Le Conteur breton/Texte entier
Il n’est guère possible, croyons-nous, de trouver quelque chose qui offre plus d’attrait à nos compatriotes de la campagne que les contes ; les entendre raconter, est pour eux un plaisir tel qu’ils trouvent toujours trop courtes les soirées les plus longues.
Il est des récits de ce genre qui durent huit et même quinze soirées, sans lasser jamais l’attention des auditeurs, sans épuiser les forces, ni la verve du conteur.
Nous ne cherchons pas ici à connaître d’où peuvent provenir les contes de la Basse-Bretagne ; nous ne dirons pas non plus qu’ils appartiennent ou n’appartiennent pas à nos aïeux. Quels que soient donc ces contes, nous les donnons pour ce qu’ils sont, et, pourvu qu’ils puissent servir à faire connaître la langue bretonne usuelle et les beautés qu’elle renferme, c’est tout ce que nous désirons.
Quels sont les personnages que les conteurs bretons mettent en scène ordinairement ? Dieu, les anges, les saints ; l’homme toujours, le démon souvent, les animaux grands et petits, et parfois aussi des êtres imaginaires.
Parmi ce nombre considérable de personnages qui apparaissent dans les contes, il n’est pas rare d’en rencontrer qui, de petits, de pauvres, de malheureux qu’ils sont, finissent par devenir grands, riches et heureux, après avoir passé par les épreuves les plus rudes.
C’est là positivement un des côtés du caractère de nos compatriotes : ils aiment à prendre en pitié tous ceux qui souffrent ; ils cherchent à faire entrer l’espérance dans leur cœur.
Assurément ce ne sont pas ceux qui narrent des contes aujourd’hui en Bretagne, qui ont trouvé ce qu’ils débitent. Le plus grand nombre de leurs récits doivent être anciens, et leur sont venus de tradition ; quelques-uns aussi ont dû primitivement avoir été composés en vers.
Quelques conteurs, par le penchant qui les porte à faire de longs récits, réunissent deux ou trois contes en un seul ; il leur arrive aussi d’en détacher quelques épisodes qu’ils remplacent par d’autres qui leur semblent préférables.
On a mis, en regard du texte breton, une traduction française qui est parfois presque littérale, ou en d’autres termes, qui serre le breton le plus près possible. Une telle manière de faire sera appréciée, pensons-nous. Les contes bretons ont été écrits dans le dialecte de Léon, et suivant l’orthographe de Le Gonidec. Cette orthographe est adoptée, depuis longtemps, par la plupart des écrivains bretons, et fait chaque jour de nouveaux progrès.
Un seul, toutefois, parmi ces contes, s’écarte un peu de cette orthographe ; quelque part, un peu plus loin, on en verra le motif.
Avant de commencer. − Eh bien, bonnes gens, dit le chef du ménage, le temps est froid aujourd’hui et il ne fait pas bon dehors. Si nous avions là un bon feu devant nous, je pense qu’il ne serait pas désagréable d’entendre quelque jolie histoire pendant la veillée. − Pour le coup, vous dites vrai, répliqua la ménagère, car tous ces braves gens qui remplissent la maison ne tiendraient pas à entendre les plus belles histoires du pays s’ils tremblaient de froid. Ce n’est pas assez d’entendre parler, il faut aussi que chacun soit à l’aise et de bonne humeur.
Le chef de famille alla alors chercher une souche de chêne qui avait été arrachée, il y avait cent ans, du Bois de la Nuit. Elle était aussi grosse que la bûche de Noël et remplissait la cheminée. À mesure que le feu prenait à la souche, la chaleur venait dégourdir les membres des assistants qui formaient un grand cercle autour du foyer. Parmi eux se trouvait le grand Conteur, que le maître de la maison avait fait asseoir sur son escabeau.
— Il est temps de commencer, s’écrièrent les hommes et les femmes.
L’éloquent Conteur alors, se mouchant et toussant pour nettoyer son gosier, et mettant sa jambe droite sur la gauche, fit le signe de la croix : − Mes braves gens, dit-il, vous allez entendre aujourd’hui l’histoire de l’Oiseau de vérité. Qui de vous a déjà entendu cette histoire ? − Personne, dit quelqu’un. − Il serait curieux, dit un autre, d’entendre un hâbleur qui n’a pas son pareil dans le pays, moi excepté, de l’entendre nous prêcher sur la vérité, à l’instar de M. le curé dans sa chaire. − Et pourquoi ne le ferait-il pas, dit le Conteur ? Ne voit-on pas souvent des fous donner de bons conseils aux sages. Et à moins qu’elle ne te passe sous le nez, beau parleur que tu es, la vérité ne se perd jamais : elle germe en tous pays, et l’on a beau chercher à la cacher et à l’étouffer, elle s’élève toujours à la surface de l’eau et vient à bien. Écoutez-moi, ceci vous sera démontré plus tard, pourvu que vous ouvriez bien vos deux oreilles, bonnes gens.
Mais gardez-vous bien de m’interrompre, car nous sommes, pour la plupart, comme un prêtre en chaire. Quand il s’arrête à regarder quelqu’un au lieu de s’occuper exclusivement de son sermon, il arrive que sa langue passe dans le gosier d’un autre et que dans sa propre bouche il ne reste qu’un pied de veau. Alors il reste court.
Tels sont les conteurs, quand on les détourne de leur sujet par des interruptions.
Je vais commencer.
Il y avait autrefois en Bretagne un roi qui n’avait, pour héritier, qu’un fils du nom de Calounec (homme de cœur).
Quand cet enfant fut en âge de s’instruire, le roi chercha, pour lui confier l’éducation de son fils, l’homme le plus savant et le plus sage qui fût dans la contrée.
Le roi, homme de sens, disait que l’éducation était préférable à la fortune et aux honneurs. Il vaut mieux, disait-il, instruire un jeune enfant que lui amasser des trésors. L’instruction, ajoutait-il, est un bel arbre dont la cime est couronnée de pommes de couleur d’or, aussi belles et aussi bonnes qu’elles sont élevées au-dessus de la terre ; tous les hommes ne peuvent les atteindre.
On trouva l’homme que cherchait le roi ; on le trouva, le croiriez-vous, loin de la ville, dans une chaumière sur les bords de la mer. Là il vivait seul et ne se nourrissait que de racines de plantes ou de petits poissons qu’il pêchait sur la plage. Il ne prenait aucun soin de la nourriture de son corps ; quant à son esprit, il en était tout autrement : nuit et jour il lui cherchait dans ses livres de nouveaux aliments. Parfois même il oubliait de prendre son repas, tant il était passionné pour la lecture. Sa réputation d’habileté se répandit bientôt dans le pays et de tous côtés on venait en foule pour le consulter, parce que tout réussissait à ceux qui suivaient ses conseils.
Ayant donc entendu parler de lui et ayant reconnu que tout ce qu’on en disait était vrai, le roi le manda à son palais pour lui confier l’éducation de son fils.
A l’école d’un maître aussi instruit, le fils du roi fit de rapides progrès dans la science ; aussi, à l’âge où les autres enfants savent à peine lire et écrire, le jeune prince savait-il, on pourrait dire, une foule de choses.
A quelques années de là, le fils du roi, accompagné de son précepteur, alla visiter quelques contrées éloignées pour y étudier la manière de vivre de ces peuples, leurs mœurs et leurs lois ; sans doute aussi pour qu’il pût, pendant son règne, doter son peuple d’excellentes lois. En faisant voyager son fils dans les autres royaumes, le roi avait aussi un autre but : celui de le mettre à même de faire la connaissance de la femme qui lui plairait le plus, afin qu’il en fît plus tard son épouse, car il allait être bientôt en âge de se marier.
Mais le maître et l’élève eurent beau aller et venir, voyager par ci, par là, le fils du roi ne trouva nulle part chaussure à son pied, ni fille à son goût. Il revint donc au palais et se remit à l’étude avec son précepteur, ainsi qu’il faisait avant son départ.
Dans leurs conversations, ils s’entretenaient chaque jour tous les deux de la paix, de la guerre, de la sagesse, de l’esprit et de cent autres choses. Parfois aussi, pour se distraire, le jeune prince allait seul dans la ville et à la campagne, interrogeant chacun sur ses occupations, sur sa manière de vivre, et sur ce qu’il pensait du roi et du royaume.
Un jour qu’il était allé plus loin que de coutume, il s’égara dans le trajet et entra dans une chaumière pour demander le chemin de la ville. Quand il ouvrit la porte, il aperçut, assis au foyer, un homme sur le retour de l’âge et, près de lui, une belle fille de seize ans environ. Celle-ci faisait à son père la lecture dans un vieux livre. Le fils du roi l’écouta un instant en silence de l’extrémité de la maison ; puis s’étant approché et, ayant demandé son chemin, il jeta un coup d’œil sur la jeune fille qui était belle comme le jour, quoiqu’elle ne portât que des vêtements de peu de valeur, comme ceux des filles de la campagne. En la voyant, le fils du roi ne put se défendre d’un mouvement de tendresse et d’amour, et quand il l’eut entendu parler, il resta comme sous le coup d’un charme, tant elle s’exprimait avec grâce.
La jeune fille ferma le livre et, sans savoir qui était là, elle dit au fils du roi que, s’il le désirait, elle irait lui montrer le chemin. — Bien volontiers, répondit-il ; et aussitôt la jeune fille se mit en devoir de l’accompagner un bout de chemin.
De retour au palais, le fils du roi ne pouvait s’empêcher de songer à la jeune fille qu’il avait vue chez le vieux fermier. Ce fut en vain, qu’après cela, il voulut se remettre à l’étude ; il ne savait ce qu’il faisait, parce que son esprit était là où était la jeune fille. Si grande enfin était sa passion, qu’il dépérissait de jour en jour et qu’il tomba malade.
Des médecins furent appelés pour examiner son état, et ceux-ci, après l’avoir interrogé, déclarèrent au roi que c’était le cœur qui était malade, et que son fils aimait une jeune fille qu’il n’osait nommer.
Sur ces entrefaites, le roi se rendit auprès de son fils et lui demanda s’il était vrai qu’il fut pris d’amour pour une jeune fille : — Dis-moi qui elle est, dit-il, et sois sans inquiétude, car fût-elle la fille d’un marchand de chiffons, je consentirai à ce que tu l’épouses, si elle te convient.
Le jeune prince alors, comme s’il se fût réveillé à la suite d’un songe, le jeune prince dit au roi : — Oui, mon père, j’aime la fille d’un cultivateur ; mais en songeant combien grande est la différence entre sa position et la mienne, quoique ce soit Dieu qui ait établi chacun en son état, je n’osais pourtant vous faire cet aveu, dans la crainte que vous n’eussiez désapprouvé mon choix. J’ai visité beaucoup de pays et n’ai rencontré nulle part une fille aussi belle et aussi convenable.
— Cela suffit, dit le roi ; où demeure-t-elle ? Je veux aller, sans plus tarder, la demander pour toi en mariage. Calounec alors indiqua à son père la demeure de la jeune fille et lui raconta comment il avait fait sa connaissance.
Le roi, homme de parole, se rendit sans plus tarder chez le vieux métayer. Celui-ci était à prendre son repas, quand le roi arriva et lui demanda s’il n’avait aucun parent qui vécût avec lui. — Oui bien,répondit le fermier, je vis ici avec une jeune fille, ma fille unique ; elle est en ce moment à l’école. Comme je ne suis pas riche et qu’après moi elle n’aura ni fortune, ni biens, j’ai pensé que ce qu’il y avait de mieux à faire dans son intérêt, c’était de lui donner de l’instruction. A mon sens, l’instruction est comme le soleil, elle dissipe les ténèbres.
— Voilà qui est bien parler, dit le roi ; vous êtes un homme sage, à ce que je crois, et je suis venu tout exprès pour vous parler de votre fille. Vous disiez tout-à-l’heure que vous n’aviez ni fortune, ni biens à lui donner ; moi j’en ai beaucoup, et si vous voulez l’accorder pour épouse à mon fils, elle sera heureuse, car il l’aime passionnément. Je suis le roi de Bretagne et mon fils le sera après moi.
Le vieux fermier répondit qu’il ne s’opposerait pas à l’union de sa fille avec celui qu’elle aimerait ; qu’à cet égard elle ferait à sa convenance, et que, pourvu qu’elle fût heureuse avec son mari, peu lui importait qu’il fût le fils d’un cultivateur ou le fils d’un roi. — Mais attendez un instant, ajouta-t-il, ma fille ne peut tarder à rentrer.
Le vieux fermier avait à peine achevé ces paroles, lorsque la porte s’ouvrit et le roi put se convaincre de la vérité de ce que lui avait dit son fils. Il resta émerveillé de tant de charmes, car jamais, quoique déjà vieux, il n’avait vu de femme dont la beauté égalât celle de la jeune fille, ou même lui fût comparable.
Sans perdre de temps ni chercher de détours, le roi lui dit : — Ma fille, vous plairait-il d’avoir pour époux, mon fils, ce jeune homme que vous avez accompagné, il y a peu de jours, pour le remettre sur son chemin ?
La belle jeune fille, sachant que c’était le roi lui-même qui lui tenait ce langage, la jeune fille devint rouge comme un charbon ardent et ne put rien répondre ; elle était fort embarrassée de son maintien. Son père alors lui demanda si elle se sentait capable d’affection pour le fils du roi.
— Oui, répondit-elle, s’il est sage et instruit, comme je le pense. — Puisqu’il en est ainsi, dit le cultivateur, tu es dès à présent et pour toute ta vie, sa compagne fidèle.
— J’y consens, mon père, dit la jeune fille.
Le roi, en l’entendant, fut transporté de joie et se remit vite en route pour porter cette nouvelle à son fils. Celui-ci recouvra bientôt la santé et le mariage fut célébré à peu de temps de là.
Tous les pauvres du pays furent invités à venir au palais du roi et, avant la fête qui dura trois semaines, ils furent habillés à neuf de la tête aux pieds. Chacun d’eux, en retournant au logis, disait : — Bonheur à la belle-fille du roi ! Qu’elle soit heureuse dans son ménage et son époux aussi !
Calounec, fils du roi, aimait tendrement sa jeune épouse, et pourtant, il ne put rester avec elle que trois mois environ. Trop âgé pour s’éloigner de ses États, le roi, son père, le mit à la tête de son armée pour aller combattre les perfides Anglais qui avaient fait irruption en Bretagne. Il n’y avait pas à différer, il fallait au plus vite les repousser, car, disait-on, ils mettaient tout à feu et à sang sur leur passage. Il fallut donc que le jeune prince se séparât de celle qu’il aimait. Avant de partir, il pria son père et sa mère de veiller à ce qu’il n’arrivât rien de fâcheux à sa chère épouse : — Ma femme est sage, dit-il, et ne peut tourner à mal. Ainsi donc ne la laissez manquer de quoi que ce soit, car celui qui lui ferait peine, me ferait peine aussi. — Après cela, le fils du roi fit ses adieux à son père, à sa mère et à son épouse adorée.
Calounec, à la tête de ses soldats, mit bientôt les Anglais en déroute ; chaque combat était pour eux une défaite.
Pendant ce temps, son épouse, qui se trouvait bien isolée dans le palais, s’était renfermée dans son appartement, et là, tout le jour, ne faisait que verser des larmes. Dans le principe, sa belle-mère la laissa faire selon qu’il lui plaisait; mais cela ne dura pas longtemps. Etouffant de jalousie à cause de l’amour qu’avait son fils pour la fille du métayer, la vieille reine résolut la perte de sa belle-fille. Pour réussir dans son projet, elle aposta des gens pour épier toutes les actions de la jeune femme ; mais la vieille eut beau faire, elle ne trouva rien qui pût lui être reproché.
Un mois après le départ de Calounec pour la guerre, la reine lui écrivit que la bavette et le tablier de son épouse se relevaient un peu ; elle voulait par là lui faire connaître qu’elle était enceinte. Calounec fut enchanté de cette nouvelle, car son épouse elle-même lui écrivait la même chose.
Peu à peu la belle-mère retira à sa bru les femmes et les autres personnes qui avaient été attachées à son service ; peu à peu aussi elle lui défendit de sortir et, pour faire court, elle la relégua dans une vieille masure au fond d’un des jardins du palais. Là, on lui enleva papier et encre, afin de l’empêcher d’écrire à son époux. Au bout d’un certain temps, elle y accoucha à terme.
C’était l’événement qu’attendait la reine-mère ; elle avait placé un de ses affidés auprès de sa belle-fille. Celle-ci mit au monde trois garçons, beaux comme elle et se ressemblant tellement tous les trois qu’il n’était pas possible de les reconnaître l’un de l’autre, si ce n’est par les marques qu’ils portaient sur l’épaule droite. L’un était marqué d’un arc, un autre d’un fer de lance et le troisième d’une épée. Leur mère, après ses couches, ne put les voir, et on lui donna à croire qu’elle avait enfanté trois petits chiens. Calounec en fut informé et, dans la lettre où on lui donnait cette nouvelle, on lui demanda ce qu’il fallait faire de ces trois petits chiens.
Calounec répondit qu’il fallait les garder au palais avec leur mère et ne les laisser manquer de rien jusqu’à son retour. Le fils du roi se méfiait de sa mère, parce que le roi était mort et qu’elle faisait actuellement ce qu’elle voulait.
La guerre était sur le point de finir et Calounec avait hâte de revoir son épouse, lorsque la nouvelle lui arriva qu’elle était morte. Alors le prince (il n’avait pas encore été sacré roi à la place de son père), en proie à la plus vive douleur, poussa si vigoureusement les Anglais qu’il les contraignit à demander la paix. Bien qu’il eût vainement cherché la mort dans les combats, depuis qu’il avait appris le décès de son épouse bien-aimée, Calounec, fatigué de la guerre, accorda la paix. Il pourrait ainsi, pensait-il, revenir au palais et apprendre comment les choses s’étaient passées, car il était persuadé que les mauvais traitements n’étaient pas étrangers à cet événement.
Ce qu’il croyait était la vérité : la reine avait relégué son épouse dans un souterrain, loin du palais, et l’y avait fait enfermer avec les trois petits chiens. Là on leur donnait pour nourriture à tous les quatre, du pain sec et de l’eau. Cela pouvait suffire pour les chiens, mais pour la jeune femme ce régime était si peu réconfortant qu’elle devint bientôt d’une extrême maigreur.
Quand on apprit que le jeune roi allait revenir, on retira du souterrain les trois petits chiens et on leur prodigua toutes sortes de soins.
Calounec, dès son arrivée, s’enquit des causes de la mort de son épouse ; il prit des informations de tous côtés, mais partout on lui faisait la même réponse : elle était morte de chagrin, lui disait-on, par suite de son départ. Tout cela n’était que mensonges, mais jamais il ne put savoir la vérité, parce que sa mère avait gagné tous les gens de la cour, afin de lui cacher ce qui était arrivé. Il avait beau faire, ses pensées se reportaient toujours vers son épouse bien-aimée ; souvent même il rêvait d’elle, et chaque fois il croyait la reconnaître, pleurant et décharnée, sous la figure d’un spectre qui se recommandait à lui et qui l’appelait en étendant ses bras vers lui.
A quelques années de là, la reine-mère, voyant que le chagrin minait Calounec, lui conseilla de se remarier. — Non certes, dit celui-ci, je ne veux pas me remarier, car je n’aimerai jamais femme comme j’ai aimé la fille du pauvre métayer. Dès ce moment, on lui laissa le soin de tarir, comme il le pourrait, la source de sa douleur. Il eut recours à la lecture comme dans sa jeunesse. Un bon livre, disait-il, est le meilleur ami, parce qu’il ne dit rien qui ne soit pour notre bien.
Revenons actuellement sur nos pas, et parlons des trois enfants de l’épouse du jeune roi ; nous les avons laissés entre les mains de leur grand’mère.
Celle-ci fit construire un berceau en bois de la forme d’une nacelle et parfaitement fermé par le haut ; puis elle y renferma les trois enfants, près desquels elle plaça un arc, un fer de lance, une épée et beaucoup d’or et d’argent. Cela fait, elle les fit jeter dans la rivière qui passait près du palais.
Le berceau, poussé par le courant, entra dans un étang au moment où le meunier était occupé à lever la bonde pour faire marcher le moulin. Surpris de voir flotter un pareil morceau de bois dans son étang, le meunier tira le berceau sur le bord de l’eau. Jugez de son étonnement quand, après l’avoir ouvert avec la clef qui était suspendue à la serrure, il y trouva trois beaux enfants avec des armes et une grande quantité d’argent. Vite il envoya les enfants à sa femme, la meunière, en lui recommandant de les nourrir et de les élever comme ses propres enfants.
Cette femme, vrai cœur de mère, assura à son mari qu’elle ferait ainsi qu’il le désirait, et, sans plus tarder, elle les lava et les habilla le mieux qu’elle put.
Gràce aux soins de leur père et de leur mère nourriciers, les trois frères grandirent à vue d’œil à l’ombre du moulin, comme trois jolis plants de saule sur les bords d’un ruisseau ; et, comme on le fait à leur âge, ils se plaisaient à jouer avec les autres enfants qui les appelaient Goarec (Arc), Goaff (Lance) et Clézé (Epée). Ces noms étaient en parfait rapport avec les signes que chacun d’eux portait à l’épaule droite et aussi avec les armes qui avaient été trouvées près d’eux dans le berceau.
Un jour, pendant qu’ils jouaient à la toupie, il s’éleva une querelle entre Goarec et le fils ainé du mennier. Celui-ci, dans sa colère, se prit à dire : — Tu n’es pas mon frère, non plus que Goaff, ni Clézé ; mon père et ma mère ne vous sont rien et n’ont fait que vous élever.
Là-dessus les trois frères allèrent trouver la meunière et lui racontèrent ce qu’ils venaient d’apprendre. Celle-ci, pour les tranquilliser, leur dit que tout cela était faux et qu’elle était bien leur mère, comme le meunier était leur père. Mais elle eut beau faire, elle ne put jamais parvenir, depuis lors, à leur persuader qu’ils étaient nés au moulin avec les autres enfants ; ils trouvaient d’ailleurs qu’ils n’avaient avec eux aucune ressemblance. A partir de ce jour, Goarec, Goaff et Clézé cessèrent de fréquenter les autres enfants et jouaient tous les trois ensemble ; ils s’éloignaient d’eux le plus qu’ils pouvaient, parce que, disaient-ils, ils n’étaient pas du pays et n’étaient pas aimés d’eux. Dans ces pensées, ils se consultaient chaque jour au sujet de ce qu’ils devaient faire.
Quand ils eurent atteint l’âge de seize ans, celui qu’on appelait Goarec dit à ses deux frères qu’il était dans l’intention de les quitter. — Puisqu’il est vrai, comme on le dit, que nous ne sommes pas ici dans notre famille et qu’on ne nous connait ni père, ni mère, dit Goarec, je veux apprendre et savoir quel est le lieu de ma naissance. Comme moi, mes frères, vous avez souvent entendu parler de l’Oiseau de vérité. Je pense qu’il serait avantageux à chacun de nous de pouvoir l’attraper, et quand il sera pris, il nous apprendra quels sont nos parents et où ils résident.
— Tu dis vrai, répliquèrent les deux autres, et puisque nous sommes actuellement en âge de voyager, il faut nous mettre en route, puisque nous ne sommes pas nés en ce lieu. — Voilà qui est entendu, dit Goarec ; je partirai le premier, demain au point du jour. Voici l’arc que m’a donné le meunier et je vais l’attacher au laurier qui se trouve au coin du courtil. Quand vous le verrez tomber à terre, vous pourrez dire que je ne vivrai plus, et alors un de vous devra à son tour se mettre en route pour chercher l’Oiseau de vérité ; enfin après le second, le troisième partira.
Ce fut chose convenue entre eux trois. Goarec, de retour à la maison, dit à la meunière : — Demain, de bonne heure, ma mère, je compte quitter ces lieux ; et je les quitterai. — Et où iras-tu ? Que te manque-t-il ? Ne te trouves-tu pas bien ici ? Qui a pu te faire de la peine ? — Je n’ai nul motif de me plaindre, dit Goarec, et pourtant je suis décidé à partir ; Dieu me conduira où il voudra. Laissez-moi donc partir, ma mère, j’y suis bien résolu.
La meunière, voyant alors qu’elle ne pourrait le faire renoncer à son projet, lui donna tout l’argent qu’elle put lui donner. Le lendemain matin, à la pointe du jour, Goarec fit ses adieux à son père et à sa mère nourriciers, ainsi qu’à ses deux frères, qui l’accompagnèrent un bout de chemin.
Il y avait deux jours qu’il s’était mis en route, lorsqu’il se trouva, vers le soir, sur un plateau large et élevé. De là il aperçut au loin le soleil sur le point de se coucher ; à la lueur rouge qu’il répandait, on eût dit un cercle de feu. Goarec, en ce moment, demandait du fond du cœur à être éclairé par le soleil de vérité, cette lumière si belle qu’il cherchait en tous lieux pour se mettre sur la trace de son père et de sa mère.
Les yeux tournés vers le ciel, il n’aperçut pas près de lui une vieille petite femme qui, la main tendue, lui demandait un morceau de pain. — Un morceau de pain, dit Goarec, qui venait de l’apercevoir, je n’en ai plus, ma pauvre femme, mais je puis, si vous voulez, vous donner de l’argent. — Je vous remercie, et n’en parlons plus, car je sais que vous avez bon cœur. Je n’ai nul besoin d’argent, et j’eusse préféré un morceau de pain si vous aviez pu m’en donner. Mon bon jeune homme, dit-elle, où allez-vous par ici ? — Il me serait difficile de le dire, bonne vieille, car je ne le sais pas moi-même. Je vais chercher l’Oiseau de vérité, cet oiseau qui n’a pas son pareil, et qui dit, à qui peut le prendre, ce qu’il a envie ou besoin de savoir.
— Si c’est l’Oiseau de vérité que vous cherchez, dit la vieille, je puis vous enseigner le moyen de l’attraper. Vous avez encore trois journées de marche pour arriver à lui ; il est placé dans une cage d’or, sur la cime d’un arbre très-élevé. L’arbre sur lequel se trouve cet oiseau est situé sur une large pelouse, en face d’un superbe manoir. Là il est gardé par toutes sortes de bêtes horribles qui lancent du feu et des éclairs par les yeux, par la bouche et par les narines. Ecoutez encore : L’oiseau que vous cherchez, le plus beau qui soit au monde, est aussi l’Oiseau du mensonge, et cela jusqu’à ce qu’il soit pris. N’ajoutez donc pas foi à ce qu’il vous dira, lorsque vous monterez dans l’arbre. En ce moment sa voix douce sera semblable au zéphyr de l’été, et il vous dira : — Regarde en bas, mon fils, regarde ton père et ta mère. Gardez-vous alors de l’écouter, gardez-vous de baisser la tête et les yeux, car à l’instant vous tomberiez mort comme beaucoup d’autres que vous verrez étendus autour de l’arbre. Il faut de plus que vous soyez là à midi sonnant.
Après avoir écouté attentivement la vieille femme, Goarec se remit en route et, après trois jours de marche, il se trouva en face de l’arbre de l’Oiseau de vérité. Il approcha en attendant qu’il fût midi. Au premier coup qui sonna au manoir, il sauta sur l’arbre, sans regarder les horribles bêtes qui dormaient, étendues çà et là au milieu des morts.
L’oiseau, le voyant monter, lui dit : — Mon petit ami, tu cherches, n’est-il pas vrai, ton père et ta mère ? Si tu veux les voir, regarde en bas ; ils sont là devant tes yeux.
Goarec, dont le sang bouillonnait, oublia la recommandation de la vieille petite femme et jeta un regard vers le pied de l’arbre. Aussitôt ses bras se raidirent et il tomba mort.
Son corps était à peine étendu sur le gazon, que tomba l’arc qu’il avait attaché à un laurier, dans un coin du jardin du meunier. Jugeant par là que Goarec était mort, les deux frères se consultèrent: — Qui de nous deux, dirent-ils, ira maintenant à la recherche de l’Oiseau de vérité ? — C’est moi, dit Goaff, mon tour est arrivé ; et quand tu verras à terre ce fer de lance que je vais placer là où était l’arc de notre frère, alors ce sera à toi de partir, car je serai mort.
Goaff se mit donc en route le lendemain, et on peut dire qu’il suivit pas à pas les traces de son frère. Goaff aussi rencontra la vieille petite femme qui avait renseigné son frère ; et de même que celui-ci mourut pour n’avoir pas suivi les bons avis qu’elle lui avait donnés, de même mourut Goaff auprès de l’arbre de l’Oiseau de vérité.
Ce qui leur est arrivé à tous les deux, nous prouve qu’il faut suivre les instructions des sages quels qu’ils soient ; sans cela, nous nous exposons à perdre la vie sans avoir exécuté nos projets. Le fer de lance qui avait été suspendu au laurier, tomba aussi au moment où Goaff expirait.
Clézé alors, par suite de la mort de ses deux frères, Clézé à son tour quitta la maison du meunier, après avoir planté profondément son épée dans le tronc du laurier. Il rencontra aussi la vieille femme, et celle-ci, ainsi qu’elle avait fait les deux premières fois, demanda à Clézé un morceau de pain. — Bien volontiers, dit Clézé, je vous en donnerai ; prenez et mangez tant qu’il y en aura. — Seriez-vous disposé à attendre, jeune homme, lui dit la vieille petite femme, jusqu’à ce que j’en aie mangé un morceau ? — Pourquoi n’attendrai-je pas, dit Clézé, je n’ai rien qui me presse, je ne suis attendu nulle part. — Vous croyez ! je ne suis pas de votre avis, et quand vous aurez pris l’Oiseau de vérité que vous cherchez, vous saurez alors comme moi que vous ne devez pas vous décourager et que plusieurs vous attendent. Ecoutez-moi attentivement : Il n’y a pas bien longtemps encore, il est passé par ici deux jeunes gens qui vous ressemblent et qui sont vos frères, je n’en doute pas ; tous deux sont morts, parce qu’ils n’ont pas suivi mes avis. Voici les recommandations que j’ai faites à chacun d’eux et que je vous fais à vous-même en ce moment. L’Oiseau de vérité n’a pas son égal au monde ; il se trouve sur la cime d’un bel arbre, dans une cage d’or, devant un manoir à nul autre comparable. Au pied de l’arbre dont je parle, et qui est placé au centre d’une grande pelouse de verdure ; au pied de cet arbre sont couchées une foule de bêtes horribles qui lancent du feu par les yeux, par la bouche et par les narines ; ce sont les gardiens de l’Oiseau de vérité. Jusqu’à ce qu’il soit pris, l’Oiseau de vérité est l’Oiseau du mensonge ; gardez-vous donc de croire à ses paroles. Si, pendant que vous montez à l’arbre, il lui arrive de vous dire : Regardez en bas, ne l’écoutez pas, fermez vos oreilles et regardez en haut, car un seul regard jeté au pied de l’arbre. vous mènerait où sont vos frères. Vous devez vous trouver près de l’arbre à midi sonnant ; c’est à ce moment que s’endorment les bêtes et elles ne se réveillent qu’une demi-heure après. Il va sans dire qu’à cette heure vous devez avoir enlevé l’oiseau et être loin de l’arbre, car si vous étiez alors près des bêtes, elles vous égorgeraient.
