Antoine et Cléopatre (Shakespeare, trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Antoine et Cléopâtre
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome VII : Les amants tragiques
Paris, Pagnerre, 1868
p. 75-236
Introduction Roméo et Juliette


ANTOINE ET CLÉOPÂTRE (1)



PERSONNAGES :
MARC-ANTOINE,
OCTAVE CÉSAR,
LÉPIDE,
triumvirs.
SEXTUS POMPÉE.
DOMITIUS ENOBARBUS,
VENTIDIUS,
ÉROS,
SCARUS,
DERCÉTAS,
DÊMÉTRIUS,
PHILON,
partisans d’Antoine.
MÉCÈNE,
AGRIPPA,
DOLABELLA,
PROCULÉIUS,
THYRÉUS,
GALLUS,
partisans de César.
MÉNAS,
MÉNÉCRATE,
VARRIUS,
partisans de Pompée.
TAURUS, lieutenant de César.
CANIDIUS, lieutenant d’Antoine.
SILIUS, officier dans l’armée de Ventidius.
EUPHRONIUS, précepteur des enfants d’Antoine.
ALEXAS,
MARDIAN,
SÉLEUCUS,
DIOMÈDE,
au service de Cléopâtre.
un devin.
un paysan.
CLÉOPÂTRE, reine d’Égypte.
OCTAVIE, sœur de César et femme d’Antoine.
CHARMION,
IRAS,
suivantes de Cléopâtre.
officiers, soldats, messagers et autres gens de service.


La scène se passe successivement dans diverses parties de l’Empire romain.

SCÈNE I.
[Alexandrie. Dans le palais de Cléopâtre.]
Entrent Démétrius et Philon.
PHILON.

— Non, mais cet enivrement de notre général — déborde la mesure. Ses yeux superbes, — qui sur les lignes et les bandes guerrières, — rayonnaient comme l’armure de Mars, abaissent désormais, détournent désormais — le feu et la dévotion de leurs regards — sur un front basané. Son cœur de capitaine, — qui dans les mêlées des grandes batailles faisait éclater — les boucles de sa cuirasse, a perdu toute sa trempe, — et est devenu un soufflet, un éventail — à rafraîchir les ardeurs d’une gipsy… Tenez, les voici qui viennent.

Fanfares. Entrent Antoine et Cléopâtre avec leur suite. Des eunuques agitent des éventails devant la reine.
PHILON, continuant.

— Faites bien attention, et vous verrez en lui — l’un des trois piliers du monde transformé — en bouffon d’une prostituée. Regardez et voyez.

CLÉOPÂTRE, à Antoine.

— Si c’est vraiment de l’amour, dis-moi combien il est grand.

ANTOINE.

— Il y a indigence dans l’amour qui peut s’évaluer.

CLÉOPÂTRE.

— Je veux fixer la limite jusqu’où l’on peut être aimé.

ANTOINE.

— Alors il te faut découvrir un nouveau ciel, une nouvelle terre.

Entre un serviteur.
LE SERVITEUR, à Antoine.

— Mon bon seigneur, les nouvelles de Rome…

ANTOINE.

M’agacent. Sois bref.

CLÉOPÂTRE.

— Voyons, écoutez-les, Antoine : — Fulvie peut être est irritée ; ou qui sait — si l’imberbe César ne vous signifie pas — ses ordres souverains : Fais ceci ou cela, — prends ce royaume et affranchis cet autre ; — obéis, ou nous te damnons ?

ANTOINE.

Quoi, mon amour !

CLÉOPÂTRE.

— Peut-être (oui, c’est bien probable,) — ne devez-vous pas rester ici plus longtemps : c’est votre congé — que César vous envoie. Écoutez-le donc, Antoine. — Où est la sommation de Fulvie… de César, veux-je dire ? Non, de tous deux ! — Faites entrer le messager. Aussi vrai que je suis reine d’Égypte, — tu rougis, Antoine ; et ce sang sur ton visage — est un hommage à César ; ou bien ta joue paye un tribut de honte — parce que tu entends gronder la voix stridente de Fulvie… Les messagers !

ANTOINE.

— Que Rome s’effondre dans le Tibre ! et que l’arche immense — de l’empire édifié s’écroule ! Voici mon univers ! — Les royaumes ne sont que fange : notre fumier terrestre — nourrit également la bête et l’homme. La noblesse de la vie, — c’est de s’embrasser ainsi,

Il embrasse Cléopâtre.
quand un couple si bien appareillé, — quand deux êtres comme nous peuvent le faire !… Dans cette sublime étreinte, j’enjoins — au monde entier, sous peine de châtiment, de reconnaître — que nous sommes incomparables !
CLÉOPÂTRE.

Excellente imposture ! — Pourquoi eût-il épousé Fulvia, s’il ne l’aimait pas ? — Je ne suis pas la folle que je veux paraître : Antoine — sera toujours lui-même…

ANTOINE.

Sans cesse animé par Cléopâtre. — Ah ! pour l’amour de mon amour et de ses douces heures, — ne perdons pas le temps en conférences ardues. — Il n’est pas une minute de notre existence qui doive se prolonger — désormais sans quelque plaisir : quelle fête ce soir ?

CLÉOPÂTRE.

— Écoutez les ambassadeurs.

ANTOINE.

Fi ! reine querelleuse, — à qui tout sied, gronder, rire, — pleurer : chez qui toutes les passions réussissent pleinement — à paraître belles et à se faire admirer ! — Pas de messagers !… Seuls tous les deux, — ce soir nous flânerons dans les rues et nous observerons — les mœurs du peuple. Venez, ma reine : — vous me l’avez demandé la nuit dernière… (2).

Au serviteur.

Ne nous parle pas.

Sortent Antoine et Cléopâtre avec leur suite.
DÉMÉTRIUS.

— César a-t-il donc pour Antoine si peu d’importance ?

PHILON.

— Parfois, seigneur, quand il n’est plus Antoine, — il se dépare trop de cette noble dignité — qui ne devrait jamais quitter Antoine.

DÉMÉTRIUS.

C’est avec douleur que je le vois — confirmer ainsi la médisance vulgaire qui — parle de lui à Rome. Mais je veux espérer — pour demain une conduite meilleure… Que le repos vous soit heureux ! —

Ils sortent.

SCÈNE II.
[Alexandrie. Une autre partie du palais.]
Entrent Charmion, Iras, Alexas, puis un Devin.
CHARMION.

Seigneur Alexas, suave Alexas, superlatif Alexas, presque parfait Alexas, où est le devin que vous avez tant vanté à la reine ? Oh ! que je connaisse ce mari qui, comme vous dites, doit entrelacer ses cornes de guirlandes !

ALEXAS.

Devin !

LE DEVIN, s’avançant.

Plaît-il ?

CHARMION, montrant le devin.

— Est-ce là l’homme ?… Est-ce vous, monsieur, qui connaissez les choses ?

LE DEVIN.

— Dans le livre infini des secrets de la nature — je sais lire un peu.

ALEXAS, à Charmion.

Montrez-lui votre main.

Entre Énobarbus.
ÉNOBARBUS.

— Qu’on dresse vite le dessert ! et qu’il y ait du vin suffisamment — pour boire à la santé de Cléopâtre !

CHARMION.

Mon bon monsieur, donnez-moi une bonne destinée.

LE DEVIN.

— Je ne la fais pas, je la prédis. —

CHARMION.

Eh bien, je vous en prie, prédites-la-moi bonne.

LE DEVIN, examinant la main de Charmion.

— Vous serez beaucoup plus blanche que vous n’êtes. —

CHARMION.

Il veut dire plus blanche de peau.

IRAS.

Non, vous vous peindrez quand vous serez vieille.

CHARMION.

Aux rides ne plaise !

ALEXAS.

Ne troublez pas sa prescience : soyez attentive.

CHARMION.

Chut !

LE DEVIN.

— Vous aimerez plus que vous ne serez aimée. —

CHARMION.

J’aimerais mieux m’échauffer le foie à boire.

ALEXAS.

Voyons, écoutez-le.

CHARMION.

Allons, maintenant, quelque excellente aventure ! Que, dans une matinée, je sois l’épouse de trois rois, et leur veuve à tous ! Qu’à cinquante ans j’aie un fils à qui Hérode de Judée rende hommage ! Trouve-moi un moyen de me marier à Octave César, que je sois l’égale de ma maîtresse.

LE DEVIN.

— Vous survivrez à la dame que vous servez. —

CHARMION.

Ô excellent ! j’aime mieux une longue vie qu’un plat de figues.

LE DEVIN.

— Vous avez vu et traversé jusqu’ici une existence meilleure — que celle qui vous attend. —

CHARMION.

Alors il est probable que mes enfants n’auront pas de nom de famille. De grâce, combien dois-je avoir de garçons et de filles ?

LE DEVIN.

— Si chacun de vos désirs avait une matrice — et si chacun était fécond, vous en auriez un million.

CHARMION.

À d’autres, fou ! je te pardonne tes contes de sorcière.

ALEXAS, à Charmion.

Vous croyez que vos draps sont les seuls confidents de vos désirs.

CHARMION, au Devin.

Eh bien, voyons, dites à Iras son sort.

ALEXAS.

Nous voulons tous savoir le nôtre.

ÉNOBARBUS.

Le mien, et celui de la plupart d’entre nous, ce sera de nous coucher ivres ce soir.

IRAS, tendant sa main au Devin.

Voici une paume qui annonce tout au moins la chasteté.

CHARMION.

Juste comme le Nil débordé annonce la famine.

IRAS.

Allez, folle compagne de lit, vous ne vous entendez pas à prédire.

CHARMION.

Non ! Si une main onctueuse n’est pas un pronostic de fécondité, il n’est pas vrai que je puisse me gratter l’oreille… Je t’en prie, ne lui prédis qu’une destinée de manœuvre.

LE DEVIN, après avoir examiné la main d’Iras.

Vos destins sont pareils.

IRAS.

Mais comment ? Mais comment ? Donnez-moi des détails.

LE DEVIN.

J’ai dit.

IRAS.

Quoi ! je n’ai pas un pouce de chance de plus qu’elle ?

CHARMION.

Eh bien, quand vous auriez un pouce de chance de plus que moi, où le souhaiteriez-vous ?

IRAS.

Ce n’est pas précisément au bout du nez de mon mari.

CHARMION.

Que le ciel redresse nos mauvaises pensées !… Au tour d’Alexas ! Allons ! sa bonne aventure ! sa bonne aventure !… Oh ! qu’il épouse une femme qui ne sache pas se tenir, douce Isis, je t’en supplie ! Et que cette femme meure, et donne-lui-en une pire ! et qu’une pire succède à celle-ci, jusqu’à ce que la pire de toutes le mène en riant à sa tombe, cinquante fois cocu ! Bonne Isis, exauce-moi cette prière, quand tu devrais me refuser une chose plus importante. Bonne Isis, je t’en supplie !

IRAS.

Amen ! Exauce cette prière des fidèles ! Car, si c’est un crève-cœur de voir un galant homme mal marié, c’est un chagrin mortel de rencontrer un affreux maroufle non cocu ! Ainsi, bonne Isis, maintiens les bienséances, et qu’il soit loti congrument !

CHARMION.

Amen !

ALEXAS.

Ah ! vous le voyez ! s’il dépendait d’elles de me faire cocu, elles se feraient putains rien que pour ça.

ÉNOBARBUS.

— Chut ! voici Antoine.

CHARMION.

Non, pas lui, la reine !

Entre Cléopâtre.
CLÉOPÂTRE.

— Avez-vous vu Monseigneur ?

ÉNOBARBUS.

Non, madame.

CLÉOPÂTRE.

Est-ce qu’il n’était pas ici ?

CHARMION.

— Non, madame.

CLÉOPÂTRE.

— Il était disposé à la joie ; mais soudain — une idée romaine l’a frappé… Énobarbus !

ÉNOBARBUS.

— Madame !

CLÉOPÂTRE.

Cherchez-le et amenez-le ici… Où est Alexas ?

ALEXAS.

— Ici, madame, à vos ordres… Monseigneur arrive.

Entre Antoine, suivi d’un messager et de sa suite.
CLÉOPÂTRE.

— Nous ne voulons pas le voir : venez avec nous.

Sortent Cléopâtre, Énobarbus, Alexas, Iras, Charmion, le devin et la suite de la reine.
LE MESSAGER.

— Fulvie, ta femme, est entrée la première en campagne (3).

ANTOINE.

— Contre mon frère Lucius ?

LE MESSAGER.

— Oui ; mais cette guerre a vite pris fin, et la raison d’état — les a réconciliés et réunis contre César — dont le triomphe les a, — dès le premier choc, chassés d’Italie.

ANTOINE.

Eh bien, — quoi de pire ?

LE MESSAGER.

Toute mauvaise nouvelle empeste celui qui la dit.

ANTOINE.

— Quand elle concerne un fou ou un lâche… Continue : — les choses passées sont finies pour moi. C’est ainsi. — Celui qui me dit la vérité, quand son récit recèlerait la mort, — je l’écoute comme un flatteur.

LE MESSAGER.

Labiénus (c’est une dure nouvelle) a, avec son armée de Parthes, — conquis l’Asie depuis l’Euphrate : — sa bannière victorieuse a oscillé de la Syrie — à la Lydie et à l’Ionie ; — tandis que…

ANTOINE.

Antoine, veux-tu dire…

LE MESSAGER.

Oh ! monseigneur !

ANTOINE.

— Parle-moi tout net ; n’atténue pas le langage public ; — nomme Cléopâtre comme on l’appelle à Rome ; déblatère dans le style de Fulvie, et taxe mes fautes — avec toute la licence que la vérité et la malveillance réunies — peuvent se permettre en paroles… Oh ! nous ne produisons que des ronces, — quand les souffles qui nous vivifient s’arrêtent ; nous dire nos torts, — c’est les sarcler. Adieu pour un moment.

LE MESSAGER.

Votre noble volonté soit faite !

Il sort.
ANTOINE.

— Quelle nouvelle de Sicyone ?… Parlez, là-bas.

PREMIER SERVITEUR.

— Le courrier de Sicyone !… Y en a-t-il un ?

DEUXIÈME SERVITEUR.

— Il attend vos ordres.

ANTOINE.

Qu’il paraisse. — Il faut que je brise ces fortes chaînes égyptiennes, — où je me perds en folle tendresse…

Entre un deuxième messager.
ANTOINE.

— Qui êtes-vous ?

DEUXIÈME MESSAGER.

— Fulvie ta femme est morte.

ANTOINE.

Où est-elle morte ?

DEUXIÈME MESSAGER.

À Sicyone. — La durée de sa maladie, avec d’autres choses plus sérieuses — qu’il t’importe de savoir, est indiquée ici.

Il lui remet une lettre.
ANTOINE.

Laisse-moi.

Le messager sort.

— Voilà un grand esprit parti, et je l’ai souhaité ! — Souvent ce que nos mépris ont chassé loin de nous, — nous voudrions le ravoir : le plaisir présent, — par sa révolution décroissante, devient — l’antipode de lui-même… Elle m’est chère, maintenant qu’elle n’est plus ; — la main qui l’a repoussée voudrait la ramener… — Il faut que je m’arrache à cette reine enchanteresse. — Dix mille calamités, pires que les maux à moi connus, — sont couvées par mon oisiveté… Eh bien ! Énobarbus ?

Entre Énobarbus.
ÉNOBARBUS.

Quel est votre bon plaisir, seigneur ?

ANTOINE.

Il faut que je parte d’ici au plus vite.

ÉNOBARBUS.

En ce cas, nous tuons toutes nos femmes. Nous avons vu combien leur est mortelle la moindre contrariété ; s’il leur faut subir notre départ, c’est la mort, au bas mot.

ANTOINE.

Il faut que je m’en aille.

ÉNOBARBUS.

Dans une occasion pressante, soit ! que les femmes meurent ! Ce serait dommage de les sacrifier pour rien ; mais, s’il faut choisir entre elles et une grande cause, elles doivent être estimées néant. Au moindre vent qu’elle a de ceci, Cléopâtre se meurt instantanément ; je l’ai vue se mourir vingt fois pour de plus pauvres raisons. Je crois qu’il y a dans la mort un élément qui exerce sur elle une action voluptueuse, tant elle met de célérité à se mourir.

ANTOINE.

Elle est incroyablement rusée.

ÉNOBARBUS.

Hélas ! non, seigneur. Ses passions ne sont formées que de la plus fine essence de pur amour. Nous ne pouvons pas appeler soupirs et larmes ses rafales et ses ondées ; ce sont des bourrasques et des tempêtes plus fortes que n’en peuvent mentionner les almanachs. Cela ne peut pas être chez elle une ruse. Si c’en est une, elle fait tomber les averses aussi bien que Jupiter.

ANTOINE.

Que je voudrais ne jamais l’avoir vue !

ÉNOBARBUS.

Oh ! seigneur ! En ce cas, vous auriez perdu le spectacle d’un merveilleux chef-d’œuvre ; et cette félicité de moins eût jeté du discrédit sur votre voyage.

ANTOINE.

Fulvie est morte.

ÉNOBARBUS.

Seigneur ?

ANTOINE.

Fulvie est morte.

ÉNOBARBUS.

Fulvie ?

ANTOINE.

Morte !

ÉNOBARBUS.

Eh bien, seigneur, offrez aux dieux un sacrifice d’actions de grâces. Quand il plaît à leurs divinités d’enlever à un homme sa femme, l’homme les reconnaît comme les tailleurs de la terre et se console par cette réflexion que, quand une vieille robe est usée, il y a de quoi en faire une neuve. S’il n’y avait pas d’autre femme que Fulvie, vous auriez vraiment reçu un coup, et le cas serait lamentable : mais cette douleur est couronnée d’une consolation. Votre vieille jupe vous vaut un cotillon neuf ; et, en vérité, toutes les larmes qui doivent laver ce chagrin-là tiendraient dans un oignon.

ANTOINE.

— Les affaires qu’elle a entamées dans l’État — ne peuvent tolérer plus longtemps mon absence. —

ÉNOBARBUS.

Et les affaires que vous avez entamées ici ne peuvent se passer de vous, surtout celles de Cléopâtre qui dépendent entièrement de votre résidence.

ANTOINE.

— Plus de réponses frivoles ! Que nos officiers — reçoivent avis de notre résolution. Je m’ouvrirai — à la reine sur les causes de notre départ, — et j’obtiendrai son consentement. Car ce n’est pas seulement — la mort de Fulvie et d’autres raisons personnellement urgentes — qui nous parlent si puissamment ; les lettres — de nos amis les plus actifs à Rome — nous réclament chez nous. Sextus Pompée — a jeté le défi à César et commande — l’empire des mers : notre peuple capricieux, — dont l’amour ne s’attache jamais à l’homme méritant — que quand ses mérites ne sont plus, fait déjà revivre — le grand Pompée avec toutes ses qualités — dans son fils. Redoutable par son nom et par sa puissance, — plus redoutable encore par son ardeur et par son énergie, Sextus se produit — comme le premier des soldats, et son importance, en grandissant, — serait un danger pour les flancs du monde. Il y a dans l’avenir plus d’un germe — qui, comme le crin du coursier, a déjà la vie, — mais pas encore le venin du serpent (4). Dis — à ceux qui servent sous nos ordres que notre bon plaisir exige — notre prompt éloignement d’ici.

ÉNOBARBUS.

J’obéis.

Ils sortent.

SCÈNE III.
[Une autre partie du palais.]
Entrent Cléopâtre, Charmion, Iras et Alexas.
CLÉOPÂTRE.

— Où est-il ?

CHARMION.

Je ne l’ai pas vu depuis.

CLÉOPÂTRE, à Alexas.

— Voyez où il est, avec qui, ce qu’il fait. — Il est entendu que je ne vous ai pas envoyé. Si vous le trouvez triste, — dites que je danse ; s’il est gai, annoncez — que je me suis brusquement trouvée mal. Vite et revenez.

Alexas sort.
CHARMION.

— Madame, il me semble que, si vous l’aimez tendrement, — vous ne prenez pas le moyen de le forcer — à la réciprocité.

CLÉOPÂTRE.

Ne fais-je pas ce que je dois ?

CHARMION.

— Cédez-lui en tout ; ne le contrariez en rien.

CLÉOPÂTRE.

— Tu enseignes en vraie niaise ; ce serait le moyen de le perdre.

CHARMION.

— Ne le poussez pas trop à bout ; modérez-vous, je vous prie ; — nous finissons par haïr ce que trop souvent nous craignons. — Mais voici Antoine.

Entre Antoine.
CLÉOPÂTRE.

Je suis malade et triste.

ANTOINE.

— Je suis désolé de donner souffle à ma résolution…

CLÉOPÂTRE.

— Aide-moi à sortir, chère Charmion, je vais tomber… — Cela ne peut pas durer longtemps ainsi ; les flancs d’une créature — ne sauraient y résister.

ANTOINE, se rapprochant.

Eh bien, ma très-chère reine…

CLÉOPÂTRE.

— Je vous en prie, tenez-vous plus loin de moi.

ANTOINE.

Qu’y a-t-il ?

CLÉOPÂTRE.

— Je lis dans ces yeux-là qu’on a de bonnes nouvelles. — Que dit la femme mariée ?… Vous pouvez partir… — Je voudrais qu’elle ne vous eût jamais donné permission de venir ! — Qu’elle n’aille pas dire que c’est moi qui vous retiens ici ! — Je n’ai pas de pouvoir sur vous. Vous êtes tout à elle.

ANTOINE.

— Les dieux savent trop bien.

CLÉOPÂTRE.

Oh ! y eut-il jamais reine — si effrontément trahie !… Pourtant, dès les commencements, — j’ai vu poindre la trahison.

ANTOINE.

Cléopâtre !

CLÉOPÂTRE.

— Quand vous ébranleriez de vos protestations le trône des dieux, — comment pourrais-je croire que vous êtes à moi sincèrement, — vous qui avez trompé Fulvie ? Extravagante folie — de se laisser empêtrer par ces serments des lèvres, — rompus aussitôt que proférés !

ANTOINE.

Adorable reine !

CLÉOPÂTRE.

— Non, je vous prie ; ne cherchez pas de prétexte pour votre départ, — mais dites adieu et partez : quand vous imploriez de rester, — alors était le temps des paroles !… Pas de départ, alors ! — L’éternité était sur nos lèvres et dans nos yeux, — la béatitude dans l’arc de nos sourcils ! Rien en nous de si chétif — qui n’eût une saveur de ciel ! Tout cela est vrai encore, — ou bien toi, le plus grand soldat du monde, — tu en es devenu le plus grand menteur !

ANTOINE.

Eh bien, madame !

CLÉOPÂTRE.

— Je voudrais avoir ta taille ; tu apprendrais — qu’il y a un cœur en Égypte.

ANTOINE.

Reine, écoutez-moi : — l’impérieuse nécessité des temps réclame — momentanément nos services ; mais mon cœur tout entier — reste en servitude avec vous. Notre Italie — étincelle d’estocades civiles : Sextus Pompée — approche des portes de Rome. — L’égalité des deux partis domestiques — produit l’exigence des factions. Les plus haïs, accrus en forces, — croissent en sympathies : le condamné Pompée, — riche de la gloire de son père, s’insinue rapidement — dans les cœurs de ceux qui n’ont rien gagné — au présent état de choses. Leur nombre devient menaçant ; — et leur calme, écœuré d’inaction, voudrait se purger — par quelque changement désespéré. Ma raison personnelle, — celle qui doit le mieux vous rassurer sur mon départ, — c’est la mort de Fulvie.

CLÉOPÂTRE.

— Bien que l’âge n’ait pu me préserver de la folie, — il me préserve de la puérilité… Est-ce que Fulvie peut mourir ?

ANTOINE.

— Elle est morte, ma reine…

Lui remettant un papier.

— Jette les yeux sur ceci, et, à ton loisir souverain, tu liras — les désordres qu’elle a suscités ; sa fin est ce qu’elle a fait de mieux. — Tu verras où et quand elle est morte.

CLÉOPÂTRE.

Ô le plus faux des amants ! — Où sont donc les fioles sacrées que tu devrais remplir — de larmes de douleur ? Ah ! je vois, je vois, — par la mort de Fulvie, comment sera reçu la mienne.

ANTOINE.

— Ne querellez plus, mais préparez-vous à apprendre — les projets que j’ai en tête : ils existent ou s’évanouissent — au gré de vos avis… Oui, par le feu — qui féconde le limon du Nil, je pars d’ici — ton soldat, ton serviteur, prêt à faire la paix ou la guerre, — selon que tu le désires.

CLÉOPÂTRE.

— Coupe mon lacet, Charmion, viens… — Mais non, laisse-moi ; en un instant, je me sens mal et bien ; — ainsi aime Antoine.

ANTOINE.

Calme-toi, ma précieuse reine ; — et accorde ta pleine confiance à un amour qui affronte — une si honorable épreuve.

CLÉOPÂTRE.

Fulvie m’y a encouragée !… — Je t’en prie, détourne-toi, et pleure en songeant à elle ; — puis dis-moi adieu et prétends que tes larmes — appartiennent à l’Égyptienne. Par grâce, joue donc une scène — de parfaite dissimulation, et mime — l’honneur intègre !

ANTOINE.

Vous m’échaufferez le sang ! Assez.

CLÉOPÂTRE.

— Vous pourriez mieux faire encore ; mais cela n’est pas mal.

ANTOINE.

— Eh bien, par mon épée !

CLÉOPÂTRE, le contrefaisant.

Et par mon bouclier !… Il y a progrès ; — mais ce n’est pas encore parfait. Vois donc, je t’en prie, Charmion. — comme cet Hercule romain a l’attitude — digne de son ancêtre !

ANTOINE.

Je vous laisse, madame.

CLÉOPÂTRE.

— Courtois seigneur, un mot !… — Vous et moi, il faut nous séparer, messire… Ce n’est pas ça… — Vous et moi, nous nous sommes aimés, messire… Ce n’est pas ça non plus ; — cela, vous le savez bien !… il y a quelque chose que je voulais… — Oh ! mon souvenir est un autre Antoine, — et j’ai tout oublié.

ANTOINE.

Si votre royauté — n’avait la frivolité pour sujette, je vous prendrais — pour la frivolité même.

CLÉOPÂTRE.

C’est un rude labeur — que de porter la frivolité aussi près du cœur — que Cléopâtre. Mais pardonnez-moi, seigneur : — mes habitudes les plus chères m’assomment, dès qu’elles — ne vous plaisent pas. Votre honneur vous appelle loin d’ici : — soyez donc sourd à ma folie incomprise, — et que tous les dieux aillent avec vous ! que sur votre épée — se pose le laurier Victoire ! et que le plus doux succès — jonche la route sous vos pas.

ANTOINE.

Partons !… Allons ! — nos adieux s’attardent et s’envolent de telle sorte — que, résidant ici, tu pars avec moi, — et que, m’éloignant d’ici, je reste avec toi !… — En route !…

Ils sortent.

SCÈNE IV.
[Rome. Dans le palais de César.]
Entrent Octave, César, Lépide et leur suite.
CÉSAR.

— Vous pouvez le voir, Lépide, et à l’avenir vous le reconnaîtrez, — César n’a pas le vice naturel de haïr — notre grand collègue. D’Alexandrie — voici les nouvelles : il pêche, boit et use — en orgie les flambeaux de la nuit ; il n’est pas plus viril — que Cléopâtre, et la veuve de Ptolémée — n’est pas plus efféminée que lui : à peine consent-il à donner audience, ou — daigne-t-il se souvenir qu’il a des collègues. Vous en conviendrez, — cet homme-là est l’abrégé de tous les défauts — dont l’humanité peut être atteinte.

LÉPIDE.

Je ne puis croire que — le mal chez lui soit suffisant pour ternir tout le bien : — les imperfections en lui sont comme les taches du ciel ; — la noirceur de la nuit ne les rend que plus lumineuses. Elles sont héréditaires — plutôt qu’acquises, irrémédiables — plutôt qu’arbitraires.

CÉSAR.

— Vous êtes trop indulgent. Concédons que ce n’est pas — un crime de choir sur le lit de Ptolémée, — d’accorder un royaume pour une facétie, de s’asseoir — avec un esclave et de lui donner la réplique du gobelet, — de battre le pavé à midi et de faire le coup de poing — avec des drôles qui sentent la sueur. Admettons que cela lui va bien — (et certes il faut être d’une rare organisation — pour ne pas être souillé par de pareilles vilenies) ; pourtant Antoine — n’a plus aucune excuse, quand c’est nous qui portons — l’énorme poids de ses légèretés. S’il se bornait — à remplir ses loisirs de ses voluptés, — je laisserais l’indigestion et le rachitisme — lui en demander compte ; mais perdre ainsi les heures en fêtes, — quand il entend le tambour du temps qui le rappelle aussi fort — que son intérêt et le nôtre, c’est mériter d’être grondé, — comme ces garçons qui, déjà mûris par la science, — sacrifient leur éducation à leurs plaisirs présents — et se révoltent contre la raison.

Entre un messager.
LÉPIDE.

Voici encore des nouvelles.

LE MESSAGER.

— Tes ordres ont été exécutés ; et d’heure en heure, — très-noble César, tu seras instruit — de ce qui se passe. Pompée est fort sur mer ; — et il semble qu’il soit adoré de tous ceux — que la crainte seule attachait à César. Vers les ports — il voit affluer les mécontents, et la rumeur publique — le présente comme une victime.

CÉSAR.

J’aurais dû le prévoir. — L’histoire, dès les temps primitifs, nous apprend — que celui qui est au pouvoir n’a été désiré que jusqu’à ce qu’il y fût, — et que l’homme déchu, non aimé tant qu’il méritait vraiment de l’être, — devient cher au peuple dès qu’il lui manque. Cette multitude — est comme un roseau errant sur les flots — qui va et vient au gré du courant capricieux — et qui se pourrit par son mouvement même.

Entre un deuxième messager.
LE MESSAGER.

César, je t’apporte une nouvelle : — Ménécrate et Ménas, ces fameux pirates, — ont asservi la mer qu’ils sillonnent et lacèrent — avec des quilles de toute forme. Ils font en Italie — maintes chaudes incursions. Les riverains de la mer — blêmissent rien que d’y penser, et la jeunesse exaltée se révolte. — Nul vaisseau ne peut se hasarder sans être aussitôt — pris qu’aperçu : et le nom de Pompée fait plus de ravages — que n’en feraient ses forces opposées aux nôtres.

CÉSAR.

Antoine, — laisse-là tes lascives orgies. Naguère, quand — tu fus chassé de Modène, où tu avais tué — les consuls Hirtius et Pansa, la famine — marcha sur tes talons (5) : tu la combattis, — bien qu’élevé délicatement, avec plus de patience — qu’un sauvage. On te vit boire — l’urine des chevaux et cette lie dorée des mares — qui faisait renâcler les bêtes. Ton palais ne dédaignait pas — le fruit le plus âpre du buisson le plus grossier. — Comme le cerf alors que la neige couvre les pâturages, — tu broutais même l’écorce des arbres. Sur les Alpes, — à ce qu’on rapporte, tu mangeas d’une chair étrange — que plusieurs n’avaient pu voir sans mourir. Et tout cela — (souvenir aujourd’hui blessant pour ton honneur !) — fut supporté si héroïquement que ta joue — n’en maigrit même pas !

LÉPIDE.

Pitoyable déchéance !

CÉSAR.

— Puissent ses remords le ramener vite — à Rome ! Il est temps que tous deux — nous nous montrions dans la plaine ; à cet effet, — assemblons immédiatement le conseil. Pompée — se renforce de notre inaction.

LÉPIDE.

Demain, César, — je serai en mesure de vous indiquer exactement — ce que je puis fournir sur terre et sur mer pour affronter la crise actuelle.

CÉSAR.

Jusqu’à ce que nous nous revoyons, — je m’occuperai du même objet. Adieu.

LÉPIDE.

— Adieu, monseigneur. Si dans l’intervalle vous apprenez — de nouveaux mouvements au dehors, je vous supplie — de m’en faire part.

CÉSAR.

N’en doutez pas, seigneur. — Je sais que c’est mon devoir.

Ils sortent.

SCÈNE V.
[Alexandrie. Dans le palais.]
Entrent Cléopâtre, Charmion, Iras, et Mardian.
CLÉOPÂTRE.

Charmion !

CHARMION.

Madame ?

CLÉOPÂTRE.

Ah ! ah !… — donne-moi à boire de la mandragore.

CHARMION.

Pourquoi, madame ?

CLÉOPÂTRE.

— Pour que je puisse dormir ce grand laps de temps — où mon Antoine est loin de moi.

CHARMION.

Vous pensez à lui — bien de trop.

CLÉOPÂTRE.

Oh ! c’est une trahison !

CHARMION.

J’espère que non, madame.

CLÉOPÂTRE.

— Eunuque ! Mardian !

MARDIAN.

Quel est le bon plaisir de Votre Altesse ?

CLÉOPÂTRE.

— Ce n’est pas de t’entendre chanter. Je ne prends aucun plaisir — à ce que peut un eunuque. Tu es bien heureux — d’être châtré : ta pensée, restée libre, — peut ne pas s’envoler d’Égypte… As-tu des passions ?

MARDIAN.

— Oui, gracieuse madame.

CLÉOPÂTRE.

En réalité ?

MARDIAN.

— Pas en réalité, madame ; car je ne puis — en réalité rien faire que d’innocent : — pourtant j’ai des passions furibondes, et je pense — à ce que Vénus fit avec Mars.

CLÉOPÂTRE.

Ô Charmion ! Où crois-tu qu’il est maintenant ? Est-il debout ou assis ? — Est-il à pied ou à cheval ? — Ô heureux cheval chargé du poids d’Antoine ! — sois vaillant ! car sais-tu qui tu portes ? — Le demi-Atlas de cette terre ! le bras et le cimier du genre humain ! En ce moment il parle — et dit tout bas : Où est mon serpent du vieux Nil ? — Car il m’appelle ainsi… Mais je m’enivre — du plus délicieux poison. Lui, penser à moi — qui suis toute noire des amoureuses caresses de Phébus, — à moi que le temps a couverte de rides si profondes !… César au vaste front, — quand tu étais ici au-dessus de la terre, j’étais — un morceau digne d’un monarque ; alors le grand Pompée, — immobile, fixait ses yeux dilatés sur mon front ; — c’était là qu’il voulait jeter l’ancre de son extase et mourir — en contemplant celle qui était sa vie !

