Coriolan (trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Coriolan
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome IX : La famille
Paris, Pagnerre, 1872
p. 75-230
Introduction Le Roi Lear


CORIOLAN



PERSONNAGES (1) :
CAIUS MARCIUS CORIOLAN, patricien romain.
TITUS LARTIUS,
COMINIUS,
généraux dans la guerre contre les Volsques.
MÉNÉNIUS AGRIPPA, ami de Coriolan.
SICINIUS VELUTUS,
JUNIUS BRUTUS,
tribuns du peuple.
LE JEUNE MARCIUS, fils de Coriolan.
UN HÉRAUT ROMAIN.
TULLUS AUFIDIUS, général des Volsques.
UN LIEUTENANT D’AUFIDIUS.
VOLUMNIE, mère de Coriolan.
VIRGILIE, femme de Coriolan.
VALÉRIE, amie de Virgilie.
UNE SUIVANTE DE VIRGILIE.
sénateurs romains et volsques, patriciens, édiles, licteurs, soldats, citoyens, conjurés, messagers, serviteurs.


La scène est tantôt à Rome, tantôt à Corioles et à Antium.

SCÈNE I.
[Rome. Une rue.]
Entre une foule de citoyens mutinés, armés de bâtons, de massues et d’autres armes.
premier citoyen.

Avant que nous allions plus loin, écoutez-moi.

plusieurs citoyens, à la fois.

Parlez, parlez.

premier citoyen.

Vous êtes tous résolus à mourir plutôt qu’à subir la famine ?

tous.

Résolus, résolus.

premier citoyen.

Et d’abord vous savez que Caïus Marcius est le principal ennemi du peuple.

tous.

Nous le savons, nous le savons.

premier citoyen.

Tuons-le, et nous aurons le blé au prix que nous voudrons. Est-ce là votre verdict ?

tous.

Assez de paroles ! À l’œuvre. En avant, en avant !

deuxième citoyen.

Un mot, dignes citoyens.

premier citoyen.

On nous appelle pauvres citoyens ; il n’y a de dignité que pour les patriciens. Le superflu de nos gouvernants suffirait à nous soulager. Si seulement ils nous cédaient des restes sains encore, nous pourrions nous figurer qu’ils nous secourent par humanité ; mais ils nous trouvent déjà trop coûteux. La maigreur qui nous afflige, effet de notre misère, est comme un inventaire détaillé de leur opulence ; notre détresse est profit pour eux. Vengeons-nous à coups de pique, avant de devenir des squelettes. Car, les dieux le savent, ce qui me fait parler, c’est la faim du pain et non la soif de la vengeance.

deuxième citoyen.

Prétendez-vous agir spécialement contre Caïus Marcius ?

plusieurs citoyens.

Contre lui d’abord : il est le limier du peuple.

deuxième citoyen.

Mais considérez-vous les services qu’il a rendus à son pays ?

premier citoyen.

Certainement, et c’est avec plaisir qu’on lui en tiendrait compte, s’il ne se payait pas lui-même en orgueil.

deuxième citoyen.

Allons, parlez sans malveillance.

premier citoyen.

Je vous dis que ce qu’il a fait d’illustre, il l’a fait dans ce but : les gens de conscience timorée ont beau dire volontiers qu’il a tout fait pour son pays, il a tout fait pour plaire à sa mère et pour servir son orgueil qui, certes, est à la hauteur de son mérite !

deuxième citoyen.

Vous lui faites un crime d’une irrémédiable disposition de nature. Du moins vous ne pouvez pas dire qu’il est cupide.

premier citoyen.

Si je ne le puis, je ne suis pas pour cela à court d’accusations, Il a plus de vices qu’il n’en faut pour lasser les récriminations.

Cris au loin.

Quels sont ces cris ? L’autre côté de la ville est en mouvement. Pourquoi restons-nous ici à bavarder ? Au Capitole !

tous.

Allons, allons !

premier citoyen.

Doucement !… Qui vient là ?

Entre Ménénius Agrippa.
deuxième citoyen.

Le digne Ménénius Agrippa ! En voilà un qui a toujours aimé le peuple.

premier citoyen.

Il est assez honnête. Si tous les autres étaient comme lui !

ménénius.

— Que voulez-vous donc faire, mes concitoyens ? Où allez-vous — avec des bâtons et des massues ? Qu’y a-t-il ? Parlez, je vous prie. —

deuxième citoyen.

Notre projet n’est pas ignoré des sénateurs : depuis quinze jours ils ont eu vent de nos intentions, nous allons les leur signifier par des actes. Ils disent que les pauvres solliciteurs ont la voix forte : ils sauront que nous avons aussi le bras fort.

ménénius.

— Quoi ! mes maîtres, mes bons amis, mes honnêtes voisins, — vous voulez donc votre ruine ! —

deuxième citoyen.

C’est impossible, monsieur : nous sommes déjà ruinés.

ménénius.

— Amis, croyez-moi, les patriciens ont pour vous — la plus charitable sollicitude. Pour vos besoins, — pour vos souffrances au milieu de cette disette, autant vaudrait frapper — le ciel de vos bâtons que les lever — contre le gouvernement romain : il poursuivra — sa course en broyant dix mille freins — plus solides que celui que vous pourrez jamais — vraisemblablement lui opposer. Quant à la disette, — ce ne sont pas les patriciens, ce sont les dieux qui la font ; et près — d’eux vos genoux vous serviront mieux que vos bras. Hélas ! — vous êtes entraînés par la calamité — à une calamité plus grande. Vous calomniez — les nautoniers de l’État : ils veillent sur vous en pères, — et vous les maudissez comme des ennemis ! —

deuxième citoyen.

Eux, veiller sur nous !… Oui, vraiment !… Ils n’ont jamais veillé sur nous. Ils nous laissent mourir de faim, quand leurs magasins regorgent de grain (2), font des édits en faveur de l’usure pour soutenir les usuriers (3), rappellent chaque jour quelque acte salutaire établi contre les riches, et promulguent des statuts chaque jour plus vexatoires pour enchaîner et opprimer le pauvre ! Si les guerres ne nous dévorent, ce seront eux ; et voilà tout l’amour qu’ils nous portent !

ménénius.

— De deux choses l’une : — ne vous défendez pas d’une étrange malveillance, — ou laissez-vous accuser de folie. Je vais vous conter — une jolie fable ; il se peut que vous l’ayez déjà entendue. — Mais, comme elle sert à mes fins, je me risquerai — à la débiter encore.

deuxième citoyen.

Soit ! je l’entendrai, monsieur ; mais ne croyez pas leurrer notre misère avec une fable. N’importe ! si ça vous plaît, narrez toujours.

ménénius.

— Un jour, tous les membres du corps humain — se mutinèrent contre le ventre, l’accusant et se plaignant — de ce que lui seul il demeurait — au milieu du corps, paresseux et inactif, — absorbant comme un gouffre la nourriture, sans jamais porter — sa part du labeur commun, là où tous les autres organes — s’occupaient de voir, d’entendre, de penser, de diriger, de marcher, de sentir — et de subvenir, par leur mutuel concours, — aux appétits et aux désirs communs — du corps entier. Le ventre répondit…

deuxième citoyen.

— Voyons, monsieur, quelle réponse fit le ventre ?

ménénius.

— Je vais vous le dire, monsieur. Avec une espèce de sourire — qui ne venait pas de la rate, mais de certaine région — (car, après tout, je puis aussi bien faire sourire le ventre — que le faire parler), il répondit dédaigneusement — aux membres mécontents, à ces mutins — qui se récriaient contre ses accaparements, exactement — comme vous récriminez contre nos sénateurs parce qu’ils — ne sont pas traités comme vous…

deuxième citoyen.

Voyons la réponse du ventre… Quoi ! — si la tête portant couronne royale, l’œil vigilant, — le cœur, notre conseiller, le bras, notre soldat, — le pied, notre coursier, notre trompette, la langue, — et tant d’autres menus auxiliaires qui défendent — notre constitution, si tous…

ménénius.

Eh bien, après ? — Ce gaillard-là veut-il pas me couper la parole ! Eh bien, après ? eh bien, après ?

deuxième citoyen.

— Si tous étaient molestés par le ventre vorace — qui est la sentine du corps…

ménénius.

Eh bien, après ?

deuxième citoyen.

— Si tous ces organes se plaignaient, — que pouvait répondre le ventre ?

ménénius.

Je vais vous le dire. — Si vous voulez m’accorder un peu de ce que vous n’avez guère, — un moment de patience, vous allez entendre la réponse du ventre.

deuxième citoyen.

— Vous mettez le temps à la dire !

ménénius.

Notez bien ceci, l’ami ! — Votre ventre, toujours fort grave, gardant son calme, — sans s’emporter comme ses accusateurs, répondit ainsi : — Il est bien vrai, mes chers conjoints, — que je reçois le premier toute la nourriture — qui vous fait vivre ; et c’est chose juste, — puisque je suis le grenier et le magasin — du corps entier. Mais, si vous vous souvenez, — je renvoie tout par les rivières du sang, — jusqu’au palais du cœur, jusqu’au trône de la raison ; — et, grâce aux conduits sinueux du corps humain, — les nerfs les plus forts et les moindres veines — reçoivent de moi ce simple nécessaire — qui les fait vivre. Et, bien que tous à la fois, — mes bons amis… C’est le ventre qui parle, remarquez bien.

deuxième citoyen.

Oui, monsieur. Parfaitement, parfaitement !

ménénius.

Bien que tous à la fois vous ne puissiez — voir ce que je fournis à chacun de vous, je puis vous prouver, par un compte rigoureux, que — je vous transmets toute la farine — et ne garde pour moi que le son. Qu’en dites-vous ?

deuxième citoyen.

— C’était une réponse. Quelle application en faites-vous ?

ménénius.

— Le sénat de Rome est cet excellent ventre, — et vous êtes les membres révoltés. Car, ses conseils et ses mesures — étant bien examinés, les affaires étant dûment digérées — dans l’intérêt de la chose publique, vous reconnaîtrez — que les bienfaits généraux que vous recueillez — procèdent ou viennent de lui, — et nullement de vous-mêmes… Qu’en pensez-vous, — vous le gros orteil de cette assemblée ?

deuxième citoyen.

— Moi, le gros orteil ! Pourquoi le gros orteil ?

ménénius.

— Parce qu’étant l’un des plus infimes, des plus bas, des plus pauvres — de cette édifiante rébellion, tu marches le premier. — Mâtin de la plus triste race, tu cours, — en avant de la même dans l’espoir de quelques reliefs. — Allons, préparez vos massues et vos bâtons les plus raides. Rome est sur le point de se battre avec ses rats. — Il faut qu’un des deux partis succombe… Salut, noble Marcius !

Entre Caïus Marcius.
marcius.

— Merci.

Aux citoyens.

De quoi s’agit-il, factieux vils — qui, à force de gratter la triste vanité qui vous démange, — avez fait de vous des galeux ?

deuxième citoyen.

Nous n’avons jamais de vous que de bonnes paroles.

marcius.

— Celui qui t’accorderait une bonne parole serait un flatteur — au-dessous du dégoût… Que vous faut-il, aboyeurs, — à qui ne conviennent ni la paix ni la guerre ? L’une vous épouvante, — l’autre vous rend insolents. Celui qui compte sur vous — trouve, le moment venu, au lieu de lions, des lièvres, — au lieu de renards, des oies. Non, vous n’êtes pas plus sûrs — qu’un tison ardent sur la glace, — qu’un grêlon au soleil. Votre vertu consiste — à exalter celui que ses fautes ont abattu, — et à maudire la justice qui l’a frappé. Qui mérite la gloire — mérite voire haine, et vos affections sont — les appétits d’un malade qui désire surtout — ce qui peut augmenter son mal. S’appuyer — sur voire faveur, c’est nager avec des nageoires de plomb — et vouloir abattre un chêne avec un roseau. Se fier à vous ! Plutôt vous pendre ! — À chaque minute vous changez d’idée : — vous trouvez noble celui que vous haïssiez tout à l’heure, — infâme celui que vous couronniez. Qu’y a-t-il ? — Pourquoi, dans les divers quartiers de la cité, — criez-vous ainsi contre ce noble sénat qui, — sous l’égide des dieux, vous tient en respect et empêche — que vous ne vous dévoriez les uns les autres ?

À Ménénius.

Que réclament-ils ?

ménénius.

— Du blé au prix qui leur plaît : ils disent — que la ville en regorge.

marcius.

Les pendards ! ils parlent ! — Assis au coin du feu, ils prétendent juger — ce qui se fait au Capitole, qui a chance d’élévation, — qui prospère et qui décline, épousent telle faction, forment — des alliances conjecturales, fortifient leur parti, — et ravalent celui qu’ils n’aiment pas — au-dessous de leurs savates ! Ils disent que le blé ne manque pas ! — Ah ! si la noblesse mettait de côté ses scrupules — et me laissait tirer l’épée, je ferais — de ces milliers de manants une hécatombe de cadavres aussi haute — que ma lance !

ménénius.

Ma foi, je crois ceux-ci presque complètement persuadés : — car, si ample que soit leur manque de sagesse, — ils sont d’une couardise démesurée. Mais, je vous prie, — que dit l’autre attroupement ?

marcius.

Il s’est dispersé. Ah ! les pendards ! — Ils disaient qu’ils étaient affamés, soupiraient des maximes, — que… la faim brise les murs de pierre, qu’il faut que les chiens mangent, — que… la nourriture est faite pour toutes les bouches ; que… les dieux n’ont pas envoyé — le blé pour les riches seulement… C’est en centons de cette sorte — qu’ils ont éventé leurs plaintes ; on leur a répondu — en leur accordant leur requête, étrange requête, — capable de frapper au cœur la noblesse, — et de faire pâlir le pouvoir le plus hardi ! Alors ils ont jeté leurs bonnets — en l’air comme pour les accrocher aux cornes de la lune, — et ont exhalé leur animosité en acclamations.

ménénius.

Que leur a-t-on accordé ?

marcius.

— Cinq tribuns de leur choix pour défendre leur vulgaire politique : — ils ont élu Junius Brutus, — Sicinius Velutus, et je ne sais qui. Sangdieu ! — la canaille aurait démantelé la ville, — avant d’obtenir cela de moi. Cette concession — entamera peu à peu le pouvoir et fournira un thème de plus en plus fort — aux arguments de l’insurrection.

ménénius.

C’est étrange.

marcius, à la foule.

— Allons, retournez chez vous, racaille.

Entre un messager.
le messager.

— Où est Caïus Marcius ?

marcius.

Ici. De quoi s’agit-il ?

le messager.

— La nouvelle, monsieur, c’est que les Volsques ont pris les armes.

marcius.

— J’en suis bien aise : nous allons avoir le moyen de dégorger — un superflu fétide… Voici l’élite de nos anciens.

Entrent Cominius, Titus Lartius, vieillard en cheveux blancs, et d’autres sénateurs ; puis Junius Brutus et Sicinius Velutus.
premier sénateur.

— Marcius, vous nous avez dit vrai : — les Volsques ont pris les armes.

marcius.

Ils ont un chef, — Tullus Aufidius, qui vous donnera de la besogne. — J’ai la faiblesse d’être jaloux de sa vaillance : — et si je n’étais moi, — c’est lui que je voudrais être.

cominius.

Vous vous êtes déjà mesurés.

marcius.

— Quand la moitié du monde serait aux prises avec l’autre, et quand il — serait de mon parti, je passerais à l’ennemi, rien que pour faire — la guerre contre lui : c’est un lion — que je suis fier de relancer.

premier sénateur.

Eh bien, digne Marcius, — accompagnez Cominiusdans cette guerre.

cominius, à Marcius.

— C’est une promesse déjà faite.

marcius.

Oui, monsieur, — et je la tiendrai… Titus Lartius, tu — vas me voir encore une fois attaquer Tullus en face. — Quoi, serais-tu perclus ! Te récuserais-tu ?

titus.

Non, Caïus Marcius, — je m’appuierai sur une béquille et je combattrai avec l’autre — plutôt que de renoncer à cette lutte.

ménénius.

Ô vrai preux !

premier sénateur.

— Accompagnez-nous jusqu’au Capitole où je sais — que nos meilleurs amis nous attendent.

titus, au premier sénateur.

Ouvrez la marche ; — suivez, Cominius, et nous autres nous viendrons après… — À vous le pas.

cominius.

Noble Lartius !

premier sénateur, à la foule.

— En route ! À vos logis ! partez.

marcius.

Non, qu’ils nous suivent ! — Les Volsques ont beaucoup de blé ; emmenons ces rats — pour ronger leurs provisions… Respectables mutins, — votre valeur donne de beaux fruits. De grâce, suivez-nous.

Sortent les sénateurs, Cominius, Titus Lartius, Marcius et Ménénius. Les citoyens se dispersent.
sicinius.

— Vit-on jamais un homme aussi arrogant que ce Marcius ?

brutus.

Il n’a pas d’égal.

sicinius.

— Quand nous avons été élus tribuns du peuple…

brutus.

— Avez-vous remarqué ses lèvres et ses yeux ?

sicinius.

Non, mais ses sarcasmes.

brutus.

— Une fois emporté, il n’hésiterait pas à narguer les dieux !

sicinius.

— À bafouer la chaste lune !

brutus.

— La guerre le dévore ! il devient — trop fier de sa vaillance.

sicinius.

Sa nature, — chatouillée par le succès, dédaigne jusqu’à l’ombre — qu’il foule en plein midi. Mais je m’étonne que — son insolence daigne se laisser commander — par Cominius.

brutus.

La renommée à laquelle il vise — et dont il est déjà paré ne saurait — s’acquérir et se conserver plus aisément — qu’au second rang. Car le moindre revers — passera pour être la faute du général, celui-ci eût-il accompli — tout ce qui est possible à un homme, et la censure étourdie — s’écriera alors : Oh ! si Marcius — avait conduit l’affaire !

sicinius.

Et puis, si les choses vont bien, — l’opinion, qui est si entichée de Marcius, en — ravira tout le mérite à Cominius.

brutus.

Bref, — la moitié de la gloire de Cominius sera pour Marcius, — Marcius n’en fût-il pas digne, et toutes ses fautes — seront à la gloire de Marcius, ne l’eût-il — en rien mérité.

sicinius.

Allons savoir — comment l’expédition s’effectue, et quelles forces, — outre son énergie personnelle, l’assisteront — dans cette campagne.

brutus.

Allons !

Ils sortent.

SCÈNE II.
[Corioles. Le sénat.]
Entrent Tullus Aufidius et les sénateurs.
premier sénateur.

Ainsi, Aufidius, votre opinion est — que ceux de Rome ont pénétré nos conseils, — et connaissent nos menées.

aufidius.

N’est-ce pas votre avis ? — Quel projet a jamais été médité dans cet État — et mis matériellement à exécution avant que Rome — en eût été prévenue ? Il y a quatre jours à peine — que j’ai eu des nouvelles de là ; voici les paroles même : je crois — que j’ai la lettre ici ; oui, la voici !

Il lit.

« Ils ont levé des forces, mais on ne sait — si c’est pour l’est ou pour l’ouest. La disette est grande, — le peuple révolté. Le bruit court — que Cominius, Marcius, votre vieil ennemi, — plus haï de Rome que de vous, et Titus Lartius, un Romain très-vaillant, — doivent tous trois diriger cette expédition — vers son but, très-probablement contre vous. — Prenez-y garde. »

premier sénateur.

Notre armée est en campagne : — nous n’avons jamais douté que Rome ne fût prête — à nous tenir tête.

aufidius.

Et vous avez cru sage — de tenir cachés vos grands desseins jusqu’au moment — où ils devront se révéler d’eux-mêmes ; mais il semble qu’avant d’éclore — ils aient été connus de Rome. Leur découverte — va circonscrire notre plan qui était — de surprendre plusieurs villes, avant même que Rome — sût que nous étions sur pied.

deuxième sénateur.

Noble Aufidius, — prenez votre commission, courez à vos troupes, — et laissez-nous seuls garder Corioles. — S’ils viennent camper sous nos murs, amenez votre armée — pour les chasser ; mais vous reconnaîtrez, je crois, — que leurs préparatifs n’étaient pas contre nous.

aufidius.

Oh ! n’en doutez pas ; — je parle sur des certitudes. Il y a plus : — quelques détachements de leurs forces sont déjà en marche, — et tout droit sur Corioles. Je laisse Vos Seigneuries. — Si nous venons à nous rencontrer, Caïus Marcius et moi, — nous nous sommes juré de ne cesser le combat — que quand l’un des deux ne pourrait plus agir.

tous les sénateurs.

Que les dieux vous assistent !

aufidius.

— Et gardent vos Seigneuries !

premier sénateur.

Adieu.

deuxième sénateur.

Adieu.

tous.

Adieu.

Ils sortent.

SCÈNE III.
[Rome. Dans la maison de Volumnie.]
Entrent Volumnie et Virgilie ; elles s’assoient sur deux petits tabourets et cousent (4).
volumnie.

Je vous en prie, ma fille, chantez, ou exprimez-vous avec moins de découragement. Si mon fils était mon mari, je trouverais une jouissance plus vive dans cette absence où il gagne de l’honneur que dans les embrassements du lit nuptial où il me prouverait le plus d’amour. Alors que ce fils unique de mes entrailles était tout délicat, et que son adolescence, à force de grâce, attirait sur lui tous les regards ; quand, suppliée tout un jour par un roi, une autre mère n’aurait pas consenti à céder pour une heure la joie de le voir, je pensai, moi, qu’une telle beauté voulait être achevée par l’honneur et ne vaudrait guère mieux qu’un portrait pendu au mur, si la gloire ne l’animait pas, et je me plus à lui faire chercher le danger là où il pouvait trouver le renom. Je l’envoyai à une guerre cruelle, dont il revint le front couronné de chêne (5). Je te le déclare, ma fille, au moment où j’appris que j’avais mis au monde un enfant mâle, je n’étais pas plus frémissante de joie qu’au jour où, pour la première fois, je vis que cet enfant s’était montré un homme.

virgilie.

Mais s’il était mort dans cette affaire, madame ?

volumnie.

Alors son bon renom aurait été mon fils et j’y aurais trouvé une postérité. Je parle sincèrement : si j’avais douze fils, tous égaux dans mon amour, tous aussi chers à mon cœur que notre bon Marcius, j’aimerais mieux en voir onze mourir noblement pour leur patrie qu’un seul se gorger d’une voluptueuse inaction.

Entre une suivante.
la suivante.

— Madame Valérie vient vous rendre visite, madame.

virgilie, à Volumnie.

— Je vous en conjure, permettez-moi de me retirer.

volumnie.

Non, vraiment… — Je crois entendre d’ici le tambour de votre mari ; — je le vois traîner Aufidius par les cheveux, — les Volsques fuyant devant lui, comme des enfants devant un ours ; — je crois le voir frapper du pied en s’écriant : — Suivez-moi, lâches, vous avez été engendrés dans la peur, — bien que nés à Rome. Alors, essuyant son front sanglant — avec son gantelet de mailles, il s’avance, — pareil au moissonneur qui doit tout faucher — ou perdre son salaire.

virgilie.

— Son front sanglant ! Ô Jupiter ! pas de sang !

volumnie.

— Taisez-vous, folle ! Le sang sied mieux à un homme — que l’or au trophée. Le sein d’Hécube — allaitant Hector n’était pas plus aimable — que le front d’Hector crachant le sang — sous le coup des épées grecques… Dites à Valérie — que nous sommes prêtes à lui faire accueil.

La suivante sort.
virgilie.

— Que les cieux protègent mon seigneur contre le farouche Aufidius !

volumnie.

— Il écrasera sous son genou la tête d’Aufidius, — et lui passera sur le cou.

Entre Valérie, introduite par la suivante et suivie de son huissier.
valérie.

Mesdames, bonjour à toutes deux !

volumme.

Chère madame !

virgilie.

Je suis bien aise de voir Votre Grâce !

valérie.

Comment allez-vous toutes deux ? Vous êtes des ménagères émérites. Que cousez-vous là ? Joli ouvrage, en vérité… Comment va votre petit garçon ?

virgilie.

Je vous remercie ; fort bien, bonne madame.

volumnie.

Il aime mieux regarder des épées et entendre un tambour que de voir son maître d’école.

virgilie.

Sur ma parole, il est tout à fait le fils de son père : c’est un bien joli enfant, je vous jure. Croiriez-vous que, mercredi dernier, je suis restée toute une demi-heure à le regarder ? Il a un air si résolu ! Je le voyais courir après un papillon doré ; il l’a pris, l’a lâché, a recouru après, l’a repris, puis l’a relâché et rattrapé encore ; alors, exaspéré, soit par une chute qu’il avait faite, soit par toute autre raison, il l’a déchiré à belles dents : oh ! je vous garantis qu’il l’a déchiqueté !

volumnie.

Une boutade comme en a son père !

valérie.

Vraiment, là, c’est un noble enfant.

virgilie.

Un écervelé, madame.

valérie, à Virgilie.

Allons, laissez de côté votre couture ; je veux que vous flâniez avec moi cette après-midi.

virgilie.

Non, bonne madame, je ne sortirai pas.

valérie.

Vous ne sortirez pas ?

volumnie.

Si fait, si fait.

virgilie.

Non, vraiment, excusez-moi ; je ne franchirai pas notre seuil que monseigneur ne soit revenu de la guerre.

valérie.

Fi ! vous vous emprisonnez très-déraisonnablement. Allons, venez visiter cette bonne dame qui fait ses couches.

virgilie.

Je lui souhaite un prompt rétablissement, et je la visiterai de mes prières ; mais je ne puis aller chez elle.

volumnie.

Et pourquoi, je vous prie ?

virgilie.

Ce n’est pas par crainte d’une fatigue ni par manque d’amitié.

valérie.

Vous voulez être une autre Pénélope ; pourtant, on dit que toute la laine qu’elle fila en l’absence d’Ulysse ne servit qu’à remplir Ithaque de mites. Venez donc. Je voudrais que votre batiste fût aussi sensible que votre doigt ; par pitié, vous cesseriez de la piquer. Allons, vous viendrez avec nous.

virgilie.

Non, chère madame, pardonnez-moi ; décidément je ne sortirai pas.

valérie.

Là, vraiment, venez avec moi ; et je vous donnerai d’excellentes nouvelles de votre mari.

virgilie.

Oh ! bonne madame, il ne peut y en avoir encore.

valérie.

Si fait. Je ne plaisante pas avec vous ; on a eu de ses nouvelles hier soir.

virgilie.

Vraiment, madame ?

valérie.

Rien de plus vrai ; je les ai ouï dire à un sénateur. Voici : Les Volsques ont en campagne une armée contre laquelle le général en chef Cominius s’est porté avec une partie de nos troupes romaines. Votre mari et Titus Lartius ont mis le siége devant la cité de Corioles ; ils ne doutent nullement de vaincre et d’achever promptement la guerre. Voilà la vérité, sur mon honneur ; ainsi, je vous prie, venez avec nous.

virgilie.

Excusez-moi, bonne madame ; je vous obéirai en tout plus tard.

volumnie.

Laissez-la, madame ; dans l’état où elle est, elle ne ferait que troubler notre franche gaieté.

valérie.

Ma foi, je le crois… Adieu donc… Allons, bonne et chère dame… Je t’en prie, Virgilie, mets ta solennité à la porte et sors avec nous.

virgilie.

Non. Une fois pour toutes, madame, je ne le peux pas. Je vous souhaite bien du plaisir.

valérie.

Soit ! Adieu donc.

Elles sortent par différents côtés.

SCÈNE IV.
[Sous les remparts de Corioles (6).]
Entrent, tambours battants, enseignes déployées, Marcius et Titus Lartius, suivis d’officiers et de soldats. Un messager vient à eux.
marcius.

— Voici des nouvelles qui arrivent. Je gage qu’ils se sont battus.

lartius.

— Mon cheval contre le vôtre, que non.

marcius.

C’est dit.

lartius.

Convenu.

marcius, au messager.

— Dis-moi, notre général a-t-il rencontré l’ennemi ?

le messager.

— Ils sont en présence, mais ne se sont encore rien dit.

lartius.

— Ainsi, votre bon cheval est à moi.

marcius.

Je vous le rachète.

lartius.

— Non, je ne veux ni le vendre ni le donner, mais je veux bien vous le prêter — pour cinquante ans… Qu’on fasse sommation à la ville.

marcius, au messager.

— À quelle distance de nous sont les deux armées ?

le messager.

À un mille et demi.

marcius.

— Alors, nous entendrons leur trompette ; et eux, la nôtre. — Ô Mars, je l’en conjure, aide-nous à en finir vite ici, — que nous puissions avec nos épées fumantes marcher — au secours de nos frères, dans la plaine !…

Aux trompettes.

Allons, soufflez votre ouragan.

On sonne un parlementaire. Paraissent, sur les remparts, des sénateurs et des citoyens armés.
marcius, continuant.

— Tullus Aufidius est-il dans vos murs ?

premier sénateur.

— Non, et il n’est personne ici qui vous craigne plus que lui, — si peu qu’il vous craigne.

Rappel au loin.

Écoutez, nos tambours — font accourir notre jeunesse. Nous briserons nos murailles — plutôt que de nous y laisser parquer. Nos portes, — qui semblent fermées, n’ont pour barreaux que des roseaux : — elles s’ouvriront d’elles-mêmes. Entendez-vous, au loin ?

Tumulte lointain.

— C’est Aufidius. Écoutez quel ravage il fait — dans votre armée enfoncée.

marcius.

Oh ! ils sont aux prises !

lartius.

— Que leur vacarme nous serve de leçon… Des échelles, holà !

Les Volsques font une sortie.
marcius.

— Ils ne nous craignent pas ! ils sortent de la ville ! — Allons, mettez vos boucliers en avant de vos cœurs et combattez — avec des cœurs plus inflexibles que des boucliers… Avancez, brave Titus : — leur dédain pour nous dépasse toutes nos prévisions : j’en sue de fureur… Marchons, camarades : — celui qui recule, je le prends pour un Volsque, — et je lui fais sentir ma lance.

On sonne la charge. Les Romains et les Volsques sortent en combattant. Les Romains sont repoussés jusqu’à leurs retranchements.
Rentre Marcius.
marcius.

— Que tous les fléaux du Sud fondent sur vous, — vous, hontes de Rome ! vous, troupeaux de… — Que la peste vous plâtre — d’ulcères ; en sorte que vous soyez abhorrés — avant d’être vus et que vous vous renvoyiez l’infection — à un mille sous le vent. Âmes d’oies — qui assumez figures d’homme, comment avez-vous pu fuir — devant des gueux que des singes battraient ? Pluton et enfer ! — Tous blessés par derrière ! Rien que des dos rougis et des faces blêmies — par la déroute et la peur fébrile ! Reformez-vous et revenez à la charge ; — sinon, par les feux du ciel, je laisse là l’ennemi, — et c’est à vous que je fais la guerre ! Prenez y garde ! En avant ! — Si vous tenez bon, nous les renverrons à leurs femmes, — comme ils nous ont poursuivis jusqu’à nos retranchements !

On sonne une nouvelle charge. Les Romains reviennent contre les Volsques. Les Volsques se retirent dans Corioles, et Marcius les poursuit jusqu’aux portes de la ville.
marcius, aux soldats.

— Voilà les portes béantes ; secondez-moi bien ; — la fortune les ouvre pour les poursuivants — et non pour les fuyants. Remarquez-moi et imitez-moi.

Il entre dans la ville et les portes se referment sur lui.
premier soldat.

Quelle folie ! ce n’est pas moi qui en ferai autant.

deuxième soldat.

Ni moi.

troisième soldat.

— Voyez, ils l’ont enfermé.

Tumulte.
quatrième soldat.

Il est dans la marmite, je le garantis.

Entre Titus Lartius.
lartius.

— Qu’est devenu Marcius ?

tous.

Tué, sans doute.

premier soldat.

— En courant sur les talons des fuyards, — il est entré avec eux ; — soudain ils ont refermé leurs portes, et il est resté seul — pour tenir tête à toute la ville.

lartius.

Ô noble compagnon qui, vulnérable, est plus brave que son invulnérable épée, — et qui résiste, quand elle plie ! On t’abandonne, Marcius ! — Une escarboucle de ta grosseur — serait un moins riche joyau que toi. Tu étais un homme de guerre — selon le vœu de Caton ; — non-seulement tu étais rude et âpre — aux coups de main ; mais, par ton regard terrible — et par l’éclat foudroyant de ta voix, — tu faisais frissonner tes ennemis, comme si le monde — avait la fièvre et tremblait.

Marcius, couvert de sang, poursuivi par l’ennemi, reparaît par les portes de la ville.
premier soldat.

Voyez, seigneur.

lartius.

C’est Marcius. — Courons le délivrer ou mourir avec lui.

Tous pénètrent, en se battant, dans la ville.

SCÈNE V.
[Dans la ville de Corioles. Une rue.]
Entrent des Romains chargés de dépouilles.
premier romain.

J’emporterai ça à Rome.

deuxième romain.

Et moi ça.

troisième romain, jetant un outil d’étain.

Foin ! j’ai pris ça pour de l’argent.

Le tumulte continue au loin.
Entrent Marcius et Titus Lartius, précédés d’un trompette.
marcius.

— Voyez ces maraudeurs qui estiment leur temps — au prix d’un drachme fêlé ! Des coussins, des cuillères de plomb, — de la ferraille de rebut, des pourpoints que le bourreau — enterrerait avec ceux qui les portaient, ces misérables gueux — emballent tout avant que le combat soit fini… À bas ces lâches ! — Entendez-vous le vacarme que fait notre général ? Allons à lui ! — L’homme que hait mon âme, Aufidius, est là-bas, — massacrant nos Romains. Donc, vaillant Titus, prenez — des forces suffisantes pour garder la ville, — tandis que moi, avec ceux qui en ont le courage, je courrai — au secours de Cominius.

lartius.

Noble sire, ton sang coule ; — tu as déjà soutenu un trop violent effort pour — engager une seconde lutte.

marcius.

