La vie et la mort de Thomas lord Cromwell (trad. Hugo)
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William Shakespeare | |||
La vie et la mort de Thomas lord Cromwell | |||
Textes établis par François-Victor Hugo | |||
Œuvres complètes de Shakespeare | |||
Les Apocryphes, tome III | |||
Paris, Pagnerre, 1867 | |||
p. 131-207 | |||
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par les seruiteurs de Sa Maiesté.
HODGE, WILL, TOM, | ouvriers au service du vieux Cromwell. |
Venez donc, mes maîtres, je pense qu’il est plus de cinq heures. Ne devrions-nous pas être déjà à l’ouvrage ? Notre vieux patron va être debout dans un instant.
Je ne sais pas si notre vieux patron va se lever, ou non ; mais ce dont je suis sûr, c’est que je ne peux plus faire mon somme d’après-midi. Car notre jeune maître Thomas fait un tel remue-ménage dans son cabinet avec le soleil, la lune et les sept planètes, que je crois vraiment qu’il perdra l’esprit à lire.
Un grand astrologue, ma foi ! Tenez, il y a le brave voiturier de Fulham, celui qui nous a conduits à l’auberge de l’Ale forte, vous savez, l’auberge de la mère Trundel, dont la servante a fait un enfant. Oh ! en voilà un qui connaît les étoiles ! Il vous fera manœuvrer le Chariot dans les neuf sphères ! Cet homme-là peut dire à la mère Trundel quand sa bière va s’aigrir, rien que d’après les astres.
Oui, c’est là un grand savoir vraiment, et je pense que Thomas n’est rien en comparaison de lui.
Tout ça est bien, mes maîtres. Mais, voyons, allons nous à nos marteaux ?
Oui, soit ! prenons d’abord la goutte du matin, et puis, rondement à l’ouvrage !
Accepté. Sortons, Hodge.
— Bonjour, aurore ! je salue ta splendeur. — La nuit semble bien lente à mon âme troublée. — Sa noire obscurité entasse dans mon imagination — mille pensées disparates ; — et maintenant l’aube avec ses vives couleurs — met à l’aise mon esprit qui s’envole bien haut ; — trop haut, en vérité, puisque ma condition est si basse. — L’étude est la mine d’or — qui rend mon cœur fier : en elle est enfouie mon espérance. — Mes livres sont toute ma richesse, — et je leur ai engagé mon âme. — Ô science ! que tu me sembles divine, — toi, dans les bras de qui tout est félicité !
— Paix avec vos marteaux ! Finissez donc votre tapage, là-bas ! — Vous troublez mon étude et mon repos. — Finissez, vous dis-je, vous me rendez fou avec votre bruit.
Qu’y a-t-il donc, maître Thomas ? qu’y a-t-il ? Est-ce que vous ne voulez pas nous laisser travailler pour vous ?
Vous m’écorchez les oreilles avec le bruit que vous faites.
Ah bien ! vous écorcher les oreilles ! Mais, maître Thomas, vous écorcherez la bourse de votre père, si vous nous empêchez de travailler.
Oui, c’est pour se donner des airs de gentleman ! Croyez-vous que nous quitterons l’ouvrage pour vos rêvasseries ? Ce serait beau, ma foi ! Mais voici notre vieux patron à présent !
Eh bien ! fainéants, est-ce l’heure de flâner ? Pas un marteau qui marche ! et mon ouvrage à faire ! Vous n’avez donc pas d’ardeur au travail aujourd’hui ?
Pardon, monsieur, c’est votre fils Thomas qui ne veut pas du tout nous laisser travailler.
Qu’est-ce à dire, drôle ? me suis-je donné tant de peine, tant de tracas afin de faire de toi un gentleman, pour que tu empêches mes ouvriers de se mettre à la besogne eux qui suent pour toi, drôle, qui travaillent pour toi !
Père, leurs marteaux gênent mes études.
— Va-t-en de chez moi, vaurien, si ça ne te plaît pas. — Miséricorde ! avez-vous les oreilles si délicates ? — Sache-le, drôle, ceux-là sont levés quand je dors, — et je ne ferai pas chômer mon enclume pour toi !
— Voici de l’argent, mon père. Je vais payer vos hommes.
— T’ai-je donc élevé à mes frais — dans l’espoir qu’un jour tu soutiendrais ma vieillesse, — pour que tu gaspilles ton argent — en le jetant à ces fainéants-là !
— Patience, mon père ! calmez-vous. — Un temps viendra où je remuerai l’or comme la poussière, — (je parle ici avec une âme prophétique,) — et où je bâtirai, à la place où est cette chaumière, — un palais aussi beau que le château du roi Henry à Sheen.
— Vous, bâtir un château ! Vous, drôle ! vous serez un mendiant. — Maintenant, j’en jure devant Dieu, tout ce qui a été consacré — à ce mauvais sujet-là, est bien perdu. — Ah ! si je lui avais fait apprendre quelque honnête métier, — cela n’aurait pas été. Mais, ç’a été l’idée de sa mère — de l’envoyer à l’université. — Comment ! bâtir un château à la place où est ma chaumière ! — aussi beau que celui de Sheen ! — C’est fini. Il ne m’entendra plus dire : — Ce bon petit Tom ! Je te rends grâces, Tom ! — Bien dit, Tom ! Grand merci, Tom !… — À votre ouvrage, marauds ! Et toi, hors d’ici, petit insolent !
— Pourquoi ma naissance retiendrait-elle mon esprit dans son essor ? — Est-ce que toutes les créatures ne sont pas soumises à la nature, — à la nature qui trompe le monde — et qui le remplit du pèle-mêle de la bâtardise ? — Il y a maintenant sur terre des légions de mendiants — qui tirent leur origine des rois, — et il est plus d’un monarque aujourd’hui dont les pères ont été — la canaille de leur âge. Car le temps et la fortune — épuisent une noble race jusqu’à la misère — et élèvent leurs favoris du fumier — au pouvoir. Et voyez, aux yeux du monde étonné, — c’est toujours le même courant — qui, sous le nom de destinée, — apparaît de nouveau à chacun de ses détours. — La Tamise qui passe à notre porte — est étroite et basse à son commencement, — mais, en suivant son cours, elle devient une mer. — Et de même Wolsey, le prodige de notre siècle, — est d’aussi humble naissance que moi, lui, le fils d’un boucher, — et maintenant qui est plus grand que lui dans ce pays ? — Courage donc, Cromwell, et dis à ton âme — que tu peux vivre pour fleurir et commander.
Tom Cromwell ! eh bien ! Tom, entendez-vous ?
Vous m’appelez, monsieur ?
Voici maître Bowser qui est venu pour savoir si vous avez terminé, ou non, sa pétition aux lords du conseil ?
Oui, père. Ayez la bonté de le faire entrer.
Voilà qui est bien dit, Tom. Vous êtes un bon garçon, Tom !
— Eh bien, maître Cromwell, avez-vous terminé ma pétition ?
— Oui, monsieur, veuillez la lire.
— Ce n’est pas nécessaire. Nous la lirons quand nous serons sur l’eau. — Maître Cromwell, j’ai eu une idée — qui peut vous être profitable, si elle vous agrée. — Notre secrétaire à Anvers est mort, — et les marchands de là-bas m’ont invité par message — à leur trouver un homme capable de remplir l’emploi. — Je n’en connais pas un plus capable que vous : — si la chose vous plaît, maître Cromwell…
— J’accepte de tout mon cœur, monsieur, et je vous dois — pour ce service une affectueuse reconnaissance…
Morbleu, Tom, dépêche-toi de peur que quelqu’un ne se mette entre toi et cette place, Tom ! Je vous remercie, mon bon monsieur Bowser. Merci pour mon garçon ! merci pour toujours, merci du fond du cœur, monsieur… Holà ! un verre de bière pour maître Bowser.
Ce n’est pas la peine. Maître Cromwell, venez-vous ?
Je vous accompagne, monsieur.
Adieu. Tom. Dieu te bénisse, Tom ! Dieu te protège, mon bon Tom !
— J’espère que cette journée sera fatale à quelques personnes ; — et il faut que Bagot tâche de gagner à leur ruine. — Voici le logis de maître Friskibal, un généreux marchand, un Florentin, — auquel Banister, marchand en faillite, — doit mille livres. Le père de ce Banister était mon maître. — Mais à quoi bon les scrupules de la pitié ou de la reconnaissance ? — Il était riche autrefois ; aujourd’hui c’est un homme tombé. — Aussi l’ai-je fait arrêter ce matin, — à la requête de maître Friskibal. — Et je suis sûr de cette façon d’être payé par celui-ci — du service que je lui ai rendu à son insu. — J’arrive à propos. Justement le voici qui vient.
— Bonjour à l’aimable monsieur Friskibal.
— Bonjour à vous même, mon bon monsieur Bagot. — Et qu’y a-t-il de nouveau, pour que vous soyez si tôt levé ? — C’est pour l’amour du gain, à coup sûr.
— Monsieur, c’est pour l’amour de vous. — Dites-moi, quand avez-vous vu votre débiteur Banister ?
— Je vous jure que je n’ai pas vu cet homme-là — depuis deux mois. Sa pauvreté est telle — qu’il a honte, je crois, de se montrer à ses amis.
— Eh bien, attendez-vous à le voir incontinent ; — car je l’ai fait arrêter à votre requête, — et on va l’amener ici tout à l’heure.
— Arrêter à ma requête ? Vous avez eu tort. — Je sais que ses embarras sont tels — qu’il ne peut pas payer ce qu’il me doit. — Si cette arrestation était connue, ce serait un homme perdu.
— C’est votre bon cœur qui vous fait penser ainsi. — Mais vous êtes dans une grande erreur sur le compte de Banister. — Il est capable, voyez-vous, de se mettre en faillite pour la forme, — et alors, à ceux auxquels il doit mille livres — il en paiera cent à peine. Oh ! monsieur ! défiez-vous de lui ! — C’est un débauché, un homme adonné au jeu et aux filles ; — il dépense tout ce qu’il a avec des gourgandines. — Il n’y a pas de miséricorde à avoir pitié de lui. — Je vous dis sur lui la vérité, en raison uniquement — de l’affection que je vous porte.
— S’il en est ainsi, il m’a bien trompé ; — et, pour traiter un pareil homme comme il le mérite, — la sévérité vaut mieux que l’excès de douceur. — Mais voici maître Banister en personne, — et avec lui, ce me semble, deux exempts.
— Ah ! monsieur Friskibal, vous m’avez perdu. — Ma fortune était déjà presque à bas, — mais vous venez de lui porter le dernier coup.
— Oh ! monsieur, prenez en pitié la situation de mon mari. — Songez qu’il a eu une existence aussi aisée que les plus riches — jusqu’au jour où la destinée envieuse et la mer dévorante — nous ont volés, détroussés, dépouillés de tout notre avoir.
— Je n’en veux pas à votre mari, madame ; — et jamais je ne l’aurais traité ainsi de mon plein gré, — si l’on ne m’avait dit que c’est un débauché — adonné à la mauvaise compagnie, qui a de quoi — payer ses dettes, mais qui ne veut pas qu’on le sache.
— C’est ce courtier damné, ce Bagot, — que j’ai si souvent nourri de ma table ! — Misérable ingrat qui me traite de cette façon !
— Ce que j’ai dit n’est que la vérité.
— Ce que tu as dit émanait d’un cœur envieux. — C’est un cannibale, celui qui mange les hommes vivants ! — Mais, monsieur, vous voyez, je suis à vos genoux. Croyez-moi, — ce que je vous dis là, que Dieu m’assiste ! est vrai. — Nous avons à peine de quoi nourrir nos petits enfants. — La plus grande partie de notre vaisselle est entre les mains de cet usurier. — Oh ! si nous avions de l’argent pour payer nos dettes, — réfléchissez-y, nous n’endurerions pas une telle détresse. — Ayez pitié, mon bon monsieur Friskibal. — Mon mari, mes enfants et moi, nous ne mangerons — qu’un repas par jour ; l’autre, nous l’économiserons pour payer nos dettes.
— Allons, je vois que tu es un méchant. — Bonne mistress Banister, ne vous agenouillez pas devant moi. — De grâce, relevez-vous. Votre demande sera exaucée.