Entre Alexas.
ALEXAS.

Souveraine d’Égypte, salut !

CLÉOPÂTRE.

— Combien tu ressembles peu à Marc-Antoine ! — mais tu viens de sa part, et ce merveilleux élixir — t’a transfiguré et converti en or. — Comment va mon brave Marc-Antoine ?

ALEXAS.

— Savez-vous la dernière chose qu’il a faite, chère reine ? — Il a appliqué un baiser, le dernier après bien d’autres, — sur cette perle orientale… Ses paroles sont rivées à mon cœur.

CLÉOPÂTRE.

— Il faut que mon oreille les en arrache.

ALEXAS.

« Ami, s’est-il écrié, — dis que le fidèle Romain envoie à la grande Égyptienne — ce trésor d’une huître ; pour racheter à ses pieds, — la mesquinerie de ce présent, je veux incruster — de royaumes son trône opulent ; tout l’Orient, — dis-le lui, la nommera sa maîtresse ! » Sur ce, il a fait un signe de tête — et il est monté gravement sur un coursier fougueux — qui hennissait si haut que, eussé-je voulu parler, — son cri bestial m’eût rendu muet !

CLÉOPÂTRE.

Eh bien, était-il triste ou gai ?

ALEXAS.

— Comme la saison de l’année intermédiaire — entre la chaleur et le froid : il n’était ni triste ni gai.

CLÉOPÂTRE.

— Ô disposition bien équilibrée ! Remarque bien, — remarque bien, bonne Charmion, voilà l’homme ; mais remarque bien : — il n’était pas triste, car il voulait rester serein pour ceux — qui composent leur mine sur la sienne ; il n’était pas gai, — comme pour leur dire que son souverain était relégué — en Égypte avec toute sa joie ; mais il était entre les deux extrêmes. — Ô mélange céleste !… Va, quand tu serais triste ou gai, — les transports de tristesse ou de joie te siéraient encore — mieux qu’à nul autre…

À Alexas.

As-tu rencontré mes courriers ?

ALEXAS.

— Oui, madame, une vingtaine au moins. — Pourquoi les envoyez-vous ainsi les uns sur les autres ?

CLÉOPÂTRE.

L’enfant qui naîtra le jour — où j’aurai oublié d’envoyer vers Antoine — mourra misérable… De l’encre et du papier, Charmion !… — Sois le bienvenu, mon bon Alexas… Charmion, — ai-je jamais aimé César à ce point ?

CHARMION.

Oh ! ce brave César !

CLÉOPÂTRE.

— Qu’une seconde exclamation de ce genre te suffoque ! — Dis donc, ce brave Antoine !

CHARMION.

Ce vaillant César !

CLÉOPÂTRE.

— Par Isis, je te ferai saigner les dents — si tu compares encore à César — mon préféré entre les hommes.

CHARMION.

Avec votre très-gracieuse indulgence, — je ne fais que répéter vos refrains.

CLÉOPÂTRE.

J’étais alors aux jours de ma primeur, — dans toute la verdeur de mon inexpérience… Il faut avoir le sang glacé — pour dire ce que je disais alors… Mais viens, sortons. — Procure-moi de l’encre et du papier : il aura tous les jours — un message de moi, dussé-je dépeupler l’Égypte.

SCÈNE VI.
[Messine. Dans la maison de Pompée.]
Entrent Pompée, Ménécrate et Ménas.
POMPÉE.

— Si les dieux grands sont justes, ils appuieront — les actes des hommes justes.

MÉNÉCRATE.

Croyez-bien, digne Pompée, — que ce qu’ils diffèrent, ils ne le refusent pas.

POMPÉE.

— Tandis que nous sommes suppliants au pied de leur trône, elle dépérit, — la cause pour laquelle nous supplions.

MÉNÉCRATE.

Ignorants de nous-mêmes, — nous implorons souvent notre propre malheur, et les puissances tutélaires — nous refusent pour notre bien : ainsi nous trouvons profit — à l’insuccès de nos prières.

POMPÉE.

Je réussirai, — le peuple m’aime et la mer est à moi. — Ma puissance est à son croissant, et mes pressentiments — me disent qu’elle atteindra son plein. Marc-Antoine — est à dîner en Égypte et il n’ira pas — faire la guerre au dehors ; César amasse de l’argent, — tandis qu’il perd des cœurs ; Lépide les flatte tous deux, — et tous deux le flattent ; mais il n’aime ni l’un ni l’autre, — et ni l’un ni l’autre ne se soucie de lui.

MÉNÉCRATE.

César et Lépide — sont en campagne ; ils commandent des forces imposantes.

POMPÉE.

— D’où tenez-vous cela ? c’est faux.

MÉNÉCRATE.

De Silvius, seigneur.

POMPÉE.

— Il rêve ; je sais qu’ils sont tous deux à Rome, — attendant Antoine. Mais que tous les charmes de l’amour, — ô lascive Cléopâtre, adoucissent ta lèvre flétrie ! — que la magie se joigne à la beauté, la luxure à toutes deux ! — Enferme le libertin dans une lice de fêtes ; — maintiens son cerveau dans les fumées ; que des cuisiniers épicuriens — aiguisent son appétit de ragoûts toujours stimulants ! — Qu’enfin le sommeil et la bonne chère prorogent son honneur — jusqu’à l’assoupissement du Léthé !… Eh bien, Varrius ?

Entre Varrius.
VARRIUS.

— Ce que je vais annoncer est très-certain : — Marc-Antoine est d’heure en heure attendu — dans Rome ; depuis qu’il est parti d’Égypte, il a eu — plus que le temps d’arriver.

POMPÉE.

J’aurais plus volontiers prêté l’oreille — à une nouvelle moins grave… Ménas, je ne croyais pas — que ce glouton d’amour mettrait son casque — pour une si petite guerre. Comme soldat, — il vaut deux fois les deux autres… Mais n’en soyons — que plus fiers d’avoir pu, au premier mouvement, — arracher du giron de la veuve d’Égypte — l’insatiable débauché Antoine.

MÉNAS.

Je ne puis croire — que César et Antoine s’accordent bien ensemble. — La femme d’Antoine, qui vient de mourir, a fait tort à César ; — son frère a guerroyé contre lui, sans toutefois, je pense, — avoir été suscité par Antoine.

POMPÉE.

Je ne sais pas, Ménas, — comment les moindres inimitiés ont pu faire trêve aux plus grandes. — N’était que nous nous soulevons contre eux tous, — il est évident qu’ils se querelleraient entre eux, — car ils ont des motifs suffisants — pour tirer l’épée ; mais comment la crainte que nous leur inspirons — peut-elle raccommoder leurs divisions par la ligature — d’un différend inférieur, c’est ce que nous ne savons pas encore. — Qu’il en soit ce que nos dieux voudront ! Il y va — de notre salut de déployer toutes nos ressources. — Venez, Ménas.

Ils sortent.

SCÈNE VII.
[Rome. Chez Lépide.]
Entrent Énobarbus et Lépide.
LÉPIDE.

— Énobarbus, vous feriez un acte méritoire — et digne de vous en implorant de votre capitaine — un langage doux et conciliant.

ÉNOBARBUS.

Je l’engagerai — à répondre comme il lui sied : si César l’irrite, — qu’Antoine regarde par-dessus la tête de César, — et parle aussi haut que Mars ! Par Jupiter, — si j’étais porteur de la barbe d’Antoine, — je ne me raserais pas aujourd’hui.

LÉPIDE.

Ce n’est pas le moment — des rancunes privées.

ÉNOBARBUS.

Tout moment — est bon pour la question qu’il fait naître.

LÉPIDE.

— Mais les petites questions doivent céder la place aux grandes.

ÉNOBABBUS.

— Non, si les petites viennent les premières.

LÉPIDE.

Notre langage est tout de passion. — Mais, je vous en prie, ne remuez pas les cendres. Voici venir — le noble Antoine.

Entrent Antoine et Ventidius.
ÉNOBARBUS.

Et puis, là-bas, César.

Entrent, d’un autre côté, César, Mécène et Agrippa.
ANTOINE.

— Si nous nous accordons bien ici, vite chez les Parthes ! — Vous entendez, Ventidius ?

CÉSAR.

Je ne sais pas, — Mécène ; demandez à Agrippa.

LÉPIDE.

Nobles amis, — le sujet qui nous réunit ici est d’une gravité suprême ; qu’une — cause chétive ne produise pas notre déchirement ; que les griefs, s’il en est, — soient écoutés avec douceur. Quand nous débattons — avec violence nos mesquins différends, nous commettons — le meurtre en pansant la blessure. Ainsi, nobles collègues, — je vous en conjure instamment, — touchez les points les plus amers avec les termes les plus doux, — et que l’emportement n’aggrave point le mal.

ANTOINE.

C’est bien parlé. — Nous serions à la tête de nos armées, et prêts à combattre, — que j’en agirais ainsi.

CÉSAR.

— Soyez le bienvenu à Rome.

ANTOINE.

Merci.

CÉSAR.

Asseyez-vous.

ANTOINE.

Asseyez-vous, monsieur !

CÉSAR.

Eh bien, voyons…

Ils s’assoient.
ANTOINE.

— J’apprends que vous trouvez mauvaises les choses qui ne le sont pas, — ou qui, le fussent-elles, ne vous regardent pas.

CÉSAR.

Je serais ridicule, — si, pour rien ou pour peu, je me disais offensé, avec vous — surtout ; je serais plus ridicule encore, si je — vous nommais avec défaveur, sans avoir intérêt — à prononcer votre nom.

ANTOINE.

Que je fusse en Égypte, César, — cela vous touchait-il ?

CÉSAR.

— Pas plus que ma résidence ici, à Rome, — ne pouvait vous toucher en Égypte. Pourtant, si de là — vous intriguiez contre mon pouvoir, votre présence en Égypte — pouvait m’occuper.

ANTOINE.

Qu’entendez-vous par intriguer ?

CÉSAR.

— Vous pouvez facilement saisir ma pensée, — après ce qui m’est arrivé. Votre femme et votre frère — m’ont fait la guerre ; leurs hostilités — vous avaient pour thème ; vous étiez leur mot d’ordre.

ANTOINE.

— Vous vous méprenez. Jamais mon frère — ne m’a mis en avant dans ses actes ; je m’en suis enquis, — et je tiens mes renseignements de rapporteurs fidèles — qui ont tiré l’épée pour vous. Est-ce que bien plutôt — il n’attaquait pas mon autorité en même temps que la vôtre ? — Est-ce qu’il ne faisait pas la guerre contre mes désirs, — votre cause étant la mienne ? Sur ce point, mes lettres — vous ont déjà édifié. Si vous voulez bâcler une querelle, — n’ayant pas de motif pour en faire une, cherchez autre chose.

CÉSAR.

Vous vous justifiez — en m’imputant des erreurs de jugements ; mais — vous bâclez vous-même ces excuses-là.

ANTOINE.

Non pas, non pas. — Je sais, je suis sûr que vous ne pouviez vous soustraire — à l’évidence de ce raisonnement : moi, — votre associé dans la cause qu’il combattait, — je ne pouvais pas voir d’un œil complaisant cette guerre — qui battait en brèche mon repos. Quant à ma femme, — je voudrais que vous fussiez uni à un esprit pareil. — Le tiers du monde est à vous, et avec un licou — vous pourriez aisément le mener, mais une pareille femme, non pas ! —

ÉNOBARBUS.

Plût aux dieux que nous eussions tous de pareilles épouses : les hommes pourraient aller en guerre contre les femmes !

ANTOINE.

— Oui, César, les implacables commotions — que causait son impatience, jointe — à une certaine astuce politique, j’en conviens avec douleur, — vous ont trop inquiété ; mais, vous êtes tenu — de reconnaître que je n’y pouvais rien.

CÉSAR.

Je vous ai écrit, — pendant vos orgies, à Alexandrie ; vous — avez mis mes lettres dans votre poche, et par des sarcasmes — outrageants éconduit mon messager.

ANTOINE.

Seigneur, — il m’est tombé brusquement, sans être autorisé. Alors — je venais de festoyer trois rois, et je n’étais plus tout à fait — ce que j’avais été le matin ; mais, le lendemain, — je le lui ai expliqué moi-même ; ce qui était même chose — que de lui demander pardon. Que ce compagnon — ne soit pour rien dans notre brouille ; si nous devons nous quereller, — rayez-le de la question.

CÉSAR.

Vous avez rompu — l’engagement de la foi jurée ; et c’est ce que jamais — vous n’aurez droit de me reprocher.

LÉPIDE.

Doucement, César !

ANTOINE.

Non, Lépide, laissez-le parler. — Il m’est sacré l’honneur dont il parle — et auquel il suppose que j’ai manqué. Continuez donc, César ! — Cet engagement de la foi jurée…

CÉSAR.

— C’était de me prêter vos armes et vos subsides, à la première réquisition : — vous avez tout refusé.

ANTOINE.

Dites plutôt négligé : — j’étais alors dans ces heures empoisonnées qui m’ôtaient — la conscience de moi-même. Autant que je le pourrai, — je vous en témoignerai mes regrets ; mais jamais la loyauté — ne désertera ma grandeur plus que ma grandeur — ne se passera de la loyauté. La vérité est que Fulvie, — pour me faire quitter l’Égypte, vous a fait la guerre ici ; — et moi, le motif innocent, je vous en offre — toutes les excuses auxquelles l’honneur, — en pareil cas, m’autorise à descendre.

LÉPIDE.

C’est parler noblement.

MÉCÈNE.

— Veuillez ne pas insister davantage — sur vos griefs mutuels. Les oublier, — ce serait vous souvenir que les nécessités présentes — réclament votre réconciliation.

LÉPIDE.

C’est parler dignement, Mécène. —

ÉNOBARBUS.

Ou du moins prêtez-vous votre affection l’un à l’autre pour le moment ; et, dès que vous n’entendrez plus parler de Pompée, vous pourrez vous la restituer. Vous aurez le temps de vous chamailler, quand vous n’aurez pas autre chose à faire.

ANTOINE.

— Tu n’es qu’un soldat ; tais-toi. —

ÉNOBARBUS.

J’avais presque oublié que la vérité doit être muette.

ANTOINE.

— Vous faites tort à cette réunion solennelle ; ainsi, taisez-vous. —

ÉNOBARBUS.

Poursuivez donc. Votre auditeur est de pierre.

CÉSAR.

— Je ne désapprouve pas le fond, mais — la forme de son langage ; car il est impossible — que nous restions amis, nos pouvoirs — étant si peu d’accord dans leurs actes. Pourtant, si je savais — une chaîne assez forte pour nous tenir unis, d’un bout du monde — à l’autre, je la chercherais.

AGRIPPA.

Permets-moi, César.

CÉSAR.

— Parlez, Agrippa.

AGRIPPA.

— Tu as du côté maternel une sœur, — l’illustre Octavie (6) ; le grand Marc-Antoine — est maintenant veuf.

CÉSAR.

Ne dites pas cela, Agrippa. — Si Cléopâtre vous entendait, vous seriez — justement taxé d’impertinence.

ANTOINE.

— Je ne suis pas marié, César ; laissez-moi écouter — Agrippa.

AGRIPPA.

— Pour vous maintenir en perpétuelle amitié, — pour faire de vous des frères, et lier vos cœurs — par un nœud indissoluble, qu’Antoine prenne — Octavie pour femme : le mari que sa beauté réclame — ne doit être rien moins que le premier des hommes ; — sa vertu et toutes ses grâces parlent — une langue ineffable. Grâce à ce mariage, — toutes ces petites jalousies qui, maintenant, semblent si grandes, — et toutes ces grandes craintes qui offrent maintenant leurs dangers, — seraient réduites à néant : les vérités même deviendraient mensonges, — tandis qu’à présent les demi-mensonges sont vérités. L’amour qu’elle aurait pour vous deux — entraînerait votre mutuel amour et l’amour de tous pour vous deux. — Pardonnez-moi ma franchise. — Ce n’est pas une idée improvisée, c’est une idée étudiée, — ruminée par le dévouement.

ANTOINE.

César parlera-t-il ?

CÉSAR.

— Non, pas avant de savoir quel est le sentiment d’Antoine — sur ce qui vient d’être dit.

ANTOINE.

Quels pouvoirs aurait Agrippa, — si je disais : Agrippa, soit ! — pour effectuer ce qu’il propose ?

CÉSAR.

Le pouvoir de César, et — mon pouvoir sur Octavie.

ANTOINE.

Ah ! puissé-je, — à ce bon projet, plein de si belles promesses, — ne jamais imaginer d’obstacle !… Donne-moi ta main ; — accomplis cette action de grâces, et, désormais, — qu’un cœur fraternel commande à nos affections — et règle nos grands desseins !

CÉSAR.

Voici ma main. — Je te lègue une sœur que j’aime comme jamais — frère n’aima. Qu’elle vive — pour unir nos empires et nos cœurs ; et puissent — nos affections ne plus jamais s’envoler !

LÉPIDE.

Je dis avec bonheur : amen !

ANTOINE.

— Je ne croyais pas avoir à tirer l’épée contre Pompée, — car il m’a accablé de courtoisies extraordinaires — tout récemment ; il faut que d’abord je le remercie, — pour ne pas faire tort à ma réputation de gratitude ; — et, sur le ton de ce remercîment, je lui jetterai mon défi.

LÉPIDE.

Le temps nous presse. — Allons vite chercher Pompée, — autrement ce sera lui qui viendra nous chercher.

ANTOINE.

Et où est-il ?

CÉSAR.

— Aux environs du mont Misène.

ANTOINE.

Quelles sont ses forces — sur terre ?

CÉSAR.

Imposantes déjà, et sans cesse croissantes : mais sur mer — il est le maître absolu.

ANTOINE.

Tel est le bruit public. — Je voudrais que nous nous fussions déjà parlé. Hâtons-nous. — Mais, avant de prendre les armes, dépêchons — l’affaire dont nous avons causé.

CÉSAR.

Avec le plus grand plaisir ; — je vous invite à voir ma sœur, — et je vais de ce pas vous conduire à elle.

ANTOINE.

Lépide, ne nous — privez pas de votre compagnie.

LÉPIDE.

Noble Antoine, — la maladie même ne me retiendrait pas. —

Fanfares. Sortent Antoine, César et Lépide.
MÉCÈNE, à Énobarbus.

Soyez le bienvenu d’Égypte, seigneur.

ÉNOBARBUS.

Moitié du cœur de César, digne Mécène !… Mon honorable ami, Agrippa !

AGRIPPA.

Bon Énobarbus !

MÉCÈNE.

Nous devons être heureux que les choses se soient si bien arrangées. Vous vous êtes bien tenus en Égypte ?

ÉNOBARBUS.

Oui, monsieur ; nous dormions toutes les heures du jour, et nous abrégions la nuit à boire.

MÉCÈNE.

Huit sangliers rôtis tout entiers à un déjeuner, et pour douze personnes seulement ! Est-ce vrai (7) ?

ÉNOBARBUS.

Eh ! cela n’est qu’une mouche auprès d’un aigle ; nous avons fait des bombances bien plus monstrueuses et bien plus dignes d’être citées.

MÉCÈNE.

C’est une femme bien irrésistible, si les rapports cadrent avec la vérité.

ÉNOBARBUS.

La première fois qu’elle a rencontré Marc-Antoine, sur le fleuve Cydnus, elle a emboursé son cœur.

AGRIPPA.

C’est là qu’elle est apparue, en effet, si mes rapports ne me trompent pas.

ÉNOBARBUS.

Je vais vous dire. — Le bateau où elle était assise, pareil à un trône étincelant, — flamboyait sur l’eau ; la poupe était d’or battu ; — les voiles, de pourpre et si parfumées que — les vents se pâmaient sur elles ; les rames étaient d’argent : — maniées en cadence au son des flûtes, elles forçaient — l’eau qu’elles chassaient à revenir plus vite, — comme amoureuse de leurs coups. Quant à sa personne, — elle appauvrissait toute description ; couchée — sous un pavillon de drap d’or, — elle effaçait cette Vénus où nous voyons — l’art surpasser la nature ; à ses côtés, des enfants aux gracieuses fossettes, pareils à des Cupidons souriants, — se tenaient avec des éventails diaprés, dont le souffle semblait — enflammer les joues délicates qu’il rafraîchissait — et faire ce qu’il défaisait.

AGRIPPA.

Ô splendide spectacle pour Antoine !

ÉNOBARBUS.

— Ses femmes, comme autant de Néréides, — ou de fées des eaux, lui obéissaient sur un regard — et s’inclinaient dans les plus jolies attitudes. Au timon — c’est une sirène qu’on croirait voir commander ; les cordages de soie — frémissent au contact de ces mains, moelleuses comme des fleurs, — qui font lestement la manœuvre. Du bateau, — un étrange et invisible parfum frappe les sens. — Des quais adjacents la cité — avait jeté tout son peuple au-devant d’elle ; et Antoine, — assis sur un trône au milieu de la place publique, y restait seul, — jetant ses cris à l’air qui, si le vide avait été possible, — serait allé aussi contempler Cléopâtre — et aurait fait une brèche à la nature (8) !

AGRIPPA.

La rare Égyptienne !

ÉNOBARBUS.

— Quand elle fut descendue en terre, Antoine l’envoya — convier à souper. Elle répliqua — qu’il valait mieux qu’il fût son hôte, — et le décida. Notre courtois Antoine, — à qui jamais femme n’a entendu dire le mot non, — se fait raser dix fois, va au festin, — et, pour écot, donne son cœur — en payement de ce que ses yeux ont dévoré.

AGRIPPA.

Royale gourgandine ! — elle a forcé le grand César à mettre son épée au lit ; — il l’a labourée, et elle a porté moisson.

ÉNOBARBUS.

Je l’ai vue une fois — dans la rue sauter quarante pas à cloche-pied : — ayant perdu haleine, elle voulut parler et s’arrêta palpitante, — si gracieuse qu’elle faisait d’une défaillance une beauté, — et qu’à bout de respiration, elle respirait le charme.

MÉCÈNE.

— Maintenant, voilà Antoine obligé de la quitter absolument.

ÉNOBARBUS.

— Jamais ! il ne la quittera pas. — L’âge ne saurait flétrir, ni l’habitude épuiser — sa variété infinie. Les autres femmes — rassasient les appétits qu’elles nourrissent ; mais elle, plus elle satisfait, — plus elle affame. Car les choses les plus immondes — séduisent en elle au point que les prêtres saints — la bénissent, quand elle se prostitue !

MÉCÈNE.

— Si la beauté, la sagesse, la modestie peuvent fixer — le cœur d’Antoine, Octavie est — pour lui une bienheureuse fortune.

AGRIPPA.

Partons. — Bon Énobarbus, soyez mon hôte — tant que vous demeurerez ici.

ÉNOBARBUS.

Je vous remercie humblement, seigneur.

Ils sortent.

SCÈNE VIII.
[Rome. Dans le palais de César.]
Entre Octavie, accompagnée d’un côté par César, de l’autre par Antoine ; un Devin et des gens de service les suivent.
ANTOINE.

— Le monde et mes hautes fonctions — m’arracheront parfois de votre sein.

OCTAVIE.

Sans cesse alors — mon genou ploiera devant les dieux mes prières — pour vous.

ANTOINE, à César.

Bonne nuit seigneur… Mon Octavie, — ne lisez pas mes défauts dans les récits du monde : — jusqu’ici je n’ai pas gardé la mesure ; mais à l’avenir — tout sera fait selon la règle. Bonne nuit, chère dame.

OCTAVIE.

Bonne nuit, seigneur.

CÉSAR.

Bonne nuit.

Sortent César, Octavie, et les gens de service.
ANTOINE, au Devin.

— Eh bien, maraud ! souhaiteriez-vous être en Égypte ?

LE DEVIN.

— Plût aux dieux que je n’en fusse jamais sorti, et que vous — ne fussiez jamais venu ici !

ANTOINE.

Votre raison, si vous pouvez ?

LE DEVIN.

Je la vois : — dans mon émotion, je ne l’ai pas sur les lèvres… Mais — retournez vite en Égypte.

ANTOINE.

Dis-moi — qui, de César ou de moi, aura la plus haute fortune (9).

LE DEVIN.

César. — Donc, ô Antoine, ne reste pas à ses côtés. — Ton démon, c’est-à-dire l’esprit qui t’a en garde, est — noble, courageux, hautain, incomparable — là où n’est pas celui de César ; mais près de lui, ton ange, — comme accablé, n’est plus que Frayeur ; donc, — mets une distance suffisante entre vous deux.

ANTOINE.

Ne parle plus de cela.

LE DEVIN.

— À nul autre que toi ; jamais, si ce n’est devant toi. Si tu joues avec lui à n’importe quel jeu, — tu es sûr de perdre ; et il a tant de bonheur naturel — qu’il te bat contre toutes les chances ; ton lustre s’assombrit, — dès qu’il brille près de toi ; je répète que ton esprit — est tout effrayé de te gouverner, près de lui, — mais que, lui absent, il est vraiment noble.

ANTOINE.

Va-t’en, — et dis à Ventidius que je veux lui parler.

Le Devin sort.

— Il faut que je marche contre les Parthes… Soit science, soit hasard, — il a dit vrai… Les dés même lui obéissent ; — et, dans nos jeux, toute ma supériorité s’évanouit — devant son bonheur ; si nous tirons au sort, il gagne ; — ses coqs l’emportent toujours sur les miens, — quand tous les calculs sont pour le contraire ; et toujours ses cailles — battent les miennes dans l’enceinte de la lutte. Je veux retourner en Égypte ; — j’ai fait ce mariage pour ma tranquillité ; soit ! — Mais c’est en Orient qu’est mon plaisir…

Entre Ventidius.
ANTOINE.

Ah ! venez, Ventidius. — Vous allez marcher contre les Parthes ; votre commission est prête ; — suivez-moi pour la recevoir.

Ils sortent.

SCÈNE IX.
[Rome. Une place publique.]
Entrent Lépide, Mécène et Agrippa.
LÉPIDE.

— Ne vous dérangez pas plus longtemps ; je vous en prie, rejoignez vite — vos généraux.

AGRIPPA.

Seigneur, que Marc-Antoine — prenne seulement le temps d’embrasser Octavie, et nous marchons.

LÉPIDE.

— Jusqu’à ce que je vous voie dans ce costume de soldat — qui vous ira si bien à tous deux, adieu !

MÉCÈNE.

— D’après mes conjectures sur ce voyage, nous serons au mont Misène — avant vous, Lépide.

LÉPIDE.

La route que vous suivez est beaucoup plus courte ; — mes affaires m’en écarteront beaucoup : — vous gagnerez deux jours sur moi.

MÉCÈNE ET AGRIPPA.

Seigneur, bon succès !

LÉPIDE.

Adieu.

Ils sortent.

SCÈNE X.
[Alexandrie. Dans le palais.]
Entrent Cléopâtre, Charmion, Iras, Alexas, et des gens de service.
CLÉOPÂTRE.

— Donnez-moi de la musique, de la musique, ce mélancolique — aliment de nous tous, les affairés d’amour !

UN SERVITEUR.

La musique ! Holà !

Entre Mardian.
CLÉOPÂTRE.

— Laissons cela… Allons jouer au billard. — Viens, Charmion.

CHARMION.

Mon bras me fait mal. Jouez plutôt avec Mardian.

CLÉOPÂTRE.

— Pour une femme, autant jouer avec un eunuque — qu’avec une femme…

À Mardian.

Allons, voulez-vous jouer avec moi, messire ?

MARDIAN.

Aussi bien que je puis, madame.

CLÉOPÂTRE.

— Et dès que le bon vouloir est démontré, il a beau être insuffisant, — l’acteur a droit au pardon… Mais non, je ne veux plus… — Donnez-moi ma ligne. Nous irons au fleuve ; là, — ma musique jouant au loin, j’amorcerai — des poissons aux fauves nageoires ; mon hameçon recourbé percera — leurs visqueuses mâchoires ; et, à chaque poisson que j’enlèverai, — je m’imaginerai que c’est un Antoine, — et je dirai : Ah ! ah ! vous êtes pris !

CHARMION.

L’amusante journée — où vous fîtes ce pari à qui pécherait le plus, et où votre plongeur — accrocha à l’hameçon d’Antoine un poisson salé — qu’il retira avec transport ! (10)

CLÉOPÂTRE.

Ce temps-là ! oh ! quel temps ! — Je me moquai de lui, à lui ôter la patience ; et, le soir venu, — je me moquai de lui à la lui rendre ; le lendemain matin, — avant neuf heures, je le restituai, ivre, à son lit ; — puis je le couvris de mes robes et de mes manteaux, tandis que — je portais son épée de Philippes.

Entre un messager.
CLÉOPÂTRE.

Oh ! d’Italie !… — Entasse tes fécondes nouvelles dans mon oreille — longtemps stérile.

LE MESSAGER.

Madame, madame…

CLÉOPÂTRE.

Antoine est mort ! — Si tu dis cela, drôle, tu assassines ta maîtresse ; — mais s’il est libre et bien portant, — si c’est ainsi que tu me le présentes, voilà de l’or et voici — mes veines les plus bleues à baiser ; prends cette main que des rois — ont pressée de leurs lèvres et n’ont baisée qu’en tremblant !

LE MESSAGER.

D’abord, madame, il est bien.

CLÉOPÂTRE.

— Tiens ! voilà de l’or encore. Mais fais attention, maraud. Nous avons coutume — de dire que les morts sont bien ; si c’est à cela que tu veux en venir, — cet or que je te donne, je le ferai fondre et je le verserai — dans ta gorge mal embouchée.

LE MESSAGER.

— Bonne madame, écoutez-moi.

CLÉOPÂTRE.

Eh bien, va, j’y consens ; — mais il n’y a rien de bon dans ta figure. Si Antoine — est libre et en pleine santé, que sert d’avoir cette mine sinistre — pour trompeter de si bonnes nouvelles ? S’il n’est pas bien, — tu devrais arriver comme une furie couronnée de serpents, — et non sous la forme d’un homme.

LE MESSAGER.

Vous plaira-t-il de m’écouter ?

CLÉOPÂTRE.

— J’ai envie de te frapper avant que tu parles. — Mais, si tu dis qu’Antoine est vivant, bien portant, — l’ami de César et non pas son captif, — je t’enfouirai sous une pluie d’or et sous une grêle — de perles fines.

LE MESSAGER.

Madame, il est bien.

CLÉOPÂTRE.

Bien dit.

LE MESSAGER.

— Et l’ami de César.

CLÉOPÂTRE.

Tu es un honnête homme.

LE MESSAGER.

— César et lui sont plus grands amis que jamais.

CLÉOPÂTRE.

— Fais-toi une fortune avec moi !

LE MESSAGER.

Mais, madame…

CLÉOPÂTRE.

— Je n’aime pas ce mais,… il affaiblit — un si bon commencement. Fi de ce mais ! — Ce mais est comme un geôlier qui va produire — quelque monstrueux malfaiteur. Je t’en prie, ami, — verse toute ta charge dans mon oreille, — le bien et le mal à la fois. Il est ami avec César, — en pleine santé, dis-tu, et libre, dis-tu ?

LE MESSAGER.

— Libre, madame ! non ; je n’ai point fait un pareil rapport ; — il est attaché à Octavie.

CLÉOPÂTRE.

Pour quel bon office ?

LE MESSAGER.

— Pour le meilleur, l’office du lit.

CLÉOPÂTRE.

Je pâlis, Charmion.

LE MESSAGER.

— Madame, il est marié à Octavie.

CLÉOPÂTRE.

— Que la peste la plus venimeuse fonde sur toi !

Elle le frappe et le terrasse.
LE MESSAGER.

— Bonne madame, patience !

CLÉOPÂTRE.

Que dites-vous ?…

Elle le frappe encore.

Hors d’ici, — horrible drôle ! ou je vais chasser tes yeux — comme des billes devant moi : je vais dénuder ta tête…

Elle le secoue violemment.

Je te ferai fouetter avec le fer, étuver dans la saumure, — et confire à la sauce ardente.

LE MESSAGER.

Gracieuse madame, — si j’apporte la nouvelle, je n’ai pas fait le mariage.

CLÉOPÂTRE.

— Dis que cela n’est pas, et je te donnerai une province, — et je rendrai ta fortune splendide ; le coup que tu as reçu — te fera pardonner de m’avoir mis en rage ; — et je te gratifierai de tous les dons — que ton humilité peut mendier.

LE MESSAGER.

Il est marié, madame.

CLÉOPÂTRE.

— Misérable, tu as vécu trop longtemps.

Elle tire un couteau.
LE MESSAGER.

Ah ? je me sauve. — Que prétendez-vous, madame ? Je n’ai fait aucune faute.

Il s’enfuit.
CHARMION.

— Bonne madame, contenez-vous : — l’homme est innocent.

CLÉOPÂTRE.

— Il est des innocents qui n’échappent pas au coup de foudre… — Que l’Égypte s’effondre dans le Nil ! et que toutes les créatures bienfaisantes — se changent en serpents ! Rappelez cet esclave ; — toute furieuse que je suis, je ne le mordrai pas… Rappelez-le.

Quelqu’un sort.
CHARMION.

— Il a peur de revenir.

CLÉOPÂTRE.

Je ne lui ferai pas de mal ; — ces mains perdent leur noblesse en frappant — un plus petit que moi, alors que seule — je me suis mise en cet état.

Rentre le messager.
CLÉOPÂTRE.

Approchez, monsieur ! — Il peut être honnête, mais il n’est jamais bon — d’apporter une mauvaise nouvelle. Donnez à un gracieux message — une légion de langues ; mais laissez les mauvaises nouvelles s’annoncer — elles-mêmes par le coup qui nous frappe.

LE MESSAGER.

J’ai fait mon devoir.

CLÉOPÂTRE.

Est-il marié ? — Je te haïrai de ma pire haine, — si tu dis encore oui.

LE MESSAGER.

Il est marié, madame.

CLÉOPÂTRE.

— Que les dieux te confondent ! Tu persistes donc toujours ?

LE MESSAGER.

— Faut-il que je mente, madame ?

CLÉOPÂTRE.

Oh ! je voudrais que tu mentisses — quand la moitié de mon Égypte devrait être submergée et faire — une citerne pour les serpents squammeux ! Va, sors d’ici ; — quand tu aurais le visage de Narcisse, à moi — tu me paraîtrais affreux… Il est marié ?