Messire, point de louange ! — Ce que j’ai fait ne m’a pas encore échauffé. Adieu ! — Le sang que je perds est un soulagement — plutôt qu’un danger pour moi. C’est ainsi que — je veux apparaître à Aufidius et le combattre.

lartius.

Puisse cette belle déesse, la Fortune, — s’énamourer de toi, et, par ses charmes puissants, — détourner l’épée de tes adversaires ! Hardi gentilhomme, — que le succès soit ton page !

marcius.

Qu’il te soit ami, — autant qu’à ceux qu’il place le plus haut ! Sur ce, adieu.

lartius.

Héroïque Marcius !

Sort Marcius.
Au trompette.

— Toi, va sonner la trompette sur la place du marché, — et fais-y venir tous les officiers de la ville. — C’est là qu’ils connaîtront nos intentions. En route !

Ils sortent.

SCÈNE VI.
[Une plaine à quelque distance de Corioles.]
Entrent Cominius et ses troupes, faisant retraite.
cominius.

— Reprenez haleine, mes amis : bien combattu ! Nous nous sommes comportés — en Romains, sans folle obstination dans la résistance, — sans couardise dans la retraite. Croyez-moi, messieurs, — nous serons encore attaqués. Tandis que nous luttions, — des bouffées de vent nous faisaient ouïr par intervalles — la marche guerrière de nos amis. Dieux de Rome, — assurez leur succès comme nous souhaitons le nôtre, — en sorte que nos deux armées, se joignant d’un front souriant, — puissent vous offrir un sacrifice en action de grâces.

Entre un messager.
cominius.

Ta nouvelle ?

le messager.

— Les citoyens de Corioles ont fait une sortie — et livré bataille à Titus et à Marcius. — J’ai vu nos troupes repoussées jusqu’à leurs retranchements, — et alors je suis parti.

cominius.

Si vrai que tu puisses dire, — tu me sembles un triste messager. Depuis quand es-tu parti ?

le messager.

Depuis plus d’une heure, monseigneur.

cominius.

— Il n’y a pas plus d’un mille d’ici là. Tout à l’heure nous entendions leurs tambours. — Comment as-tu pu perdre une heure à faire un mille, — et m’apporter si tard ta nouvelle ?

le messager.

Les éclaireurs des Volsques — m’ont donné la chasse et forcé de faire un détour — de trois ou quatre milles environ : autrement, monsieur, j’aurais — apporté mon message depuis une demi-heure.

Entre Marcius.
cominius.

Qui donc s’avance là-bas, — pareil à un écorché ? Ô Dieux ! — il a l’allure de Marcius ; oui, je l’ai — déjà vu dans cet état.

marcius.

Suis-je arrivé trop tard ?

cominius.

— Le berger ne distingue pas mieux le tonnerre d’un tambourin — que je ne distingue la voix de Marcius — de celle d’un homme inférieur.

marcius.

Suis-je arrivé trop tard ?

cominius.

— Oui, si vous ne revenez pas couvert du sang d’autrui, — mais du vôtre.

marcius, embrassant Cominius.

Oh ! laissez-moi vous étreindre — d’un bras aussi énergique que quand je faisais l’amour, sur un cœur — aussi joyeux qu’au jour de mes noces, — quand les flambeaux m’éclairèrent jusqu’au lit conjugal !

cominius.

Fleur des guerriers, — qu’est devenu Titus Lartius ?

marcius.

— Il est occupé à rendre des décrets, — condamnant les uns à mort, les autres à l’exil, — rançonnant celui-ci, graciant ou menaçant celui-là ; — tenant Corioles au nom de Rome, — comme un humble lévrier en laisse, — qu’il peut lâcher à volonté.

cominius.

Où est le drôle — qui m’a dit qu’on vous avait chassés jusqu’à vos retranchements ? — Où est-il ? Qu’on l’appelle !

marcius.

Laissez-le tranquille, — il a rapporté la vérité. Quant à nos gentilshommes — de la canaille (fi ! des tribuns pour eux !), — jamais la souris n’a fui le chat comme ils ont lâché pied — devant des gueux pires qu’eux-mêmes.

cominius.

Mais comment avez-vous eu le dessus ?

marcius.

— Est-ce le moment de le dire ? Je ne le crois pas… — Où est l’ennemi ? Êtes-vous maîtres de la plaine ? — Si non, pourquoi vous reposez-vous avant de l’être ?

cominius.

Marcius, — nous avons le désavantage du combat, — et nous faisons retraite, pour assurer notre succès.

marcius.

— Quel est leur ordre de bataille ? Savez-vous — en quel endroit ils ont placé leurs meilleurs soldats ?

cominius.

Autant que j’en puis juger, Marcius, — les bandes qui sont au front de leur bataille sont les Antiates, — leur élite, commandés par Aufidius, — le cœur même de leur espérance.

marcius.

Je vous adjure, — par tous les combats où nous avons guerroyé, — par le sang que nous avons versé ensemble, par nos vœux — d’éternelle amitié, mettez-moi droit — à l’encontre d’Aufidius et de ses Antiates ; — ne laissez pas échapper le moment ; mais, — remplissant l’air d’épées et de lances en arrêt, — mettons l’heure présente à l’épreuve.

cominius.

Je pourrais souhaiter — que vous fussiez conduit à un bain salutaire — et que des baumes vous fussent appliqués ; mais je n’ose jamais — repousser vos demandes. Choisissez donc ceux — qui peuvent le mieux aider à votre entreprise.

marcius.

Ce sont tous ceux — qui ont la meilleure volonté. Si parmi ces hommes il en est un — (et ce serait un péché d’en douter), qui aime la couleur — dont vous me voyez fardé, qui craigne — moins pour sa personne que pour sa renommée, — qui pense qu’une mort vaillante vaut mieux qu’une mauvaise vie — et préfère sa patrie à lui-même, — que ce brave unique ou tous les braves comme lui — expriment leurs sentiments en levant ainsi le bras — et suivent Marcius !

Marcius lève son épée. Tous l’imitent en poussant des acclamations ; des soldats jettent leurs bonnets en l’air et veulent porter Marcius en triomphe. Marcius les repousse.

— Oh ! laissez-moi ! me prenez-vous pour une épée ? — Si ces démonstrations ne sont pas des semblants, qui de vous — ne vaut pas quatre Volsques ? Pas un de vous — qui ne puisse opposer au grand Aufidius — un bouclier aussi inflexible que le sien. Je dois, — en vous remerciant tous, ne choisir qu’un certain nombre : les autres — soutiendront l’action dans un autre combat, — quand l’occasion l’exigera. Veuillez vous mettre en marche ; — et que quatre d’entre vous désignent pour mon expédition — les hommes les plus dispos.

cominius.

En avant, caramades ! — Prouvez que cette démonstration est sérieuse, et vous aurez, — comme nous, votre part dans le triomphe.

Ils sortent.

SCÈNE VII.
[Devant les portes de Corioles.]
Titus Lartius, ayant posé des sentinelles aux portes de Corioles, sort de la ville au son du tambour et de la trompette, pour aller se joindre à Cominius et à Marcius. Il apparaît, accompagné d’un lieutenant, d’un piquet de soldats et d’un éclaireur.
lartius.

— Ainsi, que les portes soient gardées : exécutez les ordres — que je vous ai remis. Si j’envoie, expédiez — les centuries à notre secours : le reste suffira — pour tenir quelque temps. Si nous sommes battus en campagne, — nous ne pourrons garder la ville.

le lieutenant.

Ne doutez pas de notre vigilance, monsieur.

lartius.

— Rentrez, et fermez vos portes sur nous.

Le lieutenant se retire.
À l’éclaireur.
— Allons, guide, conduis-nous au camp romain.

SCÈNE VIII.
[Un champ de bataille entre le camp romain et le camp volsque.]
Alarme. Entrent Marcius et Aufidius.
marcius.

— Je ne veux combattre qu’avec toi, car je te hais — plus qu’un parjure.

aufidius.

Nous avons haine égale. — L’Afrique n’a pas de serpent que j’abhorre — plus que ton importune gloire. Fixe ton pied !

margius.

— Que le premier qui bouge meure esclave de l’autre, — et que les dieux le damnent ensuite !

aufidius.

Si je fuis, Marcius, — relance-moi comme un lièvre.

marcius.

Il y a trois heures à peine, Tullus, — que je combattais seul dans votre ville de Corioles ; — j’ai fait ce que j’ai voulu. Ce n’est pas de mon sang — que tu me vois ainsi masqué. Venge-toi donc — et tords la valeur jusqu’au suprême effort.

aufidius.

Quand tu serais Hector, — le héros dont se targue votre race, — tu ne m’échapperais pas ici.

Ils se battent. Des Volsques viennent au secours d’Aufidius.

— Auxiliaires plus officieux que vaillants, vous me faites honte — par votre injurieuse assistance.

Les Volsques sortent en combattant, poursuivis par Marcius.

SCÈNE IX.
[Le camp romain.]
Alarme. La retraite est sonnée au loin. Fanfares. Entrent d’un côté, Cominius et des Romains ; de l’autre côté, Marcius, le bras en écharpe, suivi d’autres Romains.
cominius.

— Si je te disais tout ce que tu as fait aujourd’hui, — tu ne croirais pas à tes actes. — Mais je raconterai cela ailleurs, — et, en m’écoutant, des sénateurs mêleront les larmes aux sourires ; — d’illustres patriciens commenceront par hausser les épaules, — et finiront par s’extasier ; des dames frissonneront d’épouvante — et de joie, avides de m’entendre encore ; et les sombres tribuns, — qui, à l’égal des plébéiens infects, détestent ta grandeur, — s’écrieront à contre-cœur : Nous remercions les dieuxd’avoir donné à notre Rome un pareil soldat ! — Tu es venu prendre ta part de notre festin, — comme si tu n’avais pas déjà assouvi ta vaillance.

Entre Titus Lartius, ramenant son armée de la poursuite de l’ennemi.
lartius, montrant Coriolan à Cominius.

Ô général, — voici le coursier, nous sommes le caparaçon. — Avez-vous vu ?

marcius.

Assez, je vous prie ! Ma mère, — qui a bien le droit de vanter son sang, — m’afflige quand elle me loue. J’ai fait, — comme vous, ce que j’ai pu, animé, — comme vous, par l’amour de ma patrie. — Quiconque a prouvé sa bonne volonté — a accompli autant que moi.

cominius.

Vous ne serez pas — le tombeau de votre mérite. Il faut que Rome sache — la valeur des siens. Ce serait une réticence — pire qu’un larcin, et comme une calomnie, — de cacher vos actions et de faire des exploits — que la louange doit porter aux nues, — pour n’être que modeste. Permettez-moi donc, je vous conjure, — pour rendre hommage à ce que vous êtes, et non pour récompenser — ce que vous avez fait, de haranguer l’armée devant vous.

marcius.

— J’ai quelques blessures sur le corps, et elles me cuisent — quand je les entends rappeler.

cominius.

Si elles étaient oubliées, — elles pourraient s’envenimer par l’ingratitude — et se gangrener mortellement. De tous les chevaux — que nous avons pris (et il y en a quantité d’excellents), de tout — le butin que nous avons conquis sur le champ de bataille et dans la cité, — nous vous offrons le dixième : prélevez-le donc, — avant la distribution générale, à votre volonté.

marcius.

Je vous remercie, général ; — mais je ne puis décider mon cœur à accepter — pour mon épée un loyer mercenaire ; je le refuse, — et je ne veux que la part revenant à tous ceux — qui ont assisté à l’affaire.

Longues fanfares. Tous crient : Marcius ! Marcius ! en agitant leurs casques et leurs lances. Cominius et Lartius restent tête découverte.
marcius, reprenant.

— Puissent ces instruments, que vous profanez ainsi, — perdre à jamais leur son ! Si les tambours et les trompettes — se changent en flatteurs sur le champ de bataille, que les cours et les cités ne soient plus — que grimaçante adulation. — Si l’acier s’amollit comme la soie du parasite, que celle-ci devienne notre cuirasse de guerre ! — Assez, vous dis-je ! Parce que je n’ai pas lavé — mon nez qui saignait, parce que j’ai terrassé quelque débile pauvret, — ce qu’ont fait obscurément beaucoup d’entre vous, — vous m’exaltez de vos acclamations hyperboliques, — comme si mon faible mérite voulait être mis au régime — des louanges frelatées par le mensonge !

cominius.

C’est trop de modestie ; — vraiment vous êtes plus cruel pour votre gloire que reconnaissant — envers nous qui vous glorifions sincèrement. Résignez-vous : — si vous vous emportez contre vous-même, nous vous traiterons — comme un furieux qui médite sa propre destruction, et nous vous garrotterons, — pour pouvoir en sûreté raisonner avec vous… Qu’il soit donc connu — du monde entier, comme de nous, qu’à Caïus Marcius — appartient la palme de cette victoire ; en témoignage de quoi — je lui donne, tout harnaché, mon noble destrier — si connu dans le camp ; et désormais, — pour ce qu’il a fait devant Corioles, appelons-le, — aux applaudissements et aux acclamations de toute l’armée, — Caïus Marcius Coriolan !… — Puisse-t-il toujours porter noblement ce surnom !…

Fanfare, tambours et trompettes.
tous.

Caïus Marcius Coriolan !

coriolan.

Je vais me laver ; — et, quand mon visage sera net, vous verrez bien — si je rougis ou non. N’importe ! je vous remercie. — Je m’engage à monter votre coursier, et, en tout temps, — à soutenir aussi haut que je pourrai — le beau nom dont vous me couronnez.

cominius.

Sur ce, à notre tente ! — Avant de nous reposer, il nous faut écrire — nos succès à Rome… Vous, Titus Lartius, — retournez à Corioles, et envoyez-nous à Rome — les notables de la ville qui traiteront avec nous — pour leurs intérêts et les nôtres.

lartius.

J’obéirai, monseigneur.

coriolan.

— Les dieux commencent à se jouer de moi. Moi qui tout à l’heure — refusais des présents royaux, je suis réduit à mendier — une faveur de mon général.

cominius.

D’avance elle est accordée… Qu’est-ce ?

coriolan.

— J’ai logé quelque temps, ici même, à Corioles, — chez un pauvre homme qui m’a traité en ami. — Je l’ai vu faire prisonnier, il m’a imploré ; — mais alors Aufidius s’offrait à ma vue, — et la fureur a étouffé ma pitié. Je vous demande — d’accorder la liberté à mon pauvre hôte.

cominius.

Ô noble demande !… — Fût-il l’égorgeur de mon fils, qu’il soit — libre comme le vent. Délivrez-le, Titus.

lartius.

— Son nom, Marcius ?

coriolan.

Oublié, par Jupiter ! — Je suis las, et ma mémoire est fatiguée. — Est-ce que nous n’avons pas de vin, ici ?

cominius.

Allons à notre tente. — Le sang se fige sur votre visage : il est temps — qu’on y prenne garde : allons !

Ils sortent.

SCÈNE X.
[Le camp des Volsques.]
Fanfares. Bruit de cornets. Entre Tullus Aufidius, couvert de sang, accompagné de deux ou trois soldats.
aufidius.

La ville est prise !

premier soldat.

— Elle sera restituée à de bonnes conditions.

aufidius.

Des conditions ! — Je voudrais être Romain ; car je ne puis plus, — en restant Volsque, être ce que je suis… Des conditions ! — Est-ce qu’un traité peut contenir de bonnes conditions — pour celle des parties qui est à la merci de l’autre ?… Cinq fois, Marcius, — je me suis battu avec toi ; cinq fois tu m’as vaincu, — et tu me vaincrais, je le crois, toujours, quand nous nous rencontrerions — autant de fois que nous mangeons… Par les éléments, — si jamais nous nous trouvons barbe contre barbe, — il sera ma victime, ou je serai la sienne. Ma jalousie — n’a plus la même loyauté ; naguère — je comptais l’accabler à force égale, — épée contre épée, mais maintenant je le frapperai n’importe comment ; — ou la rage ou la ruse auront raison de lui.

premier soldat.

C’est le démon.

aufidius.

— Il est plus audacieux, mais moins subtil. Ma valeur est empoisonnée — par la souillure qu’il lui a faite : pour lui, elle — s’arrachera à son essence. En vain le sommeil, le sanctuaire, — le dénûment, la maladie, le temple, le Capitole, — les prières des prêtres, l’heure du sacrifice, — toutes ces sauvegardes contre la furie, opposeront — leur privilége et leur impunité vermoulue à ma haine — envers Marcius. Partout où je le trouverai, fût-ce — chez moi, sous la protection de mon frère, en dépit même — du droit hospitalier, je veux — plonger dans son cœur ma main farouche. Allez, vous, à la ville, — sachez quelle force l’occupe et quels sont les otages — destinés pour Rome.

premier soldat.

Est-ce que vous n’y viendrez pas ?

aufidius.

— Je suis attendu dans le bois de cyprès. — Je vous en prie (c’est au sud des moulins de la ville, vous savez), revenez me dire — comment vont les choses, pour que, sur leur marche, — je puisse accélérer la mienne.

premier soldat.

J’obéirai, monsieur.

Ils sortent.

SCÈNE XI.
[Rome. Une rue.]
Entrent Ménénius, Sicinius et Brutus.
ménénius.

L’augure me dit que nous aurons des nouvelles ce soir.

brutus.

Bonnes ou mauvaises ?

ménénius.

Peu conformes aux vœux du peuple, car il n’aime pas Marcius.

sicinius.

La nature apprend aux animaux même à reconnaître leurs amis.

ménénius.

Et qui donc le loup aime-t-il, je vous prie ?

sicinius.

L’agneau.

ménénius.

Oui, pour le dévorer, comme vos plébéiens affamés voudraient dévorer le noble Marcius.

brutus.

Lui ! c’est un agneau, en effet, qui bêle comme un ours.

ménénius.

C’est un ours, en effet, qui vit comme un agneau. Vous êtes deux vieillards : répondez-moi à ce que je vais vous demander.

les deux tribuns.

Voyons, monsieur.

ménénius.

Quel pauvre défaut a donc Marcius, qui ne se retrouve pas énorme chez vous ?

brutus.

Marcius n’a pas de pauvre défaut : il est gorgé de tous les vices.

sicinius.

Spécialement d’orgueil.

brutus.

Et surtout de jactance.

ménénius.

Voilà qui est étrange. Savez-vous comment vous êtes jugés tous les deux ici, dans la cité, j’entends par nous, les gens du bel air ? Le savez-vous ?

les deux tribuns.

Eh bien, comment sommes-nous jugés ?

ménénius.

Puisque vous parlez d’orgueil… Vous ne vous fâcherez pas ?

les deux tribuns.

Dites, dites, monsieur, dites.

ménénius.

D’ailleurs, peu importe : car le plus mince filou de prétexte est capable de vous dépouiller de toute votre patience. Lâchez les rênes de votre humeur, et fâchez-vous à plaisir, du moins si c’est un plaisir pour vous de vous fâcher. Vous reprochez à Marcius d’être orgueilleux ?

brutus.

Nous ne sommes pas seuls à le faire, monsieur.

ménémus.

Je sais que vous savez faire bien peu de choses, seuls : il vous faut nombre d’assistances, sans quoi vos actions seraient merveilleusement rares ; vos facultés sont trop dans l’enfance, pour que seuls vous puissiez faire beaucoup. Vous parlez d’orgueil, besaciers ! Oh ! Si vous pouviez jeter vos regards par-dessus vos épaules et faire la revue intérieure de vos personnes ! Oh ! si vous le pouviez…

brutus.

Eh bien, après, monsieur ?

ménénius.

Eh bien, vous apercevriez deux magistrats (alias, deux sots), incapables, orgueilleux, violents et têtus, comme personne à Rome.

sicinius.

Vous aussi, Ménénius, vous êtes suffisamment connu.

ménénius.

Je suis connu pour être un patricien de belle humeur, aimant une coupe de vin ardent que n’a pas refroidi une goutte du Tibre ; ayant, dit-on, le léger défaut de céder au premier élan ; vif et prenant feu à la plus triviale excitation ; un mortel, enfin, plus familier avec la fesse de la nuit qu’avec le front de l’aurore. Ce que je pense, je le dis, et je dépense toute ma malice en paroles. Quand je rencontre des hommes d’État tels que vous (je ne puis vraiment pas vous appeler des Lycurgues), si la boisson que vous m’offrez affecte mon palais désagréablement, je fais une grimace. Je ne puis dire que vos seigneuries ont bien élucidé la matière, quand je vois l’ânerie entrer comme ingrédient dans la majeure partie de vos phrases ; et, quoiqu’il me faille tolérer ceux qui disent que vous êtes des hommes graves et vénérables, ils n’en ont pas moins menti par la gorge, ceux qui déclarent que vous avez bonne mine. Est-ce parce que vous voyez tout ça dans la carte de mon microcosme, que vous me trouvez suffisamment connu ? Quel vice votre aveugle sagacité découvre-t-elle dans mon caractère, si, comme vous dites, je suis suffisamment connu ?

brutus.

Allons, monsieur, allons, nous vous connaissons suffisamment.

ménénius.

Vous ne connaissez ni moi, ni vous, ni quoi que ce soit. Vous ambitionnez les coups de chapeau et les courbettes des pauvres hères ; vous épuisez toute une sainte matinée à ouïr une chicane entre une vendeuse d’oranges et un marchand de canules, et vous ajournez cette controverse de trois oboles à une seconde audience. Quand vous entendez une discussion entre deux parties, s’il vous arrive d’être pincés par la colique, vous faites des figures de mascarade, vous arborez le drapeau rouge contre toute patience, et, hurlant après un pot de chambre, vous renvoyez l’affaire sanglante, embrouillée de plus belle par votre intervention ; et tout l’accord que vous établissez entre les plaideurs, c’est de les traiter l’un et l’autre de fripons. Vous êtes un couple étrange !

brutus.

Allez, allez, on sait fort bien que vous êtes plus parfait comme farceur à table, que nécessaire comme législateur au Capitole.

ménénius.

Nos prêtres eux-mêmes deviendraient moqueurs, s’ils rencontraient des objets aussi ridicules que vous. Ce que vous dites de plus sensé ne vaut pas la peine de remuer vos barbes ; et ce serait faire à vos barbes de trop nobles obsèques que d’en rembourrer le coussin d’un ravaudeur ou de les ensevelir dans le bât d’un âne. Et vous osez dire que Marcius est fier, lui qui, estimé au plus bas, vaut tous vos prédécesseurs depuis Deucalion, parmi lesquels les meilleurs peut-être ont été bourreaux de père en fils. Le bonsoir à vos révérences ! Ma cervelle serait infectée par une plus longue conversation avec vous, pâtres des bestiaux plébéiens. J’oserai prendre congé de vous.

Brutus et Sicinius se retirent au fond de la scène.
Entrent Volumnie, Virgilie, Valérie, et leurs suivantes.

Eh bien, mes belles, mes nobles dames (et la Lune, descendue sur terre, ne serait pas plus noble), où suivez-vous si vite vos regards ?

volumnie.

Honorable Ménénius, mon fils Marcius approche ; pour l’amour de Junon, partons !

ménénius.

Ha ! Marcius revient !

volumnie.

Oui, digne Ménénius, dans le plus éclatant triomphe.

ménénius, jetant son bonnet en l’air.

Reçois mon bonnet, Jupiter ; je te remercie. Ho ! ho ! Marcius revient !

les deux dames.

Oui, vraiment.

volumnie.

Tenez, voici une lettre de lui ; le gouvernement en a une autre, sa femme une autre ; et je crois qu’à la maison il y en a une pour vous.

ménénius.

Je veux mettre le branle-bas chez moi toute la nuit : une lettre pour moi !

virgilie.

Oui, certainement, il y a une lettre pour vous ; je l’ai vue.

ménénius.

Une lettre pour moi ! Voilà qui me donne un fond de santé pour sept années, pendant lesquelles je vais faire la nique au médecin. Comparée à ce cordial, la plus souveraine prescription de Galien n’est qu’une drogue d’empirique, ne valant guère mieux qu’une médecine de cheval… Est-ce qu’il n’est pas blessé ? Il avait coutume de revenir blessé.

virgilie.

Oh ! non, non, non.

volumnie.

Oh ! il est blessé, et j’en rends grâces aux dieux.

ménénius.

Moi aussi, s’il ne l’est pas trop. Les blessures lui vont si bien… Rapporte-t-il la victoire dans sa poche ?

volumnie.

Sur son front, Ménénius : il revient pour la troisième fois avec la couronne de chêne.

ménénius.

A-t-il corrigé Aufidius solidement ?

volumnie.

Titus Lartius a écrit qu’ils se sont battus, mais qu’Aufidius a échappé.

ménénius.

Et il était temps pour lui, je le garantis ; s’il avait tenu bon, il eût été étrillé comme je ne voudrais pas l’être pour tous les coffres de Corioles et ce qu’il y a d’or dedans. Le sénat est-il informé de tout cela ?

volumnie.

Mesdames, partons… Oui, oui, oui : le sénat a eu des lettres du général qui attribuent à mon fils tout l’honneur de la guerre : il a, dans cette campagne, dépassé du double ses premières prouesses.

valérie.

En vérité, on dit de lui des choses prodigieuses.

ménénius.

Prodigieuses ! oui, mais je vous garantis qu’il a bien payé pour ça !

virgilie.

Les dieux veuillent qu’elles soient vraies !

volumnie.

Vraies ! ah, bon !

ménénius.

Vraies ? Je jurerais qu’elles sont vraies… Où est-il blessé ?

Aux tribuns qui s’avancent.

Dieu garde vos révérences ! Marcius revient : il a de nouveaux sujets d’orgueil.

À Volumnie.

Où est-il blessé ?

volumnie.

À l’épaule et au bras gauche. Il aura là de larges cicatrices à montrer au peuple, quand il réclamera le poste qui lui est dû. À l’expulsion de Tarquin il reçut sept blessures.

ménénius.

Une au cou et deux à la cuisse… Je lui en connais neuf.

volumnie.

Avant cette dernière expédition, il avait sur lui vingt-cinq blessures.

ménénius.

À présent c’est vingt-sept : chaque balafre a été la tombe d’un ennemi.

Fanfares et acclamations.

Écoutez ! les trompettes !

volumnie.

— Ce sont les émissaires de Marcius : devant lui — il porte le fracas et derrière lui il laisse les larmes. — La mort, ce noir esprit, réside dans son bras nerveux : — il s’élève, retombe, et alors des hommes meurent.

Symphonie. Les trompettes sonnent. Arrivent Cominius et Titus Lartius ; entre eux Coriolan, couronné d’une guirlande de chêne, et suivi d’officiers et de soldats. Un héraut les précède.
le héraut.

— Sache, Rome, que Marcius a combattu seul — dans les murs de Corioles et y a gagné — avec honneur le surnom de Coriolan, qui — fera dans la gloire cortége à Caïus Marcius. — Sois le bien venu à Rome, illustre Coriolan !

Fanfare.
tous.

— Bienvenu à Rome, illustre Coriolan !

coriolan.

— Assez ! cela me fait mal au cœur ! — Assez, je vous prie.

cominius, montrant Volumnie.

Voyez donc, monsieur ! votre mère !

coriolan.

Oh ! — vous avez, je le sais, imploré les dieux — pour ma prospérité.

Il plie le genou.
volumnie.

Debout, mon vaillant soldat, debout ! — Mon doux Marcius, mon digne Marcius, mon — héros nommé à nouveau par la gloire… — Comment donc ? N’est-ce pas Coriolan qu’il faut que je t’appelle ?… — Mais, regarde ta femme !

Virgilie pleure de joie.
coriolan, à Virgilie.

Salut, mon gracieux silence ! — Aurais-tu donc ri, si j’étais revenu dans un cercueil, — toi qui pleures de me voir triompher ? Ah ! ma chère, — elles ont ces yeux-là, les veuves de Corioles — et les mères qui ont perdu leurs fils.

ménénius.

Qu’aujourd’hui les dieux te couronnent !

coriolan.

— Vous voilà donc encore…

À Valérie.

Ô ma charmante dame, pardon.

volumnie.

— Je ne sais de quel côté me tourner.

Saluant Lartius.

Oh ! soyez le bienvenu.

À Cominius.

— Le bienvenu, général… Soyez les bienvenus tous.

ménénius.

— Cent mille fois bienvenus. Je pourrais pleurer — et je pourrais rire ; je suis allègre et accablé.

À Coriolan.

Le bienvenu ! — Qu’une malédiction frappe aux racines du cœur — quiconque n’est pas heureux de te voir !… Vous êtes trois — dont Rome devrait raffoler : pourtant, au témoignage de tous, — nous avons ici, chez nous, de vieux sauvageons sur lesquels on ne saurait — enter la moindre sympathie pour vous. N’importe ! soyez les bienvenus, guerriers : une ortie ne s’appellera jamais qu’ortie, et — le défaut d’un sot que sottise.

cominius.

Toujours le même.

coriolan.

— Ménénius, toujours, toujours !

le héraut, à la foule.

— Faites place là, et avancez.

coriolan, à sa femme et à sa mère.

Votre main… et la vôtre. — Avant que j’aille abriter ma tête sous notre toit, — il faut que je fasse visite à ces bons patriciens — qui m’ont accablé de compliments — et d’honneurs !

volumnie.

J’ai assez vécu — pour voir mettre le comble à mes plus chers désirs — et à l’édifice de mes rêves. — Il n’y manque plus qu’une seule chose, et je ne doute pas — que notre Rome ne te la confère.

coriolan.

Sachez-le, ma bonne mère, — j’aime mieux les servir à ma guise — que les commander à la leur.

cominius.

En marche ! Au Capitole !

Fanfares de cornets. Le cortége sort, comme il est entré. Tous se retirent, excepté les deux tribuns.
brutus.

— Toutes les bouches parlent de lui, et toutes les vues troubles — mettent des bésicles pour le voir. La nourrice bavarde — laisse son poupon geindre dans des convulsions, — tandis qu’elle jase de lui ; la souillon de cuisine fixe — son plus beau fichu autour de son cou enfumé, — et grimpe aux murs pour l’apercevoir. Les auvents, les bornes, les fenêtres — sont encombrés, les gouttières remplies, les pignons surchargés — de figures diverses, toutes pareillement — attentives à le voir. Les flamines, qui se montrent si rarement, — fendent le flot populaire et s’essoufflent — pour conquérir une place vulgaire. Nos dames se dévoilant — abandonnent le blanc et le rose, qui luttent — sur leurs joues délicates, aux licencieux ravages — des baisers brûlants de Phébus : c’est une cohue ! — On dirait que le dieu qui le guide, — quel qu’il soit, s’est furtivement insinué dans sa personne mortelle — et donne de la grâce à ses allures.

sicinius.

Du coup, — je le garantis consul.

brutus.

Alors notre autorité risque fort — de sommeiller, durant son gouvernement.

sicinius.

— Il n’aura pas la modération d’exercer ses fonctions — dans les limites où elles doivent commencer et finir ; mais — il perdra le pouvoir même qu’il a conquis.

brutus.

C’est ce qui doit nous rassurer.

sicinius.

N’en doutez pas, — les gens du peuple que nous représentons, — mus par leurs anciennes rancunes, oublieront — à la moindre occasion ses titres récents ; — et cette occasion, je suis sûr que lui-même se fera gloire — de la leur fournir.

brutus.

Je l’ai entendu jurer — que, s’il briguait le consulat, il ne voudrait jamais — paraître en place publique, affublé — des vêtements râpés du suppliant, — ni, comme c’est l’usage, montrer ses blessures — aux plébéiens, pour mendier leurs voix puantes.

sicinius.

C’est vrai.

brutus.

— Ce sont ses paroles. Oh ! Il aimerait mieux renoncer à la charge — que l’obtenir autrement que par les vœux des gentilshommes — et le désir des nobles.

sicinius.

Tout ce que je souhaite, — c’est qu’il persiste dans cette idée et qu’il la mette — à exécution.

brutus.

Il est très-probable qu’il le fera.

siginius.

— Le résultat sera pour lui, comme le veulent nos intérêts, — une destruction certaine.

brutus.

Et tel il doit être — pour lui ou pour notre autorité. Dans ce but, — rappelons sourdement aux plébéiens quelle haine — Marcius a toujours eue pour eux ; comment, s’il l’avait pu, il aurait — fait d’eux des bêtes de somme, réduit au silence leurs défenseurs, et confisqué leurs franchises ; ne leur accordant pas, — en fait d’action et de capacité humaine, — une âme plus élevée, plus apte aux choses de ce monde, — qu’à ces chameaux de guerre qui reçoivent leur pitance — pour porter des fardeaux, et une volée de coups — pour avoir plié sous le faix.

sicinius.

Cette idée, suggérée dans une occasion où son insolence déchaînée — offensera le peuple (et les occasions ne manqueront pas, — pour peu qu’on l’excite, chose aussi aisée — que de lancer un chien sur un troupeau), suffira — à allumer le feu de paille qui doit, en flamboyant, — le noircir à jamais.

Entre un messager.
brutus.

Qu’y a-t-il ?

le messager.

— Vous êtes mandés au Capitole. On croit que Marcius sera consul. — J’ai vu les muets se presser pour le voir, — et les aveugles pour l’entendre. Les matrones lui jetaient leurs gants, — les dames et les jeunes filles, leurs écharpes et leurs mouchoirs, — quand il passait ; les nobles s’inclinaient — comme devant la statue de Jupiter ; et les gens du commun — lançaient une grêle de bonnets, un tonnerre d’acclamations. — Je n’ai jamais rien vu de pareil.

brutus.

Allons au Capitole, — ayant l’œil et l’oreille aux aguets, — le cœur à la hauteur des événements !

sicinius.

Je vous accompagne.

Ils sortent.

SCÈNE XII.
[La salle du sénat, au Capitole.]
Entrent deux officiers, qui posent des coussins.
premier officier.

Vite ! vite ! ils sont tout près d’ici… Combien y a-t-il de candidats pour le consulat ?

deuxième officier.

Trois, dit-on ; mais chacun pense que Coriolan l’emportera.

premier officier.