— Arrêtez, officiers : voilà pour votre peine. Partez.
— Quant à vous, vous savez que vous me devez deux mille livres. — Tenez, voici ma main. Si jamais Dieu vous en donne les moyens — et vous replace dans votre situation première, — payez-moi, mais si votre fortune reste sombre, — je jure de ne jamais vous demander un écu. — Je n’ai jamais fait de mal à un homme accablé ; — car Dieu sait ce qui peut m’arriver à moi-même.
— Cette faveur inattendue, imméritée, — fait intérieurement saigner mon cœur de joie. — Que jamais rien ne me réussisse, — si j’oublie le service que vous venez de me rendre !
— Mes enfants, dans leurs prières de nuit et de jour, — prieront pour votre succès et votre bonheur.
— Je vous remercie tous deux. De grâce, venez dîner avec moi. — Dans trois jours, si Dieu me prête vie, — je repars pour Florence, ma patrie ! — Tenez, Bagot, voici votre pourboire, — quoique vous l’ayez bien mal gagné. — À l’avenir, n’ouvrez pas votre cœur à des desseins si cruels ; — soyez sûr que le mal que vous faites sera puni. — Souvenez-vous de ce que je vous dis, Bagot, et adieu ! — Allons, maître Banister, venez avec moi ; — vous aurez un menu bien ordinaire, mais une cordiale bienvenue.
— Peste soit de vous ! que ce soit votre dernier repas ! — Est-ce là la récompense de toutes mes peines ? — Que la ruine vous accable tous ! — Lui qui avait l’habitude de me donner une vingtaine d’écus au moins, — le voilà qui m’insinue un méchant pourboire ! — Soit, je me vengerai sur ce Banister. — Je vais trouver ses créanciers et leur racheter toutes ses dettes. — Comme on croira que je fais la chose par compassion, — je suis sûr de les avoir à bon compte. — Une fois l’affaire faite, il ne pourra rester nulle part dans la chrétienté, — sans que je lui torture le cœur à force de chagrins. — Oui, si ce Banister devient mon débiteur, — par le ciel et par la terre, je m’acharnerai contre lui
Maintenant, messieurs, figurez-vous
Que le jeune Cromwell est à Anvers,
Caissier des marchands anglais,
Et que Banister, pour échapper à la haine de Bagot,
Apprenant que celui-ci a racheté quelques-unes de ses dettes,
S’est sauvé à Anvers avec sa femme et ses enfants.
À cette nouvelle, Bagot s’est mis à leur poursuite.
Et il a envoyé en avant les billets dus par Banister,
Pour se venger sur ce malheureux.
Que va-t-il arriver ? Asseyez-vous patiemment, et voyez.
La fourberie aura sa juste récompense.
— Jusqu’ici mon compte est parfaitement exact. — Mais, Cromwell, cette besogne ne te convient pas. — Tes goûts te poussent aux voyages, — et nullement à vivre ainsi cloîtré comme une nonne. — Ce ne sont pas non plus ces espèces-là qui m’éblouissent. — L’expérience est le joyau de mon cœur.
— De grâce, monsieur, êtes-vous prêt à m’expédier ?
— Oui, voici les sommes qu’il faut que vous portiez. — Vous allez jusqu’à Francfort, n’est-ce pas ?
Oui, monsieur.
— Eh bien, mettez-y toute la promptitude possible, je vous en prie ; — car il y a là plusieurs gentlemen anglais — qui doivent se rendre à Venise et qui pourraient se trouver à court, — si vous tardiez en route. — Mais dans l’espoir que vous ferez diligence, — voici deux angelots pour vous acheter des éperons et une badine.
— Merci, monsieur. Voilà qui va m’ajouter des ailes certainement.
— L’or a le pouvoir de donner à l’homme la rapidité de l’aigle.
— Quelle est cette dame qui a l’air si désolé ? — On dirait. qu’elle a à me parler. —
Dieu vous garde, monsieur ! Ne vous appelez-vous pas maître Cromwell ?
Mon nom est Thomas Cromwell, madame.
Ne connaissez-vous pas, monsieur, un certain Bagot qui est arrivé à Anvers ?
— Non, je vous jure, je n’ai jamais connu cet homme-là, — mais voici des billets, que j’ai reçus de lui, à recouvrer — d’un certain Banister, un marchand tombé dans la gêne.
— Oui, dans la gêne, à la profondeur de ma misère. — Je suis la femme de cet infortuné, — et nous sommes poursuivis par cet insatiable scélérat — de Londres jusqu’ici, à Anvers. — Mon mari est dans les prisons du gouverneur, — et le Dieu du ciel sait comment il va être traité. — Mais vous, monsieur, votre cœur est d’une trempe plus douce ; — soyez clément pour une âme en détresse, — et Dieu, soyez-en sûr, triplera votre fortune sous sa bénédiction.
— Bonne mistress Banister ! je ferai tout ce que je pourrai — en ce qui dépendra de moi.
Oh ! parlez à Bagot, ce méchant endurci. — La voix d’un ange peut toucher le plus damné démon.
— Comment ! on vous a dit qu’il était à Anvers ?
— J’ai appris qu’il était débarqué depuis deux heures.
— C’est bien. Soyez sûre, mistress Banister, — que je parlerai à Bagot en votre faveur. — Je l’apitoierai de mon mieux. — En attendant, pour vous soutenir dans votre détresse, — acceptez ces anges d’argent qui soulageront votre misère. — Soyez persuadée que je ne négligerai rien — pour vous être utile.
— Que le Dieu puissant, qui connaît le cœur de tout mortel, — vous préserve du trouble, du chagrin, de la douleur, de la souffrance !
— Merci, femme courtoise, de ta cordiale prière. — Cela me navre le cœur de voir sa misère. — Nous tous qui vivons sous l’empire du sort, — nous pouvons espérer le meilleur avenir, — mais nous ne savons pas quelle condition — nos étoiles et nos destinées nous ont assignée. — La fortune est capricieuse, et sa face est aveugle.
— Ainsi, tout va bien : ça marche au gré de mes désirs. — Banister est au pouvoir du gouverneur — et aura bientôt les fers sur les talons. — Cela me réjouit le cœur de penser à ce gueux : — j’espère faire pourrir son corps en prison, — et qu’ensuite sa femme se pendra, — et que tous ses enfants mourront de faim. — Les joyaux que j’ai apportés à Anvers, — et qui m’ont coûté trois cents livres à peine, sont évalués à cinq mille. — Je les ai achetés bien bon marché. — Bah ! peu m’importe comment les ont acquis — ceux qui me les ont vendus. Ce scrupule ne m’approche pas ; — mais, dans la crainte qu’ils n’aient été volés, — comme sans doute ils l’ont été, — j’ai jugé convenable de les vendre ici, à Anvers. — Je les ai laissés entre les mains du gouverneur — qui m’en offre un prix à deux cents livres — au-dessous du mien. Mais ne nous occupons pas de cela. — Il faut que j’aille voir si mes billets sont arrivés à bon port ; — je les ai envoyés de Londres à maître Cromwell — afin que, si le vent me retenait en mer, — il pût arrêter l’autre avant que je fusse arrivé. — Et justement, voici celui que je cherche. Dieu vous garde, monsieur !
— Et vous aussi. Mais pardon… je ne vous connais pas.
— C’est possible, monsieur, mais mon nom est Bagot. — Je suis l’homme qui vous a envoyé les billets en souffrance.
— Oh ! l’homme qui poursuit Banister ! — Voici les billets que vous m’avez envoyés. — Quant à lui, vous savez très-bien où il est. — On rapporte que vous avez un cœur de pierre, — une âme qui ne se laisse pas fléchir par la pitié, — des yeux qui ne savent pas verser une larme, — une main toujours ouverte pour le lucre. — Mais, maître Bagot, si vous m’en croyiez, — vous modifieriez tout cela en sens inverse ; — votre cœur éprouverait toujours un sentiment de compassion ; — votre âme, d’accord avec votre fortune, serait généreuse — pour ceux qui sont dans le besoin et dans la détresse ; — votre main assisterait toujours ceux qui n’ont rien, — au lieu de les accabler sous vos coups ; — enfin vous rendriez toujours le bien pour le mal. — C’est ce que je ferais, moi. Pardon si je vous dis ce que je pense.
— Vous parlez, monsieur, pour savoir ce que je répondrai ; — mais il faut, je le sais, que vous viviez aussi bien que moi. — Je sais que l’exaction est votre métier, — et qu’un homme n’est pas en sûreté ici, — s’il ne s’astreint à mentir et à jouer au fin avec son meilleur ami. — Fi de la pitié ! Prescrivez toute conscience ! — Pourtant je recommanderai à votre sagacité ceci, — de faire semblant d’être ce que j’espère bien que vous n’êtes pas… — Mais à quoi bon la recommandation ? Vous faites la chose à merveille ; — c’est le seul moyen de gagner une fortune.
— Une fortune ! J’aimerais mieux m’enchaîner à une rame — et, comme un galérien, épuiser là toute ma vie — que de vivre ainsi qu’un infâme comme toi. — Moi ! hypocrite ! affecter — une apparente vertu et n’être au dedans qu’un démon ! — Non, Bagot. Si ta conscience était aussi pure que la mienne, — le pauvre Banister n’aurait jamais eu tant de tourments.
— Voyons, mon bon monsieur Cromwell, ne vous fâchez pas. — Je reconnais parfaitement que vous n’êtes pas un homme à agir ainsi. — Mais ici, votre conscience fût-elle blanche comme la neige, — on pensera toujours que vous êtes autrement.
— Comment ! on pensera que je suis autrement ! — Que ceux qui pensent ainsi sachent qu’ils se trompent ! — Cromwell vivra-t-il pour voir sa probité calomniée ? — Anvers ! pour toutes les richesses qui sont dans tes murs, — je ne resterais pas ici deux heures de plus. — Dieu merci ! mes comptes sont en règle ; — aussi vais-je de ce pas trouver le trésorier. — Bagot, je sais que vous allez chez le gouverneur ; — excusez-moi près de lui ; dites-lui que je suis décidé à voyager-pour voir les fertiles campagnes de l’Italie. — Et, si vous avez jamais eu une âme chrétienne, — puisse Banister trouver en vous quelque indulgence !
— Je vais faire tout ce que je pourrai pour lui, monsieur, à votre considération.
— Je le ferai mourir de faim avant de lui laisser un denier.
— Sur ce, maître Cromwell, je prends congé de vous ; — car il faut que j’aille de ce pas chez le gouverneur.
— Adieu, monsieur. Par grâce, souvenez-vous de ce que je vous ai dit.
— Non, Cromwell, non, tu n’as jamais eu l’âme assez vile — pour vivre de mensonge et d’exploitation. — À l’avenir, mon temps sera employé à voyager.
Ah ! patron ! vous appelez ça m’envoyer à votre petit Thomas ! C’est au mât que vous voulez dire, et au grand mât encore ! Je n’aurais jamais cru qu’une traversée par eau fût une pareille affaire. À Putney vous pouvez aller au Jardin de Paris (2) pour deux pences, assis aussi tranquillement que possible, sans cahot ni secousse dans les entrailles, et dans un petit bateau. Mais cette fois-ci nous avions à peine fait quatre milles sur la grande eau verte qu’au moment où j’allais prendre mon goûter d’après-midi, ainsi que c’est l’habitude chez nous, j’ai senti comme si mes boyaux se soulevaient. Alors un des matelots m’a vu et m’a dit : courage ! laisse là tes provisions et va te débarrasser, ce n’est qu’une anguille que tu as dans le ventre. C’est bien, pendant que j’allais là, les matelots sont allés à mes provisions. Puis, pensant que j’étais mieux informé là-dessus qu’aucun passager, ils m’ont demandé de quel bois le navire était fait, et ils ont tous juré que je leur avais répondu aussi juste que si je m’étais renseigné près du charpentier qui avait construit le bâtiment. À la fin, comme nous approchions de terre, je me suis senti une faim horrible ; je suis allé à mon sac, le diable y avait mis la patte, les matelots m’avaient dévalisé ! Pourtant je ne puis pas les blâmer. Ç’a été un échange de bons procédés. Je leur avais dit de quel bois était fait leur navire, et eux, ils m’ont dévoré mes provisions. Service pour service… Bah ! si je pouvais seulement trouver mon maître Thomas dans cette ville flamande, il me mettrait de la bière anglaise dans le ventre.
