon cher.
Tout ce que je vois, c’est qu’elle est ensevelie en chrétienne, — parce que c’est une grande dame.
Parbleu ! et c’est tant pis pour les grands — qu’ils soient autorisés à se pendre ou à se — noyer, plus que les autres gens. — Va me chercher une chopine ; mais, avant de partir, — dis-moi une chose : Qui est-ce qui bâtit le plus solidement ? — un maçon ? un constructeur de navires ? un charpentier ?
Eh bien, un maçon, parce qu’il bâtit tout en pierres, — et que ça dure longtemps.
Joli ! Cherche encore, cherche.
Eh bien, alors, un charpentier, car il bâtit les potences, — et ça fait faire une longue résidence à bien des gens.
Joli aussi ! La potence fait bien, pardieu ! Mais comment fait-elle bien ? La potence fait bien pour ceux qui font mal. Va, pars, — et si on te demande ça plus tard, réponds : — C’est un fossoyeur, car les maisons qu’il bâtit — durent jusqu’au jugement dernier ! Va me chercher une chopine de bière, va.
Une pioche et une bêche,
Une bêche et un drap pour linceul !
Il importe de faire le trou,
C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte.
Ce gaillard-là n’a donc pas le sentiment de ce qu’il est, — qu’il chante en faisant une fosse. — Vois comme le drôle heurte les têtes contre terre.
L’habitude fait que ça ne lui semble plus rien.,
Une pioche et une bêche,
Une bêche… et un drap pour linceul.
Il importe de faire le trou,
C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte.
Regardez ! en voici un autre, Horatio. — Qui sait si ce n’est pas le crâne d’un homme de loi ? — Il devrait, ce me semble, poursuivre ce gaillard — pour voies de fait, puisqu’il lui cogne ainsi — sa caboche avec sa pelle. À présent, où sont vos — arguties et vos subtilités, vos garanties et — vos doubles garanties, vos baux, vos francs-alleux, — et vos droits seigneuriaux ?… C’est à peine si ce coffre — contiendrait ses titres de propriété, et il faut que son honneur — s’y couche tout de son long ! Ô douloureux changement ! — De grâce, dis-moi, Horatio, — est-ce que le parchemin n’est pas fait de peau de mouton ?
Oui, monseigneur, et de peau de veau aussi.
Ma foi, ce sont eux-mêmes des moutons et des veaux, qui ont recours ou se fient à un titre pareil !… — En voici un autre. Pourquoi ne serait-ce pas le crâne — d’un tel qui vantait le cheval de monseigneur un tel, — quand il voulait l’obtenir ? Horatio, de grâce, — interrogeons ce garçon là-bas. — Ah çà ! mon ami ; à qui est cette fosse ?
À moi ; monsieur.
Mais qui doit-on mettre dedans ?
Si je vous disais que c’est moi, c’est vous que je mettrais dedans.
Quel homme doit-on enterrer ici ?
Ce n’est pas un homme, monsieur.
Quelle femme ?
Ce n’est pas une femme non plus, monsieur, mais une créature — qui était femme.
Un drôle excellent ! Par le ciel, Horatio, — voilà sept ans que je le remarque, l’orteil du paysan — touche de si près le talon de l’homme de cour — qu’il l’écorche… Dis-moi une chose, je te prie : — combien de temps un homme peut-il être en terre avant de pourrir ?
Ma foi, monsieur, s’il n’est pas pourri avant — d’y être mis (car nous avons tous les jours des corps vérolés), — il peut vous durer huit ans ; un tanneur — vous durera huit ou neuf ans pleins.
Et pourquoi un tanneur ?
Ah ! sa peau est tellement tannée par le métier qu’il a fait — qu’elle ne prend pas l’eau ; et l’eau vous dévore — furieusement un corps mort, c’est une grande buveuse ! — Tenez ! voici un crâne qui est ici depuis douze ans ; — voyons, oui, depuis le jour où notre dernier roi Hamlet — tua Fortinbras en duel, vous savez, le père du jeune Hamlet, — celui qui est fou.
Oui-dà, comment est-il devenu fou ?
Eh bien, d’une façon très-étrange, en perdant la raison.