C’est un brave compagnon, mais il est diantrement fier, et il n’aime pas le commun peuple.

deuxième officier.

Ma foi, il y a nombre de grands personnages qui ont flatté le peuple et ne l’ont jamais aimé ; et il en est d’autres que le peuple a aimés sans savoir pourquoi. Or, si le peuple aime sans savoir pourquoi, il peut haïr sans meilleur motif. Donc, en ne se souciant ni de sa haine ni de son amour, Coriolan prouve qu’il connaît à fond sa disposition, et il le lui fait bien voir par sa noble indifférence.

premier officier.

S’il ne se souciait ni de la haine ni de l’amour des plébéiens, il lui serait égal de leur faire du bien et du mal ; mais il met plus de zèle à rechercher leur haine qu’ils n’en peuvent mettre à la lui accorder ; il ne néglige rien pour se déclarer ouvertement leur ennemi. Or, affecter ainsi de provoquer leur rancune et leur colère, c’est un tort aussi grave que celui qu’il réprouve, les flatter pour être aimé d’eux.

deuxième officier.

Il a bien mérité de sa patrie. Il ne s’est pas élevé par de trop faciles degrés, comme ceux qui, à force de souplesse et de courtoisie envers le peuple, ont gagné leurs insignes sans avoir rien fait d’ailleurs pour s’assurer son estime et sa faveur. Mais lui, il a arboré ses titres à tous les yeux, ses exploits dans tous les cœurs, si bien qu’il y aurait une coupable ingratitude à garder le silence et à ne pas avouer la vérité : la contester serait une médisance qui se démentirait d’elle-même en soulevant partout la réprobation et le murmure.

premier officier.

— N’en parlons plus : c’est un digne homme. — Faisons place : les voici.

Symphonie. Entrent, précédés de licteurs, le consul Cominius, Ménénius, Coriolan, un grand nombre d’autres sénateurs, puis Sicinius et Brutus. Les sénateurs s’asseyent sur leurs siéges respectifs ; les tribuns s’asseyent à part.
ménénius.

— Ayant décidé l’affaire des Volsques — et le rappel de Titus Lartius, il nous reste, — et c’est le principal objet de cette réunion supplémentaire, — à reconnaître les nobles services de celui qui — a si bien combattu pour son pays. Veuillez donc, — vénérables et graves anciens, inviter — le consul actuel, notre général — dans cette heureuse campagne, à nous parler — un peu des nobles exploits accomplis — par Caïus Marcius Coriolan, — que nous sommes venus ici remercier et récompenser — par des honneurs dignes de lui.

premier sénateur.

Parlez, bon Cominius. — N’omettez aucun détail, et obligez-nous à confesser — plutôt l’impuissance de l’État à s’acquitter — que la défaillance de notre gratitude.

Aux tribuns.

Chefs du peuple, — nous réclamons votre plus bienveillante attention, et ensuite — votre favorable intervention auprès du peuple — pour le faire adhérer à ce qui se décidera ici.

sicinius.

Nous sommes rassemblés — pour une cordiale entente ; et nous sommes de tout cœur — disposés à honorer et à exalter — le héros de cette réunion.

brutus.

Et nous serons d’autant plus — ravis de le faire, s’il s’attache désormais — à témoigner pour le peuple une plus affectueuse estime — que par le passé.

ménénius.

C’est de trop ! c’est de trop ! — Vous auriez mieux fait de garder le silence. Vous plaît-il — d’écouter Cominius ?

brutus.

Très-volontiers : — mais pourtant mon observation était plus convenable — que votre boutade.

ménénius.

Il aime vos plébéiens : — mais ne le forcez pas à coucher avec eux. — Digne Cominius, parlez.

À Coriolan qui se lève pour sortir.

Non, gardez votre place.

premier sénateur.

— Asseyez-vous, Coriolan ; ne rougissez pas d’entendre — ce que vous avez fait de glorieux.

coriolan.

Que Vos Seigneuries me pardonnent ! — J’aimerais mieux avoir de nouveau à panser mes blessures — que d’entendre dire comment je les ai reçues.

brutus.

Monsieur, ce ne sont pas, j’espère, — mes paroles qui vous arrachent à votre siége.

coriolan.

Non, monsieur ; souvent néanmoins — les paroles m’ont fait fuir, moi que les coups ont toujours fait rester. — Vous ne m’avez pas flatté, et partant pas blessé. Quant à votre peuple, — je l’aime comme il le mérite.

ménénius.

Je vous en prie, asseyez-vous.

coriolan.

— J’aimerais mieux me faire gratter la tête au soleil, — tandis que sonnerait la fanfare d’alarme, que d’entendre, paresseusement assis, — faire un monstre de mon néant.

Il sort.
ménénius, aux tribuns.

Chefs du peuple, — comment voulez-vous qu’il flatte votre fretin populaire, — où il y a un homme de bien sur mille, quand, comme vous voyez, — il aimerait mieux exposer tous ses membres à accomplir un exploit — qu’une seule de ses oreilles à l’entendre raconter ?… Parlez, Cominius.

cominius.

— L’haleine me manquera ; les actes de Coriolan — ne sauraient être dits d’une voix débile. On convient — que la valeur est la vertu suprême, celle — qui ennoblit le plus : si cela est, — l’homme dont je parle n’a pas dans le monde un égal — qui lui fasse contre-poids. À seize ans, — quand Tarquin se jeta sur Rome, il se signala — plus que tous. Notre dictateur d’alors, — que je désigne avec admiration, le vit combattre — et, avec un menton d’amazone, chasser — devant lui maintes moustaches hérissées : il couvrit de son corps — un Romain terrassé, et, sous les yeux du consul, — occit trois ennemis ; il provoqua Tarquin lui-même, — et d’un coup le mit à genoux. En ce jour de prouesses, — à un âge où il eût pu jouer les femmes sur la scène, — il se montra le plus vaillant dans la mêlée, et en récompense — fut couronné de chêne. Après cette entrée virile — dans l’adolescence, il est devenu grand comme une mer ; — depuis lors, il a, dans le choc de dix-sept batailles, — soustrait la palme à tous les glaives. Quant à ses derniers exploits — devant et dans Corioles, je dois avouer — que je ne puis en parler dignement. Il a arrêté les fuyards, — et, par son rare exemple, forcé le lâche — à rire de sa terreur. Comme les goémons devant — un vaisseau à la voile, les hommes fléchissaient — et tombaient sous son sillage. Son glaive, sceau de la mort, — partout laissait une empreinte. De la tête aux pieds, — c’était un spectre sanglant dont chaque mouvement — était marqué par un cri d’agonie. Seul il a franchi — l’enceinte meurtrière de la ville qu’il a rougie — de trépas inévitables, est sorti sans aide, — puis, revenant avec un brusque renfort, est tombé — sur Corioles, comme une planète. Dès lors tout était à lui. — Mais bientôt le bruit d’un combat a frappé — son oreille fine ; aussitôt son âme surexcitée — a rendu force à sa chair fatiguée ; — il s’est élancé vers le champ de bataille, qu’il a — parcouru sur un monceau fumant de vies humaines, tombées — dans son incessant ravage, et, avant que nous fussions maîtres — de la plaine et de la ville, il ne s’est pas arrêté un moment — pour reprendre haleine.

ménénius.

Digne homme !

premier sénateur.

— Il est à la hauteur de tous les honneurs — que nous pouvons imaginer pour lui.

cominius.

Il a rejeté du pied notre butin, — et dédaigné les choses les plus précieuses, comme si elles étaient — le rebut grossier du monde ; il convoite moins — que l’avarice même ne donnerait ; il trouve la récompense — de ses actions dans leur accomplissement et se contente — de vivre en employant la vie.

ménénius.

Il est vraiment noble : — qu’on le rappelle.

premier sénateur.

Qu’on appelle Coriolan.

un officier.

Il va paraître.

Rentre Coriolan.
ménénius.

— Coriolan, c’est le bon plaisir du sénat — de te faire consul.

coriolan.

Je lui dois à jamais — ma vie et mes services.

ménénius.

Il ne vous reste plus — qu’à parler au peuple (7).

coriolan.

Je vous conjure — de me dispenser de cet usage ; car je ne pourrai jamais — revêtir l’humble robe et, tête nue, supplier le peuple — de m’accorder ses suffrages pour mes blessures ; permettez — que je n’en fasse rien.

sicinius.

Monsieur, le peuple — doit avoir son vote ; il ne retranchera pas — un détail du cérémonial.

ménénius.

Ne le laissez pas épiloguer ; — je vous en prie, conformez-vous à la coutume, — et, comme l’ont fait vos prédécesseurs, acceptez — votre élévation dans la forme voulue.

coriolan.

C’est une comédie — que je rougirais de jouer et dont on devrait bien — priver le peuple.

brutus, à Sicinius.

Remarquez-vous ?

coriolan.

— Moi ! me targuer devant eux d’avoir fait ceci et cela, — leur montrer des blessures anodines que je devrais cacher, — comme si je ne les avais reçues que pour le salaire — de leurs murmures élogieux !

ménénius.

N’insistez pas… — Tribuns du peuple, nous recommandons — nos vœux à votre intercession ; et à notre noble consul — nous souhaitons joie et honneur.

les sénateurs.

— Joie et honneur à Coriolan !

Fanfare. Tous sortent, excepté les deux tribuns.
brutus.

— Vous voyez comme il entend traiter le peuple.

sicinius.

— Puissent les plébéiens pénétrer ses intentions ! Il va les requérir — en homme indigné de ce qu’ils aient le pouvoir — de lui accorder sa requête.

brutus.

Allons les instruire — de ce que nous avons fait ici : c’est sur la place publique — qu’ils nous attendent, je le sais.

Ils sortent.

SCÈNE XIII.
[Le forum.]
Entrent plusieurs citoyens.
premier citoyen.

Bref, s’il demande nos voix, nous ne devons pas les lui refuser.

deuxième citoyen.

Nous le pouvons, monsieur, si nous voulons.

troisième citoyen.

Nous en avons le pouvoir, mais c’est un pouvoir dont nous ne sommes pas en pouvoir d’user : car, s’il nous montre ses blessures et nous raconte ses actes, nous sommes tenus de donner nos voix à ces blessures-là et de parler pour elles. Oui, s’il nous raconte ses nobles actions nous devons à notre tour lui exprimer notre noble reconnaissance. L’ingratitude est chose monstrueuse ; et si la multitude était ingrate, elle ferait un monstre de la multitude ; et nous qui en sommes membres, nous en deviendrions par notre faute les membres monstrueux.

premier citoyen.

Nous n’aurons pas de peine à le confirmer dans cette opinion sur nous ; car, une fois, quand nous nous sommes soulevés à propos du blé, il n’a pas hésité à nous appeler le monstre aux mille têtes.

troisième citoyen.

Nous avons reçu ce nom bien des fois, non pas parce qu’il y a parmi nous des têtes blondes, brunes, châtaines ou chauves, mais parce que nos esprits sont des nuances les plus disparates. Et je crois vraiment que, quand toutes nos pensées sortiraient du même crâne, elles s’envoleraient à l’est, à l’ouest, au nord, au sud, unanimes seulement pour se disperser à tous les points de l’horizon.

deuxième citoyen.

Vous croyez ça ? Eh bien, de quel côté pensez-vous que s’envolerait ma pensée ?

troisième citoyen.

Dame, votre pensée sortirait moins vite que celle d’un autre, tant elle est rudement chevillée à votre trogne : mais si elle se dégageait, elle irait sûrement droit au sud.

deuxième citoyen.

Pourquoi de ce côté ?

troisième citoyen.

Pour s’évanouir dans le brouillard ; puis, après s’être fondue aux trois quarts avec les brumes putrides, elle reviendrait consciencieusement vous aider à trouver une femme.

deuxième citoyen.

Toujours vos plaisanteries… À votre aise, à votre aise.

troisième citoyen.

Êtes-vous tous résolus à lui donner vos voix ?… Mais n’importe, c’est la majorité qui décide. Je déclare que, s’il était favorable au peuple, il n’y aurait pas un plus digne homme.

Entrent Coriolan et Ménénius.
troisième citoyen.

Le voici qui vient, vêtu de la robe d’humilité ; observez son attitude. Ne restons pas tous ensemble ; mais passons près de lui un à un, ou par groupes de deux ou trois. Il doit nous requérir individuellement ; chacun de nous se fera tour à tour distinguer de lui en lui donnant son suffrage de vive voix. Suivez-moi donc, et je vous ferai défiler devant lui.

tous.

D’accord ! d’accord !

Ils sortent.
ménénius.

— Oh ! vous avez tort, seigneur : ne savez-vous pas que — les plus nobles personnages l’ont fait ?

coriolan.

Que faut-il que je dise ?… — Je vous prie, monsieur… Peste soit du compliment ! Je ne pourrai jamais mettre — ma langue à cette allure-là ! Voyez, monsieur…, mes blessures. — Je les ai eues au service de mon pays, alors que nombre de vos frères se sauvaient en hurlant — au bruit de nos propres tambours !

ménénius.

Ô dieux ! — ne dites rien de cela : vous devez les prier — de songer à vous.

coriolan.

De songer à moi ! Les pendards ! — J’aime mieux qu’ils m’oublient, comme les vertus — que nos prêtres leur prêchent en pure perte.

ménénius.

Vous allez tout gâter. — Je vous laisse. Je vous en prie, je vous en prie, parlez-leur — d’une façon raisonnable.

Il sort.
Passent deux citoyens.
coriolan.

Dites-leur de se laver le visage — et de se nettoyer les dents ! Allons, en voici un couple !

Au premier citoyen.

— Monsieur, vous savez la cause de mon apparition ici ? —

premier citoyen.

Oui, monsieur. Dites-nous ce qui vous y a amené.

coriolan.

Mon propre mérite.

deuxième citoyen.

Votre propre mérite ?

coriolan.

Et non mon propre désir.

premier citoyen.

Ah ! et non votre propre désir !

coriolan.

Non, monsieur, ce n’a jamais été mon désir de solliciter l’aumône du pauvre.

premier citoyen.

Vous devez bien penser que, si nous vous donnons quelque chose, c’est dans l’espoir de faire sur vous un profit.

coriolan.

Dites-moi donc alors, je vous prie, à quel prix vous mettez le consulat.

premier citoyen.

Au prix d’une demande polie.

coriolan.

Polie ?… Daignez me l’accorder, Monsieur : j’ai des blessures que je puis vous montrer en particulier. Votre bonne voix, monsieur ! Que répondez-vous ?

deuxième citoyen.

Vous l’aurez, digne sire.

coriolan.

Marché conclu, monsieur… Voilà déjà deux voix honorables de mendiées… J’ai vos aumônes. Adieu.

premier citoyen.

Voilà qui est un peu étrange.

deuxième citoyen.

Si c’était à recommencer !… mais n’importe.

Les deux citoyens s’éloignent.
Passent deux autres citoyens.
coriolan.

De grâce, si mon élévation au consulat est d’accord avec le ton de vos voix, remarquez que je porte la robe d’usage.

troisième citoyen.

Vous avez bien mérité et vous n’avez pas bien mérité de votre patrie.

coriolan.

Le mot de votre énigme ?

troisième citoyen.

Vous avez été la discipline de ses ennemis, et le fléau de ses amis ; en effet, vous n’avez jamais aimé le commun peuple.

coriolan.

Je devrais être, à votre compte, d’autant plus vertueux que je n’ai pas eu d’affection commune. Pourtant, monsieur, je consens à flatter les gens du peuple, mes frères jurés, afin d’obtenir d’eux une plus cordiale estime. Puisqu’ils tiennent ce procédé pour aimable, puisque dans leur sagesse ils préfèrent les mouvements de mon chapeau à ceux de mon cœur, je veux m’exercer au hochement le plus insinuant, et les aborder en parfait pantomime ; c’est-à-dire, monsieur, que je mimerai les gracieusetés enchanteresses de quelque homme populaire, et les prodiguerai généreusement aux amateurs. En conséquence, je vous conjure de me nommer consul.

quatrième citoyen.

Nous espérons trouver en vous un ami, et en conséquence nous vous donnons nos voix de tout cœur.

troisième citoyen.

Vous avez reçu bien des blessures pour votre pays ?

coriolan.

Il est inutile que je vous les montre pour mettre le sceau à vos informations. Je ferai grand cas de vos voix, et sur ce, je ne veux pas vous déranger plus longtemps.

les deux citoyens.

Les dieux vous tiennent en joie, monsieur ! de tout cœur.

Ils s’éloignent.
coriolan.

Voix exquises !… — Mieux vaut mourir, mieux vaut se laisser affamer — que d’avoir à implorer un salaire déjà mérité. — Pourquoi viens-je ici, sous cette robe de loup, — solliciter de Paul, de Jacques, du premier venu, — un inutile assentiment ? Parce que l’usage m’y oblige ! — Ah ! si nous faisions en tout ce que veut l’usage, — la poussière immuable joncherait les âges séculaires, — et l’erreur montueuse s’accumulerait si haut — que jamais la vérité ne se dégagerait !… Plutôt que de jouer cette parade, — laissons les honneurs de l’office suprême aller — à qui veut les obtenir ainsi… J’ai à demi traversé l’épreuve : — puisque j’en ai subi une moitié, soutenons-en l’autre.

Passent trois autres citoyens.
coriolan.

— Voici venir de nouvelles voix !… — Vos voix !… Pour vos voix j’ai combattu ; pour vos voix j’ai veillé ; pour vos voix j’ai reçu — plus de vingt-quatre blessures ; j’ai vu — et entendu le choc de dix-huit batailles ; pour vos voix — j’ai fait maintes choses plus ou moins recommandables. Vos voix !… — Vraiment, je voudrais être consul.

cinquième citoyen.

Il s’est noblement conduit, et il doit réunir les voix de tous les honnêtes gens.

sixième citoyen.

Qu’il soit donc consul ! Les dieux le tiennent en joie, et fassent de lui l’ami du peuple !

tous.

Amen ! Amen !… Dieu te garde, noble consul !

Ils s’éloignent.
coriolan.

Les dignes voix !

Ménénius revient avec Brutus et Sicinius.
ménénius, à Coriolan.

— Vous avez achevé votre stage ; et les tribuns — vous décernent la voix du peuple. — Il ne vous reste plus qu’à revêtir les insignes officiels — et à vous présenter sur-le-champ au sénat.

coriolan.

Tout est-il fini ?

sicinius.

— Vous avez satisfait aux usages de la candidature ; — le peuple vous admet, et est convoqué — pour affirmer tout à l’heure votre élection.

coriolan.

— Où ? au sénat ?

sicinius.

Là même, Coriolan.

coriolan.

— Alors, puis-je changer de vêtements ?

sicinius.

Oui, monsieur.

coriolan.

— Je vais le faire immédiatement ; et, redevenu moi-même, — me rendre au sénat.

ménénius.

— Je vous accompagnerai.

Aux tribuns.

Venez-vous ?

brutus.

— Nous attendons le peuple ici même.

sicinius.

Adieu.

Sortent Coriolan et Ménénius.

— Il a réussi, et je vois à sa mine — que son cœur en est tout enflammé.

brutus.

Avec quelle arrogance il portait — son humble accoutrement !… Voulez-vous congédier le peuple ?

Les citoyens reviennent.
sicinius.

— Eh bien, mes maîtres, vous avez donc choisi cet homme ?

premier citoyen.

— Il a nos voix, monsieur.

brutus.

— Fassent les dieux qu’il mérite vos sympathies !

deuxième citoyen.

— Ainsi soit-il, monsieur. Selon ma pauvre et chétive opinion, — il se moquait de nous quand il demandait nos voix.

troisième citoyen.

Certainement. — Il s’est absolument gaussé de nous.

premier citoyen.

— Non, il ne s’est pas moqué de nous ; c’est sa manière de parler.

deuxième citoyen.

— Tous, excepté vous, nous disons — qu’il nous a traités insolemment : il aurait dû nous montrer — les marques de son mérite, les blessures qu’il a reçues pour sa patrie.

sicinius.

— Allons ! il les a montrées, j’en suis sûr.

deuxième citoyen.

Non, personne ne les a vues.

Un grand nombre parlent à la fois.
troisième citoyen.

— Il a dit qu’il avait des blessures qu’il pouvait montrer en particulier. — Puis, agitant son chapeau de ce geste dédaigneux : — Je désire être consul, a-t-il dit. La coutume ancienne — ne permet pas de l’être sans vos voix : — vos voix donc ! La chose une fois accordée par nous, — il a ajouté : Je vous remercie pour vos voix,… je vous remercie, — pour vos voix exquises… Maintenant que vous avez lâché vos voix, — je n’ai plus affaire à vous. N’était-ce pas là se moquer ?

sicinius.

— Comment avez-vous été assez ignares pour ne pas voir cela, — ou, le voyant, assez puérilement débonnaires — pour lui accorder vos voix ?

brutus.

Ne pouviez-vous pas lui dire, — selon la leçon qui vous était faite, que, quand il n’avait pas de pouvoir, — quand il n’était qu’un serviteur subalterne de l’État, — il était votre ennemi, pérorait sans cesse — contre les libertés et les priviléges qui vous sont attribués — dans le corps social ; que désormais, parvenu — à un poste puissant, au gouvernement de l’État, — s’il continuait perfidement à rester — l’adversaire acharné des plébéiens, vos voix pourraient bien — retomber en malédictions sur vous-mêmes ? Vous auriez dû lui dire, — que, si ses vaillants exploits étaient des titres — à ce qu’il sollicitait, il n’en devait pas moins — vous être reconnaissant de vos suffrages — et transformer en amour sa malveillance envers vous, — pour devenir votre affectueux protecteur.

sicinius.

Ce langage, — qu’on vous avait conseillé, aurait servi à sonder son âme, — et à éprouver ses dispositions ; il aurait arraché — de lui de gracieuses promesses dont vous pouviez — vous prévaloir au gré des circonstances ; — ou bien il aurait piqué au vif sa nature hargneuse — qui ne se laisse pas aisément — lier par des conditions, et, après l’avoir ainsi mis en rage, — vous auriez pris avantage de sa colère — pour le renvoyer non élu.

brutus.

Si vous avez remarqué — le franc dédain avec lequel il vous sollicitait, — quand il avait besoin de vos sympathies, croyez-vous — que ses mépris ne seront pas accablants pour vous — quand il aura le pouvoir de vous écraser ? Quoi ! dans toutes vos poitrines, pas un cœur ne battait donc ! Vous n’aviez donc de langues que pour insulter — à l’autorité de la raison !

sicinius,

N’avez-vous pas — déjà refusé maint solliciteur ? et voilà qu’aujourd’hui — un homme qui ne vous sollicite pas, qui vous bafoue, obtient de vous — des suffrages implorés par tant d’autres !

troisième citoyen.

— Il n’est pas confirmé ; nous pouvons le refuser encore.

deuxième citoyen.

Et nous le refuserons. — J’aurai pour cela cinq cents voix unanimes.

premier citoyen.

— Et moi, j’en aurai mille, grossies par des voix amies.

brutus.

— Allez immédiatement dire à ces amis — qu’ils ont choisi un consul qui leur enlèvera — leurs libertés et ne leur laissera d’autre voix — que celle des chiens qui si souvent se font battre en aboyant, — quoique élevés à aboyer.

sicinius.

Qu’ils s’assemblent, — et qu’après un examen plus réfléchi, tous révoquent — ce choix inconsidéré. Faites valoir son orgueil — et sa vieille haine contre vous : rappelez, en outre, — avec quelle arrogance il portait ses humbles vêtements, — avec quelle insolence il vous sollicitait. Mais dites que vos sympathies — acquises à ses services vous ont empêchés — de remarquer son attitude présente, — dont l’ironique impertinence était inspirée — par la haine invétérée qu’il vous porte.

brutus.

— Rejetez la faute sur nous, vos tribuns, en disant que nous nous sommes efforcés, — écartant tout obstacle, de faire tomber votre choix sur lui.

sicinius.

Dites qu’en l’élisant, vous étiez guidés par nos injonctions plutôt — que par votre inclination véritable ; et que, l’esprit — préoccupé de ce qu’on vous pressait de faire — plutôt que de ce que vous deviez faire, vous l’avez à contre-cœur — désigné pour consul. Rejetez la faute sur nous.

brutus.

Oui, ne nous épargnez pas. Dites que nous vous avons représenté dans maintes harangues — les services que, tout jeune, il a rendus à son pays — et qu’il ne cesse de lui rendre ; l’illustration de sa race, — de la noble maison des Marcius, dont il est sorti — cet Ancus Marcius, fils de la fille de Numa, — qui fut roi ici après le grand Hostilius ; — de cette maison dont étaient Publius et Quintus, qui ont fait conduire ici notre meilleure eau, — et ce glorieux ancêtre, Censorinus, — si noblement surnommé pour avoir été deux fois censeur (8).

sicinius.

Descendu de tels aïeux, — digne par ses actes personnels — des plus hauts emplois, il avait été recommandé par nous — à votre gratitude ; mais vous avez reconnu, — en pesant bien sa conduite présente et passée, — qu’il est votre ennemi acharné, et vous révoquez — votre choix irréfléchi.

brutus.

Dites que vous ne l’auriez jamais élu, — sans notre suggestion ; insistez continuellement là-dessus ; — et sur-le-champ, dès que vous serez en nombre, — rendez-vous au Capitole.

plusieurs citoyens.

Oui, oui… Presque tous — se repentent de leur choix.

Tous les citoyens se retirent.
brutus.

Laissez-les faire. — Mieux vaut courir les risques de cette émeute — qu’en attendre une plus forte d’un avenir plus que douteux. — Si, comme sa nature l’y porte, il s’exaspère — de leur refus, observons et mettons à profit — sa colère.

sicinius.

Au Capitole, — allons ! Nous serons là avant le flot du peuple ; — et l’on attribuera à lui seul ce qu’il n’aura fait — qu’à notre instigation.

SCÈNE XIV.
[Les abords du Capitole.]
Fanfares. Entrent Coriolan, Ménénius, Cominius, Titus Lartius, des Sénateurs et des patriciens.
coriolan.

— Tullus Aufidius a donc fait un nouveau coup de tête ?

lartius.

— Oui, monseigneur ; et c’est ce qui nous a décidés — à hâter notre transaction.

coriolan.

— Ainsi, les Volsques ont repris leur attitude première, — prêts, au gré des circonstances, à se jeter — de nouveau sur nous ?

cominius.

Ils sont tellement épuisés, seigneur consul, — que notre génération ne reverra sans doute pas — flotter leurs bannières.

coriolan.

Avez-vous vu Aufidius ?

lartius.

— Il est venu me trouver avec un sauf-conduit, et a déblatéré — contre les Volsques, pour avoir si lâchement — cédé leur ville : il s’est retiré à Antium.

coriolan.

— A-t-il parlé de moi ?

lartius.

Oui, monseigneur.

coriolan.

Qu’a-t-il dit ?

lartius.

— Que vous vous étiez souvent mesurés glaive à glaive ; — que votre personne est ce qu’au monde — il abhorre le plus ; que volontiers il engagerait sa fortune — dans un hasard désespéré, pour pouvoir — se dire votre vainqueur !

coriolan.

C’est à Antium qu’il s’est fixé ?

lartius.

À Antium.

coriolan.

— Je voudrais avoir une occasion d’aller l’y chercher — pour affronter sa haine.

À Lartius.

Soyez le bienvenu.

Entrent Sicinius et Brutus.
coriolan.

— Regardez ! voici les tribuns du peuple, — les bouches de la voix populaire. Je les méprise ; — car ils se drapent dans une autorité — qui défie toute noble patience.

sicinius, barrant le chemin à Coriolan.

N’allez pas plus loin.

coriolan.

— Eh ! qu’est-ce à dire ?

brutus.

— Il y aurait danger à avancer : n’allez pas plus loin.

coriolan.

— Quelle est la cause de ce revirement ?

ménénius.

La raison ?

cominius, montrant Coriolan.

— N’est-il pas l’élu des nobles et de la commune ?

brutus.

— Non, Cominius.

coriolan.

N’ai-je obtenu que des voix d’enfants ?

premier sénateur.

— Tribuns, rangez-vous : il va se rendre sur la place publique.

brutus.

— Le peuple est exaspéré contre lui.

sicinius.

Arrêtez, — ou tout s’écroule dans une catastrophe.

coriolan.

Voilà donc votre troupeau ! — Sont-ils dignes d’avoir une voix, ceux qui peuvent accorder leurs suffrages — et les rétracter aussitôt ! Qu’est-ce donc que votre autorité ? — Puisque vous êtes leurs bouches, que ne contenez-vous leurs dents ? — N’est-ce pas vous qui les avez irrités (9) ?

ménénius.

Du calme ! du calme !

coriolan.

— C’est un parti pris, un complot prémédité — d’enchaîner la volonté de la noblesse ! — Souffrez cela, et il vous faudra vivre avec des gens qui ne sauront pas plus commander — qu’obéir.

brutus.

Ne parlez pas de complot. — Le peuple s’indigne de ce que vous l’avez bafoué, de ce que récemment, — quand le blé lui a été distribué gratis, vous avez murmuré, — et calomnié les orateurs du peuple, en les traitant — de complaisants, de flagorneurs, d’ennemis de toute noblesse.

coriolan.

— Bah ! c’était une chose déjà connue.

brutus.

Pas de tous.

coriolan.

— C’est donc vous qui la leur avez rapportée !

brutus.

Comment ! je la leur ai rapportée ?

coriolan.

— Vous êtes bien capables d’un pareil acte.

brutus.

Nous ne sommes pas incapables, — en tout cas, d’actes supérieurs aux vôtres.

coriolan.

— Pourquoi donc alors serais-je consul ? Par ces nuées là-haut, — si je puis seulement démériter autant que vous, qu’on me fasse — votre collègue au tribunat.

sicinius.

Vous affectez trop une insolence — qui agace le peuple. Si vous tenez à atteindre — le but que vous vous proposez, demandez d’un ton plus doux — le droit chemin dont vous vous écartez ; — sans quoi vous ne serez jamais élevé au consulat, — ni même attelé avec Brutus au tribunat.

ménénius.

Soyons calmes.

cominius.

— Le peuple est trompé, égaré !… Cette chicane — est indigne de Rome ; et Coriolan — n’a pas mérité qu’un si injurieux obstacle fût jeté perfidement — sur la voie ouverte à son mérite.

coriolan.

Vous me parlez de blé ! — Voici ce que j’ai dit, et je vais le répéter.

ménénius.

— Pas maintenant, pas maintenant !

premier sénateur.

Pas dans cette effervescence, seigneur.

coriolan.

Si fait ! sur ma vie, je parlerai… J’implore le pardon de mes nobles amis ! — Quant à la multitude inconstante et infecte, qu’elle se mire — dans ma franchise et s’y reconnaisse ! Je répète — qu’en la cajolant, nous nourrissons contre notre sénat — les semences de rébellion, d’insolence et de révolte — que nous avions déjà jetées et semées dans le sillon — en frayant avec les plébéiens, nous, les gens d’élite, — à qui appartiendraient toutes les dignités et tous les pouvoirs, si nous — ne les avions en partie livrés à ces mendiants.

ménénius.

Assez, de grâce.

premier sénateur.

— Taisez-vous, nous vous en supplions !

coriolan.

Comment, me taire ! — J’ai versé mon sang pour mon pays — sans craindre aucune résistance extérieure ! Rien n’empêchera que mes poumons — ne forgent jusqu’à épuisement des imprécations contre ces ladres — dont le contact nous dégoûte et dont nous faisons — tout ce qu’il faut pour attraper la lèpre.

brutus.

Vous parlez du peuple, — comme si vous étiez un dieu pour punir, et non un homme — infirme comme nous.

sicinius.

Il serait bon — que nous le fissions savoir au peuple.

ménénius, à Sicinius.

Voyons, voyons, un mouvement de colère !

coriolan.

De colère ! — Quand je serais aussi calme que le sommeil de minuit, — par Jupiter ! ce serait encore mon sentiment.

sicinius.

C’est un sentiment — empoisonné qu’il faut laisser dans son réceptacle, — pour qu’il n’empoisonne pas autrui.

coriolan.

Qu’il faut laisser ! — Entendez-vous ce Triton du fretin ? Remarquez-vous — son impérieux Il faut ?

cominius.

Ce langage est légal.

coriolan.

Il faut ! — Ô bons, mais trop imprudents patriciens, — ô graves, mais imprévoyants sénateurs, pourquoi avez-vous ainsi — permis à cette hydre de choisir un représentant qui, avec un mot péremptoire, lui, simple — trompette et porte-voix du monstre, ose — prétendre qu’il détournera dans un fossé le cours de votre autorité — et fera son lit du vôtre ? S’il a le pouvoir, — alors humiliez votre impuissance ; sinon, secouez — votre dangereuse indulgence. Si vous êtes éclairés, — n’agissez pas comme de vulgaires insensés ; si vous ne l’êtes pas, — qu’ils aient des coussins près de vous. Vous êtes plébéiens, — s’ils sont sénateurs ; et ils le sont — du moment où, leur suffrage étant mêlé au vôtre, c’est le leur — qui prédomine. Ils choisissent un magistrat ; — et celui qu’ils choisissent peut opposer son Il le faut, — son populaire Il le faut à une réunion de fronts graves — comme n’en vit jamais la Grèce ! Par Jupiter, — voilà qui avilit les consuls ; et mon âme souffre, — en voyant dans ce conflit de deux autorités — rivales, combien vite le désordre — peut se glisser entre elles et les détruire — l’une par l’autre.

cominius.

Allons, rendons-nous à la place publique.

coriolan.

— Quant à ceux qui ont conseillé de distribuer — gratuitement le blé des greniers publics, ainsi qu’on faisait — parfois en Grèce…

ménénius.

Bon, bon, assez.

coriolan.

— (Et rappelons-nous qu’en Grèce le peuple avait une puissance plus absolue), — je dis qu’ils n’ont fait que nourrir la désobéissance et fomenter — la ruine de la chose publique.

brutus.

Eh quoi ! le peuple donnerait — ses suffrages à un homme qui parle ainsi !

coriolan.