Quand vous aurez pris la cage et l’Oiseau de vérité et que vous serez à terre, faites sentir à vos deux frères et aux autres morts l’onguent que voici : ils se relèveront pleins de vie. N’oubliez pas au retour de venir me trouver avec vos deux frères. Faites ainsi que je vous dis ; ne vous découragez pas et vous réussirez dans votre entreprise. Bientôt vous retrouverez votre père et votre mère.
Après avoir prononcé ces mots, la vieille s’abîma en terre et disparut aux yeux de Clézé.
Celui-ci suivit de point en point les conseils qui lui avaient été donnés ; à midi il se trouva près de l’arbre et y monta sans écouter les belles paroles de l’Oiseau de vérité. Il décrocha la cage et descendit promptement à terre.
Aussitôt qu’il eut pris pied, Clézé, sans se dessaisir un seul instant de la cage, tira de sa poche l’onguent que lui avait donné la vieille petite femme et le fit sentir à tous ceux qui étaient là étendus morts. Ceux-ci se relevèrent aussitôt et, après avoir remercié Clézé, ils prirent congé de lui et de ses frères qui avaient été les premiers rappelés à la vie.
Les trois frères alors s’éloignèrent à toutes jambes de ce lieu, et quand ils furent arrivés sur la pelouse de la vieille petite femme, ils l’aperçurent venant vers eux.
Elle était toute riante, principalement en regardant Clézé. — Vous avez suivi mes avis, dit-elle à ce dernier, et vous avez bienfait. Il y a quatre cents ans que je suis ici et que je donne des conseils à ceux qui vont à la recherche de l’Oiseau de vérité et, quoiqu’il ne fût pas difficile de faire ce que je recommandais, cependant vous êtes le seul qui ait suivi mes avis. Vos deux frères ici présents savent actuellement ce que valent mes paroles. Quant à vous, Clézé, mon ami, vous pouvez demander à l’Oiseau de vérité tout ce que vous désirez savoir au sujet de votre père et de votre mère ; il vous renseignera parfaitement et vous dira qui ils sont et où ils habitent.
Toutefois, avant de me séparer de vous, je tiens à vous remercier et à vous dire qui je suis. — Je suis la fille d’une puissante reine d’un pays éloigné. J’avais, je crois, votre âge, lorsque ma marraine (petite fée bonne et loyale) me dit d’aller lui chercher la Pomme de beauté, qui se trouvait dans une petite île, au milieu d’un grand lac. Cette pomme, dit-elle, est sur un arbre qu’a produit une bouture de l’Arbre du bien et du mal. Elle est gardée par la Mort, armée de sa faulx, et prête à trancher le fil des jours de celui qui voudrait prendre cette pomme.
Ma marraine m’instruisit de ce qu’il y avait à faire : — Au moyen de ces souliers de soie que je te donne, tu marcheras sur l’eau, me dit-elle, et lorsque tu seras près de l’île, tu t’approcheras en silence du grand faucheur ; puis avec cette petite pierre verte, tu toucheras la pointe de sa faulx qui tombera à l’instant en poussière. Il ne t’arrivera aucun mal, à moins cependant, ajouta-t-elle, que tu ne meures comme sont morts ceux qui ont essayé d’atteindre cette pomme.
Jeune alors et étourdie comme vos deux frères, c’est à peine si j’écoutais ma marraine, c’est à peine si j’écoutais ses recommandations. Je partis donc et, voyant avec quelle facilité je marchais sur l’eau, je m’amusai longtemps à courir autour de l’île en me moquant de la Mort. Celle-ci, comme si elle eût été placée sur un pivot, se tournait sans cesse vers moi, brandissant en l’air le fer de sa faulx prête à me frapper. Une fois, comme je tournais ainsi avec vitesse, je m’élançai d’un bond sur l’île, et tandis que je cherchais ma petite pierre verte dans ma poche, le bout de la faulx de la Mort me frappa et je tombai aussitôt sur la place. Si je ne mourus pas ainsi que les autres, ce fut, je le sais actuellement, grâce à ma marraine qui se trouva là et m’amena dans sa demeure. C’est pour me rendre plus raisonnable qu’elle me métamorphosa en fée vieille et hideuse, comme vous voyez, et qu’elle m’ordonna de demeurer sous terre, sous cette vaste pelouse, avec mission expresse de renseigner ceux qui, comme vous, chercheraient à s’emparer de l’Oiseau de vérité. Elle me condamna aussi à rester en ce lieu jusqu’à ce que cet oiseau fût pris. Vous voyez donc, Clézé, que vous m’avez tirée de peine, et que je dois vous remercier, ainsi que vous m’avez remercié vous-même.
Actuellement je vais revenir à mon premier âge, jeune et belle comme j’étais quand ma marraine me transforma en vieille petite femme.
La marraine apparut en ce moment. Elle portait une robe d’une entière blancheur, et, quoique très-vieille, elle paraissait toute jeune. Sur son front étincelant était posée une magnifique couronne faite de pierres de toutes les couleurs et incrustées dans l’or et l’argent. En prenant la main de sa filleule, qui à l’instant devint jeune et belle, la marraine dit à Clézé : — Pour le bien que vous avez fait à ma filleule, ce n’est pas assez de vous remercier. Je vous prédis donc que, à la mort de votre père, vous deviendrez un roi puissant en Bretagne. Vous ferez au mieux ce qu’il vous plaira de faire ; aucun ennemi ne pourra vous résister longtemps, et pourvu que vous soyez loyal en toutes choses, votre puissance n’aura pas d’égale. Afin de vous guider dans vos actions, je vous fais présent de la petite pierre verte que j’avais donnée à ma filleule pour cueillir la Pomme de beauté. Elle a été l’instrument de son malheur ; faites-en meilleur usage ! Grande est sa vertu, car elle a été détachée par moi-même de cette pierre immense sur laquelle le monde tourne comme sur un essieu ; le feu ni l’acier ne peuvent l’attaquer ; elle peut tout faire, excepté le mal. Quand vous aurez envie de quoi que ce soit, pourvu que ce soit quelque chose de bien, vous n’aurez qu’à la prendre, et l’objet de vos désirs sera accompli. Si au contraire vous avez de mauvais desseins, la pierre verte deviendra rouge d’abord, puis elle se fondra, si vous persistez dans vos mauvaises pensées. Suivez donc mes avis, Clézé, comme vous avez suivi ceux de ma filleule. Je savais fort bien que vous deviez la tirer de peine, car c’est moi qui vous ai envoyé près d’elle, afin que vous devinssiez heureux par elle, et elle par vous. De même que vous êtes fils de roi, elle est fille ; ses parents règnent sur une magnifique contrée au-delà des mers. Dans quatre ans, à la suite d’une guerre où vous triompherez des perfides Anglais par la vertu de votre petite pierre verte ; dans quatre ans, dis-je, votre père demandera pour vous en mariage ma filleule, élevée comme vous à l’école du malheur. Par la vertu de votre petite pierre verte, vous l’obtiendrez pour épouse et vous serez heureux avec elle le reste de votre vie.
À ces mots, marraine et filleule disparurent comme un éclair. Où allèrent-elles ? Personne ne le sait.
Goarec et Goaff prièrent alors leur frère Clézé d’interroger l’Oiseau de vérité au sujet de leur père et de leur mère et du lieu où ils pourraient les trouver.
Consulté à ce sujet, l’Oiseau répondit: — Votre père est fils d’un roi de Bretagne ; il est roi lui-même actuellement et se nomme Calounec. Votre mère, fille d’un cultivateur, a été jetée par la reine, votre grand’mère, dans un cachot souterrain où elle est entièrement privée de lumière ; elle n’a pour nourriture que du pain sec et de l’eau. La vieille reine a fait croire à votre père que son épouse était morte peu après qu’elle eut enfanté trois jumeaux auxquels elle fit substituer trois petits chiens ; vous êtes les trois jumeaux dont je viens de parler. Votre père réside dans une grande ville de la Petite-Bretagne, auprès de la mer, à l’extrémité du continent. Tournez-vous vers le soleil couchant, puis marchez à gauche, et vous le trouverez.
Les trois frères se mirent immédiatement en route et, à huit jours de là, ils se trouvèrent sur une haute colline d’où l’on apercevait la mer. Le rivage, à plus de six lieues à la ronde, était couvert par les édifices d’une ville, la plus belle qui se pût voir. Là ils demandèrent à l’Oiseau de vérité si c’était dans cette ville qu’habitait leur père. — Oui, répondit-il ; et demain, si vous le voulez, vous pourrez le voir et lui parler.
Votre père est un roi qui n’a pas son pareil, il n’a besoin de soldats ni pour lui, ni pour sa cour, et n’a pour le garder que l’amour de son peuple qui le chérit comme on chérit un père.
Dès demain vous le verrez, ajouta l’Oiseau, et si vous voulez le prier de me permettre de chanter et de parler, au moment du dîner, lorsqu’il sera à table avec sa famille et les personnes de la cour, je lui ferai connaître que vous êtes ses enfants.
Les trois frères firent ainsi que leur avait conseillé l’Oiseau de vérité.
Le roi les trouva tous trois d’une si parfaite ressemblance entre eux et avec son épouse, que son cœur en fut attendri : — Oui, oui, dit-il en lui même, ces trois jeunes garçons ressemblent tellement à mon épouse infortunée, quand elle était jeune, que je suis persuadé que ce sont mes enfants. — Venez demain, leur dit-il, venez sans crainte et je vous écouterai, vous et votre Oiseau.
Le lendemain ils vinrent à l’heure prescrite, et le roi se tournant vers Clézé lui demanda ce qu’il voulait.
— Je désire, dit Clézé, faire chanter devant vous tous ce petit Oiseau ; je désire aussi qu’il me dise une foule de choses que je souhaite de connaître. Mais avant tout, il est nécessaire de barrer les portes, car sans cela mon Oiseau ne chanterait pas et ne dirait mot.
Les portes ayant été barrées, l’Oiseau se mit à chanter ; tous en furent émerveillés. Jamais on n’avait entendu chant plus suave, on eût dit qu’il avait un orgue dans le gosier ; le chant du rossignol, le chant de l’alouette n’avaient rien de comparable au sien. Quand il eut fini de chanter, on demanda de quel pays il était. — Du pays de la vérité, dit Clézé, et avant peu il vous dira des choses qui vous surprendront plus encore. — Mon petit Oiseau, dit le jeune homme, regarde tous ceux qui sont ici à table, et dis-moi qui est à la place d’honneur ? — Le roi, ton père et celui de tes deux frères. — Son épouse ae se trouve-t-elle pas parmi les dames ici présentes ? — Non, dit l’Oiseau ; son épouse est loin d’ici : Quelques-uns pensent qu’elle est morte ; mais, comme moi, beaucoup d’autres savent qu’elle est encore vivante, et qu’elle est quelque part loin d’ici dans un cachot souterrain où elle n’a pour nourriture que du pain sec et de l’eau. — Qui donc, mon petit Oiseau, l’a jetée dans ce cachot ? — Sa belle-mère et d’autres ici présents qu’elle a gagnés pour se taire et cacher la vérité. Poussée par la jalousie qu’elle avait conçue pour sa belle-fille, la vieille reine fit croire à votre père que son épouse avait enfanté trois petits chiens. Ceux-ci furent enfermés avec elle dans le cachot où elle est maintenant toute seule, car on les retira à l’époque où votre père revint de la guerre. Votre père se défiant de sa mère, interrogea tous et chacun, mais ce fut en vain ; il ne put parvenir à connaître la vérité ; on lui laissa ignorer les mauvais traitements qu’avait subis son épouse pendant qu’il était à l’armée. Quant à vous trois qui êtes ses enfants, vous fûtes placés dans un berceau en forme de nacelle et jetés dans la rivière qui coule ici près.
Voilà ce qui est arrivé ; je n’ai dit que la vérité.
À ces mots le jeune roi se leva et sauta au cou de ses enfants, en disant d’une voix ferme : — De tous ceux qui sont ici présents et qui ont prêté la main aux mauvais traitements qu’ont subis mon épouse et mes enfants, aucun ne sortira de ce lieu sans avoir reçu le prix de ses œuvres. Dès à présent, je veux que la vérité triomphe du mensonge. Le mensonge, que je déteste, est le père de tout mal, et je le combattrai à extinction partout où il se montrera. Rien ne protégera l’imposteur ; quelle que soit sa position, quelle que soit sa naissance, il paraîtra au tribunal de la vérité, et il lui sera fait comme il aura fait aux autres.
Ma mère, principal auteur de tout le mal et cause de la peine que j’ai éprouvée, ma mère ira prendre la place de mon épouse ; elle jugera par elle-même s’il est agréable de vivre de pain et d’eau, loin de la lumière du jour. Quant aux autres, je leur défends de se présenter jamais devant mes yeux. Je les connais, je sais combien ils sont et n’ai pas besoin de les nommer. Telle est ma décision.
Aussitôt le roi fit saisir sa mère et alla avec elle dans le cachot où était son épouse. Celle-ci, les larmes aux yeux, se jeta au cou du roi, quand on lui eut dit qui il était, car elle ne le reconnaissait plus. Lui de même ne pouvait plus reconnaître son épouse, tant elle était épuisée par suite des privations qu’elle avait éprouvées. Seule, l’affection qu’ils avaient l’un pour l’autre, avait soutenu leur existence ; cela se comprend surtout pour la fille du pauvre cultivateur. Celle-ci, encore aussi bonne que l’on avait été méchant à son égard, voyant que son époux allait mettre la vieille reine à sa place, s’empressa de dire : — Il me serait bien pénible que l’on maltraitât quelqu’un pour moi, car je ne saurais être heureuse, si je sais qu’un autre souffre ce que j’ai souffert moi-même. Etre condamné à ne jamais voir la lumière du jour, vivre isolé de toute créature humaine, ce sont là deux peines qui ne sont pas de ce monde. Je désire donc que personne ne souffre pour moi ; je vous le demande, mon cher époux, au nom de l’affection que vous me portez, au nom de la douleur que j’ai ressentie en restant si longtemps séparée de vous.
Le roi exauça sa prière et permit à sa mère de se retirer où bon lui semblerait ; depuis on n’entendit plus parler d’elle.
Grâce à son amour pour son époux, la jeune reine put encore prolonger son existence. Elle vécut je ne sais combien d’années après, et mourut heureuse entre les bras de son époux, de ses enfants et de ses petits-enfants.
Ce que la vieille fée avait prédit à Clézé, se vérifia. Une nouvelle guerre eut lieu contre les Anglais, et ceux-ci furent promptement vaincus par le fils du roi qui ne leur laissa ni trêve, ni repos jusqu’à ce qu’ils eussent mordu la poussière. Ils furent contraints de demander la paix pour toujours au roi de Bretagne.
Alors Clézé témoigna à son père le désir de se marier, et le pria de demander pour lui la fille de quelque roi. Il crut inutile de désigner celle qu’il désirait avoir, parce qu’il savait que le choix de son père se porterait sur la jeune princesse qu’il connaissait.
Le roi envoya au-delà des mers un exprès qui avait pour mission de demander pour Clézé la main de la fille du roi de la Grande-Bretagne dont il avait entendu parler. Par la vertu de la petite pierre verte qui n’avait perdu ni sa couleur, ni sa puissance, la jeune princesse fut accordée, et les noces furent célébrées à six semaines de là. — A cette occasion, on servit un repas comme on n’en avait jamais vu et comme on n’en verra jamais. Tous les sujets du roi Calounec furent invités à venir à la cour, et personne n’y manqua. Pauvres et riches, tous s’en retournèrent le cœur plein de joie et bénissant partout le roi et toute sa famille.
Comme le soleil de Dieu au dessus de la montagne,
Ainsi brille la lumière de la vérité.
J’ai fini !
Profitez de tout ce que vous avez entendu. — C’est ce que je vous souhaite.
- Ainsi soit-il !
Il y avait jadis à Lannion une jeune fille de bonne famille et un jeune homme de même extraction. Ayant fait connaissance l’un et l’autre, ils en vinrent à s’aimer et à se marier ; quoi de plus naturel ? Après leur mariage ils allèrent habiter la campagne, et là, ils vécurent heureux quelques années, jusqu’à ce que vint l’ennui de n’avoir pas d’enfants. Alors la brouille entra dans le ménage et le bruit ne cessait, chaque fois, qu’à la suite des reproches et des paroles aigres qu’ils se disaient l’un à l’autre. La femme en rejetait la faute sur son mari, et celui-ci, à son tour, en rejetait le tort sur sa femme. Un jour le mari vint à songer que cette vie ne pouvait durer entre eux, et il alla trouver un homme très-renommé pour sa sagesse, et que l’on disait un peu sorcier. — Je croirais volontiers qu’il l’était.
Voilà donc le mari qui va le trouver et qui lui raconte quelle est sa vie d’intérieur et à quel sujet il vivait en mésintelligence avec sa femme ; surtout, ajouta-t-il, depuis dix-huit mois, notre maison est un enfer, et cela ne peut pas durer. Je suis venu vous trouver, dit le mari au sage, pour vous demander conseil et pour que vous nous tiriez de peine, ma femme et moi. — Je vous en tirerai, dit l’autre, mais ce ne sera que pour quelques années seulement. Venez dans le jardin avec moi, mon ami.
Alors le sorcier conduisit le mari dans le jardin auprès d’un arbre qui portait trois pommes : une verte, une jaune et une blanche. Ensuite il lui dit : — Mon ami, prenez celle qui vous plaira et mangez-la. — Le mari prit la pomme blanche, et quand il l’eut mangée, le sorcier lui dit : — Vous avez mangé la pomme qui vous fera naître un fils dans neuf mois et un jour. Alors, vous et votre femme vous serez contents et heureux : aussi heureux que peuvent l’être un père et une mère avec leur enfant. Mais le jour où il entrera dans sa quinzième année, ce jour-là il partira de la maison et vous ne le reverrez plus. Avant son départ, vous aurez beau lui offrir toutes sortes de choses, il n’acceptera rien de vous, et même il vous dira : — Je suis entré chez vous dépourvu de tout et j’en sortirai comme j’y suis venu. Il ne voudra même pas que vous alliez l’accompagner, et là-dessus vous lui direz : — Mon fils, prends au moins ce que tu verras dans la vieille cabane en ruine qui est au bout de l’allée.
Voilà, dit le sorcier, tout ce que j’ai à vous dire. Rentrez actuellement au logis et croyez que tout ce que je vous ai dit se vérifiera.
Le mari rentre chez lui aussi joyeux que le soleil et dit à sa femme qu’elle aura un fils dans neuf mois. — Tant mieux, dit celle-ci, qui ne savait pas ce qui devait arriver plus tard, car son mari, comme vous pensez bien, n’était pas assez sot pour lui répéter ce qu’avait dit le sage.
Il se passe deux mois et trois, et la situation de la dame se dessine. — C’est bien, dit le monsieur, ce qu’on m’a dit est vrai. — C’était vrai, en effet, car au bout des neuf mois et un jour, sa femme accoucha d’un garçon très-beau, et si fort qu’on eût dit qu’il avait un an. De ce moment, l’enfant fut nourri par sa mère et entouré de toutes sortes de soins, comme vous pouvez le penser. Le père et la mère étaient riches et n’épargnèrent rien pour élever au mieux leur fils.
A mesure que l’enfant avançait en âge, le père, à bien dire, desséchait sur pied. Sa femme, témoin de son tourment, lui demanda ce qu’il avait. — Ce que j’ai, dit-il, vous arrivera aussi à vous, hélas ! avant peu de temps. — Il ne mentait pas, car l’enfant approchait de l’âge.
La veille du jour où il entra dans sa quinzième année, il alla trouver son père et sa mère : - Il y a quinze ans, dit-il, que je suis dans votre maison ; vous m’avez rendu heureux et je vous en remercie ; vous ne m’avez laissé rien ignorer de ce que peut apprendre et savoir un enfant comme moi. Je vous remercie donc et je vous annonce que c’est demain le jour où il me faut vous quitter.
Ainsi, bien que le père et la mère eussent pris beaucoup de précautions pour empêcher qu’il ne connût son âge, cela ne leur servit à rien, parce qu’avaient été marqués le jour et le moment où leur fils devait partir. Sa mère lui offrit de l’or et de l’argent pour son voyage ; mais il n’accepta pas un sou, et lui dit: — Ma mère, quand vous m’avez enfanté j’étais entièrement nu, c’est pourquoi il me faut vous quitter sans rien emporter. Conservez vos biens et faites-en ce que vous voudrez ; quant à moi, je vais partir, il est temps; je pense que vous ne me reverrez plus ; adieu !
Le lendemain, au point du jour, après s’être habillé, il vint trouver son père et sa mère ; il les embrassa l’un après l’autre et leur dit adieu jusqu’à l’autre monde. — Il faut que tu manges quelque chose avant de partir, dit la mère. — Rien, dit-il, je n’ai pas faim. — Le père voulut lui faire la conduite, et dans ce but il était venu sur le seuil, quand l’enfant lui dit : — Mon père, je ne veux pas que vous veniez plus loin ; allez rejoindre ma mère et laissez-moi partir seul pour le lien où il faut que je me rende. — Mon fils, dit le père, puisque tu ne veux pas que j’aille plus loin et que tu ne prends rien de ce qui nous aurait fait plaisir, emporte au moins ce que tu trouveras dans la méchante chaumière ruinée qui est au bout de l’allée. — Je verrai, dit le fils ; adieu ! adieu ! et il partit.
Ce garçon, arrivé au bout de l’allée, était sur le point de dépasser la chaumière, quand il se rappelle ce que lui avait dit son père. Il regarde dans l’intérieur et, après avoir poussé la porte, il voit un cheval bridé et sellé. — Il est probable, dit-il, que mon père ne veut pas que j’aille à pied, et, par ma foi, puisque ce cheval est ici, je vais le prendre et l’enfourcher.
Voilà donc notre jeune homme qui se met en route, après avoir fait ses adieux. Comme il n’avait dans sa poche ni sou, ni denier, il ne fait que marcher sans boire, ni manger, ni se reposer.
Un jour, se trouvant à l’extrémité d’un grand champ de landes, il se dirigea pour le traverser, et quand il y fut, il entendit dans l’air un bruit qui lui fit lever les yeux ; il aperçut deux corbeaux qui se battaient. Pendant qu’il les observait attentivement pour savoir le motif de la querelle, il voit tomber à terre un objet qu’ils avaient lâché. — Que peut être cela, dit-il, il faut que je le sache. — Il vaudrait mieux, lui dit le cheval, poursuivre ta route que t’en détourner, en perdant ton temps. — Tiens ! dit le drôle, tu sais donc parler aussi ? — Oui certes, dit le cheval, aussi bien que toi et peut-être un peu mieux. — C’est bien, mais n’importe ; aujourd’hui je ne partirai d’ici que quand j’aurai vu ce qu’ils ont laissé tomber. — Tu le regretteras, dit le cheval, mais il sera trop tard. Pourtant, puisque tu veux faire à ta tête, je te laisse aller ; tant pis pour toi !
Notre garçon arrive à l’endroit ou l’objet était tombé, et quand il voit que c’était une perruque, il la prend en riant et en disant : — Celle-ci me servira un jour ou l’autre, ne serait-ce que pour me déguiser aux jours gras. — Laisse cette perruque, dit le cheval, crois-moi et tu feras bien. — Jamais ; je l’emporterai avec moi, dit le jeune homme. — Celui-ci ayant tourné et retourné la perruque, vit, écrit en lettres d’or, que c’était la perruque du roi Fortunatus. Il la mit dans sa poche et se remit de là en route, si bien qu’il se trouva bientôt dans un pays lointain.
Il passait dans une vaste forêt, et là, son cheval lui adressa ces paroles : — Dis-moi, jeune homme, il me plairait bien de rester ici, si tu voulais me construire une cabane avec des branches d’arbre. Quand elle sera faite, tu m’y laisseras et tu partiras seul. Près d’ici il y a une grande ville, un roi y habite, et si tu veux aller à son palais pour demander à le servir, tu trouveras, je crois, le moyen d’avoir de l’ouvrage. Fais ce qu’on te dira, n’importe quoi, et alors tu viendras ici me voir de temps à autre ; je te donnerai de bons conseils.
Celui-ci fit tout ce que lui avait dit le cheval, et quand il fut arrivé au palais du roi, il demanda à l’intendant s’il n’avait pas d’ouvrage à lui donner. — Je ne puis vous prendre que comme garçon d’écurie ; je n’ai pas autre chose à vous offrir. — Cela me suffit, dit le jeune homme, peu m’importe ce qu’il y a à faire. Voilà qu’on le conduit à l’écurie et qu’on lui montre les deux chevaux qu’il aura à nourrir et à étriller. Ce jeune homme, ainsi que je l’ai dit, était très-beau garçon ; il eût été difficile d’en trouver de plus beau que lui. Cette circonstance excita la jalousie de tous ceux qui étaient dans le palais, surtout parmi les autres garçons d’écurie. Il y eut plus encore : ses chevaux s’engraissaient à faire plaisir et beaucoup plus que ceux des autres. Si bien que les garçons d’écurie en vinrent à se dire qu’il fallait qu’il dérobât la nourriture de leurs chevaux pour la donner aux siens. Ils eurent beau le surveiller, ils ne purent jamais trouver rien à lui reprocher. Comment l’auraient-ils pu, puisque ce n’était pas vrai ? Car il ne faisait rien de plus pour ses chevaux que ne faisaient les autres ; et s’ils s’engraissaient de cette sorte, c’était, à mon avis, parce qu’ils avaient les qualités pour cela. Et pourquoi donc pas ?
On donnait chaque jour une chandelle à chacun des garçons d’écurie, et on en donnait autant à notre jeune homme. Mais celui-ci n’en brûlait pas, et voici pourquoi. La première nuit qu’il coucha dans l’écurie au-dessus de ses chevaux, il fut réveillé par la clarté qui illuminait sa chambre, et en regardant ce qui jetait une pareille lueur, il vit que c’était la perruque qu’il avait emportée. Celle-ci, tombée de sa poche, éclairait la chambre, comme l’eût fait le soleil au milieu du jour. — C’est bien, dit le jeune homme ; et encore mon cheval m’engageait à laisser là cette perruque. Maintenant je crois que j’ai bien fait de la garder, car, avec cette perruque, je n’aurai pas besoin de chandelle dans l’écurie pendant la nuit. Ce sera autant qui ira dans ma poche, parce que je pourrai garder l’argent qu’on me donnera pour acheter de la chandelle.
C’est une bonne fortune ; et celui-ci de ramasser sa perruque. Il s’endormit, et le lendemain soir il la suspendit à la poutre, si bien que l’écurie était mieux éclairée que le palais du roi.
Un mois ou deux se passent ainsi, quand arrivèrent les jours du carnaval. Que fait notre jeune homme ? Après avoir fait son ouvrage, il se déguise et endosse la perruque pour faire un tour de ville. Il mit aussi un très-beau vêtement ; si bien que tous étaient étonnés et disaient : Il faut que celui-ci soit un grand prince, plus grand même que notre roi, car de lui rejaillit une si grande clarté que la ville est éclairée partout où il va.
Le roi entend parler de ce qui se passe et il va pour voir. Surpris à son tour, il va trouver son garçon d’écurie et le prie de venir avec lui au palais. Il ignorait qui il était ; ce n’est pas surprenant ! Le garçon d’écurie, tout fier de lui-même, fait des salutations au roi qui lui demande qui il est et de quel pays. — Moi, dit-il, je m’appelle Jean ; je suis né dans un pays éloigné d’ici et je suis venu habiter ce lieu, il y a quelque temps. En disant ces mots, Jean souriait en voyant que le roi ne le reconnaissait pas. — Si beau que vous êtes, dit le roi, vous devez être le fils de quelque grand prince ! — Vous croyez ? dit Jean. Par conséquent, vous croyez qu’il n’y a que les rois et leurs enfants qui puissent être beaux ? Changez de pensée, monsieur ; les autres peuvent être aussi beaux qu’eux, je crois, quelle que soit leur race ; il y a plus, je crois qu’il y a des garçons d’écurie qui valent les rois sous ce rapport, s’ils ne valent même pas mieux. — Des garçons d’écurie, dit le roi, ne sont pas bien vêtus comme vous l’êtes et n’ont pas de perruque comme celle que vous portez.
— Et cependant, dit Jean, je suis garçon d’écurie, et il faut que vous soyez aveuglé, puisque vous ne m’avez pas reconnu. — Quoi, dit le roi, tu es Jean, mon garçon d’écurie ! — Oui, assurément, sire, et maintenant adieu. — Attends, attends, dit le roi en saisissant la perruque, en voici une dont je voudrais voir le propriétaire, car il a, m’a-t-on dit, une fille, la plus belle qui soit sur la terre. Comment, dit le roi, t’es-tu procuré la perruque du roi Fortunatus ? — Ma foi, dit Jean, je l’ai trouvée dans un champ ; deux corbeaux gris l’ont lâchée en se la disputant à grand bruit.