LE MESSAGER.

— J’implore le pardon de Votre Altesse.

CLÉOPÂTRE.

Il est marié ?

LE MESSAGER.

— Ne vous offensez pas de ce que je ne veuille pas vous offenser ; — me punir pour ce que vous me faites faire — me semble bien inique. Il est marié à Octavie.

CLÉOPÂTRE.

— Oh ! si son exemple avait pu te rendre fourbe, toi — qui ne l’es pas !… Quoi ! tu es sûr de cela ? Va-t’en d’ici. — La marchandise que tu as rapportée de Rome — est trop chère pour moi. Qu’elle te reste sur les bras, — et sois ruiné par elle !

Le messager sort.
CHARMION.

Bonne Altesse, patience !

CLÉOPÂTRE.

— En louant Antoine, j’ai déprécié César.

CHARMION.

— Maintes fois, madame.

CLÉOPÂTRE.

J’en suis bien payée à présent ! — Emmenez-moi d’ici… — Je me sens défaillir… Oh ! Iras ! Charmion !… Ce n’est rien… — Va trouver cet homme, bon Alexas, commande-lui de te dire les traits d’Octavie, ses années, — ses inclinations ; qu’il n’oublie pas la — couleur de ses cheveux !… Rapporte-moi vite ses paroles…

Alexas sort.

— Renonçons à lui pour toujours. — Mais non, Charmion ! — Si, d’un côté, il a le masque de Gorgone, — de l’autre, c’est Mars pour moi !…

À Mardian.

Dis à Alexas — de me rapporter quelle taille elle a… Plains-moi, Charmion, — mais ne me parle pas… Menez-moi dans ma chambre.

Ils sortent.

SCÈNE XI.
[Près du cap de Misène.]
Pompée et Ménas arrivent d’un côté, au son des tambours et des trompettes ; de l’autre, César, Lépide, Antoine, Énobarbus, Mécène avec une escorte de soldats.
POMPÉE.

— J’ai vos otages, vous avez les miens, — et nous allons causer avant de combattre (11).

CÉSAR.

Il est fort juste — que nous en venions d’abord aux paroles ; aussi t’avons-nous — envoyé d’avance nos propositions écrites ; — pour peu que tu les aies examinées, fais-nous savoir — si elles suffisent pour enchaîner ton épée mécontente — et ramener en Sicile toute cette belle jeunesse — qui autrement devra périr ici.

POMPÉE.

Écoutez-moi, vous trois, — seuls sénateurs de ce vaste univers, — agents suprêmes des dieux : je ne vois pas — pourquoi mon père manquerait de vengeurs, — lui qui a laissé un fils et des amis, quand Jules-César, qui apparut au bon Brutus à Philippes, — vous a vus là travailler pour lui. Qu’est-ce — qui poussa le pâle Cassius à conspirer ? Qu’est-ce qui — décida le très-honoré, l’honnête Romain Brutus — et ses compagnons d’armes, courtisans de la liberté, — à ensanglanter le Capitole ? C’est qu’ils ne voulurent — voir dans un homme qu’un homme. Et voilà — ce qui m’a porté à équiper cette flotte dont le poids — fait écumer l’Océan irrité et avec laquelle j’entends — châtier l’ingratitude dont la haineuse Rome — accabla mon noble père.

CÉSAR.

À votre aise.

ANTOINE.

— Tu ne parviendras pas à nous effrayer, Pompée, avec toutes tes voiles ; — nous saurons te répliquer sur mer ; sur terre, tu sais — tout ce que tu as de moins que nous.

POMPÉE.

Sur terre, en effet, — tu as de plus que moi la maison de mon père ; — mais, puisque le coucou se niche toujours ailleurs que chez lui, — restes-y tant que tu pourras.

LÉPIDE.

Veuillez nous dire — (car tout ceci est hors de la question) comment vous accueillez — les offres que nous vous avons transmises.

CÉSAR.

Voilà le point.

ANTOINE.

— Ne te laisse pas décider par nos prières, mais considère — quel parti il vaut mieux embrasser…

CÉSAR.

Et quelles conséquences aurait pour toi — l’ambition d’une plus haute fortune.

POMPÉE.

Vous m’avez fait offre — de la Sicile et de la Sardaigne : à condition que je nettoierais la mer des pirates et que j’enverrais — à Rome certaines mesures de blé. Cette convention faite, — nous devons nous séparer sans une entaille à nos épées, — sans une balafre à nos boucliers.

CÉSAR, ANTOINE, LÉPIDE.

Voilà nos offres.

POMPÉE.

Sachez donc — que j’étais venu ici, devant vous, en homme préparé — à accepter ces offres. Mais Marc-Antoine — m’a causé quelque impatience.

À Antoine.

Dussé-je perdre — mon mérite en le rappelant, vous saurez — que, quand César et vos frères étaient aux prises, — votre mère est venue en Sicile et y a trouvé — un accueil amical.

ANTOINE.

Je l’ai appris, Pompée ; — et je suis tout disposé à vous offrir libéralement les remercîments — que je vous dois.

POMPÉE.

Donnez-moi votre main. — Je ne m’attendais pas, seigneur, à vous rencontrer ici.

ANTOINE.

— Les lits sont moelleux en Orient. Merci à vous — de m’avoir fait revenir ici plus tôt que je ne comptais ! — car j’y ai gagné.

CÉSAR, à Pompée.

Depuis la dernière fois que je vous ai vu, — vous avez changé.

POMPÉE.

Vraiment, je ne sais pas — quels comptes l’âpre fortune tient sur mon visage ; — en tout cas, jamais elle n’envahira mon sein, — jusqu’à faire de mon cœur son vassal !

LÉPIDE, à Pompée.

Heureuse réunion ! —

POMPÉE.

Je l’espère, Lépide… Ainsi, nous sommes d’accord ; — je demande que notre convention soit mise par écrit, — et scellée de nous.

CÉSAR.

C’est la première chose que nous devons faire.

POMPÉE.

— Il faut nous fêter les uns les autres, avant de nous séparer ; tirons — au sort à qui commencera.

ANTOINE.

Ce sera moi, Pompée.

POMPÉE.

— Non, Antoine, laissons décider le sort ; mais, que vous soyez le premier — ou le dernier, votre estimable cuisine égyptienne — aura toute la vogue. J’ai ouï dire que Jules César — s’est engraissé à festiner là-bas.

ANTOINE.

Vous avez ouï dire bien des choses.

POMPÉE.

— Je n’ai que de courtoises pensées, messire.

ANTOINE.

Et d’aussi courtoises paroles.

POMPÉE.

— Voilà ce que j’ai ouï dire. — Et j’ai ouï dire aussi qu’Apollodore porta…

ÉNORARBUS.

— Suffit. Il l’a fait.

POMPÉE.

Porta quoi, je vous prie ?

ÉNOBARBUS.

— Certaine reine à César dans un matelas (12).

POMPÉE.

— Je te reconnais à présent. Comment vas-tu, soldat ?

ÉNOBARBUS.

Fort bien : — et il est probable que je continuerai : car j’aperçois — quatre banquets en perspective.

POMPÉE.

Laisse-moi serrer ta main ; — je ne t’ai jamais haï : je t’ai vu combattre, — et j’ai envié ta valeur.

ÉNOBARBUS.

Monsieur, — je ne vous ai jamais beaucoup aimé ; mais je vous ai loué, — quand vous méritiez dix fois plus d’éloges — que je ne vous en donnais.

POMPÉE.

Jouis de ta franchise : — elle ne te sied pas mal. — Je vous invite tous à bord de ma galère. — Ouvrez la marche, seigneurs.

CÉSAR, ANTOINE, LÉPIDE.

Montrez-nous le chemin, monsieur. —

POMPÉE.

Venez.

Sortent Pompée, César, Antoine, Lépide, les soldats et les gens de la suite.
MÉNAS, à part.

Ton père, Pompée, n’aurait jamais fait ce traité-là.

Haut, à Énobarbus.

Vous et moi, nous nous sommes connus, monsieur.

ÉNOBARBUS.

Sur mer, je crois.

MÉNAS.

En effet, monsieur.

ÉNOBARBUS.

Vous avez fait merveilles sur l’eau.

MÉNAS.

Et vous sur terre.

ÉNOBARBUS.

Je louerai toujours qui me loue. Aussi bien, on ne peut nier ce que j’ai fait sur terre.

MÉNAS.

Ni ce que j’ai fait sur l’eau.

ÉNOBARBUS.

Si ; il y a quelque chose que vous pouvez nier pour votre sûreté même : vous avez été un grand bandit sur mer.

MÉNAS.

Et vous sur terre.

ÉNOBARBUS.

En ce cas, je nie mes services… Mais donnez-moi la main, Ménas. Si vos yeux avaient cette autorité, ils pourraient saisir ici deux bandits qui s’embrassent.

Ils se tendent la main.
MÉNAS.

Le visage d’un homme ne ment pas, quoi que fasse sa main.

ÉNOBABBUS.

En revanche, il n’est pas de jolies femmes dont le visage ne soit fourbe.

MÉNAS.

Il ne les calomnie pas : elles volent les cœurs.

ÉNOBABBUS.

Nous étions venus ici pour nous battre avec vous.

MÉNAS.

Pour ma part, je suis fâché que cela ait tourné en boissons. Aujourd’hui Pompée perd sa fortune à rire.

ÉNOBARBUS.

Si cela est, pour sûr il ne la regagnera pas à pleurer.

MÉNAS.

Vous l’avez dit, monsieur. Nous n’attendions pas Marc-Antoine ici : dites-moi, est-ce qu’il est marié à Cléopâtre ?

ÉNOBARBUS.

La sœur de César s’appelle Octavie.

MÉNAS.

C’est vrai, monsieur ; elle était la femme de Caïus Marcellus.

ÉNOBARBUS.

Mais elle est maintenant la femme de Marcus Antonius.

MÉNAS.

Que dites-vous, monsieur ?

ÉNOBARBUS.

C’est la vérité.

MÉNAS.

Alors, César et lui sont liés pour toujours.

ÉNOBARBUS.

Si j’étais tenu de prédire le sort de cette union, je ne prophétiserais pas ainsi.

MÉNAS.

Je crois que la politique a plus fait dans ce mariage que l’amour.

ÉNOBARBUS.

Je le crois aussi ; mais vous verrez que le lien même qui semble resserrer leur amitié, l’étranglera. Octavie est d’un abord austère, froid et calme.

MÉNAS.

Et quel est l’homme qui ne voudrait voir sa femme ainsi ?

ÉNOBARBUS.

Celui qui lui-même n’est pas ainsi ; et cet homme est Marc-Antoine. Il retournera à son ragoût égyptien : alors les soupirs d’Octavie attiseront la colère dans César ; et, comme je viens de le dire, ce qui est la force de leur amitié deviendra la cause immédiate de leur rupture. Antoine laissera son affection où elle est ; il n’a épousé ici que l’occasion.

MÉNAS.

Cela pourrait bien être. Allons, monsieur, venez-vous à bord ? J’ai un toast pour vous.

ÉNOBARBUS.

J’y répondrai, monsieur : nous avons dressé nos gosiers en Égypte.

MÉNAS.

Venez. Partons.

Ils sortent.

SCÈNE XII.
[À bord de la galère de Pompée, près du cap Misène. Un pont de bois rejoint la galerie.]
Musique. Entrent deux ou trois serviteurs, portant une table servie.
PREMIER SERVITEUR.

Ils vont venir, camarade. Déjà plusieurs ont la plante des pieds presque déracinée ; le moindre vent va les abattre.

DEUXIÈME SERVITEUR.

Lépide est haut en couleurs.

PREMIER SERVITEUR.

Ils lui oui fait boire leur rebut.

DEUXIÈME SERVITEUR.

Quand les deux autres se piquent à l’endroit sensible, il leur crie : assez ! et, tout en les réconciliant avec sa prière, il se réconcilie avec la liqueur.

PREMIER SERVITEUR.

Mais il ne fait qu’envenimer la guerre entre lui et son bon sens.

DEUXIÈME SERVITEUR.

Tout cela, pour être compté dans la société des hommes supérieurs ! Moi, j’aimerais mieux avoir un roseau dont je pourrais me servir qu’une pertuisane que je ne pourrais pas soulever.

PREMIER SERVITEUR.

Être admis dans les sphères hautes sans y faire sentir son action, c’est ressembler à ces orbites où les yeux ne sont plus et qui font un vide pitoyable dans le visage.

Fanfares. Entrent César, Antoine, Pompée, Lépide, Agrippa, Mécène, Enobarbus, Ménas et autres capitaines. Tous se mettent à table.
ANTOINE, à César.

— C’est ainsi qu’ils font, seigneur ; ils mesurent la crue du Nil — à une certaine échelle sur la pyramide, et ils savent, — selon le niveau élevé, bas ou moyen de l’étiage, s’il y aura disette — ou abondance. Plus le Nil monte, plus il promet : lorsqu’il se retire, le laboureur — sème son grain sur le limon et la vase, — et bientôt obtient moisson.

LÉPIDE, d’une voix avinée.

Vous avez là d’étranges serpents.

ANTOINE.

Oui, Lépide.

LÉPIDE.

Votre serpent d’Égypte naît de votre fange par l’opération de votre soleil : de même votre crocodile.

ANTOINE.

C’est vrai.

POMPÉE.

Asseyons-nous, et du vin. À la santé de Lépide.

LÉPIDE.

Je ne suis pas aussi bien que je le devrais, mais jamais je ne serai hors de raison.

ÉNOBARBUS.

Non, jusqu’à ce que vous dormiez. Jusque-là, je crains bien que vous ne soyez dedans.

LÉPIDE.

Eh ! certainement j’ai ouï dire que les Pyramides de Ptolémée étaient de très-belles choses ; sans contredit, j’ai ouï dire ça.

MÉNAS, à part.

— Pompée, un mot !

POMPÉE.

Dis-le-moi à l’oreille : qu’est-ce ?

MÉNAS, à Part.

— Quitte ton siége, je t’en supplie, capitaine, — que je te dise un mot.

POMPÉE.

Attends ! tout à l’heure ! — Cette rasade pour Lépide !

LÉPIDE.

Quelle espèce d’être est votre crocodile ?

ANTOINE.

Il est formé, monsieur, comme lui-même ; et il est aussi large qu’il a de largeur ; il est juste aussi haut qu’il l’est, et il se meut avec ses propres organes ; il vit de ce qui le nourrit ; et, dès que les éléments dont il est formé se décomposent, il opère sa transmigration.

LÉPIDE.

De quelle couleur est-il ?

ANTOINE.

De sa propre couleur.

LÉPIDE.

C’est un étrange serpent.

ANTOINE.

C’est vrai ; et ses larmes sont humides.

CÉSAR, à Antoine.

Cette description le satisfera-t-elle ?

ANTOINE.

Oui, avec la santé que Pompée lui porte. Autrement, ce serait un épicurien bien difficile.

POMPÉE, bas, à Ménas.

— Allez vous faire pendre, mon cher, allez !… me parler de quoi ?… Arrière ! — Obéissez…

Haut.

Où est la coupe que j’ai demandée ?

MÉNAS, bas, à Pompée.

— Au nom de mes services, si tu veux bien m’entendre, — lève-toi de ton tabouret.

POMPÉE, bas, à Ménas.

Tu es fou, je crois. De quoi s’agit-il ?

Il se lève et se retire à l’écart avec Ménas.
MÉNAS.

— J’ai toujours eu le chapeau bas devant ta fortune.

POMPÉE.

— Tu m’as toujours servi avec une grande fidélité. Après ?

Haut, aux convives.

— Soyez joyeux, seigneurs !

ANTOINE.

Lépide, — défiez-vous des bancs de sable : vous sombrez.

MÉNAS, bas, à Pompée.

— Veux-tu être seigneur de tout l’univers !

POMPÉE, à Ménas.

Que dis-tu ?

MÉNAS.

— Encore une fois, veux-tu être seigneur de l’univers entier ?

POMPÉE.

— Comment serait-ce possible ?

MÉNAS.

Accepte seulement, et, — tout pauvre que tu me crois, je suis homme — à te donner tout l’univers.

POMPÉE.

As-tu beaucoup bu ?

MÉNAS.

— Non, Pompée, je me suis abstenu de la coupe. — Tu es, si tu l’oses, le Jupiter terrestre : — tout ce que l’Océan enclôt, tout ce que le ciel embrasse, — est à toi, si tu le veux.

POMPÉE.

Montre-moi par quelle voie.

MÉNAS.

— Ces partageurs du monde, les triumvirs, — sont dans ton vaisseau ; laisse-moi couper le cordage, — et, quand nous serons au large, sautons-leur à la gorge, tout est à toi.

POMPÉE.

Ah ! tu aurais dû le faire — sans m’en avertir. De ma part, ce serait une vilenie ; — de la tienne, c’eût été un bon service. Tu devais savoir — que mon intérêt ne guide pas mon honneur, — mais est guidé par lui. Regrette que ta langue ait jamais — trahi ton action. Faite à mon insu, — je l’aurais trouvée bien faite. — Mais maintenant je dois la condamner. N’y pense plus et bois.

Il revient près des convives.
MÉNAS, à part.

Puisque c’est ainsi, — je ne veux plus suivre ta fortune éventée. — Qui cherche une chose et la repousse quand elle s’offre, — ne la retrouvera plus.

POMPÉE.

À la santé de Lépide !

ANTOINE.

— Qu’on le porte à la côte !… Je vous ferai raison pour lui, Pompée.

ÉNOBARBUS, une coupe à la main.

— À toi, Ménas.

MÉNAS.

Volontiers, Énobarbus.

POMPÉE, à l’esclave qui verse à boire.

Remplis jusqu’à cacher la coupe.

ÉNOBARBUS, montrant un esclave qui emporte Lépide.

— Voilà un fort gaillard, Ménas.

MÉNAS.

Pourquoi ?

ÉNOBARBUS.

Il porte — un tiers du monde, mon cher, ne vois-tu pas ?

MÉNAS.

— Alors le tiers du monde est ivre ; que ne l’est-il tout entier pour pouvoir rouler plus aisément !

ÉNOBARBUS.

Bois donc et aide à le mettre en branle.

MÉNAS.

Viens.

POMPÉE, à Antoine.

Ce n’est pas encore là une fête d’Alexandrie !

ANTOINE.

— Cela en approche… Choquons les coupes ! Holà ! — La santé de César !

CÉSAR.

Je me passerais bien de celle-là. — C’est un labeur monstrueux : me laver le cerveau — pour ne le rendre que plus trouble ?

ANTOINE.

Soyez l’enfant de la circonstance.

CÉSAR.

— Bois donc, je te donnerai la réplique ; mais j’aurais mieux aimer jeûner, — pendant quatre jours, que de boire tant en un seul.

ÉNOBARBUS, à Antoine.

— Eh ! mon brave empereur ! — Si nous dansions maintenant la bacchanale égyptienne — pour célébrer notre boire ?

POMPÉE.

Volontiers, bon soldat.

Tous se lèvent de table.
ANTOINE.

— Allons ! tenons-nous tous par la main — jusqu’à ce que le vin triomphant ait plongé nos sens — dans un doux et délicieux Léthé !

ÉNOBARBUS.

Prenons-nous tous la main. — Qu’une musique retentissante batte nos oreilles. — Pendant ce temps-là, je vous placerai ; puis cet enfant chantera, — et chacun entonnera le refrain aussi haut — que ses vigoureux poumons pourront lancer leur volée.

La musique joue. Énobarbus place tous les convives, la main dans la main.
CHANSON.

 Viens, toi, monarque du vin,
 Bacchus joufflu, à l’œil rose :
Que nos soucis soient noyés dans tes cuves,
Et nos cheveux couronnés de tes grappes !
Verse-nous jusqu’à ce que le monde tourne,
Verse-nous jusqu’à ce que le monde tourne !

CÉSAR, se retirant.

— Que voudriez-vous de plus ?… Pompée, bonne nuit…

À Antoine.

Bon frère, — laissez-moi vous emmener : nos graves affaires — répugnent à tant de légèreté !… Gentils seigneurs, séparons-nous ; — vous voyez, nous avons les joues en feu : le vigoureux Énobarbus — est plus faible que le vin, et ma propre langue — balbutie ce qu’elle dit ; peu s’en faut que l’extravagante orgie — ne nous ait tous hébétés. Qu’est-il besoin de plus de paroles ? Bonne nuit. — Bon Antoine, votre main.

POMPÉE.

Je veux veiller sur vous jusqu’à la côte.

ANTOINE, chancelant.

— Fort bien, monsieur : donnez-moi votre main.

POMPÉE.

Ô Antoine, — vous avez la maison de mon père… Mais quoi ? Nous sommes amis. — Allons ! descendons dans le bateau.

ÉNOBARBUS.

Prenez garde de tomber.

Pompée, César, Antoine et leur suite s’embarquent.

— Ménas, je n’irai pas à terre.

MÉNAS.

Non ! dans ma cabine ! — Hé ! les tambours ! les trompettes ! les flûtes ! Hé ! — Que Neptune nous entende dire un bruyant adieu — à ces grands compagnons ! Sonnez ! Peste soit de vous ! Sonnez donc !

Fanfares et tambours.
ÉNOBARBUS, interpellant ceux qui s’embarquent.

Ho, là-bas ! Voilà mon bonnet !

Il agite son bonnet.
MÉNAS.

Holà !… Noble capitaine, — venez !

Sortent Énobarbus et Ménas.

SCÈNE XIII.
[En Syrie.]
Entre, comme après une victoire, Ventidius, accompagné de Silius et d’autres Romains, officiers et soldats. On porte devant lui le corps de Pacorus, fils d’Orodes, roi des Parthes.
VENTIDIUS.

— Enfin, en dépit de tes flèches, Parthie, te voilà frappée ! Enfin — la Fortune daigne faire de moi — le vengeur de Marcus Crassus… Que le corps de ce fils du roi soit porté — devant notre armée… Ton Pacorus, Orodes, — nous paye Marcus Crassus (13).

SILIUS.

Noble Ventidius, — tandis que ton épée est encore chaude du sang des Parthes, — poursuis les fugitifs ; galope à travers la Médie, — la Mésopotamie et tous les repaires — où se dispersent les vaincus. Alors ton grand capitaine Antoine — te mettra sur un char triomphal, et — posera des couronnes sur ta tête.

VENTIDIUS.

Ô Silius, Silius ! — J’en ai fait assez. Un subalterne, remarque bien, — peut accomplir un trop grand exploit. Car retiens ceci, Silius : — Mieux vaut rester inactif, qu’acquérir par nos actes — une trop haute gloire, en l’absence de celui que nous servons. — César et Antoine ont eu plus de succès par leurs officiers qu’en personne : Sossius, — mon prédécesseur en Syrie, lieutenant d’Antoine, — par une accumulation de renommée — trop vite acquise, perdit la faveur du maître. — Celui qui en guerre fait plus que ne peut son capitaine — devient le capitaine de son capitaine ; et l’ambition, — cette vertu du soldat, doit mieux aimer une défaite — qu’une victoire qui la dessert. — Je pourrais faire plus pour le bien d’Antoine, — mais cela l’offenserait ; et dans cette offense, — mes exploits disparaîtraient.

SILIUS.

Ventidius, tu as les qualités — sans lesquelles un soldat et son épée — diffèrent à peine. Tu écriras à Antoine ?

VENTIDIUS.

— Je lui signifierai humblement ce qu’en son nom, — ce magique cri de guerre, nous avons effectué : — comment, grâce à ses bannières et à ses troupes bien payées, — le cheval indompté du Parthe — a été surmené par nous.

SILIUS.

Où est-il maintenant ?

VENTIDIUS.

— Il se rend à Athènes : là ; aussi vite — que nous le permettra le poids du butin, — nous paraîtrons devant lui… En avant, marchons !

Ils sortent.

SCÈNE XIV.
[Rome. Dans le palais de César.]
Entrent, d’un côté, Agrippa, de l’autre Énobarbus.
AGRIPPA.

Quoi ! ces frères se sont-ils déjà séparés ?

ÉNOBARBUS.

— Ils ont terminé avec Pompée qui est parti ; — tous trois scellent le traité. Octavie pleure — de quitter Rome ; César est triste : et Lépide, — depuis le festin de Pompée, est, à ce que dit Ménas, troublé — par les pâles couleurs.

AGRIPPA.

Ce noble Lépide !

ÉNOBARBUS.

— Ce digne homme ! Oh ! comme il aime César !

AGRIPPA.

— Oui, mais combien il adore Marc-Antoine !

ÉNOBARBUS.

— César ? Eh, c’est le Jupiter des hommes !

AGRIPPA.

— Qu’est-ce qu’Antoine ? Le dieu de Jupiter.

ÉNOBARBUS.

— Parlez-vous de César ? Ah ! c’est le sans-pareil !

AGRIPPA.

— D’Antoine ? Oh ! c’est le phénix d’Arabie !

ÉNOBARBUS.

— Voulez-vous louer César, dites César et restez-en là.

AGRIPPA.

— En vérité, il les accable tous deux d’excellents éloges.

ÉNOBARBUS.

— Mais c’est César qu’il aime le mieux ; pourtant il aime Antoine. — Oh ! ni cœurs, ni langues, ni chiffres, ni scribes, ni bardes, ni poëtes, ne pourraient — imaginer, exprimer, évaluer, écrire, chanter, nombrer son amour — pour Antoine ! Mais pour César, — à genoux, à genoux et admirez.

AGRIPPA.

Il les aime tous deux.

ÉNOBARBUS.

— Ils sont les ailes dont il est le hanneton. Aussi…

Fanfares.

— C’est le boute-selle ! Adieu, noble Agrippa.

AGRIPPA.

— Bonne chance, digne soldat, et adieu !

Entrent César, Antoine, Lépide et Octavie.
ANTOINE, à César.

Pas plus loin, seigneur !

CÉSAR.

— Vous m’enlevez une grande partie de moi-même : traitez-moi bien en elle… Sœur, sois comme épouse — telle que ma pensée te rêve, toujours à la hauteur — de mes plus vastes promesses. Très-noble Antoine, — que ce modèle de vertu qui est mis — entre nous comme le ciment de notre affection, — pour la tenir édifiée, ne soit pas un bélier qui en ébranle — la forteresse. Car mieux eût valu — que notre amitié se passât de ce lien, s’il ne nous est pas — également précieux à tous deux.

ANTOINE.

Ne m’offensez pas — par votre défiance.

CÉSAR.

J’ai dit.

ANTOINE.

Vous ne trouverez pas, — si susceptible que vous soyez, le moindre sujet — à l’inquiétude que vous semblez avoir. Sur ce, que les dieux vous gardent — et décident les cœurs des Romains à servir vos projets ! — Nous allons nous séparer ici.

CÉSAR.

— Sois heureuse, ma sœur chérie, sois heureuse ! — Que les éléments te soient propices et fassent — de joie ton humeur ! Sois heureuse.

OCTAVIE, les larmes aux yeux.

Mon noble frère !

ANTOINE.

— Avril est dans ses yeux ; c’est le printemps de l’amour, — et voici les averses qui l’inaugurent… Consolez-vous !

OCTAVIE, à César.

— Seigneur, soyez bienfaisant à la maison de mon mari et…

CÉSAR.

Quoi, — Octavie ?

OCTAVIE.

Je vais vous le dire à l’oreille.

Elle s’entretient tout bas avec son frère.
ANTOINE.

— Sa langue ne veut pas obéir à son cœur, et son cœur — ne peut pas animer sa langue. C’est le duvet du cygne — qui flotte sur la vague au plus fort de la marée — et n’incline d’aucun côté.

ÉNOBARBUS, bas, à Agrippa.

— César pleurera-t-il ?

AGRIPPA.

Il a un nuage sur la face.

ÉNOBARBUS.

— Il serait cheval que cette tache le défigurerait ; — à plus forte raison, un homme.

AGRIPPA.

Bah, Énobarbus ! — Lorsque Antoine reconnut Jules César mort, — il poussa presque des rugissements, et il pleura — lorsqu’à Philippes il reconnut Brutus tué.

ÉNOBARBUS.

— C’est que cette année-là il était tourmenté d’un gros rhume : — il se lamentait sur ce qu’il avait volontairement anéanti. — Croyez à ses larmes quand je pleurerai moi-même.

CÉSAR.

Non, chère Octavie, — vous aurez toujours de mes nouvelles ; jamais le temps — ne devancera ma pensée envolée vers vous.

ANTOINE.

Allons, seigneur, allons ! — je lutterai d’amour avec vous… — Tenez ! je vous embrasse !… Puis je vous laisse — et je vous donne aux dieux.

CÉSAR.

Au revoir : soyez heureux !

LÉPIDE, à Antoine.

— Que toute la pléiade des astres éclaire — ta voie radieuse !

CÉSAR.

Adieu ! adieu !

Il embrasse Octavie.
ANTOINE.

Adieu !

Fanfares. Ils sortent.

SCÈNE XV.
[Alexandrie. Dans le palais.]
Entrent Cléopâtre, Charmion, Iras et Alexas.
CLÉOPÂTRE.

— Où est l’homme ?

ALEXAS.

Il est à moitié effrayé de venir.

CLÉOPÂTRE.

— Allons ! allons… Venez ici, monsieur.

Entre le Messager.
ALEXAS.

Bonne Majesté, — Hérode de Judée n’ose jeter les yeux sur vous, — que quand vous êtes bien disposée.

CLÉOPÂTRE.

Je veux avoir la tête — de cet Hérode. Mais comment cela, maintenant que j’ai perdu Antoine — par qui j’aurais pu l’exiger ?… Approche.

LE MESSAGER.

— Très-gracieuse Majesté.

CLÉOPÂTRE.

As-tu aperçu — Octavie (14) ?

LE MESSAGER.

Oui, reine redoutée.

CLÉOPÂTRE.

Où ?

LE MESSAGER.

À Rome, madame. — Je l’ai regardée en face : je l’ai vue marcher — entre son frère et Marc-Antoine.

CLÉOPÂTRE.

— Est-elle aussi grande que moi ?

LE MESSAGER.

Non, madame.

CLÉOPÂTRE.

— L’as-tu entendue parler ? A-t-elle la voix perçante ou basse ?

LE MESSAGER.

— Madame, je l’ai entendue parler : sa voix est basse.

CLÉOPÂTRE.

— Cela n’a rien de si gracieux !… Elle ne peut lui plaire longtemps.

CHARMION.

— Lui plaire ? Ô Isis ! c’est impossible.

CLÉOPÂTRE.

— Je le crois, Charmion : voix sourde et taille naine !… — Quelle majesté a sa démarche ? Rappelle-toi, — si jamais tu as vu la vraie majesté.

LE MESSAGER.

Elle se traîne : — sa marche ne fait qu’un avec son repos : elle a un corps plutôt qu’une animation : — c’est une statue plutôt qu’une vivante.

CLÉOPÂTRE.

Est-ce certain ?

LE MESSAGER.

— Oui, ou je ne sais pas observer.

CHARMION.

Il n’est pas en Égypte trois hommes dont le diagnostic soit plus sûr.

CLÉOPÂTRE.

Il s’y connaît bien, — je m’en aperçois… Il n’y a encore rien en elle… — Le gaillard a un bon jugement.

CHARMION.

Excellent.

CLÉOPÂTRE, au messager.

— Estime son âge, je t’en prie.

LE MESSAGER.

Madame, — elle était veuve…

CLÉOPÂTRE.

Veuve ?… Charmion, tu entends.

LE MESSAGER.

— Et je crois qu’elle a bien trente ans !

CLÉOPÂTRE.

— As-tu sa figure dans l’esprit ? est-elle longue ou ronde ?

LE MESSAGER.

— Ronde jusqu’à l’excès.

CLÉOPÂTRE.

La plupart de ceux — qui sont ainsi sont niais… — Ses cheveux, de quelle couleur ?

LE MESSAGER.

— Bruns, madame : et son front est aussi bas — qu’elle peut le souhaiter.

CLÉOPÂTRE, lui jetant une bourse.

Voici de l’or pour toi. — Tu ne dois pas prendre mal mes premières vivacités. — Je veux te faire repartir : je te trouve — très-bon pour l’emploi. Va te préparer : — nos lettres sont prêtes.

Le messager sort.
CHARMION.

C’est un homme convenable.

CLÉOPÂTRE.

— Oui, vraiment : je me repens beaucoup — de l’avoir ainsi rudoyé… Eh, à l’en croire, — cette créature n’est pas grand’chose.

CHARMION.

Oh ! rien, madame !

CLÉOPÂTRE.

— L’homme a sans doute vu la majesté : il doit s’y connaître.

CHARMION.

— S’il a vu la majesté ? Bonne Isis !… — lui qui vous a servi si longtemps !

CLÉOPÂTRE.

— J’ai encore une question a lui faire, chère Charmion. — Mais peu importe : tu me l’amèneras — là où je vais écrire : tout peut encore s’arranger.

CHARMION.

Je vous le garantis, madame.

Tous sortent.

SCÈNE XVI.
[Athènes. Dans le palais d’Antoine.]
Entrent Antoine et Octavie.
ANTOINE.

— Non, non, Octavie, pas seulement cela : — ce tort serait excusable, comme mille autres — de semblable importance ; mais il a engagé — une nouvelle guerre contre Pompée ; il a fait son testament et l’a lu — en public. — À peine y a-t-il parlé de moi ; quand forcément — il m’a dû un témoignage honorable, c’est froidement et à contre-cœur — qu’il me l’a rendu ; il m’a mesuré très-étroitement l’éloge ; — les meilleures occasions de me louer, il les a rejetées — ou ne les a saisies que du bout des lèvres.

OCTAVIE.

Ô mon bon seigneur, — ne croyez pas tout, ou, si vous devez tout croire, — ne vous irritez pas de tout. Jamais femme ne fut plus malheureuse que moi, — si cette rupture a lieu ! Être placée entre deux partis — et prier pour tous deux ! — Les dieux bons se moqueront de mes prières, — lorsque je leur dirai : Oh ! bénissez mon seigneur, mon mari ! — et qu’annulant ce souhait, je leur crierai tout aussi fort : — Oh ! bénissez mon frère ! Succès au mari, succès au frère, — une prière détruit l’autre ; point de moyen terme — entre ces extrêmes (15).

ANTOINE.

