Le Conte d’hiver (trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Le Conte d’hiver
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome IV : Les jaloux — I
Paris, Pagnerre, 1868
p. 335-468
Beaucoup de bruit pour rien Le Roman de Troylus (extraits)


LE CONTE D’HIVER (26)



PERSONNAGES :
LÉONTE, roi de Sicile.
MAMILIUS, son fils, prince de Sicile.
CAMILLO,
ANTIGONE,
CLÉOMÈNE,
DION,
seigneurs siciliens.
POLIXÈNE, roi de Bohême.
FLORIZEL, prince de Bohême.
UN VIEUX BERGER, réputé père de Perdita.
LE CLOWN, son fils.
AUTOLIGUS, filou.
ARCHIDAMUS, seigneur de Bohême.
autres seigneurs, gentilshommes, gens de service.
bergers et bergères.
HERMIONE, femme de Léonte.
PERDITA, fille de Léonte et d’Hermione.
PAULINE, femme d’Antigone.
ÉMILIA, dame d’honneur.
deux autres dames d’honneur.


La scène est tantôt en Sicile, tantôt en Bohême.

SCÈNE I.
[En Sicile. — Dans le palais du roi.]
Entrent Camillo et Archidamus.
ARCHIDAMUS.

Si le sort veut, Camillo, que vous visitiez la Bohême pour une raison de service comme celle qui me tient ici sur pied, vous verrez, ainsi que je vous l’ai dit, une grande différence entre notre Bohême et votre Sicile.

CAMILLO.

Je crois que, l’été prochain, le roi de Sicile a l’intention de rendre à son frère de Bohême la visite qu’il lui doit justement.

ARCHIDAMUS.

Si notre hospitalité ne nous fait pas honneur, nos sympathies nous excuseront, car certainement…

CAMILLO.

Je vous supplie…

ARCHIDAMUS.

Vraiment, je le dis avec la franchise de ma conviction, nous ne pouvons pas avec autant de magnificence… avec une si rare… je ne sais comment dire… Nous vous donnerons des boissons soporifiques, afin que vos sens, ne s’apercevant pas de notre insuffisance, s’il ne peuvent nous louer, ne puissent pas nous accuser davantage.

CAMILLO.

Vous payez de trop de frais ce qu’on vous donne sans façon.

ARCHIDAMUS.

Croyez-moi, je ne dis que ce que mes renseignements me suggèrent et ce que mon honnêteté me dicte.

CAMILLO.

Sicile ne peut se montrer trop affable pour Bohême. Les deux rois ont été élevés ensemble dans leur enfance ; et il y a entre eux une affection si bien enracinée qu’elle ne peut que jeter des branches. Depuis que leurs majestés plus mûres et les nécessités royales ont séparé leur société, leurs rapports, quoique non personnels, se sont continués royalement, par procuration, en échange de cadeaux, de lettres et d’affectueuses ambassades ; au point que, bien qu’absents, ils semblaient être ensemble. Ils se serraient la main comme par-dessus l’abîme, et s’embrassaient, pour ainsi dire, des deux bouts opposés du vent. Que le ciel prolonge leur affection !

ARCHIDAMUS.

Je crois qu’il n’est pas au monde de malice ni d’incident qui puisse l’altérer. C’est pour vous une inexprimable joie que votre jeune prince Mamilius ; il n’est pas à ma connaissance de gentilhomme qui promette davantage.

CAMILLO.

Je partage entièrement vos espérances à son égard. C’est un galant enfant, un prince qui, vraiment, réconforte ses sujets et rafraîchit les vieux cœurs ; ceux qui allaient sur des béquilles avant qu’il fût né, désirent vivre encore pour le voir un homme.

ARCHIDAMUS.

Autrement, ils seraient donc contents de mourir ?

CAMILLO.

Oui, à moins qu’ils n’eussent d’autres prétextes pour désirer vivre.

ARCHIDAMUS.

Si le roi n’avait pas de fils, tous désireraient vivre sur des béquilles jusqu’à ce qu’il en eût un.

Ils sortent.

SCÈNE II.
[Sicile. — Le palais du roi.]
Entrent Léonte, Polixène, Hermione, Mamilius, Camillo et des gens de la suite.
POLIXÈNE.

— Neuf changements de l’astre humide ont été — comptés par le berger depuis que nous avons laissé notre trône — sans fardeau ; je remplirais — un temps aussi long de mes remercîments, mon frère, — que je n’en partirais pas moins d’ici — votre débiteur à perpétuité. Aussi, comme un chiffre, — placé dans un beau rang, je multiplie — par un Je vous rends grâces les milliers de remercîments — qui précèdent.

LÉONTE.

Différez un peu vos remercîments ; — vous les débourserez quand vous partirez.

POLIXÈNE.

Je pars demain, seigneur. — Je suis tourmenté par mes inquiétudes sur ce qui peut advenir — ou résulter de mon absence. Puisse-t-il ne pas souffler — chez nous des vents orageux qui me fassent dire : — « Ces conjectures n’étaient que trop vraies ! » Et puis, je suis resté assez — pour fatiguer votre majesté.

LÉONTE.

Nous sommes trop solide, mon frère, — pour que vous puissiez nous mettre dans cet état-là.

POLIXÈNE.

Pas un jour de plus !

LÉONTE.

— Encore une semaine !

POLIXÈNE.

Très-décidément, demain.

LÉONTE.

— Eh bien, partageons la différence ; pour ça — je ne veux pas de contradiction.

POLIXÈNE.

Ne me pressez pas ainsi, je vous en supplie. — Il n’est pas de parole émouvante, non, il n’en est pas au monde — qui puisse me gagner aussi vite que la vôtre ; elle me déciderait en ce moment, — si ce que vous demandez vous était nécessaire, quelque — urgence qu’il y eût pour moi à refuser. Mes affaires — me traînent en réalité chez moi ; me retenir, — ce serait me faire un fléau de votre affection ; et mon séjour — n’est pour vous qu’embarras et trouble. Pour nous mettre tous deux à l’aise, — adieu, mon frère.

LÉONTE, à Hermione.

Quoi ! bouche close, ma reine ? parlez donc !

HERMIONE.

Je comptais, seigneur, garder le silence jusqu’à ce que vous eussiez tiré de lui — le serment de ne pas rester. Vous, seigneur, — vous le pressez trop froidement. Dites-lui que vous êtes sur — que tout va bien en Bohême ; cette rassurante nouvelle — est certifiée par le dernier courrier ; dites-lui cela, — et il sera forcé dans sa meilleure parade.

LÉONTE.

Bien dit, Hermione.

HERMIONE.

— S’il disait qu’il lui tarde de revoir son fils, cela aurait sa force ; — qu’il le dise donc et qu’il parte ; — qu’il le jure, et il ne restera pas : — nous le chasserons d’ici avec nos quenouilles…

À Polixène.

— Voyons, je veux risquer l’emprunt pour une semaine — de votre royale présence. Quand vous recevrez — mon seigneur en Bohême, je lui donnerai permission — de rester chez vous un mois au delà du terme — fixé d’avance pour son départ : pourtant, sois-en sûr, Léonte, — je ne t’aimerai pas une seule minute en deçà du temps — qu’une femme doit aimer son mari…

À Polixène.

Vous resterez ?

POLIXÈNE.

Non, madame.

HERMIONE.

— Nenni, vous resterez.

POLIXÈNE.

Je ne puis, vraiment !

HERMIONE.

Vraiment ? — Vous m’éconduisez avec des protestations bien flasques ; mais — vous auriez beau chercher à englober les astres dans vos serments, — que je vous dirais encore : « Monsieur, pas de départ ! » Vraiment ! — vous ne partirez pas ; le « vraiment » d’une dame est bien aussi puissant que celui d’un seigneur. Voulez-vous encore partir ? — Soit ! forcez-moi à vous garder comme prisonnier, — sinon comme hôte ; ainsi, vous paierez votre fançon — avant de partir, et vous économiserez vos remercîments. Que choisissez-vous ? — Mon prisonnier ou mon hôte ? Par votre terrible « vraiment, » — vous serez l’un ou l’autre.

POLIXÈNE.

Eh bien, je serai votre hôte, madame : — être votre prisonnier impliquerait de ma part une offense — qu’il me serait moins facile encore de commettre — qu’à vous de punir.

HERMIONE.

Eh bien, je ne serai pas votre geôlière, — mais votre affectueuse hôtesse. Allez ! je vais vous questionner — sur les niches que vous faisiez, mon mari et vous, quand vous étiez enfants : — vous étiez alors de jolis petits maîtres !

POLIXÈNE.

Belle reine, nous étions — deux gars qui ne voyaient rien dans l’avenir — qu’un lendemain semblable à la veille — et croyaient être des gamins éternels.

HERMIONE.

— Est-ce que monseigneur n’était pas le plus franc vaurien des deux ?

POLIXÈNE.

— Nous étions comme deux agneaux jumeaux, gambadant au soleil — et bêlant l’un à l’autre ; nous rendions — innocence pour innocence ; nous ne connaissions pas — la doctrine du mal-faire et nous ne nous figurions pas — que quelqu’un la connût. Si nous avions continué cette vie-là, — si nos faibles esprits n’avaient pas été exaltés — par un sang plus ardent, nous aurions pu hardiment — répondre au ciel : — Non coupables ! excepté sur le chef — du péché originel.

HERMIONE.

Nous concluons de cela — que vous avez trébuché depuis lors.

POLIXÈNE.

Oh ! mon auguste dame, — dès lors les tentations sont nées pour nous : car, — à l’époque où nous étions au nid, ma femme était petite fille ; — et votre précieuse personne n’avait pas encore traversé les regards — de mon jeune camarade.

HERMIONE.

Miséricorde ! — Ne tirez pas de là votre conclusion ; prenez garde ! vous prétendriez — que votre femme et moi nous sommes des démons !… Pourtant, continuez. — Nous répondons des fautes que nous vous avons fait commettre, — pourvu que vous ayez commencé vos péchés avec nous et qu’avec nous — vous les ayez continués, sans faire de faux pas — avec d’autres.

LÉONTE, à Hermione.

Est-il enfin décidé ?

HERMIONE.

— Il restera, monseigneur.

LÉONTE.

À ma requête, il n’a pas voulu. — Hermione, ma très-chère, tu n’as jamais parlé — plus à propos.

HERMIONE.

Jamais !

LÉONTE.

Jamais, une fois exceptée.

HERMIONE.

— Quoi ! j’ai deux fois bien parlé ! Quand donc la première ? — Je t’en prie, dis-le-moi : farcis-moi d’éloge, et fais-moi — engraisser comme un chapon. Une bonne action, mourant dans l’oubli, — en égorge des milliers qui la suivent. — Les louanges sont nos gages : vous pouvez nous faire courir — mille arpents avec un doux baiser, avant — de nous faire brûler un acre à coups d’éperon. — Mais revenons au point de départ : — ma dernière bonne action a été de le prier de rester ; quelle a été ma première ? Elle a une sœur aînée, — ou je ne vous comprends pas. Oh ! puisse-t-elle s’appeler Grâce ! — Déjà, n’est-ce pas ? j’avais une fois parlé à propos. Quand ? — voyons, dites-le-moi ; je brûle.

LÉONTE.

Eh bien, c’est quand, — après trois maussades mois aigrement consumés — à attendre l’instant où ta blanche main s’ouvrirait dans la mienne — et m’accorderait ton amour, tu me dis enfin : — « Je suis à vous pour jamais. »

HERMIONE.

Cet aveu, en effet, était la Grâce même. — Eh bien, vous voyez, j’ai parlé à propos deux fois. — La première, j’ai gagné pour toujours un royal mari ; — la seconde, un ami, pour quelque temps.

Elle donne la main à Polixène.
LÉONTE, à part.

Trop de chaleur ! Trop de chaleur ! — Mêler si intimement les sympathies, c’est mêler les personnes. — Je me sens un frisson ; mon cœur danse, — mais pas de joie. L’amabilité — peut aller visage découvert ; elle peut être autorisée à une certaine liberté — par la bienveillance, par la générosité et l’expansion du cœur, — et n’avoir rien que de bienséant ; elle le peut, je l’accorde. — Mais en être aux serrements de mains et aux pincements de doigts, — comme ils sont en ce moment, et se faire des sourires d’intelligence — comme dans un miroir, et puis soupirer, — comme si c’était — le hallali d’un cerf. Oh ! cette amabilité-là — ne va pas à mon cœur, ni à mon front… Mamilius, — es-tu mon enfant ?

MAMILIUS.

Oui, mon bon seigneur.

LÉONTE.

En vérité ? — Ah ! voilà mon beau mâle. Comment ! aurais-tu barbouillé ton nez ? — On dit qu’il est la copie du mien. Surtout, capitaine, — ne reste pas le corps nu je veux dire sois décent, capitaine, — car le taureau, la génisse et le veau, — sont naturellement cornus…

Observant Polixène et Hermione.

Toujours à faire des gammes — sur sa main !…

À Mamilius.

Eh bien, veau effronté ! — es-tu mon veau ?

MAMILIUS.

Oui, monseigneur, si vous voulez.

LÈONTE.

— Il te manque une tête accidentée et des rainures comme j’en ai — pour me ressembler tout à fait ; pourtant on dit — que nous nous ressemblons comme deux œufs ; les femmes disent ça — pour dire quelque chose. Mais elles auraient beau être fausses — comme du noir de teinture, comme le vent, comme l’eau, fausses — comme les dés que souhaite l’homme qui n’établit pas — de limites entre le tien et le mien ; elles n’auraient pas moins raison — de dire que cet enfant me ressemble… Allons ! seigneur page, — regardez-moi avec votre œil céleste… — Doux coquin ! — Mon chéri ! Mon poupon ! Est-ce que ta maman pourrait… Serait-ce possible… — Imagination ! tes visions poignardent l’homme au cœur ; — tu rends possibles les choses tenues pour impossibles, — tu communiques avec les songes… Comment cela peut-il être ? — tu collabores avec le fantastique, — et tu t’associes le néant ! Mais il se peut aussi — que tu sois d’accord avec la réalité ; tu l’es en ce moment, — et je le sens d’une manière irréfragable, — au trouble de mon cerveau, — et au durcissement de mon front.

POLIXÈNE.

Qu’a donc le roi de Sicile ?

HERMIONE.

— Il a l’air un peu agité.

POLIXÈNE.

Eh bien, monseigneur ? — Qu’éprouvez-vous ? Comment vous trouvez-vous, mon frère le plus cher ?

HERMIONE.

Vous semblez — garder un front bien soucieux ; — auriez-vous quelque émotion, monseigneur ?

LÉONTE.

Non, bien réellement… — Comme parfois la nature trahit sa niaiserie — et sa sensibilité au risque d’être la risée — des cœurs endurcis ! En observant les traits — du visage de mon enfant, il m’a semblé que je rajeunissais — de vingt-trois ans ; je me voyais sans culottes, — dans ma cotte de velours vert, avec ma dague muselée, de peur qu’elle ne mordît son maître et ne lui devînt — funeste comme le deviennent souvent les ornements. — Combien, à mon idée, je ressemblais à ce pépin, — à cette petite citrouille, à ce gentilhomme !

À Mamilius,

Mon honnête ami, — voudriez-vous prendre des vessies pour des lanternes ?

MAMILIUS.

Non, monseigneur ; j’aime mieux me battre.

LÉONTE.

— Vous, vous battre !… Alors, puisse-t-il avoir de la chance !…

À Polixène.

Mon frère, — êtes-vous aussi fou de votre jeune prince que nous — semblons l’être du nôtre !

POLIXÈNE.

Chez moi, seigneur, — il est tout mon exercice, toute ma joie, tout mon souci ; — tantôt mon ami juré, et tantôt mon ennemi ; — mon parasite, mon soldat, mon homme d’État, tout ! — Il rend un jour en juillet aussi court qu’en décembre ; — et, par ses caprices enfantins, il guérit en moi — les idées noires qui épaissiraient mon sang.

LÉONTE, montrant Mamilius.

Cet écuyer a — le même office auprès de moi… Nous allons nous promener tous les deux, — et vous laisser, monseigneur, suivre une marche plus grave… Hermione, — montre combien tu nous aimes dans ton hospitalité pour notre frère. — Que ce qu’il y a de plus cher en Sicile soit pour lui bon marché. — Après vous et mon jeune corsaire, il est — l’héritier présomptif de mon cœur.

HERMIONE.

Si vous voulez nous rejoindre, — nous sommes à vos ordres dans le jardin : devons-nous vous y attendre ?

LÉONTE.

— Dirigez-vous à votre guise ; on vous retrouvera, — pourvu que vous restiez sous le ciel…

À part.

Je suis en train de pêcher, — bien que vous ne voyiez pas comment je jette ma ligne. — Allez ! allez !

Observant Polixène.

Comme elle lui tend la patte, le bec ! — Comme elle s’arme de toutes les licences d’une femme — envers un mari indulgent !

Polixène, Hermione et leur suite s’en vont.

Déjà parti ! — Dans le bourbier jusqu’au genou ! Cornard par-dessus les oreilles !…

À Mamilius.

— Va, joue, mon garçon, joue ; ta mère joue, et moi, — je joue aussi, mais un rôle si déshonorant que le dénoûment — m’enterrera sous les sifflets ; le mépris et les huées — seront mon glas funèbre… Va, joue, mon garçon, joue… Il y a eu, — ou je suis bien trompé, des cocus avant aujourd’hui ; — et il est plus d’un homme, au moment même — où je parle, qui donne le bras à sa femme, — sans se douter qu’elle a lâché l’écluse en son absence, — et laissé pêcher dans le bassin son voisin d’à côté, — messire Sourire, son voisin ! Oui, c’est une consolation de me dire — que d’autres hommes ont des portes, et que ces portes s’ouvrent, — comme les miennes, contre leur volonté ; si tous ceux — qui ont des femmes en révolte se désespéraient, le dixième de l’humanité — irait se pendre. Il n’y a pas de remède à cela ; — nous sommes sous l’influence d’une planète maquerelle qui frappe — partout où elle domine, et qui est toute-puissante, croyez-le, — de l’est à l’ouest et du nord au sud. Conclusion, — pas de barricade pour un ventre ! Sachez-le, — il laissera entrer et sortir l’ennemi — avec armes et bagage. Des millions d’entre nous — ont la maladie et ne le sentent pas… Comment es-tu, mon garçon ?

MAMILIUS.

— Je suis comme vous, à ce qu’on dit.

LÉONTE.

Ah ! c’est toujours une consolation…

Il aperçoit Camillo.

— Quoi ! Camillo ici !

CAMILLO.

Oui, mon bon seigneur.

LÉONTE.

— Va jouer, Mamilius, tu es un honnête homme…

Mamilius sort.

— Camillo, ce grand sire va prolonger son séjour.

CAMILLO.

— Vous avez eu beaucoup de peine à faire tenir son ancre ; — elle chassait, chaque fois que vous la jetiez.

LÉONTE.

Tu as remarqué ?

CAMILLO.

— Il ne voulait pas rester à votre demande ; il déclarait ses affaires plus urgentes.

LÉONTE.

Tu t’en es aperçu ?… — En voilà déjà avec moi qui murmurent et qui chuchotent : — « Le roi de Sicile est… ceci et cela. » Il se passera du temps — avant que j’aie avalé le tout… Comment se fait-il, Camillo, — qu’il soit resté ?

CAMILLO.

Grâce aux prières de la vertueuse reine.

LÉONTE.

— De la reine, soit ! Vertueuse, cela devrait être ; — mais tel que cela est, cela n’est pas. Est-ce que la chose a été comprise — par d’autres machines pensantes que la tienne ? — Car ton intelligence est plus spongieuse, elle aspire — beaucoup plus que les bûches vulgaires… Cela n’a été remarqué n’est-ce pas, — que des natures les plus fines ? par quelques être d’élite — ayant une tête extraordinaire ? Les espèces subalternes — n’ont peut-être rien vu à cette affaire, dis !

CAMILLO.

— Quelle affaire, monseigneur ? Presque tous ont compris, je crois, — que le roi de Bohême prolonge ici son séjour.

LÉONTE.

Comment ?

CAMILLO.

Prolonge ici son séjour.

LÉONTE.

— Oui, mais pourquoi ?

CAMILLO.

— Pour satisfaire Votre Altesse, et le désir de notre très-gracieuse maîtresse.

LÈONTE.

Satisfaire — le désir de votre maîtresse !… Satisfaire ! … — Il suffit. Je t’ai confié, Camillo, — les secrets les plus profonds de mon cœur, aussi bien — que ceux de mon conseil ; tu étais comme le prêtre — qui purifiait mon âme, et je te quittais toujours — comme un pénitent converti ; mais je me suis — trompé sur ton intégrité, ou du moins — sur celle que je te supposais.

CAMILLO.

À Dieu ne plaise, monseigneur !

LÉONTE.

— Que je m’y fie plus longtemps ! Tu n’es pas loyal, ou, — si tu inclines à l’être, tu es un lâche — qui par derrière donne le croc en jambe à la loyauté pour l’empêcher de suivre — le droit chemin : ou je dois te regarder — comme un serviteur, enraciné dans ma confiance, — et trop négligent pour y rester, ou comme un sot — qui me voit enlever mon plus riche trésor dans une partie de tricheurs, — et qui prend le tout pour une plaisanterie.

CAMILLO.

Mon gracieux seigneur, — je puis être négligent, sot et peureux : — nul homme n’est exempt de ces défauts, — au point d’être sûr que, parmi les innombrables incidents de ce monde, — la négligence, la sottise, la peur — ne se révéleront pas en lui. Si jamais dans vos affaires, monseigneur, — j’ai été volontairement négligent, — ç’a été sottise de ma part ; si j’ai joué exprès — le rôle de sot, ç’a été négligence — à bien peser le résultat ; si jamais j’ai craint — de faire une chose dont le succès me semblait douteux et dont l’exécution était — un danger criant, ç’a été une crainte — qui peut affecter les plus sages — : ce sont là, monseigneur, — de ces infirmités permises dont la loyauté même — n’est jamais exempte. Mais, j’en supplie votre grâce, — soyez plus explicite avec moi, faites-moi connaître ma faute — sous ses traits réels ; si alors je la renie, — c’est qu’elle ne m’appartient pas.

LÉONTE.

N’avez-vous pas vu, Camille, — (sans nul doute vous l’avez vu, autrement votre lorgnette serait plus épaisse que la corne d’un cocu), n’avez-vous pas entendu dire, (car, devant un spectacle aussi apparent, la rumeur — ne saurait être muette,) n’avez-vous pas cru, (car la pensée — n’existe pas chez l’homme qui ne le croit pas,) — que ma femme est infidèle ? Si tu l’avoues, — et tu le dois, à moins de nier impudemment — que tu aies des yeux, des oreilles, une raison, alors — dis que ma femme est un cheval de bois, et qu’elle mérite un nom — aussi ignoble qu’aucune caillette qui se donne — avant les fiançailles ; dis cela et développe-le.

CAMILLO.

— Je ne voudrais pas rester là à entendre — noircir ainsi ma maîtresse souveraine, sans — en tirer vengeance sur-le-champ. Maudit soit mon cœur, — si vous avez jamais dit une chose plus indigne de vous — que celle-ci ! La répéter serait un péché — aussi grand que le péché lui-même, s’il était vrai.

LÉONTE.

N’est-ce donc rien que de se parler tout bas, — de s’appuyer joue contre joue, de s’approcher nez à nez, — de se baiser le dedans des lèvres, de fermer la carrière — du rire par un soupir, signe infaillible — d’une vertu qui se brise, démettre le pied à cheval sur le pied, — de se fourrer dans des coins, de souhaiter que l’horloge soit plus rapide, — l’heure, une minute, midi, minuit, et que tous les yeux, — excepté les leurs, les leurs seulement, — soient aveuglés par une taie, par une cataracte — pour que leur crime ne soit pas vu ? Est-ce que cela n’est rien ? — Alors le monde, avec tout ce qui est dedans, n’est rien ; — le ciel qui le couvre n’est rien ; Bohême n’est rien ; — ma femme n’est rien ; et tous ces riens ne renferment rien, — si cela n’est rien !

CAMILLO.

Mon bon seigneur, guérissez-vous — de cette opinion maladive, et au plus vite ; — car elle est des plus dangereuses.

LÉONTE.

N’importe, elle est vraie.

CAMILLO.

— Non, non, monseigneur.

LÉONTE.

Elle l’est ; vous mentez, vous mentez !… — Je te dis que tu mens, Camilio, et que je te hais ! — Déclare-toi un gros benêt, un maroufle sans esprit, — ou bien un intrigant équivoque qui — peut voir du même œil le bien et le mal — et se prêter à tous les deux. Si le foie de ma femme — était aussi corrompu que sa vie, elle ne vivrait pas — la durée d’un sablier.

CAMILLO.

Et qui donc l’a corrompue ?

LÉONTE.

— Eh bien, celui qui la porte comme une médaille, pendue — à son cou, ce Bohémien qui… Si j’avais — autour de moi de vrais serviteurs qui eussent des yeux — pour veiller à mon honneur aussi bien qu’à leurs profits, — à leurs bénéfices particuliers, ils feraient en sorte — qu’on n’en fît pas davantage. Oui, et toi, — son échanson, toi que d’un banc infime — j’ai fait monter à l’estrade et élevé à l’Excellence ; toi qui peux voir — aussi distinctement que le ciel voit la terre et que la terre voit le ciel, — combien je suis outragé, tu pourrais épicer une coupe — qui fermât pour toujours les yeux à mon ennemi ; et ce breuvage serait pour moi un cordial.