Les autres garçons d’écurie ayant appris ce qui était arrivé au sujet de la perruque, allèrent dire au roi que Jean connaissait le roi Fortunatus, et qu’il avait dit plusieurs fois que s’il avait voulu, il aurait obtenu de lui sa fille en mariage. Ceux-ci tenaient ce langage afin de trouver le moyen de se débarrasser de Jean. — Alors c’est bien, dit le roi, je verrai s’il dit vrai. — Et il fait dire à Jean de venir le trouver.
— Qu’ai-je entendu dire, Jean ! Il parait que tu t’es vanté d’obtenir, si tu le voulais, la fille du roi Fortunatus. — Quel est le menteur, répliqua Jean, qui vous a dit cela ? Jamais, vous pouvez m’en croire, je n’ai eu une telle pensée. — Ne vas pas nier ce qui est vrai, dit le roi, car les garçons d’écurie t’ont souvent entendu parler d’elle en ajoutant que, si tu voulais, tu étais capable de l’obtenir. — Ce sont des contes et rien de plus, dit Jean, des contes colorés de mensonges. Vous ne croyez donc pas que j’aie trouvé cette perruque dans une garenne, oh ! non. Vous préférez que j’aille vous chercher une fille dont je n’ai jamais entendu parler ? En voilà une affaire qui m’arrive pour une perruque dont je ne connaissais pas le propriétaire ! — Peu m’importe ce qui t’arrive, dit le roi, il te faut aller me la chercher, et tu iras, quand bien même ce serait difficile ; sans cela ta peau s’en ressentira.
Jusque là Jean n’avait pas songé à son cheval ; mais il s’en souvint alors et il alla le trouver vite et vite, en pleurant comme un veau. — Eh bien, dit le cheval, en le voyant venir, je savais bien que tu devais venir me voir sans tarder, et te voilà arrivé. Ne t’avais-je pas bien dit ? Tu n’as pas voulu m’écouter, et voilà ce qui t’arrive maintenant. C’est bien, c’est bien, dit le cheval ; va trouver le roi et dis-lui de t’équiper promptement trois navires ; trois navires, entends-tu, qui seront des plus beaux ; l’un sera chargé de bœufs coupés en quatre ; l’autre sera chargé d’avoine et le troisième de millet ; et ensuite, toi et moi, nous irons où il faut.
Jean alla trouver le roi et lui demanda tout ce que lui avait dit son cheval. Quand il eut obtenu ce qu’il avait demandé, il alla chercher son cheval et se mit en route avec lui et avec ses navires. La mer était belle et le vent bon, si bien qu’ils faisaient de la route à faire plaisir et qu’ils se trouvèrent bientôt à l’entrée d’une rivière étroite dans laquelle il fallait pénétrer, d’après ce que disait le cheval. — C’est ici, Jean, que va commencer notre besogne. Sois bien attentif et fais jeter maintenant à la mer les quartiers de bœufs, partout où nous passerons, les uns ici, les autres là. Les bêtes sauvages vont nous rejoindre, et bientôt nous aurons affaire à elles, si nous ne sommes pas en mesure de leur boucher la gueule.
Voilà donc qu’on jeta les quartiers de bœufs aux bêtes qui en furent très-satisfaites, et le roi des bêtes aussi. Celui-ci, le ventre plein, dit à Jean après s’être léché les babines, tant il trouvait la chair bonne : Tu es un bon garçon, et maintenant, puisque tu nous as donné de quoi remplir notre gosier et notre ventre, il est juste, à mon avis, que nous te récompensions un peu. Les autres feront ce qu’ils voudront ; quant à moi, voilà ce que je te propose : Tire un crin de ma queue et serre-le soigneusement ; puis, quand tu auras besoin de moi, tu n’auras qu’à m’appeler au moyen de ce crin, et j’arriverai auprès de toi, ma bande et moi.
— C’est bien, dit Jean, que Dieu te bénisse, et adieu !
Et Jean s’en alla.
Quand ils se trouvèrent un peu plus loin, le cheval de Jean lui dit : — Il faut maintenant jeter le millet dehors, car les fourmis viendront nous dévorer, si nous ne leur donnons pas de quoi se remplir jusqu’à l’entrée du gosier. — Jean alors va leur jeter une sachée par-ci, une sachée par-là, et les fourmis se précipitent si vivement sur cette nourriture, qu’elle fut absorbée sans qu’un seul grain fût perdu. Il y avait longtemps que ces bêtes n’avaient eu pareil régal.
Le roi des fourmis fut si satisfait, qu’il dit à Jean : — Tu n’as pas ton semblable, jeune homme, et pour te récompenser, prends une de mes pattes de derrière, et mets-la dans un morceau de papier ; puis, si tu as besoin de moi, tu n’as qu’à m’appeler au moyen de cette patte, et je viendrai te trouver avec ma fourmilière.
Jean et son cheval se remirent alors en route, et peu après ils se trouvèrent dans le pays des oies. Là, le cheval dit à Jean de décharger l’avoine pour elles ; ce qui fut fait à la grande satisfaction des oies. Leur roi vint alors trouver Jean et lui dit : — Prends une plume de ma queue et, par sa vertu, demande-moi quand il sera besoin, et tu seras tiré de peine. — Merci, dit Jean en s’en allant.
Maintenant ils arrivent dans la ville qu’habite le roi Fortunatus. Jean va de suite au palais pour remplir sa mission : — Eh bien, dit-il, en voici une affaire ! Vous ne vous doutez pas, je pense, pour quel motif je suis venu vous trouver ? — Comment le saurais-je, puisqu’on ne m’en a pas parlé ? — Alors, écoutez-moi bien, dit Jean. Il y a apparence, sire, que vous avez perdu votre perruque ? — C’est vrai, je l’ai perdue, et par ma foi j’aurais volontiers donné la moitié de mon royaume pour la ravoir. — Bien ; je sais aux mains de qui elle se trouve ; elle est en la possession du roi de Bretagne, à quelque distance d’ici, du côté de l’occident. Je l’avais trouvée dans une garenne au moment où elle venait de tomber du bec de deux corbeaux qui tiraient dessus, comme s’ils avaient perdu la tête. Ils se battaient à son sujet et si bien que leurs plumes volaient, aussi abondantes que la neige qui tombe. Après quelques instants, votre perruque tomba de leur bec et je la ramassai ; puis je l’emportai au palais du roi de Bretagne. Mais celui-ci, voyant combien elle était belle (elle resplendissait comme le soleil) , me la prit et ayant lu votre nom qui était écrit sous la calotte, il me dit qu’il fallait aller lui chercher votre fille. Il assure que vous avez une fille qui n’a pas son égale pour la beauté sur la terre de notre Sauveur. Je suis donc venu la chercher, et elle viendra probablement avec moi, dit Jean.
— Oui, oui, dit le roi Fortunatus, elle partira avec toi, si tu exécutes ce que je dirai. — Si je puis, sire, je le ferai. — C’est bien, dit le roi, nous verrons demain ; toutefois, en attendant, va manger et boire ce qui te fera plaisir, car tu dois être fatigué, venant de si loin, et avoir bon appétit aussi, je pense. — Volontiers je mangerai un morceau et je boirai un coup, dit Jean qui se mit à l’œuvre sans faire de façons.
Quand il eut mangé et bu, on le conduisit à son lit. — Demain, dit le roi, qui l’accompagna, je te dirai ce que je désire que tu fasses.
Jean s’étant couché, il ne fut pas nécessaire de te bercer, et il dormit bien tranquille et tout d’un somme jusqu’au lendemain. Pourtant il se réveilla un peu avant l’aurore et il alla trouver le roi. — Eh bien, sire, me voilà : qu’y a-t-il à faire ? — Peu de choses ; viens avec moi. — Et le roi Fortunatus conduisit Jean dans un vaste magasin de grains mélangés ensemble. — Voilà ta besogne, garçon ; ces grains doivent être triés d’un soleil à l’autre. — Jean, voyant ce dont il s’agit, dit en lui-même : — C’est là un rude écheveau que j’ai à dévider. N’importe, dit-il au roi Fortunatus, si vous n’avez que des travaux de cette sorte à me donner, il ne me sera pas difficile d’obtenir votre fille. — Le roi partit en riant, et Jean se jeta tout de son long sur un tas de seigle et froment pour y faire un somme.
Midi venu, Jean dormait toujours profondément et ronflait comme un marsouin, lorsque la servante vint lui apporter son dîner ; il lui fallut se réveiller. — Si c’est ainsi que tu travailles, dit-elle, tu auras bientôt ta danse ; prends garde à ta peau, si tu veux ; la nuit te surprendra et rien ne sera fait. — Apporte-moi mon dîner, dit Jean, et trêve de bruit maintenant ; ce n’est pas toi qui en souffriras, probablement ? — Et Jean de manger son dîner, de fumer une pipe de tabac et de se jeter encore sur le dos pour faire un somme.
Le soleil était sur le point de se coucher, quand il se réveilla : — Oh ! oh ! dit-il, il est temps pourtant de faire quelque chose, je pense, de crainte que mon affaire ne se gâte. — Roi des fourmis, dit Jean, tu m’avais dit que tu me tirerais de peine, si j’en avais. Viens donc, toi et ta bande ; viens vite, pour trier ces grains par espèce, comme on m’a dit de le faire. — Et les fourmis arrivent aussitôt de tous les coins, et ramassent les grains plus vite que je ne suis à vous le dire. Il y en avait tant qu’il en resta une à regarder Jean avec colère, parce qu’elle n’avait pu trouver un seul grain à porter ; les autres avaient tout emporté.
Le travail fini, le roi Fortunatus arrive au coucher du soleil, et voyant que Jean était venu à bout de sa tâche, il se grattait la tête, quoiqu’il s’eût pas de démangeaisons. Jean, au contraire, était joyeux et tout fier. — Eh bien, sire, je pense que j’aurai à souper ? — Oui, oui, dit le roi ; viens, car tu dois avoir faim. — Pas trop ; j’ai exécuté des travaux plus pénibles ; celui-ci n’est qu’une plaisanterie.
Jean mange alors son souper, boit un coup et dort sans se réveiller. — Bon ! Le lendemain matin le jeune homme, tout content, va trouver le roi Fortunatus et lui dit : — Qu’y a-t-il encore à faire par ici, dites ? Il ne faut pas me donner un jouet, comme hier — Non, non, dit le roi, qui ne plaisantait pas ; viens avec moi. — Le roi Fortunatus conduit Jean sur les bords d’un grand étang (cet étang ressemblait à une mer). — Voici ce qu’il y a à faire, dit le roi : il faut jeter de l’autre côté, et avec cette écuelle, toute l’eau que renferme cet étang. et mettre à part tous les poissons bons à manger ; quant aux petits, tu les laisseras vivre autre part. Travaille maintenant d’ici la nuit, ou comme tu voudras, car au coucher du soleil il faudra avoir terminé tout ce que je t’ai dit. — Il n’y aura pas beaucoup à suer, dit Jean. Allez votre train, sire, vous aurez beau faire, j’obtiendrai votre fille, puisque je le dis.
Là-dessus le roi se retire et Jean prend son écuelle. — Que diable ! dit-il, en tournant et retournant son écuelle qui était une coquille de brennic percée. Par ma foi, dit-il, voici un instrument pour travailler ! Peu importe, le travail sera fait, quand j’aurai un instant avant le coucher du soleil. — Et Jean s’étendit là sous on hêtre pour faire un somme jusqu’à dîner. La servante vint encore lui porter son repas, et il fallut une autre fois le réveiller. — En voici un drôle de particulier, dit la servante ; il ne fait que manger et dormir alternativement, et pourtant il fait sa besogne à temps et au moment prescrit ; il faut qu’il soit sorcier et qu’il ne soit pas seul. — Que je sois seul ici, ou non, dit Jean, taisez-vous, je vous en prie, ma petite servante, car alors même que je ne ferais rien de bon, que vous fait cela ! — Alors Jean mange son dîner, fume une pipe de tabac et se met à dormir, comme d’ordinaire.
Il se réveilla une heure environ avant le coucher du soleil : — Oh ! dit-il, je crois qu’il est tard ; il faut que je fasse quelque chose. Il appela alors le roi des oies et lui dit de quoi ils’agissait. — Quand la bande fut arrivée, les oies dirent à Jean : — La besogne ne durera pas longtemps, s’il n’y a qu’à dessécher cet étang. Et les oies parvinrent à dessécher l’étang, en prenant chacune une becquée d’eau ; elles étaient si nombreuses ! Les gros poissons furent jetés à terre et les petits dans le nouvel étang.
Le roi Fortunatus arriva au coucher du soleil, et voyant que Jean avait fait tout ce qu’il avait ordonné, il en conçut de la peine : — Je crois, dit-il, qu’il me faudra perdre ma fille cette fois-ci. Pourtant on verra encore, et si c’est au roi de Bretagne qu’elle doit appartenir, il la gagnera. Jean regardait d’un rire moqueur le roi Fortunatus ; mais celui-ci riait jaune et était inquiet, et ce n’était pas sans motif, car Jean savait qu’il viendrait à bout de sa tâche, quelle qu’elle fût.
Notre jeune homme mangea, but et dormit comme les jours précédents. Le lendemain matin, le roi le conduisit dans une vaste forêt, et là on lui donna des instruments des meilleurs : une pelle, une tranche et une hache en bois pour abattre la forêt, la mettre en fagots, la fendre et la corder avant la nuit ; cette forêt couvrait cent journaux de terrain. — Ce roi est un imbécile, dit Jean ; croit-il que je vais m’échiner à lui faire ce travail ? — Et le jeune homme de frapper sa pelle, sa tranche et sa hache contre l’arbre voisin qui se trouva là, et de les mettre en pièces, tant ils étaient fragiles. — Va ton train, vieux roi, tu auras beau faire pour m’empêcher d’emmener ta fille, elle viendra, je le jure, quand bien même tu en serais colère. En attendant, je vais faire un somme — Et Jean de se coucher aussitôt. Après avoir mangé son dîner, il se coucha encore jusqu’au soir, et quand il vit que le soleil était bas, il chercha le crin du roi des bêtes et il l’appela. — Celui-ci arriva à toute vitesse : — Qu’y a-t-il, Jean, demanda-t-il ? — Cette forêt à abattre, à mettre en fagots, à fendre et à mettre en tas. — Il n’y a que cela, dit le roi des bêtes ! — Non, dit Jean ; ensuite tu te reposeras. — Alors il n’y en aura pas pour longtemps, dit le roi des bêtes, car c’est déjà fait et bien fait. — Tant mieux, dit Jean, et je vous remercie.
Le soleil était sur le point de se coucher quand arriva le roi Fortunatus ; il se grattait la tête, comme s’il eût été occupé à sérancer du lin. C’est de la niaiserie à moi de chercher à lutter contre toi ; je suis une huître auprès de toi[1] ; tu es un maître homme, mon garçon, et je n’aurais jamais cru qu’on pût faire des choses si merveilleuses. À toi le coq ! dis-je, et tu as gagné ma fille, je ne puis plus t’empêcher de l’emmener dans ton pays.
Joyeux, comme vous pouvez le penser, en entendant le roi Fortunatus, Jean mangea comme deux, but comme six et dormit comme une barrique. Quand il se leva le lendemain, le soleil était déjà haut. La fille du roi Fortunatus va le trouver alors et lui dit : — Il faut bien, dit-elle, que je quitte mon père pour aller avec vous près du roi de Bretagne, qui m’a demandée pour épouse : Toutefois, avant de me posséder, il aura du tintouin, car il ne faut pas croire que je ne lui trouverai pas de besogne, et à ses gens aussi. Jean et sa princesse partirent alors de là pour la Bretagne, où ils arrivèrent de bonne heure. Ils y furent bien accueillis, car dans ce pays on a été de tout temps galant pour les femmes. Cependant la princesse regrettait du fond du cœur d’avoir quitté son pays et son père. En chemin, les larmes jaillissaient abondamment de ses yeux et elle disait : Adieu, mon père, adieu gens de mon pays, adieu mon beau château, toi qui es supporté par quatre chaînes d’or et par quatre lions les plus forts de la contrée ! j’ai été si heureuse quand je t’habitais ! Et tes clefs d’or, à quoi me serviront elles désormais, si ce n’est à augmenter mon affliction et ma peine ? — À ces mots, elle les jeta loin d’elle dans la mer.
Le roi de Bretagne, en voyant cette belle princesse, était joyeux au fond du cœur et lui dit qu’il voudrait être aimé d’elle. — J’ai espoir, dit-il, que nous serons mariés bientôt, puisque vous êtes venue dans mon palais. — Sauf votre respect, dit la princesse, je ne le serai pas encore (de sitôt), car avant de m’avoir (pour épouse) vous trouverez le temps long. Avant de me marier, je veux avoir ici mon beau château qui est porté par quatre chaînes d’or et par quatre lions. — Comment dites-vous princesse, dit le roi de Bretagne ? Qui pourrait jamais vous apporter ici votre château ? — On l’apportera, sire, dit-elle, ou vous ne m’épouserez jamais. Celui qui est venu me chercher pour venir ici est bien capable d’apporter aussi mon château, je crois. — Alors, dit le roi, il lui faudra y aller, ou allonger son cou sous le couteau. — Faites à ce sujet ce que vous voudrez ; mais ce que je dis sera fait, ou bien je ne serai jamais votre épouse. — Alors le roi fit dire à Jean de venir le trouver. — Eh bien, lui dit le roi, voici une autre affaire ; il te faut, garçon, aller chercher le château d’or de la fille du roi Fortunatus. — Il faut, sire, que vous ayez perdu la raison pour m’envoyer chercher, si loin d’ici, un château tout d’une pièce. Oui vous a fait croire que je pourrais faire de telles choses ? — Je ne me contente pas de paroles, dit le roi ; il te faut y aller, ou bien dans trois jours, aujourd’hui non compris, tu mourras. Fais actuellement comme tu voudras, je n’ai plus rien à te dire.
Jean fut lors plus affligé qu’il ne l’avait jamais été : — Il paraît, dit-il, il parait qu’il n’y aura jamais de trêve aux travaux. — Et le jeune homme d’aller trouver encore son cheval, en versant des larmes, et de lui dire que cette fois il mourrait. — Et pour quel motif, dit le cheval ! — Parce qu’il me faut aller chercher le château d’or de la fille du roi Fortunatus, lequel château est supporté par quatre chaînes d’or et par quatre lions les plus forts qui soient au monde.
— Je t’avais donné un bon conseil, dit le cheval ; je savais bien ce qui t’arriverait ; tu as été désobéissant, et maintenant tu es puni ; tant pis ! Demain nous nous mettrons en route, et nous verrons si nous pouvons faire pour le roi ce qu’il a demandé.
Le lendemain ceux-ci partirent, et étant arrivés auprès de la ville du roi Fortunatus, le cheval dit à Jean de chercher son crin, et d’appeler le roi des bêtes Jean fit ce que lui avait dit le cheval et voilà les bêtes arrivant avec leur roi. — Nous voici, Jean, qu’y a-t-il à faire ? — Une besogne peu agréable, car les quatre énormes lions qui supportent le château de la princesse doivent être tués ; si vous êtes (plus forts) qu’eux, dit Jean. — Si nous sommes (plus forts) qu’eux, dit le roi des bêtes ; vous verrez tout-à-l’heure, l’affaire sera bientôt faite.
Voilà alors que s’engage immédiatement, entre ces superbes champions, une guerre et une destruction acharnée ; ils se prenaient aux crins et à la chair, c’était un plaisir ! et de plus ils faisaient un bruit qui faisait trembler la contrée d’alentour. Voilà tué un des lions du château ; la lutte devient encore plus terrible. Deux autres lions sont blessés, ils tombent et meurent ; il n’en reste plus qu’un. Son affaire fut bientôt faite, car il ne put résister longtemps.
Quand ces quatre lions furent tués, on tira sur le château au moyen des quatre chaînes d’or, et on le traîna vers la mer. Il se tint sur l’eau, tranquille comme l’eût fait un navire ; si bien qu’il fut alors attaché, avec les quatre chaînes d’or, à l’arrière du navire de Jean qui le remorqua aussi bien que possible. Le bon vent alors venant· à souffler du côté de leur demeure, ils y arrivèrent plus tôt qu’ils n’avaient espéré.
Le roi de Bretagne, qui allait chaque jour à la fenêtre pour voir arriver Jean, fut le premier qui aperçut le navire et le château à sa remorque ; il accourut pour le dire à la princesse. — Venez voir, dit le roi ; regardez et vous verrez arriver votre château ; il est là-bas, au-delà de l’île Benniguet. Venez donc vite et vous verrez que je dis vrai. Celle-ci n’y croyait pas, mais en le voyant, elle dit : — C’est vrai, c’est bien mon château, je le reconnais bien ; il arrivera bientôt, car le vent et la mer sont favorables.
— Il est probable que maintenant, dit le roi, rien ne s’opposera à ce que vous soyez mon épouse. — Vous croyez cela ? dit la princesse. Je vois bien que mon château est là ; mais à quoi cela sert-il ? Regardez-le bien, roi de Bretagne ; ne voyez-vous pas que les portes sont fermées ? Dès lors, comment y entrerai-je, si je n’ai pas les clefs ? Et il n’y en a pas, car je les ai jetées à la mer, je ne sais où, quand je venais ici. Envoyez un exprès pour les chercher dans le royaume des poissons et me les apporter ; sans cela, je vous le dis, je ne me marierai jamais.
— En voilà bien d’une autre ! dit le roi ; je n’ai jamais vu fille comme celle-ci. Et pourquoi diable ai-je été assez sot pour aller chercher si loin une femme, quand j’en aurais trouvé par ici une aussi bonne et un peu meilleure. Cependant, et quand même elle ne le voudrait pas, nous nous marierons, on nous verrons, car par ma foi, je ne suis pas allé si loin pour rester maintenant en plan, au milieu du chemin ; il ne sera pas dit, après moi, qu’une fille altière et orgueilleuse l’a emporté sur le roi de Bretagne.
Le roi, comme vous le pensez bien, disait cela entre ses dents, car il n’était pas assez sot pour se plaindre, à haute voix, au sujet de cette belle pièce (demoiselle) ; il s’en fût repenti. — Et comment, lui dit il alors à voix haute, comment trouvera-t-on ces clefs, si elles sont au fond de la mer, là où personne ne peut le dire, si ce n’est Dieu et es poissons ! Il vaudrait mieux, je crois, faire faire des clefs neuves, des clefs comme les autres et aussi bonnes qu’elles, puisque vous pourrez avec elles ouvrir et fermer les portes de votre château. — Je n’ai que faire d’autres clefs, ce sont les miennes qu’il me faut, et je les aurai, ou nous verrons. Si vous ne voulez pas, vous n’avez qu’à le dire et à me laisser retourner chez mon père. — Bah ! bah ! dit le roi, je vous donnerais vos clefs, si je le pouvais ; mais malheureusement je ne pense pas que je le puisse, car il n’est personne dans mon royaume qui soit capable, de les trouver et de me les apporter du fond de la mer. — N’avez-vous pas là Jean, dit-elle alors, il saura bien les trouver très-certainement, puisqu’il m’a amenée ici et mon château aussi. Il il n’y a que lui qui puisse exécuter ce que je dis, et, il le fera, ou jamais je ne me marierai avec vous. Maintenant, et une fois pour toutes, faites ce que vous voudrez.
— On le fera, dit le roi, qui fit dire à Jean de venir le trouver. — Il y a encore quelque chose de nouveau, dit-il, et il paraît que je n’aurai ni trêve, ni repos tant que je ne serai pas mort ; allons voir, puisqu’il le faut. — Et Jean d’aller trouver le roi, qui lui dit : — Ici, garçon, il y a encore de la besogne ; jusqu’à ce jour, tu as fait un grand nombre de prouesses, et celle-ci ne sera pas la moindre ; mais je crois que ce sera la dernière. Voici de quoi il s’agit : Tu as apporté ici le château de la fille du roi Fortunatus, n’est-il pas vrai ? — Oui assurément, dit Jean. — Tu as sans doute remarqué que les portes et les fenêtres étaient soigneusement fermées, et pour les ouvrir maintenant, il n’y a pas de clefs. La princesse les avait quand tu l’as conduite ici, et en chemin elle les a jetées à la mer. Maintenant elle dit qu’il faudra les trouver, quoique personne ne sache où elles sont. — Et comment, sire, pourrai-je ? — Peu m’importe comment tu les trouveras ; il faudra les trouver, ou prends garde à ta peau. — C’est bien, dit Jean, j’irai puisqu’il le faut. — Et, se grattant le côté de la tête, il partit pour aller rejoindre son petit cheval, — Etant arrivé dans le bois où il était, Jean lui dit : — Eh bien, mon cher cheval, je voudrais être mort quand je songe à ce que je dois faire. Le roi vient de me dire qu’il me faut retrouver les clefs d’or de la princesse qui sont perdues dans la mer ; elle les y a jetées, et ne sait où. — Va toujours, Jean, tu n’es pas prêt de te reposer. Je t’avais dit que tu te repentirais d’avoir emporté cette méchante perruque. Tu ne m’as pas écouté, et maintenant tu vois ce qui arrive. Demain, dit le cheval, nous nous remettrons en route pour voir si nous pourrons trouver ces clefs.
Le lendemain les voilà sur la mer verte, et le cheval dit à Jean : — Ecoute-moi, fais charger tes canons et fais feu des deux bords et sans relâche, jusqu’à ce que vienne le roi des poissons pour te demander ce que tu veux. — Jean alors fait tirer ses canons, si bien que la terre tremblait , de même que la mer, les poissons et tout le reste. Le roi des poissons vient le trouver et lui dit : — Eh bien, Jean, quel mal t’avons-nous fait, dis, pour venir tirer sur nous, comme tu fais ? — Vous ne m’avez fait aucun mal, dit Jean, et si je tire ainsi, c’est parce que j’avais envie de vous voir et d’apprendre de vous quelque chose au sujet de clefs d’or qui sont perdues dans la mer. Ne les avez-vous pas trouvées ? — Ma foi, Jean, je ne saurais rien te dire à cet égard ; il y a bien des choses qui se perdent chaque jour dans la mer, et il y aurait de la besogne à les chercher, s’il fallait les trouver. Pourtant je vais voir si on ne pourra pas trouver les clefs que tu demandes ; il faut pour cela que tu puisses me dire où elles sont tombées dans la mer. — Comment le dirais-je, dit Jean, je ne le sais pas moi-même.
La fille du roi Fortunatus avait ces clefs en venant du palais de son père en Bretagne, et comme elle était en colère, elle les a jetées dans la mer, je n’en doute pas.
— C’est bien, dit le roi des poissons ; si tu veux nous laisser désormais en paix, je te les ferai apporter, ou personne ne le pourra, à ce que je crois. — Vous aurez la paix, dit Jean ; travaillez maintenant. — Et le roi des poissons, d’un coup de sifflet, appelle les autres ; ceux-ci arrivent aussitôt autour de lui en plus grand nombre que les abeilles d’une ruche. Il leur dit : — Approchez ici l’un après l’autre, que je voie qui vous êtes. — Ceux-ci se présentent, et le roi, en les regardant attentivement, s’aperçut que le Mineur[2] n’était pas parmi eux. — Où est resté encore ce méchant traînard, dit le roi ; il n’arrive jamais avec les autres, quand il faut. — Il va arriver, dit un des poissons, il a le corps aussi allongé que s’il tirait à sa suite un rocher tout entier. — Eh bien, dit le roi, pourquoi arrives-tu si tard, grand flandrin que tu es ? — Ma foi, dit le mineur, j’étais à bâtir mon logement, et, pour faire mon ouvrage, il me fallait des matériaux ; je suis encore chargé, comme vous voyez, avec ce que j’ai trouvé pour bâtir convenablement mon château. — Qu’est-ce que cela que tu as trouvé, dit le roi ? — Je n’en sais rien, dit le mineur ; voyez vous-même. — Quand le roi eut regardé, il vit que c’étaient les clefs que cherchait Jean. — Vois, dit à Jean le roi des poissons ; voici, je pense, les clefs que tu demandes ; prends-les, puisque tu en as besoin. Mais il ne faut plus désormais nous faire de la peine, car nous ne faisons tort à personne ; nous laissons les hommes sur la terre, et ne leur demandons qu’une chose, c’est de nous laisser aussi dans la mer, pour y vivre et y mourir. — En vérité si je le puis, dit Jean, vous n’aurez plus de mal à endurer de ma part, et si j’ai fait chez vous un peu de tapage, il le fallait pour trouver ces clefs. Je vous remercie donc, roi des poissons, adieu ! — Et Jean de retourner en Bretagne avec ses clefs et son cheval.
Quand il arriva, il avait hâte d’aller trouver le roi qui était tout fier en voyant arriver Jean sitôt. — Quoi, dit-il, tu es de retour, Jean ? — Oui, sire, et ce qu’il y a de mieux, j’apporte les clefs d’or que vous avez demandées. — Tu es un homme, dit le roi, et je ne sais que te donner pour tant de peine que tu as eue pour moi. — Ce que je trouverais de mieux, dit le petit Jean, c’est que vous ayez la bonté de me laisser me reposer désormais ; j’ai le corps rompu par suite des travaux que j’exécute depuis longtemps. Je crois qu’il ne serait pas mauvais de rester au logis, sans aller battre les routes de tous les pays. — Désormais, dit le roi, tu n’auras plus de voyage à faire, et quand je serai marié avec la fille du roi Fortunatus, je te récompenserai pour tout ce que tu as fait pour moi. Dans ce moment, la princesse me donne trop de préoccupations pour que je puisse faire autre chose. Attends donc, Jean, ta peine ne sera pas perdue. — Et le roi de prendre les clefs d’or, et Jean de s’en aller.
Le roi alla aussitôt porter les clefs d’or à la princesse. — Cette fois, dit-il, vous m’appartenez, car je ne crois pas que vous puissiez plus longtemps vous excuser d’être mon épouse. — Non, dit-elle, je n’ai plus qu’une seule chose à obtenir de vous, avant de me marier, et je crois que je l’obtiendrai, puisque j’ai obtenu les autres choses. Ce que j’ai à vous demander, c’est que Jean soit brûlé vif sur la place publique de la ville.