Sous l’empire de quelle cause ?
Tiens ! sous l’empire de notre roi, en Danemark.
Où est-il à présent ?
Eh bien, à présent, ils l’ont envoyé en Angleterre.
En Angleterre ! Dans quel but ?
Eh bien, ils disent qu’il aura sa raison là-bas ; — ou, s’il ne l’a pas, il n’y aura pas grand mal, — ça ne se verra pas là-bas.
Pourquoi pas là-bas ?
Parce que, dit-on, là-bas tous les hommes sont aussi fous que lui.
À qui est ce crâne ?
Celui-ci ? Peste soit de lui ! C’était celui d’un enragé farceur. — Un jour il m’a versé un flacon entier de vin du Rhin sur la tête. — Ah ! vous ne le reconnaissez pas ! C’était le crâne d’un certain Yorick.
Celui-ci ? Laisse-le-moi voir, je t’en prie ! Hélas ! pauvre Yorick ! Je l’ai connu, Horatio ! — C’était un garçon d’une gaieté infinie ; il m’a porté vingt fois sur son dos. Ici pendaient ces lèvres que j’ai baisées cent fois ! et maintenant elles me font horreur à regarder. Où sont vos plaisanteries maintenant, Yorick ? Vos éclairs de gaieté ? Allez maintenant trouver madame dans sa chambre, et dites lui qu’elle a beau se mettre un pouce de fard, il faudra qu’elle en vienne à ceci, Yorick. Horatio, je t’en prie, dis-moi une chose, crois-tu qu’Alexandre ait eu cette mine-là ?
Oui, sans doute, monseigneur.
Et cette odeur-là ?
Oui, monseigneur, justement la même.
Eh bien, qui empêcherait l’imagination de raisonner comme ceci sur Alexandre : Alexandre est mort, Alexandre a été enterré, Alexandre est devenu terre ; avec la terre, nous faisons de l’argile, et Alexandre n’étant plus qu’argile, qui empêche que, par l’effet du temps, il n’arrive à fermer le trou d’un baril de bière ?
L’impérial César une fois mort et changé en boue,
Pourrait boucher un trou et arrêter le vent du dehors.
Quelles sont ces funérailles dont toute la cour se lamente ? — Il faut que la morte soit d’une noble famille. — Tenons-nous à l’écart un moment.
Quelle cérémonie reste-t-il encore ? dites, quelle cérémonie encore ?
Monseigneur, nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir, — au delà même de ce que l’Église peut tolérer. — Des prières ont été chantées pour son âme virginale, — et si ce n’avait été par égard pour le roi et pour vous, — elle eût été enterrée en plein champ, — au lieu de l’être en terre sainte.
Eh bien, je te le dis, prêtre dur, ma sœur sera un ange gardien, quand tu seras dans l’abîme à hurler.
La belle Ofélia morte !
Des fleurs à la fleur ! adieu ! — Je croyais orner ton lit nuptial, belle enfant, — et non suivre ton cercueil.
Arrêtez la terre un moment : adieu, sœur.
Maintenant jetez votre terre jusqu’à la hauteur de l’Olympe, — et faites ici une colline qui dépasse le vieux Pélion, — Quel est ce revenant ?
Regarde, c’est moi, Hamlet le Danois.
Que le démon prenne ton âme !
Oh ! voilà une mauvaise prière. — De grâce, ôte ta main de ma gorge, — car il y a en moi quelque chose de dangereux — que tu feras sagement de craindre. Écarte ta main. J’aimais Ofélia aussi tendrement que vingt frères. — Montre-moi ce que tu es prêt à faire pour elle. — Veux-tu te battre ? veux-tu jeûner ? veux-tu prier ? — Veux-tu avaler des vases ? manger un crocodile ? J’en ferai autant. — Viens-tu ici pour geindre ? — Tu parles de t’enterrer vivant ; — eh bien, restons ici, et qu’on jette sur nous — des monts entiers de terre jusqu’à ce que leur entassement — fasse l’Ossa comme une verrue !
Retiens-toi, Léartes ! Maintenant il est furieux comme la mer ; — tout à l’heure il sera doux et calme comme une colombe ; — laisse donc quelque temps carrière à son humeur égarée.