Eh quoi ! Hodge, l’ouvrier de mon père ! Par cette main tendue, tu es le bienvenu. Comment va mon père ? Quoi de nouveau chez nous ?
Maître Thomas ! Ô mon Dieu ! maître Thomas ! votre main ! et gantée encore !… Tout ceci est pour vous faire savoir que votre père se porte bien, et qu’Alice Downing m’a remis pour vous cette noix muscade, et Bess Faiteau, cette racine de gingembre. Mes camarades Will et Tom vous envoient à eux deux cette douzaine d’aiguillettes, et le bonhomme Toll, de la Chèvre, cette paire de mitaines. Moi, je suis venu en personne, et voilà toutes les nouvelles.
Grand merci, Hodge, tu es le bienvenu. Mais tu arrives aussi mal à propos que possible ; car je pars pour l’Italie. Qu’en dis-tu, Hodge ? veux-tu m’accompagner ?
T’accompagner, Tom ! que me parles-tu d’Italie ? Quand ce serait au fin fond des Flandres, j’irais avec toi, Tom ! Je suis à toi, pour l’heur et le malheur, ta créature pour t’obéir. Entends-tu, Tom ? J’ai traversé les vagues rigoureuses sous les rafales de Neptune… Je vous dirai, maître Thomas, que j’ai été en danger de naufrage, et, quand j’ai vu que Borée commençait à faire le brutal avec nous, alors je me suis mis à genoux et j’ai invoqué Vulcain.
Et pourquoi as-tu invoqué Vulcain ?
Parce que, de même que le compère Neptune est le dieu des mers, Vulcain est le seigneur des forgerons. Or, comme je suis forgeron, j’ai pensé que sa divinité aurait quelque souci de moi.
Bonne idée ; mais, dis-moi, as-tu dîné ?
Non, à vous dire vrai, maître Thomas ; pas même un morceau !
Allons, viens avec moi, tu vas te régaler à ton aise. Et toi, Anvers, adieu, sans doute pour toujours !
— Vous dites que Cromwell est parti, maître Bagot. — Quel déplaisir, je vous prie, quel motif a pu causer ce départ ?
— À vous dire vrai, c’est un coup de tête. — Il est de ces jeunes gens qui ne savent pas voir leur bonheur où il est. — La passion du voyage, voilà sa raison. — C’est un homme qui n’aime pas manger son pain chez lui.
— C’est bien. Que la fortune soit avec lui, s’il est parti. — Nous aurons de la peine à retrouver son pareil — pour faire des affaires ; sa conduite était si honnête ! — Maintenant, monsieur, quant aux bijoux que vous m’avez confiés, — quel est votre dernier mot ? Voyons, voulez-vous accepter mon prix ?
— Oh ! monsieur, vous offrez trop au-dessous de la valeur.
— Il n’y a que deux cents livres entre nous, mon brave. — Qu’est cela dans un paiement de cinq mille livres ?
— Deux cents livres ! Diantre ! c’est considérable. — Il me faut beaucoup suer avant d’en gagner autant.
— Tenez ! maître Bagot, je vais vous tenter. — Vous voyez ce marchand, maître Banister, — qu’on mène en prison maintenant à votre requête. — Il n’a plus rien. Qu’obtiendrez-vous de lui ? — J’ai connu cet homme-là riche et respecté ; — toujours probe en affaires, il a été accablé par des malheurs — qui pourraient nous arriver, à vous ou à moi. — Eh bien, il y a deux cents livres entre nous : — partageons la différence. Je vous en donnerai cent, — à la condition que vous le ferez mettre en liberté. — Sa fortune est à néant, comme vous pouvez le voir vous-même, — et là où il n’y a rien, le roi lui-même doit perdre son droit.
— Monsieur ! monsieur ! c’est la charité qui vous fait parler. — Mais c’est charité folle, monsieur, que d’avoir pitié de lui. — Aussi restons-en là. Mon parti est pris : — je ne rabattrais pas un penny pour lui rendre service.
— Ce qui me console, au milieu des maux que tu me causes, — c’est que les grandes marées sont suivies de grands reflux.
— Vil misérable que nous avons réchauffé — comme un serpent pour nous empoisonner ! — Si Dieu répare jamais le tort fait à une femme, — j’incline et je fléchis mon âme devant lui — pour qu’il fasse tomber sur toi sa pesante colère, — ô boucher de mes espérances et de mes joies !
— Va ! pauvre folle, fais ta plus funeste prière ! — Le renard, quand il est maudit, ne s’en porte que mieux.
— Maître Bowser ! — Vous êtes bienvenu, monsieur, d’Angleterre ! — Bonnes nouvelles, n’est-ce pas ? Comment vont tous nos amis ?
— Ils vont tous bien et se recommandent à vous. — Voici des lettres de votre frère et de votre fils. — Sur ce, adieu, monsieur. Il faut que je prenne congé de vous. — J’ai une affaire pressante qui l’exige.
— Comment ! avant de dîner, monsieur ? Sortez-vous de la ville ?
— Oui, vraiment. À moins que je n’apprenne du nouveau en ville, — il faut que je parle : il n’y a pas de remède.
— Quelle est donc cette affaire, monsieur ? puis-je la savoir ?
— Oui, monsieur ; car toute la ville va la connaître. — On vient de voler dans le trésor du roi — ses plus riches joyaux : — leur valeur est de sept mille livres. — Le gaillard qui les a pris est pendu ; — il a avoué que, pour trois cents livres, — il les avait vendus à un certain Bagot, demeurant à Londres. — Ce Bagot s’est enfui, dit-on, à Anvers, — et je suis venu ici pour le chercher. — Le premier qui pourra me donner de ses nouvelles — aura cent livres pour récompense.
— Ô infaillible justice que Dieu rend à l’innocent !
— Vous arrivez à propos, maître Bowser. — Voici Bagot, le misérable que vous cherchez. — J’ai entre mes mains tous les joyaux volés. — Gardes, ayez l’œil sur lui et tenez-le ferme.
— Le diable me devait une humiliation ; il vient de me l’infliger.
— Quoi ! voilà ce Bagot ! emmenez-le, mes braves. — Nous n’attendrons pas sa réplique. — Chargez-le de fers ; nous allons le faire juger — en Angleterre, où ses vilenies sont connues.
— Que le malheur et la confusion tombent sur vous tous ! — Oh ! me pendre ! me noyer ! me tuer moi-même ! — laissez-moi les bras libres ! que je coure vite en enfer !
— Allons, emmenez-le ! bâillonnez-le, ce gueux !
— Tes œuvres sont infinies, Dieu grand qui es au ciel !
— On m’a dit que ce Bagot était un riche gaillard.
— Oui, vraiment. Quand ses biens ont été saisis, — on a trouvé chez lui, en joyaux, en espèces, en argenterie, — une valeur de cinq mille livres. — Son mobilier, valant largement la moitié de cette somme, — avait été confisqué au profit du roi. — Mais le roi en a libéralement fait don aux marchands d’Anvers, — et les marchands, dans une généreuse pensée, — ont cédé les biens de ce Bagot à un membre de leur compagnie, — un homme ruiné par les hasards des mers, — dont ce présent va relever la fortune. — Son nom est Banister.
— Maître Bowser, par cette heureuse nouvelle, vous avez ramené deux personnes des portes de la mort. — Voici ce Banister, et voici sa femme.
— Monsieur, je suis content de cette bonne fortune, — qui me permet d’être près de vous un messager de consolation.
— Vous avez rendu la vie à un homme regardé comme mort. — Cette nouvelle m’a ressuscité !
— Merci d’abord à mon Dieu, et puis à mon roi souverain, — et enfin à vous qui m’apportez la bonne nouvelle.
— Les cent livres qui me sont dues — pour avoir trouvé Bagot, je vous les abandonne absolument.
— Maître Banister, si cela vous plaît, — je vous accompagnerai pour repasser les mers.
— Comme il vous plaira, monsieur ; si ma compagnie, tout humble qu’elle est, — vous est agréable, je ferai route avec vous.
— Je suis heureux que tout s’arrange si bien. — Maintenant, maître Bowser, allons dîner, — et vous, ma brave mistress Banister, soyez gaie. — Allons, après la douleur, que la joie revienne ! — Les coquins ont ce qui leur est dû, et vous n’avez, vous, que ce que vous méritez.
C’est ce que vous appelez faire des études de mœurs ! Que ne suis-je resté à Putney ! Ah ! maître Thomas, nous sommes volés, nous sommes perdus.
Calme-toi, mon brave ! Ce n’est qu’un accident.
Un accident ! peste soit de cet accident qui fait de moi un va-un-pieds ! Ces gueux-là ne m’ont pas laissé un soulier ; mon haut-de-chausses, ils l’ont dédaigneusement mis sous leurs talons ; mais pour avoir mon pourpoint et mon chapeau, seigneur du ciel ! ils m’ont embrassé, délacé, détroussé et dégradé comme vous voyez.
Eh bien, Hodge, quel remède ? à quel expédient allons nous recourir maintenant ?
Vraiment, je ne sais pas ; pour mendier, je ne vaux rien ; pour voler, moins encore. Ma foi, il ne me reste plus qu’à retourner à mon vieux métier, au marteau et aux fers à cheval. Mais le malheur, c’est que je ne connais pas l’humeur des chevaux dans ce pays-ci : j’ignore s’ils ne sont pas trop vifs et trop prompts à la ruade. Car, quand je tiens une jambe dans ma main, si par hasard la bête regimbe et me met l’autre dans la mâchoire, adieu la compagnie ! Me voilà par terre. Ci-gît Hodge.
Je crois, Hodge, que tu dois travailler pour nous deux.
Oh ! maître Thomas, ne vous l’ai-je pas dit ? Que de fois je vous ai dit : Tom, ou maître Thomas, apprenez à ferrer un cheval, ça vous sera nécessaire un jour ! Mais vous ne m’écoutiez pas. Ah çà, comment appelez-vous les drôles qui nous ont dépouillés ?
Les bandetti.
Bandetti, dites-vous ? Je ne sais pas comment on les appelle ici, mais je suis sûr qu’en Angleterre nous les appelons de francs voleurs. Ah ! Tom, que ne sommes-nous à Putney, à boire l’ale de là-bas ?
— Du calme, l’homme ! place ici ces deux affiches, — et mettons-nous en faction sur ce pont. — L’usage, en ce pays, veut — que, si un étranger souffre du besoin, — il expose la cause de sa misère ; — et ceux qui sont disposés à le secourir — s’empressent de le faire. Eh bien, as-tu mis les affiches ?
— Oui. Les voilà. Que Dieu envoie quelqu’un — pour les lire, et non-seulement pour les lire, mais pour nous apercevoir, — et non-seulement pour nous apercevoir, — mais pour nous venir en aide. Oh ! quel froid ! quel froid ! quel froid !
— Que vois-je ? Deux Anglais dévalisés par les bandits !
— L’un d’eux à l’air d’être un gentleman. — C’est dommage que la fortune lui ait été dure — au point de le faire tomber entre les mains désespérées des voleurs. — Je vais l’interroger sur sa condition. — Dieu vous garde, monsieur ! Vous êtes Anglais ?
Oui, monsieur, un Anglais en détresse.
Et vous, qui êtes-vous, mon ami ?
Qui ? moi, monsieur ? Ma foi, je ne sais pas trop moi-même ce que je suis pour le moment ; mais, monsieur, j’étais forgeron, monsieur, un pauvre maréchal de Putney. Voilà mon maître, monsieur, là-bas. J’ai été volé pour l’amour de lui, monsieur.