— Quoi, dit le roi de Bretagne ! Comment voulez-vous que je fasse brûler un jeune homme qui m’a fait tant de bien ; moi qui viens de lui dire qu’il serait récompensé plus tard pour tout ce qu’il a fait. — Tant pis, dit la princesse, si vous avez le désir de me posséder, il faut que cela soit exécuté. — C’est bien ! puisqu’il le faut, on le fera, car ce n’est pas un homme qui m’empêchera de vous avoir (pour épouse).
Voilà une triste aventure pour Jean cette fois-ci ! Le roi lui fait dire de venir le trouver. Quand il apprend que le roi le fait appeler, Jean, tout fier, pense, sur son dire, que c’est cette fois pour avoir sa récompense. Pauvre petit Jean ! tu déchanteras tout-à-l’heure quand tu apprendras ce qu’il y a de nouveau.
La tête haute, il alla trouver le roi ; il revint la tête basse. — Qu’y a-t-il, sire, dit Jean ; j’ai appris que vous m’aviez fait appeler. — Oui certainement, Jean, et j’ai bien du chagrin à te dire pour quel motif. Après tout ce que tu as fait, il ne pouvait t’arriver rien de plus fâcheux ; écoute : La fille du roi Fortunatus exige que tu sois brûlé vif sur la place publique de la ville, et tu as été condamné à être brûlé ; fais donc ton paquet — maintenant, le plus tôt que tu pourras. Il ne sert de rien de rechigner ; tu seras brûlé, puisque le veut cette belle fille. — C’est bien, sire, dit Jean ; toutefois, après ce que j’ai fait pour vous, il ne serait pas trop que vous ayez la bonté de prolonger mon existence de deux jours entiers, pour que je fasse mon paquet. Il y a plus, il n’est pas bien de décamper de ce monde aussi vite que la parole, car peut-être je ne serais pas bien reçu dans l’autre. — Tu auras deux jours, Jean, selon ta demande. — Je vous remercie, sire, dit Jean qui s’en va, aussi tranquillement que possible, trouver son cheval à la forêt. Chemin faisant, il dit en lui-même : — Voilà comment sont les rois, voilà ma récompense ; vaut-il bien la peine de se tuer pour obliger des gens de cette sorte ? A l’intérieur, paraît-il, ils ont des pierres au lieu de cœur.
Jean arrivé près de son cheval, lui dit: — Je suis venu cette fois pour te dire adieu à jamais ; c’en est fait de moi, et je suis condamné par le roi à être brûlé vif sur la place publique de la ville. Adieu donc, mon cher petit cheval, il faut nous quitter maintenant ; dans deux jours, aujourd’hui non compris, je ne serai plus que cendre. — Voilà ce que c’est que de ne pas obéir ; si tu n’avais pas pris cette méchante perruque-là, tu ne serais pas en danger d’être brûlé maintenant. Cependant tu ne seras peut-être pas brûlé encore ; écoute-moi : N’as-tu pas quelque ami dans l’écurie du roi ? Si fait, dit Jean ; j’en ai un qui m’obligerait au besoin. — Bien, dit le cheval ; va le trouver et dis-lui de te chercher une bouteille, un bouchon pour la boucher, une étrille et une brosse. Il n’y a besoin de rien de plus. Quand il t’aura donné ces objets, viens vite ici me trouver, et je te dirai ce que tu auras à faire.
Jean revient de là aussitôt pour trouver son ami dans l’écurie, et il eut de lui ce qu’il avait demandé : il se mit à courir, en retournant sur ses pas, pour aller trouver son cheval à la forêt. Celui-ci dit à Jean : — Etrille-moi bien, et ramasse dans la bouteille, avec la brosse, la poussière et tout ce qui tombera de ma peau. Quand Jean eut fait ce que lui disait le cheval, la bouteille n’était pas à moitié pleine à beaucoup près. — N’importe, dit le cheval ; verses-y de l’eau pour achever de la remplir et prends garde de la perdre. Maintenant tu n’auras autre chose à faire que d’aller trouver le roi et lui dire que tu voudrais faire ta niche dans le bûcher dressé pour te brûler ; tu lui demanderas aussi le temps de faire tes prières, avant d’aller chercher le royaume du paradis. Apporte avec toi un escabeau pour t’asseoir, quand tu seras entré dans le bûcher ; alors tu tireras ta chemise de dessus ton corps, tu laveras tes membres avec ce qui est renfermé dans la bouteille et tu les frotteras tant que tu pourras. Quand tu te seras ainsi mouillé de la tête aux pieds, tu laveras aussi ta chemise avec ce qui reste dans la bouteille, et quand tu auras remis ta chemise sur ton corps, tu diras au roi d’allumer le feu sur toi, quand il voudra.
Jean exécuta de point en point tout ce que lui avait dit son cheval ; et quand il eut dit au roi d’allumer le feu, la flamme se précipita si vite sur le bois que le bûcher fut consumé plus promptement que je ne mets de temps à l’écrire ici.
Lorsque tout le monde s’attristait sur (le sort) de Jean et que tous disaient que c’était péché de brûler un aussi beau garçon, un garçon qui avait si bon cœur, voilà alors Jean qui fait un saut du milieu du brasier, en tremblant de froid de tous ses membres : il ne pouvait s’en empêcher, disait-il. — Miracle ! miracle ! crièrent tous (les assistants), c’est un saint ou un diable. — Ce n’est pas un diable, disait-on, en se rassemblant autour de lui, regardez-le ; qu’il est beau ! la moitié plus beau qu’il n’était auparavant. C’était vrai, aussi tous les assistants étaient stupéfaits et saisis, comme vous pouvez le penser.
La princesse, venue pour voir, fut aussi étonnée que les autres, et son cœur s’étant tout-à-coup épris d’amour pour petit Jean, en voyant combien il était devenu beau, elle dit au roi : — Voilà un gaillard ! Si vous aviez été aussi beau garçon que Jean, vous seriez devenu le miroir de mes yeux, et j’aurais été heureuse sur la terre. — Et si je faisais comme lui, dit le roi à la princesse, peut-être deviendrais-je aussi beau qu’il l’est ? — Je le croirais volontiers, dit la princesse.
Celle-ci ne tenait ce langage que pour attraper le roi, et aussi parce qu’elle avait maintenant plus d’envie de se marier avec le petit Jean que d’aller (se jeter) à l’eau.
Le roi, aussi sot qu’un veau pommelé, fait apporter là un grand tas de bois de chauffage, il s’établit au centre comme (avait fait) Jean, et aussitôt on alluma le feu. Le feu ne dura pas longtemps ; en un instant le roi fut étouffé, brûlé et réduit en miettes, chair, peau, os et tout le reste, et il ne resta de lui qu’un peu moins que rien. C’est ainsi qu’on en fit un joli garçon !
La princesse, satisfaite, dit à Jean : — C’est toi qui as-fait les plus beaux exploits, c’est toi par conséquent qui dois être actuellement roi, et moi ta reine.
Sans tarder on fit la noce, avec force cérémonies et en grande liesse ; et vous pouvez croire qu’ils donnèrent un festin comme on n’en avait pas vu il y avait longtemps. Quand furent terminées (les fêtes) de la noce, Jean alla trouver son cheval à son château de branches. Il lui raconta ce qui était arrivé et le remercia de tout le bien qu’il lui avait fait depuis qu’il était parti de la maison de ses parents. Le cheval lui dit alors : — Je vais maintenant retourner dans mon pays, tu ne me reverras plus jamais, car jamais non plus tu n’auras besoin de moi. Adieu donc pour toujours ! Je t’avais dit que je te ferais du bien tant que je pourrais ! je l’ai fait, je crois, selon mon pouvoir. Adieu pour toujours !
Et le cheval partit de là pour sa demeure, et Jean pour aller rejoindre sa jeune reine.
D'après ce que j'ai entendu dire, il fut heureux avec elle toute sa vie, et elle fut aussi bonne pour lui qu'elle avait été hautaine auparavant avec le roi.
Pour achever maintenant : le cheval dont il a été tant parlé dans ce conte, était le père du petit Jean ; il était venu pour lui enseigner la raison et pour le diriger dans le chemin difficile de la vie.
Jean à la barre en fer était fils d’un cardeur de Ker-Savater. Pendant trois ans et demi sa mère le nourrit de son lait, et quand celle-ci allait au lavoir ou au four, Jeannot sortait de son lit et courait à sa recherche, en pleurant comme un veau qui court après sa mère.
Un jour que Biganna (Marianne) était allée faire sa buée ; ceci se passait un vendredi, par malheur ! Jeannot le têtard, comme l’appelaient les voisins, va au lavoir en grande hâte, et quand il y arriva : — Mère, à téter, dit cet énorme enfant, dont les cuisses et les bras étaient aussi gros que les montants d’un lit clos de campagne, et la tête de la dimension d’une terrine à crème. — Je vais t’envoyer quelque part, méchant garnement, dirent les autres femmes qui étaient autour du lavoir. Tu devrais avoir honte, grand garçon qui a les dents aussi longues que celles d’une vieille vache ! Tout-à-l’heure nous t’apprendrons à manger du pain désormais.
Marianne ne disait mot, car elle avait honte de son enfant gâté, et n’osait faire selon ses désirs, craignant qu’on ne se moquât d’elle. — Jésus ! Vierge Marie ! dit une femme ; est-ce que vous n’êtes pas d’avis de sevrer bientôt ce jeune garçon, ma chère commère ? — Par ma foi, oui, dit Marianne ; il y a même longtemps que j’en cherche le moyen, car je suis sur les dents. Mais je ne sais comment m’y prendre, et de plus, le pain est cher, comme vous savez, et mon mari, s’il est bon pour gagner, est encore meilleur pour dépenser. — Radotages, dirent ensemble les autres femmes, et rien de plus. Vous n’aurez jamais meilleure occasion ; laissez cet enfant gâté demander (à téter) tant qu’il voudra, restez là tranquille, et il aura honte.
Jeannot fit un tapage effrayant, en demandant à sa mère et en la suppliant de lui donner à téter. Quand il fut las, après un moment, le bambin alla chercher au logis un escabeau de bois, et vint jusque sous le nez de sa mère lui demander à téter.
Les autres femmes se bornèrent à rire et à dire chacune leur mot, et à qui mieux mieux, au bambin face au lait doux. L’une d’elles voyant que par ailleurs on ne pouvait venir à bout de lui, alla le prendre et le plongea dans le lavoir, en lui donnant la fessée, jusqu’à ce qu’il demandât à boire de l’eau. — Lâchez-moi, disait-il. — Promets que tu ne téteras plus à l’avenir. — Je ne téterai plus, dit Jean, en s’en allant avec son escabeau, et la queue basse comme un renard attrapé par une poule.
A partir de ce moment, Jean ne se soucia plus de voir faire la buée le vendredi. Marianne fut très-honteuse, mais n’eut pas de regrets d’avoir agi comme elle l’avait tait, parce qu’elle pensait que c’était à cela que son fils chéri devait d’être moitié plus fort que les autres enfants de son âge. Et il était plus fort, en effet, car Jean de Ker-Savater, tout jeune encore, luttait avec les jeunes garçons et portait la bannière, le dimanche, à la procession autour du cimetière. Il n’avait que quatorze ans quand il alla à l’aire neuve, en Cornouaille, et il revint vainqueur de la lutte.
Un jour, Jean s’éloigna du logis et s’égara dans le bois du Rusquec, auprès de Saint-Herbot, quand il revenait à la maison. Comme il n’arrivait pas selon l’ordinaire, on crut qu’il avait été dévoré par un loup ou par quelque sanglier. Pourtant, quelques-uns disaient : — Quel est le loup, croyez-vous, qui voudrait approcher de Jean ! Son nom est si connu, qu’il suffirait à lui seul pour mettre en fuite tous les loups de la montagne d’Arrée, comme s’ils avaient un diable à trousses ou un tison sous la queue. — Quoi qu’il en soit, Jean marchait et courait comme un dératé, si bien que, harassé, il tomba sur la face. Il avait été frappé, probablement, par le lutin qui rôde la nuit dans les bois et les prés.
Le meunier du Passage-des-Souris, sortant de chez lui après avoir mangé sa bouillie, entendit quelque chose, et alla de ce côté en grignotant son croûton. Le voilà qui rencontre Jean : — Que vous est-il arrivé, mon brave homme, dit le meunier, quand il l’aperçut ? Vous faites pitié ! — Une foule de choses, hélas ! monseigneur saint Herbot béni, dit Jean. Je meurs de faim et suis harassé à force de galoper dans les bois. — Tenez, mon pauvre homme, dit le meunier, en donnant à Jean la lèche de pain qu’il avait encore à la main.
— Il est bien bon, dit Jean, en avalant d’une bouchée le pain du meunier ; que Dieu vous bénisse mille fois, vous m’avez rendu la vie. Jamais je n’ai trouvé mets plus agréable à mon cœur que ce morceau de pain. — Et Jean alors de se lever sur ses jambes, — Allons au moulin, dit le meunier du Passage-des-Souris, car les vêtements que vous portez sont en lambeaux et couverts de boue aussi. De plus, vous tremblez de froid ou de la fièvre. — Jean n’avait pas assez de force pour marcher, et le meunier lui donna la main. Tous deux se dirigèrent alors à leur aise vers le moulin.
Jean de Ker-Savater trouvait que le meunier du Passage-des-Souris était un brave homme, quoique voleur de farine, ainsi qu’il avait en tendu dire qu’étaient la plupart des meuniers :
Le meunier, voleur de farine,
Sera damné jusques au pouce ;
Et son pouce le plus damné
Est celui qui entre le premier dans le sac.
Ce meunier ayant beaucoup d’eau à son moulin, comme on dit, retint Jean comme porteur. Il n’avait jamais vu de domestique pareil à Jean, ni même comparable à lui. Quand il fallait lever la meule pour la piquer, Jean ne s’amusait pas à chercher corde ou manivelle ; il la levait à la force de ses bras. Il portait aussi sur son dos au marché plus de blé ou de farine que tout cheval de Cornouaille ou de Léon, qui plus est.
C’est pourquoi le meunier, voyant que Jean était un garçon sans pareil et très-bon pour le travail, lui offrit sa fille en mariage, Mais Jean resta ébahi quand il entendit cela, et comme il ne comprenait pas ces sortes de choses, il en fut tout déconcerté et s’enfuit à la dérobée, comme s’il avait commis quelque crime.
En partant du moulin, il vit une grosse barre en fer qui était derrière la porte ; il mit la main dessus et l’emporta, comme on eut fait d’une légère baguette. Quand Jean arriva au moulin du Grand-Etang, il aperçut là un jeune garçon jouant à la galoche avec une barrique et deux meules de moulin. Jean s’approcha de lui aussitôt et tira son chapeau : — Bonjour, mon maître, dit-il. — Et à vous aussi, mon brave homme, dit l’autre. Vous dites mon maître ; je crois que vous êtes aussi un solide gaillard. — Jusqu’à présent, dit Jean, je n’avais pas trouvé mon pareil, mais vous, vous me dépassez encore. — Passez-moi votre bâton, dit l’autre, et prenez ces palets, pour voir si vous pourrez vous en servir. — Prenez garde, dit Jean, que mon bâton ne vous tombe sur les pieds, car il est plus lourd qu’une baguette de coudrier. — Il m’est avis que c’est un fer de moulin que vous avez pour canne. — Vous ne vous trompez pas, dit Jean, en saisissant les deux meules de moulin et en lançant son premier palet loin au-delà de la barrique, parmi les herbes du pré ; il faillit même le jeter dans le canal qui était bien au-delà. — C’est assez, dit le garçon aux meules de moulin, qui craignait de perdre ses palets. Sans être trop curieux, ajouta-t-il, vous demanderai-je où vous allez ? — Je vais courir le pays, dit Jean ; venez-vous aussi ! — Bien volontiers, dit l’autre, qui mit un palet dans chacune de ses poches et emporta la barrique pour jouer en chemin.
Les histoires roulèrent entre nos deux garçons qui se racontaient leurs exploits. Ils ne se doutaient de rien, lorsqu’ils aperçurent un homme qui était venu chercher de l’eau avec un tonneau. — Bonjour, mes braves garçons, dit-il, d’où venez-vous et où allez-vous ? — Vous êtes, à ce que je vois, un homme de notre trempe, dit Jean à la barre de fer ; nous courons le pays, et, si cela vous convient, vous nous accompagnerez ? — Volontiers, dit le garçon au tonneau, car jamais je n’ai entendu parler de gens pareils à vous ou même approchant. — Et eux de se mettre en route tous les trois, comme trois camarades, en jasant et en se contant des histoires ; c’était plaisir de les entendre et de les voir.
Ils arrivèrent à une fontaine où ils burent chacun à leur tour. Jean était en arrière, et au moment où il se levait pour rejoindre les autres, il aperçut une petite bonne femme, vieille comme la terre, qui sortit d’une touffe de cresson d’eau, arriva sur lui en un bond et lui dit à l’oreille : — Prends garde, mon cher enfant, car là, au milieu du bois, il y a trois grands géants, plus forts que n’était Samson autrefois ; Ils sont au service d’un vieil ogre dont la demeure est dans un château-fort, à cent brasses sous la terre. Celui-ci, à trois lieues à la ronde de son manoir, sent l’odeur de chrétien ; et quand il a faim, il envoye ses géants pour lui attraper des hommes pour son repas. Trois énormes chiens gardent aussi le château, nuit et jour. Tu seras pris le premier, si tu ne fais attention, car tes deux camarades ne sont pas baptisés, et l’ogre ne sentira pas de sitôt leur odeur.
Voici, mon enfant, l’herbe d’or, cueillie au de la lune, le sixième jour ; elle rendra de bons services. Tu n’auras qu’à lui dire : Petite herbe, faites votre devoir. — Bonne chance, mon enfant… Et elle de disparaître dans le cresson d’eau, sans que d’autres que Jean eussent pu l’entendre ou la voir. Celui-ci réfléchit longtemps aux paroles de la vieille femme.
— Je sens des gens qui se promènent dans le bois, dit le vieil ogre. Vite en route, mes garçons ! Je sens l’odeur de chrétien, dit-il aussitôt que Jean eut mis le pied dans le bois. Vite et courage ! Je gage que vous ferez une bonne journée aujourd’hui. — Et les trois grands géants de mettre leurs souliers de neuf brasses par pas. Ils ne tardèrent pas à atteindre le garçon aux meules de moulin et le garçon au tonneau. — Vous êtes bien hardis, dit l’un d’eux, de venir dans ce bois sans permission. Il ne vous reste qu’à attendre la mort maintenant. — Nous verrons tout-à-l’heure si vous êtes des lurons comme vous le dites, répondit le garçon aux meules de moulin. Tuer ou être tué, ne vaut mieux être le boucher que le veau. Attrape ! Une pierre de moulin atteint à la tête plus grand des géants, et l’étend sur le tertre. — Et d’un, dit le garçon aux meules de moulin. Attrape ! Une autre meule atteint à la tête le second géant, et l’étend aussi sur le sol. — Et de deux dit-il.
Le troisième géant n’attrape qu’un coup de barrique, et ne s’en émut pas beaucoup. Il saute comme un chien enragé pour saisir au cou les deux garçons, les charge sur son dos et les emporte au château, en sifflant comme un chasseur de lièvres, vers le soir, quand il rentre au logis avec deux pièces sans queue[3] dans sa gibecière.
Pendant ce temps, Jean à la barre en fer était arrivé assez près pour voir et entendre en partie, et sans être aperçu, ce qui s’était fait et dit. Il suit les traces du géant jusqu’au château et là, met son oreille contre la barre d’une vieille croisée de la grande salle. Il entend le vieil ogre qui disait au géant : — Je pense que vous avez eu une rude besogne, mon enfant. — Foi de Dieu ! c’est vrai ; c’est même un rude combat qui a eu lieu ; jamais je n’en vis de pareil : mes deux frères aînés sont restés sans mouvement sur le champ de bataille.
Songeant alors qu’il avait toujours ses deux prises sur le dos, le géant les jeta sur le plancher comme deux sacs de vieux chiffons, en disant avec colère au vieil ogre : — En voilà deux pour deux, je les trouve bien chers. Ceux-ci ne sont pas des hommes ; ce sont des diables. — Ce sont des hommes, mon pauvre enfant, seulement ils ne sont pas baptisés. — Eh bien, chacun d’eux valait plus de cent hommes baptisés, car je ne me doutais de rien, quand j’ai aperçu l’un d’eux jetant une meule de moulin à la tête de mon frère aîné, qui tomba raide mort sur la terre. Et aussi vite (que je puis le dire), il tira de sa poche une autre meule, et la jeta à la face de mon autre frère qui tomba mort aussi. Pendant ce temps, l’autre me jeta sur le nez une barrique qui m’éblouit, si bien que je vis briller trois soleils et cent étoiles. S’il eût trouvé (sous sa main) une souche de vieux chêne ou quelque roche, c’en était fait de moi aussi.
— Prends un peu d’onguent, mon fiston, dit le vieil ogre, et fais un petit somme, et avant peu tu en seras quitte et guéri. Tu as eu plus de peur que de mal. Mais moi, je suis bien à plaindre, car que deviendrai-je vieux comme je suis, si tu venais à me manquer ? Hâte-toi, mon pauvre enfant, de réparer tes forces, car je sens l’odeur de chrétien. Je n’aime pas beaucoup la chair des païens ; tout à l’heure j’aurai mieux, je pense, dit le vieil ogre en se léchant les babines avec la langue. Ces deux prises-ci ne sont bonnes que pour les trois chiens de garde qui sont à jeûner depuis quelque temps.
Ces trois chiens d’attache n’avaient cessé de grogner depuis le retour du géant ; ils étaient pressés de sauter sur un morceau de viande, ou peut-être furieux contre Jean au bâton de fer. Mais ils étaient bien attachés chacun à une chaîne d’acier très-forte et blanche comme de l’argent, tant ils tournaient et viraient autour du point d’attache.
Jean, voyant qu’il en avait pour quelque temps avant que le géant fût défatigué, alla se promener autour du château pour connaître les êtres de ces lieux, et chercher comment s’y prendre pour arriver jusqu’à la princesse qui était dans le château, d’après ce qu’avait dit le vieil ogre au géant. Et Jean, partout où il passait, frappait la terre et les murs avec son bâton de fer, et examinait toutes les fenêtres qui se trouvaient sur son chemin, en disant : — Y a-t-il là quelqu’un ?
Quand il fut arrivé à une fosse profonde, il se mit le nez dans un petit trou qui se trouvait là, et répéta : — Y a-t-il là quelqu’un ? — Oui, mon brave homme, répondit une petite voix claire et flûtée comme la voix d’un enfant ; elle venait de dessous terre. — Que faites-vous là ? Qui êtes-vous, demanda Jean ? — Je suis fille du roi d’Hybernie, dit la jeune princesse. — Et vous, ajouta-t-elle, êtes-vous un homme ou un ange ? — Moi, on me nomme Jean à la barre en fer, et je suis fils d’un cardeur de Ker-Savater, en Basse-Bretagne ; je vous rendrai service, si je le puis, et j’ai espoir que je viendrai à bout de vous tirer de ce trou maudit. — Que Dieu vous vienne en aide, homme charitable ! C’est mon bon ange qui vous conduit ici, car mon grand-père était aussi de la Basse-Bretagne, et jamais homme n’est venu jusques ici, si ce n’est ceux qui sont pris, comme moi, pour être dévorés par le vieil ogre et ses chiens enragés. — Adieu, dit Jean ; je reviendrai le plus tôt que je pourrai ; priez Dieu et la Vierge Marie de veiller sur moi, et aujourd’hui ou demain, je vous apporterai de bonnes nouvelles.
Au moment où Jean s’éloignait, il entendit la princesse qui disait : — Notre Père, qui êtes au ciel, préservez-nous de mal ! Sainte Marie, priez actuellement pour nous ! Ange de Dieu, continuez à veiller sur nous ! — Ainsi soit-il, dit Jean, en s’éloignant silencieusement comme un voleur. Et lui d’entrer dans le bois et de monter dans un arbre avec son bâton, en disant en lui-même : — Si je vais me promener dans le bois, le géant se mettra à mes trousses et me prendra ; et si je le manque du premier coup, mon affaire sera faite. Laissons-le venir me chercher, pour voir (ce qui arrivera).
En effet, peu d’instants après, le géant arriva à pas démesurément grands, et tels que Jean n’en avait jamais vu faire à qui que ce soit ; et apercevant Jean à l’enfourchure d’un arbre, il lui dit : — Tu es donc là, ver de terre ; descends de là, que nous causions un peu. — Pas si bête, dit Jean, et si tu désires causer, causons. — Tu es bien osé, pauvre enfant. Qui a pu te rendre audacieux au point de venir dans ce bois, sans de mander de permission. — J’ai lieu de penser que c’est toi qui as pris mes deux camarades, dit Jean d’un ton aussi arrogant que le géant. Prends garde à ce bâton de fer, il te rompra la tête et brisera toutes les côtes de ton corps maudit. Tu as emporté, il est vrai, le garçon aux meules de moulin et le garçon au tonneau ; mais ceux-là n’étaient que des adolescents, dit Jean. Approche donc de moi, méchant et lâche flandrin ; approche donc, si tu l’oses ?
Alors le géant se calma en entendant Jean et en voyant son bâton de fer, et il lui dit : — Faisons la paix. — Tu fais bien, dit Jean, et prends garde à moi, si tu tentes de me faire mal. De plus, tu n’obtiendras pas de moi la paix si tu ne marches toujours en avant ; et marche droit surtout, ou je te casserai les jambes. — Je le ferai, dit le géant, qui n’était pas à l’aise et avait même le mal de ventre[4]. — Jean alors descendit de son arbre et se dirigea vers le château, tenant son bâton de fer à la main, et faisant marcher en avant le géant, dans la crainte qu’il ne cherchât à lui porter quel que coup de traître.
— Maintenant, dit le géant, quand ils furent arrivés au château, je vais vous montrer une chambre pour vous cacher, car si l’ogre savait que vous êtes ici, il me tuerait incontinent et mettrait mes os en tripes. C’est pourquoi il ne faut vous montrer à personne qu’à moi, ni faire le moindre bruit. Vous trouverez dans votre chambre nourriture, vêtements et tout ce qui vous sera nécessaire. — Il est temps que je retourne auprès du vieil ogre.
— Je sens l’odeur de chrétien, dit le vieil ogre, aussitôt que le géant fut revenu près de lui. — Oui, grand-père, l’odeur de ces deux hommes que je vous ai apportés hier. — Ceux-là étaient des païens, mon fiston ; mais je sens l’odeur de chrétien, et même une forte odeur. — C’est vrai, l’odeur de la jeune princesse. — Je crois que tu as eu mauvaise chance aujourd’hui ? — Cela n’est pas extraordinaire, dit celui-ci, car hier j’avais fait aussi une mauvaise journée. — Eh bien, retourne le plus tôt possible dans le bois pour y faire une tournée, car il doit être près d’ici l’individu dont je sens l’odeur. Amène deux chiens avec toi ; ils sauront, mieux que toi, trouver les traces de ce chrétien, et te prêteront aide au besoin, s’il t’arrive comme hier. Bonne chance ! et prends tes précautions, car, que deviendrais-je, si tu venais à me manquer comme tes deux frères ?
Le géant alors alla trouver Jean à la barre en fer et celui-ci le pria de lui montrer les êtres de la maison.
Ils y allèrent, le géant entrant dans les chambres et en sortant, suivi de Jean qui avait toujours son bâton à la main partout où ils allaient. Le géant disait à Jean le nom des chambres et leur usage.
Ils arrivèrent bientôt à un escalier en pierres qu’ils descendirent, et Jean apercevant, dans un coin, une petite porte étroite et basse, demanda au géant : — Ne sommes-nous pas encore venus ici ? — Silence, dit le géant, là est la fille du roi d’Hybernie ; elle attend qu’il plaise au vieil ogre de la manger. S’il nous arrivait d’ouvrir cette porte, le grand-père nous entendrait peut-être, il entrerait en fureur et nous broyerait entre ses dents du nous mettrait en lambeaux avec ses ongles aussi durs que le fer. — Quoi, dit Jean, ne pourrais-tu pas nous montrer cette méchante bête, sans qu’il nous arrivât malheur ?
— Si fait, dit le géant, si vous aviez, pour mettre dans sa nourriture, soit l’herbe d’or, soit le trèfle à cinq feuilles, car alors il dormirait vingt-quatre heures sans se réveiller, et on pourrait le tuer pendant son sommeil. Par ailleurs, il n’est homme ou diable qui pourrait venir à bout de lui, car il est ensorcelé par une vieille bonne femme qui demeure près d’une fontaine, à l’autre bout du grand bois qui est là-bas ; elle possède, dit-on, les charmes et les ruses de Satan. — Je crois, dit Jean en lui-même, que l’affaire marchera bien maintenant. Et toi, dit-il, à quoi te sert de rester ici pour faire un métier comme celui que tu fais, un homme comme toi ? — Silence à ce sujet, dit le géant, et à revoir. Voilà la porte de votre chambre ; il est grand temps que je me remette en route, de peur que le vieil ogre ne s’aperçoive que j’ai tardé si longtemps. Fermez bien la porte et les fenêtres, car l’odeur de chrétien que sent le vieil ogre est indubitablement la vôtre.
Quand le géant fut parti, Jean comprit ce qu’il lui avait dit au sujet de la vieille sorcière. — À propos, dit-il, celle-là doit être la vieille femme qui m’a parlé près de la fontaine, et qui m’a fait connaître ce château et les vilains oiseaux qui l’entourent. Voici encore dans ma poche l’herbe d’or qui, disait-elle, me rendrait service au besoin. — Vieille petite femme, dit Jean, si vous avez dit vrai, le vieil ogre a la mort entre les dents ; ensuite je verrai qui sera le maître dans cette maison.