Pour quelle cause me maltraitez-vous ainsi, monsieur ? — Je ne vous en ai jamais donné de motif. Mais attendez un peu, — le chat peut miauler, le chien aura sa revanche.
Hélas ! c’est sa folie qui le rend ainsi, — et non son cœur, Léartes.
C’est vrai, seigneur. — Mais ne nous amusons plus. — Aujourd’hui même Hamlet videra son dernier verre. — Nous allons lui envoyer le cartel immédiatement. — Ainsi, Léartes, tenez-vous prêt.
Monseigneur, jusque-là mon âme n’aura pas de repos.
Venez, Gertrude. Nous referons de Léartes et de notre fils — les meilleurs amis du monde, comme ils doivent l’être, — s’ils ont pour nous du respect, et de l’amour pour leur pays.
Dieu le veuille !
Crois-moi, Horatio, je suis fort affligé — de m’être ainsi oublié vis-à-vis de Léartes ; — car il me semble que nous ressentons les mêmes douleurs, — bien qu’il y ait différence dans nos maux.
Horatio, regarde donc ce moucheron là-bas. — La cour le connaît, mais il ne connaît pas la cour.
Dieu vous garde, mon doux prince Hamlet !
Et vous aussi, monsieur… Pouah ! comme il sent le musc !
Je viens avec une ambassade de sa majesté pour vous.
Monsieur, je vous donnerai toute mon attention. — Sur ma foi, il me semble qu’il fait très-froid.
Il fait vraiment un froid bien aigre.
Il fait chaud, ce me semble.
Une chaleur étouffante ! — Le roi, doux prince, a parié pour vous — six chevaux barbes contre six rapières françaises, — avec toutes leurs montures, et les trains — qui sont, ma foi, d’un travail très-délicat.
Les trains, monsieur ? je ne sais ce que vous appelez les trains.
Ce sont les ceinturons, et leurs pendants, monsieur, et tous ces accessoires.
Le mot serait plus proche cousin de la pensée, si nous portions une pièce de canon au côté. — Et qu’a-t-on parié ? Je vous comprends maintenant.
Eh bien, seigneur, que le jeune Léartes, sur douze passes — avec épée et dague, n’en prendrait pas trois de plus que vous. — Le roi a parié de votre côté, — et désire que vous vous prépariez.
Fort bien ! si le roi risque son enjeu, — je risquerai mon savoir : et quand cela ?
Immédiatement, monseigneur ; le roi et la reine, — et les meilleurs juges de leur suite, — descendent dans la cour du palais.
Allez dire à sa majesté que je vais la rejoindre.
Je vais lui transmettre votre suave réponse.
Personne ne le peut mieux que vous, car vous êtes parfumé ; — sans cela il faudrait avoir le nez bouché pour ne pas sentir en vous un imbécile.
Il se révèle de lui-même sans qu’il soit besoin d’enquête.
Crois-moi, Horatio, je me sens au cœur — un malaise soudain, partout ici.
Eh bien, monseigneur, refusez le défi.
Non, Horatio, non. Si l’heure du danger est venue pour moi, — c’est qu’elle n’est pas à venir. Il y a une providence prédestinée — pour la chute d’un moineau. Voici le roi.
Maintenant, fils Hamlet, nous avons mis l’enjeu sur votre tête, — et nous ne doutons pas que nous ne gagnions.
Votre majesté a parié du côté le plus faible.
Je n’ai pas de doute. Remettez-leur les fleurets.
Et d’abord, Léartes, voici ma main et mon amitié, — comme preuve que je n’ai jamais outragé Léartes. — Si Hamlet, dans sa folie, a mal agi, — ce n’est pas Hamlet qui a agi, c’est sa folie. — Tout le tort que j’ai jamais eu envers Léartes, — je le proclame ici acte de folie. Faisons donc la paix, — et voyez en moi un homme qui, lançant une flèche par-dessus la maison, — a blessé son frère.
Mon cœur est satisfait ; — mais sur le terrain de l’honneur je reste à l’écart, — et je ne veux pas de réconciliation, — jusqu’à ce que des arbitres plus âgés — m’aient déclaré satisfait.