— Je vois que vous avez été rencontrés par les bandits, — et alors je n’ai pas besoin de vous demander pourquoi vous êtes dans cet état… — Mais, Friskibal, pourquoi questionnes-tu ces gens-là — sur leur situation, et ne soulages-tu pas tout de suite leur misère ?… — Monsieur, la monnaie que j’ai sur moi est peu de chose. — Voici seize ducats pour vous habiller ; — en voici seize autres pour vous acheter des aliments, — et en voilà seize pour vous louer des chevaux. — C’est tout ce que j’ai dans ma bourse, comme vous voyez. — Mais si vous voulez me demander dans la ville, — vous aurez de moi tous les secours que je puis donner. — Je m’appelle Friskibal, marchand de Florence, — un homme qui a toujours aimé votre nation.
— Cette faveur inattendue que je reçois de vous, — Dieu sait si je pourrai jamais la reconnaître. — La nécessité me réduit à accepter vos bontés — et, en échange de votre or, à ne vous donner que des remerciements. — Votre charité m’a sauvé du désespoir, — et votre nom sera toujours dans ma cordiale prière.
— Cela ne vaut pas tant de reconnaissance. Venez chez moi, — j’y pourrai plus largement pourvoir à vos besoins.
— De grâce, excusez-moi. Ceci suffira bien — pour payer mes dépenses jusqu’à Bologne. — Là se trouve dans une situation critique — un grand seigneur anglais, Russell, comte de Bedford, — dont la tête est mise à prix par le roi de France. — Il peut arriver que je lui sois utile ; — pour lui sauver la vie, je hasarderai le sang de mon cœur. — Ainsi, mon cher monsieur, merci de votre généreuse offrande. — Il faut que j’aille à son secours, et sans hésiter.
— Je ne serai pas un obstacle à une si noble action ; — Que le ciel vous fasse réussir dans ce que vous entreprenez ! — Si la fortune vous ramène ici, — venez me voir. Je prends donc congé de vous, — et je vous lègue par mes vœux — tout le bonheur qu’on peut souhaiter.
— Que tout le bonheur que Dieu peut envoyer pleuve sur votre tête !… — Il n’y a pas d’hommes pareils dans nos climats. — Eh bien, qu’en penses-tu, Hodge ? N’est-ce pas là une bonne fortune ?
— Ce que j’en pense, pardieu ! maître Thomas, je vais vous le dire. — Si tous les hommes ici sont de l’humeur de ce gentleman, — nous n’avons qu’à nous tenir en faction sur ce pont, — et nous gagnerons plus ici, en mendiant pendant un seul jour, — que je ne gagnerais à ferrer les chevaux dans toute une année.
— Non, Hodge, il faut partir pour Bologne, — afin de secourir le noble comte de Bedford. — Si je n’échoue pas dans mon stratagème, — je déjouerai la ruse des traîtres.
— Allons, je vous suivrai. Mais que la bénédiction de Dieu nous préserve à l’avenir de ces bandetti !
— Me voilà donc trahi ! Bedford était-il né pour mourir, — en pareil lieu, de la main de pareils mécréants ? — Ai-je échappé tant de fois en France, — ai-je survécu à tant de batailles, — ai-je fait fuir les Français rien qu’au bruit de mon nom, — pour être la victime d’un pareil guet-apens ? — Il y en a, du moins, qui me le paieront au prix de leur sang.
— Ils demandent, milord, à vous parler.
— Les traîtres demandent à avoir mon sang. — Mais, par ma naissance, par mon honneur et par mon nom, — par toutes mes espérances, ma vie leur coûtera cher. — Ouvrez la porte ; je vais fondre sur eux tête baissée, — et, si je dois mourir, ce sera du moins avec gloire.
— Hélas ! milord, c’est là un acte de désespoir : — vous êtes cerné ; ils entourent la maison. — Ils ne veulent que vous faire prisonnier — et vous envoyer personnellement en France.
— L’océan sera sec comme une plage — avant qu’ils m’envoient vivant en France. — Mon corps sera percé comme un crible, — et je mourrai, comme Hector, en lutte avec les Mirmidons, — avant que la France se vante d’avoir Bedford pour prisonnier. — France perfide, qui, contrairement aux lois de la guerre, — frappes ainsi ton ennemi par trahison, — sois sûre que ma mort sera vengée — sur tes vies les meilleures. — France ! recule ; sinon, tu cours à ta ruine.
— Pardon, milord ; je viens pour dire à votre seigneurie — qu’ils ont soudoyé un Napolitain — qui leur a promis, par sa faconde — et sans verser une goutte de sang, — de vous livrer à eux sain et sauf. — Comme condition, cet homme demande à entrer seul — avec un pauvre paysan qui l’accompagne.
— Un Napolitain ! Faites-le entrer.
— Fût-il d’une éloquence aussi persuasive que Cicero, le fameux Romain, — ses paroles seraient comme un brin de paille contre le vent. — La suave langue d’Ulysse, qui rendit fou Ajax, — fût-elle dans la tête de ce parleur, — il ne m’aura pas vivant. Donc, pas de conquête.
— Monsieur, êtes-vous le maître de ce logis ?
Oui, monsieur.
— Selon l’engagement pris, il faut que vous quittiez ce lieu, — et que vous nous laissiez seuls, le comte et moi, — avec cet homme, un paysan à moi, qui doit nous assister.
— De tout mon cœur ! Dieu veuille que vous réussissiez !
— Maintenant, monsieur, que voulez-vous de moi ?
— Votre seigneurie est-elle résolue à ne pas se rendre ?
— Non, bonhomme oison, non, tant que cette épée durera. — Est-ce là cette éloquence qui doit me décider ?
— Milord, mon éloquence ne tend qu’à vous sauver. — Je ne suis pas un Napolitain, comme vous pensez, — mais un Anglais, Cromwell, votre serviteur.
— Comment ? Cromwell, le fils de mon maréchal !
— Lui-même, seigneur, venu pour vous porter secours !
— Oui, vraiment, seigneur ; et moi, je suis Hodge, votre pauvre garçon de forge. — Allez ! j’ai bien des fois ferré votre chargeur gris.
Et à quoi peux-tu m’être utile ici ?
— Très-utile, si vous me laissez faire, milord. — Vous savez que les Mantouans — sont ennemis mortels de ces Bolonais. — Ils vous aiment et vous honorent, milord. — Et, si vous pouviez seulement gagner la route de Mantoue, — vous seriez sauvé en dépit de toutes les forces de Bologne.
— Bah ! mon brave, tu parles de choses impossibles ; — ne vois-tu pas que nous sommes traqués de tous côtés ? — Comment donc pourrions-nous nous échapper ?
— Par la force, non ! par la ruse, oui ! — Mettez sur vous les vêtements de Hodge, — et donnez-lui les vôtres. Les magistrats ne vous reconnaîtront pas, — car ils n’ont jamais vu votre visage, je crois. — Ensuite, je n’aurai plus qu’à les faire entrer au signal convenu — et à leur demander pour nous un sauf-conduit — jusqu’à Mantoue où je leur dirai que j’ai affaire. — Que pense votre seigneurie de cette idée ?
— Oh ! merveilleuse ! mais veux-tu en courir le risque, Hodge ?
— Si je le veux ! mon noble lord, je consens à tout ce que je puis faire, — et j’accepte tout, pour vous délivrer ; fasse la fortune ce qu’elle voudra !
— Eh bien donc, changeons sur-le-champ de vêtements.
— Va, Hodge, fais vite, de peur qu’on ne vienne.
— Je vous garantis que je vais l’habiller à la mode.
— Fasse le ciel que ce stratagème réussisse, — et que le comte puisse s’échapper sain et sauf ! — Pourtant je suis inquiet pour ce pauvre diable ; — j’ai peur qu’ils ne lui fassent violence. — Mais de deux maux, il faut éviter le plus grand. — Que Hodge vive en captivité, — cela vaut mieux que de voir succomber ce vaillant comte. — Et puis, il est possible que leur acharnement s’apaise — après le départ de celui auquel ils ont voué leur haine. — Avez-vous fini, milord ?
— Comment nous trouves-tu, Cromwell ? Est-ce bien ?
— Oh ! parfait, mon bon seigneur ! Hodge, comment te sens-tu ?
— Comment je me sens ? ma foi, comme se sentirait un noble ! — Oh ! je sens la seigneurie me gagner. — Ma noblesse est une prodigieuse mélancolie : — n’est-il pas de bon ton d’être mélancolique ?
— Oui, Hodge. Maintenant, va t’asseoir dans ton laboratoire, — et affecte l’autorité.
Oh ! soyez tranquille. Je me charge à moi seul d’affecter toutes les autorités. Mais, écoutez, milord, ne sentez-vous sur vous rien qui vous morde ?
Non, ma foi, Hodge.
Oh ! elles savent qu’elles n’ont plus leur vieille pâture. Étrange chose que cette vermine qui n’ose pas s’en prendre à la noblesse !
Va prendre ta place, Hodge. Je vais les introduire.
C’est fini. Entrez, s’il vous plaît.
— Eh bien, avez-vous eu raison de lui ? veut-il se rendre ?
— J’ai réussi au gré de vos désirs, et le comte se rend — sans résistance à votre discrétion.
— Qu’on donne à cet homme la récompense promise, — et qu’on le laisse aller où il lui plaira.
— Mes affaires, seigneur, m’appellent à Mantoue. — Vous plairait-il de me donner un sauf-conduit pour aller jusque-là ?
— Allez, menez-le à la porte de Mantoue, — et veillez à ce qu’il soit sur-le-champ élargi sain et sauf.
— Maintenant, tirez les rideaux, que nous voyions le comte ! — Oh ! il écrit… Tenons-nous à l’écart à un instant.
« Mon bon William, je ne suis plus ce que j’ai été. Je vous ai quitté forgeron, je vous écris seigneur. Au moment où je vous mande ceci, je suis au milieu des magistrats polonais. Je recommande ma seigneurie à Ralph et à Roger, à Brigitte et à Dorothée, et aussi à toute la jeunesse de Putney… »
— Ce sont sans doute les noms de grands seigneurs anglais, — de ses amis intimes, auxquels il écrit. — Mais attendons, il se dispose à chanter.
— Milord, je suis heureux de vous voir si folâtre et si joyeux. — Mais, croyez-moi, noble lord, si vous saviez tout, — votre bonne humeur se changerait en une soudaine tristesse.
— Moi, changer ma bonne humeur ? Non, Bolonais, non. — Je suis lord ; ainsi, laissez-moi tranquille. — Je vous brave, toi et tes acolytes. — Arrière, vous autres ! n’approchez pas de mon excellence.
— Milord, cette plaisanterie ne vous avance à rien.
— Crois-tu donc, toi, noire bête bolonaise, — que je me moque, que je raille, que je plaisante ? — Non, non, cuistre, sache que moi, — noble comte, vrai seigneur par Dieu !…
Que signifie cette fanfare ?
— Un envoyé des États de Mantoue.
— Que nous veux-tu ? parle, homme de Mantoue.
— Hommes de Bologne, mon message est — afin de vous faire savoir que le noble comte de Bedford — est en sûreté dans la ville de Mantoue, — et exige que vous renvoyiez le paysan qui a trompé votre vigilance. — Sinon, les États de Mantoue ont juré — qu’ils rompraient la trêve faite avec vous, — et que pas un homme sorti de votre ville — n’y reviendrait, à moins que vous ne rendiez le prisonnier.
— Ah ! cette déconvenue me met la rage dans l’âme. — Le Napolitain nous a joués tous. — Au diable cet imbécile ! Que ferions-nous de lui, — puisque le comte est échappé ? Peste soit de l’aventure !
Non, je vous jure, je ne suis pas comte, je suis forgeron, monsieur ! Maître Hodge, forgeron à Putney, monsieur ! Quelqu’un qui vous a berné, qui vous a mis dedans, monsieur !
Allons, emmenez-le d’ici, cet imbécile que vous êtes venu chercher.
Je pars, monsieur, et je laisse avec vous le plus grand imbécile.
Adieu, Bolonais ! allons, ami, viens avec moi.
Passe devant, mon cher. Ma seigneurie te suit.
Ah ! Mantoue, tu nous as fait perdre le comte. — J’espère que, dans peu de jours, je te verrai châtiée.
Jusqu’ici vous voyez quelle a été la fortune de Cromwell.
Le comte de Bedford, une fois sauf dans Mentoue,
Demande à Cromwell de l’accompagner en France
Pour le récompenser de ses services.