Jean entendit le vieil ogre qui ronflait plus fort qu’un marsouin, si bien que le château en tremblait. — Pour maintenant, dit Jean, je puis aller faire une promenade, pour voir comment va la princesse et lui donner des nouvelles de ce qui se passe par ici. — Et Jean de se diriger tout doucement, sur ses quatre mains, vers la fenêtre étroite qui se trouvait au-dessus du cachot de la princesse. — Vous êtes là, ma chère princesse, dit Jean. — Oui assurément, dit-elle ; il y a même longtemps que je vous attends. Vous êtes toujours de ce monde ! — Oui, ma foi, et je n’ai pas peur de mourir encore ; je vous tirerai de là avant qu’il soit longtemps. — Oh ! si ce que vous dites est vrai, je pourrais donc revoir la lumière du soleil béni et me trouver avec les autres chrétiens ! Mais n’allez pas trahir une jeune fille qui a fait ses adieux aux choses de ce monde ; n’allez pas lui faire croire, pour plaisanter, qu’elle retournera auprès de son père pour rester encore longtemps dans sa joie ; — Je veux perdre la vie le premier, dit Jean, avec toute l’effusion possible, si je ne vous tire pas de là avant vingt-deux ou vingt-quatre heures. À revoir, car il est temps que je m’en retourne. — À revoir, charitable jeune homme, dit la princesse, que Dieu vous bénisse mille fois ! Bonne chance pour l’accomplissement de vos desseins !
Jean retourna dans sa chambre comme il était venu, et le vieil ogre ronflait toujours. Le géant revint bientôt et alla trouver Jean. — Eh bien, dit Jean, je crois que tu n’as fait aucune capture ? — Non assurément, dit le géant ; le bois est si connu, que depuis longtemps peu de gens y passent ou même en approchent ; et nous, nous ne pouvons sortir du bois, sous peine de perdre notre force et notre adresse. Par bonheur, le vieil ogre mange peu en ce moment, et il a des provisions pour un bon bout de temps ; après les deux que j’ai pris hier, il trouvera la jeune princesse, quand il aura faim, et en attendant quelque autre capture.
— Mais j’y pense, dit Jean, j’ai ici sur moi un morceau de l’herbe ; serais-tu disposé à le mettre dans les aliments du vieil ogre, car j’ai hâte de le voir ? — Parfaitement, dit le géant ; il n’est rien de plus facile que de vérifier l’efficacité de votre herbe. Une heure après qu’il avait pris son repas, le vieil ogre ronflait au point que le château branlait du haut en bas ; le géant dit alors à Jean qu’il pouvait descendre, quand il le voudrait, et sans crainte, pour voir le vieil ogre. — Jamais, dit-il, je ne l’ai vu dormir comme aujourd’hui, ni ronfler si fort. Se mourrait-il, par exemple, dit le géant ? Peut-être cette herbe est un poison ?
— Le regretterais-tu beaucoup, dit Jean ? — Je n’en aurais nul regret, dit le géant, car je suis exténué du métier que je fais ici, surtout maintenant que mes frères sont morts. — Si tu veux, je vais lui allonger un coup de barre de fer, pour voir s’il est vivant ou mort. — Patience, dit le géant, qui tremblait comme une branche couverte de feuilles. Il faut d’abord tuer les trois chiens de garde, car ils nous mettraient en pièces, dès que serait mort le vieil ogre. — Soit, dit Jean ; voici un autre morceau de l’herbe, mets le dans la pitance des gros chiens, et peut-être dormiront-ils comme le vieil ogre. — Il disait vrai, car à peine ces trois chiens enragés, qui ne cessaient d’aboyer nuit et jour, eurent-ils mangé leur pitance, qu’ils furent pris d’un profond sommeil. Jean alors s’approcha et détacha à chacun d’eux, sur les tempes, un petit coup de barre qui les étendit raides, les pattes allongées auprès de leur niche. — Ouf ! dit Jean, au comble de la joie.
Le vieil ogre ronflait toujours et plus que jamais. — Hâtons-nous, dit Jean, puisque nous avons la chance pour nous. — Et eux d’aller trouver le vieil ogre, et Jean de lui frapper sur la tête un coup de barre de fer qui le tua, sans qu’il proférât même un… cri ou une plainte. — Ouf ! dit Jean, dont la fièvre était passée maintenant, car jusques alors il était très-pâle et tremblait comme une branche garnie de feuilles, tant il avait de peine à se tenir sur ses jambes. — Allons, dit-il, voir maintenant comment se porte la princesse. — Un instant dit le géant, celle-là m’appartient, car c’est moi qui ai empêché qu’elle ne fût dévorée. — Tais-toi, dit Jean, et allons d’abord la trouver ; plus tard nous causerons de cela et d’une infinité d’autres choses. — Voici la clef, dit le géant à Jean. — Va devant comme toujours, dit Jean ; car telles sont nos conventions. — C’est vrai, dit le géant, qui se mit en chemin et ouvrit la porte étroite et basse, et ensuite deux autres portes qui étaient derrière celle qui débouchait sur l’escalier. Et tous deux descendirent alors dans la chambre de la princesse qui resta stupéfaite en voyant Jean en ces lieux.
— Tout va bien, dit-elle en elle-même ; elle était aussi joyeuse que le soleil béni. — Je vous apporte une bonne nouvelle, ma princesse, dit le géant. Nous avons tué le vieil ogre et les gros chiens, et vous voilà libre et sauvée de la mort qui vous menaçait à tout moment. Si vous le voulez, vous resterez ici toujours avec moi ou, si vous le préférez, vous retournerez chez votre père. — La princesse était fort embarrassée pour savoir que répondre à cela, car elle ignorait en quels termes étaient le géant et Jean à la barre en fer. Jean comprit cela et ajouta alors : — Faisons mieux, allons tous les deux conduire la princesse chez son père dont le cœur est désespéré, et après l’avoir consolé, la princesse reviendra ici ou restera là, comme elle préférera.
Jean à la barre en fer était toujours sur ses gardes, car le géant cherchait à rester derrière, sous un prétexte ou sous un autre. C’est pourquoi Jean se méfiait, de peur qu’il ne lui jouât quelque mauvais tour, à la première occasion. Quand ils furent arrivés à la fontaine près de laquelle était la vieille petite femme, Jean resta un peu derrière les autres et dit : — Vieille petite mère, au nom de Dieu, êtes-vous là ? — Oui, mon pauvre enfant. — Que Dieu vous bénisse mille fois, car, sans vous, ma peau serait depuis longtemps à sécher ou en morceaux dans le ventre du vieil ogre. — Méfie-toi aussi mon enfant, de ce géant, car il est aussi cruel que le vieil ogre ; seulement, il ne lui ressemble pas à l’extérieur. Casse-lui la tête dès que tu en trouveras l’occasion, mais prends garde de manquer ton coup. Voici encore une autre herbe, le trèfle à cinq feuilles, et si tu peux parvenir à lui en faire goûter, il lui arrivera ce qui est arrivé au vieil ogre et à ses chiens enragés ; il te sera facile alors de te débarrasser de lui. Adieu, maintenant, je ne te reverrai jamais. Bonne chance, et prends tes précautions ! — Je ne vous oublierai jamais, vieille petite mère, et si quelque jour vous aviez besoin de moi, je vous rendrais bons services pour bons services. Bonne santé et longue vie !
Et Jean de suivre la princesse avec sa barre de fer. Mais le géant, mauvais garnement qu’il était, avait pris ses grands souliers et mis la princesse sur son dos ; et pendant que Jean devisait avec la vieille petite femme, il avait accéléré sa marche vers l’Hybernie, Jean, voyant qu’il n’était pas capable de les rejoindre, comprit qu’on lui avait joué un vilain tour. — Si le géant est allé conduire la princesse chez son père, dit Jean en lui même, le mal n’est pas grand ; mais si, après l’avoir mise sur son dos, il l’a conduite à son manoir, c’est très-différent.
Et Jean de retourner à la fontaine : — Vieille petite mère, dit-il, me voilà plus embarrassé que jamais, car j’ai eu beau marcher, je n’ai vu ni trouvé trace ni du géant, ni de la princesse. Je crains que le géant n’ait amené la princesse au château, car il avait envie de la retenir là, après la mort du vieil ogre et des gros chiens. Au nom de Dieu, conseillez-moi une fois encore !
— Il n’est rien arrivé de fâcheux, mon enfant ; le géant te craint à la mort, sans cela il aurait amené la princesse à son château, ou t’aurait assailli dans le bois, si tu étais allé quelques pas en avant. Ce qu’il y avait de mieux à faire, pensait-il, c’était de mettre la princesse sur son dos et de la conduire chez son père, afin de l’obtenir pour épouse, avant ton arrivée ; il l’aurait ensuite ramenée immédiatement à son château. Laisse-le faire ; il n’arrivera aucun mal à la fille du roi avant son arrivée au palais de son père ; tu y seras à peu près en même temps qu’eux, et en suite ton affaire marchera bien. Mets-toi donc vite en route et bonne santé ! — Que Dieu vous bénisse mille fois, vieille petite mère !
Quand Jean arriva au palais du roi d’Hybernie, il se faisait, tout à l’entour, un tel bruit, il y avait une telle agitation, que notre jeune homme fut très-inquiet ; il craignait que ce ne fût la cérémonie du mariage. Il alla trouver le portier et lui demanda ce qu’il y avait de nouveau dans le pays, et pourquoi tout le monde était dans la joie. — Quoi, mon brave homme, dit le portier, vous devez être de loin d’ici, puisque vous ignorez le retour de la fille du roi que l’on croyait morte depuis longtemps ? — Est-elle mariée aussi, dit Jean ? — Oh ! non, pas encore ; mais je ne doute pas qu’un de ces jours elle sera mariée au géant qui l’a ramenée en bonne santé à son père. On ne parle que de cela par ici, autour du palais et en ville aussi.
— Je voudrais dire un mot à la princesse, dit Jean, ou au moins lui faire savoir que je suis ici ; auriez-vous cette complaisance ! — Oui, par ma foi, dit le portier, mais vous aurez le temps d’attendre, car tous les princes et tous les gentilshommes du pays accourent au palais, dès qu’ils apprennent la nouvelle, les uns par respect, les autres dans l’espoir de se marier à la jeune princesse. — Quoique je ne sois pas grand’chose, dit Jean, la princesse, si elle savait que je suis ici, ne tarderait pas à me donner de ses nouvelles et à me faire savoir ce que je dois faire, car nous nous connaissons fort bien. — De tous les personnages qui vivent à la cour, voilà le plus affable ; nul autre, mieux que lui, ne pourrait vous servir ; priez-le de faire votre commission. — Je vous salue, monsieur, dit Jean, auriez-vous la bonté de m’écouter, je voudrais vous dire un mot ou deux. — Oui, certainement, mon pauvre homme, parlez sans crainte, quoique je sois pressé. — Je voudrais, dit Jean, voir la princesse et lui parler. Vous voyez ce bâton ? Tâtez-le, s’il vous plaît, monsieur, pour voir ce que c’est. — C’est du fer, je crois, dit ce monsieur. — Eh bien, ayez la bonté de dire à la fille du roi que Jean à la barre en fer est près de la porte ; vous me feriez beaucoup de plaisir et à la princesse aussi, je crois. — S’il n’y a que cela, votre commission sera faite. — Il n’y a pas autre chose, dit Jean ; que Dieu vous bénisse, mon bon monsieur ! dit Jean.
Sans tarder, on vit une foule de valets qui vinrent en grande hâte chercher Jean, sans s’occuper de qui que ce soit, et Jean les accompagna aussitôt au palais. — Tenez, dit Jean au portier, je vais mettre ici ma canne dans un coin ; vous n’avez pas à craindre qu’on vous la dérobe, car elle est un peu lourde et de peu de valeur. Avant peu, vous aurez de mes nouvelles et vous saurez qui je suis. — Je vois bien maintenant que vous n’êtes pas un homme de rien, comme vous en avez l’apparence. — Le portier, en se frottant les mains, disait : — Cet homme me donnera au moins l’argent du tabac.
Jean fut conduit dans une chambre où on l’habilla avec les vêtements d’un des premiers princes d’Hybernie ; puis on l’introduisit devant le roi et sa fille.
Dès qu’elle vit Jean, la fille du roi lui dit de suivre son père dans une autre chambre. — Pauvre Jean, dit la princesse, mon cœur était dans les angoisses et l’affliction ; je craignais que vous ne fussiez pas arrivé à temps au palais, car tous s’attendent à me voir épouser ce géant maudit. Maintenant mon cœur est au comble de la joie. Mais comment parvenir à le faire renoncer à son projet ! Il est capable de nous égorger tous et de m’emporter sur son dos dans son château, car il a dit que c’était lui qui m’avait sauvée des griffes de l’ogre ; aussi tout le monde croit que je vais sans tarder le prendre pour époux ; ce qui ne sera jamais. — Fiez-vous à moi pour conduire l’affaire à bonne fin, dit Jean, car j’ai aussi sur moi un remède pour ce géant qui bientôt ira chercher les traces de ses deux autres frères.
Le roi fit placer Jean auprès de lui pour le souper, et le géant fut mis à la droite de la princesse ; un grand nombre de gentilshommes du pays furent aussi invités à souper à la table du roi.
Le géant ne refusait pas de boire un coup, aussi lui donna-t-on ce qu’il aimait ; si bien qu’il s’enivra complètement. Alors la fille du roi mit dans son verre le trèfle à cinq feuilles que lui avait donné Jean. À peine l’avait-il avalé, qu’il tomba raide mort sur le plancher, comme une pièce de bœuf découpée. De là son corps fut envoyé en nourriture aux vers et aux autres bêtes.
Jean et la princesse, tranquilles maintenant et joyeux tous les deux, furent mariés l’un à l’autre. On dit qu’ils furent heureux et qu’ils eurent beaucoup d’enfants dont la race subsiste encore dans l’Hybernie.
Entre Saint-Pol-de-Léon et Cléder, dans la paroisse de Sibéril, se trouve le manoir de Quérouzéré. Là autrefois demeurait un gentilhomme de grande noblesse. Il était resté veuf avec trois filles et une grande fortune. Il ne trouvait pourtant pas qu’il eut encore assez de biens, et ayant fait la connaissance d’une demoiselle sans héritiers et vieille comme lui, il conçut le désir de se marier avec elle. — Sur ces sortes de choses, paraît-il, les vieux savent s’entendre aussi bien que les jeunes. — Ces deux vieux, donc, s’entendirent à merveille au sujet de leur mariage, et l’affaire était sur le point de se conclure, quand le gentilhomme annonça qu’il ne se marierait que du gré de ses enfants. — Je le leur demanderai, dit-il, et je crois qu’elles n’y verront pas d’empêchement.
Là-dessus le gentilhomme va trouver ses trois filles pour leur demander (leur avis) et entendre ce qu’elles pourraient dire à ce sujet. Ces trois demoiselles se nommaient Claudine, Anna et Marie. Le gentilhomme va d’abord trouver Claudine, l’aînée, et lui dit qu’il a pris la résolution de se remarier.
La demoiselle dit aussitôt à son père : — Vieux comme vous êtes, et avec des enfants en âge de se marier, qui plus est, je ne crois pas qu’il soit du tout prudent de chercher à vous remarier. Vous n’êtes donc pas heureux comme vous êtes actuellement, puisque vous pensez qu’avec une autre femme vous seriez plus heureux qu’avec vos enfants ? Si encore nous étions de mauvais enfants, des enfants sans cœur, comme il y en a trop de nos jours ; des enfants qui ne prennent aucun soin de leur mère, de leur père, qui ont eu de si grandes peines pour les élever ! Si nous étions de ces enfant qui les laisseraient manquer de tout pour aller suivre les étrangers et pour leur reprocher d’être vieux ou une foule de choses malsonnantes, comme on en entend actuellement ; oh ! alors, dit Claudine, il n’y aurait rien à dire, et vous auriez quelque motif de vous marier. Mais à présent vous n’en avez aucun, car on ne peut pas dire qu’aucune de nous trois ressemble aux enfants dont je parlais tout-à-l’heure.
— Tu dis vrai, ajouta le père ; aussi n’est-ce pas pour ce motif que j’ai songé à me remarier ; c’est pour augmenter votre fortune, car sachez bien que celle que je désire prendre est aussi riche que moi, et qu’un jour, par conséquent, vous serez plus heureuses et plus riches. Je ne crois pas que vous ayez lieu de vous inquiéter, car à l’âge où nous sommes tous les deux, on a rarement des enfants.
— Advienne que pourra, dit la fille aînée, je vous ai dit maintenant ce que je pense et ce que j’ai sur le cœur; mais cela ne fera rien, je le sais bien. Toutefois il eût été préférable, à mon avis, de vivre comme nous faisons, et avec ce que nous avons. Cela suffit, et il y a bien des gens qui, à beaucoup près, n’en ont pas autant que nous et qui vivent heureux cependant. Il ne me sert de rien, mon père, de vous dire tout cela ; vous l’avez mis dans votre tête et je ne pourrai vous empêcher de vous marier, puisque vous en avez l’envie. — Et si je te donnais ce que tu désires avoir, dit le père, ne me donnerais-tu pas ton agrément ? — Pardon, dit-elle, si vous vouliez me donner un coq d’or qui chantât aussi bien que tout autre coq. — Ma fille, dit le gentilhomme, pourvu qu’on le trouve pour de l’argent, tu l’auras comme tu le dis.
De là, le père alla trouver Anna, sa fille cadette. Celle-ci ne fit que répéter ce qu’avait dit sa sœur ; et quand son père lui dit de demander aussi ce qu’elle désirait avoir, pour donner son agrément à son mariage, Anna lui demanda une poule d’argent qui chantât et pondit comme les autres poules.
Le père lui répond qu’elle aura aussi sa poule, si on la trouve pour de l’argent. Maintenant il va trouver sa fille bien-aimée, Marie, la plus jeune. — C’est avec celle-ci, dit-il, qu’il sera le plus difficile de me tirer d’affaire. Il va pourtant la trouver et lui dit l’objet de sa venue. — Mon père, dit Marie, je ne puis vous empêcher de vous remarier, si vous en avez envie ; mais pour vous donner mon agrément à ce sujet, je ne le ferai jamais, car je ne serai, ni ne pourrai être plus heureuse, ni même aussi heureuse que je le suis maintenant. — Demande-moi, dit le père, ce que tu voudras, comme ont fait tes sœurs, et je te le donnerai. Voilà ta sœur aînée qui a demandé un coq d’or, et ta seconde sœur une poule d’argent qui aient vie pour chanter et pondre comme les autres ; et elles les auront, quand bien même il serait très-difficile de se procurer ces objets. — Pour ce qui est de moi, mon père, si je vous demande quelque chose, puisque vous voulez que je vous fasse une demande, cela ne vous coûtera pour l’avoir que la peine de chercher : je voudrais avoir une feuille du laurier qui chante. — Tu l’auras, s’il s’en trouve sur la terre, dit le père. — Oui, certes, dit la fille, il y en a sur la terre, mais j’ai entendu dire que ce n’est pas dans ce pays. Vous aurez, sans nul doute, beaucoup de peine à me la procurer, et cependant il faut que je l’aie, avant votre mariage.
Le père alors va trouver ses domestiques et leur dit d’atteler son carrosse et d’y mettre sa valise pleine d’or et d’argent ; car il sait fort bien qu’il en aura besoin. Maintenant il fait ses adieux à ses trois filles et se dirige d’abord sur la France, allant d’une ville à l’autre. Il alla, il voyagea de France en Espagne, d’Espagne en Italie, et de là je ne sais où ; il était sur le point d’avoir fait le tour du monde, quand il arriva dans une mauvaise petite ville. Là, il entendit dire qu’il y avait dans la contrée un homme qui avait un esprit sans pareil et infiniment supérieur, un homme industrieux et duquel on n’avait jamais entendu dire qu’il n’eût réussi à ce qu’il voulait faire. Par conséquent, vous pouvez croire qu’il n’y avait au-dessus de lui que le Seigneur Dieu et le diable. Quand notre vieux gentilhomme entendit cela, il dit : — Voilà mon homme trouvé, allons le voir. Il se mit en route et demanda à cet homme s’il était capable de lui fabriquer un coq d’or qui chanterait, et une poule d’argent qui chanterait et pondrait comme les autres volailles. — Assurément, dit celui-ci, je pourrai vous fabriquer ce que vous demandez ; mais ce sera cher. — Je ne vous demande pas ce que cela coûtera, pourvu que vous le fassiez.
Voilà que cet homme lui dit qu’il faudrait au moins huit jours pour faire ce travail ; et après ce temps, lui dit-il, venez ici, monsieur, et vous aurez votre coq et votre poule. Celui-ci donc resta en ce lieu, attendit huit jours, eut son coq d’or et sa poule d’argent, et retourna aussitôt au logis pour les apporter à ses deux filles.
Celles-ci furent ravies, comme vous pouvez penser, et le père fut plus ravi encore. Et pourtant il était bien loin d’avoir terminé ses voyages, car il avait encore à trouver, pour la plus jeune de ses filles, une feuille du laurier qui chante. Il part du logis, et après avoir voyagé longtemps, après avoir été même dans les pays les plus arides où, pour se nourrir, il ne trouvait que de l’eau amère et quelques fruits sauvages en petite quantité, il aperçut une grande forêt devant lui. Il y pénétra, et après avoir tournaillé de droite et de gauche, il vit en face de lui une hutte faite de branches et couverte de feuilles.
Je ne saurais vous dire ici depuis combien de temps ce gentilhomme n’avait vu figure humaine ; aussi vous pouvez croire qu’il fut heureux et joyeux quand il aperçut la hutte ; il espérait y trouver quelqu’un qui peut-être lui indiquerait le bon chemin pour aller à la recherche du laurier qui chante. Il n’était pas dans l’erreur en croyant cela, car il trouva dans cette hutte, un homme âgé, très-âgé, dont les cheveux et la barbe étaient excessivement blancs comme une poignée de lin, et si longs qu’ils touchaient la terre de tous côtés.
— Mon brave homme, dit le gentilhomme, auriez-vous la bonté de me donner quelques renseignements au sujet de ce que je cherche par ici ? — Oui bien, dit le vieillard, dites-moi alors ce que vous cherchez ? Je sais bien que vous êtes depuis longtemps en voyage, à la recherche d’une feuille du laurier qui chante (que vous destinez) à la plus jeune de vos filles, qui est aussi la plus sage. — Quoi, dit le gentilhomme, vous connaissez donc aussi mes filles ? — Il y a longtemps que je connais vos filles, de même qu’une foule de choses que je n’ai pas besoin de vous détailler ; j’aurais trop à faire. Vous n’êtes pas loin du laurier que vous cherchez, car vous n’avez pas à faire trente pas pour le trouver. Allez donc par le sentier qui est là à droite. Ensuite vous monterez par les escaliers que vous apercevrez et à environ quinze pieds plus haut vous verrez une maison dont la porte est ouverte. Vous y entrerez ; ensuite, vous monterez les escaliers jusques en haut, et là vous verrez une chambre qui est la chose la plus curieuse que l’œil puisse voir et l’esprit concevoir. Mais avant d’entrer dans cette chambre, écoutez et comprenez bien la recommandation que j’ai à vous faire.
Beaucoup d’autres, avant vous, ont été à la recherche de ce laurier qui chante ; mais comme aucun d’eux n’a suivi mes instructions, ils n’en sont pas revenus ; et vous aussi, vous y resterez, si vous ne faites pas ce qui est nécessaire.
Tout-à-l’heure midi va sonner, et celui qui est préposé à la garde du laurier s’endormira jusqu’à une heure. Il se réveillera alors, et malheur à vous si vous êtes à la portée de ses coups. C’est une bête si horrible à voir qu’il n’y a jamais eu sa pareille ; semblable à on diable, elle jette du feu par la bouche et par les naseaux. Dans la chambre où vous entrerez vous verrez le laurier que vous cherchez, et quand vous en aurez pris une feuille, les autres (feuilles) chanteront en semble, et si agréablement que Tous ne pourrez vous éloigner de là, si vous ne bouchez vos oreilles. Prenez donc bien garde, si vous voulez, ou sinon vous n’en reviendrez plus.
— Je prendrai garde, dit le gentilhomme. — Vous dites oui, dit le vieillard ; vous ne valez pas mieux que ceux qui sont venus ici.
Bien renseigné pour prendre une feuille, et prévenu de revenir sur ses pas, dès qu’il l’aura cueillie, celui-ci s’en alla, et quand il arriva, il n’eut rien de plus pressé que de saisir la feuille la plus proche qu’il pût atteindre. Les autres (feuilles) alors se mirent à chanter si bien et si agréablement, qu’il resta les écouter jusqu’au moment où se réveilla l’horrible bête. — Eh bien, dit celle-ci, je crois que tu es venu me voler pendant que je dormais ; tu mérites la mort, quoique je sache fort bien que tu es venu pour chercher cette feuille de laurier que tu as cueillie pour la plus jeune et la plus sage de tes filles, bien qu’elles soient sages toutes les trois.
C’est bien ! Ecoute-moi ; considère ces autres qui sont morts, et prête attention à ce que je vais te dire. Il t’arrivera à toi-même comme il est arrivé à ceux-là, si tu ne fais ce que je vais t’ordonner. Puisque tu as cueilli cette feuille de laurier, garde-la et retourne chez toi, et au bout d’un an et un jour tu devras être de retour ici avec une de tes filles, ou je serai sans pitié pour toi ; car si tu ne reviens au moment dit, je saurai que faire à ton endroit, à l’endroit de tes enfants et de tes petits-enfants. Pars maintenant, et n’oublie pas mes paroles, car comme tu feras, tu trouveras.
Retournons actuellement au logis pour voir ce que se disent les demoiselles. Les deux aînées étaient bien aises d’avoir eu l’objet de leurs désirs ; toutefois elles étaient quelque peu attristées en voyant que leur père avait dépensé la plus grande partie de ses biens pour les satisfaire. Chaque jour les fonds baissaient, et en voyant que ses sœurs étaient en peine à ce sujet, la plus jeune leur dit qu’elles n’avaient pas eu le sens commun : — Si, comme je l’ai fait, dit-elle, vous n’eussiez demandé qu’une chose qui n’eût rien coûté à mon père, si ce n’est la peine de la trouver, votre lot ne serait pas maintenant aussi petit qu’il le sera un jour. Il y a plus, dit-elle, ce que j’ai demandé ôtera à mon père l’envie de se marier, et quand il sera de retour à la maison, vous verrez si ce que je vous dis est vrai ou faux.
Elle ne dit rien qui ne fût vrai, car lorsque son père revint de la maison de l’horrible bête, il était si chagrin et si triste que l’envie de se marier lui était bien passée.
En revenant à la maison, le gentilhomme dut passer par la butte du vieillard dont nous avons parlé plus haut : — Eh bien, dit celui-ci, ne vous avais-je pas dit ce qui vous arriverait ? Vous n’avez pas été plus sage que les autres, je le vois, et vous devrez revenir ici dans un an et un jour pour y amener une de vos filles. Si vous aviez voulu écouter mes avis, vous n’auriez pas tant de Chagrin en retournant chez vous. Tant pis pour vous, car vous aurez beau faire, il vous faudra exécuter ce qui vous a été ordonné par la bête. Retournez au logis, et vite, car vous n’avez pas de temps à perdre.
Voyant alors qu’il n’y avait rien qui pût le tirer de ce mauvais pas, le gentilhomme, accablé de tristesse, se mit en route vers sa demeure. Quoi qu’il en soit, il arriva à force de marcher, et ses trois filles accoururent pour lui sauter au cou et l’embrasser chacune à leur tour. Sa fille aînée alors lui demande à quelle époque il a fixé le jour du mariage : — Mariez-vous quand vous voudrez, ajouta-t-elle, pour savoir ce qu’il dirait. — J’en ai assez du mariage, répondit son père, et si tu n’as jamais plus d’envie de te marier que je n’en ai maintenant, tu pourrais bien rester tonujours fille. Je voudrais bien que cette sotte fantaisie ne me fût jamais venue à l’esprit.
— Je vois bien maintenant, dit l’aînée, que ma jeune sœur disait vrai, et je vois aussi qu’elle a trouvé, mieux que nous, le moyen de venir à bout de lui ; et elle en est venue à bout, paraît-il, car il doit être arrivé quelque chose de grave à notre père depuis qu’il est parti de la maison ; il dépérit chaque jour et sèche sur pieds.
— Eh bien, mon père, dit-elle, quelques jours après, dites-moi ce qui vous est arrivé ? Vous maigrissez à vue d’œil et vous me faites peine à voir. — Son père alors, puisqu’elle le demandait, lui apprit ce qui lui était arrivé. — Ma foi, dit-elle, quand elle l’eut appris, quant à moi je n’irai pas chez cette bête ; c’est à celle qui a demandé la feuille de laurier à y aller, ce me semble, afin de payer pour elle-même ; j’ai assez de mon coq d’or.
La cadette, voyant un jour pleurer son père, lui demanda pourquoi il versait des larmes et quel était le motif de son chagrin : — Mon père, dit-elle, votre esprit doit être tourmenté par quelque chose de grave. — Oui certes, ma fille, j’ai quelque chose, et voici ce que c’est. — Il lui apprit alors ce qu’il avait dit à sa fille aînée, et il ne fut pas question de son mariage, comme vous pouvez penser. Celle-ci ne fut pas, plus que la première, en disposition d’aller chez la bête, et elle ajouta même qu’elle n’irait ni pour or ni pour argent.
Le père alors devint de plus en plus sombre ; il croyait qu’il lui faudrait retourner tout seul, car l’époque approchait, lorsque la plus jeune de ses filles vint le trouver. — Mon père, dit-elle, il y a longtemps que je vous observe, et je vois que depuis que vous êtes rentré à la maison avec la feuille de laurier que j’avais demandée, il n’est plus question de mariage pour vous. C’est le contraire qui arrive, et chaque jour je vois que vous devenez de plus en plus maigre ; vous n’êtes plus maintenant, à proprement parler, que le squelette d’un homme. Si vous avez peine ou affliction pour un motif ou pour un autre, pourquoi ne me le dites-vous pas, et je vous tirerai de peine, si je le puis.
— Tu le peux, dit le père, qui lui raconta alors d’un bout à l’autre tout ce qui lui était arrivé. Quand il eut fini de parler, sa fille (fille d’un excellent cœur s’il en fut jamais) lui demanda pourquoi il avait si longtemps gardé ce chagrin sur son cœur. — Qu’aurais-je pu faire, dit le père ? J’avais raconté à tes deux sœurs ce qui m’était arrivé, et aucune d’elles n’a voulu me suivre, disant que c’était à celle qui avait demandé la feuille du laurier qui chante, à aller trouver cette bête.