Douce Octavie, — que votre préférence incline vers le côté qui fait le plus — d’efforts pour la fixer. Si je perds mon honneur, — je me perds moi-même : mieux vaudrait pour vous ne pas m’avoir — que m’avoir ainsi dégradé. Mais, comme vous le demandez, — vous pouvez intervenir entre nous. Pendant ce temps, madame, — je ferai des préparatifs de guerre — qui contiendront votre frère. Mettez-y toute votre diligence. — Ainsi vos désirs sont exaucés.

OCTAVIE.

Merci à mon seigneur ! — Que le puissant Jupiter fasse par moi, bien faible, bien faible femme, — votre réconciliation. La guerre entre vous deux, ce serait — comme si le monde s’entr’ouvrait et qu’il fallût combler le gouffre — avec des cadavres.

ANTOINE.

— Dès que vous reconnaîtrez le moteur de ceci, — tournez de son côté votre déplaisir : car nos fautes — ne peuvent jamais être tellement égales que votre affection — flotte également entre elles. Préparez votre départ ; — choisissez votre cortége et faites, coûte que coûte, les commandes — dont vous aurez fantaisie.

Ils sortent.

SCÈNE XVII.
[Athènes. Une autre partie du palais.]
Énobarbus et Éros se rencontrent.
ÉNOBARBUS.

Eh bien, ami Éros !

ÉROS.

Il est arrivé d’étranges nouvelles, messire.

ÉNOBARBUS.

Quoi donc, l’homme ?

ÉROS.

César et Lépide ont fait la guerre à Pompée.

ÉNOBARBUS.

C’est vieux… quelle en est l’issue ?

ÉROS.

César, après s’être servi de Lépide dans la guerre contre Pompée, l’a renié comme collègue ; il n’a pas voulu qu’il eût part à la gloire de la campagne ; non content de cela, il l’accuse d’avoir auparavant écrit des lettres à Pompée, et, sur sa seule affirmation, il l’arrête. Voilà le pauvre triumvir à l’ombre, jusqu’à ce que la mort l’ait élargi de prison.

ÉNOBARBUS.

— Ainsi, ô monde, il ne te reste plus qu’une paire de mâchoires ; — tu auras beau leur jeter tous les aliments que tu possèdes, — elles grinceront des dents l’une contre l’autre… Où est Antoine ?

ÉROS.

— Il se promène dans le jardin… comme ceci ; il écrase — le fétu qui se trouve devant lui, en criant : ce niais de Lépide ! — et il menace à la gorge celui de ses officiers — qui a assassiné Pompée.

ÉNOBARBUS.

Notre grande flotte est équipée.

ÉROS.

— Contre l’Italie et César. Autre chose, Domitius : — Monseigneur vous réclame immédiatement. Mes nouvelles, — j’aurais dû les remettre à un autre moment.

ÉNOBARBUS.

C’est sans doute pour un rien, mais n’importe. Conduisez-moi à Antoine.

ÉROS.

Venez, messire.

Ils sortent.

SCÈNE XVIII.
[Rome. Dans le palais de César.]
Entre César, Agrippa et Mécène.
CÉSAR.

— Au mépris de Rome, il a fait tout cela. — Bien plus, — à Alexandrie, voici, en détail ce qui s’est passé. — En place publique, au haut d’un tribunal argenté, — Cléopâtre et lui dans des chaires d’or — ont été publiquement intronisés : à leurs pieds étaient assis — Césarion, qu’ils appellent le fils de mon père, — et tous les enfants illégitimes que leurs débauches — ont depuis lors engendrés entre eux. À Cléopâtre — il a donné l’établissement d’Égypte ; puis, — de la basse Syrie, de Chypre et de Lydie — il l’a faite reine absolue (16).

MÉCÈNE.

Et cela en public.

CÉSAR.

— Sur la grande place où se font les exercices. — Là il a proclamé ses fils rois des rois : — la grande Médie, la Parthie et l’Arménie, — il les a données à Alexandre ; à Ptolémée il a assigné — la Syrie, la Cilicie et la Phénicie. Quant à elle, — c’est sous l’accoutrement de la déesse Isis — qu’elle a paru ce jour-là ; et souvent déjà elle avait donné audience, — dit-on, dans ce costume.

MÉCÈNE.

Il faut que Rome en soit informée !

AGRIPPA.

Et, déjà écœurée de tant d’insolence, — Rome retirera son estime à Antoine.

CÉSAR.

— Le peuple sait tout ; il vient de recevoir ses accusations.

AGRIPPA.

Qui accuse-t-il ?

CÉSAR.

— César ! Il se plaint de ce qu’ayant dépouillé de la Sicile — Sextus Pompée, je ne lui aie point baillé — sa part de l’île ; puis il dit m’avoir prêté — des vaisseaux que je ne lui ai point rendus ; enfin, il se fâche — de ce que Lépide ait été déposé — du triumvirat, et, cela étant, de ce que nous détenions — tous ses revenus.

AGRIPPA.

Sire, il faut répondre à cela.

CÉSAR.

— C’est déjà fait, et le messager est parti. — Je leur dis que Lépide était devenu trop cruel, — qu’il abusait de son autorité — et qu’il a mérité sa déposition ; quant à ce que j’ai conquis, — je lui en accorde sa part, pourvu que, dans son Arménie — et dans les autres royaumes qu’il a conquis, — il me fasse la mienne.

MÉCÈNE.

Il n’y consentira jamais.

CÉSAR.

— Alors je ne dois pas consentir à ce qu’il demande.

Entre Octavie.
OCTAVIE.

— Salut, César ! salut, monseigneur ! salut, très-cher César !

CÉSAR.

— Qui m’eût dit que jamais je t’appellerais abandonnée ?

OCTAVIE.

— Vous ne m’avez jamais appelée ainsi et vous n’avez pas sujet de le faire.

CÉSAR.

— Pourquoi donc nous surprenez-vous ainsi ? Vous n’arrivez pas — comme la sœur de César : la femme d’Antoine — devrait avoir une armée pour huissier, et — les hennissements des chevaux devraient annoncer son approche, — longtemps avant qu’elle paraisse ; les arbres du chemin — devraient être chargés de gens, et l’attente publique devrait languir — à souhaiter sa venue trop lente. Oui, la poussière — aurait dû monter jusqu’au faîte du ciel, — soulevée par votre cortége populaire. Mais vous êtes venue — à Rome comme une fille du marché, et vous avez prévenu — la manifestation de notre amour, oubliant que l’affection, restée cachée, — reste souvent méconnue. Nous aurions été à votre rencontre — par terre et par mer, vous rendant à chaque étape — un nouvel hommage !

OCTAVIE.

Mon bon seigneur, — je n’étais pas forcée d’arriver ainsi ; je l’ai fait — de mon plein gré. Monseigneur Marc-Antoine, — apprenant que vous faisiez des préparatifs de guerre, en a instruit — mon oreille affligée ; sur quoi j’ai imploré de lui — la grâce de revenir.

CÉSAR.

Et cette grâce, il vous l’a vite accordée, — puisque vous étiez l’obstacle entre sa luxure et lui.

OCTAVIE.

— Ne dites pas cela, monseigneur.

CÉSAR.

J’ai les yeux sur lui, — et la nouvelle de ses actes m’arrive avec le vent… — Savez-vous où il est maintenant ?

OCTAVIE.

À Athènes, monseigneur.

CÉSAR.

— Non, ma sœur trop outragée : Cléopâtre — l’a rappelé d’un signe. Il a livré son empire — à une prostituée, et tous deux maintenant lèvent — pour la guerre tous les rois de la terre. Il a rassemblé — Bocchus, le roi de Libye, Archélatis, — de Cappadoce, Philadelphos, roi — de Paphlagonie, le roi de Thrace, Adallas, — le roi Malchus d’Arabie, le roi de Pont, — Hérode de Judée, Mithridate, roi — de Comagène, Polémon et Amintas, — les rois de Médie et de Lycaonie, avec un — vaste arrière-ban de sceptres.

OCTAVIE.

Oh ! malheureuse que je suis — d’avoir le cœur partagé entre deux parents — qui s’accablent l’un l’autre !

CÉSAR.

Soyez la bienvenue ici. — Vos lettres ont retardé notre rupture — jusqu’au moment où j’ai reconnu combien vous étiez outragée — et combien notre négligence était dangereuse. Reprenez courage ! — Ne vous laissez pas déconcerter par des temps qui amoncèlent — au-dessus de votre bonheur ces sombres nécessités ; — mais laissez, impassible, les choses déterminées par le destin — suivre leur cours. Soyez la bienvenue à Rome, — vous, ce que j’ai de plus cher. Vous avez été insultée — au delà de toute idée, et les dieux grands, — pour vous faire justice, nous ont pris pour ministres, — nous et tous ceux qui vous aiment. Consolez-vous ; — et soyez pour toujours la bienvenue près de nous.

AGRIPPA.

Soyez la bienvenue, madame.

MÉCÈNE.

— Chère dame, soyez la bienvenue. — Tous les cœurs dans Rome vous aiment et vous plaignent. — Seul l’adultère Antoine, dans l’excès — de ses abominations, vous renie — et abandonne sa puissance à une impure — qui le fait gronder contre nous.

OCTAVIE.

Est-il vrai, seigneur ?

CÉSAR.

— Rien de plus certain. Sœur, soyez la bienvenue : je vous en prie, — ne perdez jamais patience… Ma sœur bien-aimée !

Ils sortent.

SCÈNE XIX.
[Le camp d’Antoine, près d’Actium.]
Entrent Cléopâtre et Énobarbus.
CLÉOPÂTRE.

— Je ne te tiens pas quitte, sois-en sûr.

ÉNOBARBUS.

Mais pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ?

CLÉOPÂTRE.

— Tu t’es opposé à ma présence dans cette guerre, et — tu as dit qu’elle n’était pas convenable.

ÉNOBARBUS.

Voyons, l’est-elle ? l’est-elle ?

CLÉOPÂTRE.

— À moins qu’il n’y ait exception contre moi, — pourquoi ne devrais-je pas être ici en personne ?

ÉNOBARBUS, à part.

— Je sais bien ce que je pourrais répondre. — Si nous allions en guerre avec les chevaux et les juments tout ensemble, — les chevaux deviendraient absolument inutiles, car les juments porteraient chacune — un cavalier et son cheval.

CLÉOPÂTRE.

Qu’est-ce que vous dites ?

ÉNOBARBUS.

— Votre présence ne peut qu’embarrasser Antoine, — et distraire de son cœur, de son cerveau, de son temps — ce qu’il n’en doit pas aliéner. Il est déjà — accusé de légèreté, et l’on dit à Rome — que ce sont vos femmes et l’eunuque Photin — qui dirigent cette guerre (17).

CLÉOPÂTRE.

Que Rome s’effondre, et que pourrissent toutes les langues — qui parlent contre nous ! Je porte, moi aussi, le poids de cette guerre, — et je dois au royaume que je préside — d’y figurer comme un homme. Cesse de me contredire : — je ne resterai pas en arrière.

ÉNOBARBUS.

Eh bien ! j’ai fini. — Voici l’empereur.

Entrent Antoine et Canidius.
ANTOINE.

N’est-il pas étrange, Canidius, — que, de Tarente et de Brindes, — il a pu si vite fendre la mer Ionienne, — et prendre Toryne ?

À Cléopâtre.

Vous savez cela, ma charmante ?

CLÉOPÂTRE.

— La rapidité n’est jamais plus admirée — que par les paresseux.

ANTOINE.

Excellente épigramme — qui ferait honneur au plus vaillant des hommes — et qui tance notre indolence… Canidius, nous — voulons le combattre sur mer (18).

CLÉOPÂTRE.

Oui, sur mer : serait-ce possible ailleurs ?

CANIDIUS.

— Pourquoi cette résolution, monseigneur ?

ANTOINE.

Parce qu’il nous y provoque !

ÉNOBARBUS.

— Monseigneur l’a bien provoqué, lui, à un combat singulier.

CANIDIUS.

— Oui, et vous lui avez offert la bataille à Pharsale, — où César se mesura avec Pompée. Mais, vos propositions — n’étant pas à son avantage, il les repousse. — Eh bien ! repoussez les siennes.

ÉNOBARBUS.

Vos navires ne sont pas bien équipés : — vos matelots sont des muletiers, des moissonneurs, tous gens — enlevés de vive force. Sur la flotte de César — sont des marins qui souvent ont combattu Pompée ; — ses vaisseaux sont faciles à manier ; les vôtres sont lourds. Aucune honte — pour vous à refuser le combat sur mer, — quand vous y êtes prêt sur terre.

ANTOINE.

Sur mer ! sur mer !

ÉNOBARBUS.

— Très-digne sire, vous annulez par là — la stratégie consommée que vous avez sur terre ; — vous divisez votre armée, composée surtout — de fantassins aguerris ; vous laissez inactive — votre expérience renommée ; vous écartez — les moyens qui assurent le succès ; — et, pour vous jeter à la merci de la chance et du hasard, vous renoncez — aux plus solides garanties.

ANTOINE.

Je combattrai sur mer.

CLÉOPÂTRE.

— J’ai soixante vaisseaux ; César n’en a pas de meilleurs.

ANTOINE.

— Nous brûlerons le superflu de notre marine ; — et, avec le reste complètement équipé, de la pointe d’Actium — nous repousserons César, s’il approche. Au cas où nous échouons, — alors nous pouvons agir sur terre.

Entre un Messager.
ANTOINE.

Ton message ?

LE MESSAGER.

— La nouvelle est vraie, monseigneur ; l’ennemi est signalé ; — César a pris Toryne.

ANTOINE.

— Se peut-il qu’il y soit en personne ? c’est impossible ! — Il est étrange que ses forces soient là !… Canidius, — tu commanderas sur terre nos dix-neuf légions — et nos douze mille chevaux… Nous allons à bord… — Partons, ma Thétis !

Entre un Soldat.
ANTOINE.

Eh bien ! brave soldat !

LE SOLDAT.

— Ô noble empereur, ne combats pas sur mer : — ne te risque pas sur des planches pourries. Te défies-tu — de cette épée et de ces miennes cicatrices ? Laisse les Égyptiens — et les Phéniciens patauger ; nous, — nous avons coutume de vaincre debout sur terre, — en combattant pied à pied (19).

ANTOINE.

Bien, bien. Partons.

Sortent Antoine, Cléopâtre et Énobarbus.
LE SOLDAT.

— Par Hercule, je crois que je suis dans le vrai.

CANIDIUS.

— Oui, soldat. Mais ses actions n’obéissent plus — à leur règle légitime. Notre meneur est mené, — et nous sommes les soldats des femmes.

LE SOLDAT.

Vous commandez sur terre — les légions et toute la cavalerie, n’est-ce pas ?

CANIDIUS.

— Marcus Octavius, Marcus Justeius, — Publicola et Célius tiennent sur mer ; — nous, nous commandons toutes les forces de terre. Cette rapidité de César — passe toute croyance.

LE SOLDAT.

Quand il était encore à Rome, — son armée s’acheminait par petits détachements, de manière — à dépister tous les éclaireurs.

CANIDIUS.

Quel est son lieutenant, savez-vous ?

LE SOLDAT.

— Un nommé Taurus, dit-on.

CANIDIUS.

Oh ! je connais l’homme.

Entre un Messager.
LE MESSAGER.

L’empereur demande Canidius.

CANIDIUS.

— Le temps est en travail d’événements et il en enfante — à chaque minute.

Ils sortent.

SCÈNE XX.
[Un plateau près d’Actium.]
Entrent César, Taurus, des officiers et des soldats.
CÉSAR.

— Taurus !

TAURUS.

Monseigneur ?

CÉSAR.

N’agis pas sur terre ; reste compact ; — n’offre pas la bataille avant que nous ayons fini sur mer ; — n’outre-passe point les ordres que contient cet écrit.

Il lui remet un rouleau.

— Notre fortune dépend de ce hasard suprême.

Ils sortent.
Entrent Antoine et Énobarbus.
ANTOINE.

— Plaçons nos escadres sur ce côté de la colline — en vue de l’armée de César ; de là — nous pourrons découvrir le nombre de ses vaisseaux — et manœuvrer en conséquence.

Ils sortent.
Entrent, d’un côté, les troupes d’Antoine, conduites par Canidius ; de l’autre celles d’Octave, commandées par Taurus. Après qu’elles ont défilé, on entend le bruit d’un combat naval. Fanfares d’alarmes.
Rentre Énobarbus.
ÉNOBARBUS.

— Néant, néant, tout à néant ! Je n’en puis voir davantage. — L’Antoniade, le vaisseau amiral égyptien, — tourne le gouvernail et fuit avec soixante voiles ; — à le voir, mes yeux se sont aveuglés (20).

Entre Scarus.
SCARUS.

À nous, dieux et déesses, — et tout le céleste synode !

ÉNOBARBUS.

D’où vient ton émotion !

SCARUS.

— Le plus beau tiers du monde est perdu — par pure ineptie ! Nous avons perdu en baisers — des royaumes et des provinces.

ÉNOBARBUS.

Quel aspect présente le combat ?

SCARUS.

De notre côté, tous les signes de la peste — qui précèdent la mort ! Cette monture à ribaud, cette rosse d’Égypte, — que la lèpre l’étouffe ! Au milieu de la bataille, — quand les deux chances étaient comme des jumelles — du même âge, si même la nôtre n’était l’aînée, — je ne sais quel taon la pique ainsi qu’une vache en juin ! — Elle déploie les voiles et s’enfuit !

ÉNOBARBUS.

J’en ai été témoin : mes yeux, — malades de ce spectacle, n’ont pu l’endurer — plus longtemps.

SCARUS.

Une fois qu’elle a viré de bord, — la noble victime de sa magie, Antoine, — secoue ses ailes marines, et, comme un canard éperdu. — vole après elle, laissant la bataille au plus fort de l’action. — Je n’ai jamais vu une affaire si honteuse ; — l’expérience, l’énergie, l’honneur n’ont jamais — attenté ainsi à eux-mêmes.

ÉNOBARBUS.

Hélas ! hélas !

Entre Canidius.
CANIDIUS.

— Notre fortune sur mer a perdu le souffle — et sombre lamentablement. Si notre général s’était montré — ce qu’il était jadis, tout aurait bien été. — Oh ! il nous a donné l’exemple de la fuite — bien lâchement.

ÉNOBARBUS, à part.

— Ah ! vous en êtes là ? alors, bonsoir — cette fois !

CANIDIUS.

Ils se sont enfuis vers le Péloponèse.

SCARUS.

— La route en est aisée, et j’irai y attendre — l’événement.

CANIDIUS.

Je vais me rendre à César — avec mes légions et ma cavalerie ; six rois déjà — m’ont montré la voie de la soumission.

ÉNOBARBUS.

Moi, je veux suivre encore — la fortune blessée d’Antoine, bien que ma raison — se tourne avec le vent contre moi.

Ils sortent.

SCÈNE XXI.
[Alexandrie. Dans le palais.]
Entrent Antoine et plusieurs serviteurs.
ANTOINE.

— Écoutez ! la terre me somme de ne plus la fouler ! — Elle a honte de me porter !… Amis, approchez ! — Je me suis tellement attardé dans ce monde que j’ai — pour toujours perdu mon chemin… J’ai là un navire — chargé d’or ; prenez-le, partagez-vous-le ; fuyez — et faites votre paix avec César (21).

LES SERVITEURS.

Nous, fuir ! jamais !

ANTOINE.

— J’ai fui moi-même, et j’ai appris aux autres — à se sauver et à montrer leurs épaules… Amis, partez — je me suis moi-même décidé pour une voie — où je n’ai pas besoin de vous : partez ! — mon trésor est dans le havre, prenez-le !… Oh ! — j’ai couru après ce que je rougis maintenant de regarder ! — Mes cheveux mêmes en sont révoltés : car les blancs — reprochent aux bruns tant de témérité, et ceux-ci reprochent à ceux-là — tant de couardise et d’ineptie !… Amis, partez ; vous aurez — des lettres de moi pour quelques amis qui vous — balayeront l’accès auprès de César. Je vous en prie, n’ayez pas l’air triste — et ne me faites pas d’objections ; prenez l’avis — que proclame mon désespoir ; abandonnez — qui s’abandonne. Vite au rivage ! — Je vais vous livrer ce navire et ce trésor. — Laissez-moi un peu, je vous prie ! oui, je vous en prie, — laissez-moi ! Voyez-vous, j’ai perdu le droit de commander ; aussi, je vous prie ! Je vous rejoindrai tout à l’heure.

Il s’assied.
Entre Éros, puis Cléopâtre, soutenue par Charmion et Iras.
ÉROS, à Cléopâtre.

Ah ! bonne madame ! allez le consoler.

IRAS.

Allez, chère reine.

CHARMION.

Allez ! Que pouvez-vous faire de mieux ?

CLÉOPÂTRE.

Laissez-moi m’asseoir !… Ô Junon !

Elle s’affaisse comme en défaillance. Éros la montre à Antoine.
ANTOINE.

Non, non, non, non, non !

ÉROS.

Voyez un peu, sire.

ANTOINE.

Ô fi ! fi ! fi !

CHARMION.

Madame !

IRAS.

Madame ! Ô bonne impératrice !

ÉROS.

Sire ! sire !

ANTOINE.

— Oui, seigneur, oui ! À Philippes, il tenait — son épée comme un danseur, tandis que je frappais — le maigre et ridé Cassius ; et ce fut moi — qui anéantis ce fou de Brutus ! Lui, — il n’agissait que par ses lieutenants ; il n’avait aucune pratique — des manœuvres hardies de la guerre ! Aujourd’hui pourtant… n’importe.

CLÉOPÂTRE, se redressant.

Ah ! rangez-vous !

ÉROS, à Antoine.

La reine, monseigneur, la reine !

IRAS.

Allez à lui, madame ! Parlez-lui ! — Il est anéanti par l’humiliation.

CLÉOPÂTRE.

Eh bien, soutenez-moi… Oh !

Elle s’arrête, puis va lentement vers Antoine, supportée par ses femmes.
ÉROS, à Antoine.

— Très-noble sire, levez-vous ; la reine s’avance ; sa tête s’incline et la mort va la saisir ; rien — qu’un mot de consolation, et vous la sauvez.

ANTOINE.

J’ai forfait à la gloire ! — Reculade ignoble !

ÉROS.

Sire, la reine !

ANTOINE, se détournant.

— Oh ! où m’as-tu réduit, Égyptienne ? Vois, — je ne puis te cacher ma confusion, — qu’en regardant, derrière moi, — les ruines de mon honneur !

CLÉOPÂTRE.

Ô monseigneur ! monseigneur ! — Pardonnez à mes voiles peureuses ! Je ne croyais pas — que vous me suivriez.

ANTOINE.

Égyptienne, tu savais trop bien — que mon cœur était attaché par toutes ses cordes à ton gouvernail — et que tu me remorquerais. Tu savais — ta pleine suprématie sur mon âme, et — qu’un signe de toi pourrait me faire enfreindre — l’ordre même des dieux.

CLÉOPÂTRE.

Oh ! pardon !

ANTOINE.

Maintenant, il faut — que j’envoie d’humbles supplications à ce jeune homme ; il faut que je biaise — et que je rampe dans tous les méandres de la bassesse, moi qui — avais pour hochet la moitié du monde, — qui faisais et défaisais les fortunes !… Vous saviez — à quel point vous m’aviez conquis, et que — mon épée, affaiblie par ma passion, — lui obéirait en tout.

CLÉOPÂTRE.

Oh ! pardon ! pardon !

Elle pleure.
ANTOINE.

— Ne pleure pas, te dis-je ; une seule de tes larmes vaut — tout ce qui a été gagné et perdu. Donne-moi un baiser… — Voici ce qui me dédommage… J’ai envoyé le précepteur de nos enfants ; — est-il de retour ?… Mon amour, je ne sais quel plomb pèse sur moi… — Du vin, holà ! et à souper !… La fortune sait — que, plus elle menace, plus je la nargue.

Ils sortent.

SCÈNE XXII.
[Le camp de César en Égypte.]
Entrent César, Dolabella, Thyréus et d’autres.
CÉSAR.

— Qu’on fasse paraître l’envoyé d’Antoine !

À Dolabella.

— Le connaissez-vous ?

DOLABELLA.

César, c’est son maître d’école ! — Jugez à quel point il est dépouillé, puisqu’il vous — envoie une si pauvre plume de son aile, — lui qui pour messager avait des rois à foison, il y a quelques lunes à peine !

Entre Euphromus.
CÉSAR.

Approche et parle.

EUPHRONIUS.

— Si peu que je sois, je viens de la part d’Antoine ; — j’étais naguère aussi insignifiant pour ses desseins — que la goutte de rosée perdue sur la feuille du myrte — l’est pour cette vaste mer.

CÉSAR.

Soit ! Déclare ta mission.

EUPHRONIUS.

— Antoine salue en toi le maître de ses destinées et — demande à vivre en Égypte ; en cas de refus, — il restreint sa demande et prie — de le laisser respirer entre les cieux et la terre, — comme personne privée, dans Athènes ; voilà pour lui. Quant à Cléopâtre, elle confesse ta grandeur, — se soumet à ta puissance, et implore de toi — pour ses enfants le diadème des Ptolémées — maintenant à la merci de ta faveur (22).

CÉSAR.

Pour Antoine, — je suis sourd à sa requête. Quant à la reine, — je consens à l’entendre et à la satisfaire, pourvu qu’elle — chasse d’Égypte son amant dégradé — ou lui ôte la vie. Cela fait, — elle ne priera pas en vain. Telle est ma réponse à tous deux.

EUPHRONIUS, s’inclinant.

— Que la fortune te suive !

CÉSAR.

Qu’on le reconduise à travers nos lignes !

Euphronius sort avec une escorte.
À Thyréus.

— Voici le moment d’essayer ton éloquence. Pars vite ; — détache Cléopâtre d’Antoine : promets-lui, — en notre nom, ce qu’elle demande ; ajoute même — des offres de ton chef ; les femmes, — même en plein bonheur, ne sont pas fortes ; mais la misère parjurerait — la vestale immaculée. Montre ton savoir faire, Thyréus ; — et, quant à ta récompense, tu promulgueras toi-même l’édit qui pour nous sera loi.

THYRÉUS.

Je pars, César.

CÉSAR.

— Observe comment Antoine supporte sa chute, — et épie tous les mouvements par lesquels — se manifeste son action.

THYRÉUS.

J’obéirai, César.

SCÈNE XXIII.
[Alexandrie. Dans le palais.]
Entrent Cléopâtre, Énobarbus, Charmion et Iras.
CLÉOPÂTRE.

— Que devons-nous faire, Énobarbus ?

ÉNOBARBUS.

Méditer et mourir.

CLÉOPÂTRE.

— Est-ce Antoine ou moi qu’il faut accuser de ceci ?

ÉNOBARBUS.

— Antoine seul, qui a voulu faire de son désir — le maître de sa raison ! Qu’importait que vous eussiez fui — de ce terrible front de bataille où les rangs opposés — se renvoyaient l’épouvante ? Pourquoi vous a-t-il suivie ? — Les démangeaisons de son affection n’auraient pas dû — troubler en lui le capitaine, au moment suprême — où les deux moitiés du monde se heurtaient et où son empire — était en cause. Il y avait pour lui honte — autant que désastre à suivre vos étendards en fuite — et à laisser là sa flotte effarée.

CLÉOPÂTRE.

Paix, je te prie !

Entrent Antoine et Euphronius.
ANTOINE.

— Est-ce là ta réponse ?

EUPHRONIUS.

Oui, Monseigneur.

ANTOINE.

Ainsi la reine — aura droit à ses courtoisies si elle veut — me sacrifier.

EUPHRONIUS.

C’est ce qu’il dit.

ANTOINE.

Il faut qu’elle sache cela.

Montrant sa tête à Cléopâtre.

— À l’enfant César, envoie cette tête grisonnante — et jusqu’au bord il remplira tes souhaits — de royaumes.

CLÉOPÂTRE.

Cette tête, Monseigneur !

ANTOINE, à Euphronius.

— Retourne à lui ; dis-lui qu’il porte sur son front — la rose de la jeunesse, et que le monde attend de lui — quelque action d’éclat : son argent, ses vaisseaux, ses légions — pourraient aussi bien appartenir à un lâche ; ses lieutenants pourraient vaincre — au service d’un enfant aussi heureusement — que sous les ordres de César. C’est pourquoi je le provoque — à mettre de côté ces splendides avantages — et à se mesurer avec Antoine déclinant, épée contre épée — seul à seul. Je vais le lui écrire. Suis-moi.

Sortent Antoine et Euphronius.
ÉNOBARBUS.

— Oui, comme il est vraisemblable que César au faîte de la victoire voudra — désarmer son bonheur et s’exhiber en spectacle — aux prises avec un bretteur ! Je le vois, le jugement des hommes — s’altère avec leur fortune ; et les dignités extérieures — entraînent les facultés intérieures après elles — dans la déchéance. Comment a-t-il pu rêver, — ayant l’intelligence des proportions, que César en sa plénitude — se mesurerait avec son dénûment !… César, tu as vaincu — sa raison aussi.

Entre un Serviteur.
LE SERVITEUR.

Un envoyé de César.

CLÉOPÂTRE.

— Quoi ! sans plus de cérémonie ! Voyez mes femmes, — ils se bouchent le nez devant la rose épanouie, — ceux qui l’adoraient en bouton… Introduisez-le, monsieur.

Le serviteur sort.
ÉNOBARBUS.

— Mon honnêteté et moi, nous commençons à nous quereller. — La loyauté qui reste dévouée aux fous fait — de notre foi une pure folie… Pourtant, celui qui a la force — de garder allégeance à son seigneur déchu — est le vainqueur du vainqueur de son maître — et gagne une place dans l’histoire !

Entre Thyréus.
CLÉOPÂTRE.

La volonté de César ?

THYRÉUS.

— Écoutez-la en particulier.

CLÉOPÂTRE.

Il n’y a ici que des amis ; parlez hardiment.

THYRÉUS.

— Peut-être aussi sont-ils les amis d’Antoine.

ÉNOBARBUS.

— Il lui faut autant d’amis qu’en à César : — sinon, nous lui sommes inutiles. S’il plaît à César, notre maître — s’élancera au-devant de son amitié. Quant à nous, vous le savez, — nous sommes à qui il est, et alors nous serons acquis à César.

THYRÉUS.

Soit !… — Écoutez-moi donc, illustre reine ; César vous conjure — d’oublier tout, dans votre situation présente, — excepté qu’il est César.

CLÉOPÂTRE.

Poursuivez : c’est d’une générosité royale.

THYRÉUS.

— Il sait que vous ne vous êtes pas attachée à Antoine — par amour, mais par crainte.

CLÉOPÂTRE.

Oh !

THYRÉUS.

— Aussi, les balafres faites à votre honneur — l’émeuvent-elles de pitié, comme des plaies causées par la violence, — mais imméritées.

CLÉOPÂTRE.

César est un dieu, et il reconnaît — ce qui est bien vrai : mon honneur n’a pas été cédé, — il a été conquis.

ÉNOBARBUS, à part.

Pour être sûr de cela, je vais le demander à Antoine… Maître, maître, tu fais eau de toutes parts, — et nous n’avons plus qu’à te laisser sombrer, car — ce que tu as de plus cher t’abandonne.

Il sort.
THYRÉUS.

Dirai-je à César — ce que vous désirez de lui ? Il sollicite — les demandes afin de les accorder. Il serait charmé — que de sa fortune vous fissiez un bâton — pour vous appuyer ; mais combien son zèle serait enflammé, — s’il apprenait de moi que vous avez quitté Antoine, — et que vous vous êtes mise sous la protection — du maître de l’univers ?

CLÉOPÂTRE.

Quel est votre nom ?

THYRÉUS.

— Mon nom est Thyréus.

CLÉOPÂTRE.

Très-aimable messager, — dites au grand César que par votre intermédiaire — je baise sa main triomphante ; dites-lui que je suis prête — à déposer ma couronne à ses pieds et à m’agenouiller devant lui ; — dites-lui que de son souffle souverain il peut me signifier — le sort de l’Égypte.

THYRÉUS.

Vous prenez le parti le plus noble. — Quand la sagesse et la fortune sont en lutte, — si la première n’ose que ce qu’elle peut, — aucun hasard ne peut l’ébranler. Laissez-moi par grâce déposer — mon hommage sur votre main.

CLÉOPÂTRE.

Souvent le père de votre César, — après avoir rêvé de royaumes à conquérir, — imprima ses lèvres à cette place indigne, — comme s’il pleuvait des baisers !

Thyréus lui baise la main.
Entrent précipitamment Antoine et Énobarbus.
ANTOINE.

Des faveurs, par Jupiter tonnant !… — Qui es-tu, drôle ?

THYRÉUS.

Le strict exécuteur — des ordres de l’homme le plus puissant et le plus digne — d’être obéi.

ÉNOBARBUS.

Vous allez être fouetté.

ANTOINE, appelant.

— Holà ! qu’on vienne !

À Thyréus.

Ah ! mon oiseau de proie !… Par les dieux et les démons, — l’autorité fond sur moi ! Naguère, quand je criais : holà ! — comme des enfants qui se bousculent, des rois s’élançaient — me criant : Que voulez-vous ?… N’avez-vous pas d’oreilles ? Je suis — encore Antoine ?

Des serviteurs paraissent.

Emmenez-moi ce gueux, et fouettez-le.

ÉNOBARBUS.

— Mieux vaut jouer avec un lionceau, — qu’avec un vieux lion mourant.

ANTOINE.

Lune et étoiles ! — fouettez-le… Quand ils seraient là vingt des plus grands tributaires — qui reconnaissent César, si je les trouvais — à ce point insolents avec la main de cette femme… Comment se nomme-t-elle — depuis qu’elle n’est plus Cléopâtre ?… Donnez-lui le fouet, compagnons, — jusqu’à ce que vous le voyiez grimacer, comme un enfant, — et geindre en implorant merci… Emmenez-le.

THYRÉUS.

— Marc-Antoine…

ANTOINE.

Entraînez-le, et, dès qu’il sera fouetté, — ramenez-le… Ce valet de César — lui portera un message de notre part.

Les serviteurs emmènent Thyréus.
À Cléopâtre.

— Vous étiez à moitié flétrie avant que je vous connusse… Ah ! — Ai-je donc laissé à Rome l’oreiller nuptial, sans même l’avoir foulé, — ai-je donc renoncé à avoir une race légitime — de la perle des femmes, pour être trompé — par une créature qui regarde des laquais ?