Donnez-leur les fleurets.
Je vais être votre plastron, Léartes. Ces fleurets — ont tous la même longueur ?… En garde, monsieur.
Touché !
Non pas.
Jugement !
Touché ! très-positivement touché !
Soit. Recommençons.
Encore une ! — Jugement.
Oui, j’en conviens ; touché, touché.
Ici, Hamlet, le roi boit à ta santé.
Tiens, Hamlet, prends mon mouchoir et essuie-toi le visage.
Donnez-lui le vin.
Mettez-le de côté. Je veux tirer une autre botte d’abord, — je boirai tout à l’heure.
Tiens, Hamlet, la reine boit à toi.
Ne buvez pas, Gertrude ! Oh ! c’est la coupe empoisonnée !
Léartes ! allons ! vous vous amusez avec moi ; — je vous en prie, tirez votre botte la plus savante.
Ah ! vous dites cela ? À vous maintenant ! — Je vais vous toucher, monseigneur, — et pourtant c’est presque contre ma conscience.
En garde, monsieur !
Secourez la reine.
Oh ! le breuvage ! le breuvage ! Hamlet, le breuvage !
Trahison ! holà ! qu’on garde les portes !
Comment êtes-vous, seigneur Léartes ?
Comme un niais, — tué follement par ma propre épée ! — Hamlet, tu n’as pas en toi une demi-heure de vie. — L’arme fatale est dans ta main, — démouchetée et venimeuse. Ta mère est empoisonnée ; — ce breuvage était préparé pour toi !
L’arme empoisonnée dans ma main ! — Alors, poison pour poison. Meurs, damné scélérat. — Tiens, bois ! Voici qui nous unit tous deux ! tiens !
Oh ! il a ce qu’il mérite ! — Hamlet, avant que je meure, tiens, prends ma main — et en même temps mon amitié : je te pardonne !
Et moi aussi ! Oh ! je suis mort ! Horatio, adieu.
Non ! je suis plus un Romain antique — qu’un Danois. Il reste encore ici du poison.
Au nom de notre amour, je te somme de le jeter. — Oh ! fi, Horatio ! si tu meurs, — que de calomnies tu laisseras après toi ! — Quelle langue pourra dire l’histoire vraie de nos morts, — si ce n’est d’après ton récit ? Oh ! le cœur me manque, Horatio. — Mes yeux ont perdu la vue, ma langue la parole : adieu, Horatio ! — Le ciel reçoive mon âme !
Où est ce spectacle sanglant ?
Si c’est un malheur ou un prodige que vous voulez voir, — regardez cette scène tragique.
Oh ! impérieuse mort ! que de princes — tu as tués tout sanglants d’un seul trait !
Le message que nous avons rapporté d’Angleterre, — à quels princes le communiquerons-nous ? — Ô événements inattendus ! Malheureux pays !
Prenez patience. Je montrerai au public entier — l’origine première de cette tragédie. — Qu’un échafaud soit dressé sur la place du marché, — et que l’élite du monde soit là — pour entendre l’histoire la plus triste — que jamais mortel ait pu raconter.
J’ai sur ce royaume des droits non oubliés — que l’occasion m’invite maintenant à réclamer. — Que quatre de nos premiers capitaines — portent Hamlet, comme un combattant, à son tombeau ; — car probablement, s’il eût vécu, — c’eût été un grand roi. — Enlevez les corps : un tel spectacle — ne sied qu’aux champs de bataille ; ici il fait mal.
- ↑ Ce monologue glorieux et l’entrevue entre Hamlet et Ofélia, qui le suit, se retrouvent à la scène viii du second Hamlet, après la grande scène où Hamlet fait répéter les comédiens.
- ↑ Dans le Second Hamlet, ce dialogue entre Hamlet et Corambis (Polonius) a lieu à la scène vii, immédiatement après que Polonais a raconté au roi les amours d’Hamlet et d’Ofélia.