CAMILLO.

Sire ! monseigneur ! — oui, je pourrais le faire, et cela non avec un breuvage violent, — mais avec une liqueur lente qui ne trahirait pas, — comme le poison, son action funeste. Mais je ne puis croire — à une telle brèche dans l’honneur de ma maîtresse, — si souverainement vénérable… — Moi qui t’ai tant aimé !

LÉONTE.

Ah ! mets cela en doute, et va pourrir ! Crois-tu que je sois assez écervelé, assez troublé — pour me créer à moi-même ce tourment ? pour souiller — mes draps blancs et immaculés — dont la pureté est mon sommeil, et qui, une fois tachés, — ne sont plus que ronces, épines, orties, queues de guêpe ? — pour mêler le scandale au sang même du prince mon fils, — que je crois bien de moi et que j’aime comme à moi ? — Sans les raisons les mieux mûries, crois-tu que je ferais cela ? — Un homme serait-il à ce point égaré ?

CAMILLO.

Il faut que je vous croie, seigneur ; — en bien, soit ! et je ferai disparaître le roi de Bohême, — pourvu que, lui une fois écarté, votre altesse — consente à rappeler la reine dans la même intimité qu’auparavant, — ne fût-ce que pour le bien de votre fils et pour fermer la bouche à la médisance, dans les cours et dans les États — connus et alliés des vôtres.

LÉONTE.

Tu me conseilles là — justement la marche que je me serais prescrite à moi-même. — Je n’imposerai aucune flétrissure à son honneur, aucune.

CAMILLO.

Monseigneur, — allez donc, et montrez au roi de Bohême — et à la reine le visage le plus serein — que l’amitié puisse apporter à ses fêtes… — Je suis son échanson ; — s’il reçoit de ma main un breuvage salutaire, — ne me comptez plus votre serviteur.

LÉONTE.

Il suffit. — Fais cela, et tu as la moitié de mon cœur ; — ne le fais pas, et tu t’arraches le tien.

CAMILLO.

Je le ferai, monseigneur.

LÉONTE.

— Je vais avoir l’air amical, ainsi que tu me l’as conseillé.

Il sort.
CAMILLO.

— Ô misérable reine !… Mais moi, — dans quelle position suis-je ? Il faut que j’empoisonne — ce bon Polixène ; et ma raison d’agir ainsi, — c’est l’obéissance à un maître qui, — rebelle à lui-même, veut que — tous ceux qui lui appartiennent le soient également… À faire cela, — il y a de l’avancement à gagner. Ah ! quand je pourrais trouver — mille exemples de gens qui ont frappé l’oint du Seigneur — et prospéré ensuite, je ne le ferais pas ; mais puisque — ni le cuivre ni la pierre ni le parchemin ne portent trace d’une action pareille, — que la scélératesse elle-même la repousse ! Il faut — que je quitte la cour ; la chose faite ou non, est certainement — pour moi un casse-cou. Étoile propice, voici le moment de régner !… — Le roi de Bohême !

Entre Polixène.
POLIXÈNE.

C’est étrange ! Il me semble — que ma faveur commence à chanceler ici. Ne pas me parler !… — Bonjour, Camillo.

CAMILLO.

Salut très-royal sire.

POLIXÈNE.

— Quelles nouvelles à la cour ?

CAMILLO.

Rien de remarquable, monseigneur.

POLIXÈNE.

— À voir la mine du roi, — on croirait qu’il a perdu quelque province, un domaine — qui lui était aussi cher que lui-même. Je viens à l’instant de l’aborder — avec le compliment d’usage ; aussitôt, — tournant les yeux d’un autre côté et faisant — une moue dédaigneuse, il s’enfuit de moi et — me laisse ainsi à deviner ce qui couve — sous ce changement de ses manières.

CAMILLO.

Je n’ose pas le savoir, monseigneur.

POLIXÈNE.

Comment ! vous n’osez pas ! Mais vous le savez, n’est-ce pas ? Et c’est pour moi que vous redoutez — d’être bien informé ! Voilà le sens de vos paroles : — car, pour vous-même, vous devez bien savoir ce que vous savez, — et vous ne pouvez pas dire que vous ne l’osez pas ! Bon Camillo, — le changement de vos traits est le miroir — qui me montre le changement des miens ; il faut bien — que je sois pour quelque chose dans cette altération, puisque je m’en trouve — moi-même si altéré.

CAMILLO.

Il est un mal — qui a jeté le désordre dans quelqu’un d’entre nous ; mais — je ne puis nommer la maladie, elle a été attrapée — de vous qui pourtant vous portez bien.

POLIXÈNE.

Comment ! attrapée de moi ! — Ah ! ne m’attribuez pas le regard du basilic ; — mes yeux se sont fixés sur des milliers d’êtres qui n’en ont prospéré que mieux, — mais ils n’ont jamais tué personne. Camillo, — si vous êtes, comme j’en suis sûr, un gentilhomme, — si de plus vous avez ce savoir, cette expérience qui n’ornent pas moins — notre noblesse que le nom titré des aïeux — dont la gloire nous fait nobles, je vous en supplie, — pour peu que vous sachiez une chose qu’il m’importe — d’apprendre, ne l’emprisonnez pas — dans une discrète ignorance !

CAMILLO.

Je ne puis répondre.

POLIXÈNE.

— Une maladie gagnée de moi, quoique je me porte bien ! — Il me faut une réponse… Écoute, Camillo : — je t’en conjure par toutes les suggestions humaines — que l’honneur reconnaît, et la moindre — n’est pas la prière que je t’adresse, déclare-moi — quel est l’incident de malheur que tu sens — ramper vers moi ; s’il est loin, s’il est près ; — quel moyen il y a de le prévenir, s’il en est un ; — sinon, comment y faire face !

CAMILLO.

Seigneur, je vais vous le dire, — puisque j’en suis sommé sur l’honneur et par quelqu’un — que je tiens pour honorable. Donc, attention à mon conseil ! — Qu’il soit suivi aussi vite — que je compte l’exprimer ; sinon, vous et moi, — n’aurons plus qu’à crier : Tout est perdu ! et puis bonsoir !

POLIXÈNE.

Parle, bon Camillo.

CAMILLO.

— Je suis l’homme désigné pour vous tuer.

POLIXÈNE.

— Par qui, Camillo ?

CAMILLO.

Par le roi.

POLIXÈNE.

Pourquoi ?

CAMILLO.

— Il croit, que dis-je ? il jure avec autant de confiance que s’il l’avait vu ou avait servi d’agent — pour vous débaucher, que vous avez touché la reine criminellement.

POLIXÈNE.

Oh ! si cela est, que mon sang le plus pur tourne — en gelée infecte ; et que mon nom — soit accouplé au nom de celui qui trahit le Juste ! — Que ma plus vivace renommée répande — une odeur qui fasse frémir les narines les plus grossières — partout ou j’arriverai ! Que mon approche soit évitée, — oui, et maudite plus que la plus grande peste — connue par la tradition ou par l’histoire !

CAMILLO.

Vous auriez beau lui jurer le contraire — par chacun des astres du ciel et — par toutes leurs influences ; autant vaudrait — interdire à la mer d’obéir à la lune — que de vouloir détruire, par des serments, ou ébranler, par des conseils, — l’édifice de sa folie, dont les fondations — sont appuyées sur sa croyance et dureront — tant que son corps sera debout.

POLIXÈNE.

Comment cette idée s’est-elle formée ?

CAMILLO.

— Je ne sais pas : ce que j’affirme, c’est qu’il est plus prudent — de se mettre en garde contre elle que de rechercher comment elle est née. — Si donc vous ne craignez pas de vous fier à ma probité, — enfermée pour jamais dans ce coffre que vous — emmènerez en gage, partons cette nuit-même. — Je préviendrai tout bas vos gens, — et, en groupes de deux ou trois, par différentes poternes, — je les ferai sortir de la ville. Quant à moi, je mets — à votre service ma fortune que je viens de perdre ici — par cette révélation. N’ayez pas d’incertitude ; — car, par l’honneur de mes pères, — j’ai déclaré la vérité. Si vous voulez des preuves, — je n’ose m’attarder à leur recherche ; vous ne serez pas plus en sûreté ici — qu’un condamné dont l’exécution a été jurée — de la bouche même du roi.

POLIXÈNE.

Je te crois : — j’ai vu son cœur sur sa face. Donne-moi ta main ; — sois mon pilote, et ta place sera — toujours à côté de la mienne. Mes vaisseaux sont prêts, et — mes gens attendent mon départ — depuis deux jours… Cette jalousie — a pour objet une précieuse créature ; autant celle-ci est rare, — autant la jalousie doit être grande ; autant il est puissant, lui, — autant elle doit être violente ; et comme il se croit — déshonoré par un homme qui toujours — s’était déclaré son ami, sa vengeance n’en doit — être que plus acharnée. La crainte me couvre de son ombre. — Puisse la bonne chance protéger ma fuite, et être propice — à la gracieuse reine qui reste exposée à ses trames, sans avoir — mérité ses soupçons ! Viens, Camillo. — Je te respecterai comme un père, si — tu tires ma vie de là. Évadons-nous !

CAMILLO.

— En vertu de mon autorité, je dispose — des clefs de toutes les poternes. Que votre altesse — profite de cette heure urgente ! Allons, sire, en route !

Ils sortent.

SCÈNE III.
[Toujours dans le palais.]
Entre Hermione, conduisant Mamilius et suivi de ses dames.
HERMIONE.

— Prenez l’enfant avec vous ; il me fatigue tant, — que je n’en peux plus.

PREMIÈRE DAME, offrant la main à Mamilius.

Allons, mon gracieux seigneur, — serai-je votre camarade de jeux ?

MAMILIUS.

Non, je ne veux pas de vous.

PREMIÈRE DAME.

— Pourquoi, mon doux seigneur ?

MAMILIUS.

— Vous m’embrassez trop fort ; et vous me parlez comme si — j’étais toujours un bébé.

À une autre.

Je vous aime mieux, vous.

DEUXIÈME DAME.

— Et pourquoi ça, mon bon seigneur ?

MAMILIUS.

Ah ! ce n’est pas parce que — vous avez les sourcils les plus noirs ; — pourtant les sourcils noirs, à ce qu’on dit, — vont le mieux à certaines femmes ; pourvu qu’ils ne soient pas — trop épais et qu’ils fassent comme un demi-cercle, — une demi-lune tracée à la plume.

DEUXIÈME DAME.

Qu’est-ce qui vous a appris ça ?

MAMILIUS.

— C’est le visage des femmes…

À la première dame.

Dites-moi donc — de quelle couleur sont vos sourcils ?

PREMIÈRE DAME.

Bleus, mon seigneur,

MAMILIUS.

— Allons, vous vous moquez ; j’ai vu un nez de dame — bleu, mais jamais de sourcils.

DEUXIÈME DAME.

Écoutez : — la reine, votre mère, s’arrondit à vue d’œil ; nous allons — présenter nos services à un beau nouveau prince, — un de ces jours ; et alors vous serez bien aise de vous amuser avec nous, — si nous voulons de vous.

PREMIÈRE DAME.

Elle a pris depuis peu — un embonpoint superbe. Que le bonheur lui fasse visite !

HERMIONE.

— Quel est le grave sujet qui s’agite entre vous ?

À Mamilius.

Allons, monsieur, à présent, — je suis à vous ; je vous en prie, asseyez-vous près de nous, — et contez-nous un conte.

MAMILIUS.

Triste ou gai ? Comment vous le faut-il ?

HERMIONE.

— Aussi gai que vous voudrez.

MAMILIUS.

Un conte triste vaut mieux pour l’hiver ; — j’en sais un de revenants et de lutins.

HERMIONE.

Donnez-nous celui-là, monsieur. — Allons, venez vous asseoir ; allons, faites de votre mieux — pour m’effrayer avec vos revenants ; vous y excellez.

MAMILIUS.

— Il y avait une fois un homme…

HERMIONE.

Mais venez donc vous asseoir ; maintenant, continuez.

MAMILIUS.

— Qui demeurait près d’un cimetière… Je vais conter ça tout doucement ; — je ne veux pas que les grillons là-bas m’entendent.

HERMIONE.

Approchez-vous, alors, — et dites-moi ça à l’oreille.

Entrent Léonte, Antigone, des Seigneurs, puis des Gardes.
LÉONTE.

— On l’a rencontré là, lui et sa suite ! et Camillo avec lui !

PREMIER SEIGNEUR.

— Je les ai rencontrés derrière le taillis de pins : jamais — je n’ai vu des gens balayer si vite leur chemin. Je les ai suivis des yeux — jusqu’à leurs vaisseaux.

LÉONTE.

Que j’étais bien inspiré — dans ma juste censure, dans mes équitables soupçons ! — Hélas ! si j’avais pu n’en pas tant savoir !… Combien je suis maudit — d’avoir été si bien inspiré !… Il peut y avoir — une araignée au fond de la coupe, un homme peut y boire et retirer ses lèvres — sans avoir pris aucun venin ; car son imagination — n’est pas infectée ; mais qu’on présente — à ses yeux l’horrible ingrédient et qu’on lui apprenne — dans quoi il a bu, vite il crache sa gorge et ses flancs — par de violents efforts… Moi, j’ai bu et vu l’araignée (27). — Camillo lui a servi d’agent, d’entremetteur ! — Il y a un complot contre ma vie, ma couronne ! — Toutes mes méfiances étaient vraies ! Ce misérable fourbe, — que j’employais, était déjà employé par lui : — il lui a révélé mes desseins, et moi, — je reste un souffre-douleur, oui, un véritable plastron — dont ils s’amusent à leur guise !… Comment les poternes — ont-elles été si aisément ouvertes ?

PREMIER SEIGNEUR.

Grâce à sa grande autorité — qui souvent a exercé ce privilége — d’après vos ordres.

LÉONTE.

Je le sais trop bien…

À Hermione.

— Donnez-moi l’enfant ; je suis bien aise que vous ne l’ayez pas nourri ; — quoiqu’il ait quelques traits de moi, cependant vous — lui avez donné trop de votre sang.

HERMIONE.

Que signifie cela ? Est-ce un badinage ?

LÉONTE.

— Qu’on emporte l’enfant, il n’approchera plus d’elle. — Qu’on l’emmène ! et qu’elle joue — avec celui dont elle est grosse ! Car c’est Polixène — qui l’a fait enfler ainsi.

HERMIONE.

Je n’ai qu’à dire non ; — et je jurerais que vous me croirez, — quelque penchant que vous ayez pour la contradiction.

LÉONTE.

Vous, messeigneurs, — regardez-la, observez-la bien ; vous serez tentés — de dire : « Cette femme est belle, » mais la justice de vos cœurs vous forcera d’ajouter : « Quel malheur qu’elle ne soit ni honnête ni honorable ! » Vantez seulement sa beauté extérieure — qui, sur ma foi, mérite de grands éloges, et aussitôt, — il faudra que les haussements d’épaules, les hum ! les ha ! toutes ces petites flétrissures — à l’usage de la calomnie (non, je me trompe, — à l’usage de l’indulgence, car la calomnie ne s’en prend — qu’à la vertu) !… il faudra que les haussements d’épaules, les hum ! et les ha ! — quand vous aurez dit qu’elle est belle, interviennent, — avant que vous puissiez dire qu’elle est vertueuse. Car apprenez-le tous — de celui qui a le plus sujet de le déplorer, — elle est adultère !

HERMIONE.

Si un scélérat disait cela, — le scélérat le plus achevé du monde, — il serait deux fois plus scélérat ; vous, monseigneur, — vous ne faites que vous méprendre.

LÉONTE.

C’est vous qui vous êtes méprise, madame, — en prenant Polixène pour Léonte. Ô toi, créature, — si je ne t’appelle pas du nom de tes pareilles, — c’est de peur que la barbarie, s’autorisant de mon exemple, — n’applique le même langage à tous les rangs — et n’efface toute distinction bienséante — entre le prince et le mendiant !… J’ai dit — qu’elle est adultère ; j’ai dit avec qui ! — Elle est plus encore, elle est coupable de haute trahison ; et Camillo est — du complot avec elle. Il sait — le secret qu’elle aurait dû rougir de partager rien — qu’avec son principal complice ; il sait qu’elle — a souillé son lit autant que ces impures — à qui le vulgaire donne les titres les plus hardis ; oui, et elle est la confidente de leur évasion !

HERMIONE.

Non, sur ma vie, — je ne suis confidente de rien de tout cela. Combien vous serez désolé, — quand vous viendrez à éclaircir les faits, — de m’avoir ainsi affichée ! Ah, mon doux seigneur, — c’est à peine si vous pourrez me faire réparation en déclarant — que vous vous êtes mépris.

LÉONTE.

Non, non ! Si je me méprends — sur les bases où se fonde ma croyance, — c’est que le centre de la terre n’est pas assez fort pour porter — une toupie d’écolier.

Montrant Hermione.

Qu’on l’emmène en prison ! — Quiconque parlera pour elle sera condamné, — rien que pour avoir pris la parole.

HERMIONE.

Quelque planète sinistre règne sur le monde. — Ayons patience jusqu’à ce que les cieux se montrent sous un aspect plus favorable… Mes bons seigneurs, — je ne suis pas prompte à pleurer, ainsi que notre sexe — l’est communément : à défaut de cette vaine rosée, — votre pitié se tarira peut-être ; mais j’ai — là

Mettant la main sur son cœur.
une noble douleur qui brûle — trop pour s’éteindre dans les larmes… Je vous en conjure tous, mes seigneurs, — ne me jugez que d’après les idées les plus favorables que votre charité — peut vous inspirer ; et sur ce, — que la volonté du roi soit accomplie !
LEONTE, aux gardes.

M’écoutera-t-on ?

HERMIONE.

— Qui est-ce qui part avec moi ?… Je supplie votre altesse — de laisser mes femmes m’accompagner ; car, vous le savez, — mon état l’exige…

À ses femmes.

Ne pleurez pas, pauvres folles, — il n’y a pas de raison pour cela. Quand vous apprendrez que votre maîtresse — a mérité la prison, alors fondez en larmes — sur mes pas ; le procès que je subis en ce moment — est pour ma plus grande gloire. Adieu, monseigneur ! je n’ai jamais souhaité vous voir du chagrin ; maintenant, — j’en suis sûre, je vous en verrai. Venez, mes femmes, on vous le permet.

LÉONTE.

— Allez, faites ce que nous disons. Hors d’ici !

Les gardes emmènent Hermione et ses femmes.
PREMER SEIGNEUR, à Léonte.

— J’en conjure votre altesse, rappelez la reine.

ANTIGONE.

— Soyez bien sûr de ce que vous faites, seigneur, de peur que votre justice — ne devienne violence, en faisant trois grandes victimes, — vous, votre reine, votre fils.

PREMIER SEIGNEUR.

Quant à elle, mon seigneur, j’ose gager, je gage ma vie, sire, — si vous voulez l’accepter, que la reine est pure — aux yeux du ciel et envers vous, pure, je veux dire, — de ce dont vous l’accusez.

ANTIGONE.

— S’il est reconnu — qu’elle ne l’est pas, je veux me faire une étable là — où loge ma femme ; je ne veux marcher qu’accouplé avec elle, — et ne me fier à elle que quand je la sentirai et la verrai près de moi ; — car il n’est pas un pouce de femme au monde, — non, pas un atome de chair de femme qui ne soit fausseté, — si la reine est fausse !

LÉONTE.

Silence, vous deux !

PREMIER SEIGNEUR.

Mon bon seigneur !

ANTIGONE.

— C’est pour vous que nous parlons, et non pour nous-mêmes : vous êtes abusé par quelque intrigant — qui sera damné pour cela ; je voudrais connaître le scélérat, — je me chargerais de le damner sur terre. Si elle est balafrée à l’honneur, — j’ai trois filles : l’aînée a onze ans, — la seconde neuf, et la troisième à peu près cinq. Eh bien, si la chose est vraie, mes filles me le paieront : sur mon honneur, — je les mutilerai toutes ; elles ne verront pas quatorze ans — pour mettre au monde des générations bâtardes : — elles sont cohéritières ; — j’aimerais mieux me châtrer moi-même que de les exposer — à ne pas produire une postérité légitime.

LÉONTE.

Arrêtez ; plus un mot. — Vous flairez cette affaire avec un sens aussi inerte — que l’odorat d’un mort.

Lui saisissant le bras.

Mais moi, je la vois, je la sens, — comme vous sentez mon étreinte, comme vous voyez — la main qui vous touche.

ANTIGONE.

Si cela est, — nous n’avons pas besoin de la tombe pour ensevelir l’honneur. — Il n’y en a pas un grain pour embaumer la face — de cette terre qui n’est que fumier.

LÉONTE.

Quoi ! la confiance m’est-elle refusée ?

PREMIER SEIGNEUR.

— J’aimerais mieux qu’elle se refusât à vous qu’à moi, monseigneur, — sur ce terrain-là : et je verrais avec plus de joie — justifier son honneur que vos soupçons, — quelque blâme que vous puissiez encourir.

LÉONTE.

Eh ! qu’avons-nous besoin — de vous entretenir de ceci ? Que ne suivons-nous plutôt — notre irrésistible instigation ? Notre prérogative — ne demande pas vos conseils ; c’est notre bonté naturelle — qui s’est ouverte à vous ; si, par stupidité réelle, — ou affectée, vous ne pouvez ou ne voulez pas — sentir comme nous la vérité, apprenez — que nous n’avons plus besoin de vos avis ; ce procès, — la perte, le gain, la décision à prendre, n’intéressent — personnellement que nous.

ANTIGONE.

Ce que je désirerais, mon suzerain, — c’est que vous l’eussiez instruit dans le silence de votre jugement, — sans plus de publicité.

LÉONTE.

Comment cela se pourrait-il ? — Ou tu es devenu inepte avec l’âge, — ou tu es né imbécile. La fuite de Camillo — a ajouté à l’évidence de leur familiarité, — d’ailleurs aussi palpable que peut l’être, pour la conjecture, — une chose à qui il ne manque que d’être vue, non pas pour être prouvée, — mais pour être confirmée, tant les autres circonstances — sont unanimes ! Voilà pourquoi j’ai brusqué ces poursuites. — Cependant, pour augmenter la certitude — (car, dans une action de cette importance, il serait — déplorable d’aller trop vite), j’ai dépêché en toute hâte — à la ville sacrée de Delphes, au temple d’Apollon, — Cléomène et Dion, dont vous connaissez — l’ample capacité. Ainsi, c’est de l’oracle — qu’ils rapporteront la décision suprême : ses divins conseils — m’arrêteront ou m’éperonneront. Ai-je bien fait ?

PREMIER SEIGNEUR.

Très-bien fait, monseigneur.

LÉONTE.

— Quoique je sois convaincu et n’aie pas besoin — d’en savoir davantage, l’oracle — mettra en repos les esprits, comme le vôtre, — dont la crédulité ignorante ne veut pas — se rendre à la vérité. Sur ce, nous avons trouvé bon — de l’enfermer loin de notre libre personne — de peur que l’évasion des deux traîtres — ne soit pour elle un dernier exemple. Venez, suivez-nous ; — nous allons parler au public ; car cette affaire — doit nous faire tous éclater.

ANTIGONE, à part.

Oui, de rire, si, comme je le suppose, — la vérité vraie était connue.

Tous sortent.

SCÈNE IV.
[L’avant-salle d’une prison.]
Entrent Pauline et sa suite.
PAULINE.

— Le gouverneur de la prison ! qu’on l’appelle ! — Qu’on lui apprenne qui je suis !…

Un de ses gens sort.

Bonne reine, — il n’est pas de cour en Europe trop bonne pour toi. — Que fais-tu dans une prison ?

Entre le gouverneur de la prison, précédé du valet.
Au gouverneur.

Eh bien, mon cher monsieur, — vous me reconnaissez, n’est-ce pas ?

LE GOUVERNEUR.

Pour une noble dame, — que j’honore beaucoup.

PAULINE.

En ce cas, je vous en prie, — conduisez-moi à la reine.

LE GOUVERNEUR.

Je ne puis pas, madame ; cela m’est interdit — par commandement exprès.

PAULINE.

Que de peines — pour fermer l’accès de l’honneur et de la vertu — à de nobles visiteurs ! Est-il permis, — dites-moi, de voir une de ses femmes ? n’importe laquelle ! — Émilia !

LE GOUVERNEUR.

S’il vous plaît, madame, — de faire retirer vos gens, je vous amènerai — Émilia.

PAULINE.

Je vous en prie, appelez-la…

À ses gens.

Retirez-vous.

Les gens sortent.
LE GOUVERNEUR.

En outre, madame, — il faut que je sois présent à votre conférence.

PAULINE.

C’est bon, soit !… je t’en prie !

Le gouverneur sort.

— Que de peines pour faire à ce qui est sans tache une tache — qu’aucune excuse ne colore !

Le gouverneur rentre, accompagné d’Émilia.
À Émilia.

— Chère dame, comment se porte notre gracieuse reine ?

ÉMILIA.

— Aussi bien qu’une telle grandeur et une telle disgrâce — réunies le permettent : par suite de ses frayeurs et de ses douleurs, — (jamais tendre femme n’en éprouva de plus grandes), — elle vient d’accoucher un peu avant le terme.

PAULINE.

— D’un garçon ?

ÉMILIA.