CLÉOPÂTRE.

Mon bon seigneur…

ANTOINE.

— Vous avez toujours été une hypocrite… — Mais, dès que nous nous endurcissons dans le vice, — ô misère ! les dieux sages ferment nos yeux ; — ils laissent tomber notre pure raison dans notre propre ordure, nous font adorer — nos erreurs et rient de nous, quand nous nous pavanons — sur le chemin de notre ruine !

CLÉOPÂTRE.

Oh ! en est-ce venu là ?

ANTOINE.

— Je vous ai trouvée comme un morceau refroidi — sur l’assiette de César mort… Que dis-je ! vous étiez un reste — de Cnéius Pompée ; sans compter ces heures ardentes, — non enregistrées par la renommée vulgaire, que — votre luxure avait dérobées !… Car, j’en suis sûr, — si vous êtes capable de deviner ce que peut être la vertu, — vous ne savez pas ce que c’est !

CLÉOPÂTRE.

Pourquoi tout ceci ?

ANTOINE.

— Permettre qu’un drôle fait pour recevoir un salaire et pour dire : Dieu vous le rende ! soit familier — avec ma compagne de jeux, avec votre main, avec ce sceau royal, — garant de la foi des grands cœurs !… Oh ! que ne suis-je — sur la montagne de Basan, pour y rugir plus haut — que les troupeaux à cornes ! Car j’ai de farouches griefs ; — et les exprimer humainement, ce serait faire — comme le condamné qui, la corde au cou, remercie le bourreau — de sa dextérité !…

Thyréus revient avec les serviteurs.
ANTOINE.

Est-il fouetté ?

PREMIER SERVITEUR.

— Solidement, monseigneur.

ANTOINE.

A-t-il crié ! a-t-il imploré son pardon ?

PREMIER SERVITEUR.

— Il a demandé grâce.

ANTOINE, à Thyréus.

— Si ton père vit encore, il regrettera — que tu ne sois pas né fille ; et toi, tu te repentiras — d’avoir suivi César dans son triomphe, puisque — tu as été fouetté pour l’avoir suivi : désormais, — que la blanche main d’une femme te donne la fièvre ; — tremble, rien qu’à la voir… Retourne vers César, — raconte-lui ta réception ; songe à lui dire — qu’il m’irrite, pour autant qu’il fait trop — du superbe et m’a en mépris. En rabâchant sur ce que je suis, — il oublie ce que je fus. Il m’irrite, — au moment même où je suis si facile à aigrir, — lorsque les astres propices, qui jusqu’ici ont été mes guides, — se sont échappés de leurs orbites, et ont lancé leurs feux — dans les abîmes de l’enfer ! S’il trouve mauvais — ce que je dis et ce que j’ai fait, mande-lui qu’il a — par-devers lui Hipparque, mon affranchi, et qu’il — peut à plaisir le fouetter, le pendre ou le torturer, — afin que nous soyons égaux. Insiste pour cela toi-même, — et va-t’en avec tes marques sur le dos. (23)

Sort Thyréus.
CLÉOPÂTRE.

— Avez-vous fini ?

ANTOINE.

Hélas, notre lune terrestre — est maintenant éclipsée ; et cela seul suffirait pour annoncer — la chute d’Antoine !

CLÉOPÂTRE.

Attendons qu’il ait achevé.

ANTOINE, à Cléopâtre.

— Pour flatter César, vous échangez des regards — avec un drôle qui lui attache ses aiguillettes !

CLÉOPÂTRE.

Ne pas me connaître encore !

ANTOINE.

— Êtes-vous donc de glace pour moi ?

CLÉOPÂTRE.

Ah ! cher, si je suis ainsi, — que de mon cœur glacé le ciel engendre une grêle — empoisonnée à sa source ; et que le premier grêlon — tombe dans ma gorge pour se dissoudre — avec ma vie ! que le second frappe Césarion ! — Que successivement tous les fruits de mes entrailles, — et mes braves Égyptiens, — soient lapidés par cet ouragan en fusion ! — Et que tous restent gisants sans tombes jusqu’à ce que les mouches et les insectes du Nil les ensevelissent en les dévorant !

ANTOINE.

Je suis satisfait. — César s’établit sous Alexandrie ; c’est là — que je veux combattre sa destinée. Nos forces de terre — ont noblement tenu ; notre flotte dispersée — s’est ralliée et vogue dans sa menace navale. — Qu’étais-tu donc devenu, mon courage ?… Écoutez, madame, si je reviens encore une fois du champ de bataille, — pour baiser ces lèvres, je veux apparaître couvert de sang. — Moi et mon épée, nous allons gagner notre chronique ; — il y a de l’espoir encore !

CLÉOPÂTRE.

Voilà enfin mon vaillant seigneur !

ANTOINE.

— Mes muscles, mon cœur, mon souffle vont être triplés, — et je veux combattre sans merci. Quand mes heures coulaient insouciantes et propices, les vaincus se rachetaient de moi — avec un bon mot, mais maintenant, je vais grincer des dents — et envoyer dans les ténèbres tous ceux qui m’arrêteront… Allons, — ayons encore une nuit joyeuse ; qu’on appelle à moi — tous mes tristes capitaines et qu’on remplisse nos coupes ; encore une fois — narguons la cloche de minuit !

CLÉOPÂTRE.

C’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance ; je croyais qu’il serait pauvrement fêté ; mais puisque mon seigneur — est redevenu Antoine, je veux être Cléopâtre.

ANTOINE.

— Tout ira bien encore.

CLÉOPÂTRE.

— Qu’on appelle auprès de monseigneur tous ses nobles capitaines !

ANTOINE.

— Faites. Nous voulons leur parler ; et ce soir je forcerai — le vin à sourdre sous leurs cicatrices… Venez, ma reine ; — il y a encore de la sève, là ! La prochaine fois que je combattrai, — je rendrai la mort amoureuse de moi ; car je vais rivaliser — avec sa faux pestilentielle.

Sortent Antoine, Cléopâtre et les serviteurs.
ÉNOBARRUS.

— Le voilà résolu à éclipser la foudre ! Être furieux, — c’est n’avoir plus peur à force d’effarement ; dans cette humeur-là, — une colombe attaquerait une autruche. Je le vois, c’est toujours — au dépens de sa cervelle que notre capitaine — reprend du cœur. Quand la valeur — en lame la raison, — elle dévore le glaive avec lequel elle combat… Je vais chercher — un moyen de le quitter.

Il sort.

SCÈNE XXIV.
[Le camp de César à Alexandrie.]
Entrent, César, lisant une lettre, Agrippa, Mécène et autres.
CÉSAR.

— Il me traite d’enfant, et me morigène comme s’il avait le pouvoir — de me chasser d’Égypte. Mon messager — il l’a battu de verges ; il me provoque à un combat singulier, — César contre Antoine ! Que le vieux ruffian sache — que j’ai beaucoup d’autres moyens de mourir et qu’en attendant — je me moque de son défi (24).

MÉCÈNE.

César doit penser — que, quand un homme si grand est pris de rage, c’est qu’il est — aux abois. Ne lui donnez pas de répit, mais vite — profitez de son égarement. Jamais la fureur — n’a fait bonne garde pour elle-même.

CÉSAR.

Faites savoir à nos meilleurs chefs — que demain la dernière de tant de batailles — sera livrée par nous… Il y a dans nos rangs — assez de déserteurs de l’armée d’Antoine — pour l’aller chercher… Veillez à ce que ce soit fait, — et qu’on festoie les troupes ; nous regorgeons de vivres, — et elles ont bien mérité cette prodigalité. Pauvre Antoine !

Ils sortent.

SCÈNE XXV.
[Alexandrie. Dans le palais.]
Entrent Antoine, Cléopâtre, Énobarbus, Charmion, Iras, Alexas et autres.
ANTOINE.

— Il ne veut pas se battre avec moi, Domitius !

ÉNOBARBUS.

Non.

ANTOINE.

Pourquoi pas ?

ÉNOBARBUS.

— Il pense qu’étant vingt fois plus fortuné que vous, — il risquerait vingt contre un.

ANTOINE.

Demain, soldat, — je veux me battre sur terre et sur mer ; où je survivrai, — ou je donnerai à ma gloire mourante un bain de sang — qui la fera revivre. Es-tu prêt à bien te battre ?

ÉNOBARBUS.

— Je frapperai en criant : Pas de quartier !

ANTOINE.

Bien dit ! Allons ! — Qu’on appelle les gens de ma maison ! que cette nuit — il y ait profusion à notre banquet !

Entrent des serviteurs. Il leur tend successivement la main.

Donne-moi la main, toi, — tu as toujours été bien fidèle… Et toi aussi… — Et toi… Et toi… Vous m’avez bien servi, — et vous aviez des rois pour compagnons.

CLÉOPÂTRE, à part, à Énobarbus.

Que signifie ceci ?

ÉNOBARBUS, à part.

— C’est un de ces traits bizarres que la douleur — décoche de l’âme.

ANTOINE.

Et toi aussi, tu es un serviteur fidèle ! — Je voudrais me multiplier en autant d’homme que vous êtes, — et vous voir tous réunis en — un Antoine, pour pouvoir vous servir — aussi bien que vous m’avez servi !

LES SERVITEURS.

Aux dieux ne plaise !

ANTOINE.

— Allons, mes bons camarades, assistez-moi cette nuit encore : — ne ménagez pas mes coupes, et traitez-moi ! — comme quand tout un empire était votre compagnon — et obéissait à mes ordres.

CLÉOPÂTRE.

Que prétend-il ?

ÉNOBARBUS.

— Faire pleurer ses amis !

ANTOINE.

Aidez-moi cette nuit encore. — Peut-être est-ce la fin de votre service ; — peut-être ne me verrez-vous plus ou ne verrez-vous de moi — qu’une forme mutilée ; peut-être demain, — servirez-vous un autre maître. Je vous regarde tous — en homme qui vous fait ses adieux. Mes fidèles amis, — je ne vous renvoie pas ; j’ai, comme maître, — épousé votre bon service et je ne m’en déferai qu’à la mort. — Assistez-moi cette nuit deux heures, pas davantage, — et que les dieux vous en récompensent !

Tous les serviteurs fondent en larmes.
ÉNOBARBUS.

Que prétendez-vous, sire ? — Pourquoi leur donner ce découragement ? Voyez, ils pleurent ; — et moi, âne que je suis, j’ai un oignon dans l’œil. Par pudeur, — ne nous transformez pas en femmes.

ANTOINE.

Assez ! assez ! assez ! — Que la sorcière m’emporte, si j’avais cette intention ! — Que l’allégresse germe où sont tombées ces larmes ! Mes généreux amis, — vous prenez ce que je dis dans un sens trop douloureux ; — je vous parlais pour vous encourager, quand je vous demandais — d’incendier cette nuit avec des torches ! Sachez, mes chers cœurs, — que j’ai bon espoir pour demain. Si je vous conduis au combat, — c’est que j’en attends la victoire et la vie — plutôt que la mort et la gloire. Allons souper ; venez et noyons les réflexions (25).

Tous sortent.

SCÈNE XXVI.
[Alexandrie. Devant le palais.]
Entrent deux soldats.
PREMIER SOLDAT.

— Bonne nuit, frère ; demain est le jour.

DEUXIÈME SOLDAT.

— Oui, qui décidera de tout : bonne chance ! — N’avez-vous entendu rien d’étrange dans les rues ?

PREMIER SOLDAT.

— Rien : quelles nouvelles ?

DEUXIÈME SOLDAT.

Ce n’est probablement qu’une rumeur : — bonne nuit à vous.

PREMIER SOLDAT.

Allons, mon cher, bonne nuit.

Entrent deux autres soldats.
DEUXIÈME SOLDAT, aux nouveaux venus.

— Soldats, — attention au poste !

TROISIÈME SOLDAT.

Attention, vous aussi ! Bonne nuit, bonne nuit.

Les deux premiers soldats se mettent en faction au fond du théâtre.
QUATRIÈME SOLDAT, au troisième.

— Nous ici !

Ils se postent sur le devant de la scène.

Si demain — notre flotte l’emporte, j’ai la conviction absolue — que nos gens de terre tiendront bon.

TROISIÈME SOLDAT.

C’est une brave armée, — et pleine de résolution…

Musique de hautbois sous la scène.
QUATRIÈME SOLDAT.

Silence ! quel est ce bruit ?

PREMIER SOLDAT.

Écoutez ! écoutez !

DEUXIÈME SOLDAT.

— Chut !

PREMIER SOLDAT.

De la musique dans l’air !

TROISIÈME SOLDAT.

Sous terre !

QUATRIÈME SOLDAT.

C’est bon signe, — n’est-ce pas ?

TROISIÈME SOLDAT.

Non.

PREMIER SOLDAT.

Paix, vous dis-je ! Qu’est-ce que cela signifie ?

DEUXIÈME SOLDAT.

— C’est le dieu Hercule, tant aimé d’Antoine, — qui l’abandonne aujourd’hui (26).

PREMIER SOLDAT.

Avançons ! Voyons si les autres sentinelles — entendent comme nous.

Ils s’avancent dans la direction d’un autre poste.
DEUXIÈME SOLDAT, appelant.

Eh bien, camarades ?

PLUSIEURS SOLDATS, répondant à la fois.

Eh bien ! — Eh bien ! entendez-vous ?

PREMIER SOLDAT.

Oui. N’est-ce pas étrange ?

TROISIÈME SOLDAT.

— Entendez-vous, camarades ? entendez-vous ?

PREMIER SOLDAT.

— Suivons le bruit jusqu’à la limite de nos quartiers : — voyons comment il cessera.

PLUSIEURS SOLDATS.

Volontiers : voilà qui est étrange.

Tous sortent.

SCÈNE XXVII.
[Alexandrie. Dans le palais. Le jour se lève.]
Entrent Antoine et Cléopâtre suivis de Charmion et d’autres.
ANTOINE.

— Éros ! mon armure, Éros !

CLÉOPÂTRE.

Dormez un peu.

ANTOINE.

— Non, ma poule… Éros, viens donc ; mon armure, Éros !

Entre Éros, avec une armure.
ANTOINE.

— Viens, mon brave, couvre-moi de fer. — Si la fortune n’est pas pour nous aujourd’hui, c’est — que nous la bravons… Allons !

Éros se met en devoir de l’équiper.
CLÉOPÂTRE.

Ah ! je veux aider, moi aussi.

Prenant une pièce de l’armure.

— Où se met ceci ?

ANTOINE.

Ah ! laisse ça, laisse ça… Tu es — l’armurière de mon cœur… Tu te trompes, tu te trompes !… Ceci ! ceci !

Antoine désigne la cuirasse. Cléopâtre la prend et la lui met.
CLÉOPÂTRE.

— Doucement ! là ! je veux vous aider… Voilà comment ça doit être.

ANTOINE.

Bien, bien ! — Nous réussirons à présent… Allons, mon brave, — va t’équiper.

ÉROS.

Tout de suite, Sire.

CLÉOPÂTRE.

— Est-ce que ce n’est pas bien bouclé ?

ANTOINE.

À merveille, à merveille ; — celui qui débouclera ceci avant qu’il nous plaise — de l’ôter pour nous reposer, aura entendu une tempête… — Tu tâtonnes, Éros, et ma reine est un écuyer — bien plus adroit que toi… Dépêchons-nous. Ô mon amour, — que ne peux-tu me voir combattre, aujourd’hui, et assister — à mes royales occupations ! tu verrais — quel ouvrier je suis ?

Entre un officier armé.
ANTOINE.

Bonjour ; sois le bienvenu ; — tu as l’air d’un homme chargé d’une mission belliqueuse ; — pour l’ouvrage que nous aimons nous nous levons de bonne heure, — et nous y allons avec joie.

PREMIER OFFICIER.

Mille combattants, Sire, — quoique ce soit bien tôt, ont déjà rivé leur armure — et vous attendent aux portes.

Acclamations mêlées au bruit des trompettes.
Entrent des officiers et des soldats.
DEUXIÈME OFFICIER.

— La matinée est belle… Bonjour, général !

TOUS.

— Bonjour, général !

ANTOINE.

Voilà qui est bien embouché, mes enfants ! — Le matin, précoce comme le génie d’un jeune homme — qui doit faire parler de lui, commence de bonne heure…

À Éros, qui achève de l’armer.

— Ainsi, ainsi… Allons, donne-moi cela… de cette façon… Bien…

À Cléopâtre.

— Sois heureuse, ma dame, quoi qu’il advienne de moi !

Il l’embrasse.

— C’est un baiser de soldat, mais je serais blâmable — et digne des plus humiliants reproches, si je m’arrêtais — à de plus minutieux compliments, je dois te quitter — maintenant, comme un homme d’acier… Vous qui voulez combattre, — suivez-moi de près ; je vais vous conduire à l’œuvre… Adieu !

Sortent Antoine, Éros, les officiers et les soldats.
CHARMION.

— Vous plairait-il de vous retirer dans votre chambre ?

CLÉOPÂTRE.

Conduis-moi. — Il part vaillamment. Ah ! si lui et César avaient pu — décider cette grande guerre dans un combat singulier ! — Alors Antoine… Mais maintenant… Eh bien, marchons.

Elles sortent.

SCÈNE XXVIII.
[Le camp d’Antoine près d’Alexandrie.]
Les trompettes sonnent. Entre Antoine, accompagné d’Éros ; il rencontre le soldat qui l’a interpellé à Actium.
LE SOLDAT.

— Fassent les dieux que cette journée soit heureuse pour Antoine !

ANTOINE.

— Ah ! que n’ai-je été décidé par tes conseils et par tes cicatrices — à combattre sur terre !

LE SOLDAT.

Si tu l’avais fait, — les rois qui se sont révoltés et le soldat — qui t’a quitté ce matin, marcheraient encore — à ta suite.

ANTOINE.

Qui donc a déserté ce matin ?

LE SOLDAT.

Qui ? — Quelqu’un qui était toujours près de toi. Appelle Énobarbus, — il ne t’entendra plus, ou du camp de César — il répondra : Je ne suis plus des tiens.

ANTOINE.

Que dis-tu ?

LE SOLDAT.

Seigneur, il est avec César.

ÉROS.

Seigneur, ses coffres et ses trésors, — il a tout laissé ici.

ANTOINE.

Est-il parti vraiment ?

LE SOLDAT.

Rien de plus certain.

ANTOINE.

Va, Éros, renvoie-lui ses trésors ; fais vite, — et n’en retiens pas une obole, je te le défends ; écris-lui — la plus affectueuse lettre d’adieu, je la signerai ; — dis-lui que je souhaite que désormais il n’ait plus de motif — de changer de maître… Oh ! ma fortune a — corrompu les honnêtes gens… Dépêche-toi… Énobarbus !

Ils sortent.

SCÈNE XXIX.
[Le camp de César devant Alexandrie.]
Fanfares. Entre César, accompagné d’Agrippa, d’Énobarbus et d’autres.
CÉSAR.

— Pars, Agrippa, et engage la bataille ; — notre volonté est qu’Antoine soit pris vivant : — fais-le savoir.

AGRIPPA.

J’obéis, César.

Il sort.
CÉSAR.

— Le temps de la paix universelle est proche ; — si cette journée est heureuse, les trois parties du monde — porteront spontanément l’olive.

Entre un Messager.
LE MESSAGER.

Antoine — est arrivé sur le champ de bataille.

CÉSAR.

Va, dis à Agrippa — de poser les déserteurs à l’avant-garde, — afin qu’Antoine épuise en quelque sorte sa furie — sur lui-même.

Sortent César et sa suite.
ÉNOBARBUS.

— Alexas a trahi ; envoyé en Judée — pour les intérêts d’Antoine, il a persuadé — au grand Hérode de passer à César — et d’abandonner Antoine, son maître : pour la peine, — César l’a fait pendre. Canidius et les autres — qui ont déserté ont obtenu de l’emploi, mais — non une honorable confiance. J’ai mal agi, — et je m’en accuse si amèrement — que je n’aurai plus de joie.

Entre un Soldat de César.
LE SOLDAT.

Énobarbus, Antoine — te renvoie tous tes trésors, grossis — de ses largesses. Son messager — est venu, sous ma garde, et il est maintenant dans ta tente — à décharger ses mules.

ÉNOBARBUS.

— Je vous donne tout.

LE SOLDAT.

Ne vous moquez pas, Énobarbus, — je vous dis la vérité. Vous feriez bien d’escorter le messager — jusqu’à la sortie du camp ; je dois me rendre à mon poste, — sans quoi je l’aurais fait moi-même. Votre empereur — est toujours un Jupiter.

Il sort.
ÉNORARBUS, seul.

— Je suis le vrai scélérat de l’univers, — et je le sens tout le premier. Ô Antoine, — mine de générosité, de quel prix tu aurais payé — mes fidèles services, toi qui — couronnes d’or ma turpitude ! Mon cœur se gonfle : — si le remords violent ne le brise pas, un moyen plus violent — devancera le remords ; mais le remords suffira, je le sens ; — moi, combattre contre toi ! Non… Je veux chercher — un fossé où mourir ; le plus immonde est le meilleur — pour la fin de ma vie !

Il sort.

SCÈNE XXX.
[Le champ de bataille. Bruit de combat. Tambours et trompettes.]
Entre Agrippa, suivi d’autres combattants.
AGRIPPA.

— Retirons-nous, nous nous sommes engagés trop avant ; — César lui-même a de la besogne, et la résistance — excède ce que nous attendions.

Ils sortent.
Bruit de combat. Entrent Antoine et Scarus blessé.
SCARUS.

— Ô mon brave empereur, voilà ce qui s’appelle combattre ! — Si nous avions fait de même tout d’abord, ils auraient été repoussés jusque chez eux — avec des chiffons autour de la tête.

ANTOINE.

Tu saignes abondamment.

SCARUS.

— J’avais ici une blessure en forme de T ; — elle est maintenant faite comme un H.

ANTOINE.

Ils font retraite.

SCARUS.

— Nous les chasserons dans des trous ; j’ai encore — place pour six balafres.

Entre Éros.
ÉROS.

— Ils sont battus, seigneur ; et notre avantage a tout l’effet — d’une belle victoire.

SCARUS.

Taillons-leur les épaules, — et attrapons-les comme nous prendrions des lièvres, par derrière ; — c’est plaisir de houspiller un fuyard.

ANTOINE.

Je te récompenserai — une fois pour ta joyeuse humeur et dix fois — pour ta bonne vaillance. Viens.

SCARUS.

Je vous suis clopin-clopant.

Ils sortent.

SCÈNE XXXI.
[Sous les murs d’Alexandrie.]
Entre Antoine, en marche militaire ; Scarus et toute l’armée le suivent.
ANTOINE.

— Nous l’avons chassé jusque dans son camp ! Qu’on coure en avant — annoncer à la reine les hôtes qui nous arrivent. Demain, — avant que le soleil nous voie, nous verserons le sang — qui nous a échappé aujourd’hui. Je vous remercie tous ; — car vous avez le bras vaillant, et vous vous êtes battus, — non comme si vous serviez autrui, mais comme si ma cause — avait été celle de chacun de vous ; vous vous êtes tous montrés des Hectors. — Entrez dans la ville, embrassez vos femmes, vos amis, — et racontez-leur vos exploits, tandis qu’avec des larmes de joie — ils laveront les caillots de vos blessures et baiseront — vos plaies honorées.

À Scarus.

Donne-moi ta main.

Cléopâtre arrive avec sa suite.
ANTOINE.

— C’est à cette grande fée que je veux vanter tes exploits, — pour qu’elle te bénisse de sa reconnaissance.

À Cléopâtre.

Ô toi, lumière du jour, — étreins mon cou bardé de fer ; toute radieuse, élance-toi, — en dépit de cette armure, sur mon cœur pour t’y laisser — soulever par les élans du triomphe !

CLÉOPÂTRE, le prenant dans ses bras.

Seigneur des seigneurs, — ô héroïsme infini ! te voilà donc revenu souriant, — après avoir échappé au grand piége des hommes.

ANTOINE.

Mon rossignol, — nous les avons chassés jusqu’à leurs lits.

Portant la main à ses cheveux.

Eh bien, ma fille, bien que les gris — soient quelque peu mêlés aux bruns, nous avons encore — assez de cervelle pour nourrir notre énergie et — pour tenir tête à la jeunesse.

Montrant Scarus.

Regarde cet homme ; — confie à ses lèvres ta main sympathique… — Baise cette main, mon guerrier… Il a combattu aujourd’hui — comme si un dieu, hostile au genre humain, avait — pris sa forme pour détruire.

CLÉOPÂTRE.

Ami, je vais te donner — une armure d’or, qui appartenait à un roi.

ANTOINE.

— Il l’a bien méritée, fût-elle couverte d’escarboucles — comme le char sacré de Phébus !… Donne-moi ta main ; — faisons à travers Alexandrie une marche joyeuse ; — portons devant nous nos boucliers, balafrés comme leurs maîtres. — Si notre grand palais était assez vaste — pour camper cette armée, nous souperions tous ensemble — et nous boirions à la ronde à la journée de demain — qui nous promet un royal péril… Trompettes, — assourdissez la ville de vos fanfares cuivrées, — et qu’on y mêle le cliquetis de nos tambourins, — en sorte que le ciel et la terre se fassent écho — pour applaudir à notre approche.

Ils sortent.

SCÈNE XXXII.
[Le camp de César pendant la nuit. La lune brille.]
Des soldats sont en sentinelle. Entre Énobarbus.
PREMIER SOLDAT.

— Si nous ne sommes pas relevés avant une heure, — nous devrons retourner au corps de garde. La nuit — est brillante et l’on dit que nous serons en bataille — dès la deuxième heure du matin.

DEUXIÈME SOLDAT.

La journée a été — dure pour nous.

ÉNOBARBUS.

Ô nuit, sois-moi témoin…

TROISIÈME SOLDAT.

— Quel est cet homme ?

DEUXIÈME SOLDAT.

Approchons et écoutons-le.

ÉNOBARBUS.

— Sois témoin, ô lune sacrée, — quand l’histoire jettera sur les traîtres — un souvenir flétrissant, sois témoin que le pauvre Énobarbus — s’est repenti devant ta face.

PREMIER SOLDAT.

Énobarbus !

TROISIÈME SOLDAT.

Silence ! — Écoutons encore.

ÉNOBARBUS.

— Ô souveraine maîtresse de la mélancolie profonde, — déverse sur moi les humides poisons de la nuit, — afin que cette vie, rebelle à ma volonté, — ne m’accable plus. Jette mon cœur — contre la pierre dure de ma faute, — et que, desséché par la douleur, il s’y brise en poussière — pour en finir avec toute sombre pensée. Ô Antoine, — plus généreux que ma révolte n’est infâme, pardonne-moi pour ta part, — et qu’alors le monde m’inscrive sur le registre — des déserteurs et des transfuges ! — Ô Antoine ! ô Antoine !

Il meurt.
DEUXIÈME SOLDAT.

Parlons-lui.

PREMIER SOLDAT.

— Écoutons-le bien : car les choses qu’il dit — peuvent intéresser César.

TROISIÈME SOLDAT.

Oui. Mais il dort !

PREMIER SOLDAT.

— Je crois plutôt qu’il s’évanouit ; car jamais prière aussi déchirante — n’a appelé le sommeil.

DEUXIÈME SOLDAT.

Allons à lui.

Ils s’approchent du cadavre.
TROISIÈME SOLDAT.

— Éveillez-vous, éveillez-vous, seigneur ; parlez-nous.

DEUXIÈME SOLDAT, le secouant.

Entendez-vous, seigneur ?

PREMIER SOLDAT.

La main de la mort l’a atteint.

Roulement de tambour au loin.

Écoutez, les tambours — éveillent solennellement l’armée endormie… Portons-le — au corps de garde. C’est quelqu’un de notable. Notre faction — est amplement terminée.

TROISIÈME SOLDAT.

Allons, portons-le : — il peut encore revenir.

Ils sortent avec le corps.

SCÈNE XXXIII.
[Un terrain accidenté entre les deux camps. On aperçoit un bois de pins sur une éminence.]
Arrivent Antoine et Scarus suivis de troupes en marche.
ANTOINE.

Aujourd’hui tous leurs préparatifs sont pour un combat naval ; — nous ne leur plaisons pas sur terre.

SCARUS.

On se battra sur terre et sur mer, monseigneur.

ANTOINE.

— Je voudrais qu’on pût se battre dans le feu et dans l’air ; — là aussi nous les attaquerions. Mais écoute : notre infanterie, — postée sur les hauteurs qui avoisinent la ville, — restera avec nous ; les ordres sont donnés à la flotte, — et elle a déjà quitté la rade. Allons chercher une position — d’où nous puissions découvrir leur ordre de bataille — et observer leurs manœuvres.

Ils sortent.
Entre César à la tête de ses troupes.
CÉSAR.

— Nous resterons immobiles sur terre, à moins que nous ne soyons attaqués, — et nous ne le serons pas, je crois, car ses meilleures troupes — sont employées au service de ses galères. Gagnons les vallées, — et gardons nos plus grands avantages.

Ils sortent.
Rentrent Antoine et Scarus.
ANTOINE.

— Ils ne se sont pas encore abordés. De l’endroit où ce pin s’élève, — je découvrirai tout : je reviendrai te dire — immédiatement quelle apparence ont les choses.

Il sort.
SCARUS.

— Les hirondelles — ont bâti leurs nids dans les voiles de Cléopâtre : les augures — prétendent qu’ils ne savent pas, qu’ils ne peuvent pas dire… Ils ont l’air lugubre, — et n’osent exprimer leur pensée. — Antoine est vaillant et abattu ; et, par accès, — sa fortune agitée le remplit d’espoir ou de crainte, — à la vue de ce qu’il a et de ce qu’il n’a pas.

Bruit lointain annonçant un combat naval.
Rentre Antoine.
ANTOINE.

Tout est perdu ; — cette noire Égyptienne m’a trahi ; (27) — ma flotte s’est rendue à l’ennemi ; et les voilà là-bas — qui jettent leurs bonnets en l’air et qui boivent tous ensemble — comme des amis longtemps éloignés… Triple prostituée ! c’est toi — qui m’as vendu à ce novice, et mon cœur — ne fait plus la guerre qu’à toi seul…

À Scarus.

Dis-leur à tous de fuir, — car, dès que je serai vengé de ma charmeresse, — j’aurai fini… Dis-leur à tous de fuir, va !

Sort Scarus.

— Ô soleil, je ne verrai plus ton lever ! — La Fortune et Antoine se séparent ici ; c’est ici — que nous nous serrons la main… Que tout en soit venu là ! Les cœurs — qui rampaient à mes talons et dont je comblais — les désirs, fondent et distillent leur baume — sur le florissant César ; et le cèdre reste dépouillé, — qui les ombrageait tous. Je suis trahi ! — O âme noire d’Égypte ! sinistre charmeresse — dont un regard m’envoyait à la guerre ou me rappelait au foyer, — dont le sein était ma couronne et mon but suprême ! — Véritable gipsy, elle m’a, par ses impostures, — entraîné au cœur de la ruine. — Holà, Éros ! Éros !

Entre Cléopâtre.
ANTOINE.

Ah ! enchanteresse ! arrière !

CLÉOPÂTRE.

— Pourquoi mon seigneur est-il furieux contre sa bien-aimée ?

ANTOINE.

— Évanouis-toi, ou je te donnerai ce que tu mérites, — et je ferai tort au triomphe de César. Qu’il te prenne — et qu’il t’expose aux acclamations des plébéiens ; suis son char, comme l’opprobre le plus grand — de tout ton sexe. Monstre prodigieux, sois exhibée — aux badauds, pour la plus chétive obole, et que — la patiente Octavie te laboure le visage — de ses ongles aiguisés !

Cléopâtre sort.

Tu as bien fait de t’enfuir, — si c’est un bien de vivre : pourtant, mieux eût valu pour toi — succomber sous ma furie, car cette mort — t’en eût épargné mille… Holà ! Éros !… — La chemise de Nessus est sur moi : ô toi, — Alcide, mon ancêtre ; enseigne-moi ta rage. — Puissé-je, moi aussi, lancer Lichas sur les cornes de la lune, — et, à l’aide de ces bras qui brandissaient la plus lourde massue, — m’anéantir héroïquement !… Cette sorcière mourra : — elle m’a vendu au marmouset romain, et je succombe — sous sa trahison : elle mourra pour cela. À moi, Éros !

Il sort.

SCÈNE XXXIV.
[Alexandrie. Dans le palais de Cléopâtre.]
Entrent Cléopâtre, Charmion, Iras et Mardian.
CLÉOPÂTRE.

— À mon secours, mes femmes ! Oh ! il est plus furieux — que le fils de Télamon frustré du bouclier d’Achille ; le sanglier de Thessalie — n’était pas plus écumant.

CHARMION.

Rendez-vous au tombeau. — Enfermez-vous là, et faites-lui dire que vous êtes morte. — La séparation de l’âme et du corps n’est pas plus déchirante — que la perte de la grandeur.

CLÉOPÂTRE.

Au tombeau ! — Mardian, va lui annoncer que je me suis tuée ; — dis-lui que mon dernier mot a été : Antoine ! — et, je t’en prie, attendris-le par ton récit. Pars, — Mardian, et reviens m’apprendre comment il prend ma mort. — Au tombeau !

Tous sortent.

SCÈNE XXXV.
[Alexandrie. Dans le palais d’Antoine.]
Entrent Antoine et Éros.
ANTOINE.

— Éros, tu me vois encore ?

ÉROS.

— Oui, noble seigneur.

ANTOINE.

— Nous voyons parfois un nuage qui ressemble à un dragon, — parfois une vapeur ayant la forme d’un ours ou d’un lion, — d’une citadelle flanquée de tours, d’une roche pendante, — d’une montagne dentelée ou d’un bleu promontoire — couronné d’arbres qui font des signes au monde — et jettent à nos regards une aérienne moquerie ! Tu as vu ces météores ; — ce sont les spectacles du sombre Vesper.

ÉROS.

Oui, monseigneur.

ANTOINE.

— Rien que le temps d’y penser, et ce qui tout à l’heure était un cheval, — la nuée le rature et le rend indistinct — comme de l’eau dans de l’eau.

ÉROS.

— En effet, monseigneur.