— Mes sœurs disaient juste, répondit cette demoiselle, et elles avaient raison ; j’irai et, qui plus est, je crois bien qu’il ne me sera fait aucun mal pour aller avec lui, puisqu’il le dit. C’est pourquoi je n’ai pas d’inquiétude là-dessus, et vous également, mon père, vous devriez être tranquille comme je le suis à ce sujet.
Le père en eut l’âme toute réjouie. Toutefois, il se disait : — J’aurai grand’peine à me séparer de ma fille bien-aimée.
Ni plus ni moins, il ne lui sert pas de gémir ni de se plaindre ; le temps approche, et ils se dirigent tous deux vers le pays de la bête. Ils arrivent, au moment marqué, chez le vieillard, et celui-ci dit au gentilhomme : — Eh bien, vous êtes donc venu avec votre fille ? — Eh oui, dit le père, je suis venu parce qu’il le fallait bien ; il ne servait de rien de m’excuser. — Non, dit le vieillard ; et plaise à Dieu que vous fassiez bien ce que vous allez faire, Voilà neuf cents ans que je suis ici, attendant qu’il vienne quelque jeune fille capable de dompter la bête et de l’aimer. Jusque là, il me faut rester ici pour guider et instruire ceux qui, comme vous, viennent chercher une feuille du laurier qui chante ; je n’ai pas d’autre mission.
Alors le père et la fille se rendirent de là chez la bête ; celle-ci les rencontra au moment où ils montaient pour prendre le sentier. — Vous voilà donc arrivés, dit-elle au père ? — Oui, répondit-il, je suis arrivé, monsieur. — Prenez garde à ce que vous dites ; je suis une bête et non un monsieur. Allez en haut, la table est servie ; buvez et mangez, ne vous gênez pas.
Ces deux-ci, fatigués à mourir, ayant faim et soif, montèrent aussitôt, et mangèrent et burent ce qui leur faisait plaisir ; cela se comprend.
Après le repas, le père resta deux ou trois heures avec sa fille, sans que la bête approchât. Toutefois, vers quatre heures après-midi, on l’entendit venir, et elle dit au père : — Mange et bois encore avant de partir, car tu n’as plus longtemps à rester ici avec ta fille. — La table était servie, et la bête voyant que père et fille n’osaient manger ni boire en sa présence, se mit à dire : — Croyez-vous que tout cela ait été mis sur la table dans le but de vous faire mal ? Ne craignez rien. Quant à toi, père de cette jolie fille, il est temps de partir d’ici et de dire à ta fille : — Jusques aux joies du paradis, car tu ne la reverras plus. Donc, il t’est défendu de remettre les pieds ici ; tu n’en sortirais pas en vie.
Alors le père fit, en pleurant, ses adieux à sa fille, et celle-ci, pour lui réconforter le cœur, lui dit : — Il faut, mon père, obéir à la bête ; allez-vous-en donc, dans la crainte que vous n’en ayez repentir. Je serai heureuse ici, il ne faut pas pleurer sur mon sort.
Voilà pour lors le père qui part, les larmes aux yeux ; il ne lui servait pas de gémir désormais, l’affaire était faite.
Il arrive à la maison, et après avoir raconté à ses deux filles aînées comment il avait été accueilli par la bête, qui n’était pas aussi méchante qu’elle en avait l’air, il dit : — Me voilà maintenant, mes enfants, bien guéri cette fois de la sotte fantaisie que j’avais eue de me marier. Désormais vous ne devez plus craindre que je sois aussi sot que je l’ai été dans le temps passé ; votre jeune sœur m’a guéri de cette fatale maladie.
Laissons maintenant ceux-ci à la maison, laissons-les faire et dire ce qu’ils voudront, et revenons sur nos pas, pour voir ce qui est advenu de la plus jeune des filles. Aussitôt que le père fut parti, la bête dit à Marie : — Maintenant, vous êtes la reine ici ; voilà des vêtements, des livres, des instruments de toutes sortes, pour vous habiller, pour faire la lecture, pour chanter, selon que vous en aurez le désir. Quand vous serez fatiguée, vous n’aurez qu’à dire au laurier de chanter à son tour, et il le fera. Tout ici est sous votre puissance, et moi aussi comme les autres. Toutefois, je voudrais que vous eussiez la bonté de me laisser venir vous trouver ici tous les jours, pendant votre dîner, car je ne suis libre que dans ce moment du jour. Croyez ce que je vous dis, j’ai aussi des supérieurs, dont il faut que fasse les volontés, comme vous devez faire les miennes.
Quand vint la nuit, la jeune fille va se coucher ; la chose est toute naturelle. Le lit avait été fait avec soin et était parfaitement garni ; des coettes de plumes, des draps blancs, quatre ou cinq oreillers pour la tête ; en un mot, rien n’y manquait. Elle eût été heureuse comme une reine, s’il n’eût fallu rester toujours seule, jusqu’au moment où venait la voir celui que maintenant elle appelait sa petite bête. Et en effet, s’étant habituée au monstre, et voyant aussi qu’il était moins farouche et meilleur qu’il n’en avait l’air, au lieu d’en avoir peur et horreur comme dans le principe, elle avait maintenant hâte de le voir venir près d’elle ; et quand arrivait le moment de se séparer de lui, elle en était peinée et affligée — Ceci nous prouve qu’il n’est pas dans la nature de l’homme de rester dans l’isolement.
Le monstre voyait cela et devenait de jour en jour plus familier, de plus en plus heureux chaque jour, car il avait espoir que la jeune fille en viendrait à l’aimer. Cela vint, en effet, peu à peu.
Un jour, pendant qu’ils conversaient tous deux, je ne sais sur quel sujet, la bête, avant de partir, dit à la jeune fille qu’il avait une nouvelle à lui apprendre. — Qu’est-ce, dit la jeune fille ; serait-ce de la maison ? — Oui, dit la bête, ta sœur aînée va se marier : peut-être aussi désirerais-tu savoir avec qui ? — Oui, certes ; il est possible que je le connaisse. — Bien, dit la bête ; tu n’as qu’à prendre le miroir qui est là, et tu y verras qui il est. — Celle-ci sans plus tarder (et pourquoi donc pas ?) prend le miroir et voit celui qui devait se marier avec sa sœur. — Je le connais fort bien, dit-elle. — Oui, dit la bête, tu le connais peut-être pour l’avoir vu, mais tu ne sais pas quel homme il est. L’extérieur des personnes ne ressemble pas à l’intérieur, et le futur époux de ta sœur, quoiqu’il ait de bonnes manières, a un cœur tout différent. Fais attention à ce que je vais te dire : Ta sœur sera si heureuse qu’elle n’aura que deux choses à faire : ramasser sa coiffe, toutes les fois qu’elle tombera de dessus sa tête, et essuyer ses larmes, toutes les fois qu’elles couleront[5].
Demain, dit la bête, se fera la noce, et si tu désires y aller ; nous irons tous les deux. — Je serais fort aise d’aller à la maison ; mais si c’est demain le jour de la noce, comment pourrons-nous y arriver, si ce n’est quand tout sera terminé ? — Sois sans inquiétude à ce sujet, dit la bête, nous arriverons d’assez bonne heure, pourvu que tu aies fait ton paquet demain au point du jour. — Il sera fait, dit la jeune fille.
— C’est bien alors, dit la bête ; c’est à onze heures que se fait la noce, et avant dix heures nous y serons rendus. Mais quand nous arriverons, ajouta la bête, je te recommande de ne te laisser embrasser par qui que ce soit, ni par ton père, ni par tes sœurs, par personne en un mot. Dis-leur ce que tu voudras pour t’excuser ; car si quelqu’un t’embrassait, je te tuerais immédiatement. Prends tes mesures en conséquence.
Le lendemain de bon matin, la jeune fille, après avoir fait son paquet, le mit sur le dos de sa petite bête, et ils se mirent en route. Ils allèrent alors avec une telle rapidité que celle-ci n’eut le temps de rien entendre ou voir, jusqu’à ce qu’ils furent arrivés auprès de la maison. — Nous sommes près de la maison de mon père, dit-elle ; voilà là-bas ma sœur qui vient à ma rencontre. — Garde-toi, je t’en prie, de te laisser embrasser soit par elle, soit par tout autre. — Son père aussi vient à sa rencontre, et quand ils sont près, ils se précipitent pour l’embrasser. — Je ne le puis, dit la jeune fille, cela m’a été défendu ; il ne faudrait donc pas que quelqu’un se présentât pour m’embrasser, ni homme, ni femme, car ce serait la pire chose qu’il pourrait faire en sa vie.
Quand elle fut descendue dans la maison, celle-ci, qui avait emporté de l’or et de l’argent, donna quelques objets précieux à tous les gens de la maison, aussi bien aux servantes qu’aux valets, ainsi qu’est la coutume quand quelqu’un se marie.
Jusqu’à présent je n’ai pas encore dit que cette fille était jolie et belle quand elle avait quitté la maison ; ou, si je l’ai dit, (je dois ajouter) que sa beauté d’alors n’était rien en comparaison de sa beauté actuelle ; et ce qui étonnait tout le monde, c’était de la voir avec une bête si horrible et si hideuse. Ceci fit dire à deux jeunes gens qui étaient à la noce que c’était péché mortel de la voir ainsi à la suite d’une bête si étrange, sans que personne pût l’embrasser. — Assurément, je le ferai, dit l’un d’eux, quand bien même je saurais perdre la vie. — Prends garde, dit l’autre, tu pourrais t’en repentir ensuite ! — Tant pis, je l’ai mis dans ma tête, et je ferai comme je le dis.
Voilà celui-ci aussitôt qui va se cacher dans les escaliers, pour mieux faire son coup quand viendrait la jeune fille. Il eut beau faire, il fut aperçu par celle-ci, qui lui dit : — Si vous vous plaisez dans vos vêtements[6], sortez de là, puisque je vous le dis. — Celui-ci, au lieu de se retirer, se précipita avec célérité, croyant pouvoir l’embrasser, lorsque des flammes l’enveloppèrent et le brûlèrent à l’instant sur le lieu. Son ami, qui le regardait, fut sur le point d’être brûlé aussi.
Le monstre aussitôt va trouver la jeune fille, la saisit et la jette sur son dos comme un sac de mouture ; et de là il part avec elle comme un diable qui emporte sa proie. Il ne fut pas longtemps à faire le trajet, et la jeune fille, qui était tombée en défaillance, ne reprit ses sens que lorsqu’elle fut dans sa chambre. Là, elle fut servie comme elle l’avait été précédemment, excepté que sa petite bête ne venait pas la voir, au moment de Son repas. Quinze jours se passèrent ainsi.
Après ces quinze jours cependant, la jeune fille s’étonnait et s’affligeait, comme vous pouvez le penser, lorsque revint sa petite bête. Celle-ci lui demanda si elle n’était pas inquiète. — Si fait, dit-elle, j’ai été fort inquiète, en voyant que vous ne veniez plus me voir. — Je sais que ce que tu dis est vrai, et comme je n’avais rien à te reprocher, pour ce qui est arrivé, je suis resté en bas pour laisser calmer la colère que je ressentais, car sans cela ; dit la bête, je n’eusse peut-être pas pu m’empêcher de te tuer. Celle-ci, cette jeune fille, n’était pas sotte, il s’en faut ; aussi voyait-elle bien que si le monstre lui parlait ainsi, ce n’était que parce qu’elle en était aimée, et qu’il était un peu jaloux. C’est pourquoi elle ne s’effraya pas de ses paroles, et elle eut en lui autant de confiance qu’auparavant.
Voilà qu’au bout d’un an ou environ, la bête lui dit que sa seconde sœur allait se marier aussi, et qu’il fallait qu’elle allât à la noce. — Pourquoi faire irais-je, dit-elle ? Je préfère rester ici, dans la crainte qu’il n’arrive quelque chose de pire encore que la première fois.
Mais cette fois le père fait des recommandations, afin que personne ne soit assez mal avisé pour chercher à embrasser sa plus jeune fille. — À quoi sert de défendre quelque chose aux jeunes gens ? C’est alors qu’ils sont le plus portés à en faire à leur tête, ainsi que fit un jeune homme qui se trouvait à la noce. Parce qu’on en avait fait la défense à tout le monde, il se mit à dire qu’il embrasserait la jeune fille, dût-il être brûlé chair et peau. Pendant donc que personne ne pensait à rien, et en présence de toute la compagnie, il s’élança sur elle pour l’embrasser, lorsqu’il tomba sur place, brûlé et en cendres comme le premier. La bête alors chargea la jeune fille sur son dos, comme l’autre fois, et revint avec elle dans sa demeure.
Quand elle arriva, le monstre la mit dans la chambre et ne vint ensuite la trouver qu’au bout d’un mois. Cette jeune fille s’affligeait et s’ennuyait de rester ainsi toute seule, sans voir sa petite bête. Et quand le monstre y retourna, elle fut réjouie, comme vous pouvez penser, et lui aussi, car il voyait bien maintenant qu’il en était aimé.
Malgré cela, quelque temps après que ces faits s’étaient passés, et au moment où la jeune fille ne songeait à rien, le monstre, pour mieux connaître combien était grande sa tendresse à son endroit, lui fit cette demande : — M’aimes-tu comme je t’aime ? — Et pourquoi non, dit-elle. Depuis que je suis ici vous ne cherchez qu’à me faire plaisir, et pour vous montrer que je n’use pas de mensonge, je voudrais pouvoir me marier avec vous. Mais il ne sert pas que je dise cela, car dans ce pays on ne trouverait pas de prêtre. — Si l’on n’en trouve pas ici, on en trouvera ailleurs, et je crois qu’on ne pourrait pas nous empêcher de nous marier, puisque je suis capable de dire ce que je veux.
Les voilà donc tous les deux qui retournent à la demeure du père pour lui demander son consentement à leur mariage. Celui-ci ne s’y opposa pas, parce qu’il savait qu’il lui fallait y consentir. Il pensait de plus, que, une fois mariée avec la bête, sa fille resterait dans la contrée ou au moins que lui, son père, pourrait aller demeurer avec elle dans sa demeure. Cela lui donnait beaucoup d’espoir ; aussi alla-t-il, avec sa fille et la bête, trouver M. le curé pour savoir de lui s’il les marierait.
Quand il apprit de quoi il s’agissait, M. le curé dit qu’il ne pouvait prendre, sous sa calotte, la responsabilité d’un tel acte, et qu’il fallait aller plus haut. Ceux-ci alors allèrent trouver Mgr l’évêque qui dit aussi qu’il n’avait pas mandat pour faire de ces sortes de choses. L’archevêque ensuite tint le même langage ; il manquait de pouvoirs pour marier une chrétienne avec une bête hideuse.
— C’est bien, c’est bien, dit alors la bête ; ce que nous avons de mieux et de plus court aussi à faire, c’est d’aller à Rome trouver notre Saint-Père le Pape. Et ceux-ci de se mettre en route sans différer. Quand ils furent en présence du Pape, celui-ci demanda tout d’abord à la jeune fille si elle consentirait à se marier avec ce monstre : — Oui, dit-elle, je me marierai volontiers avec lui, et c’est même moi qui le lui ai offert la première, parce que je sais que c’est un homme, attendu qu’il parle et dit ce qu’il désire. C’est pourquoi, ajouta-t-elle, je ne pense pas qu’il y ait rien qui puisse s’opposer à ce que je me marie avec lui.
À ces paroles de la jeune fille, le Pape reconnut qu’elle disait vrai et que cette bête était un homme qui avait été métamorphose ainsi par quelque sorcier. — C’est bien, dit le Pape, vous serez mariés, puisque vous y consentez tous les deux. — Ils furent mariés et revinrent au logis fort satisfaits. On fit un festin des plus splendides, car ce n’était pas l’or et l’argent qui leur manquait, et il y vint tant de monde que jamais on n’en avait vu autant. On était venu (chose assez naturelle) à cette noce qui n’avait rien de commun avec les autres, car jusqu’à cette époque on n’avait jamais vu une jeune fille belle, ni même une jeune fille laide, se marier avec une bête. Or, bien qu’on n’eût pas encore vu cela jusqu’alors, la chose n’en était pas moins exacte, et maintenant patente aux yeux de tous.
Le premier jour se passa à merveille ; tout le monde fut dans la joie jusqu’au soir. Mais alors la nouvelle mariée devint inquiète, surtout quand il fallut aller se coucher. Son inquiétude ne fut pas de longue durée. Quand ils furent seuls tous les deux, la bête dit à sa femme : — Là est votre lit, mettez-vous-y ; je resterai ici au pied de la table. — Sans doute que vous n’y resterez pas, dit la nouvelle mariée, vous auriez trop froid ; puis, ajouta-t-elle, cela n’est pas convenable. Et si l’on nous voyait ou si l’on nous entendait, on causerait sur notre compte ?
— Pour moi, dit la bête, je n’ai jamais froid et, de plus, je ne fais aucun cas de ce que pourrait dire la langue des hommes. Quand on a passé neuf cents ans dehors, au pied d’un arbre, quelque temps qu’il fît, vous pouvez croire qu’on ne se soucie de rien. Soyez donc sans inquiétude au sujet de ces sortes de choses, et laissez-moi aller, puisque je le veux et qu’il le faut, qui plus est.
Celle-ci, la nouvelle mariée, sans montrer de mauvaise humeur, laissa alors aller la bête au pied de la table, et elle se mit au lit. Quoi qu’il en soit, elle eut beau faire, elle ne put pas dormir plus que le chien du moulin, c’est-à-dire qu’elle avait un œil fermé et l’autre ouvert, pour voir ce qui adviendrait. Elle eut beau faire ainsi, elle ne put bannir son inquiétude. Elle faisait mine et semblant de dormir, en regardant du coin de l’œil, lors qu’elle aperçut bientôt le monstre s’étendant et se roulant sur le dos et sur le ventre, comme s’il avait des tranchées. — Tout-à-l’heure, dit·elle, il y aura ici quelque chose de nouveau, je crois.
En disant cela en elle-même, elle ne bouge ni ne remue ; elle regarde toujours du coin de l’œil, et aperçoit une tête d’homme sortant de dessous la peau. Cette tête était si belle qu’elle n’en avait pas vu de plus belle. La jeune femme le regarde toujours du coin de l’œil, tant elle est troublée de tout cela. Le monstre se tourne et se retourne sans décesser, si bien que de la peau il sortit le plus beau jeune homme que l’on pût voir.
Ce jeune homme alors prend la peau, la plie en quatre, et après l’avoir mise sur le pli de son bras, il s’approche du lit. La nouvelle mariée alors, bien qu’elle sût qui il était, fait semblant d’être épouvantée ; d’un bond elle se met sur son séant, en criant de toute sa force : — Qui êtes-vous ? Sortez d’ici, ce n’est pas vous qui êtes mon époux. Mon époux est sous la table, mon époux est une petite bête ; partez, puisque je vous le dis.
— Ne craignez rien, dit la bête, je suis votre époux, et vous m’avez tiré de peine. Depuis neuf cents ans je suis sous la peau d’une vilaine bête, et j’y serais resté si je n’avais pu trouver une fille, comme vous, qui m’aimât et consentît à m’épouser. Une vieille sorcière me métamorphosa sous la forme où vous m’avez vu. Voilà ma peau, et maintenant prêtez attention à ce que je vais vous dire à son sujet. Désormais nous serons heureux tous deux, si heureux que personne ne l’aura été davantage jusqu’à présent ; et, si vous voulez, nous resterons toujours comme nous sommes maintenant, mais à la condition de faire ce que je vous dirai. Mettez cette peau dans une chambre et veillez à ce que jamais eau ou feu ne la touche, car alors (que ce malheur n’arrive pas !) nous serions séparés l’un de l’autre, et nous ne nous reverrions plus. Voilà ce que vous aurez à faire et à observer ; comme vous voyez, ce n’est pas difficile.
Ses sœurs qui étaient venues à la noce, étaient femmes et, de plus, malicieuses et curieuses, s’il en fût. Elles n’étaient pas venues pour leur sœur seulement, ni par tendresse pour elle. Des filles comme elles ne sont pas fortes pour aimer, si ce n’est elles seules. Mais elles étaient venues pour savoir ce qui se passerait entre les deux époux la première nuit de leur noce. Ce désir qu’elles avaient de voir ce qui se passerait, leur suggéra l’idée de faire pratiquer, à l’insu de tout le monde, deux trous de tarière dans la chambre qu’elles occupaient, au-dessus des nouveaux mariés. Par ces trous, ces deux (indiscrètes) avaient vu tout ce qui s’était fait et entendu ce qui s’était dit.
Quand les deux sœurs virent combien était beau cet homme actuellement, elles devinrent jalouses de leur sœur. — Elle a eu un mari plus beau que les nôtres, dirent-elles, et elle sera aussi plus heureuse avec lui que nous avec nos époux, si nous ne venons pas à bout de les séparer l’un de l’autre. — Voilà comme le mal couve dans le cœur !
Huit jours se passèrent ainsi. Au bout de neuf jours, le nouveau marié part pour la chasse et laisse sa femme avec ses sœurs. Celles-ci alors allèrent trouver leur jeune sœur et lui dirent Ecoute-donc, Marie ; avant notre départ, tu devrais nous montrer quelque chose. — Qu’est-ce, dit Marie ? — Tu sais bien que quand tu t’es mariée, ton époux n’était pas tel qu’il est aujourd’hui ; il était alors sous la peau d’un vilain animal. Qu’est devenue cette peau ? Elle n’est pas perdue, n’est-il pas vrai, et tu sais où elle est ? Montre-la, car ce doit être une chose curieuse à voir. Jamais, ni nulle part il n’est arrivé à personne rien de semblable. Cela vaut donc la peine d’être,vu, pour savoir si c’est la peau d’une bête ou peut-être la peau du diable. Viens donc, dirent-elles, nous la montrer pendant que (ton mari) est allé à la chasse.
La jeune femme, croyant qu’il n’arriverait rien de fâcheux, puisqu’on ne lui avait pas défendu de montrer la peau, et de plus, persuadée que ses sœurs ne savaient rien de ce que lui avait dit son mari au sujet de cette peau, la jeune femme alla avec ces deux mauvaises pièces, et tira, devant elles, la peau qui était renfermée dans un coffre.
Les deux sœurs tout d’abord tournent et retournent la peau de droite et de gauche, et, un instant après, l’une d’elles sort et rentre avec une gorgée d’eau qu’elle jette dessus sans en perdre une goutte. Voilà alors la jeune femme qui se répand en larmes, en voyant la méchanceté de ses sœurs ; celles-ci en riaient à gorge déployée. — Tu n’as pas besoin de pleurer pour si peu de chose, dirent-elles, il n’y a pas de mal ; nous allons faire sécher la partie mouillée. — Et elles deux alors de prendre la peau et de la jeter au feu pour la sécher et la brûler.
Aussitôt retentit un coup de tonnerre qui renversa les deux sœurs à terre sur leur face ; le mari arriva en ce moment. — Me voilà devenu malheureux par ta faute, dit-il ; nous étions si heureux ! À ces mots, il lui appliqua un soufflet, tel qu’il en rejaillit trois gouttes de sang sur sa chemise.
La jeune femme demanda alors au Seigneur Dieu et à la Vierge, sa mère, que ces trois gouttes de sang restassent sur la chemise de son époux jusqu’à ce qu’elle les détachât elle-même. Après qu’elle eut dit cela à son mari, celui-ci lui dit à son tour : — Je pars maintenant et vous ne saurez pas pour quel lieu. Avant que vous me retrouviez, vous aurez beaucoup de peine et vous userez, en voyageant, deux paires de souliers en fer et une paire de souliers en acier.
La jeune femme voit alors s’éloigner son époux sur un char d’argent et d’or, tiré dans l’air par quatre colombes d'un blanc éclatant. Peu après qu’elles avaient pris leur vol, elle ne vit plus rien.
Ses sœurs maintenant riaient et avaient le cœur épanoui en voyant qu’elles étaient venues à bout d'exécuter leur mauvais coup. — Actuellement, dit la jeune femme en pleurant à chaudes larmes, actuellement je dois aller à la recherche de mon mari, jusqu’à ce que je le retrouve, où jusqu’à ce que je sois morte, car il est naturel que l’épouse soit avec l’époux ; et je serais encore avec lui si j’avais voulu ne pas montrer la peau à mes méchantes sœurs. Qui eût cru jamais qu’elles eussent été aussi mauvaises et aussi rancuneuses à mon égard ? Je ne leur ai jamais fait ni mal, ni peine. Mais puisqu’elles ont été aussi lâches à mon endroit, y aurait-il péché à dérober, à leurs dépens, le coq d’or et la poule d’argent ?
La jeune femme, trouvant un moment favorable, fait comme elle le dit, et s’éloigne de là sans leur dire adieu. Elle fait d’abord confectionner une paire de souliers en acier, et après avoir pris un petit bâton, pour la soutenir en chemin, elle se met à voyager. Elle avait aussi emporté de l’or et de l’argent, le plus qu’elle put.
Voilà donc maintenant cette jeune femme allant, elle ne sait où ni dans quelle contrée. Elle va et voyage jusqu’à ce que ses souliers d’acier soient percés. Elle en fait confectionner alors une autre paire, mais une paire en fer cette fois-ci. Voyageant par ci et par là, du vallon à la forêt, de la forêt à la montagne, ses vêtements sont déchirés et non rapiécés, et elle s’aperçoit que sa seconde paire de souliers est percée à son tour. Maintenant, au lieu de sa beauté, la pauvre femme n’a plus que le teint des mauvais jours ; elle a souffert de la faim et du froid, et n’a plus que les os et la peau.
Elle fait confectionner sa troisième paire de souliers, en fer encore, et après les avoir payés, il ne lui resta que dix-huit deniers ; elle se remet pourtant en voyage. Hélas ! elle a peine à soulever ses pieds de terre, tant elle est fatiguée, tant elle est faible. Ses forces l’abandonnent ; et qui en serait surpris ? Souvent elle n’a pour nourriture que les fruits sauvages des chemins ; pour lit, le coin de quelque haie ; pour abri contre la pluie ou le soleil, les feuilles des arbres, quand elle en trouve. Voilà, bonnes gens, la vie que mène cette jeune femme depuis quatre ans qu’elle est partie de sa demeure pour aller à la recherche de son mari. Parmi les femmes de cette époque, quelle est celle qui en ferait autant ? Peut-être n’en trouverait-on pas dans l’univers une autre semblable à elle.
Après ce temps, la jeune femme arrive au pied d’une haute montagne, et en la regardant elle dit : – Quand arriverai-je à sa cime ? Il y a sept lieues à monter sans aucun chemin ; il n’y a que rochers, pierres et ronces. Il me faut pourtant prendre ce chemin, car plus il est rude, plus vite aussi s’useront mes souliers et mon corps ; d’ailleurs, pourvu que je retrouve mon mari, peu importe ma peine.
Cette jeune femme monta pendant trois jours et quatre nuits ; je ne dis pas sans se reposer, car elle dut se défatiguer (qui ne l’eût fait) appuyée contre les rochers, et son cœur épuisé par la faim et par la soif. Quand elle fut sur la cime de la montagne, elle aperçut de l’autre côté une ville magnifique. — Je n’irai pas au-delà de cette ville, dit-elle, en la regardant de loin. Je ne suis pas capable d’aller plus loin, et pourvu que j’y aille, cela suffira. Là, j’entrerai dans quelque maison pour y servir, et après, quand j’aurai ramassé quelques sous, je me remettrai en route.
Quand Marie se trouva au pied de la montagne de l’autre côté, elle alla se reposer sur le pont d’une rivière qui passait en ce lieu, et là, elle aperçut un groupe de femmes qui lavaient du linge et qui caquetaient plus fort que ne l’eût fait une bande de pies. Marie les considère en silence. Que dirait-elle ? On la raillerait. Elle resta là cependant pendant quelque temps, et bientôt elle aperçut une autre femme, qui venait de la ville et qui, selon l’apparence, était la maîtresse des autres, car en arrivant elle dit aux laveuses : — Prenez garde de perdre une des chemises du prince sur le jabot de laquelle il y a trois gouttes de sang ; je dois la lui porter aujourd’hui, et il faut que je l’emporte avec moi. Qui de vous a cette chemise ? — C’est moi, dit une jeune fille ; je l’ai lavée, et même bien lavée, mais elle n’est pas détachée, et j’ai eu beau la frotter, la battre, la savonner, je n’ai pu, ni moi ni les autres, venir à bout d’enlever ces trois gouttes de sang.
Marie entend ce que dit cette femme ; le sang lui bouillonne dans les veines. Elle s’approche des femmes et sent que sa troisième paire de souliers est percée. Quand elle arriva auprès des blanchisseuses, elle dit : — Donnez-moi, je vous prie, cette chemise du prince dont vous parliez tout-à-l’heure ; je voudrais voir aussi si je ne pourrai pas la détacher. — Vous, sale souillon, lui dit une d’elles, éloignez-vous d’ici, vous sentez mauvais.
Qu’est-ce, dit la maîtresse, quand elle entendit cela ? Quoi ! cette femme vous parle poliment et vous lui répondez durement. Tenez, dit-elle, en lui donnant un soufflet de sa main osseuse ; une autre fois vous serez plus réservée ; prenez garde, si vous voulez. La maîtresse prit alors la chemise et la remit à cette jeune femme.
Aussitôt que Marie l’eut trempée dans l’eau et un peu frottée, les trois gouttes de sang disparurent. — De quel pays êtes-vous, lui dit alors la maîtresse ? — Je ne suis pas d’ici, ni même de près d’ici ; je suis née dans la Basse-Bretagne qui est à environ trois cents lieues de cette contrée, du côté du midi ; et comme je viens de si loin, vous pouvez croire que je suis bien fatiguée. Aussi m’étais-je arrêtée ici pour me reposer un peu, quand vous êtes arrivée. J’ai grand’faim, et si vous aviez la bonté de me donner quelque chose, vous me feriez grand plaisir.
— Venez avec moi, dit la maîtresse, venez à la buanderie ; nous avons de la besogne, et c’est la que je demeure tant que dure le plus grand travail, comme en ce moment. Le prince devant se marier sans tarder, nous faisons la grande buée. Venez donc avec moi et soyez sans crainte ; je vous donnerai tout ce qui vous sera nécessaire ; je trouverai aussi quelques vêtements, car les vôtres sont dans un état pitoyable ; ils sont tellement percés et si peu raccommodés, qu’ils laissent voir votre peau.