Je donnerai mes raisons, — qui certes valent mieux que ses suffrages. Vos plébéiens savent que cette distribution de blé — n’était pas une récompense, sûrs, comme ils le sont, — de n’avoir rendu aucun service qui la justifie. Réclamés pour la guerre, — au moment même où l’État était atteint aux entrailles, — ils n’ont pas voulu franchir les portes, et un pareil service — ne méritait pas le blé gratis. Pendant la guerre, — les mutineries et les révoltes par lesquelles s’est manifestée — surtout leur vaillance, n’ont pas parlé en leur faveur. Les calomnies — qu’ils ont souvent lancées contre le sénat, — pour des motifs mort-nés, n’ont certes pas pu engendrer — chez nous une libéralité si généreuse. Quelle en est donc la cause ? — En quelle explication l’estomac multiple de la foule peut-il digérer — la courtoisie du sénat ? Ses actes expriment assez — ce que doivent être ses paroles : « Nous avons demandé cela ; — nous sommes la masse la plus nombreuse, et c’est par pure frayeur — qu’ils ont accédé à notre requête. » Ainsi nous ravalons — la dignité de nos siéges, en autorisant la plèbe — à traiter de frayeur notre sollicitude ! Un jour, grâce à cette concession, nous verrons forcer — les portes du sénat, et l’essaim des corbeaux — s’abattre sur les aigles.

ménénius.

Allons, assez.

brutus.

— C’est assez, et c’est trop.

coriolan.

Non, vous m’entendrez encore. — Que l’invocation à toutes les puissances divines et humaines — soit le sceau de mes dernières paroles !… Là où le gouvernement est double, — là où un parti, ayant tout droit de dédaigner l’autre parti, — est insulté par lui sans raison ; là où la noblesse, le rang, l’expérience — ne peuvent rien décider que par le oui et le non — de l’ignorance populaire, la société voit négliger — ses intérêts réels, et est livrée — à l’instabilité du désordre : de cette opposition à tout propos il résulte — que rien ne se fait à propos. Aussi, je vous adjure, — vous qui êtes plus sages qu’alarmés, — vous chez qui l’attachement aux institutions fondamentales de l’État — prévaut sur la crainte d’un changement, vous qui préférez — une noble existence à une longue, et ne craignez pas — de secouer par un remède dangereux un malade — sûr autrement de mourir, arrachez sur-le-champ — la langue à la multitude, qu’elle ne puisse plus lécher — le miel dont elle s’empoisonne. Votre avilissement — mutile la juste raison, et prive le gouvernement — de l’unité qui lui est nécessaire : — il le rend impuissant à faire le bien, — en le soumettant au contrôle du mal.

brutus.

Il en a dit assez.

sicinius.

— Il a parlé comme un traître et subira — la peine des traîtres.

coriolan.

— Misérable ! que le mépris t’écrase !… — Qu’a besoin le peuple de ces chauves tribuns ? — Il s’appuie sur eux pour refuser obéissance — à la plus haute magistrature. C’est dans une rébellion, — où la nécessité, et non l’équité fit loi, — qu’ils ont été élus. À une heure plus propice, — déclarons nécessaire ce qui est équitable, — et renversons leur pouvoir dans la poussière.

brutus.

— Trahison manifeste !

sicinius.

Lui consul ? jamais !

brutus.

— Édiles, holà !… qu’on l’appréhende.

sicinius, à Brutus.

— Allez appeler le peuple…

Brutus sort.

Au nom duquel — je t’arrête, moi, comme un traître novateur, — un ennemi du bien public. Obéis, je te l’ordonne, — et suis-moi pour rendre les comptes.

Il s’avance sur Coriolan.
coriolan.

Arrière, vieux bouc !

les sénateurs et les patriciens.

— Nous sommes tous sa caution.

cominius, à Sicinius.

Vieillard, à bas les mains !

coriolan.

— Arrière, vieux squelette, ou je fais sauter tes os de tes vêtements.

Il repousse la main de Sicinius.
sicinius.

Au secours, citoyens !

Brutus revient suivi des édiles et d’une foule de Citoyens.
ménénius.

— Des deux côtés plus de modération !

sicinius, montrant Coriolan.

Voici l’homme qui veut — vous enlever tout votre pouvoir.

brutus.

Saisissez-le, édiles.

les citoyens.

— À bas ! à bas !

deuxième sénateur.

Des armes, des armes, des armes !

Tous se pressent autour de Coriolan.

— Tribuns ! patriciens ! citoyens ! holà ! ho ! — Sicinius ! Brutus ! Coriolan ! Citoyens !

les citoyens.

— Silence, silence, silence ! arrêtez ! halte ! silence !

ménénius.

— Que va-t-il se passer ?… Je suis hors d’haleine : — le cataclysme approche : je ne puis parler… Ah ! tribuns — du peuple ! Coriolan, patience !… — Parlez, bon Sicinius.

sicinius.

Peuple, écoutez-moi ! silence !

les citoyens.

— Écoutons notre tribun : silence !… Parlez, parlez, parlez.

sicinius.

— Vous êtes sur le point de perdre vos libertés : — Marcius veut vous les enlever toutes, Marcius, — que vous venez de nommer consul.

ménénius.

Fi donc ! fi donc ! — C’est le moyen d’attiser le feu, non de l’éteindre.

premier sénateur.

— De bouleverser et d’abattre la cité !

sicinius.

— Qu’est-ce que la cité, sinon le peuple ?

les citoyens.

C’est vrai, — la cité, c’est le peuple.

brutus.

— Du consentement de tous, nous avons été institués — les magistrats du peuple.

les citoyens.

Et vous resterez nos magistrats.

ménénius.

— Tout le fait croire.

coriolan.

Autant renverser la cité, — en abattre les toits jusqu’aux fondements, — et ensevelir les rangées encore distinctes de ses édifices — sous un monceau de ruines !

sicinius.

Ceci mérite la mort.

brutus.

— Maintenons notre autorité, — ou nous la perdons. Nous déclarons ici, — au nom du peuple dont nous sommes les représentants — élus, que Marcius a mérité — une mort immédiate.

sicinius.

En conséquence, qu’on s’empare de lui ; — qu’on l’emmène à la roche Tarpéienne, et que de là — on le précipite dans l’abîme.

brutus.

Édiles, saisissez-le.

les citoyens.

— Rends-toi, Marcius, rends-toi.

ménénius.

Laissez-moi dire un mot. — Tribuns, je vous en conjure, écoutez-moi ! rien qu’un mot !

les édiles.

Silence ! silence !

ménénius, aux tribuns.

— Soyez ce que vous semblez être, les vrais amis de votre pays, — et procédez par la modération au redressement que vous voulez — effectuer ainsi par la violence.

brutus.

Monsieur, ces moyens calmes, — qui semblent de prudents remèdes, sont de vrais empoisonnements — quand le mal est violent.

Aux édiles.

Empoignez-le, — et menez-le à la Roche.

coriolan.

Non, je veux mourir ici.

Il tire son épée. Aux plébéiens.

— Il en est parmi vous qui m’ont vu combattre. — Allons, éprouvez sur vous-mêmes ce bras qui vous est connu.

ménénius.

— Abaissez cette épée… Tribuns, retirez-vous un moment.

brutus, aux édiles.

— Empoignez-le.

Les édiles s’avancent sur Coriolan.
ménénius.

Au secours de Marcius ! Au secours, — vous tous qui êtes nobles ! au secours, jeunes et vieux !

Les patriciens couvrent Coriolan. Les tribuns, les édiles et le peuple sont repoussés. Tumulte.
ménénius, à Coriolan.

— Allez, rentrez chez vous ; partez vite, — ou tout est à néant.

deuxième sénateur.

Partez.

coriolan.

Tenons ferme ; — nous avons autant d’amis que d’ennemis.

ménénius.

— En viendra-t-on là ?

premier sénateur.

Aux dieux ne plaise !…

À Coriolan.

— Je t’en prie, noble ami, rentre chez toi ; — laisse-nous le soin de cette affaire.

ménénius.

C’est pour nous tous une plaie — que vous ne sauriez panser vous-même ; parlez, je vous en conjure.

cominius.

— Allons, seigneur, venez avec nous.

coriolan.

— Je voudrais qu’ils fussent des barbares… (Eh ! ils le sont, — quoique mis bas à Rome), au lieu d’être des Romains… (Eh ! ils ne le sont pas, — quoiqu’ils pullulent sous le porche du Capitole)…

ménénius.

Partez ! — N’exhalez pas en paroles votre noble fureur ; — ce moment nous doit une revanche.

coriolan.

Sur un terrain loyal, — je pourrais battre quarante d’entre eux.

ménénius.

Je me chargerais à moi seul — d’étriller deux des plus braves, oui, les deux tribuns.

cominius.

— Mais maintenant les forces sont démesurément inégales ; — et la valeur devient folie, quand elle s’oppose — à un édifice croulant… Éloignez-vous, — avant le retour de cette canaille ! Sa rage s’exaspère, — comme un torrent, devant l’obstacle et déborde — les digues faites pour la contenir.

ménénius.

Je vous en prie, partez ; — je vais éprouver si mon reste d’esprit peut agir — sur des gens qui en ont si peu ; il faut raccommoder la chose — avec une étoffe de n’importe quelle couleur.

cominius.

Allons, partons.

Sortent Coriolan, Cominius et d’autres.
premier patricien.

— Cet homme a compromis sa fortune.

ménénius.

— Sa nature est trop noble pour ce monde : — il ne flatterait pas Neptune sous la menace du trident, — ni Jupiter sous le coup de la foudre. Sa bouche, c’est son cœur : — ce que forge son sein, il faut que ses lèvres le crachent ; — et, dans la colère, il oublie — jusqu’au nom de la mort.

Tumulte lointain.

— Voilà de la belle besogne !

deuxième patricien.

Je voudrais qu’ils fussent tous au lit !

ménénius.

— Je voudrais qu’ils fussent tous dans le Tibre !… Pourquoi diantre — ne pouvait-il pas leur parler doucement ?

Reviennent Brutus et Sicinius, suivis de la foule.
sicinius.

Où est ce reptile — qui voulait dépeupler la cité, et, — seul, y être tout le monde ?

ménénius.

Dignes tribuns…

sicinius.

— Il va être précipité de la roche Tarpéienne — par des mains rigoureuses : il a résisté à la loi, — et aussi la loi, sans autre forme de procès, — le livre à la sévérité de la puissance publique — qu’il a bravée.

premier citoyen.

Il apprendra — que les nobles tribuns sont la bouche du peuple, — et que nous sommes ses bras.

tous.

Oui, certes, il l’apprendra.

ménénius.

Monsieur ! Monsieur !

sicinius.

Silence.

ménénius.

— Ne criez pas hallali ! quand vous devriez — modérer votre meute.

sicinius.

Comment se fait-il, monsieur, que vous ayez aidé — à cette évasion ?

ménénius.

Laissez-moi parler : — si je connais les qualités du consul, — je puis aussi dire ses défauts…

sicinius.

Du consul ? quel consul ?

ménénius.

— Le consul Coriolan.

brutus.

Lui, consul !

les citoyens.

Non, non, non, non, non.

ménénius.

— Avec la permission des tribuns et la vôtre, bon peuple, — j’implore la faveur de dire un mot ou deux : — le pis qui vous en puisse advenir — sera la perte d’un moment.

sicinius.

Parlez donc brièvement ; — car nous sommes déterminés à en finir — avec cette vipère, avec ce traître ! À le bannir — il n’y aurait que des dangers ; le garder ici, — ce serait notre perte certaine : il est donc arrêté — qu’il mourra ce soir.

ménénius.

Aux dieux bons ne plaise — que notre illustre Rome, dont la gratitude — envers ses fils méritants a pour registre — le livre même de Jupiter, en vienne, mère dénaturée, — à dévorer ses enfants !

sicinius.

— C’est un mal qui doit être coupé à la racine.

ménénius.

— Oh ! ce n’est qu’un membre malade : — le couper serait mortel, le guérir est aisé. — Quel tort a-t-il eu envers Rome, qui mérite la mort ? — Celui de tuer nos ennemis ? Le sang qu’il a perdu, — (et il en a perdu, j’ose le dire, bien plus — qu’il ne lui en reste), il l’a versé pour son pays. — Si son pays lui faisait perdre le reste, — ce serait pour nous tous, complices ou témoins, — l’infamie jusqu’à la fin du monde.

sicinius.

Tout cela porte à faux.

brutus.

— Complètement à côté. Tant qu’il a aimé son pays, — son pays l’a honoré.

sicinius.

Le pied — une fois gangrené, on ne tient pas compte des services — qu’il a rendus.

brutus.

Nous n’écoulerons plus rien. — Poursuivons-le et arrachons-le de chez lui : — empêchons que son infection, contagieuse par nature, — ne se propage.

ménénius.

Un mot encore, un mot. — Dès que cette rage à bonds de tigre reconnaîtra — la folie d’un élan irréfléchi, elle voudra, mais trop tard, — attacher des poids de plomb à ses talons. Procédez dans les formes. — Craignez, comme Coriolan est aimé, de déchaîner les factions, — et de faire saccager la grande Rome par des Romains.

brutus.

S’il en était ainsi…

sicinius, à Ménénius.

Que rabâchez-vous ? — N’avons-nous pas déjà un exemple de son obéissance ? — Nos édiles frappés ! nous-mêmes repoussés !… Allons.

ménénius.

— Considérez ceci : il a été élevé dans les camps, — depuis qu’il peut tenir une épée, et il est mal initié — aux secrets du langage : il jette pèle-mêle — la farine et le son. Autorisez-moi — à aller le trouver, et je me charge de l’amener — pour rendre ses comptes pacifiquement, dans la forme légale, — à ses risques et périls.

premier sénateur.

Nobles tribuns — cette marche est la seule humaine : l’autre voie — est trop sanglante, et c’est s’engager — dans l’inconnu que la prendre.

sicinius.

Noble Ménénius, — soyez donc comme le représentant du peuple.

Aux Citoyens.

— Déposez vos armes, mes maîtres.

brutus.

Ne rentrez pas encore.

sicinius.

— Rassemblez-vous sur la place publique.

À Ménénius.

C’est là que nous vous attendrons, — et, si vous n’amenez pas Marcius, nous procéderons — par notre premier moyen.

ménénius.

Je vous l’amènerai.

Aux Sénateurs.

Laissez-moi solliciter votre compagnie. Il faut qu’il vienne, — ou les plus grands malheurs arriveront.

premier sénateur.

De grâce, allons le trouver.

Ils sortent.

SCÈNE XV.
[Chez Volumnie.]
Entrent Coriolan et les Patriciens.
coriolan.

— Quand ils s’acharneraient tous à mes oreilles ; quand ils me présenteraient — la mort sur la roue ou à la queue des chevaux sauvages ; — quand ils entasseraient dix collines sur la roche Tarpéienne, — en sorte que le précipice s’enfonçât — à perte de vue, je serai toujours — le même à leur égard !

Entre Volumnie.
premier patricien.

Vous n’en serez que plus noble.

coriolan.

— Je m’étonne que ma mère — ne m’approuve pas davantage, elle qui, d’habitude, — traitait ces gens-là de serfs à laine, de créatures bonnes — à vendre et à acheter quelques oboles, faites pour paraître, tête nue, — dans les réunions et rester bouche béante, immobiles de surprise, — quand un homme de mon ordre se lève — pour traiter de la paix ou de la guerre !

À Volumnie.

Je parle de vous. — Pourquoi me souhaitez-vous plus de douceur ? Me voudriez-vous — traître à ma nature ? Dites-moi plutôt de paraître — l’homme que je suis.

volumnie.

— Oh ! seigneur, seigneur, seigneur, — j’aurais voulu vous voir fixer solidement votre pouvoir, — au lieu de l’user ainsi.

coriolan.

Laissez faire.

volumnie.

— Vous auriez été suffisamment l’homme que vous êtes, — en vous efforçant moins de l’être. Vos dispositions — eussent rencontré moins d’obstacles, si, — pour les révéler, vous aviez attendu — qu’ils fussent impuissants à vous résister.

coriolan.

À la potence les drôles !

volumnie.

Oui, et au bûcher !

Entrent Ménénius et des Sénateurs.
ménénius.

— Allons, allons, vous avez été trop brusque, un peu trop brusque ; — il faut revenir avec nous et faire réparation.

premier sénateur.

Il n’y a pas d’autre remède. — Sans cela notre belle cité — s’écroule en deux moitiés et périt.

volumnie.

Laissez-vous persuader. — J’ai un cœur aussi peu souple que le vôtre, — mais j’ai un cerveau qui sait diriger ma colère — au profit de mes intérêts.

ménénius.

Bien dit, noble femme.

Montrant Coriolan.

— Plutôt que de le voir ainsi fléchir devant la plèbe, — si une crise violente n’exigeait ce topique — pour le salut de l’État, j’endosserais mon armure — qu’à peine je puis porter.

coriolan.

— Que dois-je faire ?

ménénius.

Retourner près des tribuns.

coriolan.

Soit ! — et après ? et après ?

ménénius.

Rétracter ce que vous avez dit.

coriolan.

— Me rétracter ! je ne saurais le faire pour les dieux : — puis-je donc le faire pour eux ?

volumnie.

Vous êtes trop absolu ; — j’approuve l’excès de cette noble hauteur, — excepté quand parle la nécessité. Je vous ai ouï dire — que l’honneur et l’artifice, comme deux amis inséparables, — se soutiennent à la guerre. J’accorde cela, mais dites-moi — quel inconvénient s’oppose — à ce qu’ils se combinent dans la paix.

coriolan.

Bah ! bah !

ménénius.

Excellente question.

volumnie.

— Si, dans vos guerres, l’honneur admet que vous paraissiez — ce que vous n’êtes pas, procédé que vous adoptez — pour mieux arriver à vos fins, pourquoi donc cet artifice — ne serait-il pas compatible avec l’honneur, dans la paix — aussi bien que dans la guerre, puisque, dans l’une comme dans l’autre — il est également nécessaire ?

coriolan.

Pourquoi insister ainsi ?

volumnie.

— Parce qu’il vous est loisible de parler — au peuple, non d’après votre propre inspiration, — ni d’après les sentiments que vous souffle votre cœur, — mais en phrases murmurées du bout — des lèvres, syllabes bâtardes — désavouées par votre pensée intime. — Or, il n’y a pas là plus de déshonneur — qu’à vous emparer d’une ville par de douces paroles, — quand tout autre moyen compromettrait votre fortune et — exposerait nombre d’existences. — Moi, je dissimulerais avec ma conscience, — si mes destins et mes amis en danger l’exigeaient — de mon honneur. En ce moment tous vous adjurent par ma voix, — votre femme, votre fils, les sénateurs, les nobles. — Mais vous, vous aimez mieux montrer à nos badauds — une mine maussade que leur octroyer un sourire — pour obtenir leurs sympathies et prévenir — à ce prix tant de ruines imminentes.

ménénius.

Noble dame !

À Coriolan.

— Allons, venez avec nous ; avec une bonne parole, vous pouvez remédier, — non-seulement aux dangers du présent, mais aux maux — du passé.

volumnie.

Je t’en prie, mon fils, va te présenter à eux, ton bonnet à la main ; — et, le leur tendant ainsi, — effleurant du genou les pierres (car en pareil cas — le geste, c’est l’éloquence, et les yeux des ignorants — sont plus facilement instruits que leurs oreilles), secouant la tête, — et frappant ainsi maintes fois ta poitrine superbe, — sois humble comme la mûre — qui cède au moindre attouchement. Ou bien dis-leur — que tu es leur soldat, et qu’étant élevé dans les batailles, — tu n’as pas ces douces façons que, tu l’avoues, — ils pourraient en toute convenance exiger de toi — quand tu leur demandes leurs faveurs, mais qu’en vérité tu veux — désormais leur appartenir et leur consacrer entièrement — ton pouvoir et ta personne.

ménénius.

Ah ! faites seulement — comme elle dit, et tous leurs cœurs sont à vous ; — car ils sont aussi prompts à pardonner, dès qu’on les implore, — qu’à récriminer au moindre prétexte.

volumnie.

Va et suis nos conseils, — je t’en supplie, bien certaine que tu aimerais mieux toutefois — poursuivre ton ennemi dans un gouffre enflammé — que le flatter dans un salon. Voici Cominius.

Entre Cominius.
cominius, à Coriolan.

— Je viens de la place publique, et il faut, monsieur, — vous entourer d’un parti puissant, ou chercher votre salut, — soit dans la modération, soit dans l’absence : la fureur est universelle.

ménénius.

— Rien qu’une bonne parole !

cominius.

Je crois qu’elle suffira, s’il — peut y plier son humeur.

volumme.

Il le doit et il le voudra. — Je vous en prie, dites que vous consentez, et allez-y vite.

coriolan.

— Faut-il que j’aille leur montrer mon masque échevelé ? Faut-il — que ma langue infâme donne à mon noble cœur — un démenti qu’il devra endurer ? Soit ! j’y consens. — Pourtant s’il ne s’était agi que de sacrifier cette masse d’argile, — cette ébauche de Marcius, ils l’auraient plutôt réduite en poussière — et jetée au vent ! À la place publique ! — Vous m’avez imposé là un rôle que jamais — je ne jouerai naturellement.

cominius.

Venez, venez, nous vous soufflerons.

volumnie.

— Je t’en prie, fils chéri. Tu as dit — que mes louanges t’avaient fait guerrier : eh bien, — pour avoir encore mes éloges, remplis un rôle — que tu n’as pas encore soutenu.

coriolan.

Soit ! il le faut. — Arrière, ma nature ! À moi, — ardeur de la prostituée ! que ma voix martiale, — qui faisait chœur avec mes tambours, devienne grêle — comme un fausset d’eunuque ou comme la voix virginale — qui endort l’enfant au berceau ! que le sourire du fourbe — se fixe sur ma joue et que les larmes de l’écolier couvrent — mon regard de cristal ! qu’une langue de mendiant — se meuve entre mes lèvres ; et que mes genoux armés, — qui ne se pliaient qu’à l’étrier, fléchissent — comme pour une aumône reçue !… Non, je n’en ferai rien : — je ne veux pas cesser d’honorer ma conscience, — ni enseigner à mon âme, par l’attitude de mon corps, — une ineffaçable bassesse.

volumnie.

À ton gré donc ! — Il est plus humiliant pour moi de t’implorer — que pour toi de les supplier. Que tout tombe en ruine. — Tu sacrifieras ta mère à ton orgueil avant de l’effrayer par ta dangereuse — obstination ; car je me moque de la mort — aussi insolemment que toi. Fais comme tu voudras. — Ta vaillance vient de moi, tu l’as sucée avec mon lait, — mais tu dois ton orgueil à toi seul.

coriolan.

De grâce, calmez-vous. — Mère, je me rends à la place publique ; — ne me grondez plus. Je vais escamoter leurs sympathies, — escroquer leurs cœurs, et revenir adoré — de tous les ateliers de Rome. Voyez, je pars : — recommandez-moi à ma femme. Je reparaîtrai consul, — ou ne vous fiez plus jamais à ce que peut ma langue — en fait de flatterie.

volumnie.

Faites comme vous voudrez.

Elle sort.
cominius.

— Partons ! les tribuns vous attendent : disposez-vous — à répondre avec douceur ; car ils vous préparent — des accusations plus graves, m’a-t-on dit, que celles qui pèsent sur vous déjà.

coriolan.

— Le mot d’ordre est douceur ! Partons, je vous prie : — qu’ils m’accusent par calomnie, moi, — je leur répondrai sur mon honneur.

ménénius

Oui, mais avec douceur.

coriolan.

— Avec douceur, soit ! avec douceur.

Ils sortent.

SCÈNE XVI.
[Le forum.]
Entrent Sicinius et Brutus.
brutus.

— Chargez-le à fond sur ce chef, qu’il aspire — à un pouvoir tyrannique. S’il nous échappe là, — insistez sur sa haine du peuple — et sur ce que les dépouilles, conquises sur les Antiates, — n’ont jamais été distribuées.

Entre un Édile.
brutus.

— Eh bien, viendra-t-il ?

l’édile.

Il vient.

brutus.

Accompagné ?

l’édile.

— Du vieux Ménénius et des sénateurs — qui l’ont toujours appuyé.

sicinius.

Avez-vous la liste — de toutes les voix dont nous nous sommes assurés, — la liste par tête ?

l’édile.

Je l’ai ; elle est prête.

sicinius.

— Les avez-vous réunies par tribus ?

l’édile.

Oui.

sicinius.

— À présent assemblez le peuple sur la place. — Et quand tous m’entendront dire : nous déclarons qu’il en sera ainsi,de par les droits et l’autorité de la commune, que ce soit — la mort, l’amende ou le bannissement, qu’ils m’approuvent. — Si je dis l’amende, qu’ils crient l’amende ! si je dis la mort, qu’ils crient la mort ! — en insistant sur leur antique prérogative — et leur compétence dans cette cause.

l’édile.

Je vais les prévenir.

brutus.

— Et dès qu’une fois ils auront commencé à crier, — qu’ils ne cessent pas, avant d’avoir par leurs clameurs confuses — exigé l’exécution immédiate — de la sentence prononcée par nous, quelle qu’elle soit.

l’édile.

Très-bien.

sicinius.

— Animez-les et préparez-les à répondre au signal, — dès que nous l’aurons donné.

brutus.

Faites vite.

L’Édile sort.

— Mettons-le en colère sur-le-champ. Il a été habitué — à toujours dominer et avoir tout son soûl — de contradiction. Une fois échauffé, il ne peut plus — subir le frein de la modération ; alors il dit — ce qu’il a dans le cœur ; et c’en est assez, — grâce à nous, pour qu’il se rompe le cou.

Entrent Coriolan, Ménénius, Cominius, des Sénateurs et des Patriciens.
sicinius.

— Bien, le voici.

ménénius, à Coriolan.

Du calme, je vous en conjure.

coriolan, à part, à Ménénius.

— Oui, comme en a le cabaretier qui, pour la plus chétive monnaie, — avale du coquin au volume.

Haussant la voix.

Que les dieux honorés — veillent au salut de Rome, et sur les siéges de la justice — placent des hommes de bien ! qu’ils sèment l’affection parmi nous ! — qu’ils encombrent nos vastes temples de processions pacifiques, — et non nos rues de discordes !

premier sénateur.

Amen, amen !

ménénius.

Noble souhait !

Revient l’Édile, suivi des Citoyens.
sicinius.

— Approchez, peuple.

l’édile.

— Écoutez vos tribuns. Attention ! paix ! vous dis-je.

coriolan.

— Laissez-moi parler d’abord (10).

les deux tribuns.

Soit, parlez… Holà ! silence !

coriolan.

— Les accusations que je vais entendre seront-elles les dernières ? — doit-on en finir aujourd’hui ?

sicinius.

Je demande, moi, — si vous vous soumettez à la voix du peuple, — si vous reconnaissez ses magistrats et consentez — à subir une censure légale pour toutes les fautes — qui seront prouvées à votre charge.

coriolan.

J’y consens.

ménénius.

— Là, citoyens ! il dit qu’il y consent. — Considérez ses services militaires ; — songez aux cicatrices que porte son corps et qui apparaissent — comme des fosses dans un cimetière sacré.

coriolan.

Égratignures de ronces, — blessures pour rire !

ménénius.

Considérez en outre — que, s’il ne parle pas comme un citadin, — il se montre à vous comme un soldat. Ne prenez pas — pour l’accent de la haine son brusque langage, — qui, vous dis-je, convient à un soldat, — sans être injurieux pour vous.

cominius.

Bien, bien, assez.

coriolan.

Comment se fait-il — que, m’ayant nommé consul d’une voix unanime, — vous me fassiez, moins d’une heure après, l’affront — de me révoquer ?

sicinius.

C’est à vous de nous répondre.

coriolan.

C’est juste, parlez donc.

sicinius.

— Nous vous accusons d’avoir cherché à supprimer, — dans Rome, toutes les magistratures constituées, et — à vous investir d’un pouvoir tyrannique : — en quoi nous vous déclarons traître au peuple.

coriolan.

— Comment, traître ?

ménénius.

Voyons, de la modération : votre promesse !

coriolan.

— Que les flammes de l’infime enfer enveloppent le peuple ! — M’appeler traître !… — Insolent tribun, — quand il y aurait vingt mille morts dans tes yeux, — vingt millions de morts dans tes mains crispées et deux fois autant — sur ta langue calomnieuse, je te dirais — que tu en as menti, aussi hautement — que je prie les dieux !

sicinius.

Remarquez-vous cela, peuple ?

les citoyens.

À la roche ! À la roche !

sicinius.

Silence ! — Nous n’avons pas besoin de mettre un nouveau grief à sa charge. — Rappelez-vous ce que vous lui avez vu faire et ouï dire : — il a frappé vos officiers, vous a conspués vous-mêmes ; — il a résisté aux lois par la violence et bravé ici — l’autorité suprême dont il relève. — Tous ces crimes de nature capitale — méritent le dernier supplice.

brutus.

— Pourtant, comme il a bien servi Rome…

coriolan.

— Que rabâchez-vous de services ?

brutus.

— Je parle de ce que je sais.

coriolan.

Vous ?

ménénius.

— Est-ce là la promesse que vous aviez faite à votre mère ?

cominius.

— Sachez, je vous prie…

coriolan.

Je ne veux rien savoir. — Qu’ils me condamnent, aux abîmes de la mort tarpéienne, — à l’exil du vagabond, à l’écorchement, aux langueurs du prisonnier — lentement affamé, je n’achèterai pas — leur merci au prix d’un mot gracieux ; — non, pour tous les dons dont ils disposent, je ne ravalerais pas ma fierté — jusqu’à leur dire : Bonjour !

sicinius.

Attendu — qu’à diverses reprises, et autant qu’il était en lui, — il a conspiré contre le peuple, cherchant les moyens — de lui arracher le pouvoir ; que tout récemment — il a usé d’une violence coupable, non-seulement — en présence de la justice auguste, mais contre les ministres — qui la rendent ; au nom du peuple, — et en vertu de nos pouvoirs, nous, tribuns, nous — le bannissons, dès cet instant, de notre cité, et lui défendons, — sous peine d’être précipité — de la roche Tarpéienne, de jamais — rentrer dans notre Rome. Au nom du peuple, — je dis qu’il en soit ainsi.

les citoyens.

Qu’il en soit ainsi, — qu’il en soit ainsi !… Qu’il s’en aille !… — il est banni !… Qu’il en soit ainsi !

cominius, à la foule.

— Écoutez-moi, mes maîtres, mes amis les plébéiens…

sicinius.

— Il est condamné : il n’y a plus rien à entendre.

cominius.

Laissez-moi parler : — j’ai été consul et je puis montrer — sur moi les marques des ennemis de Rome. J’ai — pour le bien de mon pays un amour plus tendre, — plus religieux, plus profond que pour ma propre existence, — pour ma femme chérie, pour le fruit de ses entrailles — et le trésor de mes flancs ; si donc je — vous dis que…

sicinius.

Nous devinons votre pensée : que direz-vous ?

brutus.

— Il n’y a plus rien à dire, sinon qu’il est banni — comme ennemi du peuple et de son pays. — Il faut qu’il en soit ainsi.

les citoyens.

Qu’il en soit ainsi ! qu’il en soit ainsi !

coriolan.

— Vile meute d’aboyeurs ! Vous dont j’abhorre l’haleine — autant que l’émanation des marais empestés, et dont j’estime les sympathies — autant que les cadavres sans sépulture — qui infectent l’air, c’est moi qui vous bannis ! — Restez ici dans votre inquiétude ! — Que la plus faible rumeur mette vos cœurs en émoi ! — Que vos ennemis, du mouvement de leurs panaches, — éventent votre lâcheté jusqu’au désespoir ! Gardez le pouvoir — de bannir vos défenseurs jusqu’à ce qu’enfin — votre ineptie, qui ne comprend que ce qu’elle sent, — se tourne contre vous-mêmes, — et, devenue votre propre ennemie, vous livre, — captifs humiliés, à quelque nation, — qui vous aura vaincus sans coup férir ! C’est par mépris — pour vous que je tourne le dos à votre cité. — Il est un monde ailleurs.

Sortent Coriolan, Cominius, Ménénius, les sénateurs et les patriciens.
les édiles.

— L’ennemi du peuple est parti, est parti !

les citoyens.

— Notre ennemi est banni ! il est parti ! hohé ! hohé !

Acclamation générale. La foule jette ses bonnets en l’air.
sicinius.

— Allez, reconduisez-le jusqu’aux portes, en le poursuivant — de vos mépris, comme il vous a poursuivis des siens ; — molestez-le comme il le mérite… Qu’une garde — nous escorte à travers la ville.

les citoyens.

— Allons, allons, reconduisons-le jusqu’aux portes, allons. — Les dieux protègent nos nobles tribuns !… Allons.

Ils sortent (11).

SCÈNE XVII.
[Une porte de Rome.]
Entrent Coriolan, Volumnie, Virgilie, Ménénius, Cominius et plusieurs jeunes patriciens.
coriolan.

— Allons, ne pleurez plus : abrégeons cet adieu… La bête — aux mille têtes me pousse dehors… Ah ! ma mère, — où est donc votre ancien courage ? Vous aviez coutume — de dire que l’adversité était l’épreuve des âmes, — que les hommes vulgaires pouvaient supporter de vulgaires occurrences ; — que, quand la mer est calme, tous les navires — sont également bons voiliers, mais que, quand la fortune assène — ses coups les plus rudes, il faut, pour se laisser frapper avec patience, — une noble magnanimité : sans cesse vous chargiez ma mémoire — de ces préceptes destinés à rendre invincible — le cœur qui les comprendrait !

virgilie.

— Ô cieux ! ô cieux !

coriolan.

Voyons, je t’en prie, femme…

volumnie.

— Que la peste rouge frappe tous les artisans de Rome, — et que périssent tous les métiers !

coriolan.