D’une fille, une magnifique enfant, — vigoureuse et bien viable. La reine en reçoit — un grand soulagement : « Ma pauvre prisonnière, dit-elle, — je suis aussi innocente que vous ! »

PAULINE.

Je le jurerais sans hésiter. — Maudites soient ces dangereuses, ces fatales lunes du roi ! — Il faudra qu’on le lui dise, et on le lui dira : ce devoir — sied surtout à une femme, et je m’en charge. — Si alors j’ai le miel aux lèvres, que ma langue ne soit plus qu’une ampoule, — et qu’elle cesse pour jamais d’être la trompette — de ma colère pourpre !… Je vous en prie, Émilia, — offrez à la reine mes services dévoués. — Si elle ne craint pas de me confier son petit nourrisson, — je le ferai voir au roi, et je m’engage à — plaider hautement sa cause. Nous ne savons pas — combien il peut s’attendrir à la vue de l’enfant. — Souvent le silence de la pure innocence — persuade, quand la parole échoue.

ÉMILIA.

Digne madame, — votre loyauté et votre bonté sont si manifestes, — que votre généreuse entreprise ne peut manquer — d’avoir une heureuse issue : nulle n’est plus que vous — à la hauteur de cette grande mission. Que votre grâce daigne — passer dans la chambre voisine ! je vais immédiatement — informer la reine de votre offre si noble. — Aujourd’hui même, justement, elle forgeait ce dessein, — mais c’est un ministère d’honneur qu’elle n’osait proposer à personne, — de peur d’être refusée.

PAULINE.

Dites-lui, Émilia, — que je me servirai de la langue que j’ai : si l’éloquence en déborde — autant que la hardiesse de mon sein, il est hors de doute — que je réussirai.

ÉMILIA.

Dès à présent soyez bénie pour cela ! — Je vais trouver la reine : veuillez entrer dans une pièce plus rapprochée.

LE GOUVERNEUR, à Pauline.

— Madame, s’il plaît à la reine de vous envoyer l’enfant, — je ne sais à quoi je m’exposerai en la laissant passer, — car je n’y suis pas autorisé.

PAULINE.

Vous n’avez rien à craindre, monsieur : — l’enfant était prisonnière dans le ventre de sa mère, et c’est — par la loi et par la puissance de la grande nature qu’elle en — est délivrée et affranchie. Elle n’est pour rien — dans la colère du roi ; et elle n’est pas coupable, — si crime il y a, du crime de sa mère.

LE GOUVERNEUR.

Je le crois.

PAULINE.

— Ne craignez rien. Sur mon honneur, je — m’interposerai entre vous et le danger.

Tous sortent.

SCÈNE V.
[Sicile. La salle du trône. Au fond une porte ouverte à travers laquelle on aperçoit une antichambre.]
Entre Léonte, suivi d’Anticone, de seigneurs, d’huissiers et de gardes qui restent au fond du théâtre.
LÉONTE, seul sur le devant de la scène.

— Ni jour ni nuit, pas de repos ! C’est une faiblesse — de supposer ainsi le malheur ; oui, ce serait pure faiblesse, — si la cause n’en était vivante encore. Je tiens du moins une partie de la cause, — elle, l’adultère… Quant au roi ruffian, — il est inaccessible à mon bras, hors de l’atteinte — et de la portée de ma rancune, à l’épreuve du complot : mais — je puis jeter le grappin sur elle. Elle une fois disparue — et livrée aux flammes, je pourrais retrouver encore — la moitié de mon repos… Holà ! quelqu’un !

PREMIER HUISSIER, s’avançant.

Monseigneur ?

LÉONTE.

— Comment va le garçon ?

PREMIER HUISSIER.

Il a bien reposé cette nuit ; — on espère que sa maladie est terminée.

LÉONTE.

Jugez de sa noblesse ! — Concevant le déshonneur de sa mère, — aussitôt il a décliné, il s’est étiolé, affecté profondément ; — il a enfoncé et fixé en lui-même le stigmate ; — il a perdu la vivacité, l’appétit, le sommeil, — et est tombé en langueur… Laissez-moi seul ; allez — voir comment il se porte.

L’huissier sort.

Fi ! fi ! ne pensons plus à l’homme ! — De ce côté, mes pensées de représailles — ricochent contre moi : il est trop puissant par lui-même, — par ses partisans, par ses alliances ; qu’il vive — jusqu’à ce que le moment soit favorable ! Pour la vengeance immédiate, — faisons-la tomber sur elle. Camillo et Polixène — rient de moi ; ils se font un amusement de ma douleur : — ils ne riraient pas, si je pouvais les atteindre, pas plus — qu’elle ne rira, elle qui est en mon pouvoir.

Il s’assied sur le trône, et semble absorbé.
Paraît à l’entrée de la salle Pauline, portant un enfant.
PREMER SEIGNEUR, allant à la porte.

Vous ne devez pas entrer.

PAULINE.

— Ah ! secondez-moi plutôt, mes bons seigneurs. — Sa colère tyrannique vous inquiète donc plus, hélas ! — que la vie de la reine, gracieuse âme innocente ; — plus pure qu’il n’est jaloux !

ANTIGONE, à Pauline.

C’en est assez.

PREMIER HUISSIER.

— Madame, le roi n’a pas dormi cette nuit ; il a donné l’ordre — que personne n’approchât de lui.

PAULINE.

Pas tant de chaleur, messire. — Je viens lui apporter le sommeil. Ce sont les gens comme vous, — qui glissent ainsi que des ombres autour de lui, et soupirent — à chacun de ses vains gémissements, ce sont les gens comme vous — qui entretiennent la cause de ses insomnies : — je viens avec des paroles aussi salutaires que franches — et honnêtes, pour le guérir de cette humeur qui l’empêche de dormir.

LÉONTE, se détournant.

Holà ! quel est ce bruit ?

PAULINE, s’avançant vers le roi.

— Il ne s’agit pas de bruit, monseigneur, mais d’un entretien nécessaire — sur des sujets qui touchent votre altesse.

LÉONTE.

Qu’est-ce à dire ?… — Arrière cette audacieuse ! Antigone, — je t’avais chargé de ne pas la laisser venir près de moi ; — je savais qu’elle le tenterait.

ANTIGONE.

Monseigneur, je lui avais défendu, — sous la menace de votre déplaisir et du mien, de se présenter devant vous.

LÉONTE.

Quoi, n’as-tu pas pouvoir sur elle ?

PAULINE, au roi.

— Oui, pour m’interdire le mal ; mais ici, — à moins qu’il n’ait recours au même moyen que vous, — et qu’il ne me commette au geôlier pour avoir commis le bien, soyez-en sûr, — il n’aura pas de pouvoir sur moi.

ANTIGONE.

Eh bien, vous l’entendez ! — Quand elle prend le mors aux dents, je la laisse courir ; — allez, elle ne bronchera pas !

PAULINE, au roi.

Mon bon suzerain, je viens… — (et je vous conjure de m’écouter, moi qui me présente à vous — comme votre loyale servante, comme votre médecin, — comme votre plus humble conseiller, mais qui, — tout en soulageant vos maux, n’ose faire parade de son zèle — autant que ceux qui vous semblent les plus dévoués ;) je viens, dis-je, — de la part de votre vertueuse reine.

LÉONTE.

Vertueuse reine !

PAULINE.

— Vertueuse reine, monseigneur, vertueuse reine : je dis vertueuse reine ! — Et je voudrais prouver sa vertu, les armes à la main, si j’étais — un homme, le dernier de vous tous !

LÉONTE.

Chassez-la d’ici !

PAULINE.

— Que celui qui fait bon marché de ses yeux, — mette le premier la main sur moi ! je sortirai de mon propre consentement ; — mais d’abord j’accomplirai ma mission…

Au roi.

La vertueuse reine, — car elle est vertueuse, vous a donné une fille ; — la voici ; elle la confie à votre bénédiction.

Elle dépose l’enfant aux pieds du roi.
LÉONTE.

Arrière ! — sorcière masculine ! Hors d’ici ! à la porte ! — Voilà une maquerelle bien apprise !

PAULINE.

Non pas. — Je suis aussi ignorante en ce métier-là que vous — en me donnant ce titre ; je suis aussi honnête — que vous êtes insensé ; et c’est l’être assez, je vous assure, — au train dont va le monde, pour être réputée honnête !

LÉONTE, aux seigneurs.

Traîtres ! — Vous ne voulez donc pas la jeter dehors ! Qu’on lui rende cette bâtarde !…

À Antigone.

Toi, bélitre, que domine une femme et que supplante — ici madame ta Poule, ramasse cette bâtarde ! — Ramasse-la, te dis-je, et rends-la à ta stryge.

Antigone s’avance vers l’enfant.
PAULINE, à Antigone.

Qu’à jamais — tes mains soient déshonorées, si tu enlèves la princesse, sur la sommation infamante — qu’il vient de te faire !

Antigone recule.
LÉONTE.

Il craint sa femme !

PAULINE.

— Je voudrais qu’il en fût de même de vous ; alors, sans nul doute, — vous appeleriez vôtres vos enfants.

LÈONTE.

Un nid de traîtres !

ANTIGONE.

— Traître, je ne le suis pas, par cette lumière sacrée !

PAULINE.

Ni moi ; ni aucun de ceux qui sont ici ; — hormis un seul ! Et c’est lui !

Elle montre Léonte.

Car c’est le roi lui-même — qui livre l’honneur sacré du roi, de la reine, — de son fils, plein d’avenir, et de cette enfant même, à la calomnie — dont la pointe est plus aiguë que celle de l’épée : il ne veut pas, — (et c’est un malheur dans ce cas — de ne pouvoir l’y obliger,) il ne veut pas arracher — la racine d’une opinion qui est aussi pourrie — que le chêne et la pierre sont valides !

LÉONTE.

Une caillette — à la langue intarissable, qui vient de battre son mari, — et qui maintenant me harcèle !… Ce marmot n’est point de moi ; — il est la progéniture de Polixène. — Qu’on l’emporte, et qu’en même temps que sa mère, — on le livre aux flammes !

PAULINE.

C’est votre enfant, — et nous pourrions vous appliquer le vieux dicton : — Il vous ressemble tant que c’est tant pis ! Regardez, messeigneurs, — si, tout petits que sont les traits, ce n’est pas absolument — l’image du père : ses yeux, son nez, sa lèvre, — le pli de son sourcil, son front ; oui, jusqu’à la vallée — de son menton, jusqu’aux jolies fossettes de ses joues ; et son sourire ; — et la forme, le modèle même de sa main, de son ongle, de son doigt !… — Bonne déesse nature qui a fait cette enfant — si semblable à son père, si c’est toi — qui doit aussi former son esprit, ne le laisse pas se colorer — des jaunes reflets de la jalousie, de peur qu’à son exemple, elle ne soupçonne — ses enfants de ne pas être de son mari !

LÉONTE.

Stryge grossière !…

À Antigone.

— Tu mériterais d’être pendu, toi, idiot, — qui ne veux pas arrêter sa langue.

ANTIGONE.

Faites pendre tous les maris — qui ne peuvent accomplir cet exploit-là, et c’est à peine s’il vous restera — un sujet.

LÉONTE, aux seigneurs.

Encore une fois, emmenez-la.

PAULINE.

— Le mari le plus indigne et le plus dénaturé — ne ferait pas pis.

LÉONTE.

Je te ferai brûler.

PAULINE.

Que m’importe ! — L’hérétique, c’est celui qui fera le feu, — et non celle qui y brûlerai… Je ne veux pas vous appeler tyran ; — mais traiter si cruellement la reine, — sans produire contre elle d’autre accusation — qu’une fantaisie ne reposant sur rien, cela sent — la tyrannie, et cela suffit pour faire de vous l’opprobre — et le scandale du monde.

LÉONTE, aux seigneurs.

Au nom de votre allégeance, — jetez-la hors de la chambre. Si j’étais un tyran, — où serait sa vie ? Elle n’oserait pas m’appeler tyran, — si elle me savait tel. Qu’on l’emmène !

Les courtisans s’approchent d’elle.
PAULINE.

— Ne me touchez pas, je vous prie ; je vais sortir… — Veillez sur votre enfant, monseigneur ; elle est bien à vous ! que Jupiter lui envoie — pour guide un meilleur génie !…

Aux seigneurs.

À quoi bon ces mains sur ma personne ? — Vous tous qui êtes si tendres à ses folies, — il n’aura jamais en vous de bons serviteurs, dans aucun de vous ! — C’est bien ! c’est bien ! adieu ! nous partons !

Elle sort.
LÉONTE, à Antigone.

— C’est toi, traître, qui a poussé ta femme à ceci ! — Mon enfant ! hors de ma vue !

À Antigone.

Toi-même, qui as — pour elle un cœur si tendre, emporte-la, et fais-la sur-le-champ consumer par les flammes, toi-même, toi-seul ! Ramasse-la vite, — puis, avant une heure, reviens me prouver que la chose est faite, — et par de bons témoignages ; sinon, je te prends la vie — et tout ce que tu possèdes. Si tu refuses, — si tu préfères affronter ma colère, dis-le, — et de mes propres mains je lui fais jaillir — sa cervelle bâtarde. Va, porte-la au feu, — car c’est toi qui as animé ta femme !

ANTIGONE.

Erreur, sire ! — Ces seigneurs, mes nobles compagnons, peuvent, s’ils le veulent, — me justifier.

PREMIER SEIGNEUR.

Oui, nous le pouvons ; mon royal suzerain, — il n’est pas coupable de la démarche de sa femme.

LÉONTE.

Vous êtes tous menteurs !

PREMIER SEIGNEUR.

— J’en supplie votre altesse, accordez-nous une meilleure confiance. — Nous vous avons toujours loyalement servi, et nous vous supplions — de nous rendre cette justice. C’est à genoux que nous vous demandons, — comme la récompense de nos fidèles services, — passés et futurs, de changer votre résolution : — elle est trop horrible, trop sanguinaire — pour ne pas conduire à quelque sombre issue. Nous voici tous à genoux.

Tous les courtisans s’agenouillent.
LÉONTE.

— Je suis une plume pour tous les vents qui soufflent… — Dois-je vivre pour voir cette bâtarde s’agenouiller — en m’appelant son père ? Mieux vaut la brûler — que de la maudire alors. Mais, soit, qu’elle vive !… — Non, elle ne vivra pas davantage !…

À Antigone.

Approchez, messire, — vous qui vous êtes si tendrement interposé — avec votre dame Margoton, votre accoucheuse, — pour sauver la vie de cette bâtarde (car c’est une bâtarde, — aussi sûr que cette barbe est grise), qu’êtes-vous prêt à risquer — pour sauver la vie de ce marmot ?

ANTIGONE.

Tous les sacrifices, monseigneur, — que mes forces peuvent supporter, — et que la noblesse peut me commander ! Je suis disposé, tout au moins, — à offrir le peu de sang qui me reste — pour sauver l’innocente, à faire tout le possible.

LÉONTE.

— Ce que je vais te demander est possible ; jure sur cette épée — de l’exécuter.

ANTIGONE.

Je le jure, monseigneur.

LÉONTE.

— Écoute, et obéis, vois-tu ? car la moindre — omission sera la mort non-seulement — pour toi, mais pour ta femme insolente — à qui nous pardonnons pour cette fois. Nous t’enjoignons, — comme à notre homme lige, d’enlever — cette bâtarde, de la transporter — sur quelque plage lointaine, hors — de nos domaines, et de l’abandonner là, — sans plus de pitié, à sa propre protection — et à la merci du climat. Comme elle nous est venue — par un étrange hasard, je te somme, en toute justice, — sous peine de péril pour ton âme et de tortures pour ton corps, — de l’abandonner à quelque lieu étrange — où la fortune pourra l’élever ou la détruire ! Emporte-la !

ANTIGONE.

— Je jure de le faire, bien qu’une mort immédiate — eût été plus clémente. Viens, pauvre enfant ! — Que quelque esprit puissant te donne les milans et les corbeaux — pour nourrices ! On dit que les loups et les ours, — se dépouillant de leur sauvagerie, ont rempli parfois — cet office de pitié. Seigneur, soyez prospère — plus que cette action ne le mérite ! Et toi, que la bénédiction du ciel — te protège contre tant de cruauté, — pauvre être, condamné à périr !

Il sort, emportant l’enfant.
LÉONTE.

Non, je n’élèverai pas — l’enfant d’un autre.

PREMIER HUISSIER.

Pardonnez, altesse, des courriers — ont apporté des nouvelles de vos envoyés auprès de l’oracle, — il y a déjà une heure. Cléomène et Dion, — heureusement arrivés de Delphes, ont tous deux débarqué — et viennent en hâte à la cour.

PREMIER SEIGNEUR.

Ne vous déplaise, sire, leur promptitude — a dépassé toute attente.

LÉONTE.

Il y a vingt-trois jours — qu’ils sont absents : voilà une rare rapidité ; elle annonce — que le grand Apollon veut — que la vérité se manifeste au plus vite. Préparez-vous, seigneurs ; — convoquez les assises, pour que nous y citions — notre déloyale épouse ; car, si — l’accusation a été publique, il faut également — que le procès soit équitable et à ciel ouvert ! Tant qu’elle vivra, — mon cœur sera un fardeau pour moi. Laissez-moi, — et songez à m’obéir.

Tous sortent.

SCÈNE VI.
[Sur une route. Devant une hôtellerie.]
Arrivent Cléomène et Dion.
CLÉOMÈNE.

— Le climat est délicieux, l’air très-doux, — l’île fertile ; le temple est bien au-dessus — des éloges vulgaires qu’on en fait.

DION.

Je ferai remarquer surtout, — car c’est ce qui m’a le plus frappé, les célestes vêtements, — je ne puis les qualifier autrement, et l’air vénérable — des graves pontifes. Et le sacrifice ! — comme il était majestueux, solennel et surhumain — au moment de l’offrande !

CLÉOMÈNE.

Mais c’est surtout l’explosion, — la voix assourdissante de l’oracle, — semblable à la foudre de Jupiter, qui a surpris mes sens : — j’en étais anéanti.

DION.

Si l’issue de notre voyage — est (le ciel le veuille !) aussi heureux pour la reine — qu’il a été pour nous exquis, charmant et rapide, — nous n’aurons pas perdu notre temps.

CLÉOMÈNE.

Que le grand Apollon — arrange tout pour le mieux ! Ces proclamations, — qui accusent. Hermione à outrance, — me plaisent peu.

DION.

Cette violence va hâter — le dénoûment, favorable ou fatal. Quand l’oracle, — ainsi scellé par le grand prêtre d’Apollon, — rompra son secret, quelque révélation extraordinaire — en jaillira… Allons ! des chevaux de rechange ! — et que l’événement soit propice !

Ils s’en vont.

SCÈNE VII.
[Sicile, Une cour de justice.]
Léonte les Seigneurs et les Officiers de la cour sont assis sur leurs siéges respectifs.
LÉONTE.

— Ce procès, nous le déclarons à notre grand regret, — est un coup pour notre cœur. L’accusée — est la fille d’un roi, notre femme, notre femme — trop aimée. Qu’on ne nous reproche pas — d’être tyrannique, puisque nous procédons — avec cette publicité ; la justice aura son cours, — jusqu’à la condamnation ou jusqu’à l’acquittement. — Introduisez la prisonnière.

UN OFFICIER DE LA COUR.

— C’est le bon plaisir de son altesse que la reine — comparaisse en personne ici devant la cour… Silence !

Hermione entre, conduite par des gardes ; Pauline et ses femmes l’accompagnent.
LÉONTE.

— Lisez l’acte d’accusation.

UN GREFFIER, lisant.

« Hermione, femme du digne Léonte, roi de Sicile, tu es ici prévenue et accusée de haute trahison, comme ayant commis l’adultère avec Polixène, roi de Bohême, et conspiré avec Camillo pour ôter la vie à notre souverain seigneur, le roi, ton auguste époux. Lequel complot ayant été en partie découvert par les circonstances, toi, Hermione, contrairement à la foi et à l’allégeance d’une fidèle sujette, tu les as engagés et aidés, pour leur sûreté, à s’évader de nuit. »

HERMIONE.

— Puisque tout ce que j’ai à dire consiste — à nier l’accusation, — et que le seul témoignage en ma faveur est — celui qui vient de moi, il ne me servira guère — de me déclarer « non coupable. » Mon intégrité — étant tenue pour fausseté, son affirmation — sera réputée fausse. Mais voici ce que je dis : Si les puissances divines — voient, comme je le crois, nos actions humaines, — je ne doute pas que l’innocence ne fasse un jour — rougir l’accusation menteuse, et trembler la tyrannie — devant la victime…

À Léonte.

Monseigneur, vous savez mieux que tous, — vous qui semblez le moins le savoir, que ma vie passée — a été aussi vertueuse, aussi chaste, aussi pure — qu’elle est maintenant malheureuse : et de malheur plus grand que le mien, — l’histoire n’en offre pas, que l’art puisse mettre — en scène pour émouvoir les spectateurs. Regardez donc ! moi, — la compagne du lit royal, à qui appartient — la moitié d’un trône, moi, fille d’un grand roi, — mère d’un prince, espoir de tous, être ici debout — à argumenter et à pérorer pour ma vie et mon honneur devant — le premier venu qui daigne m’entendre ! La vie, je l’évalue — ce que pèse une douleur dont je voudrais être délivrée ! Mais l’honneur, — il est réversible de moi aux miens, — et c’est pour lui seul que je suis ici debout ! J’en appelle — à votre propre conscience, sire. Avant l’arrivée de Polixène — à votre cour, n’étais-je pas dans vos grâces, — et ne méritais-je pas d’y être ? Et, après son arrivée, — à quelle intrigue illicite — me suis-je prêtée, pour comparaître ici ? Pour peu que j’aie transgressé — les bornes de l’honneur, ou que, par action ou par pensée, — j’aie incliné à les franchir, que les cœurs — de tous ceux qui m’écoutent s’endurcissent, et que mon plus proche parent — crie : Infamie ! sur ma tombe !

LÉONTE.

Je n’ai jamais ouï dire — que le vice effronté eût — moins d’impudence pour nier ses actes — que pour les commettre.

HERMIONE.

C’est une remarque vraie, — sire, mais qui ne m’est pas due.

LÉONTE.

— Vous ne voulez pas l’avouer.

HERMIONE.

Je ne puis reconnaître, — dans les fautes qui me sont reprochées, que celles — dont je suis responsable. Pour Polixène, — dont on fait mon complice, je confesse — que je l’ai aimé, aussi honorablement qu’il désirait l’être, — de cette espèce d’amour qui convenait — à une dame de mon rang, avec l’amour, — et rien qu’avec l’amour que vous-même m’aviez commandé pour lui. — Ne pas l’avoir fait eût été, de ma part, je le crois, — désobéissance envers vous, — et ingratitude envers votre ami d’enfance, dont l’affection, — du jour où elle avait pu parler, s’était spontanément — déclarée toute à vous. Quant à la conspiration, — j’en ignore même l’avant goût, bien qu’elle ait été accommodée — pour m’être servie ; tout ce que j’en sais, — c’est que Camillo était un honnête homme. — Mais, pourquoi il a quitté la cour, c’est ce que les dieux eux-mêmes — ignorent, s’ils n’en savent pas plus que moi.

LÉONTE.

— Vous saviez son départ, comme vous savez — ce que vous deviez entreprendre en son absence.

HERMIONE.

Seigneur, — vous parlez un langage que je ne comprends pas ; — ma vie est sous le coup de vos visions, — et j’en fais l’abandon.

LEONTE.

Ce sont vos actes qui sont mes visions : — c’est parce que vous avez eu de Polixène un enfant bâtard, — que je l’ai rêvé ! De même que vous avez perdu toute honte, — (chacune de vos pareilles est dans ce cas), vous avez perdu toute franchise ; — mais ce sont des dénégations trop intéressées pour être efficaces… — Sache-le ! — Si ton marmot, abandonné à lui-même, a été jeté dehors, — n’ayant pas de père qui le reconnût, c’est encore plus — ta faute que la sienne. Attends-toi donc aussi à subir notre justice, et la moindre satisfaction — qu’elle exige, c’est la mort.

HERMIONE.

Seigneur, épargnez vos menaces ! — Cet épouvantail dont vous voulez m’effrayer, je le cherche. — Pour moi la vie ne peut plus être un bien. — La couronne, la joie de ma vie, votre faveur, — je la considère comme perdue, oui, je sens qu’elle m’a échappé, — mais j’ignore comment. Ma seconde joie, — le premier né de mes entrailles, on me refuse — sa présence, comme à une pestiférée ! Ma troisième consolation, — venue au monde sous la plus funeste étoile, ma fille, la voilà, — le lait innocent encore humide sur ses lèvres innocentes, — traînée de mon sein à la mort ! Moi-même à tous les poteaux, — je suis proclamée prostituée ! Une indécente haine — me refuse les priviléges d’une accouchée, qui appartiennent — aux femmes de tout rang, et me voilà, enfin, jetée — ici, à cette place, en plein air, avant — d’avoir repris mes forces. Maintenant, monseigneur, — dites-moi quelles félicités j’ai dans cette vie, — qui doivent me faire craindre de mourir ? Poursuivez donc ; mais écoutez encore ceci : Ne me méjugez pas !… La vie, non, — je ne l’évalue pas à un fétu ; mais, mon honneur, — je veux le justifier ! Si je suis condamnée — sur des soupçons, sans autres preuves — que celles qu’éveille votre jalousie, je vous dis — que c’est rigueur, et non justice…

Aux assesseurs.