La jeune femme se rendit alors à la buanderie avec la maîtresse, et là on lui donna à manger et à boire ; puis elle se réchauffa après son repas. Il y avait longtemps qu’elle n’avait été aussi heureuse. Quand elle vit combien était bonne pour elle la maîtresse des blanchisseuses, elle lui dit qu’elle voudrait servir comme domestique au palais du roi, quel que fut l’emploi qu’on lui donnerait. Je verrai cela sans tarder, dit la maîtresse, et s’il y a quelque place vacante, vous l’aurez, car je suis parente du majordome.
La maîtresse demanda comme elle l’avait promis, et on ne trouva à la jeune femme que la place de la gardeuse de poules qui était morte la nuit passée. — C’est peu de chose que cette place, dit la maîtresse ; cependant vous aurez votre logement et votre nourriture, et plus tard vous aurez mieux que cela. La jeune femme va garder les poules, et chaque jour elle voit aller au palais, dans une chaise à porteur, une dame ou une jeune demoiselle qu’elle ne connaissait pas. En la voyant chaque jour aller et venir, Marie demanda un jour qui elle était. Voilà qu’on lui apprit que c’était celle qui allait sur ses souliers, c’est-à-dire celle qui, dans peu, devait épouser le prince. — Si je le puis, elle ne se mariera pas, dit Marie dans son cœur. — Elle mit alors son coq d’or dehors avec les autres volailles.
Cette princesse (car c’était une princesse), voyant ce beau coq, quand elle passa dans la cour, en fut émerveillée ; il était seul parmi les poules, parce qu’il avait vaincu les autres coqs et les avait envoyé promener avec son bec d’or, plus dur, selon l’apparence, que n’était le bec de ceux-là. A qui est ce beau coq, dit la princesse ? — A moi, dit la gardeuse de volailles, je le tiens de mon père. — C’est bien, dit la princesse, je voudrais l’avoir, et je l’aurai. — Je ne sais trop, dit la jeune femme, si je vous le vendrai ; je n’ai pas grande envie de vous céder mon coq. — Demande de ton coq le prix que tu voudras. — Si je le vends, je ne le donnerai pas à moins de neuf mille écus, et une nuit a passer dans la chambre de votre futur. Si cela vous va, prenez-le ; vous ne l’aurez pas à moins.
La princesse consentit à ce qu’elle demandait, et pourtant elle était surprise que la jeune femme lui eût mis pour condition qu’elle passerait une nuit dans la chambre du prince. Elle en parla a son père, dans la crainte qu’il n’y eût quelque chose entre eux. Ce vieux prince alors imagina de donner du vin soporifique au jeune prince avant qu’il n’allât se coucher ; et alors on laissa entrer dans sa chambre la gardeuse de volailles. Celle-ci alors se met à dire son Oremus : — Me voici venue, dit-elle, pour te voir ; j’ai usé, en te cherchant, mes deux paires de souliers en fer et ma paire de souliers en acier ; j’ai enlevé les taches de ta chemise, de cette chemise qui portait trois gouttes de mon sang et que personne, excepté moi, n’a pu détacher. — Le prince n’y prenait garde ; il était profondément endormi et ne l’entendait pas, non plus que ce qu’elle disait. Celle-ci alors se plaint de plus en plus fort ; c’était pitié de l’entendre. — Maintenant, dit-elle, tu fais la sourde oreille ; tu n’étais pas ainsi jadis quand tu te trouvais sous la peau d’une horrible bête. — Depuis le soir jusqu’au jour elle poussa des gémissements de cette sorte aux oreilles du prince qui était dans l’impossibilité de l’entendre et qui ne prenait pas garde à elle, quoiqu’elle le secouât fortement.
À la pointe du jour on la fit retourner à ses poules, et elle alors de mettre sa poulette d’argent parmi les autres poules. Quand la princesse passa par la cour, elle l’aperçut et désira l’avoir pour la mettre avec son coq d’or. La gardeuse de volailles la lui vendit aussi pour neuf mille écus, à condition de passer une nuit dans la chambre du jeune prince. Il lui arriva ce qui était arrivé la première nuit. Toutefois le domestique qui couchait dans la chambre voisine l’entendit pousser des plaintes, et le lendemain il dit à son maître : — Je ne savais pas que vous aviez été renfermé sous la peau d’une bêtes — Qui t’a dit cela, demanda le prince ? — Une jeune fille qui a passé là, dans votre chambre, la nuit dernière et la nuit précédente ; elle dit que c’est elle qui vous a tiré de peine ; qu’elle a usé deux paires de souliers en fer et une en acier, en vous cherchant dans tous les pays ; elle a dit aussi qu’elle a enlevé trois gouttes de sang d’une de vos chemises.
— Et comment est-elle venue ici, dit le prince ! — Hier elle avait vendu à la princesse un coq d’or, au prix de neuf mille écus, et a la condition de passer une nuit dans votre chambre. Elle vous a adressé des plaintes pendant cette première nuit. Mais vous ne l’entendiez pas, parce que vous aviez bu du vin soporifique que vous avait donné votre beau-père (s’il le devient). Cette dernière nuit, elle est encore venue, parce qu’elle avait vendu à la princesse une poule d’argent ; mais vous ne l’avez pas entendue plus que la veille. Pour moi, je l’ai entendue ; cela faisait mal.
— Tais toi là-dessus, dit le prince à son domestique, et garde-toi d’ouvrir la bouche pour en parler. C’est mon beau-père (s’il le devient, comme tu dis), qui me verse le vin soporifique. Quand il viendra ce soir pour le verser et me l'offrir, voilà ce que tu feras, puisque c’est toi qui lui tiens la chandelle. Tu laisseras échapper le chandelier de tes mains et le laisseras tomber, et alors, quand la chandelle sera éteinte, je pourrai jeter le vin soporifique, et le beau-père n’y verra rien. Garde toi de ne pas exécuter mes ordres, car bientôt, à la nuit, la gardeuse de volailles viendra encore, comme elle est venue les deux nuits passées.
Quand le beau-père vint, à la nuit, avec le vin soporifique, le domestique fit ce qu’on lui avait dit. En attendant, la gardeuse de poules n'était pas du tout satisfaite, en voyant qu’elle n’avait pu faire entendre au prince ce qu’elle désirait. Elle alla rejoindre ses volailles et dépaqueta la feuille du laurier qui chante. La princesse qui passait, entendit chanter agréablement cette feuille, et fut encore plus émerveillée qu’elle ne l’avait été précédemment. Elle demanda à acquérir cette feuille, et la gardeuse de volailles lui répondit qu’elle ne donnerait pas sa feuille à moins de dix-huit mille écus et à la condition qu’elle passerait encore une nuit dans la chambre du prince. — C’est convenu, dit-elle, peu m’importe ; je dois la posséder, coûte que coûte. — Elle l’acheta donc à la gardeuse de volailles. Celle-ci assurément avait eu de l’argent, et même beaucoup ; mais elle n’avait pas réalisé ses désirs, et c’est là ce qui l’affligeait le plus.
La nuit arrive et l’on vient apporter au prince le vin soporifique. Le domestique, faisant semblant d’être pris d’envie de dormir, laissa tomber la chandelle à terre, et le prince alors jeta le vin loin de lui et alla se coucher. Il faisait semblant de dormir (mais il n’en était rien), quand il entendit la porte s'ouvrir, et vit la gardeuse de poules entrer dans sa chambre.
— Je suis venue te voir pour la dernière fois, dit elle. À quoi me sert-il de te parler et de me plaindre, comme je l’ai fait les deux nuits précédentes, puisque tu ne fais pas cas de m’écouter. C’est pourtant moi qui t’ai tiré de peine, j’ai usé trois paires de souliers en métal en allant à ta recherche ; c’est moi qui ai enlevé les taches de cette chemise que tu portais quand tu me donnas un soufflet qui fit rejaillir mon sang. Tant pis, dit elle ; tiens un soufflet de ma main, puisque tu ne te réveille pas ; je n’aurai rien à te reprocher. Et elle alors de lui appliquer un soufflet, le mieux qu’elle put.
Le prince se lève alors, et reconnaissant sa femme, il l'embrasse en pleurant. Il appelle son domestique qui vient avec de la lumière, et fait apporter des vêtements à son épouse, en disant — C'est demain, dit-on, le jour de mes noces ; mais sois sans inquiétude, je ne me marierai pas, et toi seule tu seras mon épouse.
Le lendemain tous les invités arrivent pour la noce, avant d’aller à l'église, ainsi qu’était la coutume en ce pays. Les plus grands princes du royaume étaient présents, ainsi que le beau-père, comme vous pouvez croire, et sa fille était auprès de lui (rien n’était plus naturel). Tous étaient en liesse, lorsque le jeune prince se lève pour dire : — Puisque ce jour est le mien, je voudrais, ici et devant tous, demander un avis à mon beau-père. Dites-moi, prince, que feriez-vous si vous étiez à ma place ; voici à quel sujet. Tous ceux qui sont ici présents savent que j’ai été esclave pendant longtemps. À l’époque où j’étais allé dans ce funeste pays, j’avais un coffre qui fermait à clef ; c’était un coffre des plus beaux. Il m’arriva d’en perdre la clef ; que fis-je donc quand je revins dans ma demeure ? Je fis faire une clef neuve, et quand on me l’apporta et avant de la mettre dans la serrure, voilà que je retrouvai la vieille clef. Maintenant je demande ce qu’il faut faire ; dois-je garder la vieille clef, dois-je mettre de côté la nouvelle, puisque je ne sais pas encore si cette nouvelle est bonne ou mauvaise ?
— Puisque vous n’avez pas encore essayé la neuve, et que vous ne savez pas si elle est bonne ou mauvaise, dit le beau-père, ce que vous avez de mieux à faire, si vous m’en croyez, c’est de mettre la neuve de côté, et de vous servir de l’ancienne, comme auparavant. — C’est bien cela, dit un archevêque qui était présent ; c’est ce qu’il y a de mieux à faire.
— Je vous remercie de votre avis, dit le jeune prince ; je n’ai pas encore pris possession de votre fille ; c’est elle qui est la clef neuve. — Et, introduisant la gardeuse de volailles dans la salle, il ajouta : — Voici la vieille clef que j’ai retrouvée ; c’est elle qui est ma première épouse, et c’est elle que je dois garder, et je la garderai. Maintenant donc, prince, gardez aussi votre fille, puisque je n’ai que faire d’elle. Mais quant à celle-ci, elle est et sera mon épouse. Elle a eu assez de mal pour me retrouver ; il est juste qu’elle ne perde pas le fruit de tant de peines, et elle ne le perdra pas, puisque je le dis. — Quand le prince eut fini de parler, les assistants restèrent consternés, et la plus grande partie d’entre eux se glissèrent silencieusement dehors ; parmi eux se trouvaient le vieux prince et sa fille qui avaient fait naufrage dans le port.
Le dénouement était arrivé à propos, car on avait hâte de voir triompher la bonté et l’amour d’une fille, d’une épouse qui n’avait pas beaucoup d’imitateurs dans ce temps-là, et qui n’en aurait pas davantage aujourd’hui. Maintenant, parfaitement reconnue par le prince, Marie fut heureuse avec lui jusqu’à sa mort, qui arriva longtemps après. Elle eut des enfants et des petits-enfants, et tous deux les virent grands, beaux et renommés au loin pour leur bonté et leur loyauté.
Voilà mes braves gens, comment on m’a raconté cette histoire. Maintenant faites-en votre profit, et croyez ou ne croyez pas qu’elle soit véritable.
Celui-ci était un soldat ; il était natif de la paroisse de Plougoulm, à ce que j’ai entendu dire, et on le nommait Ivon. Il avait été bien longtemps dans l’armée et toujours simple soldat ; si bien qu’il vint à se lasser (du métier), quoiqu’il fut avec les meilleures gens qu’on pût trouver dans les quatre coins de la contrée. Il se plaignit un jour à son capitaine, et celui-ci lui répondit qu’il deviendrait quelque chose avec le temps. — Vous croyez, dit Ivon ; on verra bien. Mais, en attendant, mon capitaine, dites-moi, je vous prie, qui vous porte à me dire ce que vous dites ? — C’est parce que, dit celui-ci, tu es un soldat qui n’a pas son pareil, un soldat comme il n’y en a pas, et qu’on te garde toujours soldat, afin que la graine ne s’en perde pas. — Il ne faut pas railler, il y a longtemps que je sais ce que je suis et peut-être ce que vous dites n’est pas faux.
Après cela, huit ou neuf jours environ après, Ivon déserte et se met en route en grande hâte : Il avait abandonné l’armée pour toujours et ne demandait rien autre chose que de n’y revenir jamais. Voilà notre soldat qui chemine tant que la route ne lui manque pas sous les pieds, si bien que la nuit vint le surprendre. Il était déjà loin de la ville ou était le régiment, et comme il ne trouva ni maison, ni auberge pour loger, dans la crainte d’être attaqué par des bandits ou par des voleurs, Ivon regarde autour de lui et, apercevant des meules de foin dans une prairie, le long du chemin il va se coucher dans l’une d’elles. Il avait déjà fait un bon somme et il était près de minuit, quand il entend aux environs un bruit épouvantable ; on eût dit les Enfants du Sabbat faisant leur jeu. Ce n’était pas eux pourtant, mais une bande de bêtes sauvages venues en ce lieu, probablement pour dévorer un méchant bœuf mort.
Ivon les écoute et distingue, parmi les autres voix, celle du lion qui crie tant qu’il peut et qui demande à une fourmi pourquoi elle lui fait tant de mal ? — Pourquoi, dit celle-ci en piquant le bout de la queue du lion, au lieu de faire un tel tapage, pour avoir chacun un morceau de ce bœuf mort, pourquoi n’allez-vous pas réveiller Ivon qui est là, endormi dans une meule de foin ? Celui-là a un sabre, et il ne sera pas longtemps à faire la part de chacun de vous. — La fourmi dit vrai, répliqua le lion. — Et celui-ci aussitôt d’aller trouver Ivon, en le priant de venir avec lui pour faire leurs lots.
Prié poliment par le lion, Ivon ne put refuser. Il s’y rendit immédiatement, et quand il arriva, il vit là des lions, des tigres, des léopards, des loups, des fourmis et même des corbeaux. — Eh bien, dit Ivon, la main sur son sabre, laissez-moi approcher, afin que je puisse voir s’il me sera possible de partager le bœuf rentre vous. Ecoutez-moi, je ferai de mon mieux, mais il ne faudra pas se plaindre, car pour moi je n’ai besoin de rien.
Alors Ivon s'attaque à la tête et la détache du corps en deux ou trois coups de sabre. Quand il l’eut coupée, il la donna aux fourmis pour lécher et grignoter. Ensuite il donna les deux cuisses au lion, les deux jambes de devant aux tigres, les côtes aux loups, aux ours et aux autres, et les boyaux aux corbeaux ; si bien que les drôles furent très-satisfaits de leur lot. — Maintenant, dit Ivon, je vais dormir, adieu !
Il allait fermer les yeux, quand il entend encore du bruit et le lion qui criait plus fort que jamais à la fourmi — Laisse-moi (tranquille), dit-il, ou dis-moi ce que tu veux. — Ce que je veux, dit la fourmi ? Je ne veux rien ; seulement je trouve que vous êtes tous des bêtes sans cœur, et toi surtout, car après ce qu’Ivon a fait pour vous, aucun de vous, ni toi non plus, ne lui a donné la moindre chose, on ne l’a même pas remercié. Vous ne savez pas vivre. Je trouve cependant qu’il eût été bien que vous lui eussiez accordé une chose ou l’autre, chacun selon ses moyens. Mais non ! vous ne cherchez qu’à vous remplir le ventre ; aussi n’est-ce pas sans motif que vous êtes souvent blâmés par les hommes ; vous ne valez pas mieux qu’eux.
— C’est bon, c’est bon, ne fais pas tant de bruit, dit le lion, s’il n’y a que cela à faire, la chose n’est pas difficile. — Et le lion aussitôt d’appeler les autres autour de lui, et d’aller de là chercher Ivon. Quand ils furent arrivés, le lion dit : — Tout-à-l’heure, garçon, tu as partagé cette charogne entre nous, et tu l’as bien partagée, car aucun de nous n’a eu lieu de se plaindre. Il est donc juste maintenant, je trouve, que tu reçoives de nous quelque chose pour récompense. — Donnez ce que vous voudrez, dit Ivon, ce qui sera, sera ; peu m’importe quoi. — Voici ce que moi je te donne, dit le lion. Tant que tu seras en vie, tu n’auras qu’à dire, si cela t’est nécessaire : ’’Que je devienne lion’’ ; et aussitôt tu deviendras un lion six fois plus grand, plus fort et plus puissant que je ne le suis.
Après le lion, les autres dirent aussi à Ivon qu’il pourrait, à son gré, devenir tigre, léopard, loup, ours, renard six fois plus grand, plus fort et plus puissant que n’était chacun d’eux. Après ces bêtes, vint le roi des fourmis, et il dit : — Moi, dit-il, je te donnerai, Ivon, le contraire des autres, car peut-être il te sera avantageux, selon l’occurrence, de te faire tout petit. — Eh bien, écoute : quand tu voudras, tu seras une fourmi six fois plus mince et plus rapide que chacune de nous. Les corbeaux aussi à leur tour dirent à Ivon qu’ils lui donnaient le pouvoir de se transformer, à son gré, en corbeau, et de voler six fois plus vite que tous les oiseaux qui voltigent entre le ciel et la terre.
Voilà Ivon fort satisfait de ce qu’il avait entendu ; et qui ne l’eût pas été à sa place ? Si bien que celui-ci dit en lui-même : — S’il est vrai qu’ils m’aient donné tant de pouvoir, je ferai avant peu un bon gaillard. — Alors Ivon fait un nouveau somme, car il ne faisait pas encore jour. Quand le soleil se leva, vers le matin, Ivon se réveilla les yeux tout rayonnants. — Il est temps que je parte d’ici, dit-il, pour m’assurer si ces beaux merles m’ont dit la vérité la nuit dernière.
Il regarde autour de lui et, en voyant venir sur la route cinq ou six soldats qui probablement le cherchaient, Ivon dit : — Que je devienne lion six fois plus grand que le plus grand qui existe, six fois plus fort et plus puissant que le plus fort et le plus puissant.
Le voilà à l’instant devenu lion, comme il le demandait, et se dirigeant tout droit au-devant des soldats. Ceux-ci, quand ils l’aperçurent, ne restèrent pas à l’attendre ; ils détalèrent si vite de là que leurs talons frappaient leur derrière. Ivon avançait toujours, en riant entre ses dents de lion, et en feignant d’être irrité, contre eux, parce qu’ils se détournaient pour le regarder.
Quand il les eût fait rétrograder un bon bout de chemin, il dit : — Que je devienne corbeau. Métamorphosé aussitôt, il alla à tire-d’ailes à Nantes où était son régiment, et descendit en face du palais du roi de Bretagne. — Que je devienne homme maintenant ; et Ivon, changé en homme, se rend vite dans une grande hôtellerie qui se trouvait en face du palais, et demande une chambre ; on la lui donna, et cela n’a rien d’étonnant.
Bientôt, à la nuit, Ivon dans sa chambre se met à la fenêtre, il examine la demeure du roi et cherche à apercevoir la jeune princesse qu’il connaissait de vue et qu’il avait le désir d’obtenir pour épouse. Ivon, sachez-le bien, ne regarde plus maintenant les gens de sa condition ; c’est une princesse qu’il lui faut.
J’ai oublié, de dire, que celui-ci était un beau garçon et d’excellente tenue, et pendant qu’il était soldat, il avait maintes fois remarqué que la princesse le regardait du coin de l’œil, quand il était de garde au palais. Cela lui avait souvent donné à penser qu’il était peut-être aimé de cette jeune fille. Et peut-être l’aimait-elle, en effet. Qui sait si ce n’est Dieu, ce qui se passe dans le cœur des jeunes filles, princesses et autres ? Celles-là comme celles-ci sont faites pour aimer.
Avec autant de pouvoir que j’en ai, dit Ivon, peut-être viendrai-je à bout de mon projet. — Et, dans cette persuasion, il ne détournait pas sa vue du palais, attendant qu’il aperçut la princesse.
Celle-ci, à l’approche de la nuit, vint ouvrir sa fenêtre, sans doute pour respirer l’air du soir, car je ne crois pas qu’elle pensât ou se souvint d’Ivon. Quoi qu’il en soit, Ivon, dès qu’il l’aperçut, en fut ravi comme vous pouvez croire. Qui ne l’eût pas été ?
Bientôt, quand la princesse fut lasse de respirer l’air, et aussi parce qu’il faisait nuit sombre, elle ferme sa fenêtre et va se coucher. Ivon ne cesse de regarder sa chambre, et quand il croit qu’il est temps d’agir, il dit : — Que je devienne corbeau. Et transformé en corbeau, il vole aussitôt à la fenêtre de la princesse. Il casse une vitre avec son bec, et entre dans la chambre. — Que je devienne homme, dit-il. — Et il devient homme à l’instant.
La princesse n’était pas encore endormie, et quand elle aperçut un homme dans sa chambre, elle poussa un cri perçant qui épouvanta tout le monde. — Au voleur ! au voleur ! disait-elle. Et le roi et ses gens d’accourir pour voir (ce qu’il y avait). Quand ils arrivèrent dans la chambre, on n’y trouva personne autre que la princesse, car Ivon, transformé en fourmi, s’était précipité dans un trou de ver qu'il avait trouvé à la tête du lit. – Qu’y a-t-il, ma fille, dit le roi ? — Ici, dit-elle, j’ai vu tout-à-l’heure un homme devant moi ; il est sans doute allé se cacher. — Si bien que l’on fouilla et refouilla dans la chambre ; pas un coin, pas une place ne resta sans qu’on les visitât ; mais on eut beau chercher, on ne trouva personne. Tout le monde alors dut se retirer, de même que le roi qui dit à sa fille : — Tu as le délire et la vue trouble, car tu ne sais ce que tu as vu. Il n’y a ici personne. — Et il se retira.
Aussitôt qu’ils furent sortis, Ivon se transforme de nouveau en homme ; et la princesse de crier plus fort que jamais. — Ma fille perd la tête, dit le roi qui remontait les escaliers en toute hâte. Quand il entra dans la chambre, la princesse lui dit : — Chercher bien, mon père, car dès que vous êtes sorti, je l’ai revu. — Et le roi de chercher, de fouiller une seconde fois. On tira le lit (de sa place), on fouilla dessous, on enleva les matelas et tout ce qu’il renfermait, sans trouver personne. — Ivon, de son trou de ver, le regardait en riant. — Il ne me sert pas de chercher, dit le roi à sa fille, et il faut que tu aies perdu la raison ; désormais, tu auras beau crier, je ne viendrai plus, car tu es une sotte.
En colère cette fois, le roi s’en retourna, et Ivon, redevenu homme, se plaça tout droit devant la princesse. Cette fois-ci la princesse ne cria pas ; après l’avoir examiné et avoir remarqué qu’il n’était pas aussi effrayant qu’elle l’avait cru, elle lui demanda ce qu’il cherchait en ce lieu. — Il ne faut pas avoir peur de moi, dit Ivon, je ne veux vous faire aucun mal, bien au contraire. Voici pourquoi je suis venu : vous vous souvenez sans doute du jeune soldat que vous regardiez, il y a environ un mois, quand il était de garde, ici en bas, auprès de la porte de votre père ? — Oui assurément, dit-elle, je m’en souviens. — Eh bien, dit Ivon, je suis celui-là, et si je suis venu ici vous trouver, c’est pour vous dire que je vous aime, depuis longtemps, et que je voudrais vous épouser.
— Cela vous sera difficile, dit la princesse ; pourtant j’examinerai la chose. — Et en disant cela, elle regardait Ivon et, voyant que c’était un garçon bien léché et même très-joli, elle lui dit : — Il n’y a pas bien longtemps, un jeune prince vint ici de France pour m’épouser. Deux jours après son arrivée, il tomba malade et mourut ; et comme il m’aimait beaucoup, il me donna, avant de mourir, ses papiers, ses magnifiques vêtements et tout ce qu’il avait. Ils sont là dans l’armoire et je vous les donnerai, si vous voulez. Alors vous viendrez ici, demain ou après, sous le nom du prince que vous voudrez et, ayant revêtu ces superbes vêtements, vous demanderez ma main à mon père. Je crois qu’il vous accordera votre demande. Voici en outre deux bourses pleines d’or et d’argent, je vous les donne, afin que vous puissiez vous présenter partout et tenir le rang élevé que vous aurez pris.
Si bien qu’Ivon était très-heureux en sortant de là avec les papiers et les habits du prince, et avec les deux bourses pleines qu’il avait reçues de la princesse. Sans plus tarder, le lendemain matin, voilà Ivon qui prend un beau carrosse et qui vient au palais ; il demande à parler au roi. Il fut bien reçu, et quand il eut dit le motif de sa visite, le roi lui accorda sa demande, à la condition qu’il serait agréé de sa fille.
Celle-ci accepta, et peu après on fit la noce, la plus belle qu’on eût jamais vue dans la contrée.
À quelques jours de là, le roi de Bretagne dit à son gendre de venir avec lui à la chasse. — Je ne demande pas mieux, dit celui-ci. — Les voilà partis tous les deux avec la jeune princesse, épouse d’Ivon, pour une maison que possédait le roi, au milieu d'un bois. Le lendemain ils se levèrent de bonne heure pour aller à la chasse. La jeune princesse se mit à la fenêtre pour voir ce qui leur adviendrait, et Ivon, qui aimait tendrement son épouse, se détournait tant qu’il pouvait pour la regarder, au lieu de chasser. Ce n’était pas avec les cerfs et les lièvres qu’était son esprit, et son cœur encore moins ; et s’il avait osé laisser là bois et chiens, il serait retourné auprès de ses amours.
Il était dans ces pensées, et se détourne de nouveau pour regarder la princesse, quand il aperçoit une manière d’homme qui volait comme un oiseau et qui s'éloignait de là après avoir chargé la princesse (sur son dos). Ivon appelle son beau-père en criant, et lui montre sa fille enlevée par cette espèce de corps humain qui se dirige au vol au-dessus de leur tête. — Mon père, dit Ivon, je vais à la poursuite du voleur, et ne reviendrai ici que quand je l’aurai attrapé.
Si bien qu’Ivon fut transformé en un lion six fois plus grand et plus rapide que tous les lions. Il suivait de loin son épouse pour savoir en quel lieu elle descendrait, lorsqu’ils se trouvèrent près de la mer. Alors Ivon se métamorphosa en corbeau ; mais bien qu’il fût plus agile que tout autre oiseau, il ne put atteindre, à beaucoup près, ce corps qui lui avait enlevé son épouse. — Peu importe, disait Ivon, pourvu que je puisse voir de quel côté il descendra, je m’en vengerai, ou ce sera difficile.
Quand ceux-ci eurent volé longtemps, Ivon vit le corps qui s’abattait sur une énorme roche, dans une île au milieu de la mer, et aussitôt il souleva cette roche, comme il eût fait du couvercle d’un pot, et pénétra dessous avec la princesse. Ivon eut beau accélérer son vol autant que possible, il arriva trop tard. Il descendit cependant en ce lieu, et quand il eut fait le tour du rocher pour juger de sa forme, il demanda à être transformé en une fourmi aussi mince et aussi exiguë que le cheveu le plus mince. Si bien qu’il fut à l’instant transformé en fourmi. Il fait alors le tour de la roche jusqu’à trois fois, et ce ne fut qu’à la quatrième qu’il découvrit un trou tout petit. Par là il put avec beaucoup de peine pénétrer sous la roche. Quand il y fut rendu, il resta émerveillé de la beauté du lieu qui était parfaitement éclairé, quoi qu’il n’y eut nulle part ni chandelle, ni lumière qui éclairât. Mais son esprit n’était pas avec ces choses ; il était avec son épouse.
Celle-ci, quand Ivon entra, était occupée à peigner la tête du corps avec un peigne d’ivoire d’une entière blancheur. Ivon, ou si vous aimez mieux, la fourmi en ce moment, quand elle voit cela, se met à grimper le long de la princesse et se place dans son oreille. Avant d’y entrer, il lui dit tout doucement : — Ne te gratte pas ; je suis Ivon, venu ici sous la forme d’une fourmi, pour te délivrer de cette méchante bête. Demande-lui comment il a pu te porter jusqu’ici, et caresse le du mieux que tu pourras, afin d’apprendre de lui où réside sa force.
Alors la princesse, faisant semblant de lui gratter la tête, lui dit : — Qui êtes-vous et comment vous nomme-t-on ? — Moi, dit-il, je suis né d’une sirène et d’un loup-garou ; mon nom est le Corps sans âme. — Quoi, dit la princesse ; un corps sans âme ? Comment alors pouvez-vous vivre ? — Par la vertu d’un grand esprit qui m’a donné une grande puissance ; et encore ma puissance n’est rien en comparaison de ce qu’elle eût été, si j’avais pu avoir mon âme. — Vous avez donc une âme qui n’est pas avec vous ? — Non, malheureusement, dit le corps, elle n’est pas avec moi ; si je l’avais, il n’est rien dont je ne pusse venir à bout. Avec mon âme, j’aurais retourné l'univers sens dessus dessous. Il vous est donc bien difficile d’avoir votre âme, à ce qu’il paraît ? — Trop difficile, malheureusement, car j’ai maintes fois cherché à l’avoir, et n’ai jamais pu l’atteindre. C’est pour ce motif que j’ai été placé ici, à demeure dans cette île, au milieu de la mer. Et pourtant mon âme n’est pas bien loin d’ici. — Où donc est-elle, dit la princesse ?
À environ dix lieues, dans une autre île qui est très-grande. Elle y est bien gardée ; aussi ni moi, ni personne ne pourra s’en emparer.
Pendant que le corps parlait de son âme, la princesse lui passait légèrement la main sur la tête, et celui-ci dit alors : — Mon âme est dans un œuf de couleur rouge-feu, et se trouve dans le corps d’une colombe ; la colombe se trouve dans un renard ; le renard dans un loup ; le loup dans un sanglier ; le sanglier dans un léopard ; le léopard dans un tigre ; le tigre dans un lion ; le lion dans un ogre, qui n’est ni homme ni bête.