ANTOINE.

— Eh bien, mon bon serviteur Éros, ton capitaine est — comme un de ces corps-là. Je suis encore Antoine, mais je ne puis plus garder cette forme visible, ô mon serviteur ! — C’est pour l’Égyptienne que j’ai fait la guerre ; et cette reine, — dont je croyais posséder le cœur, comme elle possédait mon cœur — (mon cœur qui, si j’en fusse resté maître, se serait attaché — un million de cœurs, maintenant aliénés), cette reine, Éros, a — battu les cartes pour César, et triché ma gloire — pour le triomphe de mon ennemi !… — Va, ne pleure pas, doux Éros ; il nous reste encore — nous-même pour mettre fin à nous-même.

Entre Mardian.
ANTOINE.

Oh ! ton infâme maîtresse ! — Elle ma volé mon épée !

MARDIAN.

Non, Antoine, — ma maîtresse t’aimait, et sa fortune s’était associée — sans réserve à la tienne.

ANTOINE.

Arrière, eunuque impudent ! tais-toi ! — Elle m’a trahi et elle mourra.

MARDIAN.

— La mort est une dette qui ne se paye qu’une fois, — et elle l’a acquittée. Ce que tu voulais faire — est fait ; ses dernières paroles — ont été : Antoine ! très-noble Antoine ! — Alors un cri déchirant lui a brisé dans la gorge — le nom d’Antoine, suspendu — entre son cœur et ses lèvres : elle a rendu l’âme, gardant ton nom enseveli en elle.

ANTOINE.

Elle est donc morte ?

MARDIAN.

Morte !

ANTOINE.

— Éros, désarme-moi ; la tâche de la longue journée est finie, — et nous devons dormir.

À Mardian.

Pars d’ici sain et sauf, — et tiens-toi pour bien payé de ta peine. Va.

Mardian sort.

Allons, défais tout cela.

Éros lui enlève son armure, pièce à pièce.

— Le bouclier à sept peaux d’Ajax ne saurait contenir — les battements de mon cœur. Oh ! déchirez-vous, mes flancs ! — Mon cœur, sois plus fort que ton récipient — et brise ta frêle enveloppe… Vite, Eros, vite ! — Je ne suis plus un soldat… Lambeaux de mon armure, allez ! — Vous avez été noblement portés !… Laisse-moi un instant.

Éros sort.

— Je vais te rejoindre, Cléopâtre, et — implorer mon pardon. Oui, il le faut, car maintenant — tout délai est torture… Puisque la torche est éteinte, — couchons-nous, sans plus tarder. Maintenant tout labeur — s’évertuerait en pure perte ; la force ne ferait que s’embarrasser — par ses efforts même. Apposons notre sceau, et tout est fini… — Éros !… Je viens, ma reine… Éros ! Attends-moi. — Là où les âmes couchent sur des fleurs, nous irons, la main dans la main, — et nous éblouirons les esprits de notre auguste apparition ; — Didon et son Énée perdront leur cortége, — et la foule des spectres nous suivra… Allons, Éros, Éros !

Rentre Éros.
ÉROS.

— Que veut monseigneur ?

ANTOINE.

Depuis que Cléopâtre est morte, — je vis dans un tel déshonneur que les dieux — détestent ma bassesse. Moi, qui avec mon épée — taillais le monde, et qui sur le dos du vert Neptune — faisais des cités avec mes vaisseaux, je m’accuse de n’avoir pas — le courage d’une femme. Je suis moins magnanime — que celle qui, en mourant, vient de dire à César : Je suis vaincue par moi seule !… Tu as juré, Éros, que, — si jamais les circonstances l’exigeaient (et — elles l’exigent maintenant), si jamais je voyais derrière moi — l’inévitable poursuite du — déshonneur et de l’horreur, alors, sur mon commandement, — tu m’occirais. Fais-le, le moment est venu. — Ce n’est pas moi que tu frapperas, c’est César que tu dépouilleras. — Rappelle la couleur sur ta joue.

ÉROS.

Que les dieux retiennent mon bras ! — Ferai-je donc ce que toutes les flèches parthes, — bien qu’ennemies, n’ont pu faire ?

ANTOINE.

Éros, voudrais-tu donc — d’une fenêtre, dans la grande Rome, voir — passer ton maître, les bras croisés, le cou ployé — sous le châtiment, le visage abattu — par une poignante humiliation, tandis que, traîné devant lui, le trône roulant du fortuné César, narguerait — sa honte captive ?

ÉROS.

Non, je ne voudrais pas voir cela.

ANTOINE.

— Approche donc ; car je ne puis être guéri que par une blessure. — Tire cette honnête épée que tu as portée — si utilement pour ton pays.

ÉROS.

Oh ! grâce, seigneur !

ANTOINE.

— Quand je t’ai affranchi, n’as-tu pas juré — de faire cela dès que je t’en requerrais ? Fais-le donc vite ; — ou tous tes services passés ne sont plus pour moi — que des hasards involontaires. Tire ton épée et approche.

ÉROS.

— Détourne de moi ce noble visage — où respire la majesté de tout un monde.

ANTOINE, détournant la tête.

Allons !

ÉROS.

— Mon épée est tirée.

ANTOINE.

Qu’elle fasse donc vite — la chose pour laquelle tu l’as tirée.

ÉROS.

Mon maître chéri, — mon capitaine et mon empereur ! laissez-moi, — avant de frapper ce coup sanglant, laissez-moi vous dire adieu.

ANTOINE.

C’est dit, l’ami : adieu.

ÉROS.

— Adieu, grand chef. Frapperai-je maintenant ?

ANTOINE.

Maintenant, Éros !

ÉROS.

— Eh bien donc, voilà !

Il se jette sur son épée.

C’est ainsi que j’échappe à la douleur — de tuer Antoine !

Il expire.
ANTOINE.

Ami trois fois plus noble que moi-même, — tu me montres, vaillant Éros, qu’il faut — que je fasse ce que tu n’as pu faire. Ma reine et Éros — m’ont, par leur brave exemple, rappelé — à la dignité : je veux être — un fiancé pour la mort, et courir à elle — comme au lit d’une bien-aimée. Allons ! Éros, — ton maître meurt ton disciple : voilà ce que — tu m’as appris (28).

Il se jette sur son épée.

Eh quoi ! pas encore mort ! pas mort ! — Holà, gardes !… Oh ! achevez-moi.

Entrent Dercétas et des gardes.
PREMIER GARDE.

Quel est ce bruit ?

ANTOINE.

— J’ai mal fait ma besogne, ami : oh ! achevez — ce que j’ai commencé.

DEUXIÈME GARDE.

L’étoile est tombée !

PREMIER GARDE.

— Et les temps sont consommés !

TOUS.

Hélas et malheur !

ANTOINE.

— Que celui qui m’aime me frappe à mort !

PREMIER GARDE.

Ce ne sera pas moi.

DEUXIÈME GARDE.

Ni moi.

TROISIÈME GARDE.

Ni aucun de nous.

Les gardes sortent.
DERCÉTAS.

— Ta mort et ta fortune font fuir tes partisans.

Ramassant l’épée d’Antoine.

— Cette épée apportée à César avec cette nouvelle — me fera bien recevoir de lui.

Entre Diomède.
DIOMÈDE.

— Où est Antoine ?

DERCÉTAS.

Là, Diomède, là.

DIOMÈDE.

Est-il vivant ?… — Veux-tu pas répondre, l’homme ?

Dercétas sort.
ANTOINE.

— Est-ce toi, Diomède ? tire ton épée et donne-moi — un coup suffisant pour me tuer.

DIOMÈDE.

Très-excellent seigneur, — ma maîtresse Cléopâtre m’a envoyé vers toi.

ANTOINE.

— Quand t’a-t-elle envoyé ?

DIOMÈDE.

À l’instant, monseigneur.

ANTOINE.

Où est-elle ?

DIOMÈDE.

— Enfermée dans son sépulcre. Elle avait une crainte prophétique — de ce qui est arrivé. Voyant — que, par une défiance à jamais injustifiable, vous la soupçonniez — d’avoir traité avec César, et que votre rage — ne pouvait plus se guérir, elle vous avait envoyé dire qu’elle était morte ; — mais depuis, craignant l’effet de ce message, elle m’a envoyé — vous déclarer la vérité, et j’ai peur d’être venu — trop tard.

ANTOINE.

Trop tard, bon Diomède… Appelle ma garde, je te prie.

DIOMÈDE.

— Holà ! la garde de l’empereur ! La garde, holà ! venez, votre maître appelle.

Entrent plusieurs gardes.
ANTOINE.

— Portez-moi, mes bons amis, où s’est retirée Cléopâtre ; — c’est le dernier service que je vous commanderai.

PREMIER GARDE.

— Quelle douleur pour nous, Sire, que vous n’ayez pu survivre — au dernier de vos partisans fidèles !

TOUS.

Jour accablant !

ANTOINE.

— Ah ! mes braves camarades, n’accordez pas au destin cruel — la jouissance de votre douleur : accueillons bien l’ennemi — qui vient nous châtier, et nous le châtions — par notre apparente insouciance. Enlevez-moi ! — Je vous ai souvent menés ; portez-moi à votre tour, mes bons amis, — et recevez, tous, mes remercîments.

Les gardes sortent, emportant Antoine.

SCÈNE XXXVI.
[Alexandrie. Devant un monument funéraire, percé de fenêtres dans sa partie supérieure.]
Cléopâtre, Charmion et Iras paraissent à la principale de ces fenêtres.
CLÉOPÂTRE.

— Ô Charmion, je ne sortirai jamais d’ici.

CHARMION.

— Consolez-vous, chère madame.

CLÉOPÂTRE.

Non, je ne veux pas ; — tous les événements étranges et terribles sont les bienvenus, — mais je méprise les consolations. Ma douleur, — pour être proportionnée à sa cause, doit être immense — comme elle.

Arrive Diomède.
CLÉOPÂTRE.

Eh bien ! est-il mort ?

DIOMÈDE.

— La mort est sur lui, mais il n’est pas mort ; — regardez aux abords de votre monument : ses gardes l’amènent.

Entre Antoine, porté par ses gardes.
CLÉOPÂTRE.

Ô soleil, — brûle la vaste sphère où tu te meus, et que les ténèbres couvrent — la face trop changeante du monde !… Ô Antoine ! — Antoine ! Antoine !… Charmion, — à l’aide ! à l’aide, Iras ; — à l’aide, vous, mes amis, là-bas. Montons-le jusqu’ici.

ANTOINE.

Silence ! — ce n’est pas la valeur de César qui a renversé Antoine, — c’est Antoine qui a triomphé de lui-même.

CLÉOPÂTRE.

— Cela devait être : nul autre qu’Antoine — ne devait vaincre Antoine ; mais quel malheur que cela soit !

ANTOINE.

— Je suis mourant ; Égypte, je suis mourant, mais — j’implore de la mort un répit, jusqu’à ce que, — de tant de milliers de baisers, j’aie déposé — sur tes lèvres le pauvre dernier.

CLÉOPÂTRE.

Je n’ose pas, cher — (mon cher seigneur, pardon !), je n’ose pas descendre, — de peur d’être prise. Jamais l’impérieuse parade — du fortuné César ne sera — rehaussée par ma présence. Si les couteaux, les poisons, les serpents — ont une pointe, un dard, une action, je suis sauvegardée. — Ta femme Octavie, avec ses regards prudes — et son sang-froid impassible, n’aura pas l’honneur — de me dévisager… Mais viens, viens, Antoine… — Aidez-moi, mes femmes. Il faut que nous le montions ! — Assistez-moi, mes bons amis.

Elle jette par la fenêtre des cordes auxquelles les gardes attachent Antoine ; puis elle hisse celui-ci, avec l’aide de ses femmes.
ANTOINE.

Oh ! vite, ou je suis à bout.

CLÉOPÂTRE, tirant sur les cordes.

— Voilà un exercice, en vérité !… Combien monseigneur est pesant ! — Notre force s’en va toute dans la douleur — qui nous accable. Si j’avais le pouvoir de la grande Junon, — Mercure t’enlèverait sur ses robustes ailes — et te déposerait aux côtés de Jupiter… Viens. Encore un petit effort… — Les souhaits furent toujours des niaiseries… Oh ! viens, viens, viens.

Elle attire Antoine à elle et le tient embrassé.

— Sois le bienvenu, le bienvenu ! Meurs où tu as vécu, — et revis sous les baisers : si mes lèvres avaient le pouvoir de te ranimer, — je les userais ainsi !

TOUS.

Accablant spectacle !

ANTOINE.

— Je meurs, Égypte, je meurs : — donnez-moi du vin, que je puisse parler un peu !

CLÉOPÂTRE.

— Non, laisse-moi parler, laisse-moi proférer de telles invectives — que cette perfide ménagère, la Fortune, brise son rouet — de dépit.

ANTOINE.

Un seul mot, reine bien-aimée : — assurez auprès de César votre honneur et votre vie… Oh !

CLÉOPÂTRE.

— Ce sont deux choses inconciliables.

ANTOINE.

Charmante, écoutez-moi : — de tous ceux qui approchent César, ne vous fiez qu’à Proculéius.

CLÉOPÂTRE.

— Je me fierai à ma résolution et à mon bras, — jamais à quelqu’un qui approche César.

ANTOINE.

— Ne vous lamentez point pour la misérable mutation de ma fortune — à la fin de mes jours (29) ; mais charmez vos pensées — en les reportant sur les prospérités premières — où j’ai vécu, le plus puissant prince de l’univers — et le plus glorieux. Je meurs aujourd’hui, mais sans bassesse — et sans lâcheté : si je rends mon cimier, c’est — à un compatriote : Romain, par un Romain — je suis vaincu vaillamment… Maintenant, mon esprit s’en va : — je n’en puis plus…

Il expire.
CLÉOPÂTRE.

Veux-tu donc mourir, ô le plus noble des hommes ? — As-tu pas souci de moi ? Resterai-je donc — dans ce triste monde qui, en ton absence, n’est plus — que fumier ? … Oh ! voyez, mes femmes, — le couronnement du monde s’écroule… Monseigneur ! — Oh ! flétri est le laurier de la guerre, — l’étendard du soldat est abattu : les petits garçons et les petites filles — sont désormais à la hauteur des hommes ; plus de supériorité ! — Il n’est rien resté de remarquable — sous l’empire de la lune.

Elle s’évanouit.
CHARMION.

Oh ! du calme, madame !

IRAS.

— Elle est morte aussi, notre souveraine.

CHARMION.

Maîtresse !

IRAS.

Madame !

CHARMION.

— Ô madame, madame, madame !

IRAS.

Royale Égypte ! — Impératrice !

CHARMION.

Silence, silence, Iras !

CLÉOPÂTRE, revenant à elle.

— Je ne suis plus qu’une femme soumise — aux mêmes passions misérables que la laitière — qui fait la plus humble besogne… Je devrais jeter mon sceptre à la face des dieux injurieux — en leur disant que ce monde valait le leur — avant qu’ils nous eussent volé notre trésor. Tout n’est plus que néant : — la patience est sottise et l’impatience — est bonne pour un chien enragé… Est-ce donc un crime — de s’élancer dans la secrète demeure de la mort, — avant que la mort ose venir à nous ? Comment vous trouvez-vous, femmes ? — Allons, allons, bon courage !… Eh bien, Charmion ! — Mes nobles filles !… Ah ! femmes, femmes ! voyez, — notre flambeau est consumé, il s’est éteint…

Aux gardes restés en bas.

Du courage, mes bons amis ! — Nous allons l’ensevelir, et puis, l’acte vraiment brave et vraiment noble, — nous l’accomplirons à la grande façon romaine, — et nous rendrons la mort fière de nous obtenir. Allons, sortons : — l’enveloppe de ce vaste esprit est déjà froide. — Ah ! femmes, femmes, nous n’avons plus pour amis — que notre courage et la fin la plus prompte.


Elles sortent, emportant le corps d’Antoine.

SCÈNE XXXVII.
[Le camp de César devant Alexandrie.]
Entrent César, Agrippa, Dolabella, Mécène, Gallus, Proculéius et autres.
CÉSAR.

— Allez à lui, Dolabella, sommez-le de se rendre ; dites-lui que, dans un pareil dénûment, — il nous oppose des délais dérisoires.

DOLABELLA.

J’obéis, César.

Sort Dolabella.
Entre Dercétas, apportant l’épée d’Antoine.
CÉSAR.

— Que signifie ceci ? Qui es-tu donc, toi qui oses — paraître ainsi devant nous ?

DERCÉTAS.

Je m’appelle Dercétas, — j’ai servi Marc-Antoine, l’homme le plus digne — d’être le mieux servi. Tant qu’il a pu rester debout et parler, — il a été mon maître et je n’ai tenu à la vie — que pour l’employer contre ses ennemis. S’il te plaît — de me prendre à ton service, ce que j’ai été pour lui, — je le serai pour toi ; si cela ne te plaît pas, — je t’abandonne ma vie.

CÉSAR.

Qu’est-ce que tu dis là ?

DERCÉTAS.

— Je dis, ô César, qu’Antoine est mort.

CÉSAR.

— L’écroulement d’une si grande existence aurait dû faire — un bien autre craquement. Le globe bouleversé aurait dû lancer — les lions dans les rues des cités, — et les citoyens dans les antres… La mort d’Antoine — n’est pas une catastrophe isolée : dans son nom tenait — une moitié du monde.

DERCÉTAS.

Il est mort, César, — mais non sous le glaive de la justice publique, — non sous un couteau soudoyé : c’est de sa propre main, — de cette main qui a écrit sa gloire dans ses actes, — qu’Antoine, avec le courage que lui inspirait le cœur, — s’est déchiré le cœur… Voici son épée, — je l’ai volée à sa blessure ; regarde-la, teinte encore — du plus noble sang.

CÉSAR.

Soyez tristes à votre aise, amis ! — que les dieux me châtient, si ce n’est pas là une nouvelle — à inonder les yeux des rois !

AGRIPPA.

Chose étrange — que la nature nous force à déplorer — nos succès les mieux prémédités !

MÉCÈNE.

Les opprobres et les mérites — se balançaient en lui.

AGRIPPA.

Jamais plus rare esprit — ne pilota l’humanité ; mais vous, dieux, vous nous donnez toujours — quelques faiblesses pour nous faire hommes. César est ému.

MÉCÈNE.

— Quand un miroir si spacieux est placé devant lui, — il faut bien qu’il s’y voie.

CÉSAR.

Ô Antoine ! — c’est moi qui t’ai réduit à ceci… Mais il est des maladies — qui exigent le coup de lancette. Il fallait forcément — ou que je t’offrisse le spectacle d’une pareille chute — ou que j’assistasse à la tienne : nous ne pouvions pas tenir ensemble — dans l’univers. Pourtant laisse-moi te pleurer — avec ces larmes suprêmes qui saignent du cœur ! — Ô toi, mon frère, mon associé — au but de toute entreprise, mon collègue dans l’empire, — mon ami, mon compagnon à la face des guerres, — bras droit de mon corps, cœur — où le mien allumait ses pensées, pourquoi faut-il que nos étoiles — irréconciliables aient rompu, — ainsi notre égalité !… Écoutez-moi, mes bons amis… (30)

Entre un messager.
CÉSAR.

— Mais je vous dirai cela dans un meilleur moment ; — la mine de cet homme annonce quelque message ; — écoutons ce qu’il dit… D’où venez-vous ?

LE MESSAGER.

— Je ne suis qu’un pauvre Égyptien. La reine, ma maîtresse, — confinée dans le domaine qui lui reste, son tombeau, — désire être instruite de tes intentions, — afin de se décider d’avance — sur le parti qu’il lui faut prendre.

CÉSAR.

— Dis-lui de se rassurer ; — elle saura bientôt, par quelqu’un des nôtres, — quel traitement honorable et cordial — nous lui réservons. César ne peut vivre — que généreux.

LE MESSAGER.

Qu’ainsi les dieux te préservent !

Il sort.
CÉSAR.

— Approchez, Proculéius ; allez lui dire — qu’elle ne craigne de nous aucune humiliation ; donnez-lui les consolations — que la violence de sa douleur exigera, — de peur, que dans son orgueil, elle ne nous échappe — par quelque coup mortel. Cléopâtre, vivante à Rome, — serait pour nous un éternel triomphe ! Allez, — et revenez au plus vite nous apprendre ce qu’elle dit — et ce que vous pensez d’elle.

PROCULÉIUS.

J’obéis César.

Il sort.
CÉSAR.

— Gallus, allez avec lui.

Gallus sort.

Où est Dolabella, — pour seconder Proculéius ?

AGRIPPA ET MÉCÈNE, appelant.

Dolabella !

CÉSAR.

— Laissez ; je me rappelle maintenant — à quelle mission il est employé : il sera prêt à temps… — Venez avec moi dans ma tente : vous verrez — avec quelle répugnance je me suis engagé dans cette guerre ; — quel calme et quelle douceur j’ai toujours montrés — dans mes lettres. Venez avec moi : vous verrez — les preuves que je puis vous donner.

Ils sortent.

SCÈNE XXXVIII.
[L’intérieur du monument funèbre. Au fond une grille.]
Entrent Cléopâtre, Charmion et Iras.
CLÉOPÂTRE.

— Ma désolation commence à prendre — meilleur courage. Chose misérable que d’être César ! — Il n’est pas la Fortune, il n’est que son valet, — le ministre de ses caprices ! En revanche, il est grand — d’accomplir l’acte qui met fin à tous les autres, — l’acte qui garrotte les accidents et verrouille les vicissitudes, — l’acte qui endort et dégoûte à jamais de la fange — qu’ont pour nourrice le mendiant et César.

Proculéius, Gallus et des soldats entrent au fond du théâtre et se placent derrière la grille.
PROCULÉIUS, du dehors.

— César envoie saluer la reine d’Égypte — et l’invite à réfléchir aux demandes — qu’elle désire se voir accordées par lui.

CLÉOPÂTRE, de l’intérieur du monument.

Quel est ton nom ?

PROCULÉIUS.

— Mon nom est Proculéius.

CLÉOPÂTRE.

Antoine — m’a parlé de vous, et m’a dit de me fier à vous ; mais — je ne me soucie guère d’être trompée, — n’ayant plus que faire de la fidélité. Si votre maître — veut avoir une reine pour mendiante, allez lui dire — que la majesté, pour garder son décorum, ne peut — mendier moins qu’un royaume. S’il lui plaît — de me donner pour mon fils l’Égypte qu’il a conquise, — il me donnera, sur ce qui m’appartient, assez pour — que je le remercie à genoux.

PROCULÉIUS.

Ayez bonne espérance ; — vous êtes tombée entre des mains vraiment princières, ne craignez rien ; — ne doutez point de tout commettre au bon vouloir de mon seigneur : — sa générosité est si vaste qu’elle déborde — sur tous ceux qui la réclament. Laissez-moi lui annoncer — votre gracieuse soumission ; et vous trouverez — un vainqueur qui appellera la bonté à votre aide, — dès que vous implorerez sa clémence.

CLÉOPÂTRE.

Dites-lui, je vous prie, — que je suis la vassale de sa fortune et que je lui remets — l’autorité qu’il a conquise. Je m’instruis d’heure en heure — dans la science d’obéir, et je serai bien aise — de le voir face à face.

PROCULÉIUS.

Je vais le lui dire, chère dame ; — prenez courage, car je sais que votre malheur émeut de pitié — celui qui l’a causé.

Pendant la dernière partie de ce dialogue, des gardes ont dressé une échelle contre une fenêtre pratiquée au haut du monument. À peine Proculéius a-t-il achevé de parler qu’il s’élance au haut de l’échelle, suivi de deux soldats, et pénètre dans l’intérieur du mausolée (31).
GALLUS, aux soldats restés, en dehors.

— Vous voyez combien il était aisé de la surprendre ! — Gardez-la jusqu’à ce que César vienne.

Il s’éloigne.
IRAS, apercevant Proculéius.

— Ô reine !

CHARMION.

Ô Cléopâtre ! tu es prise, ma reine !

CLÉOPÂTRE, tirant une dague.

— Vite, vite, mes bonnes mains !

PROCULÉIUS, lui retenant le bras.

Arrêtez, noble dame, arrêtez. — N’attentez pas ainsi à vous-même ; je viens — vous sauver et non vous perdre !

Tandis que Proculéius désarme Cléopâtre, les deux soldats qui l’ont suivi ouvrent la grille du monument et s’y placent en faction avec le reste des gardes qui entrent en foule.
CLÉOPÂTRE, à Proculéius.

Vous ne me sauvez que de la mort, — qui délivre jusqu’aux chiens de la douleur !

PROCULÉIUS.

Cléopâtre, — ne trompez pas la générosité de mon maître, — en vous détruisant vous-même ; que le monde voie — se manifester sa noblesse d’âme, sans que votre mort — y mette obstacle !

CLÉOPÂTRE.

Où es-tu, mort ? — Viens ici, viens, viens, viens, et prends-moi : une reine — vaut bien un tas d’enfants et de misérables !

PROCULÉIUS.

Oh ! du calme, madame !

CLÉOPÂTRE.

— Monsieur, je ne veux plus manger ; je ne veux plus boire, monsieur ; — et, puisqu’il faut perdre le temps en explications frivoles, — je ne veux plus dormir… Je ruinerai cette mortelle demeure, — en dépit de César. Sachez-le, monsieur, je ne veux pas — paraître garrottée à la cour de votre maître, — ni me laisser insulter par le regard hautain — de la stupide Octavie. Croient-ils donc qu’ils vont me traîner — et m’exhiber sous les huées de la valetaille — insolente de Rome ? Plutôt avoir un fossé de l’Égypte — pour ma plus douce sépulture ! Plutôt être couchée toute nue — sur la vase du Nil et y devenir la proie horrible des moustiques ! Plutôt avoir — pour gibet les hautes pyramides de mon pays — et y être pendue à des chaînes !

PROCULÉIUS.

Vous vous créez — des terreurs dont l’exagération vous sera prouvée — par César.

Entre Dolabella.
DOLABELLA.

Proculéius, — César, ton maître, sait ce que tu as fait — et t’envoie demander. Quant à la reine, — je la prends sous ma garde.

PROCULÉIUS.

Soit ! Dolabella, — j’y consens de grand cœur… Soyez bon pour elle.

À Cléopâtre.

— Je dirai à César ce qui vous plaira, — si vous voulez m’employer près de lui.

CLÉOPÂTRE.

Dites-lui que je voudrais mourir.

Proculéius sort.
DOLABELLA.

— Très-noble impératrice, vous avez entendu parler de moi ?

CLÉOPÂTRE.

Je ne puis dire.

DOLABELLA.

Assurément, vous me connaissez.

CLÉOPÂTRE.

— Peu importe, monsieur, ce que j’ai ouï dire et ce que je sais. — Vous éclatez de rire quand un enfant ou une femme vous raconte son rêve : — n’est-ce pas là votre manie ?

DOLABELLA.

Je ne comprends pas, madame.

CLÉOPÂTRE.

— Eh bien, j’ai rêvé qu’il y avait un empereur nommé Antoine… — Oh ! que ne puis-je refaire un pareil somme pour revoir — un homme pareil !

DOLABELLA.

Si vous permettez…

CLÉOPÂTRE.

— Son visage était comme les cieux ; on y voyait briller — une lune et un soleil qui, dans leur cours, illuminaient — le petit orbe terrestre.

DOLABELLA.

Souveraine créature…

CLÉOPÂTRE.

— Il enjambait l’Océan ; son bras levé — faisait un cimier au monde ; sa voix était harmonieuse — comme les sphères, quand elle parlait à des amis : — mais quand il voulait dominer et ébranler l’univers, — c’était le cri de la foudre. Sa générosité — n’était pas d’hiver ; c’était un automne — fécondé par la moisson elle-même. Ses plaisirs — étaient autant de dauphins qui s’ébattaient au-dessus — de l’élément où ils vivaient. Dans sa livrée — erraient des couronnes et des tortils : des royaumes et des îles étaient — la monnaie qui tombait de ses poches.

DOLABELLA.

Cléopâtre !

CLÉOPÂTRE.

— Crois-tu qu’il puisse y avoir ou qu’il y ait jamais eu un homme — comme celui dont j’ai rêvé ?

DOLABELLA.

Non, gracieuse madame.

CLÉOPÂTRE.

— Vous en avez menti, à la face des dieux ! — Mais, qu’il ait existé ou qu’il doive exister jamais, — un pareil être dépasse les proportions du rêve. La nature est bien souvent impuissante — à rivaliser avec les créations merveilleuses de la pensée ; mais, en concevant — un Antoine, la nature l’emporterait sur la pensée — et condamnerait au néant toutes les fictions.

DOLABELLA.

Écoutez-moi, madame : — votre perte est aussi grande que vous-même, et votre douleur — répond à son immensité. Puissé-je ne jamais — obtenir un succès désiré, s’il n’est pas vrai que — votre affliction rebondit, par contre-coup, — jusqu’au fond de mon cœur !

CLÉOPÂTRE.

Je vous remercie, monsieur… — Savez-vous ce que César entend faire de moi ?

DOLABELLA.

— Je répugne à vous dire ce que je voudrais que vous connussiez.

CLÉOPÂTRE.

— Ah ! je vous en prie, monsieur !

DOLABELLA.

Quoique César soit magnanime…

CLÉOPÂTRE.

— Il veut me traîner en triomphe !

DOLABELLA.

Il le veut, madame, — je le sais.

UNE VOIX, du dehors.

Faites place, là… César !

Entrent César, Gallus, Proculéius, Mécène, Séleucus et autres personnages de la suite.
CÉSAR.

Où est la reine — d’Égypte ?

DOLABELLA, à Cléopâtre.

C’est l’empereur, madame.

Cléopâtre se jette aux pieds de César.
CÉSAR.

Relevez-vous. — Ne vous agenouillez pas. — Je vous en prie, debout ! debout, Égypte !

CLÉOPÂTRE.

Sire, les dieux — le veulent ainsi ; à mon maître et seigneur, — il me faut obéir.

CÉSAR.

Ne vous mettez point en tête d’idées pénibles ; — les injures que vous nous avez faites, bien que le souvenir — en soit écrit avec notre sang, ne sont plus pour nous — que les effets du hasard.

CLÉOPÂTRE.

Seigneur unique du monde, — je ne puis présenter ma propre cause assez bien — pour qu’elle paraisse juste ; mais je confesse — avoir cédé aux faiblesses qui déjà — trop souvent ont fait la honte de notre sexe.

CÉSAR.

Cléopâtre, sachez — que nous sommes plus disposé à atténuer tout qu’à tout aggraver. Si vous vous conformez à nos intentions, — qui sont pour vous des plus bienveillantes, vous trouverez — un bénéfice à ce changement ; mais, si vous cherchez — à me rendre responsable d’une cruauté, en suivant — l’exemple d’Antoine, vous vous priverez de — mes bienfaits, et vous exposerez vos enfants — à une destruction dont je les sauverai — si vous vous fiez à moi… Je vais prendre congé de vous.

CLÉOPÂTRE.

— Vous pouvez aller à travers le monde entier ; il est à vous ; et nous, — vos écussons, vos insignes de victoire, nous resterons — fixés à la place qui vous plaira.

Lui remettant un papier.

Tenez, mon bon seigneur.

CÉSAR.

— Je prendrai conseil de vous pour tout ce qui concerne Cléopâtre.

CLÉOPÂTRE.

— Voici le bordereau des sommes, de l’argenterie et des bijoux — qui sont en ma possession : c’est un relevé exact, — à quelques vétilles près… Où est Séleucus ?

SÉLEUCUS.

Ici, Madame.

CLÉOPÂTRE.

— Voici mon trésorier, monseigneur ; sommez-le, à ses risques et périls, de dire si je me suis rien réservé — pour moi-même. Dites la vérité, Séleucus.

SÉLEUCUS.

Madame, — j’aimerais mieux sceller mes lèvres que de dire, à mes risques et périls, — ce qui n’est pas.

CLÉOPÂTRE.

Qu’ai-je donc caché ?

SÉLEUCUS.

— Assez pour racheter ce que vous avez déclaré.

CÉSAR.

— Voyons, ne rougissez pas, Cléopâtre ; j’approuve — en ceci votre sagesse.

CLÉOPÂTRE.

Voyez, César, oh ! voyez — comme le succès attire tout ! Mes gens sont désormais à vous ; — et, si nous changions de situation, les vôtres seraient à moi. — L’ingratitude de ce Séleucus — m’exaspère : ô esclave, aussi peu digne de foi — que l’amour mercenaire !

Elle s’avance vers lui menaçante. Séleucus recule devant elle.

Ah ! tu recules ? tu auras beau — reculer, je te garantis que j’attraperai tes yeux, — eussent-ils des ailes ! Maroufle, scélérat sans âme, chien ! — ô prodige de bassesse (32) !

CÉSAR.

Bonne reine, laissez-nous vous supplier.

CLÉOPÂTRE.

— Ô César, quelle blessante indignité ! — Quoi ! lorsque tu daignes me venir voir ici, — et faire les honneurs de ta grandeur — à une si chétive créature, il faut que mon propre serviteur — ajoute à la somme de mes disgrâces — le surcroît de sa perfidie ! Admettons, bon César, — que j’aie réservé quelques colifichets de femme, — des bagatelles sans valeur, de ces riens — qu’on offre aux amis les plus familiers ; admettons — que j’aie mis à part quelque présent plus noble — pour Livie et pour Octavie, afin de me concilier — leur intercession, est-il juste que je sois dénoncée — par un homme que j’ai nourri ?… Ô dieux ! ce nouveau coup — rend ma chute plus profonde…

À Séleucus.

Je t’en prie, va-t’en ! — ou j’attiserais ma colère — sous les cendres de mon malheur… Si tu étais un homme tu aurais pitié de moi.

CÉSAR.

Retirez-vous, Séleucus.

Séleucus sort.
CLÉOPÂTRE.

— Qu’on le sache, nous, les grands de la terre, nous sommes toujours blâmés — pour ce que font les autres ; et, dès que nous tombons, — nous avons à répondre personnellement des fautes d’autrui. — Ah ! nous sommes bien à plaindre.

CÉSAR.