Toutes vos seigneuries m’entendent, — je m’en réfère à l’oracle : — qu’Apollon soit mon juge !

PREMIER SEIGNEUR, à Hermione.

Votre requête — est parfaitement juste… En conséquence, — au nom d’Apollon, qu’on produise son oracle !

Quelques officiers de la cour sortent.
HERMIONE.

— L’empereur de Russie était mon père. — Oh ! que n’est-il vivant, pour assister ici — au procès de sa fille ! Que ne peut-il voir seulement — la profondeur de ma misère, avec les yeux, — non de la vengeance, mais de la pitié !

Les officiers reviennent, suivis de Cléomène et de Dion.
UN OFFICIER, tenant un papier à la main.

— Vous allez jurer sur cette épée de justice — que vous, Cléomène, et vous, Dion, avez — tous deux été à Delphes, que de là vous avez rapporté — cet oracle scellé, tel que vous l’avez reçu des mains — du grand prêtre d’Apollon, et que, depuis lors, — vous n’avez point eu l’audace de briser le sceau sacré — et de lire les secrets qu’il couvre.

CLÉOMÈNE ET DION.

Nous le jurons !

LÉONTE.

— Brisez les sceaux et lisez.

L’OFFICIER, lisant.

« Hermione est chaste, Polixène irréprochable, Camillo un fidèle sujet, Léonte un tyran jaloux ; son innocente enfant, légitime ; et le roi vivra sans héritier, si celle qui a été perdue n’est pas retrouvée. »

LES SEIGNEURS.

Béni soit le grand Apollon !

HERMIONE.

Gloire à lui !

LÉONTE, à l’officier.

— As-tu lu exactement ?

L’OFFICIER.

Oui, monseigneur, précisément tout — ce qui est ici consigné.

LÉONTE.

— Il n’y a rien de vrai dans cet oracle. — Les assises vont continuer ; tout cela est fausseté pure.

Un homme au service du roi entre précipitamment.
L’HOMME DE SERVICE.

— Monseigneur le roi ! le roi !

LÉONTE.

Qu’y a-t-il !

L’HOMME DE SERVICE.

— Oh ! sire, je vais être maudit pour annoncer cela : — le prince, votre fils, à la seule idée, à la seule crainte — du sort de la reine, s’en est allé.

LÉONTE.

Comment ! s’en est allé !

L’HOMME DE SERVICE.

Il est mort !

LÉONTE.

— Apollon est furieux, et les cieux eux-mêmes — châtient mon injustice… Eh bien ! qu’a-t-elle ?

Hermione tombe évanouie.
PAULINE.

— Cette nouvelle est mortelle pour la reine…

À Léonte.

Abaissez vos regards, — et voyez ce que fait la mort.

LÉONTE.

Emmenez-la d’ici. — Son cœur a été pris d’un étouffement ; elle va se remettre… — J’ai trop cru mes propres soupçons…

Aux femmes de la reine.

— Je vous en conjure, prodiguez-lui les plus tendres soins — qui puissent ramener la vie.

Pauline et les femmes de la reine emportent Hermione.

Apollon, pardonne-moi — cette grande profanation de ton oracle !… — Je me réconcilierai avec Polixène ; — j’offrirai à ma reine un nouvel amour ; je rappellerai le bon Camillo, — que je proclame ici un homme de loyauté et de miséricorde. — Car, sachez-le, entraîné par ma jalousie — à des pensées de sang et de vengeance, j’avais choisi — Camillo pour le ministre chargé d’empoisonner — mon ami Polixène, et la chose eût été faite, — si la bonne âme de Camillo n’avait retardé — les violences de ma volonté. En vain, je l’avais tour à tour menacé de mort et encouragé par des promesses, — soit qu’il obéît, soit qu’il désobéît. Lui, plein d’humanité — et d’honneur, il a ouvert à mon hôte royal — le secret de mes desseins ; il a renoncé à la haute fortune — que vous lui saviez ici ; et il s’est exposé — aux risques certains de toutes les incertitudes, — sans autre richesse que son honneur. Oh ! comme — la rouille de ma vertu fait briller la sienne ! et comme sa piété — noircit mes actions !

Pauline rentre précipitamment.
PAULINE.

Malédiction ! — Oh ! coupez mon lacet, ou mon cœur va le rompre — en se brisant !

PREMIER SEIGNEUR.

Quel est donc cet accès, madame ?

PAULINE, à Léonte.

— Quels tourments étudiés, tyran, as-tu pour moi ? — Quelles roues, quels chevalets, quels bûchers, quelles claies ? Où est le plomb — fondu ? Où est l’huile bouillante ? Quelle torture, vieille ou nouvelle, — dois-je recevoir pour des paroles dont chacune mérite — l’essai de ton pire supplice ? Ta tyrannie — a agi de concert avec tes jalousies, — ces caprices trop puérils pour des enfants, trop naïfs et trop futiles — pour des filles de neuf ans ! Songe, oh ! songe à ce qu’elles ont fait, — et alors deviens vraiment fou, fou frénétique ! Car toutes — tes extravagances passées ne sont que les germes de celle-là ! — Ce n’était rien que tu eusses trahi Polixène — et que tu te fusses montré d’une stupide inconstance — et d’une damnable ingratitude ; c’était peu — que tu eusses voulu empoisonner l’honneur du bon Camillo — en lui faisant tuer un roi : ce sont là de pauvres peccadilles — à côté de monstruosités plus fortes ! Passe encore — que tu aies fait jeter aux corbeaux ta petite fille ! — Je compte cela pour rien ou pour peu de chose, bien qu’un démon — eût tiré des larmes de la flamme avant d’en faire autant. — Je ne te reproche pas non plus directement la mort — du jeune prince dont les pensées d’honneur, — pensées trop hautes pour un âge si tendre, ont brisé le cœur, — et qui n’a pu survivre à l’idée qu’un père brutal et stupide — flétrissait sa gracieuse mère. Non, ce n’est pas ce crime — dont je te rends responsable, mais le dernier !… Oh ! seigneurs, quand je l’aurais dit, écriez-vous : « Malheur ! » La reine, la reine, — la plus charmante, la plus adorable créature, est morte ! et la vengeance — n’est pas encore tombée de là-haut !

PREMIER SEIGNEUR.

— Que les puissances suprêmes nous en préservent !

PAULINE.

— Je dis qu’elle est morte ; je suis prête à le jurer : si les paroles et les serments — ne vous convainquent pas, allez et voyez ! Si vous pouvez ramener — la couleur à ses lèvres, l’éclat à ses yeux, — la chaleur au dehors, le souffle au dedans d’elle, je vous servirai — comme je servirais les dieux… Oh ! quant à toi, tyran, — ne te repens pas de ces choses ; car elles sont trop lourdes — pour que tous tes remords puissent les remuer : livre-toi donc — sans hésiter au désespoir. Quand tu plierais mille genoux, — durant dix mille ans, nu, à jeun, — sur une montagne désolée, au milieu d’un hiver — de perpétuels ouragans, tu ne pourrais pas émouvoir les dieux — à regarder où tu es !

LÉONTE.

Va ! va ! tu ne saurais en trop dire. J’ai mérité — de toutes les bouches les plus amères paroles.

PREMIER SEIGNEUR, à Pauline.

N’en dites pas davantage ; — quoi qu’il soit arrivé, vous vous êtes mise en faute — par la hardiesse de votre langage.

PAULINE.

J’en suis fâchée : — toutes les fautes que je fais, quand je viens à les connaître, — je m’en repens. Hélas ! j’ai trop montré — l’exaltation d’une femme.

Montrant Léonte.

Il est atteint — au plus noble du cœur… Ce qui est passé, ce qui n’est plus réparable, — ne devrait plus être regrettable. Ne vous affligez pas — de mes harangues, je vous en conjure ; — punissez-moi plutôt de vous avoir rappelé — ce que vous devez oublier. Ah ! mon bon suzerain, — sire, royal seigneur, pardonnez à une folle. — L’amour que je portais à la reine… Là ! me voilà folle encore ! — Je ne vous parlerai plus d’elle ni de vos enfants ; — je ne vous rappellerai pas non plus mon noble mari — qui est perdu, lui aussi ! Appelez à vous toute votre patience, — et je ne dirai plus rien.

LÈONTE.

Tu n’as que bien parlé, — en me disant la vérité ; et je l’accueille plus volontiers — que ta pitié. Je t’en prie, conduis-moi — près des corps morts de ma femme et de mon fils. — Tous deux n’auront qu’une seule tombe ; et, inscrites au-dessus d’eux, — les causes de leur mort apparaîtront pour — ma perpétuelle honte. Une fois par jour je visiterai — la chapelle où ils reposeront ; et les larmes que j’y verserai, — seront ma consolation. Aussi longtemps que la nature — me le permettra, — je jure de remplir chaque jour ce devoir. Viens, — conduis-moi vers ces douleurs.

Tous sortent.

SCÈNE VIII.
[La Bohême. Un pays désert près de la mer.]
Arrivent Antigone, portant l’enfant, et un marin.
ANTIGONE.

Ainsi tu es sûr que notre navire a touché — les déserts de la Bohême ?

LE MARIN.

Oui, monseigneur ; et je crains — que nous n’ayons atterri dans un mauvais moment. La nue paraît sinistre — et nous menace d’une prompte tempête. En mon âme et conscience, — les cieux sont irrités de ce que nous allons faire, — et nous font sombre mine.

ANTIGONE.

— Que leur volonté sacrée soit faite !… Va, retourne à bord ; — veille au bateau ; je ne tarderai pas — à te rejoindre.

LE MARIN.

— Hâtez-vous autant que possible, et n’allez pas — trop loin dans les terres ; il est probable que nous allons avoir un gros temps ; — en outre, cet endroit est fameux pour les bêtes — féroces qui le hantent.

ANTIGONE.

Pars ; — je te suis à l’instant.

LE MARIN.

Je suis content au fond du cœur — d’être ainsi débarrassé de l’affaire.

Il sort.
ANTIGONE.

Viens, pauvre enfant ! — J’ai ouï dire, sans le croire, que les esprits des morts — peuvent revenir ; si cela est, ta mère — m’est apparue la nuit dernière ; car jamais rêve — n’a ressemblé autant à la réalité. Il est venu à moi une créature — la tête penchée tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. — Je n’ai jamais vu un vase de douleur — si plein et si gracieux. Dans une pure robe blanche, — pareille à la sainteté même, elle s’est approchée — de la cabine où j’étais couché ; trois fois elle s’est inclinée devant moi ; — comme elle ouvrait la bouche pour parler, ses yeux — sont devenus deux torrents ; et leur fureur une fois apaisée, aussitôt — elle a laissé tomber ces mots : « Bon Antigone, — puisque le Destin, en dépit de tes plus généreuses dispositions, — t’a fait le proscripteur — de ma pauvre enfant, en vertu de ton serment, — il est en Bohême des contrées assez lointaines ; — va donc là, en pleurant, pour l’y abandonner à ses cris ; et puisque l’enfant — est réputée perdue à jamais, appelle-là, je te prie, — Perdita ; en expiation de cette mission inhumaine, — que t’a imposée mon seigneur, tu ne reverras plus jamais — Pauline, ta femme ! » Et sur ce, avec des sanglots, — elle s’est fondue dans l’air. Épouvanté d’abord, — je suis bientôt revenu à moi, et il m’a semblé — que tout cela était réel, et non une vision. Les songes sont des puérilités, — cependant, je suis superstitieux pour cette fois, — et je veux me laisser inspirer par celui-ci. Je crois — qu’Hermione a subi la mort, et — qu’Apollon désire, (cette enfant étant, en effet, fille — du roi Polixène,) qu’elle soit déposée, pour y vivre ou pour y mourir, sur les terres — de son père véritable.

Il dépose l’enfant à terre, puis met près d’elle un paquet et un sac plein d’or.

Fleur, puisses-tu prospérer ici ! — Repose là… Voici ton signe de reconnaissance… et puis ceci encore. — S’il plaît à la fortune, il y a là de quoi t’élever, jolie enfant, — et il t’en restera encore…

Tonnerre et éclairs.

La tempête commence… Pauvre petite, — qui, pour la faute de ta mère, est ainsi exposée — à l’abandon et à tous ses hasards !… Je ne puis pleurer, — mais mon cœur saigne. Combien je suis maudit, — d’être obligé par serment à ceci !… Adieu ! — Le jour s’obscurcit de plus en plus : tu vas être — un peu rudement bercée… Je n’ai jamais vu les cieux si sombre de jour…

On entend un rugissement.

Quel cri sauvage ! — Puissé-je heureusement retourner à bord !… Voilà la chasse sur mes talons : — je suis perdu. —

Il s’enfuit poursuivi par un ours.
Arrive un vieux berger.
LE BERGER.

Je voudrais qu’il n’y eût pas d’âge entre dix ans et vingt-trois, ou bien que la jeunesse ne fût qu’un somme tout ce temps-là ; car on ne fait rien dans cet intervalle qu’engrosser les filles, insulter les anciens, voler et se battre…

Lointains rugissements, coups de tonnerre.

Entendez-vous à présent !… Dites-moi si d’autres que des cerveaux brûlés de dix-neuf à vingt-deux ans chasseraient par ce temps-là. Ils ont fait fuir deux de mes meilleurs moutons, et je crains bien que les loups ne les trouvent plutôt que leur maître ; si je les dois découvrir quelque part, c’est au bord de la mer, en train de brouter du lierre. Bonne chance, exauce mon vœu !… Qu’avons-nous là ?

Il ramasse l’enfant.

Miséricorde ! un nourrisson ! un très-joli nourrisson ! Un garçon ou une fille ; voyons donc ? Une jolie petite ? Une très-jolie petite ! Pour sûr, c’est quelque escapade ; quoique je ne sois pas savant, pourtant je puis lire là l’escapade de quelque suivante de bonne maison. C’est quelque besogne d’escalier, de vestiaire ou d’antichambre. Ceux qui l’ont faite avaient plus chaud que le pauvre être que voici. Je veux la recueillir par pitié ; pourtant j’attendrai que mon fils vienne. Je viens d’entendre son cri d’appel. Holà ! ho ! Holà !

Arrive le clown.
LE CLOWN.

Hillo ! Io !

LE BERGER.

Quoi ! tu étais si près ? Si tu veux voir une chose dont tu parleras encore quand tu seras mort ou pourri, viens ici. Qu’éprouves-tu donc, mon brave ?

LE CLOWN.

Oh ! j’ai vu deux spectacles si émouvants, sur terre et sur mer… Mais non, je ne dois pas appeler ça la mer, il n’y a plus que le ciel ; car entre le firmament et la mer vous ne pourriez pas passer une pointe d’aiguille.

LE BERGER.

Allons, mon garçon, qu’est-ce que c’est ?

LE CLOWN.

Je voudrais que vous eussiez seulement vu comme elle gronde, comme elle rage, comme elle bat le rivage ! Mais ce n’est pas là ce dont il s’agit !… Oh ! le cri lamentable de ces pauvres âmes ! Tantôt on les voyait, tantôt on ne les voyait plus ; dans un moment, le navire allait percer la lune de son grand mât ; et, dans l’autre, il était avalé par le remou et par l’écume, comme un bouchon que vous jetteriez dans une cuve… Passons maintenant au service de la terre : il fallait voir comme l’ours lui déchirait l’os de l’épaule ; comme il m’appelait au secours, et comme il criait qu’il se nommait Antigone, un grand seigneur !… Mais, pour en finir avec le navire, il fallait voir quel coup de dent la mer lui a donné ; et d’abord, comme les pauvres âmes rugissaient, et comme la mer se moquait d’eux ; et puis, comme le pauvre gentilhomme rugissait, et comme l’ours se moquait de lui, l’un et l’autre rugissant plus haut que la mer et l’orage !

LE BERGER.

Miséricorde, quand as-tu vu cela, mon garçon ?

LE CLOWN.

À la minute ! à la minute ! je n’ai pas fermé l’œil depuis que je l’ai vu : les hommes ne sont pas encore froids sous l’eau, et l’ours n’a pas à moitié dîné du gentilhomme ; il est encore en train.

LE BERGER.

J’aurais voulu être là, pour secourir ce vieux !

LE CLOWN, à part.

Moi, je regrette que vous n’ayez pas été à portée du navire pour le secourir. Là, votre charité aurait perdu pied.

LE BERGER.

Tristes choses ! tristes choses !… Mais regarde ici, mon gars. Rends-toi heureux ! Tu as rencontré des mourants, et moi des nouveau-nés. Voilà un spectacle pour toi ! Regarde ! une layette digne de l’enfant d’un écuyer. Regarde là.

Il montre le sac.

Ramasse, ramasse, mon garçon, et ouvre. Voyons donc ! Il m’a été dit que je serais riche par les fées : c’est quelque enfant échangé au berceau… Ouvre ; qu’y a-t-il là-dedans, mon garçon ?

LE CLOWN, tirant une poignée de pièces d’or.

Vous faites fortune vieux. Si les péchés de votre jeunesse vous sont pardonnés, vous pourrez vivre à l’aise. De l’or, tout or !

LE BERGER.

C’est de l’or féerique, mon garçon, nous le verrons bien ! Enlève-le vite et enferme-le bien. Chez nous ! chez nous ! par le plus court ! Nous avons de la chance, garçon, et pour en avoir toujours, il ne faut que de la discrétion. Laissons aller mes moutons. Allons, bon garçon, chez nous par le plus court !

LE CLOWN.

Allez par le plus court avec vos trouvailles. Moi, je vais voir si l’ours à lâché le gentilhomme, — et combien il en a mangé ; ils ne sont hargneux que quand ils ont faim ; s’il y a des restes, je les enterrerai.

LE BERGER.

Voilà une bonne action. Si tu peux reconnaître qui il est à ce qui reste de lui, viens me chercher pour le voir.

LE CLOWN.

Pardieu, oui ; et vous m’aiderez à le mettre en terre.

LE BERGER.

Voilà un jour chanceux, garçon, et nous allons bien le mettre à profit.

Ils sortent.
Entre le Temps, comme chœur.
LE TEMPS.

Moi qui plais à quelques-uns et qui éprouve tout le monde, moi qui suis la joie — des bons et la terreur des méchants, moi qui fais et découvre l’erreur, — je prends maintenant sur moi, en ma qualité de Temps, — de déployer mes ailes. Ne m’imputez pas à crime, — si, dans mon vol rapide, je glisse — par-dessus seize années, et si je laisse inexplorée la transition — de ce vaste intervalle ; puisqu’il est en mon pouvoir — de renverser la loi, et dans une heure d’initiative, — de faire germer ou de bouleverser une coutume. Laissez-moi — passer tel que j’étais avant que fût établi le système ancien — ou le système aujourd’hui reçu. J’ai été-témoin — des époques qui les ont fait naître, comme je le serai — des nouvelles modes destinées à régner ; et je ternirai — l’éclat du présent, en lui donnant — l’âge de mon récit. Avec votre permission, — je retourne mon sablier, et j’accélère la marche de la scène — comme si vous aviez fait un long somme. Léonte a cessé — de ressentir sa folle jalousie, et plein de douleur, — s’est jeté dans la retraite. Figurez-vous, bénévoles spectateurs, que je suis maintenant — dans la belle Bohême, et rappelez-vous bien — que je vous ai fait mention d’un fils du roi de ce pays ; c’est Florizel — que je le nomme, vous m’entendez ? je mettrai le même empressement — à vous parler de Perdita qui a grandi dans la grâce — à la hauteur de l’admiration. Quelle sera sa destinée, — je ne veux pas le prédire ; et je laisse les événements nouveaux — se révéler à leur heure. La fille d’un berger, — et les aventures qui vont lui arriver, — voilà notre sujet pour le moment. Accordez-moi votre patience, — s’il vous est arrivé parfois d’employer plus mal votre temps ; — sinon, le Temps lui-même vous le dit, — il vous souhaite sincèrement de ne jamais l’employer plus mal.

Il sort.

SCÈNE IX.
[La Bohême. Dans le palais du roi.]
Entrent Polixène et Camillo.
POLIXÈNE.

Je t’en prie, bon Camillo, ne m’importune plus : c’est une souffrance pour moi de te refuser ; c’est ma mort de t’accorder ta demande.

CAMILLO.

Il y a quinze ans que je n’ai vu mon pays. Bien que j’aie, pendant la plus grande partie de ma vie, respiré l’air de l’étranger, c’est là que je désire laisser mes os. En outre, mon maître, le roi pénitent m’a envoyé chercher : je puis être de quelque soulagement aux chagrins qu’il éprouve, j’ose du moins le croire, et c’est pour moi un nouveau stimulant à partir.

POLIXÈNE.

Si tu m’aimes Camillo, n’efface pas tous tes services passés en me quittant maintenant. Le besoin que j’ai de toi, c’est ton propre mérite qui l’a créé. Mieux eût valu ne pas t’avoir que de te perdre ainsi. Ayant engagé des affaires que nul n’est en état de bien conduire sans toi, tu dois rester pour les terminer toi-même, si tu ne veux pas emporter avec toi tous les services que tu m’as rendus. J’en ai peut-être tenu trop peu de compte, car je ne saurais en tenir trop. T’en être plus reconnaissant sera désormais mon étude ; et le profit que j’y aurai, sera d’augmenter le trésor de nos sympathies. Quant à cette fatale contrée, la Sicile, je t’en prie, ne m’en parle plus. Son nom seul me fait mal en me rappelant ce pénitent, comme tu l’appelles, mon frère, le roi converti ! La perte de son adorable reine et de ses enfants est une douleur toujours fraîche… Dis-moi, quand as-tu vu le prince Florizel, mon fils ? C’est un malheur non moins grand pour les rois de voir leurs enfants dégénérer, que de les perdre quand ils sont sûrs de leurs vertus.

CAMILLO.

Seigneur, il y a trois jours que je n’ai vu le prince. Quelles peuvent être ses occupations favorites, c’est pour moi chose inconnue ; mais j’ai remarqué avec regret que depuis quelques jours il s’absente beaucoup de la cour et qu’il est moins assidu que d’habitude à ses exercices princiers.

POLIXÈNE.

J’ai fait la même réflexion, Camillo, et je m’en inquiète, au point que j’ai à mon service des yeux qui veillent sur sa retraite. Et par eux j’ai appris qu’il est presque constamment chez un humble berger, un homme, dit-on, qui de rien, sans que ses voisins puissent s’imaginer comment, est parvenu à une fortune inexplicable.

CAMILLO.

J’ai entendu parler de cet homme-là, seigneur : il a une fille du plus rare mérite, et dont la réputation s’est étendue bien plus loin que ne pouvait le faire croire une renommée sortie d’une chaumière.

POLIXÈNE.

C’est aussi ce que me disent mes renseignements. Mais je crains l’hameçon qui attire là notre fils. Tu nous accompagneras sur les lieux : nous voulons, sans paraître ce que nous sommes, adresser quelques questions au berger. Je ne crois pas difficile de tirer de sa simplicité le secret des assiduités de mon fils. Je t’en prie, associe-toi vite à moi dans cette affaire, et laisse de côté tes idées de Sicile.

CAMILLO.

J’obéis volontiers à vos ordres.

POLIXÈNE.

Mon excellent Camillo !… Allons nous déguiser.

Ils sortent.

SCÈNE X.
[La Bohême. À travers champs.]
Entre Autolycus.
AUTOLYCUS, chantant.

Quand l’asphodèle commence à germer.
Ô gai ! la fillette au val
Descends avec la douce saison :
Alors le sang rouge empourpre le pâle sein de l’hiver.

Le linge blanchit sur les haies.
Ô gai ! comme les oiseaux chantent !
Ils aiguisent mes dents voraces ;
Pour moi un quart d’aile est un plat de roi.

L’alouette qui chante tirelire,
Ô gai ! ô gai ! la grive et le geai
Font un orchestre pour moi et mes cousines.
Quand nous nous trémoussons dans le foin.

J’ai servi le prince Florizel, et dans mon temps j’ai porté du velours à trois poils, mais à présent je suis hors de service.

Mais irai-je m’affliger de ça, ma chère ?
La pâle lune brille la nuit ;
Et quand j’erre à l’aventure,
Je suis sûr de ne pas me tromper de route.

Si les chaudronniers peuvent vivre
Et se faire un sac en peau de truie.
Je puis bien trouver aussi mon compte,
Quitte à le régler dans les ceps.

Je trafique dans les draps ; quand la caille fait son nid, le lin renchérit. Mon père m’a appelé Autolycus ; ayant été mis bas sous l’influence de Mercure, j’ai eu pour destinée d’être escamoteur de menus objets. Ce sont les dés et les filles qui m’ont fourni le caparaçon que voici ; et mon revenu est la simple filouterie. Les gibets et les coups de grand chemin sont trop imposants ; être battu et pendu, autant d’épouvantes pour moi ; quant à la vie future, j’en endors en moi la pensée…

Apercevant le Clown.

Une capture ! une capture !

Entre le Clown.
LE CLOWN.

Voyons : onze moutons donnent à peu près vingt-cinq livres de laine ; vingt-cinq livres de laine rapportent une livre sterling et un shilling environ : quinze cents toisons, combien donnent-elles de laine ?

AUTOLYCUS, à part.

Si le piége tient, l’étourneau est à moi.

LE CLOWN.

Je ne puis pas compter cela sans jetons.

Tirant un papier de sa poche.