Mais Cromwell se refuse à la requête du comte,
Et lui dit qu’il n’a pas encore mis le pied
Dans les contrées qu’il veut visiter.
Aussi part-il directement pour l’Espagne,
Et le comte pour la France : les voilà tous deux séparés.
Maintenant, que votre pensée, rapide comme le vent,
Franchisse les quelques années que Cromwell a passées en voyage,
Et figurez-vous en ce moment qu’il est en Angleterre,
Au service du Maître des Rôles,
Où bien vite il se fait distinguer.
Une heure vous montrera ce que plusieurs années ont couvé.
La musique joue. On apporte des tables servies pour un banquet.]
— Allons, messieurs, veillez à la réputation de votre maître. — S’il est vrai que notre magnificence est au-dessus de tous les calculs — d’une hospitalité vulgaire, ayez — dans le coup d’œil toute la libéralité de notre âme, — et donnez une mine engageante aux tables recherchées — qui vont recevoir les courtisans du cardinal — et la suite du grand lord chancelier. — Mais toute ma sollicitude, Cromwell, repose sur toi. — Tu n’es pas un homme d’une étoffe vulgaire. — La supériorité que le talent te donne sur ces gens-là — est d’autant plus grande, que tu t’es éclairé par les voyages ; — et ton expérience fait valoir son mérite — par un esprit savant, mais sans prétention. — Mon bon Cromwell, promène un lumineux regard — dans toute ma maison ; et toutes les bévues — que l’ignorance ou l’ivresse aura fait faire à ces masses de chair, — répare-les avec courtoisie. Quand la grâce fait défaut, — les coupes pleines et les plus somptueux repas semblent insuffisants.
— Seigneur, en ce qui dépend de moi, — soyez sûr que je mettrai tout le zèle possible.
À la besogne, donc ! Les lords vont être ici tout à l’heure. — Ô Cromwell, tes talents conviendraient mieux au service de l’État qu’à celui de ma maison. — La sympathie avec laquelle je te considère — doit grandir un jour ta destinée.
Seigneur, les lords arrivent.
— Ils sont les bienvenus. Dites à Cromwell de nous rejoindre à l’instant ; — et vous, veillez à ce que tout soit parfaitement prêt.
— Ah ! sir Christophe, vous êtes trop galant : comment, un banquet !
Milords, si, en vous accueillant, je devais exprimer par des paroles tout ce que mon cœur ressent pour vous, je courrais risque de devenir bavard. Mais je dois agir avec vos seigneuries en hôte politique et remettre mon compliment à la fin du banquet pour pallier les défauts du menu. Donc soyez les bienvenus, vous et tous ceux qui vous accompagnent.
— Merci à l’aimable Maître des Rôles. — Allons, asseyons-nous ! Asseyez-vous, sir Thomas Morus. — C’est étrange à quel point les Espagnols et nous, nous différons. — Leur dîner ferait à peine notre goûter, — et ce sont des gens d’un tempérament actif ; — d’où j’en conclus que la sobriété rend leur corps plus propre à la guerre : — car, si par hasard la famine vient à leur pincer l’estomac, — l’habitude du jeûne leur allège la peine.
— Du vin ! je vais répondre au cardinal Wolsey. — Milord, nous autres Anglais, nous avons l’âme plus généreuse — que les Espagnols, ces meurt-de-faim de mauvaise mine. — En Espagne, ceux qui sont riches se serrent le ventre — pour se couvrir le dos du capuchon italien — et des soieries de Séville ; et le plus pauvre diable, — qui là se nourrit de limon et de sardine et ne s’est jamais réchauffé le palais — avec de la viande fraîche, portera une enveloppe — plus grasse et plus gaillarde que sa face famélique. — La vanité, l’inquisition et le jeûne, — voilà, selon moi, le démon à trois têtes de l’Espagne.
— Voilà bien le triple fléau de cette nation, — qui se traîne à la suite des autres dans une aveugle imitation.
— Milords, en guise de bienvenue, je porte un toast solennel à la santé de vos seigneuries.
— J’aime fort la santé, mais quand les santés — donnent le mal de tête et l’indigestion, alors j’arrête les santés.
— Non, ne verse pas, ami ! Car, toutes petites que sont ces gouttes, — elles sont de force à cogner un homme contre un mur.
— Sir Christophe, cet homme est-il à vous ?
— Oui, et n’en déplaise à votre grâce, c’est un savant, un linguiste, — un garçon qui a vu une grande partie de la chrétienté, milord.
— Approchez, l’ami ! vous avez donc voyagé ?
— Milord, j’ai ajouté à ma connaissance les Pays-Bas, — la France, l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie ; — et, si j’ai fait peu de bénéfice dans ces voyages, — ils ont du moins charmé mon regard et satisfait mon esprit.
— Que pensez-vous des divers États — et des cours princières que vous avez visités ?
— Milord, aucune cour n’est comparable à celle d’Angleterre, — ni comme puissance, ni comme gouvernement civil. — La débauche domine en France, en Italie, en Espagne, — depuis le plus pauvre paysan jusqu’au cortége des princes. — En Allemagne et en Hollande, l’orgie règne, — et celui qui boit le plus a le plus de mérite. — Je ne vante pas l’Angleterre parce que j’y suis né ; — mais, franchement, elle peut rire dédaigneusement des autres peuples.
— Milords, il y a dans cet esprit plus — que ne peut discerner le regard extérieur. — Sir Christophe, voulez-vous vous séparer de ce serviteur ?
— Je songeais à l’offrir à votre seigneurie, — mais je vois maintenant qu’il s’est offert lui-même.
— Quel est ton nom ?
Cromwell, milord.
— Eh bien, Cromwell, nous te faisons ici avocat de nos causes, — le plus proche emploi auprès de notre personne. — Gardiner, donnez à cet homme l’accolade de bienvenue.
— Milord, vous êtes un conquérant royal : — vous avez pris un homme, outre ce bon dîner.
— Ah ! chevalier, ne nous prie plus de venir : — si nous venions souvent, tu pourrais mettre la clef sous la porte.
— Sir Christophe, quand tu m’aurais donné — la moitié de tes terres, tu ne m’aurais pas fait — plus de plaisir qu’en me cédant cet homme. — Ma pensée, enfant, épèle ceci dans l’avenir, — que sa fortune va bien vite s’élever encore. — Le vrai talent est le foyer des honneurs. — Sur ce, mon cher Maître des Rôles, adieu !
Adieu, Cromwell.
— Cromwell prend congé de vous, — de vous qu’il ne cessera jamais d’aimer ni d’honorer.
Maintenant commence la plus haute fortune de Cromwell.
Wolsey, qui l’aimait comme il aimait la vie,
Lui a confié tous ses trésors.
Wolsey meurt, et Gardiner, son secrétaire,
Est créé évêque de Winchester.
Pardonnez-nous de passer sous silence la vie de Wolsey,
Car le sujet de notre pièce est la mort de Cromwell.
Asseyez-vous maintenant pour voir la suprême grandeur de Cromwell,
Et, après son élévation, sa chute soudaine.
Pardonnez-nous les imperfections passées
Et espérez que le meilleur viendra en dernier.
Ma confiance repose sur votre patience ;
Attendez-vous à être satisfaits avant la fin.
— Maître Cromwell, depuis la mort du cardinal Wolsey, — Sa Majesté a reçu avis — que vous aviez dans les mains des papiers et des écrits — qui intéressent grandement l’État. — N’est-il pas vrai, milord de Winchester ?
— Milord de Norfolk, maître Cromwell et moi qui sommes d’anciens camarades, — nous étions liés par notre dévouement à notre maître — tant qu’il a été dévoué au roi. — Mais maintenant il ne servirait à rien d’opposer ici une dénégation — qui peut être funeste à l’État ; — et, bien que dans sa toute-puissance Wolsey ait élevé ma fortune — plus haut que je ne l’espérais ou ne le méritais, — je veux perdre la vie le jour où je cesserais d’être fidèle à mon souverain.
— Que dites-vous, maître Cromwell ? avez-vous ces papiers, oui ou non ?
— Les voici. C’est à genoux que je les livre — aux dignes ducs de Suffolk et de Norfolk. Le cardinal était mon maître ; — toutes les nobles qualités — qui respiraient en lui, je les vénère de tout mon cœur. — Mais ce que sa tête a comploté contre l’État, — l’amour de mon pays me commande de l’exécrer. — Je vois avec douleur sa mort soudaine, mais non sa chute ; — car il a tenté d’asservir ma patrie.
— Cromwell, le roi connaîtra ton dévouement, — et je suis sûr qu’il te récompensera dignement. — Milord, allons trouver Sa Majesté, — et portons-lui ces papiers qu’il lui tarde de voir.
— Eh bien, que vois-je ici ? Cromwell ! — Sur mon âme, tu es le bien venu en Angleterre. — Tu m’as un jour sauvé la vie, n’est-ce pas, Cromwell ?
— Si je l’ai fait, il y a plus de gloire pour moi — à vous entendre le rappeler — qu’à m’en vanter moi-même.
— Bien, Cromwell. Mon tour est venu maintenant. — Je te recommanderai au roi. — Redresse-toi, car je vais grandir ta destinée. — Jamais dans un Russell on n’a trouvé un ingrat.
— Oh ! combien la roue de l’État est versatile ! — Qui naguère était plus grand que ce cardinal — si aimé et si redouté, et qui maintenant est plus déchu ? — Les honneurs éclatante ne sont que les flatteries de la fortune. — Celui qu’enflent aujourd’hui la vanité et le succès — est accablé demain par l’envie et par l’ambition.
— Qui voit la mouche s’empêtrer dans la toile d’araignée — peut hardiment prédire la mort de la pauvre bête.
— Je voyais bien que sa puissance et son altière ambition — étaient trop violentes pour durer longtemps.
— Celui qui vole trop près du soleil avec des ailes d’or — les fait fondre et précipite sa fortune dans l’abîme.
— À genoux, Cromwell ! Au nom du roi Henry, — relève-toi sir Thomas Cromwell. Ainsi commence ta renommée.
— Cromwell, Sa Majesté d’Angleterre, dans la haute estime qu’elle a conçue de toi, — te fait gardien de ses joyaux — et son premier secrétaire, — et, de plus, membre du conseil privé.
— Où est sir Thomas Cromwell ? L’a-t-on armé chevalier ?
Oui, milord.
— Maintenant, pour ajouter plus d’éclat à son nom, — le roi le crée lord-gardien du sceau privé — et Maître des Rôles, — la charge dont vous jouissez maintenant, sir Christophe. — Le roi vous destine des fonctions plus hautes.
— Milords, ces honneurs sont trop élevés pour mon mérite.
— Oh ! résigne-toi, ami. Et qui n’accepterait à ta place ? — Pourtant tu te montres sage en faisant mine de refuser.
— Voici les insignes, les titres et les brevets.
— J’ai bien peur que cette escalade n’aboutisse à une chute soudaine.
— Allons, milords, conduisons tous ensemble — le nouveau conseiller auprès du roi d’Angleterre.
— Gardiner entend-il que sa gloire soit éclipsée ? — Cromwell vivra-t-il plus grand que moi ? — Ses succès ont engendré mon envie. — J’espère bien rapetisser cet homme de la tête.
— Ô Friskibal ! que vas-tu devenir ? — Où aller ? de quel côté te tourner ? — La fortune inconstante a, en un tour de roue, — jeté dans la mer ton aisance et tes richesses. — Tous les pays que j’ai traversés — se sont lassés de moi et m’ont refusé du secours. — Ceux même qui devraient me venir en aide, mes débiteurs, — me refusent mon argent et jurent qu’ils ne me doivent rien. — Ils savent que je suis trop pauvre pour faire valoir mon droit. — Et c’est ici, dans ce Londres où je suis venu si souvent, — où j’ai fait du bien à tant de misérables, — qu’aujourd’hui, plus misérable moi-même, je me vois ainsi repoussé ! — En vain je mettrais leurs cœurs à une nouvelle épreuve. — Résignons-nous donc, couchons-nous là et mourons.