- ↑ Le passage où Hamlet compare les courtisans à des éponges a été transposé dans le second Hamlet. Il se retrouve là à la fin de la scène xiii, après le meurtre de Polonius, quand Rosencrantz et Guildenstern viennent demander à Hamlet où il a caché le cadavre. Cette transposition montre le goût exquis du correcteur qui n’a pas voulu que la comparaison entre les courtisans et des éponges suivît immédiatement le rapprochement entre Hamlet et une flûte.
- ↑ Dans le second Hamlet, la scène x commence par un entretien entre le roi et ses deux confidents, Rosencrantz et Guildenstern, où ceux-ci reçoivent la mission de conduire Hamlet en Angleterre. Cet entretien ne se trouve pas dans le premier Hamlet.
- ↑ Cette belle image se retrouve dans le second Hamlet, à la scène v. Au moment où le roi devenu spectre raconte à Hamlet, sur la plate-forme d’Elseneur, comment il a été empoisonné, il lui dit :« Ô Hamlet ! quelle chute ! De moi en qui l’amour, toujours digne, marchait la main dans la main, avec la foi conjugale, descendre à ce misérable ! »
- ↑ En révisant son œuvre, Shakespeare a bien fait de supprimer cette comparaison. Après avoir comparé le défunt roi à Mars, il n’était pas juste que Hamlet comparât le roi usurpateur à Vulcain ; car si, dans sa rivalité avec Mars, Vulcain avait la laideur contre lui, il avait du moins la légitimité pour lui.
- ↑ Cette indication curieuse a été supprimée dans l’œuvre définitive.
- ↑ Dans le second Hamlet, Guildenstern et Rosencrantz demandent à Hamlet où est le corps de Polonius, dans une scène à part, la scène xiii, qui ne se trouve pas ici.
- ↑ Voir la scène xiv du second Hamlet.
- ↑ Voir la scène xv du second Hamlet.
- ↑ La scène xvi du second Hamlet, qui correspond à la scène xiv du premier Hamlet, commence par un dialogue entre Horatio et la reine, et non par un dialogue entre le roi et la reine. Ici, Ofélia entre seule, là, elle entre introduite par Horatio, après avoir en quelque sorte forcé la porte de Gertrude.
- ↑ Dans le second Hamlet, c’est après la sortie d’Ophélia que le roi annonce à la reine l’arrivée inattendue de Laertes. V. la scène xvi du drame corrigé.
- ↑ Ofélia, devenue folle, chante deux chansons, l’une funèbre, l’autre érotique, qui semblent exprimer sa double douleur de fille orpheline et d’amoureuse délaissée. Dans le premier Hamiet, Ofélia chante ces deux chansons tout entières, l’une après l’autre ; dans le second Hamlet, elle en mêle les complets et confond les deux airs, comme si elle confondait les deux malheurs. Ce désordre est l’œuvre d’un correcteur magistral.
- ↑ Cette scène n’existe pas dans le second Hamlet. Shakespeare y a substitué, dans l’œuvre définitive, la scène xvii où Horatio reçoit la lettre d’Hamlet, qui lui apprend comment il a été pris par des corsaires.
- ↑ Voir la scène xviii dans le second Hamlet.
- ↑ On retrouve cette pensée dans la scène xvi du second Hamlet, au moment où Laertes déclare au roi qu’il est résolu à sacrifier sa vie dans les deux mondes pour venger son père :
« LE ROI.
« Qui donc vous arrêterait ?
« LAERTES.« Ma volonté, non celle du monde entier. »
- ↑ Voir la scène xix dans le second Hamlet.
- ↑ Voir la scène xx dans le second Hamlet.
- ↑ Ce gentilhomme matamore (bragart gentleman) s’appelle Osric, dans le drame définitif.
- ↑ Ici s’arrête le texte de l’exemplaire in-quarto, appartenant au duc de Devonshire, qui a servi à notre traduction. La dernière page de cet exemplaire manquant, on n’aurait jamais connu les derniers vers du premier Hamlet, si un hasard n’avait fait découvrir en 1856 un second exemplaire de l’édition de 1603, qui contient la dernière page de l’œuvre primitive de Shakespeare. C’est cette découverte qui nous met à même d’achever jusqu’au bout notre traduction. — Habent sua fata libelli.
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