Voyons, que dois-je acheter pour la fête de nos toisons ? Trois livres de sucre, cinq livres de corinthe, du riz. Qu’est-ce que ma sœur fera du riz ? N’importe ! c’est mon père qui l’a faite ordonnatrice de la fête, et elle le porte en note. Elle a fait vingt-quatre bouquets pour les tondeurs, tous chanteurs à trois parties, et très-bons chanteurs, mais la plupart dans le médium et dans la basse ; parmi eux pourtant il y a un puritain qui chante des psaumes sur la cornemuse. Il faut que j’aie du safran pour colorer les tartes de poires. Du macis, des dattes, point : ce n’est pas sur la note. Muscades, sept ; une racine ou deux de gingembre… Mais ça, je puis le demander. Quatre livres de pruneaux et autant de raisins secs…

AUTOLYCUS, se traînant à terre.

Oh ! pourquoi suis-je né !

LE CLOWN, se précipitant vers lui.

Au nom du ciel !…

AUTOLYCUS.

Oh ! à mon secours ! à mon secours ! Ôtez-moi seulement ces guenilles ; et alors, la mort ! la mort !

LE CLOWN.

Hélas ! pauvre âme ! Au lieu de t’ôter ces guenilles-là, tu aurais plutôt besoin qu’on t’en donnât d’autres pour te couvrir.

AUTOLYCUS.

Oh ! Monsieur, le dégoût qu’elles me causent me fait plus de mal que les coups d’étrivières que j’ai reçus ; et pourtant j’en ai reçu de rudes, et par millions.

LE CLOWN.

Hélas ! pauvre homme ! un million de coups peuvent produire un résultat grave.

AUTOLYCUS.

Je suis volé, monsieur, et battu ; mon argent et mes habits m’ont été enlevés, et ces horribles choses, mises sur moi.

LE CLOWN.

Est-ce par un cavalier ou par un piéton ?

AUTOLYCUS.

Un piéton ! mon doux monsieur, un piéton !

LE CLOWN.

En effet, ce doit être un piéton, à en juger par les vêtements qu’il t’a laissés ; si c’est l’habit d’un cavalier, il faut qu’il ait vu bien du service. Donne-moi la main, je t’aiderai ; allons, donne-moi la main.

Il l’aide à se relever.
AUTOLYCUS.

Oh ! bon monsieur, délicatement !… Oh !

LE CLOWN.

Hélas ! pauvre âme !

AUTOLYCUS, se laissant aller.

Oh ! bon monsieur, doucement, bon monsieur. Je crains d’avoir l’omoplate disloquée.

LE CLOWN, le retenant.

Comment ? ne peux-tu pas te tenir ?

AUTOLYCUS.

Doucement, cher monsieur.

Il fouille la poche du clown.

Mon bon monsieur, doucement ! vous m’avez rendu là un charitable service.

LE CLOWN.

As-tu besoin d’argent ? J’ai un peu d’argent pour toi.

AUTOLYCUS.

Non, mon doux monsieur ! non je vous conjure !… J’ai à moins de trois quarts de milles d’ici un parent chez qui j’allais ; j’aurai là de l’argent et tout ce qu’il me faut. Ne m’offrez pas d’argent, je vous prie ; cela me fend le cœur.

LE CLOWN.

Quelle est l’espèce de drôle qui vous a volé ?

AUTOLYCUS.

Un drôle, monsieur, que j’ai vu colporter partout des trou-madames. Je l’ai vu jadis au service du prince. Je ne puis dire, mon bon monsieur, pour laquelle de ses vertus, mais le fait est qu’il a été chassé de la cour.

LE CLOWN.

De ses vertus ! vous devriez dire de ses vices. On ne chasse pas les vertus de la cour : on les y choie pour les y faire rester, et pourtant elles n’y sont jamais qu’en passant.

AUTOLYCUS.

C’est vices que je voulais dire, monsieur. Je connais cet homme parfaitement ; il a été, depuis, montreur de singes ; puis agent de procès, huissier ; puis il a montré l’Enfant prodigue en marionnettes, et épousé la femme d’un chaudronnier à un mille de l’endroit où sont mes terres et mes biens ; enfin, après avoir voltigé de vilains métiers en vilains métiers, il s’est établi fripon. Quelques-uns l’appellent Autolycus.

LE CLOWN.

Infamie sur lui ! un filou ! Sur ma vie, c’est un filou : il hante les veillées, les foires et les combats d’ours.

AUTOLYCUS.

Justement, monsieur, c’est lui, monsieur, c’est lui ; c’est le gueux qui m’a mis dans cet appareil.

LE CLOWN.

Il n’y a pas de fripon plus couard dans toute la Bohême ; vous n’aviez qu’à prendre un air résolu et à lui cracher à la figure, il se serait sauvé.

AUTOLYCUS.

Je dois vous avouer, monsieur, que je ne suis pas un batailleur ; je manque de cœur de ce côté-là ; et il le savait bien, je le garantis.

LE CLOWN.

Comment vous trouvez-vous à présent ?

AUTOLYCUS.

Beaucoup mieux, mon doux monsieur, je puis me tenir debout et marcher. Je vais même prendre congé de vous, et m’acheminer tout doucement chez mon parent.

LE CLOWN.

Te mettrai-je dans ta route ?

AUTOLYCUS.

Non, avenant monsieur ; non, doux monsieur.

LE CLOWN.

Alors, adieu ; il faut que j’aille acheter des épices pour notre fête des toisons.

AUTOLYCUS.

Bonne chance, mon doux monsieur.

Le clown sort.

Va, ta bourse n’est plus assez ardente pour acheter tes épices. Je te rejoindrai à ta fête des toisons. Si je ne fais pas suivre cette filouterie d’une autre, et si je ne fais pas des tondeurs autant de moutons, que je sois désenrôlé, et que mon nom soit mis sur les registres de la vertu !

Trottons, trottons le long du sentier.
Et prenons le joyeux style, eh !
Un cœur allègre marche tout le jour ;
Un cœur triste se fatigue d’un simple mille, eh !

Il sort.

SCÈNE XI.
[La Bohême. Intérieur d’une chaumière.]
Entrent Florizel et Perdita, en toilette de fête.
FLORIZEL.

— Ces vêtements inaccoutumés à chacune de vos grâces — donnent une nouvelle vie. Ce n’est plus une bergère ; c’est Flore — surgissant au front d’Avril. Votre fête des toisons — est comme une réunion de petits dieux — dont vous êtes la reine.

PERDITA.

Messire, gracieux seigneur, — il ne me sied pas de vous gronder de vos exagérations. — Oh ! pardonnez-moi pourtant de les dénoncer ; votre noble personne, — ce gracieux point de mire du pays, vous l’avez enfouie — sous les habits d’un pâtre ; et moi, pauvre fille chétive, — vous m’avez érigée en déesse. Heureusement nos fêtes — admettent la folie à leur repas, et les convives — la digèrent par habitude ; sans quoi je rougirais — de vous voir accoutré comme si vous aviez juré — de me rappeler par votre mise celle que je devrais avoir.

FLORIZEL.

Je bénis le moment — où mon bon faucon a pris son vol à travers — le champ de ton père.

PERDITA.

Puisse Jupiter vous donner raison ! — La différence entre nous est la cause de mon inquiétude ; votre grandeur — n’a pas été habituée à la crainte. En ce moment même je tremble — à l’idée que votre père, grâce à quelque hasard, — pourrait passer par ici, comme vous. Ô destins ! — quelle mine ferait-il en voyant son noble ouvrage — si misérablement relié ? Que dirait-il ? Et comment — pourrais-je, moi, sous ces falbalas d’emprunt, supporter — la rigueur de son regard ?

FLORIZEL.

Ne soyez — qu’à la joie. Les dieux eux-mêmes, — humiliant leur divinité devant l’amour, ont pris — la forme des animaux : Jupiter — est devenu taureau, et a mugi : le vert Neptune — est devenu bélier, et a bêlé ; et le dieu à la robe de flamme, — le dieu d’or Apollon s’est changé en humble berger — comme moi en ce moment. Jamais leurs métamorphoses — n’ont eu lieu pour une beauté plus rare, — ni dans un but aussi chaste, puisque mes désirs — ne s’égarent pas au-delà de l’honneur, et que ma passion — n’est pas plus ardemment brûlante que ma foi !

PERDITA.

Oh ! mais, seigneur, — votre résolution ne pourra plus tenir devant — l’obstacle inévitable que lui opposera la puissance du roi. — Alors la nécessité exigera de deux choses l’une : — ou que vous abandonniez votre projet, ou que j’abandonne la vie !

FLORIZEL.

Bien chère Perdita, — n’assombris pas, je t’en prie, par ces pensées erronées, — la gaieté de cette fête. Ou je serai à toi, ma belle, — ou je ne serai plus à mon père ; car je ne puis plus être — à moi, ni à personne, si — je ne suis pas à toi ; je suis bien résolu à cela, — quand la destinée dirait : Non !… Soyez gaie, ma mie ; — étranglez les pensées de ce genre avec la première chose — qui attirera votre regard. Voici vos hôtes qui arrivent. — Rassérénez ce visage, comme si c’était le jour — de ces noces que — nous avons tous deux juré de célébrer.

PERDITA.

Ô dame Fortune ! — soyez-nous propice !

Entrent le berger, puis Polixène et Camillo, déguisés ; puis le clown, Mopsa, Dorcas et autres.
FLORIZEL.

Voyez, vos hôtes approchent ; — apprêtez-vous à les accueillir joyeusement, — et qu’ils soient rouges de plaisir !

LE BERGER, à Perdita.

— Fi, ma fille ! Quand ma vieille femme vivait, — en ce jour, elle était à la fois panetier, sommelier et cuisinier ; — à la fois dame et servante ; fêtant tous ; servant tous ; — chantant sa chanson, et dansant sa ronde ; tantôt — au bout de la table, tantôt au milieu ; — sur l’épaule de celui-ci, et puis de celui-là ; ayant le feu au visage — à force de fatigue ; et, dès que, pour l’éteindre, elle prenait quelque chose, — en donnant à tous une gorgée ! Vous, vous vous tenez à l’écart — comme si vous étiez une invitée, et non — l’hôtesse de la compagnie. Je vous en prie, choyez ces amis inconnus : car — le moyen de nous rendre meilleurs amis, c’est de lier connaissance. — Allons, éteignez vos rougeurs ; et montrez-vous — ce que vous êtes, la maîtresse de la fête. Allons ! et faites accueil à vos tondeurs, — si vous voulez que votre bon troupeau prospère.

PERDITA, à Polixène.

Monsieur, soyez le bienvenu. — C’est la volonté de mon père que je fasse — les honneurs de ce jour…

À Camillo.

Vous êtes le bienvenu, monsieur… — Donne-moi ces fleurs-là, Dorcas… Mes révérends sires, — voici pour vous du romarin et de la rue ; ces fleurs-là gardent — leur éclat et leur parfum tout l’hiver : — grâce et souvenir à vous deux ! — Soyez les bienvenus à notre fête.

POLIXÈNE.

Bergère, — jolie bergère, vous faites bien d’offrir à nos âges — ces fleurs d’hiver.

PERDITA.

Monsieur, l’année se faisant vieille, à cette époque où l’été n’est pas expiré encore et où n’est pas encore né — le tremblant hiver, les plus jolies fleurs de la saison — sont les œillets et les giroflées panachées, — que plus d’un nomme les bâtardes de la nature : ces espèces — ne se trouvent pas dans notre rustique jardin, et je ne me soucie pas — d’en avoir des boutures.

POLIXÈNE.

Et pourquoi donc, douce fille, — les dédaignez-vous ?

PERDITA.

Parce que j’ai ouï dire — qu’il est un art qui, pour les varier, se joint — à la grande créatrice nature.

POLIXÈNE.

Quand cela serait, — la nature n’est jamais perfectionnée que par les moyens — que crée la nature : en sorte que l’art — qui, dites-vous, ajoute à la nature, est un art — qui procède de la nature. Ainsi vous voyez, suave fille, que nous marions — au tronc le plus sauvage une plus délicate greffe, — et que nous fécondons une écorce de la plus basse espèce — par un bourgeon de plus noble race. C’est bien un art — qui corrige, ou plutôt modifie la nature, — mais l’art lui-même est la nature.

PERDITA.

C’est juste.

POLIXÈNE.

— Enrichissez donc votre jardin de giroflées, — et ne les traitez pas de bâtardes.

PERDITA.

Je ne veux pas mettre — le plantoir en terre pour en faire une seule bouture, — pas plus que je ne souhaiterais, si j’étais fardée, — que ce jeune homme m’admirât et fut pris par cela seul — du désir de me rendre mère… Voici des fleurs pour vous : — la chaude lavande, la menthe, la sarriette, la marjolaine ; — le souci qui se couche avec le soleil, — et avec lui se lève tout en pleurs : ce sont des fleurs — de la mi-été, et je crois qu’on les donne — aux hommes d’âge moyen… Vous êtes les très-bienvenus.

CAMILLO.

— Si j’étais de votre troupeau, je cesserais de paître, — pour me repaître seulement de votre vue.

PERDITA.

Hélas ! — vous seriez bientôt si maigre, que les rafales de janvier — vous perceraient de part en part…

À Florizel.

Ah ! mon plus bel ami, — que n’ai-je des fleurs printanières qui puissent — convenir à votre jeunesse !

Aux jeunes paysans.

Ainsi qu’à vous.

Aux paysannes.

Et à vous, — qui portez encore à vos branches pucelles — vos virginités en bourgeon !… Ô Proserpine, — que n’ai-je ici les fleurs que, dans ton effroi, tu laissas tomber — du char de Pluton, les asphodèles, — qui viennent avant que l’hirondelle se risque, et qui captivent — les vents de mars par leur beauté, les violettes, sombres, — mais dont le parfum est plus suave que les paupières de Junon — ou l’haleine de Cythérée, les pâles primevères qui — meurent stériles avant d’avoir connu — le brillant Phébus dans sa force, maladie — commune aux vierges, la primerole hardie et — la couronne impériale, les iris de toute espèce, — et entre autres la fleur de lis !… Oh ! il me faudrait celles-là — pour vous en faire des guirlandes, mon doux ami, — et pour vous en couvrir tout entier.

FLORIZEL.

Quoi ! comme un corps au cercueil ?

PERDITA.

— Comme un lit de fleurs propre au repos et aux jeux de l’amour, — mais non comme un corps à ensevelir, — si ce n’est vivant, et dans mes bras… Allons, prenez vos fleurs. — Il me semble que je figure ici, comme j’en ai tant vu figurer, — dans une pastorale de la Pentecôte : pour sûr, c’est la robe que je porte — qui agit sur mon humeur.

FLORIZEL.

Ce que vous faites — est toujours mieux que ce que vous avez fait. Quand vous parlez, ma charmante, — je voudrais vous entendre sans cesse ; quand vous chantez, — c’est en chantant que je voudrais vous voir acheter et vendre, faire l’aumône, — et prier ; je voudrais que, pour arranger vos affaires, — vous n’eussiez qu’à les chanter. Quand vous dansez, je vous voudrais — vague de la mer, afin que vous ne pussiez jamais faire — que cela, et que vous fussiez toujours en mouvement, en mouvement toujours, sans connaître — d’autre fonction. Votre façon d’agir, — si originale dans les moindres détails, — couronne si constamment ce que vous faites, — que toutes vos actions sont reines !

PERDITA.

Ô Doriclès, — vos louanges sont trop fortes : heureusement, votre jeunesse — et le sang pur qui la colore ingénument, — vous dénoncent comme un innocent berger ; — sans quoi, mon Doriclès, je pourrais craindre avec raison — que vous ne fussiez pas un amoureux sincère.

FLORIZEL.

Vous n’avez pas plus — sujet de craindre cela que je n’ai dessein — de vous faire douter de moi… Mais venez ! notre danse, je vous prie ! — Votre main, ma Perdita : ainsi s’appareillent les tourterelles, — qui veulent ne se séparer jamais.

PERDITA.

J’en fais pour elles le serment.

Florizel et Perdita marchent, bras dessus, bras dessous, en causant.
POLIXÈNE.

— Voilà la plus jolie fillette qui ait jamais couru — sur le vert gazon. Tous ses gestes et toutes ses allures — sentent je ne sais quoi de plus grand qu’elle-même. — et de trop noble pour ces lieux.

CAMILLO.

Il lui dit quelque chose — qui met son sang aux aguets. En vérité, elle est — la reine du laitage et de la crème.

LE CLOWN, empoignant Mopsa.

Allons ! la musique !

DORCAS, à part, observant le clown.

— Si c’est Mopsa qui est ta préférée, morbleu, prends de l’ail — pour corriger ses baisers.

MOPSA.

Allons, en mesure !

LE CLOWN.

— Plus un mot ! plus un mot ! Nous sommes en position. — En avant, la musique !

Danse de bergers et bergères, à laquelle tous prennent part, excepté le vieux berger, Polixène et Camillo.
POLYXÈNE, au vieux berger.

— Dites-moi, bon berger, quel est ce beau pâtre — qui danse avec votre fille ?

LE BERGER.

— On le nomme Doriclès ; et il se vante — d’avoir un beau pâturage ; je ne le tiens — que de lui, mais je le crois : — il a l’air de la sincérité. Il dit qu’il aime ma fille, — et je le pense aussi ; car jamais la lune ne s’est mirée — dans l’eau aussi complaisamment qu’il reste à lire, — pour ainsi parler, dans les yeux de ma fille : à vrai dire, — je crois qu’il n’y a pas un demi-baiser de différence — entre leurs deux amours.

POLIXÈNE.

Elle danse gracieusement.

LE BERGER.

— C’est ainsi qu’elle fait tout ; mais que dis-je là ? — je devrais me taire. N’importe. Si le jeune Doriclès — fait tomber son choix sur elle, elle lui apportera une dot — à laquelle il ne songe guère. —

Entre un valet.
LE VALET, au clown.

Oh ! maître ! Si vous aviez entendu le colporteur à la porte, vous ne voudriez plus jamais danser au son du tambourin et des pipeaux : non, la cornemuse ne pourrait plus vous émouvoir. Il chante différents airs plus vite que vous ne compteriez de l’argent ; il les entonne si bien qu’il semble qu’il ait mangé des ballades et que toutes les oreilles s’allongent à sa voix.

LE CLOWN.

Il ne pouvait venir plus à propos ; qu’il entre ! J’aime à l’excès une ballade dont le sujet est lugubre et la musique gaie, ou dont les paroles sont drôles et l’air lamentable !

LE VALET.

Il a des chansons pour hommes ou pour femmes, de toute taille. Il n’est pas de modiste qui gante aussi bien ses pratiques. Il a les plus jolies chansons d’amour pour jeunes filles, et ça sans gravelures, ce qui est rare. Il a des refrains si délicats, des ding-dong, des larifla, des enlevez-la, des balancez-la ! et au moment où quelque vaurien braillard voudrait, comme qui dirait, y entendre malice et interrompre la chose par un sale lazzi, il fait répondre à la fille un : Halte-là ! finissez, bonhomme ! Elle s’en défait et l’éconduit avec un : Halte-là ! finissez, bonhomme !

POLIXÈNE.

Voilà un brave garçon.

LE CLOWN, au valet.

Crois-moi, tu parles-là d’un admirable gaillard. A-t-il des marchandises en étalage ?

LE VALET.

Il a des rubans de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; des points plus minutieux que n’en pourrait trouver dans le droit tous les juges de Bohême, bien que, lui, il les prenne en gros ; des passements, des tricots, des batistes, des linons ! Il met tous ces articles en chansons, comme si c’étaient des dieux ou des déesses ; vous croiriez qu’une chemise est un ange, tant il chante haut le poignet de la manche et le travail de la bordure !

LE CLOWN.

Je t’en prie, introduis-le, et qu’il entre en chantant !

PERDITA.

Avertis-le de ne pas employer de mots grivois dans ses chansons !

LE CLOWN.

Vous avez de ces colporteurs qui ont en eux plus d’étoffe que vous ne pourriez le penser, ma sœur.

PERDITA.

Ou plutôt cher frère, que je ne m’y soucie d’y penser.

Entre Autolycus, chantant.
AUTOLYCUS.

Linon aussi blanc que la neige,
Crêpe aussi noir que le fut jamais corbeau,
Gants parfumés comme des roses de Damas,
Masques pour visage et pour nez,
Bracelets de jais, colliers d’ambre,
Parfums pour chambre de dame,
Coiffes et gorgerettes d’or,

Que mes gars peuvent donner à leurs belles ;
Épingles, et fers à papillotes,
Tout ce qu’il faut aux filles des pieds à la tête !
Venez, achetez-moi, venez : venez acheter, venez !
Achetez, damoiseaux, ou ces demoiselles vont pleurer.
Venez, achetez-moi, etc. !

LE CLOWN, à Autolycus.

Si je n’étais pas amoureux de Mopsa, tu n’aurais pas d’argent de moi ; mais captivé comme je le suis, je veux asservir à ses charmes quelques rubans et quelques paires de gants.

MOPSA.

Ils m’avaient été promis pour la veille de la fête ; mais ils n’arrivent pas trop tard à présent.

DORCAS, à Mopsa.

Il vous avait promis quelque chose de plus, où il y a des menteurs.

MOPSA, à Dorcas.

Vous, il vous a donné tout ce qu’il vous avait promis ; il se peut même qu’il vous ait donné, par-dessus le marché, ce que vous auriez honte de lui rendre.

LE CLOWN.

N’y a-t-il donc plus de mœurs parmi les filles ? Vont-elles porter leurs jupes là où elles doivent porter leurs têtes ? N’avez-vous pas, à l’heure d’aller traire, au moment d’aller au lit ou au four à drèche, le temps d’éventer tous ces secrets-là ; faut-il que vous jacassiez devant tous nos hôtes ? C’est heureux qu’ils soient eux-mêmes en train de se parler bas. Assourdissez vos cris, et plus un mot.

MOPSA.

J’ai fini. Allons, vous m’avez promis un beau galon et une paire de gants parfumés.

LE CLOWN, à Mopsa.

Ne t’ai-je pas dit comment j’ai été filouté sur la route et comment j’ai perdu tout mon argent ?

AUTOLYCUS.

Effectivement, monsieur, il y a des filous dans la campagne, et il est bon de se tenir sur ses gardes.

LE CLOWN.

Ne crains rien, l’ami, tu ne perdras rien ici.

AUTOLYCUS.

Je l’espère bien, monsieur, car j’ai beaucoup de marchandises en paccotille.

LE CLOWN.

Qu’as-tu là ? des ballades ?

MOPSA, au clown.

Je vous en prie, achetez-en. J’aime tant les ballades imprimées ! Alors nous sommes sûres qu’elles sont vraies.

AUTOLYCUS.

En voici une sur un air très-plaintif : Comme quoi la femme d’un usurier accoucha de vingt sacs d’argent à la fois, et comme quoi elle eut envie de manger un hachis de têtes de couleuvres et de têtes de crapauds.

MOPSA.

Est-ce vrai, croyez-vous ?

AUTOLYCUS.

Très-vrai ; il n’y a qu’un mois de cela.

DORCAS.

Le ciel me préserve d’épouser un usurier !

AUTOLYCUS.

La chose est signée de la sage-femme, une mistress Leconte, et de cinq ou six honnêtes matrones qui étaient présentes. Est-ce que je colporterais des mensonges ?

MOPSA, au clown.

Je vous en prie encore, achetez-la.

LE CLOWN.

Allons, mettez-la de côté. Voyons d’abord les ballades ; nous achèterons d’autres articles tout à l’heure.

AUTOLYCUS.

Voici une autre ballade. Elle est d’un poisson qui apparut sur la côte le mercredi, quatre-vingt avril, à quarante mille brasses au-dessus de l’eau, et qui a composé cette ballade contre les filles au cœur dur. L’auteur passe pour être une femme qui fut métamorphosée en poisson, à cause qu’elle n’avait pas voulu faire échange de chair avec un homme qui l’aimait ! La ballade est très-pitoyable, et aussi vraie.

DORCAS.

Est-elle vraie aussi, croyez-vous ?

AUTOLYCUS.

Il y a dessus la griffe de cinq juges et plus de certificats que ma balle ne peut en tenir.

LE CLOWN.

Mettez-la de côté aussi. À une autre !

AUTOLYCUS.

Voici une ballade gaie, mais elle est très-jolie.

MOPSA.

Ayons-en des gaies !

AUTOLYCUS.

Eh bien, en voici une plus que gaie, qui va sur l’air de : Deux filles aimaient un homme : il n’y a peut-être pas une fille dans tout l’ouest qui ne la chante ; elle est fort demandée, je vous assure.

MOPSA, à Autolycus, montrant Dorcas.

Nous savons la chanter toutes deux ; si tu veux prendre une partie, tu vas l’entendre ; elle est à trois parties.

DORCAS.

Nous avons appris l’air, il y a un mois.

AUTOLYCUS.

Je puis chanter ma partie ; vous devez savoir que c’est mon métier : attention, vous deux !

Il chante.

Esquivez-vous, car il faut que j’aille…
Il n’est pas bon que vous sachiez où.

DORCAS, chantant.

Où ?

MOPSA, chantant.

Oh ! où ?

DORCAS.

Où ?

MOPSA.

C’est chose conforme à son serment
Que tu me dises tes secrets.

DORCAS.

À moi aussi ; laisse-moi aller là-bas !

MOPSA.

Tu vas à la grange ou au moulin !

DORCAS.

À l’un ou à l’autre, c’est bien mal.