Allons, Jeanne, allons, voyons ce qu’il fera pour nous à présent. Je sais ce que nous avons fait pour lui, nous, quand bien des fois et bien souvent il aurait pu aller se coucher à jeun.
Hélas ! mon homme, le voilà lord maintenant ; jamais il ne voudra nous regarder. Il justifiera le vieux proverbe : Mettez un mendiant à cheval, et il partira au galop. Ah ! ma pauvre vache ! s’il ne nous avait pas mis en arrière comme ça, jamais nous n’aurions été obligés d’engager notre vache pour payer notre rente.
C’est vrai, Jeanne. Il va passer par ici ; et, de par tous les diables, je vais lui parler vertement. Quand il serait dix lords, il saura que je ne donne pas pour rien mon fromage et mon lard.
Te souviens-tu, mari, comme il mordait à mes gâteaux à la crème ? Il a oublié ça à présent, mais nous le lui rappellerons.
Oui, nous aurons pour notre peine trois coups de houssine. N’importe ! je bredouillerai un tantinet, mais je lui dirai son fait. Arrête… Qui vient là-bas ? Oh ! debout, le voici, debout !
précédé de la masse, les ducs de Suffolk et de Norfolk, et leur
suite.— Allons ! hors d’ici tous ces mendiants ! — Lève-toi, drôle !
Éloignez-vous, bonnes gens ; détalez. Holà !
Oui, on nous chasse du pied maintenant que nous venons demander notre dû. Il fut un temps où il nous aurait regardes plus amicalement… Et quant à vous, Hodge, nous vous reconnaissons parfaitement quoique vous soyez si beau.
— Ici, maraud ! un mot : quels sont ces gens-là ? — Mon brave aubergiste de Honslowe et sa femme !
— Je te dois de l’argent, père, n’est-ce pas ?
Oui, morguienne ! si tu veux me payer, c’est quatre livres en bon argent. J’ai le compte à la maison.
— Je sais que tu dis vrai.
Drôle, donne-lui dix angelots.
— Ah ! écoute ! venez dîner chez moi, toi et ta femme. — Je vous accorde en outre, votre vie durant, — quatre livres par an pour les quatre que je vous dois.
— Tu n’es donc pas changé ! tu es toujours le bon Tom d’autrefois ! — À présent, que Dieu te bénisse, bon lord Tom ! — Rentrons, Jeanne, rentrons. Nous dînons avec milord Tom aujourd’hui. — La semaine prochaine, tu iras — chercher notre vache. Au logis, Jeanne, au logis ! —
— Dieu te bénisse, mon bon lord Tom. — Je puis aller chercher ma vache, à présent.
Maraud, va trouver là-bas cet étranger, et dis-lui que je désire le garder à dîner : j’ai à lui parler.
Milord de Norfolk, voyez-vous l’embarras qu’il fait ? Quelle ostentation ! mais gare la fin, milord, gare la fin !
— Il a fait quelque chose qui me déplaît fort, je vous jure. — Mais, patience ! le roi l’aime trop encore.
— Bonjour à milord de Winchester ! — Vous m’en voulez, je le sais, pour les terres des abbayes.
— N’ai-je pas raison, quand la religion est outragée ? — Vous n’aviez pas d’excuse d’agir ainsi.
— Si fait ! mon but, c’est la destruction de l’antéchrist — et de son ordre papiste dans notre royaume. — Je ne suis pas ennemi de la religion, — mais ce que j’ai fait est pour le bien de l’Angleterre. — À quoi ces terres servaient-elles, sinon à nourrir — un tas d’abbés fainéants et de moines repus ? — Jamais ils ne labouraient ni ne semaient, et pourtant ils récoltaient — la substance de tout le pays, et ils suçaient le pauvre. — Voyez, ce qu’ils possédaient est désormais entre les mains du roi Henry ; — toutes les richesses qu’il en tire étaient naguère enfouies dans les terres des abbayes.
— Ce sont là, en effet, les raisons alléguées par vous, milord. — Mais Dieu sait que les enfants encore à naître — maudiront l’époque où les abbayes ont été abattues. — Je vous le demande, qu’est devenue l’hospitalité ? — Où désormais les pauvres en détresse pourront-ils aller — réclamer du secours ou reposer leurs os, — quand la fatigue du voyage les accablera ? — Au lieu des hommes religieux qui les eussent recueillis, — ils trouveront un dogue qui les tiendra à distance. — Et mille, mille maux encore…
— Ô milord, assez ! À quoi bon se plaindre — de l’irréparable ?
— Eh bien, nous rendons-nous au conseil ?
— Nous vous suivons, milord. Passez devant, de grâce.
Comment ! un Cromwell — fait lord gardien du sceau privé, depuis que j’ai quitté Putney, — et me suis établi dans l’Yorkshire ? Je n’ai jamais appris meilleure nouvelle. — Il faut que je voie ce Cromwell, coûte que coûte.
— Mon vénérable père ! Cérémonie, arrière ! — C’est à genoux, père, que j’implore votre bénédiction.
— Qu’un de mes serviteurs le conduise chez moi. — Là, nous causerons plus à notre aise.
— Qu’il serait doux de mourir en ce moment, — où l’allégresse fait ruisseler une telle averse de joie !
— Cette piété filiale lui prête je ne sais quelle grâce.
— Allons ! en avant, car le temps marche à grands pas !
— Je me demande ce que ce seigneur peut me vouloir ; — pourquoi son valet m’a-t-il si strictement enjoint de rester ici ? — Je ne l’ai jamais offensé, que je sache. — N’importe, bonne ou mauvaise, je risque l’aventure. — Il ne pourra jamais m’arriver rien de pire que ma situation.
— Allons, il me semble qu’il est déjà l’heure. — Maître Newton et maître Crosby m’ont fait savoir — hier soir qu’ils viendraient dîner chez moi — en apportant leur billet. Cours vite à la maison, je t’en prie, — et veille à ce que tout soit prêt.
— Ils seront les bienvenus, mari. Je vais en avant.
— Mais quel est cet homme ? maître Friskibal !
— Dieu du ciel ! c’est ce cher monsieur Friskibal ! — Quel accident, monsieur, vous a réduit à cette extrémité ?
— Le même qui vous avait réduit à la misère.
— Eh quoi ! refuseriez-vous de m’expliquer votre situation ? — Avez-vous oublié votre pauvre ami Banister, — celui dont la fortune, le dévouement, la vie sont tout à vous.
— Je croyais que vous m’auriez traité comme les autres — qui avaient reçu de mes mains plus de bienfaits que vous, — et qui pourtant ont détourné les yeux quand ils m’ont vu pauvre.
— Si mon mari portait un cœur aussi vil, — je ne voudrais pas le regarder en face ; — et j’en aurais horreur, comme d’un basilic.
— Et tu ferais bien si Banister se conduisait de la sorte. — Depuis que je ne vous ai vu, monsieur, ma situation s’est améliorée ; — et je tiens prêtes pour vous chez moi — les mille livres que je vous dois. — Tout affligé que je suis de votre infortune, — je suis heureux de pouvoir vous venir en aide. — Maintenant, monsieur, voulez-vous venir avec moi ?
— Je ne puis en ce moment. Car le lord chancelier — m’a donné l’ordre de l’attendre ici. Pourquoi ? je n’en sais rien. Je prie Dieu que ce soit pour mon bien.
— N’en doutez pas, je vous le garantis. — C’est un noble gentilhomme, — le meilleur qui ait rempli cette charge.
— Mon frère est son intendant, monsieur. — S’il vous plaît, — nous irons avec vous et vous ferons compagnie. — Je sais qu’on ne nous refusera pas la bienvenue là.
— De tout mon cœur ; et qu’est devenu Bagot ?
— Il a été pendu pour avoir racheté les joyaux volés du roi.
— Juste récompense pour ce mécréant. — L’heure avance ; venez-vous, monsieur ?
Je vous suis, cher monsieur Friskibal.
— Je vois, maître Crosby, que vous avez souci — de tenir votre parole, par l’exactitude de vos paiements.
— Oui, vraiment. Mais j’ai moi-même une bonne créance. — Trois mille livres ! ce serait une perte considérable. — Mais je ne doute pas de maître Banister.
— En vérité, votre débours est plus fort que le mien ; — et pourtant la différence n’est pas grande, — si je calcule ce que j’ai payé aujourd’hui en cour.
— Ah ! à propos, j’ai une question à vous faire. — Pourquoi donc les gens de lord Cromwell — portent-ils à leurs habits ces longues basques — qui leur descendent jusqu’au mollet ?
— Je vais vous le dire, monsieur ; voici l’explication. — Vous savez que l’évêque de Winchester n’aime pas lord Cromwell. — On est jaloux des grands comme des petits. — Il y a quelque temps, après une altercation entre ces deux seigneurs, — l’évêque Gardiner — s’écria qu’il s’assoierait un jour sur le manteau de lord Cromwell. — Ce mot fut redit à milord qui immédiatement fit mettre à tous ses gens ces longs habits bleus, — et se présenta à la cour, en ayant un lui-même. — Ayant ainsi rencontré l’évêque : Milord, lui dit-il, ce vêtement-ci est assez long pour que vous vous asseyiez dessus. — Ce qui vexa l’évêque au fond du cœur. — Voilà pourquoi les gens de lord Cromwell ont des habits si longs.
J’ai toujours vu, tenez ceci pour règle, — qu’un grand porte toujours envie à un autre. — Mais c’est une chose qui ne me touche guère. — Eh bien, allons-nous chez Banister ?
— Oui, allons ! nous lui paierons royalement notre dîner.
Découvrez-vous, messieurs !
— Mes nobles lords Suffolk et Bedford, vos seigneuries sont les bienvenues au logis du pauvre Cromwell. — Où est mon père ? Comment ! père, couvrez-vous donc. — Quoi qu’exige le respect dû à ces nobles seigneurs, — je prends avec eux cette liberté. — Votre front porte le calendrier de l’expérience, — et Cromwell peut-il rester couvert quand son père est tête nue ? — Cela ne doit pas être.
Maintenant, monsieur, je suis à vous. — Ne vous appelez-vous pas Friskibal ? n’êtes-vous pas Florentin ?
— Mon nom était Friskibal, jusqu’au jour où la destinée cruelle — m’a volé mon nom et ma fortune.
— Quel hasard vous a amené aujourd’hui dans nos contrées ?
— Je ne pouvais trouver de secours ailleurs — que dans ce pays, où j’espérais être payé — par mes débiteurs et pourvoir ainsi à mes besoins.
— N’êtes-vous pas un jour, sur le pont de Florence, — venu en aide à un homme en détresse que les bandits avaient volé ? — Son nom était Cromwell.
Je n’ai jamais fait de ma cervelle — le registre du bien que j’ai pu faire. — J’ai toujours aimé votre nation de tout mon cœur.
— Je suis ce Cromwell que vous avez secouru. — Vous me donnâtes seize ducats pour me vêtir, — seize ducats pour payer mes frais de voyage — et seize autres pour la location de mon cheval. — Voici ces diverses sommes remboursées strictement. — Mais il y aurait injustice, après le service que vous m’avez rendu dans le besoin, — à vous les restituer sans intérêt. — Recevez donc de moi ces quatre bourses ; — dans chacune d’elles il y a quatre cents marcs. — En outre, apportez-moi les noms de tous vos débiteurs, — et, s’ils ne vous payent pas, je vous ferai payer. — Oh ! le ciel me préserve de laisser succomber un homme — qui m’a secouru à la dernière extrémité !
— Voici mon père, celui qui m’a donné la vie. — Mon Dieu ! pourrais-je avoir pour lui trop de respect ?
— Celui-ci m’a sauvé la vie quand j’étais dans la misère. — Donc je ne puis trop faire pour lui.
— Quant à ce vieillard, il m’a nourri maintes fois, — et sans lui je me serais bien souvent couché sans souper. — J’ai reçu de ces trois hommes de tels bienfaits — que lord Cromwell lui-même ne pourra jamais les leur rendre. — Maintenant, à table ! Nous tardons trop longtemps, — et rien n’est plus funeste aux bons appétits.
— Maraud, où sont les hommes que j’ai fait demander ?
— Ils attendent dans l’antichambre votre bon plaisir, seigneur.