Bah, bah, bah ! — Ils m’aimeront dès qu’ils ne m’auront plus. Allons, ma mère, — reprenez ce courage qui vous faisait dire — que, si vous aviez été la femme d’Hercule, — vous auriez accompli six de ses travaux pour alléger — d’autant la besogne de votre époux… Cominius, — pas d’abattement : adieu !… Adieu, ma femme ! ma mère ! — Je m’en tirerai… Mon vieux et fidèle Ménénius, — tes larmes sont plus âcres que celles d’un jeune homme ; — elles enveniment tes yeux…

À Cominius.

Mon ancien général, — je t’ai vu souvent assister impassible — à des spectacles déchirants : dis à ces tristes femmes — qu’il est aussi puéril de déplorer des revers inévitables — que d’en rire… Ma mère, vous savez bien — que mes aventures ont toujours fait votre joie ; et — croyez-le fermement, parti dans l’isolement, — je serai comme le dragon solitaire qui, du fond de son marécage, — jette l’effroi, et fait parler de lui plus qu’il ne se fait voir ! Ou votre fils — parviendra à dominer la multitude, où il sera pris — aux piéges cauteleux de la trahison.

volumnie.

Ô le premier des fils, — où iras-tu ? Laisse le bon Cominius — t’accompagner un peu : et fixe avec lui ton itinéraire — au lieu de t’exposer à tous les accidents — qui peuvent surgir devant toi sur une route hasardeuse.

coriolan.

Ô dieux !

cominius.

— Je t’accompagnerai pendant un mois ; et nous déciderons ensemble — où tu résideras, que tu puisses recevoir de nos nouvelles — et nous donner des tiennes. De cette façon, si l’avenir nous offre — une chance pour te rappeler, nous n’aurons pas à fouiller — le vaste univers pour trouver un seul homme ; — et nous ne perdrons pas l’occasion, toujours prête à se refroidir — pour un absent.

coriolan.

Adieu. — Tu es chargé d’années ; et tu es trop épuisé — par les orgies de la guerre, pour t’en aller à l’aventure avec un homme — resté dans sa force : conduis-moi seulement jusqu’aux portes. — Venez, ma femme chérie, ma mère bien-aimée, et vous, — mes amis de noble aloi ; et quand je serai hors des murs, — dites-moi adieu dans un sourire. Je vous en prie, venez. — Tant que je serai debout sur la terre, — vous entendrez dire maintes choses de moi, mais pas une — qui ne soit d’accord avec mon passé.

ménénius.

Jamais plus nobles paroles — ne retentirent à l’oreille humaine. Allons, ne pleurons pas… — Si je pouvais secouer seulement sept années — de ces vieux bras et de ces vieilles jambes, dieux bons ! — je te suivrais pas à pas.

coriolan.

Donne-moi ta main… — Allons !

Ils sortent (12).

SCÈNE XVIII.
[Un faubourg de Rome.]
Entrent Sicinius, Brutus et un Édile.
sicinius, à l’édile.

— Renvoyez-les tous chez eux : il est parti, et nous n’irons pas plus loin.

À Brutus.

— Les nobles sont furieux : nous le voyons, ils se sont rangés de son parti.

brutus.

Maintenant que nous avons prouvé notre pouvoir, — soyons, après l’action, plus humbles — que dans l’action.

sicinius, à l’édile.

Renvoyez-les chez eux : — dites-leur que leur grand ennemi est parti, et qu’ils — gardent entière leur ancienne puissance.

brutus.

Congédiez-les.

L’Édile sort.
Entrent Volumnie, Virgilie et Ménénius.

— Voici sa mère.

sicinius.

Évitons-la.

brutus.

Pourquoi ?

sicinius.

— On dit qu’elle est folle.

brutus.

Elles nous ont aperçus : — pressez la pas.

volumnie, aux tribuns.

— Oh ! je vous rencontre à propos ! Que les dieux — payent votre zèle de tout le trésor de leurs fléaux !

ménénius.

Chut ! chut ! ne faites pas d’esclandre.

volumnie.

— Si les larmes ne m’empêchaient pas, vous en entendriez… — N’importe ! vous en entendrez.

Brutus veut avancer, elle lui barre le chemin.

Vous voudriez partir !

virgilie, se mettant devant Sicinius.

— Vous aussi, vous resterez… Ah ! que ne puis-je — en dire autant à mon mari !

sicinius.

Êtes-vous de l’humanité ?

volumnie.

— Imbécile !… n’est-ce pas une honte !

À Virgilie.

Écoutez-vous cet imbécile ?

À Sicinius.

— Mon père n’était-il pas un homme ? Toi, quel renard il faut que tu sois — pour avoir ainsi banni un héros qui a frappé pour Rome plus de coups — que tu n’as dit de paroles !

sicinius.

Ô cieux tutélaires !

volumnie.

— Oui, plus de coups glorieux que tu n’as dit de paroles sensées !… — Je vais te dire… mais va-t’en… — Non, tu resteras… Je voudrais que mon fils — fût en Arabie et qu’il eût devant lui ta tribu — à la distance de sa bonne épée.

sicinius.

Qu’arriverait-il ?

virgilie.

Qu’arriverait-il ? — Il aurait vite mis à néant ta postérité.

volumnie.

Oui, bâtards et autres ! — Ce vaillant, que de blessures il a reçues pour Rome !

ménénius.

— Allons ! allons ! la paix !

sicinius.

— Je voudrais qu’il eût continué — comme il avait commencé, et n’eût pas dénoué — le nœud glorieux qui lui attachait son pays.

brutus.

Je le voudrais.

volumnie.

— Vous le voudriez ! C’est vous qui avez excité la canaille ; — âmes félines, capables d’apprécier son mérite — comme je le suis de comprendre les mystères que le ciel — refuse de révéler à la terre !

brutus, à Sicinius.

De grâce, partons.

volumnie.

— Oui, monsieur, de grâce, partez : — vous avez fait là un bel exploit. Mais, avant de partir, écoutez ceci : — autant le Capitole dépasse — la plus humble masure de Rome, autant mon fils, — le mari de cette femme que vous voyez ici, — mon fils, que vous avez banni, vous dépasse tous !

brutus.

Bien, bien, nous vous quittons.

sicinius.

Pourquoi nous laisser ici harceler — par une créature qui a perdu l’esprit ?

volumnie.

Emportez avec vous mes prières : — je voudrais que les dieux n’eussent rien à faire — qu’à exaucer mes malédictions.

Les tribuns sortent.

Si je pouvais seulement — les rencontrer une fois par jour, cela soulagerait mon cœur — du poids qui l’étouffe.

ménénius.

Vous leur avez parlé vertement, — et, ma foi, vous avez raison… Voulez-vous souper avec moi ?

volumnie.

— La colère est mon aliment ; j’en soupe à mes dépens, — et je m’affamerai à force de m’en gorger… Allons, partons.

À Virgilie qui pleure.

— Séchez ces larmes piteuses, lamentez-vous, comme moi, en imprécations de Junon. Venez, venez, venez.

ménénius.

— Fi donc ! fi donc !

Ils sortent.

SCÈNE XIX.
[La route de Rome à Antium.]
Un Romain et un Volsque se rencontrent.
le romain.

Je vous connais fort bien, monsieur, et vous me connaissez ; votre nom, je crois, est Adrien.

le volsque.

C’est vrai, monsieur. Ma foi, je ne vous remets pas.

le romain.

Je suis un Romain ; mais je sers, comme vous, contre les Romains. Me reconnaissez-vous à présent ?

le volsque.

Nicanor !… Non ?

le romain.

Lui-même, monsieur.

le volsque.

Vous aviez plus de barbe la dernière fois que je vous ai vu ; mais votre voix m’a fait deviner le personnage. Quelles nouvelles à Rome ? J’ai reçu du gouvernement volsque la mission d’aller vous y chercher. Vous m’avez heureusement épargné une journée de marche.

le romain.

Il y a eu à Rome une formidable insurrection : le peuple contre les sénateurs, les patriciens et les nobles.

le volsque.

Il y a eu ? Elle est donc terminée ? Notre gouvernement ne le croit pas : il fait d’immenses préparatifs militaires, et espère surprendre les Romains dans la chaleur de leurs divisions.

le romain.

Le fort de l’incendie est passé, mais la moindre chose suffirait à le rallumer ; car les nobles ont tellement pris à cœur le bannissement de ce digne Coriolan, qu’ils sont mûrement disposés à retirer tout pouvoir au peuple et à lui enlever ses tribuns pour jamais. Le feu couve sous la cendre, je puis vous le dire, et est tout près d’éclater violemment.

le volsque.

Coriolan est banni ?

le romain.

Banni, monsieur.

le volsque.

Vous serez le bienvenu avec cette nouvelle, Nicanor.

le romain.

Les circonstances servent puissamment les Volsques. J’ai ouï dire que le moment le plus favorable pour corrompre une femme, c’est quand elle est en querelle avec son mari. Votre noble Tullus Aufidius va figurer avec avantage dans cette guerre, maintenant que Coriolan, son grand adversaire, n’est plus à la disposition de son pays.

le volsque.

C’est certain. Je suis bien heureux de vous avoir ainsi rencontré accidentellement. Vous avez mis fin à ma mission, et je vais avec joie vous accompagner chez vous.

le romain.

D’ici au souper, je vous dirai sur Rome les plus étranges choses, toutes en faveur de ses adversaires. Vous avez une armée sur pied, dites-vous ?

le volsque.

Une armée vraiment royale : les centurions et leurs corps, déjà à la solde de l’État, occupent leurs postes distincts, prêts à marcher sur l’heure.

le romain.

Je suis heureux d’apprendre qu’ils sont préparés, et je suis l’homme, je crois, qui va les mettre en mouvement. Monsieur, je suis aise de la rencontre, et charmé de votre compagnie.

le volsque.

Vous m’enlevez là mon rôle, monsieur : c’est à moi surtout d’être charmé de la vôtre.

le romain.

Eh bien, faisons route ensemble.

Ils sortent.

SCÈNE XX.
[Antium. Devant la maison d’Aufidius.]
Entre Coriolan, déguisé sous de pauvres vêtements, la tête enveloppée d’un capuchon.
coriolan.

Une belle ville est cet Antium. Ville, — c’est moi qui ai fait tes veuves : bien des héritiers — de ces superbes édifices ont, sous mes coups, — râlé et succombé. Ah ! ne me reconnais pas ; — tes femmes et tes enfants, armés de broches et de pierres, — me tueraient dans une bataille d’écoliers !

Entre un citoyen.
coriolan.

Le ciel vous garde, monsieur.

le citoyen.

— Vous aussi !

coriolan.

Indiquez-moi, s’il vous plaît, — où demeure le grand Aufidius ; est-il à Antium ?

le citoyen.

— Oui, et il festoie les nobles de l’État, — dans sa maison, ce soir même.

coriolan.

Où est sa maison, je vous prie ?

le citoyen.

— Ici, devant vous.

coriolan.

Merci, monsieur. Adieu !

Le citoyen sort.

— Ô monde, que tu as de brusques vicissitudes ! Deux amis jurés, — qui semblent en ce moment n’avoir qu’un cœur dans leur double poitrine, — à qui les loisirs, le lit, les repas, les exercices, — tout est commun, dont l’amour a fait comme des jumeaux — inséparables, avant une heure, — pour une discussion d’obole, s’emporteront — jusqu’à la plus amère inimitié. De même, des adversaires furieux, — qu’empêchaient de dormir leur passion et leur acharnement — à s’entre-détruire, à la première occasion, — pour une billevesée valant à peine une écaille, deviendront les plus tendres amis, — et marieront ensemble leurs enfants. Il en est ainsi de moi : — je hais mon pays natal, et mes sympathies sont pour — cette ville ennemie.

Se dirigeant vers la maison d’Aufidius.

Entrons ! s’il me tue, — il aura fait justice de moi ; s’il m’accueille, — je servirai son pays.

Il entre dans la maison (13).

SCÈNE XXI.
[Antium. Le vestibule de la maison d’Aufidius.
On entend de la musique.]
Entre un serviteur.
premier serviteur.

Du vin, du vin, du vin ! quel service !… je crois que tous nos gaillards sont endormis.

Il sort.
Entre un autre serviteur.
deuxième serviteur.

Où est Cotus ? mon maître l’appelle. Cotus !

Il sort.
Entre Coriolan le visage toujours voilé.
coriolan.

— Excellente maison ! Le festin sent bon : mais je n’ai pas — la mine d’un convive. —

Rentre le premier serviteur.
le premier serviteur.

Que voulez-vous, l’ami ? D’où êtes-vous ? Ce n’est pas ici votre place. Je vous prie, regagnez la porte.

coriolan, à part.

— Tu ne mérites pas ici un meilleur accueil, — Coriolan. —

Rentre le second serviteur.
le second serviteur.

D’où êtes-vous, monsieur ?… Le portier a-t-il ses yeux dans sa tête, qu’il laisse entrer de pareils compagnons ? Sortez, je vous prie.

coriolan.

Détalez !

deuxième serviteur.

Détalez, détalez vous-même.

coriolan.

Tu deviens agaçant.

deuxième serviteur.

Ah ! vous êtes si fier ! Je vais vous faire parler tout à l’heure.

Entrent un troisième serviteur qui se croise avec le premier.
troisième serviteur, montrant Coriolan.

Quel est ce gaillard ?

premier serviteur.

Un original comme je n’en ai jamais vu : je ne puis le faire sortir de la maison. Je t’en prie, appelle mon maître.

troisième serviteur, à Coriolan.

Qu’avez-vous à faire ici, camarade ? Videz la maison, je vous prie.

coriolan.

— Laissez-moi seulement rester debout ; je ne gâterai pas votre foyer. —

troisième serviteur.

Qui êtes-vous ?

coriolan.

Un gentilhomme.

troisième serviteur.

Merveilleusement pauvre !

coriolan.

C’est vrai, je le suis.

troisième serviteur.

Je vous en prie, mon pauvre gentilhomme, choisissez une autre station. Ce n’est pas ici votre place. Décampez, je vous prie ; allons.

coriolan.

Allez donc faire votre fonction en vous empiffrant de restes refroidis.

Il le repousse.
troisième serviteur.

Ah ! vous ne voulez pas !

Au deuxième serviteur.

Dis, je te prie, à mon maître, quel hôte étrange il a ici.

deuxième serviteur.

J’y vais.

Il sort.
troisième serviteur.

Où demeures-tu ?

coriolan.

Sous le dôme.

troisième serviteur.

Sous le dôme ?

coriolan.

Oui.

troisième serviteur.

Où ça ?

coriolan.

Dans la cité des milans et des corbeaux.

troisième serviteur.

Dans la cité des milans et des corbeaux ?… Quel âne !… Alors tu demeures aussi avec les buses ?

coriolan.

Non, je ne sers pas ton maître.

troisième serviteur.

Comment, monsieur ! avez-vous affaire à mon maître ?

coriolan.

Oui-dà : c’est une occupation plus honnête que d’avoir affaire à ta maîtresse. Tu bavardes, tu bavardes, retourne à tes assiettes, va !

Il le jette dehors.
Entrent Aufidius et le second serviteur.
aufidius.

Où est ce gaillard ?

deuxième serviteur, montrant Coriolan.

Le voici, monsieur. Je l’aurais battu comme un chien, si je n’avais craint de troubler nos seigneurs.

aufidius, à Coriolan.

D’où viens-tu ? que veux-tu ? ton nom ?… Pourquoi ne parles-tu pas ? Parle, l’homme ! quel est ton nom ?

coriolan, découvrant son visage.

Tullus, si tu ne me connais point encore, et ne crois point, à me voir, que je sois celui que je suis, la nécessité me force à me nommer.

aufidius.

Quel est ton nom ?

Les serviteurs se retirent.
coriolan.

— Un nom qui détonne aux oreilles des Volsques — et qui sonne mal aux tiennes.

aufidius.

Parle, quel est ton nom ? — Tu as une farouche apparence, et ton visage respire — le commandement. Bien que tes voiles soient en lambeaux, — tu parais un noble vaisseau. Quel est ton nom ?

coriolan.

— Prépare ton front à s’assombrir : est-ce que tu ne me reconnais pas ?

aufidius.

— Je ne te reconnais pas… Ton nom ?

coriolan.

— Je suis Caïus Marcius, qui ai fait, — à toi en particulier, et à tous les Volsques, — beaucoup de mal et de dommage, ainsi que l’atteste — mon surnom, Coriolan ! De tant de travaux endurés, — de tant de dangers courus, de tant de sang — versé pour mon ingrate patrie, je n’ai recueilli d’autre récompense — que ce surnom, éclatant souvenir — qui témoigne la malveillance et la haine — que tu dois avoir contre moi. Il ne m’est demeuré que ce nom : — l’envie et l’outrage du peuple romain, — autorisés par la lâcheté de notre noblesse qui — m’a tout entière abandonné, ont dévoré le reste : — oui, nos nobles ont souffert que je fusse chassé — de Rome par les huées des manants. C’est cette extrémité — qui m’a amené à ton foyer, non dans l’espoir — (ne va pas t’y méprendre) de sauver ma vie ; car, si — j’eusse eu peur de mourir, tu es de tous les hommes — celui que j’aurais le plus évité ; mais c’est par pure animosité, — pour le désir que j’ai de me venger de mes prescripteurs, — que je viens à toi. Par quoi, si tu as — le ressentiment au cœur, si tu veux une réparation — pour les dommages qui t’ont été faits, si tu veux mettre un terme au démembrement honteux de ta patrie, n’hésite pas — à te servir de mes calamités, et fais en sorte — que mes services vengeurs aident — à ta prospérité ; car je veux faire la guerre — à ma patrie gangrenée avec l’acharnement — de tous les démons de l’enfer. Mais, si d’aventure — tu te rends, si tu es las — de tenter la fortune, aussi suis-je, quant à moi, — tout à fait las de vivre ; j’offre — ma gorge à ton épée et à ta vieille rancune. — Frappe ! m’épargner serait folie, — moi qui t’ai toujours poursuivi de ma haine, — qui ai tiré des tonnes de sang du sein de ton pays, — et qui ne puis vivre que pour ta honte, si je ne puis — vivre pour te servir !

aufidius.

Ô Marcius, Marcius, — chaque mot que tu as dit a arraché de mon cœur — une racine de ma vieille inimitié. Si Jupiter — du haut de la nue me disait des choses divines — en ajoutant : c’est vrai, je ne le croirais pas plus fermement — que toi, auguste Marcius… Oh ! laisse-moi enlacer — de mes bras ce corps contre lequel — ma lance a cent fois brisé son frêne, — en effrayant la lune de ses éclats ! Laisse-moi étreindre — cette enclume de mon glaive, et rivaliser — avec toi de tendresse aussi ardemment, aussi noblement — que j’ai jamais, dans mes ambitieux efforts, — lutté de valeur avec toi ! Sache-le, — j’aimais la vierge que j’ai épousée ; jamais amoureux — ne poussa plus sincères soupirs ; mais à te voir ici, — toi, le plus noble des êtres, mon cœur bondit avec plus de ravissement — qu’au jour où je vis pour la première fois ma fiancée — franchir mon seuil. Apprends, ô Mars, — que nous avons une armée sur pied, et que j’avais résolu — une fois encore de t’arracher ton bouclier, — au risque d’y perdre mon bras. Tu m’as battu — douze fois, et depuis, toutes les nuits, j’ai — rêvé de rencontres entre toi et moi : — nous nous culbutions dans mon sommeil, — débouclant nos casques, nous empeignant à la gorge, — et je m’éveillais à demi mort du néant ! Digne Marcius, — n’eussions-nous d’autres griefs contre Rome — que ton bannissement, nous réunirions tous nos hommes — de douze à soixante-dix ans, et nous répandrions la guerre — dans les entrailles de cette ingrate Rome, — comme un flot débordé… Oh ! viens, entre, — viens serrer les mains amies de nos sénateurs, — dont je recevais ici les adieux, — me préparant à marcher contre le territoire romain, — sinon contre Rome elle-même.

coriolan.

Dieux ! vous me bénissez !

aufidius.

— Si donc, preux sublime, tu veux prendre — le commandement de tes propres représailles, accepte — la moitié de mes pouvoirs ; et d’accord avec ton expérience suprême, puisque tu connais — la force et la faiblesse de ton pays, règle toi-même ta marche, — soit pour aller frapper aux portes de Rome, — soit pour envahir violemment les extrémités de son domaine, — et l’épouvanter avant de la détruire. Mais viens, — que je te présente d’abord à ceux qui — diront oui ! à tous tes désirs. Sois mille fois le bienvenu ! — Je te suis plus ami que jamais je ne te fus ennemi, — et c’est beaucoup dire, Marcius. Ta main ! Sois le très-bien venu ! —

Sortent Coriolan et Aufidius.
premier serviteur, s’avançant.

Voilà un étrange changement !

deuxième serviteur.

Par mon bras, j’ai failli le bâtonner, et pourtant j’avais dans l’idée que ses habits nous trompaient sur son compte.

premier serviteur.

Quel poignet il a ! Avec un doigt et le pouce, il m’a fait tourner comme une toupie.

deuxième serviteur.

Ah ! je voyais bien à sa mine qu’il y avait en lui quelque chose. Il avait, mon cher, une espèce de mine… à ce qu’il me semblait… je ne sais comment dire pour la qualifier.

premier serviteur.

C’est vrai. Il avait l’air pour ainsi dire… Je veux être pendu si je ne soupçonnais pas qu’il y avait en lui plus que je ne pouvais soupçonner.

deuxième serviteur.

Et moi aussi, je le jure. C’est tout simplement l’homme le plus extraordinaire du monde.

premier serviteur.

Je le crois : mais un plus grand guerrier que lui, vous en connaissez un !

deuxième serviteur.

Qui ? mon maître !

premier serviteur.

Ah ! il n’y a pas de comparaison.

deuxième serviteur.

Il en vaut six comme lui.

premier serviteur.

Non, pas justement ; mais je le tiens pour un plus grand guerrier.

deuxième serviteur.

Dame, voyez-vous, on ne sait comment dire pour expliquer ça : pour la défense d’une ville, notre général est excellent.

premier serviteur.

Oui-dà, et pour un assaut aussi.

Rentre le troisième serviteur.
troisième serviteur.

Hé ! marauds, je puis vous dire des nouvelles ! des nouvelles, coquins !

les deux autres serviteurs.

Lesquelles ? lesquelles ? lesquelles ? Partageons.

troisième serviteur.

Entre tous les peuples, je ne voudrais pas être Romain : j’aimerais autant être un condamné.

les deux autres serviteurs.

Pourquoi ? pourquoi ?

troisième serviteur.

C’est que nous avons ici celui qui a si souvent étrillé notre général : Caïus Marcius !

premier serviteur.

Qu’est-ce que tu dis ? Étrillé notre général !

troisième serviteur.

Je ne dis pas qu’il ait étrillé notre général ; mais il a toujours été capable de lui tenir tête.

deuxième serviteur.

Bah ! sommes-nous pas camarades et amis ?… Il a toujours été trop fort pour lui. Je le lui ai entendu dire à lui-même.

premier serviteur.

Pour dire la vérité sans détour, il a toujours été trop fort pour lui : devant Corioles, il l’a dépecé et haché comme une carbonnade.

deuxième serviteur.

S’il avait eu des goûts de cannibale, il aurait pu le manger rôti.

premier serviteur.

Mais poursuis tes nouvelles.

troisième serviteur.

Eh bien, il est traité ici comme s’il était le fils et l’héritier de Mars : on l’a mis au haut bout de la table ; pas un sénateur ne lui adresse une question sans se tenir tête chauve devant lui. Notre général le traite comme une maîtresse, lui touche la main avec adoration et l’écoute les yeux blancs d’extase. Mais l’important de la nouvelle, c’est que notre général est coupé en deux, et n’est plus que la moitié de ce qu’il était hier : car l’autre est devenu la seconde moitié, à la prière et du consentement de toute l’assistance. Il ira, dit-il, tirer les oreilles au portier de Rome : il veut tout faucher devant lui, tout raser sur son passage.

deuxième serviteur.

Et il est capable de le faire autant qu’aucun mortel imaginable.

troisième serviteur.

Capable de le faire ! il le fera. Car, voyez-vous, monsieur, il a autant d’amis que d’ennemis… lesquels amis, monsieur, pour ainsi dire… n’osaient pas… voyez-vous, monsieur… se montrer, comme on dit, ses amis, tant qu’il était en déconfiture.

premier serviteur.

En déconfiture ! Comment ça ?

troisième serviteur.

Mais quand ils verront reparaître le cimier de ce héros pur sang, ils sortiront de leurs terriers comme des lapins après la pluie, et tous se mettront en danse avec lui.

premier serviteur.

Mais quand cela aura-t-il lieu ?

troisième serviteur.

Demain, aujourd’hui, immédiatement. Vous entendrez battre le tambour cette après-midi. La chose est pour ainsi dire dans le menu de leur festin et doit être exécutée avant qu’ils se soient essuyé les lèvres.

deuxième serviteur.

Bon ! nous allons donc revoir le monde en émoi ! La paix n’est bonne qu’à rouiller le fer, à multiplier les tailleurs et à faire pulluler les faiseurs de ballades.

premier serviteur.

Donnez-moi la guerre, vous dis-je ! Elle l’emporte sur la paix autant que le jour sur la nuit ; elle est leste, vigilante, sonore et pleine de nouveautés. La paix, c’est une apoplexie, une léthargie ; elle est fade, sourde, somnolente, insensible ; elle fait bien plus de bâtards que la guerre ne détruit d’hommes.

deuxième serviteur.

C’est juste ; et si le viol peut s’appeler, en quelque sorte, un acte de guerre, on ne peut nier que la paix ne fasse bien des cocus.

premier serviteur.

Oui, et elle rend les hommes ennemis les uns des autres.

deuxième serviteur.

Pourquoi ? parce qu’ils ont moins besoin les uns des autres. La guerre, coûte que coûte ! J’espère voir les Romains à aussi bas prix que les Volsques… On se lève de table ! on se lève de table !

tous.

Rentrons, rentrons.

Ils sortent.

SCÈNE XXII.
[Une place publique.]
Entrent Sicinius et Brutus.
brutus.

— Nous n’entendrons plus parler de lui, et nous n’avons plus à le craindre. — Il est réduit à l’impuissance par la paix actuelle — et par la tranquillité du peuple, naguère — livré à un désordre effréné. Grâce à nous, ses amis — sont confus de la prospérité publique : ils aimeraient mieux, — dussent-ils eux-mêmes en souffrir, voir — des bandes insurgées infester les rues que — nos artisans chanter dans leurs boutiques et aller — paisiblement à leurs travaux.

Entre Ménénius.
brutus.

— Nous sommes restés fort à propos. N’est-ce pas là Ménénius ? —

sicinius.

C’est lui, c’est lui. Oh ! il est devenu très-aimable depuis quelque temps… Salut, messire !

ménénius.

Salut à tous deux !

sicinius.

Votre Coriolan ne manque guère qu’à ses amis : la république est debout ; et elle restera debout, dût-il enrager davantage !

ménénius.

Tout est bien, mais tout aurait été mieux, s’il avait pu temporiser.

sicinius.

Où est-il, savez-vous ?

ménénius.

Non, je n’en sais rien ; sa mère et sa femme n’ont pas reçu de ses nouvelles.

Passent Trois ou quatre citoyens.
les citoyens, aux tribuns.

— Les dieux vous protègent tous deux !

sicinius.

Bonsoir, voisins.

brutus.

— Bonsoir à vous tous ! bonsoir à vous tous !

premier citoyen.

— Nous, nos femmes et nos enfants, nous sommes tenus — de prier pour vous deux à genoux.

sicinius.

Vivez et prospérez.

brutus.

— Adieu, aimables voisins. Plût au ciel que Coriolan — vous eût aimés comme nous vous aimons !

les citoyens.

Les dieux vous gardent !

les deux tribuns.

— Adieu ! adieu !

Les citoyens sortent.
sicinius.

Les temps sont plus heureux et plus agréables — qu’à l’époque où ces gaillards-là parcouraient les rues — en criant l’anarchie.

brutus.

Caïus Marcius était — un digne officier dans la guerre, mais insolent, — gonflé d’orgueil, ambitieux au delà de toute idée, — égoïste.

sicinius.

Et aspirant à trôner seul — et sans assesseurs.

ménénius.

Je ne crois pas ça.

sicinius.

— Nous en aurions fait la lamentable — expérience, s’il était devenu consul.

brutus.

Les dieux ont prévenu ce malheur, et Rome est calme — et sauve sans lui.

Entre un édile.
l’édile.

Dignes tribuns, — un esclave, que nous avons mis en prison, — rapporte que les Volsques, en deux corps séparés, — ont envahi le territoire romain, — et, par une guerre à outrance, — détruisent tout sur leur passage.

ménétius.

C’est Aufidius — qui, apprenant le bannissement de notre Marcius, — montre de nouveau ses cornes au monde. — Tant que Marcius défendait Rome, il est resté dans sa coquille, — sans oser risquer une apparition.

sicinius.

Eh ! que parlez-vous — de Marcius ?

brutus.

— Faites fouetter ce hâbleur… Il est impossible — que les Volsques osent rompre avec nous.

ménénius.

Impossible — Nous avons la preuve que cela se peut fort bien, — et j’ai vu trois exemples de ce cas — dans ma vie. Mais demandez à cet homme, — avant de le punir, d’où il tient cette nouvelle : — ne vous exposez pas à châtier un bon avis, — et à battre le messager qui vous prévient — de ce qu’il vous faut craindre.

sicinius.

Ne me dites pas ça : — je sais que c’est impossible.

brutus.

Cela ne se peut pas.

Entre un messager.
le messager.

— Les nobles en grand émoi se rendent — tous au sénat : il est arrivé quelque nouvelle — qui bouleverse leurs visages.

sicinius.

C’est cet esclave… — Qu’on le fasse fouetter sous les yeux du peuple… Oui, c’est sa faute !… — il a suffi de son rapport.

le messager.

Oui, digne sire, — mais le rapport de l’esclave est confirmé et aggravé — par de plus terribles nouvelles !

sicinius.

Comment, plus terribles ?

le messager.

— Nombre de bouches disent ouvertement — (avec quelle probabilité, je l’ignore) que Marcius, — ligué avec Aufidius, conduit une armée contre Rome, — et jure que sa vengeance immense s’étendra — de la plus jeune à la plus vieille génération.

sicinius.

Comme c’est vraisemblable !

brutus.

— Une fable inventée seulement pour faire désirer aux gens timorés — le retour de Marcius !

sicinius.

Voilà tout le mystère.

ménénius.

La chose est invraisemblable : — lui et Aufidius ne peuvent pas plus se combiner — que les contraires les plus hostiles.

Entre un autre messager.
le messager.

— Vous êtes mandés au sénat : — une formidable armée, commandée par Caïus Marcius, — associé à Aufidius, fait rage — sur notre territoire : elle a déjà — forcé le passage, promenant l’incendie et s’emparant — de tout ce qu’elle rencontre.

Entre Cominius.
cominius, aux tribuns.

— Oh ! vous avez fait de la bonne besogne !

ménénius.

Quelle nouvelle ? quelle nouvelle ?

cominius.

— Vous avez réussi à faire violer vos propres filles, — à fondre sur vos trognes les plombs de vos toits, — et à voir vos femmes déshonorées sous vos nez.

ménénius.

Quelle nouvelle ? quelle nouvelle ?

cominius.

— Vos temples brûlés jusqu’au ciment, et — les franchises, auxquelles vous teniez tant, enfouies — dans un trou de vilebrequin.

ménénius.

Par grâce, votre nouvelle !

Aux tribuns.

— Vous avez fait de la belle besogne, j’en ai peur.

À Cominius.

Par grâce, votre nouvelle !… — Si Marcius s’était joint aux Volsques…

cominius.

Si !… — Il est leur dieu : il marche à leur tête comme un être crée par quelque déité autre que la nature, — et plus habile à former l’homme : à sa suite ils s’avancent — contre notre marmaille, avec la confiance — d’enfants poursuivant des papillons d’été, — ou de bouchers tuant des mouches.

ménénius, aux tribuns.

Vous avez fait de la bonne besogne, — vous et vos gens à tablier ; vous qui étiez si engoués — de la voix des artisans et — du souffle des mangeurs d’ail !

cominius.

Il fera tomber — Rome sur vos têtes.

ménénius.

Comme Hercule — faisait tomber les fruits mûrs ! Vous avez fait de la belle besogne.

brutus, à Cominius.

— Mais cette nouvelle est-elle bien vraie, seigneur ?

cominius.

Oui, et vous serez livides — avant de la voir démentie. Toute la contrée — fait défection en souriant ; et ceux qui résistent — se font bafouer par leur vaillance inepte, — et périssent dupes de leur constance. Qui pourrait le blâmer ? — Vos ennemis et les siens reconnaissent sa valeur.

ménénius.

Nous sommes tous perdus, si — le noble vainqueur n’a pitié de nous.

cominius.

Qui ira l’implorer ? — Les tribuns ne le peuvent pas sans honte ; le peuple — mérite sa clémence comme le loup — celle du berger. Ses meilleurs amis, — s’ils lui disaient : Soyez indulgent pour Rome, agiraient, en insistant ainsi, — comme ceux qui ont mérité sa haine, — et passeraient pour ses ennemis.

ménénius.

C’est vrai : — il approcherait de ma maison le brandon — qui doit la consumer, que je n’aurais pas le front — de lui dire : Arrêtez, je vous conjure !… Vous avez fait un beau travail, — vous et vos manœuvres ! vous avez bien manœuvré.

cominius.

Vous avez attiré — sur Rome une catastrophe, que rien — ne saurait prévenir.

les tribuns.

Ne dites pas que nous l’avons attirée.

ménénius.

— Et qui donc ? Est-ce nous ? Nous l’aimions, nous autres ; mais, comme des brutes, — comme de nobles lâches, nous avons cédé à vos bandes — qui l’ont expulsé avec des huées.

cominius.

Mais j’ai bien peur — qu’elles ne le ramènent avec des hurlements. Tullus Aufidius, — le second des illustres, obéit à ses avis — comme son subalterne. Le désespoir — est toute la tactique, toute la force, toute la défense, — que Rome peut leur opposer.