AUTOLYCUS.

Vous n’y êtes point.

DORCAS.

Quoi ! point !

AUTOLYCUS.

Non ! point !

DORCAS.

Tu as juré d’être mon amoureux.

MOPSA.

Tu me l’as juré bien plus à moi !
Donc, où vas-tu ? Dis, où ?

LE CLOWN.

Nous aurons tout à l’heure cette chanson-là entre nous : mon père et ces messieurs sont en grave conversation ; ne les gênons pas. Allons, emporte ton colis et suis-moi. Fillettes, je lui achèterai pour vous deux : colporteur, donne-nous le premier choix… Suivez-moi, filles !

AUTOLYCUS, à part.

Et tu payeras largement pour elles.

Il chante.

Voulez-vous acheter cordonnet
Ou dentelle pour votre mante.
Ma friande poule, ma chère, eh ?
De la soie ou du fil,
Des bibelots pour votre tête,
À la mode la plus nouvelle et la plus belle, eh ?
Venez au colporteur.
L’argent est un fureteur
Qui fait sortir toute marchandise, eh !

Le Clown, Autolycus, Dorcas et Mopsa sortent.
Entre un valet.
LE VALET, au vieux berger.

Maîtres, il y a là trois rouliers, trois bergers, trois bouviers et trois porchers, qui se sont faits tous hommes à poil ; ils s’intitulent satyres ; et ils ont une danse que les filles disent n’être qu’une galimafrée de gambade, parce qu’elles n’y figurent pas, mais elles sont d’avis elles-mêmes que, si elle ne semble pas trop rude à quelques-uns qui ne connaissent guère que les calmes exercices du boulingrin, elle plaira considérablement.

LE BERGER.

Assez ! nous n’en voulons pas ; il y a déjà eu ici trop de pauvres farces… Je sais, monsieur, que nous vous fatiguons.

POLIXÈNE.

Vous ne fatiguez que ceux qui nous amusent : je vous en prie, faites-nous voir ces quatre trios de pâtres.

LE VALET.

L’un des trios, à les en croire, monsieur, a dansé devant le roi ; et le plus mauvais d’entre eux ne saute pas moins de douze pieds et demi, mesure royale.

LE BERGER.

Laissez là votre babil ; puisque cela plaît à ces messieurs, faites-les entrer ; mais vite, maintenant !

LE VALET.

Eh ! ils attendent à la porte, monsieur.

Il sort, puis rentre suivi de douze villageois, déguisés en satyres ; ceux-ci dansent, puis se retirent (28).
POLIXÈNE, au berger.

— Oh ! bon père, vous en saurez davantage bientôt…

À part.

La chose n’est-elle pas déjà allée trop loin ? Il est temps de les séparer… — Il est candide et il en dit trop.

Haut à Florizel qui passe.

Eh bien, beau berger ? — Votre cœur est plein de quelque chose qui distrait — votre pensée de la fête. Ma foi, quand j’étais jeune — et que je donnais comme vous le bras à ma mie, j’avais l’habitude — de l’accabler de babioles : j’aurais pillé — tout le trésor soyeux du colporteur, et je l’aurais versé — à ses pieds ; vous l’avez laissé partir, — sans faire avec lui aucun marché. Si votre belle — interprétait à mal cet oubli et vous le reprochait — comme un défaut d’amour ou de générosité, vous seriez gêné — pour lui répondre, pour peu que vous teniez — à garder ses bonnes grâces.

FLORIZEL.

Digne vieillard, je sais — qu’elle n’attache aucun prix à de pareils colifichets ; — les présents qu’elle attend de moi sont entassés et enfermés — dans mon cœur, que je lui ai déjà donné, — mais pas encore livré.

À Perdita.

Oh ! laisse-moi exhaler ma vie — devant ce vieillard qui, semblerait-il, — a aimé dans son temps. Je prends ta main, cette main, — aussi douce que le duvet de la colombe, et aussi blanche qu’elle, — ou que la dent d’un Éthiopien ou que la neige la plus pure, — deux fois passée au crible des ouragans du Nord !

POLIXÈNE.

Que va-t-il se passer ?… — Comme ce jeune pâtre essuie gracieusement — cette main déjà si blanche !…

À Florizel.

Je vous ai interrompu ; — revenez donc à votre déclaration, que j’entende — votre profession de foi !

FLORIZEL.

Oui, et je vous prends à témoin !

POLIXÈNE, montrant Camillo.

— Et mon voisin aussi.

FLORIZEL.

Et lui aussi, et d’autres — encore, et tous les hommes, et la terre, et les cieux, et l’univers ! — Eussé-je au front la couronne du plus impérial monarque, — et l’eussé-je mérité, fussé-je le plus beau jeune homme — qui jamais ait ébloui les yeux, eussé-je plus de force et de science — que jamais nul n’en eut, tous ces biens ne seraient rien pour moi — sans son amour ; c’est pour elle que j’en ferais usage ; — c’est à elle que je les consacrerais ; je les condamnerais à son service, ou au néant !

POLIXÈNE.

Voilà une offre loyale.

CAMILLO.

Et qui prouve une affection profonde.

LE BERGER.

Mais, vous, ma fille, — lui en dites-vous autant ?

PERDITA.

Je ne saurais dire — si bien rien de si bien, non, ni mieux penser. — C’est sur le modèle de mes sentiments que je mesure — la pureté des siens.

LE BERGER.

Prenez-vous la main ! affaire conclue ! — Vous, amis inconnus, vous en rendrez témoignage : — je lui donne ma fille, avec — une dot égale à la sienne.

FLORIZEL.

Oh ! cette dot, — c’est la vertu de votre fille. Après la mort de quelqu’un, — j’aurai plus de fortune que vous ne pourriez l’imaginer, — assez, j’en suis sûr, pour vous émerveiller. Mais, voyons, — engagez-nous devant ces témoins.

LE BERGER.

Allons ! votre main, — et vous, ma fille, la vôtre !

POLIXÈNE.

Doucement, berger ! un moment, je vous prie !

À Florizel.

— Avez-vous un père ?

FLORIZEL.

Oui, après ?

POLIXÈNE.

— Est-il instruit de ceci ?

FLORIZEL.

Il ne l’est pas et ne le sera jamais.

POLIXÈNE.

Il me semble qu’un père — est, aux noces de son fils, le convive — qui fait le mieux à table. Un mot encore, je vous prie ! — Votre père n’est-il pas incapable — de raisonner une affaire ? N’est-il pas devenu stupide — sous l’influence de l’âge et des catarrhes ? Peut-il parler, entendre, — distinguer un homme d’un homme, discuter ses propres intérêts ? — Ne garde-t-il pas le lit ? Et n’a-t-il pas repris tout entière — la vie de l’enfance ?

FLORIZEL.

Non, mon bon monsieur. — Il a toute sa santé, et plus de vigueur — que n’en ont ordinairement ceux de son âge.

POLIXÈNE.

Par ma barbe blanche, — vous lui faites, si cela est, une offense — peu filiale ! La raison veut que mon fils — choisisse lui-même sa femme ; mais elle veut aussi — que le père, dont toute la joie est d’avoir — une postérité digne de lui, soit un peu consulté — dans une telle affaire.

FLORIZEL.

J’accorde tout cela ; — mais, pour d’autres raisons, mon grave monsieur, — qu’il ne sied pas que vous sachiez, je n’informerai pas mon père de cette affaire.

POLIXÈNE.

Faites-la lui savoir.

FLORIZEL.

— Non.

POLIXÈNE.

Je t’en prie !

FLORIZEL.

Impossible !…

LE BERGER.

— Fais-le, mon fils ; il n’aura aucun sujet d’être fâché, — quand il saura ton choix.

FLORIZEL.

Allons, allons, c’est impossible !… — Prenez acte de notre contrat.

POLIXÈNE, arrachant sa longue barbe et se découvrant.

Acte de votre divorce, jeune sire !… — que je n’ose appeler mon fils !… Oui, tu es trop vil — pour que je te reconnaisse, toi qui, héritier d’un sceptre, — aspires ainsi à la houlette !

Au berger.

Toi, vieux traître, — je suis fâché de ce qu’en te faisant pendre, je ne puis — abréger ta vie que d’une semaine !

À Perdita.

Et toi, frais modèle — de la parfaite sorcière, toi qui savais forcément — à quel royal fou tu t’adressais…

LE BERGER.

Ô mon cœur !

POLIXÈNE.

— Je ferai écorcher ta beauté avec des ronces et je la rendrai — plus vilaine que ta condition.

À Florizel.

Pour toi, jeune insensé, — si jamais j’apprends que tu soupires seulement — de ne plus revoir cette poupée (car — j’entends que tu ne la revoies jamais), je te déshérite, — et je ne te reconnais pas pour être de mon sang, non ! ni pour m’être plus proche — que ne l’est tout enfant de Deucalion ! Retiens bien mes paroles, — et suis-moi à la cour… Toi, rustre, — quoique tu te sois attiré tout notre déplaisir, pour le moment j’en détourne de toi — le coup mortel…

À Perdita.

Et vous, charmeresse, — vous qui seriez un parti suffisant pour un pâtre et même pour ce jeune homme, — bien digne, s’il n’y allait pas de notre honneur, — de se mésallier à vous…, si jamais il t’arrive — de lui ouvrir ton rustique loquet — ou de presser sa personne dans tes bras, — J’imaginerai pour toi une mort aussi cruelle — que tu es délicate.

Il sort.
PERDITA.

Perdue pour toujours !… — Eh bien, je n’ai pas été trop effrayée ; car une ou deux fois — j’ai été sur le point de parler, et de lui dire nettement — que le même soleil qui luit sur son palais — ne cache point son visage devant notre cabane, et — brille également pour nous…

À Florizel.

Veuillez partir, seigneur. — Je vous avais dit ce qui résulterait de tout ceci. Je vous en conjure, — prenez soin de vos propres intérêts. Quant à mon rêve, — maintenant que je suis éveillée, je le détrône de mon âme ; — je m’en vais traire mes vaches et pleurer.

CAMILLO, au berger.

Allons donc, père ! — parle avant de mourir.

LE BERGER.

Je ne puis parler ni penser, — je n’ose même pas savoir ce que je sais.

À Florizel.

Oh ! seigneur, — vous avez perdu un vieillard de quatre-vingt-trois ans, — qui comptait prendre tranquillement possession de sa tombe, — qui espérait mourir dans le lit où son père est mort, — et reposer tout près de ses os honorés ; mais maintenant — il faut qu’un bourreau me mette mon linceul et me dépose dans une terre — que la pelle d’un prêtre ne remuera pas.

À Perdita.

Ô misérable maudite ! — tu savais que c’était le prince, et tu t’es aventurée — à échanger ta foi avec la sienne !… Perdu ! perdu ! — Si je pouvais mourir avant une heure, j’aurai vécu — pour mourir au moment souhaité !

Il sort.
FLORIZEL, à Perdita.

Pourquoi me regardez-vous ainsi ? — Je suis attristé, non effrayé ; contrarié, — mais nullement changé ; ce que j’étais, je le suis encore. — Plus on me retient, plus j’avance, et je ne me laisse pas mener — en laisse malgré moi.

CAMILLO.

Mon gracieux seigneur, — vous connaissez le caractère de votre père ; en ce moment, — il ne permettra aucune observation, et je ne présume pas — que vous entendiez lui en faire ; tout au plus, — je le crains, pourrait-il supporter votre vue. — Ainsi, jusqu’à ce que la fureur de son altesse soit calmée, — ne vous présentez pas devant le roi.

FLORIZEL.

Je n’en ai pas l’intention.

Dévisageant Camillo.

— Camillo, je crois !

CAMILLO.

Lui-même, monseigneur.

PERDITA, à Florizel.

— Combien de fois vous avais-je prévenu que cela finirait ainsi ! — Combien de fois avais-je dit que mes grandeurs ne dureraient — que jusqu’au jour où elles seraient connues ?

FLORIZEL.

Elles ne peuvent finir que par — la violation de ma foi ; et alors, — que la nature broie l’un contre l’autre les flancs de la terre — et en étouffe tous les germes ! Relève les yeux ! — Rayez-moi de votre succession, mon père !

À Perdita.

— J’hérite de ton amour ?

CAMILLO.

Écoutez les avis.

FLORIZEL.

— J’écoute ceux de mon affection ; si ma raison — veut s’y conformer, je serai raisonnable ; — sinon, ma passion, mieux satisfaite par la folie, — l’appellera à son aide.

CAMILLO.

C’est du désespoir, seigneur.

FLORIZEL.

— Soit ! mais ce désespoir comble mes vœux, — et je dois le tenir pour vertu. Camillo, — ni la Bohême, ni toutes les pompes que j’y pourrais — glaner, ni tout ce que le soleil voit, ni — tout ce que les mers profondes cachent — dans leurs abîmes inconnus, ne me feraient briser le serment — que j’ai fait à ma bien-aimée. Ainsi, je vous en prie, — vous qui avez toujours été l’ami vénéré de mon père, — dès qu’il s’apercevra de mon absence (car je suis bien décidé — à ne plus le revoir), jetez vos bons conseils — sur le feu de sa colère. La fortune et moi — nous allons lutter désormais. Apprenez, — et vous pourrez le lui redire, que je vais m’embarquer sur mer — avec celle qu’il m’est interdit de posséder sur ces rives ; — par une heureuse circonstance, j’ai — tout près d’ici un navire à l’ancre que j’avais fait préparer — dans un tout autre but. Quant à la route que je compte suivre, — il vous est inutile de la savoir, et — il ne me sert à rien de vous la dire.

CAMILLO.

Oh ! monseigneur, — je voudrais que votre esprit fût plus accessible aux avis, — ou plus zélé pour vos intérêts.

FLORIZEL.

Un mot, Perdita.

À Camillo.

Je vous écouterai dans un moment.

Il s’entretient à voix basse avec Perdita.
CAMILLO.

Il est irrévocablement — résolu à fuir. Quel bonheur pour moi, — si je pouvais faire servir son départ à mes desseins, — et, tout en le sauvant du danger, tout en lui prouvant mon dévouement et mon respect, — parvenir à revoir ma chère Sicile, — et ce malheureux roi, mon maître, que — je brûle tant de retrouver !

FLORIZEL, se dirigeant vers la porte.

Allons, bon Camillo, — je suis pressé pour une affaire si exigeante que — je vous laisse sans cérémonie.

CAMILLO.

Seigneur, je crois — que vous avez ouï parler de mes pauvres services et de l’affection — que j’ai toujours portée à votre père.

FLORIZEL.

Certes — vous avez noblement mérité de lui. C’est pour mon père une musique — que de louer vos actes, et ce n’est pas pour lui le moindre souci — que de les récompenser autant qu’il les estime.

CAMILLO.

Eh bien, monseigneur, — puisque vous vous plaisez à croire que j’aime le roi, — et, avec lui, ce qui lui est le plus proche, c’est-à-dire — votre gracieuse personne, adoptez mon conseil, — si votre projet, médité plus mûrement, — peut être modifié. Sur mon honneur, — je vous indiquerai un lieu où vous recevrez un accueil — digne de votre altesse, où vous pourrez — posséder votre maîtresse, que rien, je le vois, — ne peut séparer de vous, si ce n’est — votre ruine, dont les cieux nous préservent ! Là vous l’épouserez, — et, pendant votre absence, je tâcherai, par tous les efforts, — d’apaiser le mécontentement de votre père, — et de le ramener à la bienveillance.

FLORIZEL.

Comment, Camillo, — pourrais-tu faire cela ? Ce serait presque un miracle. — Parle, que je voie en toi plus qu’un homme, — et que je t’accorde à jamais ma confiance !

CAMILLO.

Avez-vous décidé — le lieu où vous vous dirigerez ?

FLORIZEL.

Pas encore. — Un incident imprévu étant coupable — de notre aventureux départ, nous nous considérons — comme les esclaves de la chance, comme des mouches — à tout vent qui souffle !

CAMILLO.

Alors écoutez-moi. — Si vous ne voulez pas renoncer à votre projet, — si vous êtes décidé à fuir, faites voile pour la Sicile. — Et là présentez-vous, présentez votre belle princesse, — (car je vois qu’elle le sera) au roi Léonte ; — elle sera vêtue comme il convient — à la compagne de votre lit. Il me semble voir déjà — Léonte vous recevant à bras ouverts, avec une cordialité — mouillée de larmes ; te demandant pardon à toi, le fils, — comme au père en personne ; baisant les mains — de votre jeune princesse ; partagé — entre ses duretés et sa tendresse ; chassant — les unes aux enfers, et faisant grandir l’autre — plus vite que le temps ou la pensée !

FLORIZEL.

Digne Camillo, — pour colorer ma visite, quel prétexte — lui donnerai-je ?

CAMILLO.

Que vous êtes envoyé par le roi votre père — pour le saluer et lui offrir des condoléances. — Quant à la conduite que vous devrez tenir envers lui, — quant aux choses que vous devrez lui confier, comme de la part de votre père, — sur des secrets connus de nous trois seuls, je vous mettrai tout cela par écrit ; en vous indiquant de point en point ce qu’à chaque entrevue — vous aurez à lui dire ; en sorte qu’il ne pourra s’empêcher de croire — que vous avez toute la confiance de votre père — et que vous parlez du fond de son cœur.

FLORIZEL.

Je vous suis obligé : — cet avis-là est fécond.

CAMILLO.

Cela vaut bien mieux — que de vous élancer à l’aventure, — sur des eaux inexplorées, vers des rivages perdus, avec la certitude — d’une foule de misères, sans espérances pour vous secourir, — que celles qui vous échapperont, aussitôt que saisies ; — ayant pour certitude suprême vos ancres qui — pourront, tout au plus, vous faire rester — où vous serez découragés d’être. D’ailleurs, vous le savez, la prospérité est le lien véritable de l’amour, — dont le teint délicat et le cœur même — s’altèrent avec le malheur.

PERDITA.

Cela est vrai à moitié ; — le malheur, je le crois, peut flétrir le visage, — mais non corrompre les sentiments.

CAMILLO.

Oui-dà ! c’est ainsi que vous parlez ! — Je doute que d’ici à sept ans il naisse chez votre père — une autre fille comme vous !

FLORIZEL.

Mon bon Camillo, — elle est aussi supérieure par le mérite — qu’inférieure à nous par la naissance.

CAMILLO.

Je ne puis dire que c’est dommage — qu’elle manque d’instruction ; car elle semble en remontrer — à ceux qui enseignent.

PERDITA.

Pardon, monsieur ! — Je vous rougis mes remercîments.

FLORIZEL.

Ma jolie Perdita !… — Hélas, sur quelles épines nous marchons !… Camillo, — sauveur de mon père et maintenant le mien, — médecin de notre maison, comment allons-nous faire ? — Nous ne sommes pas équipé comme doit l’être un fils de Bohême, — et nous ne pourrons paraître en Sicile…

CAMILLO.

Monseigneur, — n’ayez aucune inquiétude à cet égard. Vous savez, je pense, que ma fortune — est toute dans ce pays-là : j’aurai soin — que vous soyez royalement costumé, comme si — vous jouiez une scène de moi ! Par exemple, seigneur, — pour vous prouver que vous ne manquerez de rien, un mot.

Camillo, Florizel et Perdita se retirent à l’écart.
Entre Autolycus.
AUTOLYCUS.

Ah ! ah ! quelle folle que l’honnêteté ! et la confiance, sa sœur jurée, quelle simple créature ! J’ai vendu tout mon clinquant : pierre fausse, ruban, verre, pot d’ambre, broche, carnet, ballade, couteau, cordonnet, gants, lacet de soulier, bracelet, bague de corne. Rien ne me reste pour empêcher ma balle de jeûner. Ils s’étouffaient à qui m’achèterait le premier, comme si mes bibelots étaient sanctifiés et valaient une bénédiction à l’acheteur ! Par ce moyen j’ai vu quelles étaient les bourses de meilleure mine ; et ce que j’ai vu, je m’en suis souvenu pour mon profit. Mon paysan, à qui il ne manque que peu de chose pour être un homme raisonnable, était tellement amoureux de la chanson de ces filles, qu’il n’a pas voulu remuer une patte avant d’avoir eu l’air et les paroles. Ce qui a attiré à moi le reste du troupeau, si bien que chacun est devenu tout oreille. Vous auriez pu pincer une jupe, sans que nulle le sentît ; rien n’était plus facile que de soutirer une bourse d’une braguette. J’aurais pu subtiliser des clefs attachées à des chaînes. On n’avait plus d’ouïe, plus de sens, que pour la chanson de monsieur, et plus d’admiration que pour ce néant ! Aussi ai-je profité de cette léthargie pour vider et couper la plupart des bourses en fête ; et, si le vieux n’était pas survenu en clabaudant contre sa fille et le fils du roi, et n’avait pas effaré mes pigeons, je n’aurais pas laissé une bourse en vie dans toute l’armée.

Camillo, Florizel et Perdita reviennent sur le devant de la scène.
CAMILLO, à Florizel.

— Oui, mais mes lettres, étant par ce moyen arrivées — en même temps que vous, dissiperont ce doute.

FLORIZEL.

— Et celles que le roi Léonte vous répondra…

CAMILLO.

— Satisferont votre père.

PERDITA.

Puissiez-vous réussir ! — Tout ce que vous dites me paraît bien.

CAMILLO, apercevant Autolycus.

Qui avons-nous là ? — Servons-nous de cet homme ; n’omettons rien — de ce qui peut nous aider. —

AUTOLYCUS, à part.

S’ils m’ont entendu tout à l’heure, gare la potence !

CAMILLO.

— Eh bien, mon brave, pourquoi trembles-tu ainsi ? Ne crains rien, l’ami ; on ne te veux pas de mal.

AUTOLYCUS.

Je suis un pauvre garçon, monsieur.

CAMILLO.

Continue de l’être ; personne ne t’enlèvera ce privilége-là. Pour l’extérieur, au moins, de ta pauvreté, nous allons faire avec toi un échange : déshabille-toi donc sur-le-champ (tu vois que la chose est pressée), et change de vêtements avec ce gentilhomme. Quoique déjà le profit ne soit pas de son côté, pourtant tu auras encore quelque chose par-dessus le marché.

Il lui donne sa bourse.
AUTOLYCUS.

Je suis un pauvre garçon, monsieur…

À part.

Je vous reconnais bien, allez !

CAMILLO.

Voyons, dépêche, je t’en prie : ce gentilhomme est déjà à demi dépouillé.

AUTOLYCUS.

Parlez-vous sérieusement, monsieur ?…

À part.

Je flaire la malice.

FLORIZEL.

Dépêche, je t’en prie.

AUTOLYCUS.

Il est vrai que j’ai reçu des arrhes ; mais en conscience je ne puis pas les garder.

CAMILLO.

— Déboucle ! Déboucle !

Florizel et Autolycus échangent leurs vêtements. À Perdita.

— Fortunée princesse, puisse ma prophétie — s’accomplir pour vous ! Retirez-vous — sous quelque abri : prenez le chapeau de votre amant, et enfoncez-le sur vos sourcils ; enveloppez-vous le visage ; défaites vos vêtements, et autant que possible, déguisez — les allures de votre sexe, afin de pouvoir — (car je crains pour vous les regards) vous rendre à bord — sans être reconnue.

PERDITA.

Je le vois, la pièce est arrangée de façon — que je dois y jouer un rôle.

CAMILLO.

C’est indispensable…

À Florizel.

— Avez-vous fini, là ?

FLORIZEL.

Si maintenant je rencontrais mon père, — il ne m’appellerait pas son fils.

CAMILLO, à Florizel.

Ah ! ne gardez pas — votre chapeau. Venez, madame, venez…

À Autolycus.

Adieu, mon ami.

AUTOLYCUS.

Adieu, monsieur.

FLORIZEL.

— Perdita, qu’allions — nous oublier tous deux ! — Un mot, je vous prie.

Il la prend à part.
CAMILLO.

— La première chose que je vais faire sera d’informer le roi — de leur évasion et de la direction qu’ils ont prise. — J’espère ainsi, par mon influence, — l’entraîner à leur suite, et, en l’accompagnant, — regagner la Sicile que — j’ai un désir tout féminin de revoir.

FLORIZEL.

Que la fortune nous seconde ! — Ainsi, Camillo, nous nous dirigeons vers le rivage.

CAMILLO.

— Le plus vite sera le mieux, —

Florizel, Perdita et Camillo sortent.
AUTOLYCUS.

Je comprends l’affaire, je l’entends : avoir l’oreille ouverte, l’œil vif et la main leste, est chose nécessaire pour un coupe-bourse ; un bon nez est également requis pour flairer de la besogne aux autres sens. Ce temps-ci est, je le vois, celui où l’homme déshonnête prospère.

Observant ses habits.

Quel beau marché je faisais déjà sans le pot de vin !…

Pesant la bourse.

Et quel beau pot de vin j’ai là par-dessus le marché !… Pour sûr, les dieux sont cette année de connivence avec nous, et nous pouvons nous attendre à toutes les surprises. Le prince lui-même est occupé d’une œuvre d’iniquité : il se dérobe de chez son père, en traînant sa chaîne sur ses talons. Si je ne croyais pas que c’est un acte honnête d’en informer le roi, je le ferais sur-le-champ : mais je trouve plus de coquinerie à cacher la chose, et en cela je suis fidèle à ma profession…

Entrent le Clown et le Berger.

Rangeons-nous, rangeons-nous ! Voici encore de la besogne pour une cervelle active. Il n’est pas de ruelle, de boutique, d’église, de session et de pendaison qui ne donne du travail à l’homme industrieux.