— Cléopâtre, rien de ce que vous avez réservé ou déclaré — ne sera mis au bilan de notre conquête. Tout est encore à vous, — disposez-en à votre gré ; croyez bien — que César n’est pas homme à vous marchander — des choses qui sont vendues par les marchands. Rassurez-vous donc ; — ne vous faites pas une prison imaginaire ; non, chère reine ; — car nous entendons ne régler votre sort que — d’après vos conseils. Mangez et dormez ; — notre bienveillante compassion vous est tellement acquise — que nous resterons votre ami ; sur ce, adieu.

CLÉOPÂTRE.

— Mon maître ! mon seigneur !

CÉSAR.

Ne m’appelez pas ainsi… Adieu !

César sort avec sa suite.
CLÉOPÂTRE.

— Il me flagorne, mes filles, il me flagorne pour que je n’aie plus — le sentiment de ma dignité : mais écoute, Charmion !

Elle parle bas à Charmion.
IRAS.

— Finissons-en, madame ; le jour brillant est passé, — et nous sommes à l’heure des ténèbres.

CLÉOPÂTRE, à Charmion.

Pars vite ; — j’ai déjà donné des ordres et tout est préparé ; — va dire qu’on se dépêche.

CHARMION.

J’obéis, Madame.

Rentre Dolabella.
DOLABELLA.

Où est la reine ?

CHARMION, montrant Cléopâtre.

Vous la voyez, seigneur.

Charmion sort.
CLÉOPÂTRE.

Dolabella ?

DOLABELLA.

— Madame, fidèle au serment que vous avez exigé de moi — et que mon affection se fait scrupule de tenir, — je viens vous prévenir que César a décidé — de reprendre son chemin par la Syrie ; dans trois jours, — il vous enverra devant, vous et vos enfants. — Faites votre profit de cet avis : j’ai rempli — votre désir et ma promesse.

CLÉOPÂTRE.

Dolabella, — je resterai votre débitrice.

DOLABELLA.

Et moi, votre serviteur. — Adieu, bonne reine ; il faut que je retourne auprès de César.

CLÉOPÂTRE.

— Adieu et merci.

Dolabella sort.

Eh bien ! Iras, qu’en penses-tu ? — Marionnette égyptienne, tu vas être exhibée — dans Rome, ainsi que moi : de misérables artisans, — avec des tabliers, des équerres et des marteaux crasseux, nous — hisseront à la portée de tous les regards ; leurs haleines épaisses, — rancies par une nourriture grossière, feront un nuage autour de nous, — et nous serons forcées d’en aspirer la vapeur.

IRAS.

Aux dieux ne plaise !

CLÉOPÂTRE.

— Oui, cela est certain, Iras. D’insolents licteurs — nous rudoieront comme des filles publiques ; de sales rimeurs — nasilleront sur nous des ballades ; des comédiens expéditifs — nous parodieront en impromptu, et figureront — nos orgies d’Alexandrie. Antoine — sera représenté ivre ; et je verrai — quelque garçon criard singer la grande Cléopâtre — dans la posture d’une prostituée.

IRAS.

Ô dieux bons !

CLÉOPÂTRE.

— Oui, cela est certain.

IRAS.

— Je ne le verrai jamais ; car mes ongles, je suis sûre, — sont plus forts que mes yeux.

CLÉOPÂTRE.

Certes, voilà le moyen — de déjouer leurs préparatifs et d’écraser — leurs projets sous le ridicule !…

Entre Charmion.
CLÉOPÂTRE.

Eh bien, Charmion ?… — Mes femmes, parez-moi comme une reine, allez me chercher — mes plus beaux vêtements ; je vais encore sur le Cydnus — à la rencontre d’Antoine… Vite, Iras !… — Oui, ma noble Charmion, nous allons en finir ; — et, quand tu auras achevé cette tâche, je te donnerai — congé jusqu’au jour du jugement…

À Iras.

Apporte-moi ma couronne et le reste…

Sort Iras. Rumeur au dehors.

— D’où vient ce bruit ?

Entre un garde.
LE GARDE.

Il y a ici un homme de la campagne — qui veut absolument être admis devant Votre Altesse : — il vous apporte des figues.

CLÉOPÂTRE.

Qu’il entre !

Sort le garde.

Quelle noble action peut s’accomplir — avec un pauvre instrument ! Il m’apporte la liberté. — Ma résolution est fixée, et je n’ai plus rien — d’une femme en moi. Désormais de la tête aux pieds — je suis un marbre impassible ; désormais la lune variable — n’est plus ma planète.

Rentre le garde, accompagné d’un paysan portant une corbeille chargée de figues.
LE GARDE.

Voilà l’homme.

CLÉOPÂTRE.

— Retire-toi, et laisse-nous.

Le garde sort.
Au paysan.

— As-tu là ce joli reptile du Nil — qui tue sans faire souffrir ?

LE PAYSAN.

Oui, vraiment, je l’ai ; mais je ne voudrais pas être le particulier qui vous engagerait à y toucher, car sa morsure est immortelle ; ceux qui en meurent n’en reviennent jamais ou n’en reviennent que rarement.

CLÉOPÂTRE.

Te rappelles-tu quelqu’un qui en soit mort ?

LE PAYSAN.

Beaucoup de personnes, hommes et femmes. J’ai entendu parler de l’une d’elles, pas plus tard qu’hier ; une très-honnête femme, mais quelque peu adonnée au mensonge, ce qu’une femme ne doit jamais être, si ce n’est en tout honneur ; j’ai ouï comme quoi elle est morte de la morsure de la bête, quelle peine elle a sentie… Eh bien, vraiment, elle fait du reptile un excellent rapport. Mais celui qui croirait toutes les choses que disent les femmes ne serait pas sauvé de la moitié de celles qu’elles font. Ce qu’il y a de faillible, c’est que le reptile est un singulier reptile.

CLÉOPÂTRE.

Va-t’en d’ici. Adieu.

LE PAYSAN.

Je vous souhaite bien du plaisir avec le reptile.

Il dépose le panier.
CLÉOPÂTRE.

Adieu.

LE PAYSAN.

Il faut toujours vous rappeler, voyez-vous, que le reptile obéit à son instinct.

CLÉOPÂTRE.

Oui, oui, adieu.

LE PAYSAN.

Voyez-vous, le reptile ne doit être confié qu’à la garde de personnes prudentes ; car, vraiment, il n’y a pas de bonté dans le reptile.

CLÉOPÂTRE.

Sois sans inquiétude ; on y veillera.

LE PAYSAN.

Très-bien. Ne lui donnez rien, je vous prie, car il ne vaut pas la nourriture.

CLÉOPÂTRE.

Et moi, me mangerait-il ?

LE PAYSAN.

Ne me croyez pas assez simple pour ignorer que le diable lui-même ne mangerait pas une femme. Je sais que la femme est un mets digne des dieux, quand ce n’est pas le diable qui l’accommode. Mais, vraiment, ces putassiers de diables font grand tort aux dieux dans les femmes ; car sur dix que créent les dieux, les diables en gâtent cinq.

CLÉOPÂTRE.

C’est bien. Va-t’en, adieu.

LE PAYSAN.

Oui, ma foi, je vous souhaite bien du plaisir avec le serpent.

Il sort.
Iras rentre, apportant un manteau royal, une couronne et autres insignes dont elle aide Cléopâtre à se revêtir. Tout en habillant la reine, qui continue de parler, elle prend le temps de plonger son bras dans la corbeille où sont cachés les aspics, et l’en retire, sans que sa maîtresse s’en aperçoive.
CLÉOPÂTRE.

— Donne-moi ma robe… Pose ma couronne… Je sens — en moi d’immortelles ardeurs. Désormais — le jus de la grappe d’Égypte ne mouillera plus ma lèvre… — Lestement, lestement, bonne Iras, vite ! Il me semble que j’entends — Antoine qui appelle ; je le vois se dresser — pour louer ma noble action ; je l’entends qui se moque — du bonheur de César, bonheur que les dieux accordent aux hommes — pour justifier leurs futures colères… Époux, j’arrive ! — Qu’à ce nom si doux mon courage soit mon titre ! — Je suis d’air et de feu ; mes autres éléments, — je les lègue à une plus infime existence… Bon… avez-vous fini ? — Venez donc, et recueillez la dernière chaleur de mes lèvres… — Adieu, bonne Charmion ! Iras, un long adieu !

Elle les embrasse. Iras chancelle et tombe morte.
CLÉOPÂTRE, continuant.

— Y a-t-il donc un aspic sur mes lèvres ? quoi, tu tombes ? — Si tu peux si doucement te séparer de la nature, — le coup de la mort est comme l’étreinte d’un amant, — qui blesse et qu’on souhaite… Es-tu donc immobile ? — Si tu t’évanouis ainsi, tu déclares au monde — qu’il n’est pas digne d’un adieu.

CHARMION.

— Nuages épais, dissolvez-vous en pluie, que je puisse dire : — Les dieux eux-mêmes pleurent !

CLÉOPÂTRE.

Ceci m’accuse de lâcheté : — si elle rencontre la première Antoine dans son tourbillon, — il lui demandera de mes nouvelles en lui accordant ce baiser — qui est pour moi le ciel.

À l’aspic qu’elle applique sur son sein.

Viens, misérable tueur, — défais avec ta dent acérée le nœud ardu — de cette vie : pauvre bête venimeuse, — irrite-toi et dépêche… Oh ! que ne peux-tu parler, — pour que je t’entende appeler le grand César âne — stupide !

CHARMION.

Ô étoile d’Orient !

CLÉOPÂTRE.

Silence ! silence ! — ne vois-tu pas mon enfant à la mamelle — qui tette sa nourrice en l’endormant ?

CHARMION.

Oh ! finissons ! finissons !

CLÉOPÂTRE.

— Aussi suave qu’un baume, aussi doux que l’air, aussi tendre… — Ô Antoine !

Appliquant un autre aspic à son bras.

Allons, je veux te prendre, toi aussi… — Pourquoi resterais-je…

Elle expire.
CHARMION.

— Dans ce monde désert ?… Adieu donc !… — Maintenant, ô mort ! tu peux te vanter d’avoir en ta possession — une créature incomparable !…

Lui fermant les yeux.

Rideaux frangés, fermez-vous ! — Et puisse le dieu d’or Phébus ne jamais être contemplé — d’un regard si royal !… Votre couronne est de travers ; — je vais la redresser, et puis je prendrai congé.

Entrent précipitamment plusieurs gardes.
PREMIER GARDE.

— Où est la reine ?

CHARMION.

Parlez doucement, ne l’éveillez pas.

PREMIER GARDE.

— César a envoyé…

CHARMION.

Un messager trop lent.

Elle s’applique un aspic.

— Oh ! viens ! vite ! dépêche ! Je te sens déjà.

PREMIER GARDE.

— Arrivez vite, holà ! il y a quelque malheur. César est trahi.

DEUXIÈME GARDE.

— Dolabella vient d’être envoyé par César… Appelez-le !

PREMIER GARDE, considérant Cléopâtre.

— Quelle est cette besogne ?… Charmion, cela est-il beau ?

CHARMION.

— Très-beau, et convenable à une princesse, — extraite de la race de tant de rois !… — Ah ! soldats (33) !

Elle expire.
Entre Dolabella.
DOLABELLA.

— Que se passe-t-il ici ?

DEUXIÈME SOLDAT.

Toutes mortes !

DOLABELLA.

César, tes conjectures — viennent de se réaliser. Tu arrives — pour voir accompli l’acte redouté que tu — avais tant cherché à prévenir.

VOIX, au dehors.

Place, là ! Place à César !

Entrent César et sa suite.
DOLABELLA.

— Ah ! seigneur, vous étiez un trop infaillible augure : — ce que vous craigniez s’est accompli.

CÉSAR.

C’est une fin héroïque ! — Elle avait pénétré nos intentions, et, en vraie reine, — elle a tout décidé à sa guise… Comment sont-elles mortes ? — Je ne vois pas couler leur sang.

DOLABELLA.

Qui les a quittées le dernier ?

PREMIER GARDE.

— Un simple campagnard qui leur a apporté des figues : — voici son panier.

CÉSAR.

Ces figues étaient donc empoisonnées ?

PREMIER GARDE.

Ô César ! — Cette Charmion vivait, il n’y a qu’un moment ; elle était debout et parlait : — je l’ai trouvée raccoutrant le diadème — de sa maîtresse morte ; elle était toute tremblante, — et soudain elle s’est affaissée.

CÉSAR.

Ô noble faiblesse ! — Si elles avaient avalé du poison, cela se reconnaîtrait — à quelque enflure extérieure ; mais Cléopâtre semble endormie, — comme si elle voulait attirer un autre Antoine — dans le filet tout-puissant de sa grâce.

DOLABELLA.

Là, sur son sein, — il y a un épanchement de sang et une légère tuméfaction : — la même marque est à son bras.

PREMIER SOLDAT.

— C’est la trace d’un aspic : ces feuilles de figuier — ont sur elles la bave que laissent les aspics — dans les cavernes du Nil.

CÉSAR.

Il est très-probable — qu’elle est morte ainsi, car son médecin m’a dit — qu’elle avait recherché par d’innombrables expériences — les genres de mort les plus doux. Emportez-la sur son lit, — et retirez ses femmes de ce monument. — Elle sera ensevelie auprès de son Antoine ; — nulle tombe sur la terre n’aura enveloppé — un couple aussi fameux. De si grands événements — frappent ceux mêmes qui les ont faits ; et leur histoire — vivra dans la pitié des âges aussi longtemps que la gloire — de celui qui a rendu leur fin lamentable. Notre armée, — avec une pompe solennelle, assistera à ces funérailles ; — et ensuite à Rome ! Allez, Dolabella, veillez — à ce que le meilleur ordre préside à cette grande solennité.

Tous sortent.


fin d’antoine et cléopâtre.


Notes sur Antoine et Cléopâtre

(1) La tragédie d’Antoine et Cléopâtre a été imprimée pour la première fois, sans division d’actes ni de scènes, dans l’édition in-folio de 1623 ; elle est l’avant-dernière pièce du volume, où elle prend place entre Othello et Cymbeline. — Les recherches faites par les commentateurs pour fixer l’époque à laquelle elle a été représentée, sont restées jusqu’ici infructueuses : Malone et Chalmers indiquent l’année 1608, mais sans donner de motif sérieux. Antoine et Cléopâtre appartient évidemment au même cycle que Coriolan et Jules César, et j’incline à croire avec M. Knight que la composition des trois pièces romaines occupa la fin de l’existence de Shakespeare. Sans doute cette magnifique trilogie fut le dernier miracle de ce génie tout-puissant, qui, après avoir ressuscité le monde du moyen âge, voulut, avant de disparaître, faire revivre la société antique.

Ainsi que je l’ai dit à l’introduction, l’auteur a suivi minutieusement le récit, de Plutarque. Dès 1579, les Vies des hommes illustres avaient été traduites par sir Thomas North, non sur le texte grec, mais d’après la version française d’Amyot, et, — disons-le avec orgueil, — c’est le travail de notre compatriote qui a servi à Shakespeare pour élever son monument. Si scrupuleuse est l’exactitude avec laquelle Shakespeare reproduit Amyot, que, pour traduire l’un, je n’ai eu souvent qu’à copier l’autre. Le lecteur trouvera cités plus loin tous les passages dont l’auteur s’est particulièrement inspiré ; j’ai souligné dans ces citations quantité de phrases et de mots littéralement empruntés par le poëte au prosateur.

Antoine et Cléopâtre a été abrégé pour le théâtre de Drury-Lane, en 1758, par Edward Capell.

(2) « Mais, pour revenir à Cléopatra, Platon écrit que l’art et science de flatter se traite en quatre manières, toutefois elle en inventa beaucoup de sortes : car fût en jeu ou en affaire de conséquence, elle trouvait toujours quelque nouvelle volupté par laquelle elle tenait sous sa main et maîtrisait Antonius, ne l’abandonnant jamais, et jamais ne le perdant de vue ni de jour ni de nuit : car elle jouait aux dés, elle buvait, elle chassait ordinairement avec lui, elle était toujours présente quand il prenait quelque exercice de la personne : quelquefois qu’il se déguisait en valet pour aller la nuit rôder par la ville, et s’amuser aux fenêtres et aux huis des boutiques des petites gens mécaniques, à contester et railler avec ceux qui étaient dedans, elle prenait l’accoutrement de quelque chambrière, et s’en allait battre le pavé et courir avec lui, dont il revenait toujours avec quelques moqueries et bien souvent avec des coups qu’on lui donnait : et combien que cela déplût et fût suspect à la plupart, toutefois communément ceux d’Alexandrie étaient bien aises de cette joyeuseté et la prenaient en bonne part, disant élégamment et ingénieusement qu’Antonius leur montrait un visage comique, c’est-à-dire joyeux, et aux Romains un tragique, c’est-à-dire austère. » — (Plutarque traduit par Amyot. Vie d’Antoine.)

(3) « Ainsi comme Antonius prenait ses ébats en telles folies et telles jeunesses, il lui vint de mauvaises nouvelles de deux côtés : l’une de Rome, que Lucius, son frère, et Fulvia, sa femme, avaient premièrement eu noise et débat ensemble, et puis étaient entrés en guerre ouverte contre César, et avaient tout gâté, tant qu’ils avaient été contraints de vider et s’enfuir de l’Italie : l’autre, qui n’était point meilleure que celle-là, c’est que Labiénus, avec l’armée des Parthes, subjuguait et conquérait toute l’Asie, depuis le fleuve d’Euphrate et depuis la Syrie, jusques au pays de Lydie et Ionie. Et adonc commença-t-il à toute peine à s’éveiller un petit, comme s’il eût été bien fort endormi, et par manière de dire à s’en revenir d’une grande ivresse. Si voulut aller à l’encontre des Parthes premièrement, et tira jusques à la contrée de la Phénicie ; mais là il reçut des lettres de Fulvia pleines de lamentations et de pleurs : par quoi il tourna tout court devers l’Italie avec deux cents navires, et allant recueillir par les chemins tous ses amis qui s’enfuyaient de l’Italie vers lui, et par lesquels il fut informé que Fulvia était la seule cause de cette guerre, laquelle étant d’une nature fâcheuse, perverse et téméraire, avait expressément ému ce trouble et tumulte en Italie, pour l’espérance de le retirer par ce moyen d’avec Cléopatra. Or advint-il de bonne fortune que cette Fulvia, en allant trouver Antonius, mourut de maladie en la ville de Sicyone, et pourtant fut l’appointement entre lui et César plus aisé à traiter. »

(4) Allusion à une ancienne superstition mentionnée par Holinshed : « Un crin de cheval jeté dans un bassin d’eau croupie ne tardera pas à remuer et à devenir une créature vivante. » — Description of England, p. 224.

(5) « D’autre part Cicéron, qui était lors le premier homme de la ville en autorité et en réputation, irritait et mutinait tout le monde à l’encontre d’Antonius, tellement qu’à la fin il fit tant que le sénat le déclara et jugea ennemi de la chose publique, et décerna au jeune Cæsar des sergents qui porteraient les haches devant lui et autres marques et enseignes du magistrat et de la dignité prétoriale, et envoya Hircius et Pansa, qui pour lors étaient consuls, avec deux armées, pour débouter et chasser Antonius hors de toute l’Italie. Ces deux consuls ensemble, avec Cæsar qui avait aussi une armée, allèrent trouver Antonius au siége devant la ville de Modène, et là le défirent en bataille : mais tous les deux consuls y moururent. Antonius, en s’enfuyant de cette défaite, se trouva en plusieurs nécessités et détresses grandes tout à un coup, dont la plus pressante était la faim : mais il avait cela de nature qu’il se surpassait soi-même en patience et en vertu quand il se trouvait en adversité, et plus la fortune le pressait, plus il devenait semblable à un homme véritablement vertueux. Or, est-ce bien chose commune à tous ceux qui tombent en tels détroits de nécessité, de sentir et entendre ce que requiert alors le devoir et la vertu : mais il en est peu qui en telles traverses et secousses de fortune aient le cœur assez ferme pour faire et imiter ce qu’ils louent et estiment, ou pour fuir ce qu’ils blâment et reprennent, mais plutôt au contraire se laissent aller pour l’accoutumance qu’ils ont de vivre à leur aise et, par faiblesse et lâcheté de cœur, fléchissent et changent leurs premiers discours. Pourtant était-ce un exemple merveilleux aux soldats de voir Antonius, qui avait accoutumé de vivre en délices et en si grande affluence de toutes choses, boire facilement de l’eau puante et corrompue, manger des fruits et racines sauvages : et dit-on encore plus qu’il mangea des écorces d’arbres et des bêtes, dont par avant jamais homme n’avait tâté, en passant les monts des Alpes. »

(6) « Quand Antonius eut pris terre en Italie et qu’on vit que Cæsar ne lui demandait rien quand à lui, et qu’Antonius, d’autre côté, rejetait tout ce dont on le chargeait sur sa femme Fulvia, les amis de l’un et de l’autre ne voulurent point qu’ils entrassent plus avant en contestation ni inquisition pour avérer qui avait le tort ou le droit, et qui était cause de ce trouble, de peur d’aigrir davantage les choses, mais les accordèrent, et divisèrent entre eux l’empire de Rome, faisant la mer Ionique borne de leur partage : car ils baillèrent toutes les provinces du Levant à Antonius et celles de l’Occident à Cæsar, laissant à Lépidus l’Afrique, et arrêtèrent que, l’un après l’autre, ils feraient leurs amis consuls quand ils ne le voudraient être eux-mêmes. Cela semblait être bien avisé, mais qu’il avait besoin de plus étroit lien et de plus grande sûreté dont fortune bailla le moyen. Car il y avait Octavia, sœur aînée de Cæsar, non d’une même mère, car elle était née d’Ancharia, et lui après d’Accia. Il aimait singulièrement cette sienne sœur : aussi était-ce à la vérité une excellente dame, veuve de son premier mari, Caïus Marcellus, qui naguères était décédé, et sembla qu’Antonius était veuf depuis le décès de Fulvia, car il ne niait point qu’il n’eût Cléopatra, mais aussi ne confessait-il pas qu’il la tînt pour femme, mais débatait encore de cela la raison contre l’amour de cette Égyptienne. Par quoi tout le monde mit en avant ce mariage, espérant que cette dame Octavia, laquelle avait la grâce, l’honnêteté et la prudence conjointe à une si rare beauté, quand elle demeurerait avec Antonius, étant aimée et estimée, comme la raison voulait que le fût une telle dame, qu’elle serait cause d’une bonne paix et certaine amitié entre eux. »

(7) « J’ai autrefois ouï raconter à mon grand-père Lampryas qu’un Philotas, médecin, natif de la ville d’Amphissa, lui contait comme en ce temps-là il était en Alexandrie, étudiant en son art de médecine, et que l’un des maîtres cuisiniers de la maison d’Antonius, auquel il avait pris connaissance, le mena avec lui comme un jeune homme curieux de voir, pour lui montrer le grand appareil et la somptuosité d’un seul souper. Quand il fut en la cuisine, il y vit une infinité de viandes, et, entre autres, huit sangliers tout entiers qu’on rôtissait, dont il fut fort ébahi, disant qu’il devait avoir grand nombre de gens à ce souper. Le cuisinier s’en prit à rire, et lui répondit qu’il n’y en avait pas beaucoup, mais environ douze seulement : mais qu’il fallait que tout ce qui était mis sur la table fut cuit et servi à son point, lequel se gâte et se passe en un moment, et Antonius voudra peut-être souper tout à cette heure, ou bien d’ici à un peu de temps, ou possible qu’il le différera plus tard, pour ce qu’il aura bu sur jour, ou qu’il sera entré en quelque long propos : et à cette cause on prépare, non un souper seul, mais plusieurs pour autant qu’on ne saurait deviner l’heure qu’il voudra souper. »

(8) « Étant Antonius de telle nature, le dernier et le comble de tous ses maux, c’est à savoir l’amour de Cléopatra, lui survint qui éveilla et excita plusieurs vices qui étaient encore cachés en lui : et s’il lui était resté quelque scintille de bien et quelque espérance de ressource, elle l’éteignit du tout et le gâta encore plus qu’il n’était auparavant. Si fut pris en cette manière : ainsi qu’il allait pour faire la guerre contre les Parthes, il envoya ajourner Cléopatra à comparoir en personne par-devant lui quand il serait en la Cilicie, pour répondre aux charges et imputations qu’on proposait à l’encontre d’elle. Si Cléopatra fit provision de quantité de dons et de présents, de force or et argent, de richesses et de beaux ornements, comme il est croyable qu’elle pouvait apporter d’une si grande maison et d’un si opulent et si riche royaume comme celui d’Égypte. Mais pourtant elle ne porta rien avec elle en quoi elle eût tant d’espérance ni de confiance comme en soi-même, et aux charmes et enchantements de sa beauté et bonne grâce. Par quoi, combien qu’elle fût mandée par plusieurs lettres, tant d’Antonius même que de ses amis, elle en fit si peu de compte et se moqua tant de lui, qu’elle n’en daigna autrement s’avancer, sinon que de se mettre sur le fleuve Cydnus dedans un bateau dont la poupe était d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent, qu’on maniait au son et à la cadence d’une musique de flûtes, hautbois, cithres, violes et autres tels instruments dont on jouait dedans. Et au reste, quant à sa personne, elle était couchée dessous un pavillon d’or tissu, vêtue et accoutrée tout en la sorte qu’on dépeint ordinairement Vénus, et auprès d’elle, d’un côté et d’autre, de beaux petits enfants, habillés ni plus ni moins que les peintres ont accoutumé de portraire les amours, avec des éventaux en leurs mains dont ils s’éventaient. Ses femmes et damoiselles, semblablement les plus belles, étaient habillées en nymphes néréides qui sont les fées des eaux, et comme les Graces, les unes appuyées sur le timon, les autres sur les câbles et cordages du bateau, duquel il sortait de merveilleusement douces et suaves odeurs de parfums qui remplissaient deçà et delà les rives toutes couvertes de monde innumérable : car les uns accompagnaient le bateau le long de la rivière, les autres accouraient de la ville pour voir ce que c’était ; et sortit une si grande foule de peuple, que finalement Antonius, étant sur la place en son siége impérial à donner audience, y demeura tout seul, et courait une voix par les bouches du commun peuple, que c’était la déesse Vénus, laquelle venait jouer chez le dieu Bacchus pour le bien universel de toute l’Asie. Quand elle fut descendue en terre, Antonius l’envoya convier de venir souper en son logis : mais elle lui manda qu’il valait mieux que lui plutôt vînt souper chez elle. Par quoi, pour se montrer gracieux à son arrivée envers elle, il lui voulut bien obtempérer et y alla, où il trouva l’appareil du festin si grand et si exquis qu’il n’est possible de le bien exprimer. »

(9) « Antonius avait avec lui un devin égyptien, de ceux qui se mêlent de juger les nativités et prédire les aventures des hommes en considérant l’heure de leur naissance, lequel, fût pour gratifier à Cléopatra ou pour ce qu’il le trouvait ainsi par son art, disait franchement à Antonius que sa fortune, laquelle était de soi très-illustre et très-grande, s’effaçait et s’offusquait auprès de celle de Cæsar, et pourtant lui conseillait de se reculer le plus loin qu’il pourrait de ce jeune seigneur : car ton démon, disait-il, c’est-à-dire le bon ange et l’esprit qui t’a en garde, craint et redoute le sien, et étant courageux et hautain quand il est seul à part lui, il devient craintif et peureux quand il s’approche de l’autre. Quoi que ce soit, les événements approuvaient ce que disait cet Égyptien. Car on dit que toutes les fois qu’ils tiraient au sort, par manière de passe-temps, à qui aurait quelque chose, ou qu’ils jouaient aux dés, Antonius perdait toujours. Quelquefois, par jeu, ils faisaient joûter des coqs ou des cailles qui étaient duites et faites à se battre. Celles de Cæsar vainquaient toujours, de quoi Antonius était marri en soi-même, combien qu’il n’en montrât rien par dehors, et pourtant en ajoutait plus de foi à cet Égyptien. »

(10) « Antonius se mit quelquefois à pêcher à la ligne, et voyant qu’il ne pouvait rien prendre, en était fort dépité et marri à cause que Cléopatra était présente. Si commanda secrètement à quelques pêcheurs, quand il aurait jeté sa ligne, qu’ils se plongeassent soudain en l’eau et qu’ils allassent accrocher à son hameçon quelques poissons de ceux qu’ils auraient péchés auparavant, et puis retira ainsi deux ou trois fois la ligne avec prise. Cléopatra s’en aperçut incontinent, toutefois elle fit semblant de n’en rien savoir et de s’émerveiller comment il péchait si bien : mais à part elle conta le tout à ses familiers et leur dit que le lendemain ils se trouvassent sur l’eau pour voir l’ébattement. Ils y vinrent sur le port en grand nombre et se mirent dedans des bateaux de pêcheurs, et Antonius aussi lâcha la ligne, et lors Cléopatra commanda à l’un de ses serviteurs qu’il se hâtât de plonger devant ceux d’Antonius et qu’il allât attacher à l’hameçon de sa ligne quelque vieux poisson salé, comme ceux qu’on apporte du pays de Pont : cela fait, Antonius, qui cuida qu’il y avait un poisson de pris, tira incontinent sa ligne, et adonc, comme on peut penser, tous les assistants se prirent bien fort à rire, et Cléopatra en riant lui dit : Laisse-nous, seigneur, à nous autres Égyptiens habitants de Pharus et de Canopus, laisse-nous la ligne : ce n’est pas ton métier : ta chasse est de prendre et conquérir villes et cités, pays et royaumes. »

(11) « Or tenait alors Sextus Pompéius la Sicile, et de là courait et pillait toute l’Italie avec un grand nombre de fustes et autres navires de corsaires que conduisaient Ménas et Ménécrates, deux écumeurs de mer, dont ils travaillaient tellement toute la mer que personne ne s’osait mettre à la voile : et si avait plus que Sextus Pompéius s’était honnêtement porté envers Antonius, car il reçut humainement sa mère, laquelle s’enfuyait de l’Italie avec Fulvia : par quoi ils avisèrent qu’il fallait aussi appointer avec lui. Si convinrent ensemble près le mont de Misène sur une levée qui est jetée assez avant dedans la mer, ayant Pompéius la flotte de ses navires là auprès à l’ancre, et Antonius et Cæsar leurs armées sur le bord de la mer tout à l’endroit de lui, là où, après qu’ils eurent arrêté que Pompéius aurait la Sicile et la Sardaigue, par tel convenant qu’il nettoierait la mer de tous corsaires et larrons, et la rendrait sûre et navigable et outre enverrait quelque certaine quantité de blés à Rome, ils se convièrent les uns les autres à manger ensemble, et tirèrent au sort à qui le premier ferait le festin. Le sort échut premier à Pompéius, pourquoi Antonius lui demanda : Et où souperons-nous ? Là, répondit Pompéius, en lui montrant sa galère Capitainesse qui était à six rangs de rames : car c’est, dit-il, la seule maison paternelle qu’on m’a laissée. Ce qu’il disait pour piquer Antonius, à cause qu’il tenait la maison de Pompéius le Grand, son père : si fit jeter en mer force ancres pour assurer sa galère, et bâtir un pont de bois pour passer depuis le chef de Misène jusques en sa galère, où il les reçut et festoya à bonne chère : mais au milieu du festin, comme ils commençaient à s’échauffer et à gaudir Antonius de l’amour de Cléopatra, Ménas le corsaire s’approcha de Pompéius, et lui dit tout bas en l’oreille : Veux-tu que je coupe les cordages des ancres, et que je te fasse seigneur, non-seulement de Sicile et de Sardaigne, mais aussi de tout l’état et empire de Rome ? Pompéius, après avoir un petit pensé en soi-même, lui répondit : Tu le devais faire sans m’en avertir, mais maintenant contentons-nous de ce que nous avons : car quant à moi, je n’ai point appris de fausser ma foi, ni de faire acte de trahison.

(12) Julius Cæsar manda secrètement à Cléopatra qui était aux champs, qu’elle revînt ; et elle prenant en sa compagnie Apollodorus, Sicilien, seul de tous ses amis, se mit dedans un petit bateau, sur lequel elle vint aborder au pied du château d’Alexandrie qu’il était jà nuit toute noire : et n’ayant moyen d’y entrer autrement sans être connue, elle s’étendit tout de son long dessus un faisceau de hardes qu’Apollodorus plia et lia par-dessus avec une grosse courroie, puis le chargea sur son col, et le porta ainsi dedans à Cæsar par la porte du château. Ce fut la première amorce, à ce qu’on dit, qui attira Cæsar à l’aimer. » Plutarque traduit par Amyot. Vie de Julius Cæsar.

(13) « Cependant Ventidius défit une autre fois en bataille, qui fut donnée en la contrée Cyrrestique, Pacorus, le fils d’Orodes, roi des Parthes, lequelle était derechef venu avec grosse puissance pour envahir et occuper la Syrie, en laquelle journée il mourut un grand nombre de Parthes, et entre les autres y demeura Pacorus lui-même. Cet exploit d’armes, excellent entre les plus glorieux qui furent onques faits, donna aux Romains pleine et entière vengeance de la honte et perte qu’ils reçurent à la mort de Marcus Crassus, et fit retirer les Parthes et se contenir au dedans des limites de la Mésopotamie et de la Médie, après avoir été déconfits et défaits par trois fois tout de rang en bataille ordonnée ; mais Ventidius n’osa pas entreprendre de les poursuivre plus outre, à cause qu’il craignait qu’il ne s’acquît l’envie et la male grâce d’Antonius. » Vie d’Antoine.