Entre une bande de citoyens.
ménénius.

Voici l’essaim…

À Cominius.

— Et Aufidius est avec lui ?

Aux citoyens.

Vous voilà donc, — vous qui infectiez l’air d’une nuée — de bonnets fétides et graisseux, en acclamant de vos huées — l’exil de Coriolan. À présent, il revient ; — et il n’est pas un cheveu sur la tête de son dernier soldat — qui ne doive vous fouetter : tous les badauds, — comme vous, qui jetaient leurs bonnets en l’air, il va les assommer, — pour les payer de leurs suffrages. N’importe ; — quand il nous consumerait tous en un seul tison, — nous l’avons mérité.

les citoyens.

— Vraiment, nous apprenons de terribles nouvelles !

premier citoyen.

Pour ma part, — quand j’ai dit : Bannissons-le, j’ai dit que c’était dommage.

deuxième citoyen.

Et moi aussi.

troisième citoyen.

Et moi aussi ; et, à parler franchement, bon nombre d’entre nous en ont dit autant. Ce que nous avons fait, nous l’avons fait pour le mieux ; et, bien que nous ayons volontiers consenti à son bannissement, c’était pourtant contre notre volonté.

cominius.

— Vous êtes de belles gens, avec vos voix !

ménénius.

Vous avez fait — de la belle besogne, vous et votre meute !

À Cominius.

Irons-nous au Capitole ?

cominius.

Oui, oui : ne le faut-il pas ?

Sortent Cominius et Ménénius.
sicinius, aux citoyens.

— Allez, mes maîtres, rentrez chez vous, ne vous alarmez pas. — Ceux-ci sont d’un parti qui serait bien aise de voir — confirmer ce qu’il affecte de craindre. Rentrez, — et ne montrez aucun signe de frayeur. —

premier citoyen.

Les dieux nous soient propices ! Allons, mes maîtres, rentrons. J’ai toujours dit que nous avions tort de le bannir.

deuxième citoyen.

Nous l’avons tous dit. Mais allons, rentrons.

Les citoyens sortent.
brutus.

— Je n’aime pas cette nouvelle.

sicinius.

Ni moi.

brutus.

— Allons au Capitole… Je payerais de la moitié de ma fortune — le démenti de cette nouvelle !

sicinius.

Partons, je vous prie.

Ils sortent.

SCÈNE XXIII.
[Un camp, aux environs de Rome.]
Entrent Aufidius et son lieutenant.
aufidius.

Passent-ils toujours au Romain ?

le lieutenant.

— Je ne sais quel charme est en lui ; mais — son nom est pour les soldats la prière qui précède le repas, — le propos qui l’occupe, l’action de grâce qui le termine ; — et, messire, vous êtes éclipsé dans cette campagne, — même aux yeux de vos partisans.

aufidius.

Je ne saurais pour le moment empêcher cela, — sans risquer, par les moyens employés, d’estropier — mes desseins. Il montre, — à mon égard même, une arrogance à laquelle je ne m’attendais — guère, quand je le reçus à bras ouverts. Mais cette nature-là, — il l’a prise au berceau, et je dois excuser — ce qui ne peut se corriger.

le lieutenant.

Cependant, messire, j’aurais souhaité, — pour vous-même, que vous n’eussiez pas — partagé vos pouvoirs avec lui : j’aurais désiré ou — que seul vous eussiez pris le commandement ou que — vous l’eussiez laissé à lui seul.

aufidius.

— Je te comprends ; et, sois-en sûr, — quand il viendra à rendre ses comptes, il ne se doute pas — de ce que je puis faire valoir contre lui. Il a beau — se figurer et persuader — au vulgaire que sa conduite est en tout loyale — et qu’il se montre bon ménager des intérêts de l’État volsque ; — il a beau se battre comme un dragon et triompher aussitôt — qu’il tire l’épée ; pourtant il est coupable d’une certaine inaction — qui, dussé-je risquer ma tête, fera tomber la sienne, — quand nous viendrons à rendre nos comptes.

le lieutenant.

— Je vous le demande, messire, croyez-vous qu’il emporte Rome ?

aufidius.

— Toutes les places se rendent à lui avant qu’il les assiége ; — la noblesse de Rome lui appartient ; — les sénateurs et les patriciens l’aiment également ; — les tribuns ne sont pas des soldats ; et le peuple — sera aussi ardent à le rappeler qu’il a été prompt — à l’expulser. Je crois qu’il fera de Rome — ce que l’orfraie fait du poisson : il s’en emparera — par l’ascendant de sa nature. Il a commencé — par servir noblement son pays ; mais il n’a pu — porter ses honneurs avec modération, soit par cet excès d’orgueil — dont le succès de chaque jour entache — l’homme heureux, soit par un manque de jugement — qui l’empêche de tirer parti des chances — dont il est maître ; soit à cause de son caractère, — tout d’une pièce, immuable — sous le casque et sur le coussin, aussi altier, — aussi rigidement hautain dans la paix — qu’impérieux dans la guerre. Un seul de ces défauts — (car, s’il les a tous, ce n’est qu’en germe, — je lui rends cette justice,) a suffi pour le faire redouter, — haïr et bannir. Il a du mérite, mais il l’étouffe par la jactance. Nos talents ne relèvent — que des commentaires du temps ; — et le génie, le plus enthousiaste de lui-même, — n’a pas de tombe plus éclatante que la chaire — d’où sont prônés ses actes… — La flamme chasse la flamme ; un clou chasse l’autre ; — les titres s’abîment sous les titres, la force succombe sous la force… — Allons, éloignons-nous… Dès que Rome t’appartient, Caïus, — tu es perdu, car aussitôt tu m’appartiens.

Ils sortent.

SCÈNE XXIV.
[La maison de Ménénius.]
Entrent Ménénius, Cominius, Sicinius, Brutus et d’autres.
ménénius.

— Non, je n’irai pas. Vous avez entendu ce qu’il a dit — à son ancien général qui l’aimait — de la plus tendre prédilection. Moi-même, il m’appelait son père : — mais qu’importe ! Allez, vous qui l’avez banni, — prosternez-vous à un mille de sa tente, et frayez-vous à genoux — un chemin jusqu’à sa pitié. S’il a tant répugné — à écouter Cominius, je resterai chez moi.

cominius.

— Il affectait de ne pas me connaître (14).

ménénius, aux tribuns.

Vous entendez ?

cominius.

— Pourtant, une fois il m’a appelé par mon nom : — j’ai insisté sur nos vieilles relations et sur le sang — que nous avions perdu ensemble. J’ai invoqué Coriolan. — Il a refusé de répondre : il était sourd à tous les noms. — Il prétendait être une espèce de néant, n’ayant pas de titre, — jusqu’à ce qu’il s’en fût forgé un dans la fournaise — de Rome embrasée.

ménénius.

Vous voyez. Ah ! vous avez fait de la bonne besogne, — couple de tribuns : vous vous êtes mis à la torture — pour mettre le charbon à bon marché dans Rome. La noble gloire !

cominius.

— Je lui ai représenté ce qu’il y avait de royal à accorder le pardon — le plus inespéré. Il a répliqué — qu’il était indigne d’un État d’implorer — un homme qu’il avait puni.

ménénius.

Fort bien : — pouvait-il dire moins ?

cominius.

J’ai tâché de réveiller sa sollicitude — pour ses amis privés. Il m’a répondu — qu’il ne pouvait s’arrêter à les trier dans un tas — de fumier infect et pourri. Il a dit que c’était folie, — pour un pauvre grain ou deux, de ne pas brûler — un rebut qui blessait l’odorat.

ménénius.

Pour un pauvre grain ou deux ? — Je suis un de ces grains-là. Sa mère, sa femme, son enfant, — ce brave compagnon et moi, nous sommes le bon grain ; — vous êtes, vous, le fumier pourri, et l’on vous sent — par delà la lune ! Il faut donc que nous soyons brûlés pour vous !

sicinius.

— De grâce, soyez indulgent. Si vous nous refusez votre aide — dans une extrémité si urgente, ne — narguez pas notre détresse. Mais, assurément, si vous — vouliez plaider la cause de votre patrie, votre belle parole, — bien mieux que l’armée que nous pouvons lever à la hâte, — arrêterait notre compatriote.

ménénius.

Non, je ne m’en mêlerai pas.

sicinius.

— Je vous en prie, allez le trouver.

ménénius.

Que puis-je faire ?

brutus.

— Essayez seulement ce que votre amitié peut — pour Rome auprès de Marcius.

ménénius.

Soit ! Mais supposez que Marcius me renvoie, — comme Cominius, sans m’entendre ! Qu’en résultera-t-il ? — La désolation d’un ami, frappé au cœur — par son indifférence. Supposez cela !

sicinius.

N’importe : votre bonne volonté — vous aura valu la gratitude de Rome, mesurée — à vos généreuses intentions.

ménénius.

Je consens à le tenter… — Je crois qu’il m’écoutera. Quand je pense pourtant qu’il mordait ses lèvres — et qu’il grommelait ainsi devant le bon Cominius, cela me décourage fort… — Il aura été pris dans un mauvais moment : il n’avait pas dîné ! — Les veines mal remplies, notre sang est froid, et alors — nous boudons la matinée, nous sommes incapables — de donner ou de pardonner : mais quand nous avons gorgé — les conduits et les canaux de notre sang — de vin et de bonne chère, nous avons l’âme plus souple — que pendant un jeûne sacerdotal. J’épierai donc — le moment où il sera au régime que veut ma requête, — et alors je l’entreprendrai.

brutus.

— Vous connaissez trop bien le chemin de sa tendresse — pour vous laisser dérouter.

ménénius.

Je vous promets de le mettre à l’épreuve, — advienne que pourra. Je saurai bientôt — le résultat.

Il sort.
cominius.

Jamais il ne voudra l’entendre.

sicinius.

Non ?

cominius.

— Il est assis dans l’or, vous dis-je ; son regard — flamboie comme pour brûler Rome, et son injure — est la geôlière de sa pitié. Je me suis agenouillé devant lui : — il a murmuré vaguement : levez-vous, et m’a congédié — ainsi, d’un geste silencieux. Il m’a fait — signifier par écrit ce qu’il accordait, ce qu’il refusait, — s’étant engagé, sous serment, à s’en tenir à ces conditions. — Nous n’avons donc plus d’espoir, — si ce n’est dans sa noble mère et dans sa femme, — qui, m’a-t-on dit, comptent implorer de lui — la grâce de sa patrie. Allons donc les trouver — et hâtons leur démarche de nos légitimes instances.

Ils sortent.

SCÈNE XXV.
[Un poste avancé du camp volsque devant Rome.]
des gardes sont en faction. Ménénius les rencontre.
premier garde.

— Halte ! d’où venez-vous ?

deuxième garde.

Arrière !

ménénius.

— Vous faites votre faction en braves : c’est bien. Mais, avec votre permission, — je suis un officier d’État, et je viens — pour parler à Coriolan.

premier garde.

D’où cela ?

ménénius.

De Rome.

premier garde.

— Vous ne pouvez pas passer, il faut que vous retourniez : notre général — ne veut plus rien entendre de là.

deuxième garde.

Vous verrez votre Rome embrasée avant — de parler à Coriolan.

ménénius.

Mes bons amis, — pour peu que vous ayez entendu votre général parler de Rome — et de ses amis là-bas, il y a cent à parier contre un — que mon nom a frappé vos oreilles : je m’appelle Ménénius.

premier garde.

— Soit ! Arrière ! votre nom — ici n’est pas un mot de passe.

ménénius.

Je te dis, camarade, — que ton général est mon ami : j’ai été — le registre de ses exploits, un registre où les hommes lisaient, — un peu exagérée peut-être, son incomparable gloire. — Car j’ai toujours exalté mes amis, — dont il est le premier, avec toute la latitude que la vérité — pouvait m’accorder sans faillir. Parfois même, — tel qu’une boule sur un terrain traître, — j’ai heurté au delà du but. J’ai été jusqu’à frapper — sa louange à un coin équivoque. Ainsi, camarade, — laisse-moi passer.

premier garde.

En vérité, monsieur, eussiez-vous dit autant de mensonges pour son compte que vous avez proféré de paroles pour le vôtre, vous ne passeriez pas ; non, quand il y aurait autant de vertu à mentir qu’à vivre chastement. Ainsi, arrière !

ménénius.

Je t’en prie, camarade, songe que je m’appelle Menénius, et que j’ai toujours été partisan acharné de ton général.

deuxième garde.

Quelque fieffé menteur que vous ayez été en son honneur, comme vous venez de le reconnaître, je suis un homme, moi, qui dit la vérité sous ses ordres, et je dois vous déclarer que vous ne passerez pas. Ainsi, arrière !

ménénius.

A-t-il dîné ? peux-tu me le dire ? Car je ne voudrais lui parler qu’après son dîner.

premier garde.

Vous êtes Romain, n’est-ce pas ?

ménénius.

Je suis ce qu’est ton général.

premier garde.

Alors vous devriez haïr Rome comme il le fait. Pouvez-vous, après avoir chassé de vos murs leur vrai défenseur et, dans une crise d’ineptie populaire, livré à votre ennemi votre bouclier, pouvez-vous croire que vous contiendrez sa vengeance avec les gémissements commodes de vos vieilles femmes, les virginales génuflexions de vos filles ou la caduque intercession d’un radoteur décrépit comme vous ? Pouvez-vous croire que vous éteindrez avec un si faible souffle l’incendie imminent qui va embraser votre cité ? Non, vous vous trompez. Retournez donc à Rome, et préparez-vous pour votre exécution ; vous êtes condamnés. Notre général a juré de ne vous accorder ni sursis ni pardon.

ménénius.

Drôle, si ton capitaine savait que je suis ici, il me traiterait avec estime.

deuxième garde.

Allons, mon capitaine ne vous connaît pas.

ménénius.

Je veux dire ton général.

premier garde.

Mon général ne se soucie guère de vous. Arrière ! Retirez-vous, si vous ne voulez pas que je répande la demi-pinte de sang… arrière !… qui vous reste à peine… Arrière !

ménénius.

Mais, camarade, camarade…

Entrent Coriolan et Aufidius.
coriolan.

Qu’y a-t-il ?

ménénius, au premier garde.

Maintenant, compagnon, je vais te remettre à ta place ; tu vas voir quel cas on fait de moi ; tu vas reconnaître qu’un soudard outrecuidant ne peut pas m’écarter de mon fils Coriolan. Juge, par l’accueil qu’il va me faire, si tu n’as pas chance d’être pendu ou de subir quelque autre mort d’une mise en scène plus lente et plus cruelle. Regarde bien maintenant et évanouis-toi à la pensée de ce qui va t’advenir.

À Coriolan.

Puissent, dans leur glorieux synode, les dieux s’occuper à toute heure de ta prospérité personnelle ! Puissent-ils ne jamais t’aimer moins que ne t’aime ton vieux père Ménénius ! Oh ! mon fils ! mon fils ! tu nous prépares un incendie : tiens, voici de l’eau pour l’éteindre.

Il pleure.

Je ne me suis pas décidé sans peine à venir à toi ; mais on m’a assuré que seul je pouvais t’émouvoir. J’ai été entraîné hors de nos murs par les soupirs, et je viens te conjurer de pardonner à Rome et à tes compatriotes suppliants. Que les dieux bons apaisent ta fureur et en jettent la lie sur ce maraud qui, comme un bloc brut, me refusait accès près de toi !

Il montre le premier garde.
coriolan.

Arrière !

ménénius.

Comment ! arrière !

coriolan.

— Femme, mère, enfant, je ne connais plus rien. Mes volontés — sont asservies à d’autres. Seule, ma vengeance — m’appartient ; ma clémence est — dans le cœur des Volsques. Que le souvenir de notre familiarité — soit empoisonné par l’ingratitude plutôt — que ranimé par la pitié !… Partez donc. — Mes oreilles sont plus fortes contre vos prières que — vos portes contre mes attaques… Pourtant, puisque je t’ai aimé, — prends ceci : je l’avais écrit pour toi, — et je voulais te l’envoyer.

Il lui remet un pli.

Plus un mot, Ménénius ! — Je ne t’écoute plus… Cet homme, Aufidius, — était mon bien-aimé dans Rome : pourtant, tu vois…

aufidius.

Vous soutenez l’énergie de votre caractère.

Sortent Coriolan et Aufidius.
premier garde.

Eh bien, monsieur, votre nom est donc Ménénius ?

deuxième garde.

Il a, vous le voyez, un pouvoir magique… Vous savez le chemin pour vous en retourner ?

premier garde.

Avez-vous vu comme nous avons été tancés pour avoir arrêté Votre Grandeur au passage ?

deuxième garde.

Quelle raison, dites-vous, ai-je de m’évanouir ?

ménénius.

Je ne me soucie ni du monde ni de votre général ; quant aux êtres comme vous, à peine puis-je croire qu’il en existe, tant vous êtes chétifs ! L’homme assez résolu pour se donner la mort de sa main, ne la craint pas d’une autre. Quant à vous, restez ce que vous êtes longtemps ; et que votre misère s’accroisse avec vos années ! Je vous dis ce qui m’a été dit : arrière !

Il sort.
premier garde.

Un noble compagnon, je le garantis.

deuxième garde.

Le digne compagnon, c’est notre général ; c’est un roc, un chêne inébranlable au vent.

Ils sortent.

SCÈNE XXVI.
[La tente de Coriolan.]
Entrent Coriolan, Aufidius et autres.
coriolan.

— Demain, c’est sous les murs de Rome — que nous camperons notre armée. Vous, mon collègue dans cette expédition, — vous aurez à rapporter aux seigneurs volsques la loyauté — de ma conduite en cette affaire.

aufidius.

C’est leur intérêt seul — que vous avez consulté : vous avez fermé l’oreille — à la prière publique de Rome ; vous n’avez pas permis — même un secret murmure à des amis — qui se croyaient sûrs de vous.

coriolan.

Le dernier, ce vieillard — que j’ai renvoyé à Rome, le cœur brisé, — avait pour moi plus que l’amour d’un père : — oui, il me divinisait. Leur dernière ressource — était de me l’envoyer. Par égard pour sa vieille affection, — tout en le traitant durement, j’ai offert encore une fois — les premières conditions qu’ils ont refusées — et qu’ils ne peuvent plus accepter : voilà mon unique faveur — pour un homme qui croyait tant obtenir ! Bien petite — concession, en vérité !… De nouvelles ambassades, de nouvelles prières, — qu’elles viennent de l’État ou de mes amis privés, à l’avenir — me trouveront inflexible.

Clameurs au dehors.

Hé ! quelles sont ces clameurs ? — Tenterait-on de me faire enfreindre mon vœu — au moment même où je le prononce ? Je ne l’enfreindrai pas.

Entrent Virgilie et Volumnie, conduisant le jeune Marcius ; Valérie et des suivantes : tous vêtus de deuil (15).
coriolan, continuant.

— Ma femme vient la première ; puis le moule honoré — où ce torse a pris forme, ma mère, tenant par la main — le petit-fils de sa race. Mais arrière l’affection ! — En lambeaux tous les liens et tous les priviléges de la nature ! — Que la seule vertu soit d’être inexorable !…

Regardant les femmes qui s’inclinent.

— À quoi bon cet humble salut ? À quoi bon ces regards de colombes — qui rendraient les dieux parjures ?… Je m’attendris… Ah ! je ne suis pas — d’une argile plus ferme que les autres… Ma mère s’incline : — comme si devant une taupinière, l’Olympe devait — s’humilier ! Et mon petit enfant — a un air si suppliant que la grande nature — crie : Ne refuse pas… Que les Volsques traînent — la charrue sur Rome et la herse sur l’Italie ! Je ne serai jamais — de ces oisons qui obéissent à l’instinct : je résisterai — comme un homme qui serait né de lui-même — et ne connaîtrait pas de parents.

virgilie.

Mon seigneur ! mon mari !

coriolan.

— Je ne vois plus des mêmes yeux dont je voyais à Rome.

virgilie.

— Le chagrin qui nous a tant changées — vous le fait croire.

coriolan.

Comme un acteur stupide, voilà — que j’ai oublié mon rôle, et je reste court, — à ma grande confusion.

À Virgilie.

Ô le plus pur de ma chair, — pardonne à ma rigueur, mais ne me dis pas — pourtant de pardonner aux Romains. Oh ! un baiser — long comme mon exil, doux comme ma vengeance !…

Il l’embrasse.

— Par la jalouse reine des cieux, c’est le même baiser — que j’ai emporté de toi, ma chérie ; ma lèvre fidèle — l’a toujours gardé vierge !… Grands dieux ! je babille, — et la plus noble des mères — n’a pas même reçu mon salut… Enfonce-toi dans la terre, mon genou, — et que ta déférence y laisse une marque plus profonde — que la génuflexion du commun des fils.

Il s’agenouille.
volumnie, le relevant.

Oh ! reste debout, et sois béni, — tandis que, sur ce dur coussin de cailloux, — je tombe à genoux devant toi, et que, par cette preuve inouïe — de respect, je bouleverse la hiérarchie — entre l’enfant et la mère !

Elle s’agenouille.
coriolan.

Que vois-je ? — Vous, à genoux devant moi, devant ce fils que vous corrigiez ? — Alors, que les galets de la plage affamée — aillent lapider les astres ! alors, que les vents mutinés — lancent les cèdres altiers contre l’ardent soleil ! — Vous égorgez l’impossible, en rendant — facile ce qui ne peut être !

volumnie.

Tu es mon guerrier : — c’est moi qui t’ai formé.

Montrant Valérie.

Reconnais-tu cette dame ?

coriolan.

— Oui, la noble sœur de Publicola, la lune de Rome, chaste comme le glaçon — que le givre a formé de la plus pure neige — et suspendu au temple de Diane ! Chère Valérie !

volumnie, lui présentant son fils.

Voici un pauvre abrégé de vous, — qui, interprété par l’avenir, — pourra devenir un autre vous-même.

coriolan, regardant l’enfant.

Que le dieu des soldats, — avec le consentement du souverain Jupiter, inspire — la noblesse à tes pensées ! Puisses-tu — être invulnérable à la honte et demeurer dans les batailles — comme un fanal sublime, supportant toutes les rafales, — et sauvant ceux qui t’aperçoivent !

volumnie, au jeune Marcius.

À genoux, garnement !

coriolan.

Voilà bien mon bel enfant !

volumnie.

— Lui-même, votre femme, cette dame, et moi, — nous venons à vous en suppliants.

coriolan.

Taisez-vous, je vous en conjure : — ou, avant de demander, rappelez-vous que — ma résistance à des requêtes que j’ai juré de repousser ne doit pas — être prise par vous comme un refus. Ne me pressez pas — de renvoyer mes soldats, ou de capituler — encore avec les ouvriers de Rome. Ne me dites pas — que je suis dénaturé : ne cherchez pas — à calmer ma rage et ma rancune — par vos froides raisons.

volumnie.

Oh ! assez ! assez ! — Vous venez de déclarer que vous ne vouliez rien nous accorder, — car nous n’avons pas à demander autre chose que ce — que vous refusez déjà. Pourtant nous ferons notre demande, — afin que, si vous la rejetez, le blâme — en puisse retomber sur votre rigueur : donc, écoutez-nous.

coriolan.

— Aufidius, et vous, Volsques, soyez témoins : car nous voulons — ne rien écouter de Rome en secret… Votre requête ?

Il s’assoit.
volumnie.

— Quand nous resterions silencieuses et sans dire un mot, notre accoutrement — et l’état de nos pauvres corps te feraient assez connaître quelle vie — nous avons menée depuis ton bannissement. Considère — combien plus infortunées que toutes les femmes du monde — nous sommes venues ici : puisque ta vue, qui devrait — faire ruisseler de joie nos yeux et bondir d’aise nos cœurs, — nous contraint à pleurer et à frissonner d’effroi et de douleur, — en montrant à une mère, à une femme, à un enfant, — un fils, un mari, un père déchirant — les entrailles de sa patrie ! Et c’est à nous, pauvres créatures, — que ton inimitié est le plus fatale : tu nous empêches — de prier les dieux, ce qui est un souverain réconfort — à tous, hormis à nous. Car, comment pouvons-nous, — hélas ! comment pouvons-nous prier et pour notre pays, — comme c’est notre devoir, et pour ta victoire, — comme c’est notre devoir ? Hélas ! il nous faut sacrifier — ou la patrie, notre nourrice chérie, ou ta personne, — notre joie dans la patrie. Nous devons subir — une évidente calamité, quel que soit celui de nos vœux — qui s’accomplisse, de quelque côté que soit le triomphe : car il nous faudra te voir, — comme un renégat étranger, traîné, — les menottes aux mains, à travers nos rues, ou — foulant d’un pas triomphal les ruines de ta patrie, — et remportant la palme pour avoir vaillamment versé — le sang de ta femme et de tes enfants. Quant à moi, mon fils, — je suis résolue à ne pas attendre que la fortune — décide l’issue de cette guerre. Car, si je ne puis te déterminer — à témoigner une noble bienveillance aux deux parties, — plutôt que de ruiner l’une d’elles, sache que — tu ne marcheras pas à l’assaut de ton pays sans passer premièrement — (tiens-le pour assuré) sur le ventre de ta mère — qui t’a mis au monde !

virgilie.

Et sur le mien aussi, — qui vous a donné ce fils pour perpétuer votre nom — dans l’avenir.

l’enfant.

Il ne passera pas sur moi ; je — me sauverai jusqu’à ce que je sois plus grand, et alors je me battrai.

coriolan.

— Qui ne veut pas s’attendrir comme une femme — ne doit pas voir un visage d’enfant ni de femme. — J’ai trop longtemps tardé.

Il se lève.
volumnie.

Non, ne nous quittez pas ainsi. — Si, par notre requête, nous vous pressions — de sauver les Romains en détruisant — les Volsques que vous servez, vous pourriez nous condamner, — comme empoisonneuses de votre honneur… Non, ce que nous vous demandons, — c’est de réconcilier les deux peuples, en sorte que les Volsques — puissent dire : nous avons eu cette clémence ! les Romains répondre : nous avons reçu cette grâce, et tous — t’acclamant à l’envi, te crier : sois bénipour avoir conclu cette paix ! Tu sais, mon auguste fils, — que l’issue de la guerre est incertaine, mais ceci est bien certain — que, si tu es le vainqueur de Rome, tout le profit — qui t’en restera sera un nom — traqué par d’infatigables malédictions. — La chronique écrira : cet homme avait de la noblesse, — mais il l’a raturée par sa dernière action, — il a ruiné son pays, et son nom subsistera, — abhorré dans les âges futurs. Parle-moi, mon fils. — Tu affectais les sentiments les plus délicats de l’honneur, — en prétendant imiter les grâces mêmes des dieux : — fais donc comme eux, et, après avoir lacéré d’éclairs les vastes joues de la nue, — décharge de ta foudre un coup — à peine capable de fendre un chêne !… Que ne parles-tu pas ? — Estimes-tu qu’il soit convenable à un grand personnage — de se souvenir toujours des injures ?…

À Virgilie.

Ma fille, parlez : — il ne se soucie pas de vos larmes.

Au jeune Marcius.

Parle, garçon : — peut-être ton enfantillage parviendra-t-il à l’émouvoir — plus que nos raisons.

Montrant Coriolan.

Il n’est pas au monde de fils plus — redevable à sa mère ; et pourtant il me laisse pérorer — comme une infâme aux ceps !… Jamais de ta vie, — tu n’as montré d’égards pour ta chère mère, — elle qui, pauvre poule, sans souci d’une autre couvée, — t’a de ses gloussements dirigé à la guerre et ramené, — chargé de gloire ! Si ma requête est injuste, dis-le — et chasse-moi ; mais, si elle ne l’est pas, — tu manques à l’honneur, et les dieux te châtieront — de m’avoir refusé l’obéissance — qui est due à une mère… Il se détourne. — À genoux, femmes ! humilions-le de nos génuflexions ! — Le surnom de Coriolan lui inspire plus d’orgueil — que nos prières de pitié. À genoux ! finissons-en ! — À genoux pour la dernière fois ! Après quoi nous retournerons à Rome — mourir au milieu de nos voisins !… Voyons, regarde-nous ! — Cet enfant qui ne peut pas dire ce qu’il voudrait, — mais qui s’agenouille et te tend les mains, à notre exemple, — a plus de force pour appuyer notre supplique — que tu n’en as pour la repousser…

Se relevant.

Allons, partons. — Ce compagnon eut une Volsque pour mère ; — sa femme est de Corioles, et cet enfant — lui ressemble par hasard… Va, débarrasse-toi de nous ! — Je veux me taire jusqu’à ce que notre ville soit en flammes, — et alors on entendra ma voix !

coriolan.

Ô mère ! mère ! qu’avez-vous fait ?

Il serre la main de Volumnie, reste un moment silencieux, puis continue :

Voyez, les cieux s’entr’ouvrent, — les dieux abaissent leurs regards et rient — de cette scène contre nature. Ô ma mère ! ma mère ! oh ! — vous avez gagné une heureuse victoire pour Rome, — mais pour votre fils, croyez-moi, oh ! croyez-moi, — ce succès lui sera bien périlleux, — s’il ne lui est pas mortel. Mais, advienne que pourra !… — Aufidius, si je ne puis plus faire loyalement la guerre, — je veux du moins conclure une paix convenable… Voyons, bon Aufidius, — si vous aviez été à ma place, dites, auriez-vous pu — moins écouter une mère, ou lui accorder moins, Aufidius ?

aufidius.

— J’ai été ému.

coriolan.

J’oserais le jurer. — Ah ! messire, ce n’est pas chose aisée de faire ruisseler — de mes yeux la sueur de la pitié. Mais, bon seigneur, — vous me conseillerez sur la paix qu’il faut faire. Pour ma part, — je n’irai pas à Rome, je veux retourner avec vous, et vous prier — de me soutenir dans cette affaire… Ô ma mère ! ma femme !

aufidius, à part.

Je suis bien aise que tu aies mis ta clémence et ton honneur — en contradiction : je veux du coup relever mon ancienne fortune.

Les dames font des signes à Coriolan, comme pour l’appeler.
coriolan.

Oui, tout à l’heure. — Nous allons boire ensemble ; et vous rapporterez à Rome — un gage plus sûr que des paroles, la minute — de la transaction contresignée par nous. — Allons, venez avec nous. Mesdames, vous méritez — qu’on vous élève un temple : toutes les épées — de l’Italie, toutes ses armes confédérées — n’auraient pu obtenir cette paix.

Tous sortent.

SCÈNE XXVII.
[Rome. Le Capitole.]
Entrent Ménénius et Sicinius.
ménénius.

Voyez-vous là-bas cette encoignure du Capitole, cette borne là-bas ?

sicinius.

Oui, après ?

ménénius.

S’il vous est possible de la déplacer avec votre petit doigt, alors il y a quelque chance que les dames romaines, spécialement sa mère, puissent prévaloir sur lui. Mais je dis qu’il n’y a pas d’espoir : nos jugulaires sont condamnées et n’attendent plus que l’exécution.

sicinius.

Est-il possible qu’un temps si court puisse altérer la nature d’un homme ?

ménénius.

Il y a de la différence entre une chrysalide et un papillon ; pourtant votre papillon a été chrysalide. D’homme ce Marcius est devenu dragon : il a des ailes ; il est bien plus qu’une créature rampante.

sicinius.

Il aimait tendrement sa mère !

ménénius.

Il m’aimait aussi ; et à présent il ne se souvient pas plus de sa mère qu’un cheval de huit ans. L’aigreur de son visage surirait des raisins mûrs. Quand il marche, il se meut comme un engin de guerre, et le sol s’effondre sous ses pas. Il est capable de percer un corselet d’un regard ; sa parole est comme un tocsin, et son murmure est une batterie. Il est assis sur son siége, comme sur celui d’Alexandre. Ce qu’il commande est exécuté aussitôt que commandé. Il ne lui manque plus d’un dieu que l’éternité et qu’un ciel pour trône.

sicinius.

Oui, et que la pitié, si vous le représentez tel qu’il est.

ménénius.

Je le peins d’après son caractère. Remarquez bien quelle grâce sa mère obtiendra de lui. Il n’y a pas plus de pitié en lui que de lait dans un tigre mâle. Voilà ce que reconnaîtra notre pauvre cité : et tout est de votre faute.

sicinius.

Que les dieux nous soient propices !

ménénius.

Non, dans un cas pareil, ils ne nous seront pas propices. Nous avons banni Marcius sans nous soucier d’eux ; et Marcius revient nous rompre le cou sans qu’ils se soucient de nous.

Entre un messager.
le messager, à Sicinius.

— Monsieur, si vous voulez sauver votre vie, rentrez vite. — Les plébéiens ont saisi le tribun votre collègue, — et le rudoient, en jurant tous que, si — les dames romaines ne ramènent pas la confiance avec elles, — ils le feront mourir à petit feu.

Entre un second messager.
sicinius.

Quelle nouvelle ?

le messager.

— Bonne nouvelle ! bonne nouvelle ! Les dames ont prévalu, — les Volsques ont délogé et Marcius est parti. — Jamais plus heureux jour ne réjouit Rome, — non, pas même le jour qui vit l’expulsion des Tarquins.

sicinius.

Ami, — es-tu certain que ce soit vrai ? est-ce bien certain ?

le messager.

— Aussi certain qu’il l’est pour moi que le soleil est du feu. — Où étiez-vous donc caché, que vous mettez cela en doute ? — Jamais la marée montante ne s’engouffra sous une arche — plus éperdûment que la foule rassurée à travers nos portes. Écoutez !

On entend le son des trompettes et des hautbois, mêlé au bruit des tambours et aux acclamations du peuple.

— Les trompettes, les saquebuttes, les psaltérions, les fifres, — les tambourins, les cymbales et les acclamations des Romains — font danser le soleil. Écoutez !

Nouvelles acclamations.
ménénius.