LE CLOWN, au berger.

Voyez, voyez, quel homme vous êtes à présent ! Il n’y a pas d’autre ressource que de déclarer au roi que c’est un enfant trouvé, et qu’elle n’est pas de votre chair et de votre sang.

LE BERGER.

Un mot seulement !

LE CLOWN.

Un mot seulement !

LE BERGER.

Continue, alors.

LE CLOWN.

Étant avéré qu’elle n’est pas de votre chair et de votre sang, votre chair et votre sang n’ont pas offensé le roi ; et alors votre chair et votre sang ne doivent plus être punis par lui. Montrez-lui tous les objets que vous avez trouvés autour d’elle, tous les signes de reconnaissance, tous excepté ceux qu’elle porte sur elle. Cela fait, vous pouvez, je vous le garantis, laisser chanter la loi.

LE BERGER.

Je dirai tout au roi, tout, mot pour mot ; je lui dirai aussi les fredaines de son fils qui, je puis le déclarer, ne s’est conduit en honnête homme ni envers son père ni envers moi, en cherchant à me faire beau-frère du roi.

LE CLOWN.

Beau-frère ! c’est bien le moins que vous pouviez lui être ! et alors votre sang serait devenu plus cher de je ne sais combien l’once.

AUTOLYCUS, à part.

Bien raisonné, pantins !

LE BERGER, prenant un paquet.

Eh bien, allons trouver le roi ; il y a dans ce fardeau-là de quoi lui faire gratter la barbe.

AUTOLYCUS, à part.

Je ne sais quel obstacle cette dénonciation peut faire à l’évasion de mon jeune maître.

LE CLOWN.

Je souhaite de tout cœur qu’il soit au palais.

AUTOLYCUS.

Bien que je ne sois pas naturellement honnête, je puis quelquefois l’être par hasard… Rentrons en poche mon excroissance de colporteur.

Il enlève sa fausse barbe, puis s’avance vers les deux bergers.

Eh bien ! rustres, où allez-vous ainsi ?

LE BERGER.

Au palais, ne déplaise à votre révérence.

AUTOLYCUS.

Vous avez là des affaires ? Lesquelles ? avec qui ? que contient ce paquet ? le lieu de votre demeure ? votre nom ? votre âge ? votre avoir ? votre condition ? Tout ce qu’il importe de savoir sur vous, déclarez-le !

LE CLOWN.

Nous sommes des gens fort doux, seigneur.

AUTOLYCUS.

Un mensonge ! vous êtes rudes et poilus ! Je ne veux pas qu’on me mente. Le mensonge, c’est bon pour les marchands qui trop souvent nous trompent, nous autres hommes de guerre. Et nous, ce n’est pas avec une pointe d’acier, mais en argent monnoyé que nous les payons ! Aucun danger qu’ils nous donnent même un démenti pour rien !

LE CLOWN.

Votre révérence allait nous en donner un, si elle ne s’était pas fort poliment reprise.

LE BERGER.

Ne vous déplaise, seigneur, êtes vous de la cour ?

AUTOLYCUS.

Qu’il m’en déplaise ou non, je suis un courtisan. Ne vois-tu pas un air de cour dans ces plis ? Mon pas n’a-t-il pas une mesure de cour ? Ton nez ne perçoit-il pas une odeur de cour ? Est-ce que je ne réfléchis pas sur ta bassesse un dédain de cour ? Crois-tu, parce que je t’insinue de me confier ta situation, que je ne suis pas un courtisan ? Je suis un courtisan de pied en cap, et je puis à mon gré pousser ou contrarier tes affaires à la cour. Voilà pourquoi je te somme de me les faire connaître.

LE BERGER.

C’est au roi, monsieur, que j’ai affaire.

AUTOLYCUS.

Quel trucheman as-tu près de lui ?

LE BERGER.

Je ne sais pas, ne vous déplaise.

LE CLOWN, bas au berger.

Trucheman est l’expression de cour pour dire faisan ; répondez que vous n’en avez pas.

LE BERGER.

Je n’en ai pas, monsieur ; je n’ai ni faisan, ni coq, ni poule.

AUTYLOCUS.

— Que nous sommes heureux, nous autres, de ne pas être des gens simples ! — Et cependant la nature aurait pu me faire naître comme eux ! — Aussi, ne faisons pas le dédaigneux ! —

LE CLOWN, au berger.

Ce ne peut être qu’un grand courtisan.

LE BERGER.

Ses vêtements sont riches, mais il ne les porte pas élégamment.

LE CLOWN.

Il me paraît d’autant plus noble qu’il est plus fantasque ; c’est un grand personnage, je vous le garantis ; je reconnais cela à ce qu’il se cure les dents.

AUTOLYCUS, au berger.

— Et ce paquet-là ! qu’y a-t-il dans ce paquet-là ? — Pourquoi ce coffre ? —

LE BERGER.

Monsieur, il y a dans ce paquet et dans ce coffre des secrets qui ne doivent être connus que du roi, et qu’il va connaître avant une heure, si je puis parvenir à lui parler.

AUTOLYCUS.

Vieillesse, tu as perdu tes peines.

LE BERGER.

Pourquoi, monsieur ?

AUTOLYCUS.

Le roi n’est pas au palais ; il est allé à bord d’un vaisseau neuf pour purger sa mélancolie et prendre l’air ; car si tu es accessible aux choses sérieuses, tu dois savoir que le roi est plein de douleur.

LE BERGER.

C’est ce qu’on dit, monsieur, à propos de son fils qui voulait épouser la fille d’un berger.

AUTOLYCUS.

Si ce berger n’est pas sous la main de la justice, qu’il se sauve vite. Les supplices qu’il subira, les tortures qu’il endurera, briseraient l’échine d’un homme et le cœur d’un monstre.

LE CLOWN.

Croyez-vous, monsieur ?

AUTOLYCUS.

Ce n’est pas lui seul qui souffrira tout ce que l’imagination peut créer de douloureux et la vengeance, d’amer. Tous ceux qui lui sont parents, fût-ce au cinquantième degré, défileront sous la corde du bourreau ; c’est grand dommage, mais c’est nécessaire. Un vieux chenapan ! un rabatteur de brebis ! un éleveur de béliers ! vouloir que sa fille passe Altesse ! Il en est qui disent qu’il sera lapidé ; mais cette mort-là est trop douce pour lui, je le dis, moi. Traîner notre trône dans un parc à moutons ! C’est trop peu de toutes les morts, et la plus cruelle est trop douce.

LE CLOWN.

Est-ce que ce vieux-là a jamais eu un fils, monsieur ? L’avez-vous ouï dire, s’il vous plaît, monsieur ?

AUTOLYCUS.

Il a un fils qui sera écorché vif ; puis, enduit de miel et placé sur un nid de guêpes où il sera maintenu jusqu’à ce qu’il soit plus qu’aux trois quarts mort ; puis, ranimé avec de l’eau-de-vie ou toute autre boisson brûlante ; puis, tout saignant, au jour le plus chaud que l’almanach prédit, il sera exposé contre un mur de brique, le soleil dardant sur lui son regard méridional, jusqu’à ce qu’il se voie mangé à mort par les mouches. Mais à quoi bon causer de ces gueux, de ces traîtres dont les tourments doivent nous faire sourire, tant leur crime est capital ! dites-moi (car vous semblez être de francs honnêtes gens) ce que vous voulez au roi. Pour peu que je reçoive des marques convenables de considération, je vous conduirai à bord, auprès du roi, je lui présenterai vos personnes, et je lui murmurerai deux mots en votre faveur. S’il est un homme, après le roi, capable de faire réussir vos demandes, cet homme est devant vous.

LE CLOWN, bas au berger.

Il semble avoir une grande autorité ; approchez-vous de lui, donnez-lui de l’or. Quoique le pouvoir soit un ours mal léché, souvent avec de l’or on le mène par le bout du nez : montrez l’intérieur de votre bourse à l’intérieur de sa main, et plus d’inquiétude ! Rappelez-vous : lapidé et écorché vif.

LE BERGER, à Autolycus.

Si vous daignez, monsieur, vous charger de notre affaire, voici de l’or que j’ai sur moi ; je puis encore m’en procurer autant, et laisser ce jeune homme en gage jusqu’à ce que je vous aie remis toute la somme.

AUTOLYCUS.

Ce sera quand j’aurai fait ce que j’ai promis ?

LE BERGER.

Oui, monsieur.

AUTOLYCUS.

C’est bon ; donnez-moi toujours la moitié…

Il empoche l’or que lui donne le berger. Au Clown.

Êtes-vous engagé dans l’affaire ?

LE CLOWN.

Jusqu’à un certain point, monsieur ; mais, quoique mon cas soit assez pitoyable, j’espère ne pas être écorché vif.

AUTOLYCUS.

Oh ! c’est le cas du fils du berger. Qu’on me pende, si l’on ne fait pas de lui un exemple !

LE CLOWN.

Voilà qui est rassurant, bien rassurant. Allons trouver le roi, et montrons-nous à lui sous une nouvelle figure ; il faut qu’il sache qu’elle n’est ni votre fille, ni ma sœur : nous sommes perdus autrement… Monsieur, je vous donnerai autant que ce vieillard quand l’affaire sera faite, et je vous resterai en gage, comme il le dit, jusqu’à ce que vous ayez tout reçu.

AUTOLYCUS.

Je vous fait crédit. Marchez en avant vers le rivage ; prenez à droite ; je vais jeter un coup-d’œil par-dessus la haie, et je vous suis.

LE CLOWN.

Cet homme est pour nous une bénédiction, je puis le dire, une vraie bénédiction.

LE BERGER.

Marchons en avant, ainsi qu’il nous le dit ; il a été envoyé pour nous sauver.

Le berger et le clown sortent.
AUTOLYCUS.

Eussé-je envie d’être honnête, je vois que la fortune ne le souffrirait pas ; elle me met le butin dans la bouche. Me voici en ce moment favorisé d’une double chance : de l’or, et une occasion de rendre service au prince mon maître ? Et qui sait combien cela peut aider à mon avancement ? Je vais mener à son bord ces deux taupes, ces deux aveugles ; s’il trouve bon de les remettre à terre, s’il juge que la supplique qu’ils veulent présenter au roi ne le concerne en rien, qu’il me traite de coquin, s’il le veut, pour m’apprendre à faire ainsi l’officieux ! Je suis à l’épreuve de cette épithète et de toute la honte qui s’y attache. Je vais les présenter au prince, cela peut avoir son importance.

Il sort.

SCÈNE XII.
[La Sicile. Dans le palais du roi.]
Entrent Léonte, Cléomène, Dion, Pauline, des courtisans.
CLÉOMÈNE, à Léonte.

Seigneur, vous avez assez fait ; vous avez acquitté — la sainte dette de la douleur ; vous n’avez pas commis une faute — que vous n’ayez rachetée ; vous avez vraiment, — par votre pénitence, plus que compensé vos erreurs. Enfin, — faites ce qu’ont fait les cieux, oubliez votre mal ; — pardonnez-vous comme ils vous pardonnent.

LÉONTE.

Tant que j’aurai souvenir — d’elle et de ses vertus, je ne pourrai cesser — d’y voir pour moi autant de flétrissures et de songer — au tort que je me suis fait à moi-même, — en laissant mon royaume sans héritier, et en — causant la mort de la plus suave compagne dont jamais homme — ait pu concevoir ses espérances !

PAULINE.

C’est vrai, trop vrai, monseigneur. — Quand vous épouseriez une à une toutes les filles du monde, — quand à chacune d’elles vous prendriez une beauté — pour en faire une femme parfaite, celle que vous avez tuée — serait encore incomparable,

LÉONTE.

Je le crois. Tuée ! — Celle que j’ai tuée ! Oui, j’ai fait cela, mais tu me frappes — cruellement de me le dire : ce reproche est aussi amer — dans ta bouche que dans ma pensée. À présent, sois bonne, — ne me dis cela que rarement.

CLÉOMÈNE.

Ne le dites jamais, madame. — Vous auriez pu dire mille choses — plus opportunes, et qui eussent fait — plus d’honneur à votre bonté !

PAULINE.

Vous êtes un de ceux — qui souhaitent de le voir remarié.

DION.

Si vous ne le souhaitez pas, — c’est que vous n’avez aucun respect pour l’État, ni pour le souvenir — de sa souveraine ; vous songez peu — aux dangers qui, si le roi ne laisse pas d’héritier, — peuvent fondre sur son royaume et dévorer — les générations indécises. Quoi de plus pieux — que de se réjouir de la béatitude où est désormais la feue reine ? — Quoi de plus pieux, pour raffermir la royauté, — pour rassurer le présent et sauver l’avenir, — que de faire ramener le bonheur dans le lit de sa majesté — par quelque douce compagne ?

PAULINE.

Aucune n’en est digne, — après celle qui n’est plus. D’ailleurs les dieux — veulent que leurs mystérieux desseins s’accomplissent. — Le divin Apollon n’a-t-il pas déclaré, — n’est-ce pas là la teneur de son oracle, — que le roi Léonte n’aura pas d’héritier — avant que l’enfant perdu soit retrouvé ? Espérer qu’il le sera, — c’est pour notre raison humaine chose aussi monstrueuse — que de s’attendre à voir mon Antigone ouvrir sa tombe — et revenir auprès de moi, lui, qui, j’en suis sûre, — a péri avec l’enfant. Vous, vous êtes d’avis — que le roi fasse résistance aux cieux, — et s’oppose à leur volonté.

À Léonte.

Ne vous souciez pas de postérité ; — la couronne trouvera toujours un héritier. Le grand Alexandre — laissa la sienne au plus digne ; et par là son successeur — eut grande chance d’être le meilleur.

LÉONTE.

Bonne Pauline, — qui as pour la mémoire d’Hermione, — je le sais, tant de vénération, oh ! que ne me suis-je toujours — conformé à tes conseils ! En ce moment, — je contemplerais encore les yeux tout grands ouverts de ma reine, — je ravirais un trésor sur ses lèvres…

PAULINE.

En les laissant — plus précieuses, après tout ce que vous leur auriez pris !…

LÉONTE.

Tu dis vrai. — Il n’est plus de femmes pareilles ; donc, plus de mariage. — Moi, choisir une femme qui ne la vaudrait pas — et la traiter mieux qu’elle ! cela suffirait pour que son esprit sanctifié — reprît possession de son corps et revînt, sur ce théâtre — où nous paraissons, nous autres coupables, me jeter ce cri d’une âme ulcérée : « Pourquoi fus-tu moins tendre pour moi ? »

PAULINE.

Si elle avait ce pouvoir, — elle aurait raison d’agir ainsi.

LÉONTE.

Elle l’aurait, et elle m’animerait — à tuer celle que j’aurais épousée.

PAULINE.

J’en ferais autant ; — si j’étais son ombre errante, je vous sommerais de considérer — la physionomie de cette femme et de me dire pour quel attrait grossier — vous l’auriez choisie ; alors je crierais si fort que vos oreilles même — en seraient déchirées ; et les mots qui suivraient — seraient : Souviens-toi de moi !

LÉONTE.

Ses yeux étaient des astres, de vrais astres, — et tous les autres ne sont que de vrais charbons éteints ! — Ne crains pas pour moi une autre femme ; — je n’en aurai plus, Pauline.

PAULINE.

Voulez-vous jurer — de ne jamais vous marier, si ce n’est de mon libre consentement ?

LÉONTE.

— Jamais, Pauline, je le jure sur le salut de mon âme !

PAULINE, aux courtisans.

— Ainsi, messeigneurs, soyez témoins de son serment.

CLÉOMÈNE.

— Vous l’engagez à une trop rude épreuve.

PAULINE.

À moins qu’une autre femme, — aussi semblable à Hermione qu’un vivant portrait, — ne s’offre à son regard.

CLÈOMÈNE.

Bonne madame !

PAULINE.

J’ai fini.

À Léonte.

— Pourtant si monseigneur veut se marier, si vous le voulez, — si votre volonté est irrémédiable, donnez-moi pour office — de vous choisir une reine ; elle ne sera pas aussi jeune — que l’était la première ; mais elle sera telle — que, si l’ombre de la feue reine revenait, elle se réjouirait — de la voir dans vos bras.

LÉONTE.

Ma fidèle Pauline, — nous ne nous marierons que quand tu nous le diras.

PAULINE.

Ce — sera quand votre première reine ressuscitera ; jusque-là, jamais !

Entre un gentilhomme.
LE GENTILHOMME.

— Quelqu’un qui se donne pour le prince Florizel, — fils de Polixène, accompagné d’une princesse, — la plus belle que j’aie jamais vue, demande accès — auprès de votre altesse.

LÉONTE.

Que signifie cela ? Il ne se présente pas — comme il sied au rang de son père : son arrivée, — si imprévue et si brusque, nous annonce — que cette visite n’est pas régulière, mais nécessitée — par une force majeure ou par un accident. Quel est son train ?

LE GENTILHOMME.

Peu de gens, — et tous de piteuse apparence.

LÉONTE.

La princesse avec lui, dites-vous ?

LE GENTILHOMME.

— Oui ; et c’est à mon avis le plus incomparable morceau de terre — sur lequel le soleil ait jamais rayonné.

PAULINE.

Hermione ! — Le présent s’exalte — au-dessus d’un passé supérieur à lui ; aussi faut-il que ta tombe — cède le pas à ce qui se voit aujourd’hui.

Au gentilhomme.

Vous-même, monsieur, — vous avez dit (hélas ! vos louanges — sont maintenant plus froides que leur sujet même !) vous avez écrit qu’Elle n’avait jamais été, — qu’elle ne serait jamais égalée. C’est ainsi qu’autrefois votre poésie — épanchait ses flots en l’honneur de sa beauté ; et aujourd’hui, quel reflux douloureux ! — Vous prétendez en avoir vu une plus accomplie !

LE GENTILHOMME.

Pardon, madame ! — L’une, je l’avais presque oubliée, pardon ! — Quant à l’autre, une fois votre regard conquis, — elle obtiendra aussi votre voix. C’est une créature telle — que voulût-elle fonder une secte, elle pourrait éteindre la ferveur — de toutes les autres croyances, et faire des prosélytes — de tous ceux à qui elle dirait seulement de la suivre.

PAULINE.

Quoi ? même des femmes ?

LE GENTILHOMME.

— Les femmes l’aimeront de ce qu’elle est une femme — au-dessus de tous les hommes ; les hommes de ce qu’elle est — la plus rare de toutes les femmes.

LÉONTE.

Allez Cléomène ; — et vous-même, accompagné de vos nobles amis, amenez-les dans nos bras.

Cléomène sort avec les courtisans et le gentilhomme.

C’est toujours bien étrange — qu’il vienne ainsi nous surprendre !

PAULINE.

Si notre jeune prince, — la perle des enfants, vivait à cette heure, il rivaliserait — avec celui-ci ; il n’y avait pas un mois de différence — entre leurs naissances.

LÉONTE, à Pauline.

Je t’en prie, assez ! Tu sais — qu’il meurt pour moi chaque fois qu’on en parle. Sans doute, — quand je vais voir ce gentilhomme, tes paroles — vont m’entraîner à des réflexions capables — de m’ôter la raison… Les voici !

Entrent Cléomène, Florizel, Perdita et les courtisans.
LÉONTE, continuant à Florizel.

— Votre mère a été bien fidèle au lit nuptial, prince ; — car elle a reproduit votre royal père, — en vous concevant. Si je n’avais que vingt et un ans, — l’image de votre père est si bien frappée en vous, — vous avez si bien son air, que je vous appellerais mon frère, — comme je l’appelais, et que je vous parlerais de quelque espièglerie — commise par nous jadis. Vous êtes le très-bienvenu, ainsi que votre belle princesse, une déesse ! Hélas ! — j’ai perdu un couple qui, s’il avait pu apparaître — ainsi entre le ciel et la terre, eût enfanté la surprise — autant que vous, gracieux couple ! Et puis j’ai perdu, — toujours par ma propre folie, la société, — l’amitié de votre brave père… Ah ! — tout accablé de misère que je suis, je demande à la vie — de me laisser le voir encore une fois.

FLORIZEL.

C’est d’après son commandement — que j’ai abordé ici en Sicile, et je vous apporte — de sa part tous les compliments qu’un roi ami — peut envoyer à son frère ; si l’infirmité, — qui accompagne l’âge, n’avait quelque peu diminué — les forces nécessaires à son désir, il aurait lui-même — traversé les terres et les mers qui séparent son trône du vôtre, — rien que pour vous voir ; vous qu’il aime, — il m’a chargé de vous le dire, plus que tous les sceptres, — et que tous ceux qui les portent !

LÉONTE.

Ô mon frère ! — bon gentilhomme ! les torts que j’ai eus envers toi agitent — de nouveau ma conscience ; et tes procédés, — si exceptionnellement bienveillants, sont comme les accusateurs — de ma négligence prolongée !… Soyez le bienvenu ici — autant que l’est le printemps à la terre !

Désignant Perdita.

Léonte a-t-il donc aussi — exposé cette merveille aux dangereux, — ou tout au moins aux incivils traitements du redoutable Neptune, — pour venir saluer un homme qui ne vaut pas qu’elle se donne tant de peines, encore moins — qu’elle expose pour lui sa personne ?

FLORIZEL.

Mon bon seigneur, — elle arrive de la Libye.

LÉONTE.

Où le belliqueux Smalus, — ce noble et illustre seigneur, est craint et aimé ?

FLORIZEL.

— C’est de ses États, sire, que nous venons ; nous l’avons quitté, — proclamant par ses larmes qu’elle était bien sa fille, celle dont il se séparait ! C’est de là — que, secondés par un bon vent du sud, nous nous sommes dirigés ici, — pour exécuter l’ordre que m’avait donné mon père, — de visiter votre altesse. — J’ai renvoyé de vos côtes la meilleure partie de mes gens ; — ils retournent en Bohême pour y annoncer — mon succès en Libye, sire, — ainsi que mon heureuse arrivée et celle de ma femme — au pays où nous sommes.

LÉONTE.

Que les dieux bienheureux — purgent notre atmosphère de tous miasmes, tandis que vous — resterez dans ces climats ! vous avez pour père un saint homme, — un gracieux seigneur, envers qui, — toute sacrée qu’est sa personne, j’ai commis un péché ; — pour m’en punir, les cieux irrités — m’ont laissé sans enfant ; tandis que lui, par une bénédiction — qu’il a méritée du ciel, il a eu en vous un fils — digne de ses vertus. Quel bonheur pour moi, — si je pouvais en ce moment contempler un fils et une fille, — aussi beaux que vous deux !

Entre un seigneur.
LE SEIGNEUR.

Très-noble sire, — ce que je vais annoncer passerait toute croyance, — si la preuve n’en était pas si proche. Permettez, illustre sire : — le roi de Bohême me charge de vous saluer, — et demande que vous fassiez arrêter son fils qui, — au mépris de son rang et de ses devoirs, — s’est dérobé à son père et à son avenir, en compagnie — de la fille d’un berger.

LÉONTE.

Où est le roi de Bohême ? parle !

LE SEIGNEUR.

— Ici, dans la ville. Je le quitte à l’instant. — Je parle avec un désordre que justifient — ma surprise et mon message. Tandis qu’il marchait en hâte — vers votre cour, à la poursuite, sans doute. — de ce beau couple, il a rencontré en route — le père et le frère de cette prétendue princesse, — qui tous deux auraient quitté leur pays — avec ce jeune prince.

FLORIZEL.

Camillo m’a trahi, — lui dont, l’honneur et l’honnêteté avaient, jusqu’ici, — résisté à toutes les tempêtes.

LE SEIGNEUR.

Vous pouvez l’accuser en face ; — il est avec le roi, votre père.

LÉONTE.

Qui ? Camillo ?

LE SEIGNEUR.

— Camillo, seigneur ; je lui ai parlé. Il est en train — d’interroger ces pauvres gens. Jamais je n’ai vu — misérables trembler ainsi ; ils s’agenouillent, baisent la terre, — jurent leurs grands dieux à chaque mot. — Le roi de Bohème se bouche les oreilles, et les menace — de mille morts pour une.

PERDITA.

Oh ! mon pauvre père ! — Le ciel nous a livrés à des espions ; il ne veut pas — que notre union soit célébrée.

LÉONTE.

Vous êtes mariés ?

FLORIZEL.

— Nous ne le sommes pas, seigneur, et nous n’avons pas chance de l’être. — Auparavant, je le vois, les astres auront baisé les vallées ! — On nous triche avec des dés pipés !

LÉONTE, montrant Perdita.

Monseigneur, — est-elle fille de roi ?

FLORIZEL.

Elle l’est, — dès qu’une fois elle est ma femme.

LÉONTE.

— Cette fois-là, si j’en juge par la promptitude de votre père, se fera longtemps attendre. Je suis bien fâché, — bien fâché que vous ayez brisé avec une affection — à laquelle vous liait le devoir ; et je suis également fâché — que l’élue de votre cœur ne soit pas aussi riche de qualité que de beauté, — et digne en tout point d’être possédée par vous.

FLORIZEL, à Perdita.

Chère ! relève la tête ! — Quand la fortune, devenue notre ennemie visible, — se joindrait à mon père pour nous courir sus, elle resterait sans force — pour changer nos amours.

À Léonte.