(14) Shakespeare semble avoir transporté dans son drame une scène historique dont il a été contemporain. En écoutant les minutieuses questions que Cléopâtre adresse ici au messager, on croirait entendre la reine Élisabeth interrogeant Melville sur le compte de sa rivale Marie Stuart. « Sa Majesté, raconte l’ambassadeur écossais dans ses Mémoires, me demanda quels cheveux je préférais, les siens ou ceux de la reine Marie. Je lui dis que leurs deux chevelures étaient d’un blond également rare. — Elle me pressa de lui dire qui des deux était la plus belle. Je lui dis qu’elle (la reine Élisabeth) était la plus belle en Angleterre et que ma reine était la plus belle en Écosse. Elle insista sur sa question. Je répondis qu’elles étaient les deux plus gracieuses personnes de leurs royaumes : que Sa Majesté était la plus jolie et ma souveraine la plus belle. — Elle me demanda quelle était la plus grande. Je lui dis que c’était ma reine. « Elle est trop grande alors, fit-elle, car je ne suis ni trop grande ni trop petite. » Elle me demanda quelles étaient les occupations de la reine Marie. Je répliquai que, d’après ma dernière dépêche, ma reine revenait d’une chasse dans les hautes terres ; que, quand ses affaires le lui permettaient, elle lisait l’histoire, que d’autres fois elle jouait du luth et du clavecin. — En joue-t-elle bien ? — Mais raisonnablement pour une reine. — Elle me demanda qui dansait le mieux, ma reine ou elle ? Je répondis que ma reine dansait avec autant de noblesse qu’elle. Elle me répéta alors qu’elle voudrait voir la reine Marie d’une manière commode. Je lui offris de la mener secrètement en poste, déguisée en page. Elle pourrait voir ainsi la reine comme le roi Jacques V avait vu la sœur du duc de Vendôme qu’il devait épouser. J’ajoutai qu’elle n’aurait qu’à faire défendre son appartement pendant son absence, comme si elle était malade. Il n’était nécessaire de mettre dans la confidence que Lady Strafford et l’un des grooms de la chambre. Cette idée parut d’abord lui plaire ; puis elle reprit en soupirant : « Hélas ! si je pouvais faire ça ! » — Melville’s Memoirs.

(15) « Pour quelques rapports qu’on lui fit, Antonius se courrouça derechef à l’encontre de Cæsar et s’embarqua pour aller vers l’Italie avec trois cents navires : et pour ce que ceux de Brundusium ne voulurent pas recevoir son armée en leur port, il tira à Tarente là où Octavia sa femme, qui était venue avec lui de la Grèce, le supplia que son plaisir fût de l’envoyer vers son frère, ce qu’il fit. Elle était pour lors enceinte, et si avait déjà une seconde fille de lui, et néanmoins se mit en voie et rencontra Cæsar en chemin, qui menait avec lui Mæcenas et Agrippa, ses deux principaux amis, lesquels elle tira à part, et leur fit les plus affectueuses prières et supplications de quoi elle se put aviser, qu’ils ne voulussent permettre qu’elle, qui était la plus heureuse femme du monde, devînt la plus misérable et la plus infortunée qui fut oncques : car maintenant tout le monde, disait-elle, a les yeux sur moi, pour autant que je suis sœur de l’un des empereurs et femme de l’autre. Or si (ce qu’à Dieu ne plaise) le pire conseil a lieu et que la guerre se fasse, quant à vous, il est incertain auquel des deux les dieux aient destiné d’être vainqueur ou vaincu : mais quant à moi, de quelque côté que la victoire se tourne, en tout événement ma condition sera toujours malheureuse. » — Plutarque traduit par Amyot. Vie d’Antoine.

(16) « Aussi à vrai dire Antonius était par trop insolent et trop superbe, et quasi comme fait en dépit et en mépris des Romains. Car il fit assembler tout le peuple dedans le parc, là où les jeunes gens s’adressent aux exercices de la personne, et là, dessus un haut tribunal argenté, fit mettre deux chaires d’or, l’une pour lui et l’autre pour Cléopatra, et d’autres plus basses pour ses enfants : puis déclara publiquement devant toute l’assistance qu’il établissait premièrement Cléopatra reine d’Égypte, de Cypre, de Lydie et de la basse Syrie, et avec elle Cæsarion aussi roi des mêmes royaumes : on estimait ce Cæsarion fils de Julius Cæsar, qui avait laissé Cléopatra enceinte. Secondement il appela ses enfants de lui et d’elle les rois des rois et donna pour apanage à Alexandre l’Arménie, la Médie et les Parthes quand il les aurait subjugués et conquis, et à Ptolémæus la Phénicie, la Syrie et la Cilicie : mais quand et quand il amena en public Alexandre vêtu d’une robe longue à la médoise, avec un haut chapeau pointu sur la tête, dont la pointe était droite, ainsi que le portent les rois des Médois et des Arméniens, et Ptolemæus vêtu d’un manteau à la macédonienne avec des pantoufles à ses pieds et un chapeau à large rebras bordé d’un bandeau royal, car tel était l’accoutrement que soulaient porter les rois successeurs d’Alexandre le Grand. Ainsi après que ses enfants eurent fait la révérence et baisé leur père et mère, incontinent une troupe de gardes arméniens, attitrés expressément, en environna l’un, et une de Macédoniens l’autre. Quant à Cléopatra elle vêtait l’accoutrement sacré de la déesse Isis et donnait audience à ses sujets comme une nouvelle Isis. Cæsar rapportant ces choses au sénat, et l’en accusant souventefois devant tout le peuple romain, fit tant qu’il irrita tout le monde contre lui. Antonius de l’autre côté envoya à Rome pour le contre-charger et accuser aussi : mais les principaux points des charges étaient qu’ayant dépouillé Sextus Pompéius de la Sicile, il ne lui avait point baillé sa part de l’île : secondement, qu’il ne lui rendait point les navires et vaisseaux qu’il avait empruntés de lui pour cette guerre : tiercement, qu’ayant débouté Lépidus leur compagnon au triumvirat de sa part de l’empire, et l’ayant destitué de tous honneurs, il retenait par devers lui la personne, les terres et revenus d’icelles qui lui avaient été assignées pour sa part, et après tout qu’il avait presque distribué à ses gendarmes toute l’Italie et n’en avait rien laissé aux siens. Cæsar lui répondait, quant à Lépidus, qu’il l’avait déposé voirement, et privé de sa part de l’empire, pour autant qu’il en abusait outrageusement : et quant à ce qu’il avait conquis par les armes, qu’il en ferait volontiers part à Antonius, pourvu qu’il lui fit aussi le semblable de l’Arménie ; quant à ses gens de guerre, qu’ils ne devaient rien quereller en Italie pour autant qu’ils possédaient la Médie et la Parthe, lesquels ils avaient ajoutées à l’Empire Romain, en combattant vaillamment avec leur Empereur. »

(17) « Après donc que Cæsar eut suffisamment fait ses apprêts, il fit publiquement décerner la guerre contre Cléopatra et abroger la puissance et l’empire d’Antonius, attendu qu’il l’avait préalablement cédé à une femme. Et disait davantage Cæsar qu’Antonius n’était pas maître de soi, mais que Cléopatra par quelques charmes et poisons amatoires l’avait fortrait de son bon sens, et que ceux qui leur feraient la guerre, seraient un Mardian eunuque, un Photinus, une Iras, femme de chambre de Cléopatra qui lui accoutrait ses cheveux, et une Charmion, lesquelles maniaient les principales affaires de l’empire d’Antonius. »

(18) « Antonius était si abbêti et si asservi au vouloir d’une femme que, combien qu’il fût de beaucoup le plus fort par terre, il voulut néanmoins que l’affaire se vidât par un combat de mer pour l’amour de Cléopatra, encore qu’il vît devant ses yeux qu’à faute de forçaires ses capitaines prenaient et enlevaient de la pauvre Grèce par force toutes gens qu’on pouvait trouver par les champs, viateurs passants, muletiers, moissonneurs, de jeunes garçons, et encore ne pouvaient-ils pas fournir à emplir les galères, tellement que la plus grande partie était vide et ne pouvait voguer qu’à peine à cause qu’il n’y avait pas assez de gens de rame dedans. Mais au contraire, celles de Cæsar n’étaient point bâties pompeusement en grandeur et hauteur pour une ostentation de magnificence, mais étaient légères et faciles à manier, armées et fournies de forçaires autant comme il leur en fallait, lesquelles il tenait toutes prêtes ès ports de Tarente et de Brundusium. Si manda à Antonius qu’il ne reculât plus en perdant temps et qu’il vînt avec son armée en Italie, et quant à lui, qu’il lui baillerait havres et rades pour pouvoir sûrement et sans empêchement prendre terre, et qu’il se reculerait avec son armée arrière de la mer au dedans de l’Italie, autant que se peut étendre la course d’un cheval, jusqu’à ce qu’il eût exposé son armée en terre et qu’il fût logé. Antonius bravant à l’opposite, lui remanda qu’il le défiait de combattre seul à seul en champ clos, combien qu’il fût le plus vieil, et, s’il fuyait ce combat, qu’il le combatirait en bataille rangée ès campagnes de Pharsale, comme avaient fait auparavant Julius Cæsar et Pompéius. »

(19) « Après donc qu’il fut tout conclu et arrêté qu’on combattrait par mer, il fit brûler toutes les autres naves fors que soixante égyptiennes, et ne retint que les meilleures et les plus grandes galères depuis trois rangs de rames jusqu’à dix, sur lesquelles il mit vingt et deux mille combattants, avec deux mille hommes de trait : mais ainsi qu’il ordonnait ses gens en bataille, il y eut un chef de bande, vaillant homme et qui s’était trouvé en plusieurs affaires et rencontres sous sa charge, tellement qu’il en avait le corps tout détaillé et cicatrice de coups, lequel, ainsi qu’Antonius passait au long de lui, s’écria et dit tout haut : Sire empereur, comment mets-tu ton espérance en ces méchants et frêles bois ici ? te défies-tu de ces miennes cicatrices et de cette épée ? laisse combattre les Phéniciens et les Ægyptiens sur la mer et nous laisse la terre ferme sur laquelle nous avons accoutumé de vaincre ou de mourir debout. Antonius passa outre sans lui répondre, seulement lui fit-il signe de la main et de la tête, comme s’il eût voulu admonester qu’il eût bon courage, toutefois il n’avait pas lui-même guère bonne espérance. »

(20) « Toutefois le combat était encore égal et la victoire en doute sans incliner plus d’un côté que d’autre, quand on vit soudainement les soixante naves de Cléopatra dresser les mâts et déployer les voiles pour prendre la fuite : si s’enfuirent tout à travers de ceux qui combattaient ; car elles avaient été mises derrière les grands vaisseaux et mirent les autres en grand trouble et désarroi : pour ce les ennemis mêmes s’émerveillèrent fort de les voir ainsi cingler à voiles déployées vers le Péloponèse : et là Antonius montra tout évidemment qu’il avait perdu le sens et le cœur, non-seulement d’un empereur, mais aussi d’un vertueux homme, et qu’il était transporté d’entendement, et que cela est vrai qu’un certain ancien a dit en se jouant que l’âme d’un amant vit au cœur d’autrui, non pas au sien : tant il se laissa mener et traîner à cette femme comme s’il eût été collé à elle, et qu’elle n’eût su se remuer sans le mouvoir aussi. Car, tout aussitôt qu’il vit partir son vaisseau, il oublia, abandonna et trahit ceux qui combattaient et se faisaient tuer pour lui, et se jeta en une galère à cinq rangs de rames pour suivre celle qui l’avait déjà commencé à ruiner, et qui le devait encore du tout achever de détruire. »

(21) « Quant à lui-même, il se délibérait de traverser en Afrique, et prit l’une de ses carraques chargée d’or et d’argent et d’autres meubles, laquelle il donna à ses amis, leur commandant qu’ils la partissent entre eux, et qu’ils cherchassent moyen de se sauver. Ils répondirent en pleurant qu’ils ne le feraient point et qu’ils ne l’abandonneraient jamais. Adonc Antonius les reconforta fort humainement et affectueusement, les priant de se retirer. Si écrivit à Theophilus, le gouverneur de Corinthe, qu’il leur donnât moyen d’être en sûreté et qu’il les cachât dans quelque lieu secret jusqu’à ce qu’ils eussent fait leur appointement avec César. »

(22) « Ils envoyèrent des ambassadeurs vers César en Asie, elle requérant le royaume d’Égypte pour ses enfants, et lui priant qu’on le laissât vivre à Athènes comme personne privée, si César ne voulait qu’il demeurât en Égypte. Et pour tant qu’ils n’avaient à l’entour d’eux autre personne de quelque apparence, à cause que les uns s’en étaient fuis et qu’il ne se fiaient guères aux autres, ils furent contraints d’y envoyer Euphronius, le précepteur de leurs enfants ; César ne voulut point ouïr les prières et requêtes d’Antonius ; mais quant à Cléopatra, il lui fit réponse qu’il ne lui refusait rien qui fût juste ou équitable, moyennant qu’elle fît mourir ou qu’elle chassât hors de son pays Antonius. »

(23) « César envoya l’un de ses serviteurs, nommé Tyréus, homme clairvoyant et bien avisé, et qui, apportant lettres de créance d’un jeune seigneur à une femme hautaine et qui se contentait grandement et se fiait de sa beauté, l’eût par son éloquence facilement pu émouvoir. Celui-ci parlait à elle plus longtemps que les autres, et lui faisait la reine très-grand honneur, tellement qu’il mit Antonius en quelque imagination et soupçon : si le fit saisir au corps et fouetter à bon escient, puis le renvoya ainsi accoutré à César, lui mandant qu’il l’avait irrité, pour autant qu’il faisait trop du superbe, et l’avait eu en mépris, mêmement lorsqu’il était facile et aisé à aigrir pour la misère, en laquelle il se trouvait. Bref, si tu le trouves mauvais (dit-il), tu as par devers toi un de mes affranchis. Hipparchus, pends-le si tu veux, ou le fouette à ton plaisir afin que nous soyons égaux. De là en avant Cléopatra, pour se purger des imputations qu’il lui mettait sus et des soupçons qu’il avait contre elle, l’entretint et le caressa le plus soigneusement et le plus diligemment qu’elle put : car tout premier là où elle solennisait le jour de sa nativité petitement et escharsement, comme il convenait à sa fortune présente, au contraire elle célébrait le jour de la sienne de telle sorte qu’elle outrepassait toutes les bornes de somptuosité et magnificence en manière que plusieurs des conviés au festin, lesquels y étaient venus pauvres, s’en retournaient tous riches. »

(24) « Si César approcha tant qu’il vint planter son camp tout joignant la ville dedans les lices, où on avait accoutumé de manière et piquer les chevaux. Antonius fit une saillie sur lui et combattit vaillamment, si bien qu’il repoussa les gens de cheval de César et les mena battant jusque dedans leur camp, puis s’en revint au palais se glorifiant grandement de cette victoire, et baisa Cléopatra tout aussi armé comme il était venu du combat, lui recommandant l’un de ses hommes d’armes, lequel en cette escarmouche avait très-bien fait son devoir, elle pour loyer de sa vertu, lui donna un corselet et un armet d’or ; mais l’homme d’armes, après qu’il eut reçu ce riche présent, la nuit s’en alla rendre à César. Et Antonius envoya une autre fois défier César, et lui présenter le combat d’homme à homme. César lui fit réponse qu’il avait beaucoup d’autres moyens de mourir que celui-là[1].

(25) « Parquoi Antonius voyant qu’il ne restait point de plus honnête moyen de mourir qu’en combattant vaillamment, se délibéra de faire tout son dernier effort tant par mer comme par terre : et en soupant, comme on dit, commanda à ses serviteurs et officiers domestiques qui le servaient à table, qu’ils lui versassent largement à boire et le traitassent à la meilleure chère qu’ils pourraient : Car, dit-il, vous ne savez si vous m’en ferez demain autant, ou si vous servirez autres maîtres, et peut-être ne sera-ce plus rien que de moi, sinon un corps mort étendu : toutefois, voyant que ses gens et ses familiers fondaient en larmes en lui oyant dire ces paroles, pour rhabiller ce qu’il avait dit, il y ajouta qu’il ne les mènerait point en bataille, dont il ne pensât plutôt retourner sûrement avec la victoire qu’y mourir vaillamment avec gloire. »

(26) « Au demeurant cette nuit même environ la minuit presque, comme toute la ville était en silence, frayeur et tristesse, pour l’attente de l’issue de cette guerre, on dit que soudainement on ouït l’harmonie et les sons accordés de toutes sortes d’instruments de musique, avec la clameur d’une grande multitude, comme si c’eussent été des gens qui eussent dansé et qui fussent allés chantant, ainsi qu’on fait ès fêtes de Bacchus, avec mouvement et saltations satyriques ; et semblait que cette danse passât tout à travers de la ville par la porte qui répondait au camp des ennemis, et par cette porte dont on oyait le bruit, toute la troupe sortit hors de la ville. Si fut avis à ceux qui, avec quelque raison, cherchèrent l’interprétation de ce prodige que c’était le dieu auquel Antonius avait, singulière dévotion de le contrefaire et affection de lui ressembler, qui le laissait. »

(27) « Le lendemain à la point du jour, il alla parquer le peu de gens de pied qu’il avait sur les coteaux qui sont au-devant de la ville, et de là se prit à regarder ses galères qui partaient du port et voguaient contre celles des ennemis, si s’arrêta tout de pied coi, attendant de voir quelque exploit des gens de guerre qui étaient dedans ; mais incontinent qu’à force de rames ils se furent approchés, ils saluèrent les premiers ceux de César, et ceux de César les resaluèrent aussi, et firent des deux une seule armée, et puis tous d’une flotte voguèrent vers la ville. Antonius n’eut pas plus tôt vu cela que ses gens de cheval l’abandonnèrent et se rendirent à César, et ses gens de pied furent rompus et défaits : par quoi il se retira dedans la ville, criant que Cléopatra l’avait trahi à ceux contre qui il avait entrepris et fait la guerre pour l’amour d’elle. »

(28) « Adonc elle, craignant sa fureur et sa désespérance, s’enfuit dedans la sépulture qu’elle avait fait bâtir, là où elle fit serrer les portes et abattre les grilles et les herses qui se fermaient à grosses serrures et fortes barrières, et cependant envoya vers Antonius lui dénoncer qu’elle était morte : ce qu’il crut tout aussitôt et dit en lui-même : Qu’attends-tu plus, Antonius, quand la fortune ennemie t’a ôté la seule cause qui te restait, pour laquelle tu aimais encore à vivre ? Après qu’il eut dit ces paroles, il entra en une chambre et délaça le corps de sa cuirasse, et quand il fut découvert, il se prit à dire : Ô Cléopatra, je ne suis point dolent d’être privé et séparé de ta compagnie, car je me rendrai tantôt par devers toi : mais bien suis-je marri qu’ayant été si grand capitaine et si grand empereur, je sois par effet convaincu d’être moins magnanime et de moindre cœur qu’une femme. Or avait-il un sien serviteur nommé Éros, duquel il se fiait et auquel il avait longtemps auparavant fait donner la foi qu’il l’occirait quand par lui il en serait requis : il le somma lors de tenir sa promesse : par quoi le serviteur dégaina son épée et retendit comme pour le frapper, mais en détournant son visage d’un autre côté, il se la fourra à soi-même tout au travers du corps, et tomba tout mort aux pieds de son maître : et adonc dit Antonius : Ô gentil Éros, je te sais bon gré et est vertueusement fait à toi de me montrer qu’il faut que je fasse moi-même ce que tu n’as pu faire en mon endroit. En disant ces paroles il se donna de l’épée dedans le ventre, et puis se laissa tomber à la renverse sur un petit lit : si n’était pas le coup pour en mourir soudainement, et pourtant l’effusion du sang se restreignit un peu quand il fut couché, et après qu’il se fut un peu revenu, il pria ceux qui étaient là présents de l’achever d’occire, mais ils s’enfuirent tous de la chambre, et le laissèrent là, criant et se tourmentant, jusqu’à ce qu’un certain secrétaire, nommé Diomède, vint par devers lui, lequel avait charge de le faire porter dedans le monument où était Cléopatra. Quand il sut qu’elle vivait encore, il commanda de grande affection à ses gens qu’ils y portassent son corps, et fut ainsi porté entre les bras de ses serviteurs jusques à l’entrée. »

(29) « Toutefois Cléopatra ne voulut pas ouvrir les portes, mais elle se vint mettre à des fenêtres hautes, et dévala en bas quelques chaînes et cordes, dedans lesquelles on empaqueta Antonius, et elle, avec deux de ses femmes seulement qu’elle avait souffert entrer avec elle dedans ces sépulcres, le tira amont. Ceux qui furent présents à ce spectacle, dirent qu’il ne fut oncques chose si piteuse à voir : car, on tirait ce pauvre homme tout souillé de sang tirant aux traits de la mort, et qui tendait les deux mains à Cléopatra, et se soulevait le mieux qu’il pouvait. C’était une chose bien malaisée que de le monter, mêmement à des femmes, toutefois Cléopatra en grande peine s’efforçant de toute sa puissance, la tête courbée contre bas sans jamais lâcher les cordes, fit tant à la fin qu’elle le monta et tira à soi, à l’aide de ceux d’à bas qui lui donnaient courage, et tiraient autant de peine à la voir ainsi travailler comme elle-même. Après qu’elle l’eut en cette sorte tiré amont, et couché dessus un lit, elle dérompit et déchira adonc ses habillements sur lui, battant sa poitrine, et s’égratignant le visage et l’estomac ; puis lui essuya le sang qui lui avait souillé la face, en l’appelant son seigneur, son mari et son empereur, oubliant presque sa misère et sa calamité propre, pour la compassion de celle où elle le voyait. Antonius lui fit cesser sa lamentation, et demanda à boire du vin, fût ou pour ce qu’il eût soif ou pour ce qu’il espérât par ce moyen plus tôt mourir. Après qu’il eut bu, il l’admonesta et lui conseilla qu’elle mît peine à sauver sa vie, si elle le pouvait faire sans honte ni déshonneur et qu’elle se fiât principalement en Proculeius, plus qu’à nul autre de ceux qui avaient crédit autour de César : et quant à lui qu’elle ne le lamentât point pour la misérable mutation de sa fortune sur la fin de ses jours, mais qu’elle l’estimât plutôt bien heureux pour les triomphes et honneurs qu’il avait reçus par le passé ; vu qu’il avait été en sa vie le plus glorieux, le plus triomphant et le plus puissant homme de la terre, et que lors il avait été vaincu, non lâchement, mais vaillamment, lui qui était Romain, par un autre Romain aussi. »

(30) « Après qu’Antonius se fut frappé, ainsi qu’on le portait dedans les sépulcres à Cléopatra, l’un de ses gardes, nommé Dercetaus, prit l’épée de laquelle il s’était frappé, et la cacha : puis se déroba secrètement, et fut le premier qui porta la nouvelle de la mort à César, et en montra l’épée encore toute teinte de sang. César, ces nouvelles ouïes, se retira incontinent au plus secret de sa tente, et illec se prit à pleurer par compassion, et à plaindre sa misérable fortune, comme de celui qui avait été son allié et son beau-frère, son égal en empire, et compagnon en plusieurs exploits d’armes et grandes affaires : puis appela tous ses amis, et leur montra les lettres qu’il lui avait écrites et ses réponses aussi durant leurs différends et querelles, et comment à toutes les choses justes et raisonnables qu’il lui écrivait, l’autre lui répondait fièrement et arrogamment. Cela fait, il y envoya Proculeius, lui commandant qu’il fît tout devoir et toute diligence de ravir Cléopatra vive, s’il pouvait, pour autant qu’il craignait que son trésor ne fût perdu, et davantage qu’il estimait que ce serait un grand ornement de son triomphe, s’il la pouvait prendre et mener vive à Rome. »

(31) « Mais elle ne se voulut point mettre entre les mains de Proculeius : toutefois ils parlèrent ensemble, car Proculeius s’approcha près des portes, qui étaient grosses et fortes et sûrement barrées : mais il y avait quelques fentes par où la voix pouvait passer, et entendait-on qu’elle demandait le royaume d’Égypte pour ses enfants, et que Proculeius lui répondait qu’elle eût bonne espérance, et qu’elle ne doutât point de commettre tout au bon vouloir de César. Après qu’il eût bien regardé et considéré le lieu, il vint faire son rapport à César, lequel envoya derechef Gallus pour parlementer encore un coup avec elle : et lui fit expressément durer le propos, cependant que Proculeius faisait dresser une échelle contre la fenêtre haute, par laquelle on avait monté Antonius et descendit dedans avec deux de ses serviteurs tout contre la porte, près de laquelle était Cléopatra, entendant à ce que Gallus lui disait. L’une des femmes qui étaient léans enfermées avec elle, avisa d’aventure Proculeius ainsi qu’il descendait et se prit à crier : Pauvre femme Cléopatra, tu es prise. Et adonc quand elle vit en se retournant Proculeius derrière elle, elle cuida se donner d’une courte dague qu’elle avait tout expressément ceinte à son côté ; mais Proculeius s’avança soudainement qui l’embrassa à deux mains, et lui dit : Cléopatra, tu feras tort à toi-même premièrement, et puis à César, lui voulant ôter l’occasion de mettre en évidence sa grande bonté et clémence, et donnant à ses malveillants matière de calomnier le plus doux et le plus humain Prince qui fut oncques, comme s’il était personne sans merci, et auquel il n’y eût point de fiance. En disant cela, il lui ôta la dague qu’elle portait, et secoua ses habillements de peur qu’elle n’eût dedans quelque poison caché. »

(32) « Peu de jours après, César lui-même en personne l’alla visiter pour parler à elle et la réconforter : elle était couchée sur un petit lit bas en bien pauvre état : mais sitôt qu’elle le vit entrer en sa chambre, elle se leva soudain, et s’alla jeter toute nue en chemise à ses pieds étant merveilleusement défigurée, tant pour ses cheveux qu’elle avait arrachés que pour la face qu’elle avait déchirée avec ses ongles, et si avait la voix faible et tremblante, les yeux battus et fondus à force de larmoyer continuellement, et si pouvait-on voir la plus grande partie de son estomac déchiré et meurtri. Bref le corps ne se portait guère mieux que l’esprit : néanmoins sa bonne grâce, et la vigueur et force de sa beauté n’étaient pas du tout éteintes ; mais, encore qu’elle fût en si piteux état, elle apparaissait du dedans, et se démontrait aux mouvements de son visage. Après que César l’eut fait recoucher, et qu’il se fut assis auprès d’elle, elle commença à vouloir détruire ses défenses et alléguer ses justifications, s’excusant de ce qu’elle avait fait, et s’en déchargeant sur la peur et crainte d’Antonius. César, au contraire, la convainquait en chaque point et article : par quoi elle tourna tout soudain sa parole à lui requérir pardon et implorer sa merci, comme si elle eût eu grande peur de mourir et bonne envie de vivre. À la fin elle lui bailla un bordereau des bagues et finances qu’elle pouvait avoir. Mais il se trouva là d’aventure l’un de ses trésoriers, nommé Séleucus, qui la vint devant César convaincre pour faire du bon valet, qu’elle n’y avait pas tout mis, et qu’elle en recelait sciemment, et retenait quelques choses, dont elle fut si fort pressée d’impatience et de colère qu’elle l’alla prendre aux cheveux, et lui donna plusieurs coups de poing sur le visage. César s’en prit à rire, et la fit cesser. Hélas ! dit-elle, adonc César, n’est-ce pas une grande indignité, que tu aies bien daigné prendre la peine de venir vers moi, et m’aies fait cet honneur de parler avec moi, chétive, réduite en un si piteux et misérable état, et puisque mes serviteurs me viennent accuser, si j’ai peut-être réservé et mis à part quelques bagues et joyaux propres aux femmes, non point, hélas ! pour moi, malheureuse, en parer, mais en intention d’en faire quelques petits présents à Octavia et à Livia, à cette fin que par leur intercession et moyen tu me fusses plus doux et plus gracieux. César fut très-joyeux de ces propos, se persuadant de là qu’elle désirait fort assurer sa vie : si lui fit réponse qu’il lui donnait non-seulement ce qu’elle avait retenu pour en faire du tout à son plaisir, mais qu’outre cela il la traiterait plus libéralement et plus magnifiquement qu’elle ne saurait espérer : et ainsi prit congé d’elle, et s’en alla pensant l’avoir bien trompée, mais étant bien trompé lui-même. »

(33) « Or y avait-il un jeune gentilhomme nommé Cornelius Dolabella, qui était l’un des mignons de César, et n’était point mal affectionné envers Cléopatra : celui-ci lui manda secrètement, comme elle l’en avait prié, que César se délibérait de reprendre son chemin par la Syrie, et que dedans trois jours il la devait envoyer devant avec ses enfants. Quand elle eut entendu ces nouvelles, elle fit requête à César, que son bon plaisir fût de lui permettre qu’elle offrît les dernières oblations des morts à l’âme d’Antonius : ce qui lui étant permis, elle se fit porter au lieu de sa sépulture, et là, à genoux, embrassant le tombeau avec ses femmes, se prit à dire les larmes aux yeux : Ô cher seigneur Antonius, je t’inhumai naguères étant encore libre et franche, et maintenant te présente ces offertes et effusions funèbres étant prisonnière et captive, et me défend-on de déchirer et meurtrir de coups ce mien esclave corps, dont on fait soigneuse garde seulement pour triompher de toi : n’attends donc plus autres honneurs, offrandes ni sacrifices de moi. Tant que nous avons vécu, rien ne nous a pu séparer d’ensemble : mais maintenant à notre mort je fais doute qu’on ne nous fasse échanger les lieux de notre naissance : et comme toi, Romain, as été ici inhumé en Égypte, aussi moi, malheureuse Égyptienne, ne sois en sépulture en Italie, qui sera le seul bien que j’aurai reçu de ton pays. Si donc les dieux de là où tu es à présent ont quelque autorité et puissance, puisque ceux de par deçà nous ont abandonnés, ne souffre pas qu’on emmène vive ton amie, et n’endure qu’en moi on triomphe de toi, mais me reçois avec toi et m’ensevelis en un même tombeau : car, combien que mes maux soient infinis, il n’y en a pas un qui m’ait été si grief à supporter comme le peu de temps que j’ai été contrainte de vivre sans toi. Après avoir fait telles lamentations, et qu’elle eut couronné le tombeau de bouquets, festons et chapeaux de fleurs, et qu’elle l’eut embrassé fort affectueusement, elle commanda qu’on lui apprêtât un bain, puis quand elle se fut baignée et lavée, elle se mit à table où elle fut servie magnifiquement. Et cependant qu’elle dînait, il arriva un paysan des champs qui apportait un panier : les gardes lui demandèrent incontinent que c’était qu’il portait léans : il ouvrit son panier, et ôta les feuilles de figuier qui étaient dessus, et leur montra que c’étaient des figues. Ils furent tous émerveillés de la beauté et grosseur de ce fruit. Le paysan se prit à rire, et leur dit qu’ils en prissent s’ils voulaient : ils crurent qu’il dit vrai, et lui dirent qu’il les portât léans. Après que Cléopatra eut dîné, elle envoya à César des tablettes écrites et scellées, et commanda que tous les autres sortissent des sépultures où elle était, fors ses deux femmes : puis elle ferma les portes. Incontinent que César eut ouvert ces tablettes et eut commencé à y lire des lamentations et supplications par lesquelles elle le requérait qu’il voulût la faire inhumer avec Antonius, il entendit soudain que c’était à dire, et y cuida aller lui-même : toutefois il envoya premièrement en grande diligence voir que c’était. La mort fut fort soudaine : car ceux que César y envoya accoururent à grande hâte et trouvèrent les gardes qui ne se doutaient de rien, ne s’étant aucunement aperçus de cette mort ; mais quand ils eurent ouvert les portes, ils trouvèrent Cléopatra raide morte, couchée sur un lit d’or, accoutrée de ses habits royaux, et l’une de ses femmes, celle qui avait nom Iras, morte aussi à ses pieds, et l’autre, Charmion, à demi morte et déjà tremblante, qui lui raccoûtrait le diadème qu’elle portait à l’entour de la tête : il y eut quelqu’un qui lui dit en courroux : Cela est-il beau, Charmion ? Très-beau, répondit-elle, et convenable à une dame extraite de la race de tant de rois. Elle ne dit jamais autre chose, mais chût en la place toute morte près du lit. Aucuns disent qu’on lui apporta l’aspic dedans ce panier avec les figues, et qu’elle l’avait ainsi commandé qu’on le cachât de feuilles de figuier, afin que quand elle penserait prendre des figues, le serpent la piquât et mordît, sans qu’elle l’aperçut première ; mais que quand elle voulut ôter les feuilles pour reprendre du fruit, elle l’aperçut et dit : Es-tu donc ici ? et qu’elle lui tendit le bras tout nu pour le faire mordre. Les autres disent qu’elle le gardait dedans une buie, et qu’elle le provoqua et irrita avec un fuseau d’or, tellement que le serpent courroucé sortit de grande raideur et lui piqua le bras ; mais il n’y a personne qui en sache rien à la vérité. Car on dit même qu’elle avait du poison caché dedans une petite râpe ou étrille creuse qu’elle portait entre ses cheveux, et toutefois il ne se leva nulle tache sur son corps, ni n’y eut aucune apercevance ni signe qu’elle fût empoisonnée, ni aussi d’autre côté ne trouva-t-on jamais dedans le sépulcre ce serpent ; seulement dit-on qu’on en vit quelque frai et quelque trace sur le bord de la mer, là où regardait ce sépulcre, mêmement du côté des portes. Aucuns disent qu’on aperçut deux piqûres en l’un de ses bras fort petites, et qui n’apparaissaient quasi point ; à quoi il semble que César lui-même ajouta foi, pour ce qu’en son triomphe il fit porter l’image de Cléopatra, qu’un aspic mordait au bras. Voilà comme on dit qu’il en alla. Quant à César, combien qu’il fût fort marri de la mort de cette femme, si eut-il en admiration la grandeur et noblesse de son courage, et commanda qu’on inhumât royalement et magnifiquement son corps avec celui d’Antonius, et voulut aussi que ses femmes eussent pareillement honorables funérailles. Cléopatra mourut en l’âge de trente-huit ans, après en avoir régné vingt et deux, et gouverné avec Antonius plus de quatorze. »


  1. L’ambiguïté de cette phrase, fidèlement reproduite par North, a fait commettre à Shakespeare une erreur historique. Le poëte a cru que le mot il se rapportait à César, et en conséquence il a prêté cette réponse à Octave :

    Let the old ruffian Know,
    I have many other ways to die.

    Que le vieux Ruffian sache — que j’ai bien d’autres moyens de mourir.

    Il suffit de consulter le texte grec pour reconnaître la méprise. Octave ne réplique pas que c’est lui-même, mais son adversaire qui a bien d’autres moyens de mourir. La phrase de Plutarque, littéralement traduite, dissipe toute équivoque ; la voici : « Après cela, Antoine envoya défier César à combattre corps à corps et reçut pour réponse qu’il pourrait trouver d’autres moyens de terminer sa vie. »

Introduction Roméo et Juliette
Antoine et Cléopâtre