Voilà une bonne nouvelle. — Je vais au-devant de ces dames. Cette Volumnie — vaut toute une ville de consuls, de sénateurs, de patriciens, — et de tribuns comme vous, — toute une mer, tout un continent. Vous avez été heureux dans vos prières aujourd’hui. — Ce matin, pour dix mille de vos gosiers, — je n’aurais pas donné une obole. Écoutez, quelle joie !

Acclamations et musique.
sicinius.

— Que les dieux vous bénissent pour ce message !… Et puis, — acceptez ma gratitude.

le messager.

Monsieur, nous avons tous — grand sujet d’être grandement reconnaissants.

sicinius.

Sont-elles près de la cité ?

le messager.

— Sur le point d’entrer.

sicinius.

Allons au-devant d’elles, — et concourons à la joie.

Ils sortent.

SCÈNE XXVIII.
[Rome. Une porte de la ville.]
Entrent les dames romaines, accompagnées par les Sénateurs, les Patriciens et le Peuple. Le cortége traverse la scène.
premier sénateur, au peuple.

— Contemplez notre patronne, celle par qui Rome vit. — Rassemblez toutes vos tribus, — louez les dieux — et allumez les feux du triomphe : jetez des fleurs devant elles ; — révoquez par acclamation le cri qui bannit Marcius, — rappelez-le, en saluant sa mère ; — criez : salut, nobles femmes, salut !

tous.

Salut, nobles femmes, — salut !

Fanfare et tambour.
Tous sortent.

SCÈNE XXIX.
[Antium. La place publique.]
Entrent Tullus Aufidius et son escorte.
aufidius, remettant un papier à un officier.

— Allez annoncer aux seigneurs de la cité que je suis ici : — remettez-leur ce papier : dès qu’ils l’auront lu, — dites-leur de se rendre sur la place publique : c’est ici — qu’en leur présence et devant le peuple, — je prouverai ce que j’avance. Celui que j’accuse — est déjà entré dans la ville et — se propose de paraître devant le peuple, dans l’espoir — de se justifier avec des mots. Dépêchez.

L’escorte d’Aufidius s’éloigne.
Entrent trois ou quatre conjurés de la faction d’Aufidius.
aufidius.

— Soyez les bienvenus !

premier conjuré.

Comment est notre général ?

aufidius.

Eh bien, — comme un homme empoisonné par ses propres aumônes, — et tué par sa charité.

deuxième conjuré.

Très-noble sire, — si vous persistez dans le dessein pour lequel — vous avez désiré notre concours, nous vous délivrerons — de ce grand danger.

aufidius.

Je ne puis dire, monsieur ; — nous procéderons selon les dispositions du peuple.

troisième conjuré.

— Le peuple restera incertain tant qu’il — y aura rivalité entre vous ; mais, l’un des deux tombé, — le survivant hérite de toutes les sympathies.

aufidius.

Je le sais ; — et j’ai pour le frapper des arguments — plausibles. Je l’ai élevé au pouvoir, et j’ai engagé — mon honneur sur sa loyauté. Ainsi parvenu au sommet, — il a fécondé ses plants nouveaux d’une rosée de flatterie. — Il a séduit mes amis ; et, dans ce but, — il a fait fléchir sa nature connue jusque-là — pour toujours brusque, indomptable et indépendante.

troisième conjuré.

Monsieur, son insolence, — en briguant le consulat qu’il perdit — faute d’avoir su fléchir…

aufidius.

J’allais en parler. — Banni pour cela, il vint à mon foyer, — tendit sa gorge à mon couteau. Je l’accueillis, — je fis de lui mon associé, je cédai — à toutes ses demandes : je le laissai même choisir — dans mon armée, pour accomplir ses projets, — mes hommes les meilleurs et les plus dispos ; je servis ses desseins — de ma propre personne, l’aidai à recueillir la moisson — qu’il a tout entière accaparée, et mis mon orgueil — à m’amoindrir ainsi ; tellement qu’enfin — je paraissais son subalterne, non son égal, et — qu’il me payait d’un sourire, comme si — j’étais à sa solde.

premier conjuré.

C’est vrai, monseigneur, — l’armée s’en est étonnée. Et, pour comble, — lorsqu’il était maître de Rome, quand nous comptions — sur le butin non moins que sur la gloire…

aufidius.

Justement, — c’est sur ce point que s’étendront contre lui mes récriminations. — Pour quelques larmes de femmes, aussi — banales que des mensonges, il a vendu le sang et le labeur — de notre grande expédition. En conséquence, il mourra — et je me relèverai par sa chute. Mais, écoutez !

Bruit de tambours et de trompettes, mêlé aux acclamations du peuple.
premier conjuré.

— Vous êtes entré dans votre ville natale comme un courrier, — et nul ne vous a fait accueil ; mais lui, il revient — fendant l’air de fracas.

deuxième conjuré.

Et ces patients imbéciles, — dont il a tué les enfants, enrouent leurs vils gosiers — à lui donner une ovation !

troisième conjuré.

Choisissez donc le bon moment, — et, avant qu’il s’explique ou qu’il puisse émouvoir le peuple — de ses paroles, faites-lui sentir votre épée, — que nous seconderons. Quand il sera terrassé, — son histoire racontée à votre manière ensevelira — ses excuses avec son cadavre.

aufidius.

Plus un mot ! — Voici les seigneurs.

Entrent les seigneurs de la cité.
les seigneurs, à Aufidius.

— Soyez le très-bien venu chez nous.

aufidius.

Je ne l’ai pas mérité ; — mais, dignes seigneurs, avez-vous lu avec attention — ce que je vous ai écrit ?

les seigneurs.

Oui.

premier seigneur.

Et cette lecture nous a peinés. — Ses fautes antérieures, à mon avis, — auraient pu être réparées aisément ; mais s’arrêter là même — où commençait son œuvre, sacrifier — le bénéfice de nos armements, nous indemniser — à nos propres dépens, faire un traité avec un ennemi — qui se rendait, cela n’admet pas d’excuse.

aufidius.

Il approche, vous allez l’entendre.

Entre Coriolan, tambour battant, couleurs déployées ; une foule de citoyens lui font escorte (16).
coriolan.

— Salut, seigneurs ! Je reviens votre soldat, — sans être plus infecté d’amour pour ma patrie — qu’au jour où je partis d’ici, mais soumis toujours — à votre commandement suprême. Sachez — que j’ai fait une heureuse campagne et — que par une trouée sanglante j’ai mené vos troupes — aux portes mêmes de Rome. Le butin que nous avons rapporté — dépasse d’un tiers au moins — les frais de l’expédition. Nous avons fait une paix — non moins honorable pour les Antiates — qu’humiliante pour les Romains. Et nous vous remettons ici, — signé des consuls et des patriciens, — et portant le sceau du sénat, le traité — que nous avons conclu.

Il présente un pli aux sénateurs.
aufidius, s’avançant.

Ne le lisez pas, nobles seigneurs, — mais dites au traître qu’il a, au plus haut degré, — abusé de vos pouvoirs.

coriolan.

— Traître ! Comment ?

aufidius.

Oui, traître, Marcius.

coriolan.

Marcius !

aufidius.

— Oui, Marcius, Caïus Marcius ! Crois-tu — que je veuille te décorer de ton larcin, de ce nom — de Coriolan, volé par toi dans Corioles ! — Seigneurs et chefs de l’État, il a perfidement — trahi vos intérêts ; il a, — pour quelques gouttes d’eau amère, cédé votre ville de Rome, — je dis votre ville ! à sa mère et à sa femme, — rompant sa résolution et son serment, comme — un écheveau de soie pourrie, sans même consulter — un conseil de guerre ! Pour des pleurs de nourrice — il a, dans un vagissement, bavé votre victoire ! — En sorte que les pages rougissaient de lui, et que les hommes de cœur — se regardaient stupéfaits.

coriolan.

L’entends-tu, Mars ?

aufidius.

— Ne nomme pas ce dieu, enfant des larmes !

coriolan.

Hein ?

aufidius.

Rien de plus.

coriolan, d’une voix tonnante.

— Menteur démesuré, tu fais déborder — mon cœur. Enfant !… Ô misérable ! — Pardonnez-moi, seigneurs, c’est la première fois — qu’on me force à récriminer. Votre jugement, mes graves seigneurs, — doit démentir ce chien ; et sa propre conscience, — à lui qui garde l’empreinte de mes coups et qui portera — ma marque au tombeau, se soulèvera pour lui jeter — ce démenti.

premier seigneur.

Silence, tous deux, et laissez-moi parler.

coriolan.

— Coupez-moi en morceaux, Volsques ! hommes et marmousets, — rougissez sur moi toutes vos lames.

À Aufidius.

Moi, un enfant ! Aboyeur d’impostures !… — Si vous avez écrit loyalement vos annales, vous y verrez — qu’apparu comme un aigle dans un colombier, j’ai ici — même dans Corioles, épouvanté tous vos Volsques, — et j’étais seul !… Un enfant !

aufidius.

Quoi ! nobles seigneurs, — vous permettrez que les exploits de son aveugle fortune, — qui furent votre honte, soient rappelés par ce fanfaron impie, — et sous vos yeux mêmes !

les conjurés.

Qu’il meure pour cela !

voix dans la foule.

Mettez-le en pièces !… sur-le-champ !… Il a tué mon fils !… ma fille ! Il a tué mon cousin Marcus !… Il a tué mon père !

deuxième seigneur, au peuple.

— Silence ! holà ! pas d’outrage !… silence !… — C’est un homme illustre dont la renommée enveloppe — l’orbe de la terre. Sa dernière offense à notre égard — subira une enquête judiciaire… Arrêtez, Aufidius, — et ne troublez pas la paix !

coriolan.

Oh ! que je voudrais l’avoir — lui, et six Aufidius, et toute sa tribu, — à la portée de mon glaive justicier !

aufidius, dégainant.

Insolent scélérat !

les conjurés, dégainant.

— Tue ! Tue ! Tue ! Tue ! Tue-le !

les seigneurs.

Arrêtez ! Arrêtez ! Arrêtez ! Arrêtez !

Aufidius et les conjurés se jettent sur Coriolan, qui tombe et meurt. Aufidius pose le pied sur son cadavre.
aufidius.

— Mes nobles maîtres, écoutez-moi.

premier seigneur.

Ô Tullus !

deuxième seigneur.

Tu as commis une action que pleurera la valeur.

troisième seigneur.

— Ne marche pas sur lui.

Aux citoyens.

Du calme, mes maîtres !… — remettez vos épées.

aufidius.

— Messeigneurs, quand vous apprendrez (ce qui, dans cette fureur, — provoquée par lui, ne peut vous être expliqué), quel grave danger — était pour vous la vie de cet homme, vous vous réjouirez — de voir ses jours ainsi tranchés. Daignent Vos Seigneuries — me mander à leur sénat ! Si je ne prouve pas — que je suis votre loyal serviteur, je veux subir — votre plus rigoureux jugement.

premier seigneur.

Emportez son corps, — et suivez son deuil. Croyez-le, — jamais héraut n’a escorté de plus nobles restes — jusqu’à l’urne funèbre.

deuxième seigneur.

L’irritation — d’Aufidius atténue grandement son tort. — Prenons-en notre parti.

aufidius.

Ma fureur est passée, — et je suis pénétré de tristesse… Enlevons-le. — Que trois des principaux guerriers m’assistent : je serai le quatrième. — Que le tambour fasse entendre un roulement lugubre. — Renversez l’acier de vos piques. Quoique dans cette cité — il ait mis en deuil bien des femmes et bien des mères — qui gémissent encore de ses coups, — il aura un noble monument. Aidez-moi !

Ils sortent, emportant le corps de Coriolan, au son d’une marche funèbre.


fin de coriolan.


Notes sur Coriolan

(1 ) Coriolan est du nombre des pièces de Shakespeare qui n’ont été imprimées qu’après la mort du poëte. Ce drame a été placé, dans l’in-folio de 1623, en tête de la série intitulée : Tragédies, série que complètent Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Timon d’Athènes, Macbeth, Hamlet, Lear, Othello, Antoine et Cléopâtre, Cymbeline. Les commentateurs n’ont pu découvrir jusqu’ici aucun document précis sur l’époque à laquelle Coriolan a été composé et représenté. Ce qui est certain pour tous les experts, c’est que Coriolan rappelle, par son style si elliptique et si imagé à la fois, la dernière manière du maître. Ce qui est probable, c’est que Coriolan est né à la même période et de la même inspiration qu’Antoine et Cléopâtre et Jules César, et que l’achèvement de cette immense trilogie romaine occupa les dernières années de Shakespeare.

Coriolan a été remanié à quatre reprises différentes pour la scène anglaise : en 1682, pour le Théâtre Royal, par Nahum Tate, sous ce titre : l’Ingratitude d’une République ; en 1720, pour Drury-Lane, par John Dennis, sous ce titre : L’Envahisseur de sa patrie, ou le Ressentiment fatal ; en 1755, pour Covent Garden, par Thomas Sheridan ; en 1801, pour Drury-Lane encore, par Kemble.

(2 ) « Il advint que le Sénat, soutenant les riches, entra en grande dissension avec le menu peuple, lequel se sentait trop durement traité et oppressé par les usuriers qui leur avaient prêté quelque argent, pour ce que ceux qui avaient quelque peu de quoi, en étaient privés par les créanciers, qui leur faisaient saisir ce peu de biens qu’ils avaient, à faute de payer les usures, et puis conséquemment décréter et vendre au plus offrant pour être payés, et ceux qui n’avaient du tout rien, étaient eux-mêmes saisis au corps, et leurs personnes détenues en servitude, encore qu’ils montrassent les cicatrices des blessures qu’ils avaient reçues en plusieurs batailles où ils s’étaient trouvés pour le service et pour la défense de leur chose publique, desquelles la dernière avait été contre les Sabins qu’ils avaient combattus, sous la promesse que les riches leur avaient faite de les traiter à l’avenir plus doucement, et aussi que par autorité du Conseil le prince du Sénat, Marcus Valérius, leur en avait répondu. Mais après qu’ils eurent si bien fait leur devoir encore cette dernière fois, qu’ils défirent leurs ennemis et qu’ils virent qu’on ne les en traitait de rien mieux, ni plus humainement, et que le Sénat faisait l’oreille sourde, montrant ne se point souvenir des promesses qu’il leur avait faites, mais les laissait emmener comme esclaves en servitude par les créanciers, et souffrait qu’ils fussent dépouillés de tous leurs biens, adonc commencèrent-ils à se mutiner ouvertement et à s’émouvoir de mauvaises et dangereuses séditions dedans la ville. De quoi les ennemis étant avertis, entrèrent à main armée dedans le territoire de Rome, brûlant et pillant tout par où ils passaient ; pour à quoi remédier, les magistrats firent incontinent crier à son de trompe que tous ceux qui se trouveraient en âge de porter armes, se vinssent faire enrôler pour aller à la guerre ; mais personne n’obéit à leur commandement.

À l’occasion de quoi les opinions des principaux hommes, et qui avaient autorité au gouvernement des affaires, se divisèrent aussi pour ce que les uns furent d’avis qu’il était raisonnable qu’on calât et cédât un petit à ce que les pauvres requéraient, et qu’on relâchât un peu la trop raide sévérité des lois ; les autres maintinrent le contraire, entre lesquels fut Martius, alléguant que le pis qui fût en cela n’était pas la perte d’argent que viendraient à souffrir ceux qui en avaient prêté, mais que c’était un commencement de désobéissance et un essai de l’insolence et audace d’une commune qui voulait abolir les lois et mettre tout en confusion, pourtant que le Sénat, s’il était sage, devait pourvoir à l’éteindre de bonne heure et amortir dès son commencement. Le Sénat fut en peu de jours assemblé par plusieurs fois là-dessus, sans que toutefois il y eût résolution quelconque. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.[1])

(3 ) « Ce que voyant, les pauvres et menues gens se bandèrent un jour ensemble, et s’entredonnant courage les uns aux autres, abandonnèrent la ville et s’allèrent planter dessus une motte qui s’appelle aujourd’hui le Mont-Sacré, le long de la rivière du Téveron, sans faire violence quelconque ni autre démonstration de mutinement, sinon qu’ils allaient criant que de longue main aussi bien les riches les avaient chassés de la ville, et que par toute l’Italie ils trouveraient de l’air et de l’eau et lieu pour se faire enterrer, et qu’aussi bien demeurant à Rome, ils n’avaient rien d’avantage, sinon qu’ils étaient blessés et tués en continuelles guerres et batailles qu’ils soutenaient pour défendre l’opulence des riches.

Le Sénat eut peur de ce département, et envoya devers eux les plus gracieux et les plus populaires vieillards qui fussent en toute leur compagnie, entre lesquels Ménénius Agrippa fut celui qui porta la parole, et après plusieurs raisons franchement remontrées et plusieurs prières doucement exposées à ce peuple de la part du Sénat, finalement il termina sa harangue par une fable assez notoire, leur disant : « Que tous les membres du corps humain se mutinèrent un jour contre le ventre, en l’accusant et se plaignant de ce que lui seul demeurait assis au milieu du corps sans rien faire, ni contribuer de son labeur à l’entretenement commun, là où toutes les autres parties soutenaient de grands travaux, et faisaient de laborieux services pour fournir à ses appétits ; mais que le ventre se moqua de leur folie, pour ce qu’il est bien vrai, disait-il, que je reçois le premier toutes les viandes et toute la nourriture qui fait besoin au corps de l’homme, mais je la leur renvoie et distribue puis après entre eux. Aussi, dit-il, seigneurs citoyens romains, pareille raison y a-t-il du Sénat envers vous ; car les affaires qui y sont bien digérées et les conseils bien examinés sur ce qui est utile et expédient pour la chose publique, sont cause des profits et des biens qui en viennent à un chacun de vous. »

Ces remontrances les adoucirent, moyennant que le Sénat leur octroya que par chacun an s’éliraient cinq magistrats qu’on appelle maintenant les tribuns du peuple, lesquels auraient charge de soutenir et défendre les pauvres qu’on voulait fouler et opprimer. Ils furent élus les premiers tribuns ceux qui avaient été auteurs et conducteurs de cette sédition, Junius Brutus et Sicinius Velutus. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(4 ) « Et comme aux autres la fin qui leur faisait aimer la vertu était la gloire, aussi à lui la fin qui lui faisait aimer la gloire, était la joie qu’il voyait que sa mère en recevait ; car il estimait n’y avoir rien qui le rendît plus heureux ni plus honoré que de faire que sa mère l’ouït priser et louer de tout le monde, et le vît retourner toujours couronné, et qu’elle l’embrassât à son retour ayant les larmes aux yeux épreintes de joie ; laquelle affection on dit qu’Épaminondas avoua et confessa semblablement être en lui, réputant son principal et plus grand heur être que son père et sa mère vivant avaient vu la victoire qu’il gagna en la plaine de Leuctres. Or, quant à Épaminondas, il eut ce bien-là d’avoir ses père et mère vivant, participant à sa joie et à sa prospérité. Mais Marcius estimant devoir à sa mère ce qu’il eût encore dû à son père, s’il eût été vivant, ne se contenta pas de la réjouir et honorer seulement, mais à son instance et prière il prit femme de laquelle il eut des enfants, sans toutefois se départir jamais d’avec sa mère. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(5 ) « La première guerre où il se trouva, étant encore fort jeune, fut quand Tarquin, surnommé le Superbe, qui avait été roi de Rome et depuis en avait été chassé pour son arrogance, après avoir essayé d’y rentrer par plusieurs batailles, où il avait toujours été défait, finalement fît tout son dernier effort, étant secouru des Latins et de plusieurs autres peuples de l’Italie, qui, avec une grosse et puissante armée, avaient entrepris de le remettre en son état, non tant pour lui faire plaisir comme pour diminuer et ravaler les forces des Romains, lesquels ils craignaient et portaient envie à leur accroissement. En cette bataille donc, laquelle eut plusieurs ébranlements en l’une et en l’autre partie, Martius, combattant vaillamment à la vue du dictateur même, vit un Romain qui fut porté par terre assez près de lui ; il ne l’abandonna pas, mais se jeta au-devant pour le couvrir, et occit de sa main l’ennemi qui lui courait sus ; à l’occasion de quoi, après que la bataille fut gagnée, le dictateur ne mit pas un si bel acte en oubli, mais le couronna le premier d’un chapeau de branches de chêne, pour ce que c’est la coutume des Romains que celui qui sauve la vie à un sien citoyen, est honoré d’une telle couronne. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(6 ) « Or, y avait-il au pays des Volsques, contre lesquels les Romains avaient la guerre pour lors, une ville capitale et de principale autorité qui s’appelait Corioles, devant laquelle le consul Cominius alla mettre le siége. Par quoi, tous les autres Volsques, craignant qu’elle ne vînt à être prise d’assaut, s’assemblèrent de tous côtés pour l’aller secourir en intention de donner la bataille aux Romains devant la ville même, afin de les assaillir par deux endroits. Ce qu’entendant, le consul Cominius divisa pareillement son armée en deux, et avec une partie s’en alla en personne au-devant de ceux qui venaient de dehors, et laissa en son camp l’autre partie pour faire tête à ceux qui voudraient sortir de la ville, sous la charge de Titus Lartius, l’un des plus vaillants hommes qui fussent pour lors entre les Romains. Par quoi, les Coriolans, faisant peu de compte de ceux qui étaient demeurés au siége devant leur ville, firent une saillie sur eux, en laquelle pour le commencement ils eurent du meilleur, tellement qu’ils embarrèrent les Romains jusque dedans le fort de leur camp, là ou se trouva Martius, lequel se jetant dehors avec peu de gens, mit en pièces les premiers des ennemis auxquels il s’adressa, et arrêta tout court les autres, en ralliant et rappelant au combat à haute voix les Romains qui avaient tourné le dos, pour ce qu’il était tel que Caton voulait que fût l’homme de guerre, non-seulement rude et âpre aux coups de main, mais aussi effroyable au son de la voix, et au regard terrible à l’ennemi. Si y eut incontinent bonne troupe de Romains, qui se rallièrent ensemble autour de lui, dont les ennemis s’épouvantèrent si fort qu’ils reculèrent arrière ; mais Martius, non content de cela, les poursuivit et les chassa fuyant à vol de route jusque dedans leurs portes.

Et là voyant que les Romains tiraient le pied arrière, pour le grand nombre de traits et de flèches qu’on leur tirait de dessus les murailles, et qu’il n’y avait un seul entre eux qui eût la hardiesse de penser seulement à se lancer pêle-mêle avec les fuyants devant la ville, pour ce qu’elle était pleine de gens de guerre tous bien armés ; il les encouragea de fait et de parole, en leur criant que la fortune avait ouvert les portes plus pour les poursuivants que pour les fuyants. Toutefois il n’y en eut guère qui prissent pour cela cœur de le suivre ; mais lui-même à travers la presse des ennemis se jeta et poussa jusque sur la porte, et entra dedans la ville parmi les fuyants, sans que personne de dedans osât de prime face tourner visage, ni s’arrêter pour lui faire tête ; mais lui, regardant autour de lui qu’il était entré peu de gens avec lui pour le secourir, et se voyant de tout côté enveloppé d’ennemis qui se ralliaient pour lui courir sus, il fit adonc, comme on écrit, des prouesses qui ne sont pas croyables, tant de coups de main que d’agilité et disposition de personne, et de hardiesse de courage, rompant et renversant tous ceux sur lesquels il se ruait, de manière qu’il en fit fuir les uns jusques aux plus reculés quartiers de la ville ; les autres de frayeur se rendirent et jetèrent leurs armes en terre devant lui, et par ce moyen donnèrent tout loisir à Lartius, qui était dehors, d’amener à sûreté les Romains au dedans.

Ainsi étant la ville prise, la plupart des soldats se mit incontinent à piller et à emporter et serrer le butin qu’ils avaient gagné ; mais Martius s’en courrouça bien aigrement, et cria qu’il n’y avait point de propos qu’eux entendissent au pillage, et allassent çà et là cherchant de quoi s’enrichir, pendant que leur consul et leurs concitoyens étaient à l’aventure attachés à combattre contre leurs ennemis, et que, sous couleur de gagner quelque butin, ils cherchassent moyen de se tirer loin de l’affaire et du danger. Toutefois, quelques raisons qu’il sût alléguer, il y en eut bien peu qui lui prêtassent l’oreille.

Par quoi prenant avec lui ceux qui volontairement s’offrirent à le suivre, il sortit de la ville et prit son chemin vers le quartier où il entendit que le surplus de l’armée était allé, admonestant et priant souvent par le chemin ceux qui le suivaient de n’avoir point le cœur failli, et souvent tendant les mains au ciel, en priant les dieux de lui faire la grâce qu’il se pût trouver à temps pour être en la bataille, et arriver à point pour hasarder sa vie en défense de ses citoyens. Or, était donc la coutume entre les Romains, quand ils étaient rangés en bataille et qu’ils étaient prêts à prendre leurs pavois sur leurs bras, et à se ceindre par-dessus leurs robes, de faire aussi leur testament sans rien en mettre par écrit, en nommant celui qu’ils voulaient faire leur héritier en présence de trois ou quatre témoins. Martius arriva justement sur le point que les soldats étaient près à le faire de cette sorte, — étant ennemis si près qu’ils s’entrevoyaient les uns les autres. Quand on l’aperçut ainsi qu’il était tout souillé de sang et trempé de sueur avec une petite suite de gens, cela de prime face en troubla et étonna quelques-uns ; mais tantôt après, quand ils le virent courir avec une chère gaie vers le consul, et lui toucher en la main, en lui récitant comment la ville de Corioles avait été prise, et qu’on vit aussi que Cominius le consul l’embrassa et le baisa, adonc n’y eut-il celui qui ne reprit courage, les uns pour avoir ouï de point en point conter le succès de cet heureux exploit, et les autres pour le conjecturer à voir leurs gestes de loin.

Si se prirent tous à crier au consul qu’il fît marcher sans plus attendre et commencer la charge. Martius lui demanda comment était ordonnée la bataille des ennemis, et en quel endroit étaient leurs meilleurs combattants. Le consul lui fît réponse qu’il pensait que les bandes qui étaient au front de leur bataille étaient celles des Antiates qu’on tenait pour les plus belliqueux et qui ne cédaient en hardiesse à nuls autres de l’ost des ennemis. « Je te prie donc, lui répliqua Martius, et te requiers que tu me mettes droit à l’encontre de ceux-là. Le consul lui octroya, louant grandement sa bonne volonté ; et adonc Martius, quand les deux armées furent prétes à s’entre-choquer se jeta assez loin devant sa troupe et alla charger si furieusement ceux qu’il rencontra de front, qu’ils ne lui purent longuement faire tête, car il fendit incontinent et entr’ouvrit l’endroit de la bataille des ennemis où il donna ; mais ceux des deux côtés se tournèrent aussitôt les uns devers les autres pour l’envelopper et enserrer entre eux. Ce que le consul craignant, envoya soudain celle part les meilleurs combattants qu’il eût autour de sa personne. Si y eut adonc une fort âpre mêlée à l’entour de Martius, et en peu d’heures y eut beaucoup d’hommes tués sur la place. Mais à la fin les Romains y firent si grand effort qu’ils forcèrent et rompirent les ennemis, et les avant rompus se mirent à les chasser, priant Martius qu’il se voulût retirer au camp pour ce qu’il n’en pouvait plus, tant il était las du travail qu’il avait enduré et des blessures qu’il avait reçues ; mais il leur répondit que ce n’était point aux victorieux à se rendre ni à avoir le cœur failli, et courut lui-même après les fuyants jusqu’à ce que l’armée des ennemis fut entièrement toute déconfite avec grand nombre de morts et grand nombre de prisonniers aussi.

Le lendemain au matin, Martius s’en alla devers le consul et les autres Romains semblablement. Et là, le consul montant dessus un tribunal, présent tout son exercite, rendit grâces convenables aux dieux pour une si grande et si glorieuse prospérité, puis tourna sa parole à Martius, duquel premièrement il loua et exalta la vertu à merveilles, tant pour ce que lui-même lui avait vu faire que pour ce que Martius lui avait raconté, et enfin lui dit que de tous les chevaux prisonniers et autres biens qui avaient été pris et gagnés en grande quantité, il en choisît dix de chaque sorte à sa volonté, avant que rien en fût distribué ni départi aux autres. Et outre cela encore, pour témoigner que ce jour-là il avait emporté le prix de prouesse sur tous les autres, lui donna de plus un beau et bon cheval avec tout son harnais et tout son équipage, ce que tous les assistants louèrent et approuvèrent grandement. Mais Martius, se tirant en avant, déclara qu’il recevait bien le présent du cheval et était très-aise que son capitaine se contentât si amplement de lui et le louât si hautement, mais que, du demeurant qui était plutôt un loyer mercenaire que récompense d’honneur, il n’en voulait point, mais se contentait d’avoir seulement sa part égale aux autres. « Sinon, dit-il, que je te demande une grâce de plus, et te prie de me la concéder ; c’est que j’ai entre les Volsques un hôte et ancien ami, homme de bien et d’honneur, qui maintenant est prisonnier, et, au lieu qu’il soûlait être riche et opulent en sa maison, se trouve maintenant pauvre captif entre les mains de ses ennemis ; mais de tous les maux et malheurs qui de présent l’environnent, il me suffit de le pouvoir exempter d’un seul, c’est de le garder qu’il ne soit point vendu comme esclave. »

Ces paroles de Martius ouïes, il se leva une grande clameur de toute l’assistance, et y en eut plus de ceux qui admirèrent son abstinence, en le voyant si peu mû d’avarice, que de ceux qui haut louèrent sa vaillance. Car ceux mêmes qui avaient quelque peu d’envie et de jalousie à l’encontre de lui, pour le voir ainsi honorer et louer extraordinairement, l’estimèrent de tant plus digne qu’on lui donnât encore plus grand loyer de sa valeur, que moins il en acceptait ; et aimèrent plus en lui la vertu qui lui faisait mépriser tant de bien que celle pour laquelle, comme à personne digne, on les lui déférait. Car plus fait à louer le savoir bien user des biens que des armes, et plus encore fait à révérer le non les appéter que le bien en user. Mais après que le bruit et la clameur de l’assemblée furent un peu apaisés, le consul Cominius se prit à dire : « Nous ne saurions, seigneurs, contraindre Martius d’accepter les présents que nous lui offrons, s’il ne lui plaît les recevoir, mais donnons-lui-en un si convenable au bel exploit qu’il a fait, qu’il ne le puisse pas refuser, et ordonnons que désormais il soit surnommé Coriolanus, si ce n’est que l’exploit même le lui avait donné avant nous. » Depuis ce jour-là il porta toujours ce troisième nom-là de Coriolanus. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(7 ) « Peu de temps après, il vint à demander le consulat, et fléchissait déjà la commune à sa requête, ayant aucunement honte de rebouter et éconduire un personnage en noblesse de sang et en prouesse de sa personne, le premier de toute la ville, et mêmement qui leur avait fait tant et si grands services. Car la coutume était lors, à Rome, que ceux qui poursuivaient aucun magistrat et office public, quelques jours durant, se trouvassent sur la place, ayant seulement une robe simple sur eux, sans saye dessous, pour prier et requérir leurs citoyens de les avoir pour recommandés, quand ce viendrait au jour de l’élection, soit qu’ils le fissent ou pour émouvoir le peuple davantage, le priant en si humble habit, ou pour pouvoir montrer les cicatrices des coups qu’ils avaient reçus ès guerres pour la chose publique, comme certaines marques et témoignages de leur prouesse… Martius donc, suivant cette coutume, montrait plusieurs cicatrices sur sa personne des blessures reçues en diverses batailles par l’espace de dix-sept ans, qu’il avait continuellement toujours été à la guerre : tellement qu’il n’y avait celui du peuple qui n’eût en soi-même honte de refuser un si vertueux homme, et s’entre-disaient les uns aux autres qu’il fallait, comment que ce fût, l’élire consul. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(8 ) « La maison des Martiens, à Rome, était du nombre des patriciennes, et en sont sortis plusieurs grands personnages entre lesquels fut Ancus Martius, fils de la fille du roi Numa, qui fut roi de Rome après Tullus Hostilius ; aussi en furent Publius et Quintus, qui ont fait conduire dedans Rome la plus grosse et la meilleure eau qui y soit, et Censorinus, ainsi surnommé pour ce que le peuple romain l’élut censeur par deux fois, et puis à sa persuasion fit l’ordonnance et la loi que de là en avant nul ne pourrait demander ni tenir ce magistrat-là deux fois. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(9 ) « Mais quand ce vint au jour de l’élection, que Martius descendit en grande magnificence sur la place, accompagné de tout le Sénat, et ayant tous les plus nobles de la ville à l’entour de lui qui poursuivaient de le faire élire consul, avec plus chaude instance que chose qu’ils eussent onques attentée ; adonc l’amour et la bienveillance de la commune commença à se tourner en envie et en haine, avec ce qu’ils craignaient de mettre ce magistrat de souveraine puissance entre les mains d’un personnage si partial pour la noblesse et qui avait tant d’autorité et de crédit entre les patriciens, de peur qu’il ne voulût ôter au peuple entièrement toute sa liberté ; pour lesquelles considérations ils refusèrent à la fin Martius, et furent deux autres poursuivants déclarés consuls. De quoi le sénat fut fort déplaisant, et estima la honte de ce refus lui être plutôt faite que non pas à Martius : lequel la prit encore plus aigrement et la porta plus impatiemment, pour ce qu’il se laissait le plus souvent aller à la colère et à une obstinée opiniâtreté, comme si c’eût été grandeur de courage et magnanimité, n’ayant pas cette gravité, cette froideur et douceur, tempérée par le jugement de bonne doctrine et de raison, qui est nécessairement requise à un gouverneur d’État politique, et n’entendant pas que la chose de ce monde que doit le plus éviter un homme qui se veut mêler du gouvernement d’une chose publique et converser entre les hommes, est l’opiniâtreté, laquelle, comme dit Platon, demeure avec la solitude, c’est-à-dire que ceux qui se aheurtent obstinément à leurs opinions et ne se veulent jamais accommoder à autrui, demeurent à la fin tous seuls ; car il faut que qui veut vivre au monde se rende amateur de patience, de laquelle aucuns malavisés se moquent.