— Fais-les entrer et tiens-toi dehors.
— Les hommes doivent traquer jusqu’à son dernier repaire — ce renard du pays — qui fait un oison de qui vaut mieux que lui ; — sinon, Gardiner aura échoué dans son projet. — Pour les ducs de Suffolk et de Norfolk — que j’ai fait prier de venir me parler, — quelle que soit leur dissimulation extérieure, — je sais qu’au fond du cœur ils ne l’aiment pas. — Quant au comte de Bedford, il est tout seul, — et il n’osera pas contredire ce que nous affirmerons.
— Maintenant, mes amis, vous savez que j’ai sauvé vos vies, — alors que de par la loi vous aviez mérité la mort, — et qu’en échange vous m’avez promis, sous la foi du serment, — de risquer tous deux vos jours pour me servir.
— Nous n’avons juré rien de plus que ce que nous exécuterons.
— Je prends acte de votre parole. Ce que vous avez à faire — est pour le service de votre Dieu et de votre roi. — Il s’agit d’extirper un rebelle de cette terre florissante, — un homme qui est l’ennemi de l’Église. — Dans ce but, il faut que vous juriez solennellement que vous avez entendu Cromwell, le lord chancelier, — souhaiter un coup de poignard au cœur du roi Henry. — Ne craignez pas de le jurer, car je le lui ai entendu dire. — Et puis, nous vous couvrirons du danger qui pourrait s’ensuivre.
— Si vous nous garantissez que c’est une bonne action, — nous nous en chargeons.
— À genoux donc, que je vous donne à tous deux l’absolution. — Je mets ce crucifix sur vos têtes, — et j’asperge vos fronts d’eau bénite. — L’action que vous faites est méritoire, — et par elle vous achèterez la grâce du ciel.
— Maintenant, seigneur, nous ferons la chose pour le salut de notre âme.
— D’ailleurs, ce Cromwell n’a jamais aimé les gens de notre sorte.
— Je sais que non. Mais, moi, je vous procurerai à tous deux — quelque emploi important. — Maintenant sortez jusqu’à ce que je vous rappelle. — Car les ducs vont être ici tout à l’heure.
— Tiens-toi ferme, Cromwell ! Ton règne ne durera pas longtemps. — Les abbayes, qui ont été abattues à ton instigation — vont me servir à t’abattre. — Ton orgueil va retomber sur ta propre tête, — car c’est toi qui as changé la religion. — Mais plus un mot ; voici les ducs.
— Bonsoir, milord évêque.
— Comment va milord ? Eh quoi ! vous êtes tout seul !
— Non, pas tout seul, milords. J’ai la tête troublée. — Vos seigneuries se demandent, je le vois, pourquoi je les ai mandées — ainsi en toute hâte. Venez-vous d’auprès du roi ?
— Oui. Nous l’avons laissé seul avec Cromwell.
— Ah ! dans quel temps périlleux nous vivons ! — D’abord Thomas Wolsey ! il a déjà disparu. — Puis Thomas Morus ! celui-là a suivi l’autre. — Maintenant reste un autre Thomas, — bien pire que les deux autres réunis, milords ! — Et si nous ne nous hâtons pas d’attaquer celui-ci, — je crains qu’il n’arrive malheur au roi et au pays tout entier.
— Un autre Thomas ! Dieu veuille que ce ne soit pas Cromwell !
— Milord de Bedford, il s’agit du traître Cromwell.
— Cromwell félon ! Mon cœur ne le croira jamais.
— Milord de Winchester, quelle présomption, — quelle preuve avez-vous de sa trahison ?
— Elle n’est que trop évidente.
Faites entrer les hommes.
— Ces hommes, milords, affirment sous serment — avoir entendu lord Cromwell dans son jardin — souhaiter qu’un poignard fût enfoncé dans le cœur — de notre roi Henry. Or, qu’est ceci, sinon un acte de trahison ?
— Si cela est, mon cœur saigne de douleur.
— Que dites-vous, mes amis ? Eh bien, avez-vous entendu ces paroles ?
— Oui, n’en déplaise à votre grâce.
— Où était lord Cromwell, quand il les a dites ?
— Dans son jardin, où nous attendions la réponse — à une supplique présentée par nous depuis plus de deux ans.
— Combien y a-t-il de temps que vous l’avez entendu parler ainsi ?
Il y a… quelque six mois.
— Comment se fait-il que vous ayez gardé le silence tout ce temps-là ?
— Sa grandeur nous intimidait : voilà la raison.
— Oui, oui, sa grandeur, voilà, en effet, la raison ; — et, ce qui rend sa trahison plus manifeste, — c’est qu’ayant fait venir ses serviteurs autour de lui, — il leur a parlé de la vie et de la chute de Wolsey ; — il leur a dit qu’il avait, lui, aussi, bien des ennemis, — et il a donné aux uns un parc ou un manoir, — aux autres une ferme, une terre à d’autres encore. — Or, quel besoin avait-il de faire cela dans la force de l’âge, — s’il ne redoutait pas une mort imminente ?
— Milord, voilà des présomptions bien grandes.
— Pardonnez-moi, seigneurs. Il faut que je sorte.
— Ces présomptions sont grandes, mais mon cœur est plus grand.
— Mes amis, réfléchissez bien à ce que vous avez dit ; — votre âme doit répondre de ce que rapporte votre bouche : — donc réfléchissez. Pesez bien vos paroles.
— Milords, nous n’avons dit que la vérité.
— Faites sortir ces témoins, milord de Winchester. — Qu’ils soient tenus sous bonne garde, jusqu’au jour du procès !
— Oui, milord… Holà ! emmenez ces deux hommes.
— Milords, si Cromwell est jugé publiquement, — tout ce que nous aurons fait sera annulé par sa dénégation ; — vous savez que le roi ne croira que lui.
— C’est vrai. Il gouverne le roi comme il lui plaît.
— Comment alors ferons-nous pour l’appréhender ?
Eh ! milords, — en vertu de l’acte qu’il a fait lui-même — dans l’intention de prendre au piége quelques-uns d’entre nous. — D’après cet acte, tout conseiller — convaincu de haute trahison — doit être exécuté sans jugement public. — C’est là, milords, ce qu’il a fait promulguer par le roi.
— Oui, vraiment, je m’en souviens. — Et maintenant la loi va retomber sur son auteur.
— Ne laissons pas traîner ceci : c’est pour le bien de l’Angleterre. — Prenons nos précautions, si nous ne voulons pas qu’il nous devance.
— Votre grâce a raison, milord de Norfolk. — Partons donc immédiatement pour Lambeth, — où Cromwell doit se rendre cette nuit en quittant la cour. — Là, arrêtons-le, envoyons-le à la Tour, — et demain matin faisons tomber la tête du traître.
— Dépêchons-nous ; couvrons la ville de nos gardes ; — voici le jour où Cromwell doit tomber.
— Marchons, milords ! C’est bien. Voilà Cromwell à moitié mort ; — il m’a écrasé le cœur, mais je vais lui raser la tête.
— Mon âme est comme une onde troublée, — et Gardiner est l’homme qui la fait ainsi. — Ô Cromwell ! j’ai peur que ta fin ne soit imminente. — Pourtant je déjouerai leur complot, si je puis. — J’arrive à temps. Le voici qui vient. — Il ne sait guère combien est proche le jour de sa condamnation.
— Je suis aise de vous rencontrer, mon cher lord de Bedford. — Mais, pardonnez-moi, de grâce ; le roi m’envoie chercher, — et je ne sais pas encore moi-même pour quelle affaire. — Au revoir donc. Il faut absolument que je parte.
— Il le faut ! Soit. Quel remède alors ? Ô Cromwell, j’ai peur que tu ne sois encore parti trop tôt. — Le roi a une affaire ! Mais tu ne sais pas — que, dans cette affaire, il s’agit de ta vie. Tu ne t’en doutes guère.
— Cette seconde rencontre me charme, milord. — Mais je suis bien fâché d’être si pressé : — le marquis de Dorset se meurt, — et je dois recevoir de lui le sceau privé. — À bientôt, milord ! nous causerons tout à notre aise à Lamheth.
— Qu’il est uni et aisé, le chemin de la mort !
— Milord, les ducs de Norfolk et de Suffolk, — accompagnés de l’évêque de Winchester, — vous adjurent de vous rendre immédiatement à Lambeth, — pour affaires graves concernant l’État.
— À Lambeth ? c’est bien. Qu’on me donne une plume et de l’encre… — Je pourrais bien là dire à Cromwell tout ce que j’ai à lui dire, — mais je craindrais, s’il y venait, que ce ne fût notre dernier entretien…
— Tiens, prends cette lettre et remets-la à lord Cromwell. — Prie-le de la lire, dis-lui qu’elle l’intéresse profondément. — Va, pars, mets toute la promptitude possible. — Moi, je vais à Lambeth, — homme désespéré !
— La barque est-elle prête ? Je vais droit à Lambeth ; — et, si cette affaire est terminée aujourd’hui, — je me reposerai demain de toutes mes fatigues.
— Eh bien, l’ami, as-tu quelque chose à me dire ?
— Seigneur, voici une lettre de milord Bedford.
— Ah ! excuse-moi auprès de ton maître, mon ami. — Tiens ! prends ces angelots et bois-les pour ta peine.
— Le comte prie votre grâce de lire cette lettre, — qui, dit-il, vous intéresse vivement.
— Promets-lui de ma part que je la lirai. Adieu. — Dis-lui que demain il aura de mes nouvelles. — En avant, vous autres, à Lambeth !
— Hallebardiers, rangez-vous près du bord de l’eau ! — Sergent d’armes, soyez hardi dans votre office ! — Héraut d’armes, donnez lecture de la proclamation.
« Ceci est pour donner avis à tous les sujets du roi de tenir et estimer pour traître envers la couronne et la majesté de l’Angleterre l’ex-lord chancelier Cromwell, vicaire général du royaume. Dieu sauve le roi ! »
Amen !
Amen !
— Et que Dieu aussi t’extirpe de la terre ; — car, tant que tu vivras, la vérité ne peut y fleurir.
— Faites la haie ici, le traître approche. — Maintenez en respect les gens de Cromwell. — Noyez-les, s’ils avancent. Sergent, à votre poste !
— Que veut dire milord de Norfolk par ces paroles ?
Messieurs, avancez.
Tuez-les, s’ils avancent.
— Lord Cromwell, au nom du roi Henry, — j’arrête votre seigneurie comme coupable de haute trahison.
— Moi, sergent, coupable de haute trahison !
Tuez-les, s’ils dégainent.
— Arrêtez ! Au nom de votre amour pour moi, je vous enjoins de ne pas tirer l’épée. — Et qui donc ose accuser Cromwell de trahison, maintenant ?
— Ce n’est pas ici le lieu de compter vos crimes. — Dans vos yeux de colombe on a vu le regard du serpent.
— Oui, c’est en te mirant dans mes yeux que tu as vu le regard du serpent. — Va, Gardiner, acharne-toi ; je ne te crains pas. — Ma loyauté, comparée à la tienne, la surpassera — comme le diamant éclipse le verre. — Moi, prévenu de trahison ! Mais je n’ai pas d’accusateur ! — Quelle bouche vraiment ose proférer un si hideux mensonge ?
— Milord, milord, la chose n’est que trop connue, — et il était temps que le roi en fût informé.
— Le roi ! qu’on me le laisse voir face à face ! — Je ne demande pas un tribunal meilleur. — S’il déclare que la fidélité de Cromwell était feinte, — qu’alors mon honneur et mon nom soient flétris ! — Si jamais ma pensée s’est élevée contre le roi, — que mon âme en soit responsable au jugement suprême ! — Mais si ma loyauté est confirmée par son verdict, — envers qui donc Cromwell est-il coupable de haute trahison ?
— Votre affaire sera jugée, milord. — En attendant, résignez-vous à la patience.
Il le faut bien. Je m’y résigne forcément.
— Ô cher Bedford, tu étais donc près de moi ? — Cromwell se réjouit d’avoir du moins un ami qui pleure. — Où vais-je ? quelle route Cromwell doit-il suivre à présent ?
— La route de la Tour, milord. — Lieutenant, chargez vous de lui.