Je vous en conjure, seigneur, — rappelez-vous le temps où vous ne deviez pas à la vie plus de jours — que je ne lui en dois, et puisse le souvenir de vos passions — faire de vous mon avocat ! À votre requête, — mon père accordera la plus précieuse grâce, comme peu de chose !

LÉONTE.

— Si cela était, je lui demanderais pour vous votre précieuse fiancée, — qu’il regarde, lui, comme si peu de chose !

PAULINE, à Léonte.

Seigneur, mon suzerain, — il y a dans vos yeux trop de jeunesse ; un mois, — avant de mourir, votre reine méritait plus ces regards d’admiration — que celle que vous contemplez à présent.

LÉONTE.

C’est à elle que je pensais — dans ma contemplation.

À Florizel.

Mais votre demande, — je n’y ai pas encore répondu : je vais au-devant de votre père ; — puisque vos désirs ne franchissent pas l’honneur, — je suis leur ami et le vôtre. Suivez-moi donc, — et observez-moi à l’œuvre. Venez, mon cher seigneur.

Tous sortent.

SCÈNE XIII.
[La Sicile. Aux abords du palais.]
Entrent Autolycus et un gentilhomme.
AUTOLYCUS.

Monsieur, dites-moi, étiez-vous présent à cette révélation.

LE GENTILHOMME.

J’étais là à l’ouverture du paquet, et j’ai entendu le vieux berger raconter la manière dont il l’avait trouvé : sur quoi, après un instant de stupéfaction, on nous a commandé à tous de quitter la salle ; seulement il m’a semblé entendre dire au berger qu’il avait trouvé l’enfant.

AUTOLYCUS.

Je serais bien heureux de savoir l’issue de tout cela.

LE GENTILHOMME.

Je vous ai fait un récit décousu de l’affaire. Mais c’étaient les changements que je remarquais chez le roi et chez Camillo qui provoquaient surtout l’étonnement. Ils semblaient, à force de se regarder l’un l’autre, s’arracher les yeux ; il y avait des paroles dans leur mutisme, un langage dans leurs gestes même ; on eût dit, à les voir, qu’ils avaient reçu la nouvelle d’un monde racheté ou d’un monde détruit. Une évidente surprise se remarquait en eux ; mais le plus habile spectateur, à en juger seulement par ses yeux, n’aurait pas pu dire si leur émotion était joie ou douleur ; à coup sûr, c’était l’excès de l’une ou de l’autre.

Entre un second gentilhomme.

Voici un gentilhomme qui peut-être en sait davantage. Quelles nouvelles, Rogero ?

SECOND GENTILHOMME.

Partout des feux de joie ! L’oracle est accompli ! la fille du roi est retrouvée ! Tant de prodiges ont éclaté depuis une heure, que les faiseurs de ballades ne pourront jamais les raconter…

Entre un troisième gentilhomme.

Voici l’intendant de madame Pauline ; il peut vous en dire davantage… Comment vont les choses, monsieur ? Cette nouvelle qu’on dit vraie ressemble tant à un vieux conte que la vérité en est fort suspecte. Est-ce que le roi a retrouvé son héritière ?

TROISIÈME GENTILHOMME.

Rien de plus vrai, s’il y eut jamais une vérité démontrée par les circonstances. Ce que vous entendez, vous jureriez le voir, tant il y a d’unité dans les preuves : le manteau de la reine Hermione ; le collier autour du cou de l’enfant ; les lettres d’Antigone trouvées avec elle, et dont l’écriture a été reconnue ; la majesté de sa personne, sa ressemblance avec sa mère ; l’air de noblesse par lequel la nature l’élève au-dessus de son apparente condition, et toutes les évidences proclament, avec une entière certitude, qu’elle est la fille du roi Léonte… Avez-vous assisté à l’entrevue des deux rois ?

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Non.

TROISIÈME GENTILHOMME.

Alors, vous avez perdu un spectacle qu’il fallait voir, un spectacle inexprimable ! Vous auriez vu une joie couronner l’autre, mais tellement que la douleur semblait prendre en pleurant son congé, car leurs joies fondaient en larmes ! Ce n’étaient que regards levés au ciel, mains tendues, et de tels désordres de physionomie qu’on ne les reconnaissait plus au visage, mais aux vêtements ! Notre roi, presque hors de lui-même dans la joie d’avoir retrouvé sa fille, comme si cette joie était devenue tout à coup un deuil, s’écrie : Oh ! ta mère ! ta mère ! puis il demande pardon au Bohémien ; puis il embrasse son gendre ; puis de nouveau il étreint sa fille à l’étouffer ; enfin il remercie le vieux berger, resté là comme un aqueduc délabré qui a vu bien des règnes. Je n’ai jamais ouï parler d’une pareille entrevue ; elle estropie le récit qui veut la suivre, et brave la description.

PREMIER GENTILHOMME.

Et qu’est devenu, je vous prie, cet Antigone qui avait emporté l’enfant ?

TROISIÈME GENTILHOMME.

C’est encore une vieille histoire qui trouverait des narrateurs quand la confiance serait éteinte et toutes les oreilles fermées : il a été mis en pièces par un ours. C’est ce qu’affirme le fils du berger : outre sa candeur, qui semble grande, ce qui garantit son récit, c’est la production du mouchoir et des bagues d’Antigone que Pauline a reconnus.

PREMIER GENTILHOMME.

Qu’est-il advenu de son navire et des gens qui l’accompagnaient ?

TROISIÈME GENTILHOMME.

Tous naufragés sous les yeux du berger, à l’instant même où a péri leur maître ; en sorte que tous les instruments qui avaient aidé à exposer l’enfant étaient déjà perdus, quand elle a été trouvée. Mais, dans l’âme de Pauline, oh ! quel noble combat entre la joie et la douleur ! Tantôt son regard est abattu par la perte de son mari, tantôt il est tourné vers le ciel à l’idée de l’oracle accompli. Elle soulève de terre la princesse et la serre dans ses bras comme si, par crainte de la perdre, elle voulait la river à son cœur !

PREMIER GENTILHOMME.

Cette scène majestueuse méritait des princes pour spectateurs, comme elle avait des rois pour acteurs.

TROISIÈME GENTILHOMME.

Un des traits les plus touchants, un trait qui a fait la pêche dans mes yeux, et en a tiré l’eau, sinon le poisson, a été, pendant le récit détaillé de la mort de la reine (franchement avouée et déplorée par le roi), l’attention de plus en plus poignante de sa fille. Après avoir donné successivement tous les signes de la douleur, elle a fini par pousser un hélas ! et, je puis le dire, par saigner des larmes ; car je suis sûr, quant à moi, que mon cœur pleurait du sang. Alors celui même qui était le plus de marbre a changé de couleur, plusieurs se sont évanouis ; tous ont sangloté ; si le monde entier avait pu voir cela, le deuil eût été universel.

PREMIER GEINTILHOMME.

Sont-ils retournés à la cour ?

TROISIÈME GENTILHOMME.

Non. On a parlé à la princesse de la statue de sa mère, qui est confiée à la garde de Pauline ; ce travail a occupé plusieurs années et vient d’être achevé par ce grand maître italien, Jules Romain, qui, s’il possédait l’éternité et s’il pouvait donner le souffle à son œuvre, ferait la besogne de la nature, tant il la singe parfaitement. Il a fait une Hermione si semblable à Hermione qu’on voudrait, dit-on, lui parler, et rester à attendre la réponse. C’est là qu’ils sont allés, tous affamés d’amour, et qu’ils veulent souper.

DEUXIÈME GENTILHOMME.

Je soupçonnais bien que Pauline avait là quelque affaire importante ; car, depuis la mort d’Hermione, elle n’a pas manqué, deux ou trois fois par jour, de visiter secrètement cette demeure isolée. Voulez-vous que nous y allions, et que nous joignions notre compagnie à la fête ?

PREMIER GENTILHOMME.

Qui donc voudrait ne pas être là, ayant le privilége d’y être admis ? À chaque coup d’œil naîtra quelque nouvelle merveille. Notre absence ferait grand tort à notre connaissance. Partons.

Les gentilshommes s’en vont.
AUTOLYCUS.

C’est à présent, si je n’avais pas sur moi l’éclaboussure de ma première existence, que les honneurs pleuvraient sur ma tête. C’est moi qui ai mené le vieux homme et son fils à bord auprès du prince ; je lui ai dit que je leur avais entendu parler d’un paquet et de je ne sais quoi encore ; mais, à ce moment-là, il était tout occupé de celle qu’il croyait la fille d’un berger et qui avait déjà un grand mal de mer ; lui-même n’était guère mieux ; de sorte que, le mauvais temps ayant continué, le mystère n’a pas été éclairci. Mais cela m’est égal ; si j’avais été le révélateur de ce secret, c’eût été une action par trop déplacée au milieu de mes autres méfaits.

Entrent le berger et le clown, splendidement vêtus.

Voici ceux à qui j’ai fait du bien sans le vouloir ; ils apparaissent déjà dans tout l’épanouissement de leur fortune.

LE BERGER, au clown.

Allons, mon gars, j’ai passé l’âge d’avoir des enfants ; mais tes fils et filles naîtront tous gentilshommes.

LE CLOWN, à Autolycus.

Charmé de vous rencontrer, monsieur. Vous avez refusé de vous battre avec moi l’autre jour, parce que je n’étais pas gentilhomme né. Voyez-vous ces habits ? Dites donc que vous ne les voyez pas, et que vous persistez à ne pas me croire gentilhomme né. Vous feriez mieux de dire que ces manteaux ne sont pas gentilshommes nés. Donnez-moi un démenti, voyons, et éprouvez si je ne suis pas à présent un gentilhomme né.

AUTOLYCUS.

Je sais que vous êtes à présent, monsieur, un gentilhomme né.

LE CLOWN.

Oui, et voilà quatre heures que je le suis à tout moment.

LE BERGER.

Et moi aussi, garçon.

LE CLOWN.

Et vous aussi. Mais j’étais gentilhomme né avant mon père ; car le fils du roi m’a pris par la main et m’a appelé frère, et alors les deux rois ont appelé mon père : frère ; et alors le prince, mon frère, et la princesse, ma sœur, ont appelé mon père : père ; et sur ce, nous avons pleuré ; et ce sont les premières larmes gentilhommières que nous ayons jamais versées.

LE BERGER.

Nous pouvons vivre assez, mon fils, pour en verser d’autres.

LE CLOWN.

Oui, certes ; autrement nous n’aurions pas de chance, dans une position aussi saugrenue que la nôtre.

AUTOLYCUS.

Je vous supplie humblement, monsieur, de me pardonner tous les torts que j’ai pu avoir envers votre révérence, et de faire de moi un bon rapport au prince, mon maître.

LE BERGER.

Je t’en prie, fais-le, mon fils ; soyons gentils à présent que nous sommes gentilshommes.

LE CLOWN, à Autolycus.

Tu réformeras ta vie ?

AUTOLYCUS.

Oui, si c’est le bon plaisir de votre révérence.

LE CLOWN.

Donne-moi ta main. Je vais jurer au prince que tu es un des bons garçons les plus honnêtes qu’il y ait en Bohême.

LE BERGER.

Vous pouvez dire ça, mais ne le jurez pas.

LE CLOWN.

Ne pas le jurer, à présent que je suis gentilhomme ! Que les rustres et les bourgeois le disent ; moi, je le jurerai.

LE BERGER.

Mais si c’est faux, mon fils ?

LE CLOWN.

Quand ce serait la chose la plus fausse, un vrai gentilhomme peut la jurer dans l’intérêt de son ami.

À Autolycus.

Je vais jurer au prince que tu es un fort gaillard de tes bras et que jamais tu ne te soûleras. Je sais bien que tu n’es pas un fort gaillard de tes bras, et que tu te soûleras ; mais n’importe ! je jurerai. Je voudrais tant que tu fusses un fort gaillard de tes bras !

AUTOLYCUS.

Je ferai mon possible pour l’être, seigneur.

LE CLOWN.

Oui, à tout prix, sois un fort gaillard. Si jamais tu oses risquer de te soûler, sans être un fort gaillard, et que je n’en sois pas étonné, n’aie plus confiance en moi… Écoutez ! Les rois et les princes, nos parents, vont voir la peinture de la reine. Allons, suis-nous ; nous serons pour toi de bons maître.

Ils s’éloignent.

SCÈNE XIV.
[Une chapelle attenant au château de Pauline.]
Entrent Léonte, Polixène, Florizel, Perdita, Camillo, Pauline, des Seigneurs et des gens de la suite du roi.
LÉONTE.

— Ô grave et bonne Pauline, quelle grande consolation — j’ai reçue de toi !

PAULINE.

Mon souverain seigneur, — si je n’ai pas toujours été bonne en action, en intention je l’ai toujours été. Tous mes services, — vous les avez amplement payés ; mais la grâce que vous me faites de visiter ma pauvre maison — avec votre frère couronné et ces deux fiancés, — héritiers de vos royaumes, — est un surcroît de faveur — que ma vie ne sera jamais assez longue pour reconnaître.

LÉONTE.

Ô Pauline ! — Cet honneur n’est pour vous qu’embarras. Nous sommes venus — pour voir la statue de la reine : en traversant — votre galerie, nous avons été charmés — des raretés qu’elle renferme ; mais nous n’avons pas aperçu — ce que ma fille est venue voir, — la statue de sa mère.

PAULINE.

Vivante, elle était sans égale ; — de même, j’en suis sûre, son image morte — surpasse tout ce que vous avez encore vu — ou tout ce que la main de l’homme a jamais fait : voilà pourquoi je la garde — seule et à part… C’est ici qu’elle est ; préparez-vous à voir — la vie parodiée aussi réellement que le fut jamais — la mort par le sommeil paisible. Regardez, et dites que c’est beau.

Elle écarte un rideau et découvre Hermione immobile comme une statue.

— J’aime votre silence, il n’atteste que mieux votre surprise. Mais parlez pourtant, vous d’abord, monseigneur ; — ne trouvez-vous pas une certaine ressemblance ?

LÉONTE.

C’est bien sa pose naturelle ! — accuse-moi, chère pierre, que je puisse dire, vraiment, — que tu es Hermione ; non, tu es elle bien plutôt — en ne m’accusant pas ; car elle était aussi douce — qu’enfance et grâce !… Mais cependant, Pauline, — Hermione n’avait pas tant de rides, elle n’était pas — aussi âgée qu’elle le paraît ici.

POLIXÈNE.

Oh ! non, à beaucoup près.

PAULINE.

— Le génie du statuaire n’en est que plus grand : — il l’a vieillie de seize ans et l’a représentée telle — que si elle vivait encore.

LÉONTE.

Oui, si elle vivait encore, — offrant à mes yeux un spectacle aussi consolant que celui-ci — est cruel pour mon âme ! Oh ! elle avait cette attitude, — cette animation majestueuse, animation aussi pleine de chaleur alors, — qu’elle est glacée ici, quand pour la première fois je lui fis ma cour ! — Je suis interdit ! ne vous semble-t-il pas que cette pierre me reproche — d’avoir été plus pierre qu’elle ? Oh ! royal chef-d’œuvre ! — il y a dans ta majesté une magie qui — évoque toutes mes fautes dans ma mémoire et — enlève ses esprits à ta fille stupéfaite, — et pétrifiée autant que toi !

PERDITA, se mettant à genoux.

Laissez-moi faire, — et ne dites pas que c’est une superstition, si — je m’agenouille et si j’implore sa bénédiction… Madame ! — Reine chérie ! Vous qui avez fini la vie quand je la commençais à peine, — donnez-moi votre main à baiser !

PAULINE.

Oh ! patience ! — la statue est tout nouvellement fixée, et la couleur — n’est pas sèche.

CAMILLO, à Léonte.

Monseigneur, votre douleur est une plaie trop vive, — sur laquelle seize hivers ont vainement soufflé, — et que seize étés n’ont pu sécher : à peine est-il de joie — qui ait vécu si longtemps ; il n’est pas de douleur — qui ne se soit tuée bien plus tôt.

POLIXÈNE.

Mon cher frère, — permettez que celui qui fut cause de ceci ait le pouvoir — de diminuer votre chagrin de toute la part — qu’il y prend lui-même.

PAULINE.

En vérité, monseigneur, — si j’avais pensé que la vue de ma pauvre statue — (car elle est à moi), vous ferait cet effet, — je ne vous l’aurais pas montrée.

LÉONTE.

Ne tirez pas le rideau.

PAULINE.

— Il ne faut plus que vous la regardiez : peut-être — tout à l’heure vous figureriez-vous qu’elle se meut.

LÉONTE.

Soit ! soit ! — Je voudrais être mort, n’était que déjà il me semble… — Qui est-ce qui a fait cela ?… Voyez, monseigneur ! — ne croiriez-vous pas que cela respire, et que ces veines — contiennent vraiment du sang ?

POLIXÈNE.

C’est fait magistralement ! — La vie même semble toute chaude sur ces lèvres.

LÉONTE.

— La fixité de ce regard a je ne sais quel mouvement, — suprême moquerie de l’art !

PAULINE.

Je vais tirer le rideau ; — monseigneur est à ce point transporté — qu’il croira tout à l’heure que cela vit !

LÉONTE.

Oh ! douce Pauline, — fais-le-moi croire pendant vingt ans de suite : — toutes les froides raisons du monde ne valent pas — le bonheur de cette folie-là. Laisse-moi voir !

PAULINE.

— Je suis fâchée, seigneur, de vous avoir tant ému, et je craindrais — de vous affliger davantage.

LÉONTE.

Continue, Pauline ; — car cette affliction m’est aussi douce — que la consolation la plus cordiale !… Pourtant il me semble — qu’il vient d’elle un souffle… Quel ciseau superbe — a jamais pu tailler une haleine ? que nul ne se moque de moi, — je veux l’embrasser !

PAULINE.

Contenez-vous, mon bon seigneur ! — Le vermillon est encore humide sur sa lèvre ; — vous allez le gâter avec un baiser, et vous salir la bouche — d’huile de peinture. Tirerai-je le rideau ?

LÉONTE.

— Non, pas avant vingt ans !

PERDITA.

Moi, je pourrais tout ce temps-là — rester spectatrice.

PAULINE.

Arrêtez-vous là, — quittez immédiatement la chapelle, ou bien préparez-vous — à de nouvelles surprises : si vous avez la force de regarder, — je ferai mouvoir la statue, je la ferai descendre — pour vous prendre la main ; mais alors vous aurez cette pensée, — contre laquelle je proteste, que je suis assistée — par les puissances du mal.

LÉONTE.

Tout ce que vous pourrez lui faire faire, — je serai heureux de le voir ; tout ce que vous pourrez lui faire dire, — je serai heureux de l’entendre ; car il vous est aussi facile de la faire parler que remuer.

PAULINE.

Il est nécessaire — que vous appeliez à vous toute votre foi. Restez donc tous immobiles ; — ou que ceux, pour qui ce que je vais accomplir, est une œuvre illicite, se retirent !

LÉONTE.

Faites ! — pas un pied ne bougera.

PAULINE.

Musique, éveillez-la ! jouez !…

On entend une musique.

— Il est temps !… Descendez !… Cessez d’être pierre !… Approchez ! — Frappez tous ceux qui vous regardent de stupéfaction !… Allons, — je vais combler votre tombe… Remuez ; oui, avancez ! — Léguez à la mort votre immobilité ; — la chère vie vous délivre d’elle…

Hermione descend lentement du piédestal. À Léonte.

— Vous voyez qu’elle remue ! Ne reculez pas ; ses actions seront aussi innocentes — que mon incantation est légitime ! Ne l’évitez point — avant de l’avoir revue mourir ; car — ce serait la tuer une seconde fois. Allons, offrez-lui votre main ; — quand elle était jeune, c’était vous qui la priiez ; maintenant qu’elle ne l’est plus, — c’est elle qui vous sollicite !

Hermione ouvre les bras. Léonte s’y précipite.
LÉONTE.

Oh ! elle n’est pas froide ! — Si ceci est de la magie, être magicien — est aussi légitime que se nourrir !

POLIXÈNE.

Elle l’embrasse !

CAMILLO.

— Elle se pend à son cou. — Si elle appartient à la vie, qu’elle parle donc aussi !

POLIXÈNE.

— Oui, et qu’elle explique en quel lieu elle a vécu, ou comment elle s’est dérobée de chez les morts !

PAULINE.

Si pour preuve de son existence — vous n’aviez que mon affirmation, vous en ririez — comme d’un vieux conte ; mais il est évident qu’elle vit, — bien qu’elle ne parle pas. Patientez un peu.

À Perdita.

— Veuillez intervenir, belle madame ; agenouillez-vous, — et implorez la bénédiction de votre mère…

À Hermione.

Tournez-vous, madame ! — Notre Perdita est retrouvée !

Elle lui présente Perdita qui tombe aux genoux d’Hermione.
HERMIONE.

Dieux, abaissez les regards, — et de vos urnes sacrées épanchez vos grâces — sur la tête de ma fille ! Dis-moi, mon enfant, — où as-tu été recueillie ? où as-tu vécu ? Comment as-tu retrouvé — la cour de ton père ? Écoute, moi, — j’avais appris par Pauline que l’oracle — donnait l’espoir que tu vivais encore, et je me suis conservée — pour en voir l’accomplissement !

PAULINE.

Elle vous dira cela plus tard ; — de peur qu’à ce propos on ne trouble — votre joie en vous demandant un récit pareil… Allez ensemble, — vous tous qui gagnez à ces événements ! Votre ravissement, — faites-le partager à tous. Moi, tourterelle vieillie, — je vais me nicher sur quelque branche desséchée, et là, — songeant au compagnon que je ne retrouverai jamais, — pleurer jusqu’à ce que je sois perdue moi-même.

LÉONTE.

Oh ! du calme, Pauline ! — Tu dois prendre un mari de ma main, — comme je prends de la tienne une femme : c’est une convention — faite entre nous sur la foi du serment. Tu as retrouvé ma femme. — Comment ? c’est ce qui reste à expliquer : car je l’ai vue — morte, à ce qu’il m’a semblé, et j’ai dit vainement bien — des prières sur sa tombe. Moi, je n’ai pas à chercher loin (car je connais assez ses sentiments) pour te trouver — un mari honorable… Approchez, Camillo, — et prenez-la par la main, vous dont le mérite et l’honneur — ont cette gloire splendide d’être proclamés — par deux rois à la fois ! Sortons de ce lieu.

À Hermione.

Regardez donc mon frère !… Pardonnez-moi tous deux — d’avoir jamais mis entre vos regards si purs — mon injuste soupçon !

Montrant Florizel à Hermione.

Voici votre gendre, — le fils du roi Polixène, qui, par l’arrêt du ciel, — est fiancé à votre fille… Bonne Pauline, — emmène-nous quelque part où nous puissions à loisir — nous questionner et nous répondre sur le rôle — joué par chacun de nous dans cette vaste brèche de temps qui a commencé — à notre séparation. Vite emmène nous !

Tous sortent.


fin du conte d’hiver.


Notes sur Le Conte d’hiver

(26) La première édition connue du Conte d’hiver est celle de 1623. Cette pièce est une des dernières que composa et que fit jouer Shakespeare. Un certain docteur, Simon Forman, dont on a retrouvé récemment le curieux journal, en a fait une analyse minutieuse, après une représentation à laquelle il assista, au théâtre du Globe, le 15 mai 1611. Elle devait être alors dans toute sa nouveauté ; car, pendant cette même année 1611, elle fut jouée pour la première fois devant la cour à Whitehall, ainsi qu’en fait foi le registre officiel des Menus-Plaisirs par la mention suivante :

1611
Les comédiens du roi Le 5 novembre : une pièce intitulée
Le Conte d’une nuit d’hiver.

La pièce eut sans doute un grand succès, car elle fut reprise au théâtre de la cour, en mai 1613, à l’époque des fêtes splendides données par Jacques Ier à l’électeur palatin, et, plus tard encore, en août 1623. D’après les conjectures fort plausibles de M. Collier, le Conte d’hiver dut être composé pendant l’hiver de 1610-1611 pour inaugurer la réouverture du théâtre du Globe par les comédiens du roi, au commencement de l’été.

(27) C’était un préjugé populaire que les araignées étaient venimeuses. Dans l’affaire de sir Thomas Overbury, affaire qui émut toute l’Angleterre sous le règne de Jacques Ier, un des témoins cités contre la comtesse de Sommerset dit : « La comtesse me demanda de lui procurer le poison le plus fort que je pusse trouver, et, en conséquence, j’achetai sept grandes araignées et cantharides. »

(28) Un souvenir sinistre se rattache à cette danse. On peut lire dans la Chronique de Froissart le récit d’une soirée qui eut lieu à la cour en 1392, et où le roi Charles VI et cinq personnages, le comte de Jouy, le sire de Poitiers, le comte de Valentinois, le sire de Foix et le seigneur Nantouillet, dansèrent, déguisés en satyres. Ces cinq personnages étaient attachés les uns aux autres, et le roi les conduisait. Le duc d’Orléans ayant fait approcher un valet avec une torche pour reconnaître leur visage, le feu prit à leur costume collé sur eux avec de la poix. Quatre moururent brûlés ; le roi et le sire de Foix seuls en réchappèrent. Malgré cet effroyable événement, la danse des satyres n’en resta pas moins de mode en France, et Melville raconte dans ses Mémoires qu’elle fut introduite à la cour de Marie Stuart par un Français appelé Bastion, dans une fête donnée à l’occasion de la naissance de Jacques VI.

Beaucoup de bruit pour rien Le Roman de Troylus (extraits)
Le Conte d’hiver