Ainsi Martius étant homme ouvert de sa nature et entier, et qui ne fléchissait jamais, comme celui qui estimait que Vaincre toujours et venir au-dessus de toutes choses, fût acte de magnanimité, non pas d’imbécillité et de faiblesse, laquelle pousse hors de la plus débile et plus passionnée partie de l’âme, le courroux, ni plus ni moins que la matière d’une apostume, il se retira en sa maison plein d’ire, de dépit et d’amertume, de colère à l’encontre du peuple, là où tous les jeunes gentilshommes, mêmement ceux qui étaient les plus courageux et qui avaient les esprits et les cœurs plus élevés pour la noblesse de leurs maisons, le suivirent, ayant bien accoutumé de tout temps de l’accompagner et honorer ; mais encore plus ils se rangèrent autour de lui, et lui faisant compagnie mal à propos, lui aigrirent et enflammèrent sa colère encore davantage, en se plaignant et se doléant avec lui du tort qu’on lui avait fait, pour ce que c’était leur capitaine et leur maître qui les conduisait à la guerre et leur enseignait tout ce qui appartient à la discipline militaire, allumant tout doucement une contention d’honneur et de jalousie de vertu entre eux, sans envie, en louant ceux qui faisaient bien. En ces entrefaites, arriva grande quantité de blés à Rome, qui avaient été partie achetés en Italie, et partie envoyés de la Sicile en don par Gélon, le tyran de Syracuse, tellement que plusieurs conçurent bonne espérance, s’attendant que quand et la cherté des vivres, dût céder aussi la sédition civile.

Si fut incontinent le sénat assemblé et le menu peuple tout aussitôt épandu à l’entour du palais, où le conseil se tenait, attendant la résolution de ce qui s’y conclurait, se promettant que ce qui aurait été acheté se vendrait à fort bon marché et que ce qui aurait été donné se distribuerait aussi par tête sans en rien faire payer, mêmement pour ce qu’il y avait aucuns des sénateurs, qui étaient à ce conseil, qui suadaient d’ainsi le faire. Mais Martius, se dressant en pieds, reprit adonc aigrement ceux qui en cela voulaient gratifier à la commune, les appelant flatteurs du peuple et traîtres à la noblesse, et disant qu’ils nourrissaient et couvaient à l’encontre d’eux-mêmes de mauvaises semences d’audace et d’insolence qui jà avaient été jetées parmi le peuple, lesquelles ils devaient plutôt avoir suffoquées et étouffées à leur naissance s’ils eussent été bien conseillés, non pas endurer que le peuple se fortifiât à leur préjudice par un magistrat de si grande puissance et autorité que celui qu’on leur avait concédé, attendu qu’il leur était déjà redoutable, parce qu’il obtenait tout ce qu’il voulait, et ne faisait rien, s’il ne lui plaisait, et n’obéissait plus aux consuls, mais vivait en toute licence, sans reconnaître aucun supérieur qui lui commandât, sinon les chefs mêmes et auteurs de leurs partialités qu’il appelait ses magistrats. « Pourtant, dit-il, que ceux qui conseillaient et étaient d’avis qu’on fit des données publiques et distributions gratuites de blés à la commune, ainsi qu’on faisait ès cités grecques, où le peuple avait plus absolue puissance, ne faisaient autre chose que nourrir la désobéissance du commun populaire, laquelle en fin de compte se terminerait à la ruine totale de la chose publique. Car jà ne penseront-ils pas que ce soit en récompense de leurs services, vu qu’ils savent bien que tant de fois ils ont refusé d’aller à la guerre, quand il leur a été commandé, ni de leurs mutineries, quand ils s’en sont allés d’avec nous, — en quoi faisant, ils ont trahi et abandonné leur pays, — ni des calomnies que leurs flatteurs leur ont mises en avant et qu’eux ont approuvées et reçues à l’encontre du sénat : mais ne faudront pas d’estimer que nous leur donnons et concédons cela en calant la voile, pour ce que nous les craignons, et que nous les flattons, de manière que leur désobéissance en ira toujours augmentant de pis en pis, et ne cesseront jamais de susciter nouveaux mutinements et nouvelles séditions. Pourtant serait-ce à nous une trop grande folie d’ainsi le faire : mais au contraire, si nous sommes sages, nous leur devons ôter leur tribunat, qui est tout évidemment la destruction du consulat et la division de cette ville, laquelle par ce moyen n’est plus une, comme elle voulait être, mais vient à être démembrée en deux partialités, qui entretiendront toujours discorde et dissension entre nous, et jamais ne permettront que nous retournions en union d’un même corps. »

En devisant ces raisons et plusieurs autres semblables, Martius échauffa merveilleusement en son opinion tous les jeunes hommes et presque tous les riches, de manière qu’ils criaient qu’il était seul en toute la ville qui ne fléchissait ni ne flattait point le menu populaire. Seulement y en avait-il quelques-uns des vieux qui lui contredisaient, se doutant bien qu’il en pourrait advenir quelque inconvénient, comme il n’en advint aussi rien de bon : pour ce que les tribuns du peuple, qui étaient présents à cette consultation du sénat, quand ils virent que l’opinion de Martius à la pluralité des voix l’emportait, se jetèrent hors du sénat emmi la tourbe de la commune, criant au peuple à l’aide, et qu’on s’assemblât pour les secourir.

Si se fit incontinent une tumultueuse assemblée du peuple en laquelle publiquement furent récités les propos que Martius avait tenus au sénat : dont la commune se mutina si fort qu’il s’en fallut bien peu que sur l’heure même elle n’allât en fureur courir sus à tout le sénat ; mais les tribuns jetèrent toute la charge sur Martius seulement, et quand l’envoyèrent sommer par leurs sergents, qu’il eût à comparoir tout promptement en personne devant le peuple pour y répondre des paroles qu’il avait dites au sénat. Martius rechassa fièrement les officiers qui lui firent cette sommation : et adonc eux-mêmes y allèrent en personne, accompagnés des édiles pour l’amener par force et de fait vinrent sur lui. Mais les nobles patriciens, se bandant à l’entour de lui, repoussèrent les tribuns arrière et battirent à bon escient les édiles ; et pour lors la nuit, qui survint là-dessus, apaisa le tumulte. Mais le lendemain au matin les consuls, voyant le peuple mutiné accourir de toutes parts en la place, eurent peur que toute la ville n’en tombât en combustion, et, assemblant le sénat à grande hâte, remontrèrent qu’il fallait aviser d’apaiser le peuple par douces paroles et l’adoucir par quelques gracieux décrets en sa faveur : et que s’ils étaient sages, ils devaient penser qu’il n’était pas lors raison de l’opiniâtrer, ni de contester et combattre pour l’honneur à l’encontre d’une commune, pour ce qu’ils étaient tombés en un point de temps fort dangereux, et où ils avaient besoin de se gouverner discrètement, en y donnant quelque provision amiable, et promptement. La plus grande partie des sénateurs, qui assistèrent à ce conseil, trouva cette opinion la plus saine et s’y accorda : au moyen de quoi les consuls sortant hors du sénat allèrent parler au peuple le plus doucement et le plus gracieusement qu’ils purent et adoucirent la fureur de son courroux, en justifiant le sénat des calomnies qu’on lui mettait sus à tort, et usant de modération grande à leur remontrer et les reprendre des fautes qu’ils avaient faites. Au demeurant, quant à la vente des blés, ils leur promirent que pour le prix ils n’auraient point de différend entre eux.

Ainsi étant la plupart du peuple apaisée, et donnant à connaître par le bon silence qu’il faisait et la paisible audience qu’il donnait, qu’il se rendait et avait agréable ce que les consuls disaient, les tribuns du peuple se levèrent adonc qui dirent que, puisque le sénat se rangeait à la raison, le peuple, aussi de son côté, en tant que besoin serait, réciproquement lui céderait ; mais nonobstant qu’il fallait que Martius vînt en personne répondre sur ces articles : s’il avait pas suscité et sollicité le sénat de changer l’état présent de la chose publique et ôter au peuple l’autorité souveraine ; si ayant été appelé en justice de par eux, il avait pas par contumace désobéi ; si finalement il avait pas battu et outragé les édiles sur la place même, devant tout le monde ; et si en ce faisant il avait pas, tant qu’en lui était, suscité une guerre civile et induit ses citoyens à prendre les armes les uns contre les autres. Ce qu’ils disaient à l’une de ces deux fins : ou que Martius contre son naturel fût contraint de s’humilier et abaisser la hautaineté et fierté de son cœur ; ou bien, s’il persévérait en son naturel, qu’il irritât si âprement la fureur du peuple encontre lui qu’il n’y eût jamais plus moyen de le réconcilier ; ce qu’ils espéraient devoir plutôt advenir qu’autrement, et ne faillaient point à bien deviner, vu le naturel du personnage. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(10 ) « Car il se présenta comme pour répondre à ce qu’on lui mettait sus, et le peuple se tut et lui donna coie audience pour ouïr ses raisons ; mais au lieu qu’il s’attendait d’ouïr des paroles humbles et suppliantes, il commença non-seulement à user d’une franchise de parler qui de soi-même est odieuse, et qui sentait plus son accusation que sa libre défense, mais avec un ton de voix forte et un visage rébarbatif montra une assurance approchant de mépris et de contemnement : dont le peuple s’aigrit et irrita fort âprement contre lui, montrant bien qu’il avait grand dépit de l’ouïr ainsi bravement parler, et qu’il ne le pouvait plus souffrir. Et lors Sicinius, le plus violent et le plus audacieux des tribuns du peuple, après avoir un peu conféré tout bas avec ses autres compagnons, prononça tout haut en public que Martius était condamné par les tribuns à mourir, et à l’instant même commanda aux édiles qu’ils le saisissent au corps et le menassent tout promptement au château, sur la roche Tarpéienne, pour de là le précipiter du haut en bas. Quand les édiles vinrent à mettre les mains sur Martius pour exécuter le commandement qui leur était fait, il y eut plusieurs du peuple même à qui le fait sembla trop violent et cruel ; mais les nobles, ne se pouvant plus contenir, et étant par colère transportés hors d’eux-mêmes, accoururent celle part avec grands cris pour le secourir, et repoussant ceux qui le voulaient saisir au corps, l’enfermèrent au milieu d’eux, et y en eut quelques-uns d’entre eux qui tendirent les mains jointes à la multitude du peuple, en les suppliant de ne vouloir pas procéder si rigoureusement : mais les paroles ni les cris ne servaient de rien, tant le tumulte et désordre était grand, jusqu’à ce que les parents et amis des tribuns ayant avisé entre eux qu’il serait impossible d’emmener Martius pour le punir, comme il avait été condamné, sans grand meurtre et occision des nobles, leur remontrèrent et persuadèrent qu’ils ne procédassent point à cette exécution ainsi extraordinairement et violemment en faisant mourir un tel personnage, sans lui faire préalablement son procès et y garder forme de justice, et qu’ils en remissent le jugement aux voix et suffrages du peuple.

Adonc Sicinius, s’arrêtant un peu sur soi, demanda aux patriciens pour quelle raison ils ôtaient Martius d’entre les mains du peuple qui en voulait faire la punition ; et au contraire les patriciens lui demandèrent pour quelle raison ils voulaient eux-mêmes faire mourir ainsi cruellement et méchamment l’un des plus hommes de bien et des plus vertueux de la ville, sans y garder forme de justice ni qu’il eût été judiciellement ouï et condamné. « Or bien, dit adonc Sicinius, s’il ne tient qu’à cela, ne prenez point là-dessus occasion ni couleur de querelle et sédition civile à l’encontre du peupie ; car il vous octroie ce que vous demandez, que son procès lui soit fait judiciellement. Pourtant nous te donnons assignation, dit-il en adressant sa parole à Martius, à comparoir devant le peuple au troisième jour de marché prochainement, venant pour te justifier et prouver que tu n’as point forfait ; sur quoi le peuple, par ses voix, donnera sa sentence. » Les nobles se contentèrent pour lors de cet appointement et leur suffit de pouvoir emmener Martius à sauveté. Cependant en l’espace de temps qu’il y avait jusques au troisième jour de marché prochain après, pour ce que le marché se tient à Rome de neuf jours en neuf jours, et l’appelle-t-on pour cette cause en latin Nundinæ, survint la guerre contre les Antiates, laquelle leur donna espérance de faire aller en fumée cette assignation, pensant que cette guerre dût si longuement durer que l’ire du peuple en serait beaucoup diminuée ou du tout amortie pour les affaires et empêchements de la guerre. Mais au contraire l’appointement fut incontinent fait avec les Antiates, et s’en retourna le peuple à Rome, là où les patriciens s’assemblèrent et tinrent conseil par plusieurs fois entre eux pour aviser comment ils feraient pour n’abandonner point Martius, et ne donner point aussi d’occasion une autre fois aux tribuns de mutiner et soulever le peuple. Là, Appius Clodius, qui était tenu pour un des plus âpres adversaires de la part populaire, leur prédit et protesta qu’ils ruineraient l’autorité du sénat et perdraient la chose publique, s’ils enduraient que le peuple eût voix et autorité pour juger les nobles à la pluralité des voix. Au contraire, les plus vieux et les plus populaires d’entre les nobles disaient que le peuple, lorsqu’il se verrait la puissance et l’autorité souveraine de mort et de vie en main, ne serait point sévère ni cruel, mais plutôt doux et humain, et que ce n’était point pour ce qu’il méprisât les nobles ni le sénat, mais pour ce qu’il pensait être lui-même méprisé, qu’il voulait avoir, comme par un reconfort et une prérogative d’honneur, cette puissance de juger ; de manière qu’au même instant qu’on leur céderait l’autorité de juger par leurs voix, ils poseraient toute ire et toute envie de condamner.

Voyant donc le Sénat en peine de se résoudre d’un côté pour la bonne affection que les nobles lui portaient, et de l’autre côté par la crainte qu’ils avaient du peuple, il demanda tout haut aux tribuns de quoi ils entendaient le charger et accuser. Les tribuns lui répondirent qu’ils voulaient montrer comme il aspirait à la tyrannie, et qu’ils prouveraient comme ses actions tendaient à usurper domination tyrannique à Rome. Martius adonc se levant en pieds dit qu’il s’en allait tout de ce pas présenter volontairement au peuple pour se justifier de cette imputation, et, s’il était trouvé qu’il y eût seulement pensé, qu’il ne refusait aucune sorte de punition : « moyennant, dit-il, que vous ne me chargiez que de cela et que vous ne décevrez point le sénat. » Ils promirent qu’aussi ne feraient-ils, et sous ces conditions fut le jugement accordé, et le peuple assemblé : là où premièrement les Tribuns voulurent à toute force, comment qu’il en fût, que le peuple procédât à donner ses voix par les lignées et non pas par les centaines, pour ce qu’en cette manière la multitude des pauvres disetteux, et toute telle canaille, qui n’a que perdre et qui n’a regard quelconque de l’honnêteté devant les yeux, venaient à avoir plus de force (à cause que les voix se comptaient par têtes) que n’avaient les gens de bien et d’honneur qui allaient à la guerre, et qui de leurs biens soutenaient les charges de la chose publique : et puis laissant le crime de la tyrannie affectée qu’ils n’eussent su prouver, ils commencèrent de rechef à mettre sus les propos que Martius avait tenus au sénat, empêchant qu’on ne distribuât du blé à vil prix au menu peuple, et suadant au contraire de leur ôter le tribunat : et pour le tiers le chargèrent encore d’un nouveau crime, c’est qu’il n’avait pas rapporté en commun le butin qu’il avait gagné à courir les terres des Antiates, mais l’avait de son autorité propre distribué entre ceux qui avaient été ainsi que lui en cette course. Ce fut, à ce qu’on dit, ce de quoi Martius se trouva le plus étonné, pour ce qu’il n’eût jamais estimé qu’on lui eût dû imputer cela comme crime : au moyen de quoi il ne trouva point sur le champ de défense à propos pour s’en justifier, mais se mit à louer ceux qui avaient été avec lui dans cette course. Mais ceux qui n’y avaient été se trouvant en bien plus grand nombre crièrent tant et firent tant de bruit qu’il ne put être ouï. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(11 ) « Finalement, quand ce vint à recueillir les voix et suffrages des liguées, il s’en trouva trois de plus qui le condamnèrent et fut la peine de leur condamnation, bannissement perpétuel : de laquelle sentence, après qu’elle fut prononcée, le peuple eut si grande joie que jamais pour bataille qu’il eût gagnée sur ses ennemis il n’avait été si aise ni en avait eu le cœur si élevé, tant il s’en alla de cette assemblée satisfait et réjoui. Mais au contraire le sénat en demeura fort déplaisant et fort triste, se repentant infiniment et se passionnant de ce que plutôt il ne s’était résolu de faire et souffrir toutes choses que d’endurer que ce menu peuple abusât ainsi superbement et outrageusement de son autorité. Si n’était point besoin de différence de vêtements ni d’autres marques extérieures pour discerner un populaire d’avec un patricien ; car on le connaissait assez au visage pour ce que celui qui avait chère joyeuse était de la part du peuple, et celui qui l’avait triste et mélancolique, était de la part de la noblesse : excepté Martius seul lequel, ni en sa contenance, ni en son marcher, ni en son visage, ne se montra onques étonné ni ravalé de courage, mais entre tous les autres gentilshommes qui se tourmentaient de sa fortune, lui seul montrait au dehors n’en sentir passion aucune, ni avoir compassion quelconque de soi-même : non que ce fût par discours de raison ou par tranquillité de mœurs qu’il supportât patiemment et modérément son infortune, mais par une véhémence de dépit et d’un appétit de vengeance qui le transportait si fort qu’il semblait ne sentir pas son mal. »

(12 ) « Et qu’il soit vrai que Martius fût ainsi lors affectionné, il le montra bien tantôt après évidemment par ses effets : car retourné qu’il fut en sa maison, après avoir dit adieu à sa mère et à sa femme qu’il trouva pleurantes et lamentantes à hauts cris, et les avoir un peu réconfortées et admonestées de porter patiemment son inconvénient, il s’en alla incontinent droit à la porte de la ville accompagné d’un grand nombre de patriciens qui le suivirent jusque là, et de là sans prendre chose quelconque et sans requérir personne de rien qui soit, s’en alla avec trois ou quatre de ses adhérents seulement, et fut quelques jours en ses maisons aux champs agité çà et là de divers pensements tels que sa colère les lui pouvait administrer. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(13 ) « Or, y avait-il en la ville d’Antium un personnage nommé Tullus Aufidius lequel, tant pour ses biens que pour sa prouesse et pour la noblesse de sa maison, était honoré comme un roi entre les Volsques ; et savait bien Martius qu’il lui voulait plus de mal qu’à nul autre des Romains, pour ce que souventes fois ès rencontres où ils s’étaient trouvés, ils s’étaient menacés et défiés l’un l’autre, et comme deux jeunes hommes courageux qui avaient une jalousie et émulation d’honneur entre eux, avaient fait plusieurs bravades l’un à l’autre, de manière que, outre la querelle publique, ils avaient encore chargé une haine particulière l’un à l’autre. Ce néanmoins, considérant que ce Tullus était homme de grand cœur et qui désirait, plus que nul autre des Volsques, trouver quelque moyen de rendre aux Romains la pareille des maux et dommages qu’il leur avait faits, il fit un acte qui témoigne bien ce que dit un poëte ancien être véritable :

Difficile est à l’ire résister,
Car si elle a de quelque chose envie,
Elle osera hardiment l’acheter
De son sang propre au péril de sa vie.

Ainsi fit-il : car il se déguisa d’une robe et prit un accoutrement auquel il pensa qu’on ne le connaîtrait jamais pour celui qu’il était, quand on le verrait en cet habit, et comme dit Homère d’Ulysse,

Ainsi entra en ville d’ennemis.

Il était jà sur le soir quand il y arriva, et y eut plusieurs gens qui le rencontrèrent par les rues, mais personne ne le reconnut.

Ainsi s’en alla-t-il droit à la maison de Tullus, là où de prime-saut il entra jusques au foyer, et illec s’assit sans dire mot à personne, ayant le visage couvert et la tête affublée : de quoi ceux de la maison furent bien ébahis, et néanmoins ne l’osèrent faire lever : car encore qu’il se cachât, si reconnaissait-on ne sais quoi de dignité en sa contenance et en son silence et s’en allèrent dire à Tullus, qui soupait, cette étrange façon de faire. Tullus se leva incontinent de table et s’en allant devers lui, lui demanda qui il était et quelle chose il demandait. Alors Martius se déboucha et, après avoir demeuré un peu de temps sans répondre, lui dit :

— Si tu ne me connais point encore, Tullus, et ne crois point à me voir que je sois celui que je suis, il est force que je me décèle et me découvre moi-même. Je suis Caïus Martius qui ai fait, et à toi en particulier, et à tous les Volsques en général, beaucoup de maux, lesquels je ne puis nier pour le surnom de Coriolanus que j’en porte : car je n’ai recueilli autre fruit ni autre récompense de tant de travaux, que j’ai endurés, ni de tant de dangers, auxquels je me suis exposé, que ce surnom, lequel témoigne la malveillance que vous devez avoir encontre moi : il ne m’est demeuré que cela seulement. Tout le reste m’a été ôté par l’envie et l’outrage du peuple romain et par la lâcheté de la noblesse et des magistrats qui m’ont abandonné et m’ont souffert de chasser en exil, de manière que j’ai été contraint de recourir comme humble suppliant à ton foyer, non jà pour sauver et assurer ma vie : car je ne me fusse point hasardé de venir ici si j’eusse eu peur de mourir : mais pour le désir que j’ai de me venger de ceux qui m’ont ainsi chassé, ce que je commence déjà à faire en mettant ma personne entre tes mains. Par quoi, si tu as du cœur de te ressentir jamais des dommages que t’ont faits tes ennemis, sers-toi maintenant, je te prie, de mes calamités et fais en sorte que mon adversité soit la commune prospérité de tous les Volsques, en t’assurant que je ferai la guerre encore mieux pour vous que je ne l’ai jusqu’ici faite contre vous, d’autant que mieux la peuvent faire ceux qui connaissent les affaires des ennemis que ceux qui n’y connaissent rien. Mais si d’aventure tu te rends et es las de plus tenter la fortune, aussi suis-je, quant à moi, las de plus vivre : et ne serait point sagement fait à toi de sauver la vie à un qui t’était mortel ennemi et qui maintenant ne te saurait plus de rien profiter ni servir. »

Tullus ayant ouï ces propos en fut merveilleusement aise et, lui touchant en la main, lui dit : « Lève-toi, Martius, et aie bon courage, car tu nous apportes un grand bien en te donnant à nous : au moyen de quoi tu dois espérer de plus grandes choses de la communauté des Volsques. » Il le festoya pour lors et lui fît bonne chère, sans autrement parler d’affaires : mais aux jours ensuivants puis après ils commencèrent à consulter entre eux des moyens de faire la guerre. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(14 ) « Aussi les Romains furent-ils tous unanimement d’avis qu’on envoyât ambassadeurs devers Martius pour lui faire entendre comme ses citoyens le rappelaient et le restituaient en ses biens et le suppliaient de les délivrer de cette guerre. Ceux qui y furent envoyés de la part du sénat étaient familiers amis de Martius, lesquels s’attendaient bien d’avoir pour le moins à leur arrivée un doux et gracieux recueil de lui comme de leur parent et familier ami : mais ils ne trouvèrent rien de semblable, ains furent menés à travers le camp jusques au lieu où il était assis dedans la chaire avec une grandeur et une gravité insupportable, ayant les principaux hommes des Volsques autour de soi : si leur commanda de dire tout haut la cause de leur venue. Ce qu’ils firent ès plus honnêtes et gracieuses paroles qu’il leur fut possible, avec le geste et la contenance de même. Puis, quand ils eurent achevé de parler, il leur répondit aigrement et en colère, quant à ce qui touchait au tort qu’on lui avait fait : et, comme capitaine et général des Volsques, leur dit qu’ils eussent à rendre et restituer aux Volsques toutes les villes et les terres qui leur avaient été ôtées ès guerres précédentes, et au demeurant, leur décerner pareil honneur et droit de bourgeoisie à Rome, comme ils l’avaient octroyé aux Latins : pour ce qu’il n’y avait autre moyen assuré pour sortir de la guerre, sinon avec conditions égales et raisonnables, et leur donna terme pour en délibérer l’espace de trente jours. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(15 ) « Volumnia prit sa belle-fille et ses enfants quant et elle[2] et avec toutes les autres dames romaines, s’en alla droit au camp des Volsques, lesquels eurent eux-mêmes une compassion mêlée de révérence, quand ils la virent, de manière qu’il n’y eut personne d’eux qui lui osât rien dire. Or était lors Martius assis en son tribunal avec les marques de souverain capitaine, et de tout loin qu’il aperçut venir des femmes, s’émerveilla qui ce pouvait être ; mais puis après reconnaissant sa femme qui marchait la première, il voulut du commencement persévérer en son obstinée et inflexible rigueur : mais à la fin, vaincu de l’affection naturelle et étant tout ému de les voir, il ne put avoir le cœur si dur que de les attendre en son siége, ains en descendant plus vite que le pas, leur alla au devant, et baisa sa mère la première, et la tint assez longuement embrassée, puis sa femme et ses petits enfants, ne se pouvant plus tenir que les chaudes larmes ne lui vinssent aux yeux, ni se garder de leur faire caresses, ains se laissant aller à l’affection du sang, ni plus ni moins qu’à la force d’un impétueux torrent. Mais après qu’il leur eut assez fait d’amiable accueil et qu’il aperçut que sa mère Volumnia voulait commencer à lui parler, il appela les principaux du conseil des Volsques pour ouïr ce qu’elle proposerait, puis elle parla en cette manière :

— Tu peux assez connaître de toi-même, mon fils, encore que nous ne t’en disions rien, à voir nos accoutrements et l’état auquel sont nos pauvres corps, quelle a été notre vie en la maison depuis que tu en es dehors : mais considères encore maintenant combien plus malheureuses et plus infortunées nous sommes ici venues que toutes les femmes du monde, attendu que ce qui est à toutes les autres le plus doux à voir, la fortune nous l’a rendu le plus effroyable, faisant voir, à moi, mon fils, et à celle-ci, son mari assiégeant les murailles de son propre pays, tellement que ce qui est à toutes autres le souverain reconfort en leur adversités de prier et invoquer les dieux à leur secours, c’est ce qui nous met en plus grande perplexité : pour ce que nous ne leur saurions demander, en nos prières, victoire à notre pays et préservation de ta vie tout ensemble, mais toutes les plus grièves malédictions que saurait imaginer contre nous un ennemi, sont nécessairement encore en nos oraisons, parce qu’il est force à ta femme et à tes enfants qu’ils soient privés de l’un des deux, ou de toi ou de leur pays. Car, quant à moi, je ne suis pas délibérée d’attendre que la fortune, moi vivante, décide l’issue de cette guerre ; car si je ne te puis persuader que tu veuilles plutôt bien faire à toutes les deux parties que d’en ruiner et détruire l’une en préférant amitié et concorde aux misères et calamités de la guerre, je veux bien que tu saches et le tiennes pour tout assuré, que tu n’iras jamais assaillir ni combattre ton pays, que premièrement tu ne passes par-dessus le corps de celle qui t’a mis en ce monde, et ne doit point différer jusques à voir le jour ou que mon fils prisonnier soit mené en triomphe par ses citoyens, ou que lui-même triomphe de son pays. Or, si ainsi était que je te requisse de sauver ton pays en détruisant les Volsques, ce te serait certainement une délibération trop aisée à résoudre ; car comme il n’est point triste de ruiner son pays, aussi n’est-il pas juste de trahir ceux qui se sont fiés en toi. Mais ce que je te demande est une délivrance de maux, laquelle est également profitable et salutaire à l’un et à l’autre peuple, mais plus honorable aux Volsques pour ce qu’il semblera qu’ayant la victoire en la main, ils nous auront donné de grâce deux souverains biens, la paix et l’amitié, encore qu’ils n’en prennent pas moins pour eux ; duquel bien tu seras principal auteur s’il se fait, et s’il ne se fait, tu en auras seul le reproche et le blâme total envers l’une et l’autre des deux parties : ainsi étant l’issue de la guerre incertaine, cela néanmoins est bien tout certain que si tu en demeures vainqueur, il t’en restera ce profit que tu en seras estimé la perte et la ruine de ton pays ; et si tu es vaincu, on dira que pour un appétit de venger tes propres injures, tu auras été cause de très-grièves calamités à ceux qui t’avaient humainement et amiablement recueilli.

Martius écouta ces paroles de Volumnia, sa mère, sans l’interrompre, et après qu’elle eut achevé de dire, demeura longtemps piqué sans lui répondre. Par quoi elle reprit la parole et recommença à lui dire :

— Que ne me réponds-tu, mon fils ? estimes-tu qu’il soit licite de concéder tout à son ire et à son appétit de vengeance, et non honnête de condescendre et incliner aux prières de sa mère en si grandes choses ? et cuides-tu qu’il soit convenable à un grand personnage se souvenir des torts qu’on lui a faits et des injures passées, et que ce ne soit point acte d’homme de bien et de grand cœur reconnaître les bienfaits que reçoivent les enfants de leurs pères et mères en leur portant honneur et révérence ? Si n’y a-t-il en ce monde homme qui sût mieux observer tous les points de gratitude que toi, vu que tu poursuis si âprement une ingratitude : et si y a davantage que tu as fait payer à ton pays de grandes amendes pour les torts qu’on t’y a faits et n’as encore fait aucune reconnaissance à ta mère : pourtant serait-il plus qu’honnête que sans aucune contrainte j’impétrasse de toi une requête si juste et si raisonnable. Mais puisque par raison je ne te puis persuader, à quel besoin épargné-je plus et différé-je la dernière espérance ?

En disant ces paroles, elle se jeta elle-même, avec sa femme et ses enfants, à ses pieds. Ce que Martius ne pouvant supporter, la releva tout aussitôt en s’écriant : Ô mère ! que m’as-tu fait ? Et en lui serrant étroitement la main droite : — Ha, dit-il, mère, tu as vaincu une victoire heureuse pour ton pays, mais bien malheureuse et mortelle pour ton fils : car je m’en revais vaincu par toi seule.

Ces paroles dites en public, il parla un peu à part à sa mère et à sa femme, et puis les laissa retourner en la ville : car ainsi l’en prièrent-elles, et, sitôt que la nuit fut passée, le lendemain matin ramena les Volsques en leurs maisons, n’étant pas tous d’une même opinion, ni d’une même affection. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)

(16 ) « Au demeurant, Martius étant retourné de son voyage en la ville d’Antium, Tullus qui le haïssait et ne le pouvait plus endurer pour la crainte qu’il avait de son autorité, chercha les moyens de le faire mourir, pensant que s’il y faillait à cette fois, il ne recouvrerait jamais une pareille occasion. Par quoi, ayant attiré plusieurs autres conjurés avec lui, il requit que Martius eût à se déposer de son État pour rendre compte à la communauté des Volsques de son gouvernement et administration. Martius craignant de se trouver homme privé sous Tullus étant capitaine-général, outre ce que sans cela il avait plus grande autorité que nul autre entre les siens, il répondit qu’il se démettrait volontiers de la charge et la remettrait entre les mains des seigneurs Volsques, si tous le lui commandaient, comme par le commandement de tous il l’avait accepté : et au reste qu’il ne lui refusait point de rendre compte et raison de son gouvernement dès l’heure même à ceux de la ville qui y voudraient assister et l’ouïr. Le peuple fut assemblé là-dessus en conseil, en laquelle assemblée il y eut quelques orateurs apostés qui irritèrent et mutinèrent la commune à l’encontre de lui, et quand ils eurent achevé de parler, Martius se leva pour leur répondre ; et combien que la commune mutinée menât un fort grand bruit, toutefois quand elle le vit, pour la révérence qu’elle portait à sa vertu, elle s’apaisa et lui donna paisible audience pour à loisir déduire ses justifications, et les plus gens de bien des Antiates, et qui plus s’éjouissaient de la paix, montraient à leur contenance qu’ils l’écouteralent volontiers et jugeraient selon leur conscience : à l’occasion de quoi Tullus eut peur, s’il le laissait parler, qu’il ne prouvât au peuple son innocence, pour ce qu’il était, entre autres choses, homme très-éloquent, avec ce que les premiers bons services qu’il avait faits à la communauté des Volsques lui apportaient plus de faveur que les dernières imputations ne lui causaient de défaveur ; et qui plus est, cela même qu’on lui tournait à crime était témoignage de la grâce qu’ils lui devaient pour ce qu’ils n’eussent point estimé qu’il eût fait tort en ce qu’ils n’avaient pas pris la ville de Rome, s’ils n’eussent été bien près de la prendre par le moyen de sa conduite. Pour ces raisons estima Tullus qu’il ne fallait point délayer son entreprise ni s’amuser à mutiner et susciter la commune contre lui, mais se prirent les plus mutins des conjurés à crier qu’il ne le fallait point ouïr ni permettre qu’un traître usurpât ainsi domination tyrannique sur la ligue des Volsques, ne se voulant pas démettre de son État et autorité ; et en disant telles paroles se ruèrent tout à un coup sur lui, et le tuèrent sur la place sans que personne des assistants s’entremît de le secourir. » (Vie de Coriolan, traduite de Plutarque, par Amyot.)


  1. Note de Wikisource : La traduction initiale des Vies des hommes illustres par Jacques Amyot a été publiée en 1559. Sa version a été reprise par différents éditeurs, chacun modifiant en fonction des normes sociales de son époque ou à la suite d’une modernisation du français. François-Victor Hugo a certainement utilisé une version publiée après 1559, sans indiquer la date ni l’éditeur.
  2. Quand et elle pour avec elle. Cette phraséologie se retrouve dans le vieux patois français de Guernesey.
Introduction Le Roi Lear
Coriolan