— Soit ! où il vous plaira !… Pourtant, avant que je parte, — laissez-moi conférer un peu avec mes gens.
— Vous en aurez le temps quand vous serez sur l’eau.
— J’ai une affaire urgente à leur communiquer.
— Vous ne pouvez demeurer. Lieutenant, exécutez vos ordres.
— Bien, bien, milord, vous êtes la seconde édition de Gardiner ! — Norfolk, adieu ! c’est ton tour maintenant.
— Sa conscience coupable le fait délirer, milord.
— Ah ! laissons-le bavarder ! Il n’a pas trop de temps.
— Milord de Bedford, allons ! vous pleurez pour un homme — qui ne verserait pas une larme pour vous.
— Je suis affligé de voir sa chute soudaine.
— Voilà le succès que je souhaite à tous les traîtres.
— Comment ! cette nouvelle peut-elle être vraie ? est-ce possible ? — Le grand lord Cromwell arrêté pour haute trahison ! — J’ai peine à le croire.
— Ce n’est que trop vrai, monsieur. Plût au ciel qu’il en fût autrement, — dût-il m’en coûter la moitié de mon bien ! — J’étais à Lambeth, je l’ai vu arrêter là, — puis il a été emmené à la Tour.
— Et c’est pour haute trahison qu’il est arrêté !
— Bon et noble gentilhomme ! je puis bien déplorer cet événement. — Tout ce que je possède, je le tiens de lui, — et, s’il meurt, c’en est fait de toute ma fortune.
— On peut espérer qu’il ne mourra pas : — le roi avait pour lui tant de faveur !
Erreur, monsieur ! — C’est justement la faveur et le crédit dont il jouissait près du roi — qui lui ont fait tant d’ennemis. — Celui qui veut vivre sûrement à la cour — ne doit pas être grand, sous peine d’être envié. — L’arbrisseau est à l’abri quand le cèdre tremble. — Ceux que le roi préfère à tous les autres — n’en excitent que plus de jalousie.
— Quel malheur que ce noble seigneur tombe ! — il a fait tant d’actions charitables !
— C’est vrai. Et pourtant, vous voyez cela dans toutes les conditions, — il n’est pas un homme parfait qui n’excite quelque haine ; — et ceux qui tout à l’heure lui souriaient en face — sont les premiers à lui faire tort. — Voyons, allez-vous à la cour ?
— J’irai n’importe où pour apprendre les nouvelles — et savoir comment les hommes apprécieront ce qui arrive à Cromwell.
— Les uns parleront de lui durement, les autres avec pitié. — Allez à la cour ; moi, j’irai dans la cité. — Je suis sûr là d’en apprendre plus long que vous.
— Eh bien, c’est dit. Nous nous retrouverons tout à l’heure.
— Maintenant, Cromwell, tu as le temps de méditer, — et de réfléchir sur ta situation et sur la vie. — Les honneurs, que tu ne cherchais pas, te sont venus à l’improviste : — ils se dérobent aussi vite, à l’improviste aussi. — Quelle gloire en Angleterre n’avais-tu pas ? — Qui sur cette terre pouvait plus que Cromwell ? — Hormis le roi, qui était plus grand que moi ? — Je vois maintenant ce que verront encore les âges futurs : — plus les hommes s’élèvent, plus soudaine est leur chute… — Mais, j’y pense maintenant, le comte de Bedford — désirait vivement me parler… — il m’a fait remettre une lettre… — Je dois l’avoir dans ma poche ! — Si je la lisais, à présent ! j’en ai le loisir. — Ah ! la voici.
Milord, ne venez pas ce soir à Lambeth. — Si vous y venez, c’en est fait de votre fortune, — et j’ai de grandes craintes pour votre vie. — Donc, si vous vous aimez vous-même, restez où vous êtes.
— Ô Dieu ! si j’avais lu cette lettre, — je me serais dépêtré des griffes du lion. — En en remettant la lecture au lendemain, — j’ai repoussé le salut et embrassé mon malheur.
— Ah ! monsieur le lieutenant ! à quand le jour de ma mort ?
— Hélas ! milord, puissé-je ne jamais le voir ! — Les ducs de Norfolk et de Suffolk, — l’évêque de Winchester, lord Bedford, sir Ralph Sadler, — d’autres encore, sont ici. Pourquoi sont-ils venus ? je l’ignore.
— Peu importe pourquoi ! Cromwell est préparé. — Dépêchez-vous de les introduire ; sinon, vous leur feriez injure. — Il y a quelqu’un ici qui vit trop longtemps pour eux.
— Gardiner a pris au piége ma vie et ma puissance… — Le savant tue le savant, et, pour mouiller sa plume, — il lui fait boire, au lieu d’encre, le sang de Cromwell.
— Bonjour, Cromwell ! quoi ! dans ce triste isolement !
— La société est bonne pour vous autres, heureux ! — Pour ma part, la solitude est ce qui me convient le mieux : — je reste en tête à tête avec le malheur. — Eh bien, le roi a-t-il entendu ma cause ?
— Nous l’en avons informé : il nous a donné sa réponse, milord.
— Eh bien, pourrai-je aller lui parler moi-même ?
— Le roi est tellement convaincu de votre culpabilité — qu’il ne veut à aucun prix vous admettre en sa présence.
— À aucun prix m’admettre ! m’a-t-il si vite méconnu ? — Lui qui hier encore me sautait au cou, — et disait que Cromwell était la moitié de lui-même ! — Son oreille princière est-elle ensorcelée — par le mensonge scandaleux et par la voix de la calomnie, — au point qu’il refuse de me voir ? — C’est bien. Milord de Winchester, nul doute que vous — ne soyez en grande faveur auprès de Sa Majesté. — Voulez-vous lui porter une lettre de moi ?
— Excusez-moi, je ne porte pas les lettres d’un traître.
— Ah ! voulez-vous me rendre le service alors — de lui répéter de vive voix ce que je vais vous dire ?
Oui.
— Le jurez-vous sur votre honneur ?
Oui, sur mon honneur.
Soyez témoins, messeigneurs. — Dites donc au roi que, quand il vous aura connu, — quand il aura fait subir à votre dévouement la moitié seulement des épreuves qu’il a fait subir au mien, — il trouvera en vous l’homme le plus fourbe — de toute l’Angleterre. Veuillez lui dire cela.
— Soyez patient, mon bon lord, en cette extrémité.
— Mon cher et noble lord de Bedford, — votre seigneurie, je le sais, a toujours eu de l’amitié pour moi ; — elle me pardonnera ; mais je soutiendrai toujours — que c’est Gardiner qui a réduit Cromwell à cette extrémité. — Sir Ralph Sadler, un mot. — Vous étiez de ma maison. Tout ce que vous possédez, — vous l’avez eu par moi. En échange de tout ce que j’ai fait pour vous, — rendez-moi le service de prendre la lettre que voici, — et de la remettre au roi de votre propre main.
— Je baise votre main, et je n’aurai pas de repos — que cette lettre ne soit remise au roi.
— Cromwell a donc encore un ami qui lui reste !
— Toute la promptitude qu’il y met est inutile.
— Voici l’ordre de faire immédiatement exécuter votre prisonnier.
— Milord, vous entendez la sentence qui vous condamne.
— J’embrasse cette sentence ! Bienvenue, ma dernière heure ! — Je prends congé de ce monde éclatant ; — je prends congé de vous, nobles lords, — et je vais au devant de ma mort aussi volontiers — que Gardiner en a prononcé l’arrêt. — Mon cœur, pur de toute trahison, — est blanc comme la neige, — et c’est mon ennemi seul qui a causé ma mort. — De grâce, recommandez-moi au roi, mon souverain, — et dites-lui comment est mort son Cromwell, comment sa tête est tombée sans que sa cause ait été entendue. — Que sa grâce, quand elle entendra mon nom, — daigne seulement se rappeler que c’est Gardiner qui m’a tué.
— Voici votre fils qui vient vous dire adieu.
— Me dire adieu ! Approche, Harry Cromwell. — Souviens-toi, enfant, des dernières paroles que je t’adresse. — Ne flatte pas la fortune ; ne te prosterne pas devant elle ; — n’aspire pas au pouvoir ; mais ne perds pas une étincelle d’honneur. — Évite l’ambition comme la peste. — Je meurs de la mort du traître, enfant, et ne l’ai jamais été. — Que ta loyauté soit immaculée comme la mienne, — et les vertus de Cromwell brilleront sur ton visage. — Allons ! viens me voir rendre le dernier soupir. — Je ne veux te quitter qu’au seuil de la mort.
— Ô père, je mourrai de voir ce coup fatal, et votre sang, en jaillissant, fera éclater mon cœur.
— Comment ! enfant, tu n’oses pas regarder la hache ? — Comment ferai-je donc, moi, pour lui offrir ma tête ? — Allons, mon fils ! viens voir la fin de tout, et tu diras après que Gardiner a causé ma chute.
— C’est la rancune qui vous fait parler ainsi, milord ; — je n’ai rien fait qu’obéir à la loi et à la justice.
— Oh ! mon cher lord de Winchester, taisez-vous ! — Vous auriez eu meilleure grâce à ne pas paraître ici — qu’à troubler de vos paroles un mourant.
— Qui ? moi, milord ? non, il ne me trouble pas. — Il n’ébranle pas mon âme, bien que son choc puissant — ait déjà fait tomber sur l’échafaud plus d’une noble tête. — Adieu, mon enfant, prends tout ce que Cromwell peut te léguer, — la bénédiction de son cœur. Séparons-nous !
— Je suis l’homme de votre mort. De grâce, pardonnez-moi, milord.
— De tout mon cœur, l’ami ! Tu es mon médecin, — et tu apportes à mon âme le plus précieux remède. — Milord de Bedford, j’ai une demande à vous faire : — avant de mourir, laissez-moi vous embrasser.
— Adieu, grand lord ; je vous offre mon amitié. — À vous mon cœur, au ciel mon âme ! — J’ai cette joie, avant de rendre mon corps au sépulcre, — d’avoir eu vos bras vénérés pour linceul. — Adieu, cher Bedford, ma paix est faite au ciel. — Ainsi tombe le grand Cromwell, long d’une misérable coudée, — pour remonter à une hauteur démesurée sur l’aile d’une vie nouvelle. — L’homme mourant ne distingue que le champ des vers ; — mais mon âme va s’enchâsser dans la voûte céleste.
— Oui, adieu, Cromwell, le meilleur ami — que Bedford ait jamais trouvé. — Ah ! milords, j’en ai peur, quand cet homme sera mort, — vous souhaiterez vainement que Cromwell ait encore sa tête sur les épaules.
— Voici la tête du défunt Cromwell.
— Par grâce, va-t-en ; reporte cette tête près de son corps, — et enterre-les ensemble dans l’argile.
— Eh quoi, milords, lord Cromwell n’est-il plus ?
— Le corps de Cromwell n’a plus de tête.
— Ô mon Dieu ! un peu plus de rapidité lui eût sauvé la vie. — Voici un gracieux sursis que j’apporte de la part du roi, — avec ordre de le mener immédiatement à Sa Majesté.
— Oui, oui, sir Ralph, le sursis arrive trop tard.
— Ma conscience me dit maintenant que cette action est mauvaise. — Plût au Christ que Cromwell fût encore vivant !
— Allons trouver le roi. Je suis sur — qu’il apprendra avec douleur que Cromwell est mort ainsi.
(2↑) Le Jardin de Paris, dont il est question dans un drame-chronique de Shakespeare, Henry VIII[1], était un amphithéâtre construit, dès le commencement du seizième siècle, dans la paroisse de Southwark. Cet amphithéâtre était affecté aux combats d’ours. Un terrible accident y eut lieu le dimanche 13 janvier 1583. Une des estrades de bois, où étaient entassés les spectateurs, s’étant écroulée, huit ou dix personnes furent tuées, un grand nombre furent blessées, et les puritains ne manquèrent pas d’attribuer cette catastrophe à la colère du Ciel irrité de la violation du commandement qui prescrit le repos du sabbat.
- ↑ Voir le tome XIII des œuvres complètes de Shakespeare, note 76.
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La vie et la mort de Thomas lord Cromwell |