Cet ogre est le plus vigoureux qui existe entre le ciel et la terre ; aussi personne ne pourra jamais en venir à bout. Cependant s’il se trouvait un homme capable de tuer cet ogre, de tuer le lion, le tigre, le léopard, le sanglier, le loup et le renard, il me faudrait partir d’ici avant qu’il ait tué la colombe. À chaque bête qui serait tuée, je perdrais de ma force, comme un homme la perd, quand le sang coule de ses veines ; et si je restais ici à attendre que la colombe fût tuée, je ne serais plus capable alors de soulever cette roche, et il me faudrait mourir dessous.
— Voilà, dit le corps, ce qu’est mon âme et où elle est. — Bien, bien, dit la fourmi qui avait écouté aussi attentivement que possible, et qui avait parfaitement compris tout ce qu’avait dit le corps à la princesse. — Attends un peu, dit la fourmi, je vais partir maintenant pour voir si je pourrai te tirer des mains de ce corps maudit ; attends-moi et traite-le du mieux que tu pourras ; je verrai plus tard.
Voilà alors la fourmi qui sort de là par le chemin où elle était venue. Quand elle fut dehors : — Que je devienne corbeau ; et voilà Ivon transformé en corbeau et partant au vol en grande hâte vers l’île dont avait parlé le corps sans âme. Il y arriva sans tarder et y descendit ; transformé en homme aussitôt, il alla, comme un pauvre malheureux, demander où était l’ogre dont il avait entendu parler. — Vous n’avez, lui dit un homme, qu’à aller dans le manoir que vous verrez là plus loin, et on vous y conduira. — Ivon alors se rendit au manoir et demanda s’il ne trouverait pas quelque chose à faire. On l’envoya auprès du maître, et celui-ci lui demanda ce qu’il désirait faire. N’importe quoi, dit Ivon, quand bien même ce ne serait que garder les bestiaux. — Garder les bestiaux ici est plus difficile que vous ne croyez, car à la lisière du bois, dans les champs où ils vont paître, se trouve un ogre qui, chaque jour, enlève au moins une des bêtes à cornes et parfois deux ou trois.
— N’importe, dit Ivon ; peut-être l’empècherai-je d’en enlever aucune désormais. — Si vous faites cela, dit le maître, vous serez un homme comme on n’en voit pas par ici. — On verra demain, dit Ivon. — Et le lendemain celui-ci partit et conduisit les bestiaux, aussi loin qu’il pût, par un petit chemin qui circulait sur les champs. Après les y avoir conduits, il revint sur ses pas et se mit de côté pour observer le chemin.
Il s’était écoulé peu de temps, lorsqu’il vit l’ogre débouchant du bois et venant droit à lui. — Tout-à-l’heure, dit Ivon, je verrai quelle espèce d’homme tu es. — Et celui-ci alors, transformé en un lion six fois plus fort et plus puissant que le lion le plus fort et le plus puissant, Saute aussitôt sur la tête de l’ogre ; et là, tous deux en se battant, font un bruit tel que la terre tremblait sous eux. Les domestiques du maître accoururent pour voir, et furent si effrayés qu’ils s’enfuirent de là, en criant de toutes leurs forces.
Le lion et l’ogre luttaient toujours et s’enlevaient réciproquement des lambeaux de chair et de peau. La terre était rougie de sang, les pierres se fendaient et se pulvérisaient sous leurs pieds, les arbres les plus rapprochés d’eux étaient déracinés. Quant à l’ogre, il avait beau frapper avec ses griffes et ses ongles plus durs que l’acier, il fut éreinté par le lion et dut lui demander trève, tant il était sur les dents. — Repose toi tant que tu le trouveras bon, dit le lion ; quant à moi je suis suffisamment défatigué, et tout-à-l’heure, quand je vais te tomber dessus, je te tuerai comme un ver de terre. — Si je pouvais avoir un morceau de viande de bœuf à manger et son sang à sucer, je te hacherais aussi menu que son de froment. — Si tu as faim, dit le lion, mange cette peau qui pend à ton corps difforme et dégoûtant ; et si tu as soif, lèche tes blessures et bois le sang qui en jaillit. Pour moi, je n’ai d’autre faim que de te mettre en pièces, et avec mes griffes je te mettrai en pièces aussi menu que tripes. Tu as demandé à te reposer ; repose-toi donc jusqu’à demain, et fortifie ton corps jusque là, si tu peux, car si tu ne le fais, tu ne le feras pas plus tard non plus, par la raison que tu ne verras pas le soleil se coucher demain.
Voilà alors le lion qui conduit devant lui les bestiaux au manoir, sans qu’un seul eût été dévoré. Le maître alors vérifie combien il y en a, et trouvant qu’ils y étaient tous sans exception, il dit à Ivon : Il n’y a pas beaucoup d’hommes comme toi ; j’ai entendu dire que tu t’étais battu avec l’ogre et que tu l’avais mis sur les dents. — C’est vrai, dit Ivon ; aujourd’hui je me suis battu avec lui, et demain je le tuerai. Je lui ai laissé la vie pour lui montrer à qui il avait eu affaire et pour lui prouver qu’il avait trouvé son pareil. Je voudrais qu’il pût être, dès demain, la moitié plus fort qu’il n’était aujourd’hui, et qu’il pût être guéri et même trois fois plus fort. Demain vous pourrez venir me voir lui donner le coup de grâce. — Bravo, dit le maître qui fit apporter à son vacher tout ce qu’il avait de meilleur à manger et à boire dans sa maison. Après son souper, Ivon alla se coucher, et le lendemain, avant le lever du soleil, il était levé et allait conduire son troupeau aux champs.
Quand il eut mené ses bêtes au loin, il revient sur ses pas, comme la veille, et aperçoit l’ogre qui accourt sur lui. — Eh bien, dit Ivon transformé immédiatement en lion, tu t’es reposé suffisamment sans doute, et maintenant tu reviens pour gagner ou perdre ; tu perdras, je le jure. — Tout-à-l’heure, dit l’ogre, je te réduirai en poussière. Tout beau, joli garçon, tu n’es pas encore assez guéri, et tu veux mourir ? — Avant de me tuer, tu auras de la besogne, dit l’ogre, en ouvrant une bouche aussi large et aussi rouge qu’un vaste four embrasé, et en allongeant ses défenses, affilées et nombreuses comme les dents d’un peigne en fer. Le lion aussitôt, détachant une motte de tourbe, la jette aux yeux de l’ogre et se précipite en un bond sur sa gorge. Il l’étouffe et si bien qu’il lui fait sortir la langue de la longueur d’une grande queue de cheval. La gorge en lambeaux, l’ogre dut tomber et mourir sur place entre les griffes du lion. Celui-ci, après cela, ouvre d’un coup de patte le ventre de l’ogre, et aussitôt s’échappèrent ses horribles entrailles, desquelles sortit à l’instant un superbe lion.
Il ne fallut pas beaucoup de temps pour tuer aussi ce lion à son tour et lui ouvrir le ventre, comme à l’ogre. Un tigre en sort alors ; mais il eut beau bondir et voler, pour ainsi dire, autour du lion, il ne resta pas longtemps en son entier. Pour faire court : du tigre sortit un léopard ; du léopard, un sanglier ; du sanglier, un loup ; du loup, un renard, et du renard une colombe qui prit son vol avec la rapidité du vent. Ivon alors transformé en corbeau ne fut pas longtemps à atteindre la colombe et à l’attaquer à coups de griffes, comme fait un épervier à un pinson. Il la tua et en retira l’œuf rouge que renfermait son ventre et qui était l’âme du Corps sans âme.
Sans plus tarder, il revient dans l’île et, transformé en homme, il ramasse l’œuf et va trouver le maître qui avait été le voir se battre avec l’ogre. Bien que ce monsieur-là fût très-étonné de voir qu’Ivon pouvait se métamorphoser en lion, en tigre, en léopard, en sanglier, en loup, en renard et en corbeau, il fut encore plus étonné en voyant que chaque fois il était venu à bout des autres animaux qui étaient restés là, étendus de leur long et éventrés, sans en excepter un seul. — Tu es un homme, Ivon, dit le maître, et tu devrais rester ici avec moi. — Par ma foi, cela m’est impossible, dit-il, car si je suis venu ici, ce n’est pas sans espoir de retourner ailleurs, ni pour y séjourner. J’ai une autre mission à remplir, et tant qu’elle ne sera pas remplie, je ne m’arrêterai pas. Quant à vous maintenant, vous pouvez être tranquille et vivre en paix, car désormais l’ogre ne fera aucun mal à vos bestiaux. Je vais me rendre actuellement dans le lieu où j’ai besoin d’aller, et j’ai hâte de me retirer. — En disant cela, Ivon, transformé en corbeau, prend son vol, emportant l’œuf rouge, et un instant après, transformé en homme, il descendait dans l’île du Corps sans âme.
Celui-ci, ce corps, était sur la roche, et la princesse auprès de lui ; et, quoiqu’il eût la poitrine découverte et même débraillée, il avait encore peine à respirer. Il était étendu là comme s’il eût été collé contre le rocher. Ivon s’approche de lui, l’œuf à la main. — Apporte-moi cet œuf, dit le corps sans âme, ou bien je te tuerai tout-à-l’heure. — Si tu as besoin de cet œuf, dit Ivon, viens le chercher. Que me donneras-tu pour la peine que j’ai eue à le trouver et à l’apporter jusqu’ici ? — La mort si je puis, dit le corps. — Oui la mort, si tu peux, toi qui as de la peine à respirer, dit Ivon. Lève-toi donc sur ton séant, que je voie si tu es grand ; lève-toi donc, corps sans cœur et sans énergie ; si tu ne viens pas chercher cet œuf, je vais le briser. — Il ne faut pas, il ne faut pas, dit le corps, cherchant à se lever debout. Il eut beau faire, il lui fallut bien rester étendu sur ce lieu, ses longs bras allongés de chaque côté de la roche. — C’est bon, dit Ivon, tout joyeux en voyant combien faible était le corps ; je ne puis attendre si longtemps. Puisque tu ne viens pas, je vais aller à toi, car tu me fais pitié. — Et Ivon de s’approcher du corps et de monter sur la roche et de dire au corps : — Je vais te donner ton âme, ouvre la bouche. — Le corps avait les yeux ouverts et même au grand ouverts, sans rien voir cependant. Il ouvrit la bouche à ces mots d’Ivon ; mais celui-ci, au lieu de lui faire avaler l’œuf, l’écrasa sur son front, et le corps mourut là sur l’heure, en frémissant de la tête aux pieds. La roche se fendit aussitôt par la moitié avec un bruit épouvantable, et engloutit le corps, à l’instar d’un marsouin qui avale une petite anguille.
La princesse et Ivon étaient descendus, et celui-ci, transformé en un grand aigle, porta son épouse hors de ce lieu. Ils n’étaient pas encore bien éloignés de l’île, lorsqu’ils entendirent retentir derrière eux, comme un coup de tonnerre ; tous deux se retournèrent et virent des flammes qui jaillissaient du milieu de la mer et qui anéantirent l’île, Quant au Corps sans âme, on ne vit plus son ombre sur la terre.
Ivon et la princesse ne furent pas longtemps en chemin ; ils arrivèrent vers la nuit à Nantes, dans le palais du roi leur père. Celui-ci était joyeux (si homme le fut jamais) de voir de retour sa fille et son gendre. Il avait fait leur deuil, car il les croyait morts. On fit un splendide festin pour célébrer leur retour ; et après qu’ils furent reposés, Ivon et son épouse furent heureux le reste de leur vie. — À la mort de son beau-père, Ivon fut nommé roi à sa place, et ayant rencontré son ancien capitaine, il lui tint ce langage : — Ce que vous disiez n’était pas faux ; je suis devenu homme avec le temps. Vous ne vous doutiez pas alors, ni moi non plus, que ce que vous disiez se réaliserait ; mais Dieu le savait. C’est lui qui dirige l’homme, il l’élève ou l’abaisse, qu’il soit roi ou laboureur. C’est ainsi qu’il est arrivé pour moi, dit Ivon, en donnant à son ancien capitaine une bourse pleine d’argent. Il lui dit aussi que s’il avait besoin de quelque chose, il n’avait qu’à demander.
Voilà, dans ses détails, l’histoire du Corps sans âme, telle que me l’a racontée ma grand’mère dans mon enfance.
L’histoire bretonne qui suit a un cachet tel que nous avons dû la traduire souvent mot-à-mot. Elle renferme d’admirables locutions, parfois intraduisibles en français.
Près de Douarnenez demeurait autrefois une
vieille veuve ; il y a de cela je ne sais combien
de centaines d’années. Celle-ci, cette veuve, n’avait
qu’un fils qu’on nommait Christophe. Sa mère
cherchait à le guérir de sa paresse, car Christophe,
profitant de ce qu’on le disait idiot depuis sa
plus tendre enfance, n’avait jamais rien fait de son
corps, si ce n’est ramasser de temps à autre des
petits morceaux de bois de chauffage pour sa
mère. Il avait ainsi atteint ses seize ans ou à peu
près, sans avoir rompu son corps au travail. La
première chose qu’il faisait après son lever, c’était
de courir sur le rivage, avec son bâton à tête crochue qui lui serrait à jeter de petites pierres dans
la mer.
Un jour la mère dit à Christophe : — Si tu veux aller aujourd’hui me chercher du bois de chauffage, je te ferai des crêpes avec la farine que j’ai reçue hier en aumône de gens charitables. Christophe répondit : — Je n’ai pas faim, ma mère ; et il sortit, comme d’habitude, avec son bâton pour aller sur la côte. Il y avait reflux (la mer baissait) ; Christophe se dirige vers le rivage ; il descend longtemps la grève et arrive à un trou plein d’eau de mer ; là il joue et jette des pierres dans l’eau, en riant et en chantant tour-à-tour. Il y avait un moment qu’il jouait ainsi, quand Christophe prend une petite pierre toute blanche, en disant : — Voici une pierre qui tout-à-l’heure courra sur la surface (de l’eau) de ce trou. Il la lance avec son bâton, aussi adroitement que possible (il était devenu très-fort à ce jeu), si bien qu’elle glisse sur l’eau comme une anguille blanche. Christophe la regarde en riant aux éclats, et voit un petit poisson qui sautait et nageait à la poursuite de sa pierre. — Attends, attends, dit Christophe ; ma mère disait tout-à-l’heure qu’elle me ferait des crêpes, si je voulais (aller) lui chercher du bois à brûler ; ce ne sont pas des crêpes qu’il y aura ; c’est vous, petit poisson. Christophe aura du poisson, ou ce sera bien difficile. Christophe alors trousse ses culottes, va dans le trou et court après le poisson. Celui-ci glisse de dessous une pierre sous une autre, et Christophe, son bâton à la main, le poursuit sans relâche, jusqu’à ce qu’il l’ait pris — Eh bien, mon petit poisson, ne vous avais-je pas dit que je vous attraperais ? C'est vrai, tu m’as attrapé, dit le poisson à Christophe. Pourtant il vaudrait mieux pour toi me lâcher dans la mer que de me manger, car tu n’aurais pas grand’chose de moi ; au lieu que si tu veux me lâcher dans la mer, je te donnerai tout ce que tu auras envie d’avoir, tout ce que tu me demanderas.
Christophe, étonné en entendant le poisson, et sans réfléchir plus longtemps, le jette aussitôt dans l'eau et reste encore là un instant à jouer. En jouant, l’appétit lui vint ; il songea alors aux crêpes de sa mère et au bois de chauffage qu’on lui avait dit de ramasser. — Tiens, tiens, dit Christophe, si ce que m’a dit le petit poisson était vrai, ma mère aurait du bois de chauffage pour un bon bout de temps. — Et Christophe de courir à toutes jambes vers la ville d’Is qui était près de là. Quand il arriva, la mer était encore très basse et à sec autour de la ville. Christophe était allé en ce lieu pour avoir un énorme chêne qui se trouvait, disait-on, en face de la ville d’Is, au milieu de la mer, on ne sait depuis combien de centaines d’années ; personne n’avait jamais pu l’enlever. On ne parlait que de ce grand chêne. Cet arbre, disaient les savants, avait été la cause première et, à bien dire, l’assise de cette grande ville. — Par la vertu de mon petit poisson, dit Christophe (je veux) que cet arbre sorte de la mer et vienne ici ! — Il n’avait pas achevé ces mots, qu’il vit le corps, les branches et le reste de l’arbre surgir sur la mer comme un navire, nager et venir vers lui à sec. — Ce qu’a dit le poisson est vrai ; celui-là n’est pas menteur comme les hommes ; maintenant ma mère aura du bois pour faire des crêpes. Christophe faisait le tour de l’arbre, le regardait et était stupéfait en voyant combien il était gros. Les feuilles de ses branches étaient remplacées par des coquilles d’huîtres, de moules, de brennics, de pétoncles ; il en était de même de ses racines. — Peu importe, dit-il ; il ne suffit pas qu’il soit sorti de la mer, il faut aussi qu’il vienne à la maison de ma mère. — Transporte-le, mon petit poisson, dit Christophe, et moi dessus, à califourchon, comme sur le dos d’un cheval. Qu’il marche donc sous moi, à travers les rues de la ville d’Is, et que tout le monde vienne me voir passer, le roi Gradlon aussi, comme les autres.
Aussitôt Christophe se trouva sur le chêne, lequel se mit en mouvement sous lui, il ne savait comment. Il va dans les rues de la ville d’Is qui sont pleines jusques au faîte des maisons ; tous sont stupéfaits en voyant pareille chose. — Tiens, tiens, disaient-ils, Christophe sur un gros chêne qui marche sous lui comme ferait un cheval en vie ; il n’y eut jamais chose aussi surprenante ! Christophe, Christophe, disaient tous les assistants, arrète-toi un instant ! — Mais Christophe, sur son chêne, allait toujours, riant de les entendre.
Quand il fut arrivé devant le palais du roi Gradlon, celui-ci entendant le bruit que l’on faisait, alla aussi pour voir, ayant près de lui sa fille Ahez. — Voyez, mon père, dit-elle, c’est Christophe qui passe sur un arbre ; il joue, je pense, au cheval, son bâton crochu à la main. — Oui assurément, dit Christophe, c’est moi, jolie fille ; et, par la vertu de mon petit poisson, puisque vous vous moquez, je voudrais que vous devinssiez enceinte dès à présent.
A-près avoir dit ces mots, Christophe va de là sur son arbre à la maison de sa mère. Il ne fut pas longtemps en route ; il descend à terre et va trouver sa mère pour lui dire de venir voir. Voilà du bois qui vous arrive, ma mère, pour faire des crépes. — Apporte-le à la maison, dit celle-ci. Ah bien oui, dit Christophe, vous en parlez à votre aise, ma mère ; venez voir quelle charge de bois il y a là dehors. — La mère suit son fils et reste toute stupéfaite devant un chêne effrayant, tant il est grand. Il était six fois plus haut que la chaumière de la veuve. — Qui a amené cet arbre ici, dit-elle ; ce n’est pas toi probablement ? Si fait, ma mère, c’est moi qui l’ai amené, et tout-à-l’heure vous allez voir qu’il sera fendu et mis en tas devant votre maison. — Ce que dit Christophe fut fait immédiatement, et il n’eut d’autre peine que d’en faire la demande à son petit poisson. Quand le tas de bois fut terminé, il était trois fois plus large et plus élevé que la maison de la pauvre veuve. — Eh bien, dit Christophe, maintenant vous aurez assez de bois pour faire des crêpes, autant que vous voudrez. — Les crêpes furent faites alors et mangées, et Christophe retourna sur le rivage pour jouer avec son bâton crochu.
Quoiqu’il passât pour idiot aux yeux des hommes, Christophe ne l’était pas, comme vous verrez. Maintenant, comme il n’avait plus besoin d’aller chercher du bois de chauffage, Christophe jouait à plein cœur, et avait entièrement oublié son petit poisson. Il ne lui vint jamais à l’esprit de se faire donner par son poisson de l’argent ou des vivres pour sa mère et pour lui-même. Il faisait après, ce qu’il faisait avant, et pourvu qu’il eût son bâton crochu pour le soutenir et pour jouer, il ne songeait à rien autre chose.
À quatre ou cinq mois de là, le bruit courut que la fille du roi Gradlon était enceinte ; on ne parlait que de cela, et ce qui était vrai, c’est que la princesse Ahez grossissait chaque jour. De bouche en bouche ce bruit arriva bientôt aux oreilles du roi. Celui-ci, tout d’abord, ne put croire que ce qu’on disait fût vrai. — Jamais, disait-il, d’autre homme que moi n’a fréquenté Ahez ; mes soins, depuis qu’elle est née, ont toujours été de la préserver de toute mauvaise compagnie ; et de plus, elle est trop sage et trop pieuse, elle m’aime trop pour en venir à commettre un péché si grand et qui me ferait tant de peine. Non, non, c’est une calomnie, et les mauvaises langues seulement la répètent.
Cependant de jour en jour les vêtements de la princesse se resserraient sur son corps, et chaque jour aussi le bruit s’en répandait de plus en plus, si bien que le roi dit qu’il fallait voir. Il va trouver sa fille et lui dit ce qu’il y a de nouveau sur son compte. — Ma foi, mon père, dit-elle, je suis moi-même étonnée de ce qui arrive, car mon ventre grossit chaque jour, et je ne saurais vous dire ce qui m’arrive.
Gradlon aimait beaucoup sa fille et la laissa tranquille encore quelque temps, jusqu’à savoir ce qui arriverait plus tard. Il a cependant des soupçons et il dit en lui-même : — Elle ne veut pas m’avouer la vérité, ni dire a qui elle s’est donnée ; on verra quand le moment sera venu.
Le terme arrivé, Ahez accoucha et eut un garçon. Alors Gradlon dit à sa fille : — Il ne te sert de rien actuellement de cacher la vérité ; la rumeur s’est confirmée. Tu viens d’accoucher et tu as mis au monde un petit garçon ; dis-moi maintenant qui est son père. — Si je le savais, mon père, il ne me serait pas difficile de vous le dire ; mais, ce qu’il y a de pis, je ne le sais pas plus que vous ne savez comment cela m’est arrivé. — Ahez était la fille qui pleurait, en parlant ainsi à son père ! Celui-ci, sans dire mot, s’éloigna attristé et en se grattant la tête. — Ce que dit ma fille est peut-être vrai, et je le croirais assez, car aucun homme n’a jamais mis le pied dans sa chambre ; cependant il faut que je sache, si je puis, quel est le père de l’enfant. — Alors Gradlon envoie dire à un druide extrêmement vieux qui demeurait à environ quatre lieues de là, de venir le trouver au plus tôt. Celui-ci, le druide, habitait une vaste forêt. Il avait quitté Gradlon il y avait longtemps, quoiqu’il eût fait son instruction et son éducation. Il était grand-prêtre des faux dieux, et l’on disait qu’il n’y avait rien qu’il ne sut, soit dans le passé, soit dans l’avenir.
Le vieux druide étant donc arrivé, Gradlon lui dit de quoi il s’agissait : — Ma fille est devenue enceinte et a mis au monde, il y a deux jours, un enfant dont elle ne connaît pas le père, à ce qu’elle dit. Je le lui ai demandé moi-même, et chaque fois elle m’a répondu qu’elle ignorait comment la chose était arrivée. Cependant cet enfant ne peut rester sans père, puisque ce doit être quelqu’un. Oui assurément, dit le vieux druide, un enfant ne peut être sans père, ni quoi que ce soit sans créateur. Ecoutez, sire ; si vous voulez savoir quel est le père du fils de votre fille, attachez votre couronne avec un fil de lin blanc, entre deux poteaux de bois, au milieu de la place publique ; puis alors, au premier jour de la nouvelle lune, faites passer dessous tous les habitants de la ville et des environs. Mais gardez-vous bien d’en empêcher qui que ce soit, dans la crainte que le père ne soit celui-là même (que vous aurez empêché). Vous le reconnaîtrez facilement, car la couronne lui tombera sur la tête aussitôt qu’il passera dessous. Faites donc bien attention, et exécutez de point en point ce que je vous dis ici.
Après cela le vieux druide retourna dans sa forêt
et on n’entendit plus parler de lui. Gradlon, sans
tarder, fait publier, pour les gens de la ville et
tous ceux des alentours (qu’ils devront) se trouver,
à un jour marqué, sur la place publique de la ville
d’Is. — Tous se demandent l’un à l’autre : Qu'y
a-t-il de nouveau et à quel sujet ?
Quand il entendit sa mère parler de ce qui était arrivé, Christophe lui dit : — Si tous sont convoqués pour aller à la ville d’Is, j’irai aussi, pour savoir ce qui se passe.
Christophe y alla ; il arriva pourtant un peu
tard. En arrivant, il fut étonné en voyant suspendue la couronne du roi. Beaucoup avaient passé
dessous, sans qu’elle se fût détachée. Les grands
personnages qui avaient des fonctions au palais du
roi, passèrent les premiers, les bourgeois ensuite,
et en dernier lieu les gens de la campagne et les
pauvres. — C’est bien, dit Christophe, puisque
tous y vont, je puis y aller aussi probablement.
Et lui d’approcher alors. Il allait passer, lors
qu’un des soldats des gardes du roi lui saisit le
bras : — Où vas-tu, idiot que tu es ? On n’a pas
besoin de toi ici. — Laissez-le faire, dit Gradlon
qui s’était aperçu qu’on éloignait Christophe ; je
ne veux pas qu’on empêche qui que ce soit de
passer aujourd’hui sous ma couronne. Et Christophe de passer alors. Aussitôt qu’il se trouva dessous, la couronne du roi Gradlon lui tomba sur la
tête. Voilà tous les assistants étonnés, s’ils le furent
jamais :
— C’est Christophe, disaient plusieurs,
qui est le père du fils d’Ahez. — Cela n’est pas,
cela n’est pas, disaient les autres, et le roi comme
eux. Un imbécile comme celui-là n’a jamais parlé
à Ahez. Une princesse comme elle pourrait-elle
jamais aimer un pauvre malheureux, un niais
comme Christophe ? Non, non ; il faut voir une
autre fois. Si bien qu’on attache de nouveau la
couronne et qu’on fit passer Christophe dessous.
Aussitôt qu’il y fut, le fil se cassa et la couronne tomba encore sur la tête de Christophe. — Pour maintenant, dit tout le monde, il ne sert de rien de dire encore que Christophe n’est pas le père du petit garçon, car il l’est. Si bien que Christophe fut saisi aussitôt et conduit au palais du roi auprès de la princesse. Gradlon alors dit à Ahez : — On a trouvé le père de ton fils. — Celui-là, cet idiot, dit la princesse, n’est pas le père de mon fils. Je le connais, il est vrai ; mais jamais je ne l’ai fréquenté, ni aucun autre homme.
— Peu importe ce que tu diras, dit le roi ; ma couronne est tombée deux fois sur sa tête, et il te faudra l’épouser. — J’aimerais mieux mourir, dit Ahez. — Que tu meures ou non, tu l’épouseras, et sans tarder encore !
On fit la noce, et Christophe fut marié à Ahez. Peu de temps après cela, voyant ce qu’était son beau·fils, et pour ne plus l’avoir devant les yeux, non plus que le péché de sa fille, Gradlon fit construire un coffre en bois ; et quand il fut construit, il mit dedans Ahez, son petit garçon et Christophe, puis les jeta tous les trois à la mer, pour être engloutis ou pour devenir ce qu’il plairait au Seigneur Dieu. Ahez ne faisait que pleurer, en disant qu’il faudrait y mourir.
Christophe qui, jusqu’alors, avait oublié son petit poisson, dit à la princesse : — Rassurez·vous ; vous ne mourrez pas, ni moi non plus ; puis il ajouta : — Mon petit poisson, que ce coffre où nous sommes, soit (mis) à sec dans une île, qui surgira de l’eau près d’ici. — Ils se trouvèrent aussitôt dans cette île. — Il me semble, dit Ahez, que le coffre ne bouge plus. — Non vraiment, dit Christophe, il ne bouge plus ; il est sur une île, — Que ce coffre tombe en cendres, mon petit poisson. — Si bien que l’on vit le coffre comme s’abîmant, et tous les trois sortirent de là. Ahez était étonnée, comme vous pouvez croire, de voir ce qui leur arrivait.
Ceux-ci étant allés dans l’île, et voyant qu’il n’y avait ni maison, ni quoi que ce soit, Ahez dit à Christophe : — Il nous faudra mourir ici de faim et rester exposés aux intempéries. — Il n’en sera pas ainsi, dit-il ; avant la nuit nous aurons de quoi vivre, et une maison pour nous loger. — Qu’il s’éleve ici à l’instant, dit Christophe, un manoir plus beau que le palais du roi Gradlon dans la ville d’Is, et dedans, des vivres, des domestiques pour servir Ahez, et à l’extérieur des arbres et des jardins les plus beaux qu’on ait vus ; qu’il y ait de plus un superbe pont d’ici à la ville d’Is. Et voilà que fut exécuté aussitôt tout ce qu’avait demandé Christophe ; cela se passait le soir.
Ahez, qui avait faim, mangea, but et alla se coucher ; ce n’était pas sur la paille. Christophe y alla aussi, après avoir fait une promenade dans son île.
Le lendemain, Gradlon n’eut rien de plus pressé que d’entendre venir[7] vers lui un des grands de sa cour pour lui dire : — Sire, venez voir dehors ; par là il s’est élevé, depuis hier, un pont qui étonne tout le monde ; on n’en a jamais vu de plus beau, et ce qu’il y a de plus curieux encore c’est de voir, à l’autre extrémité, une île dont personne n’a entendu parler, et un palais si beau que nous ne pouvons le bien voir, tant il fait resplendir le soleil.
Gradlon ne fut pas en retard pour aller voir, et quand il eut examiné, il envoya un de ses gens pour savoir qui l’habitait. Celui-ci en arrivant dans l’île, voit un superbe manoir ; il entre et aperçoit Christophe, son bâton crochu à la main. L'envoyé du roi lui dit : — C’est vous, je crois, le maître de cette île ? — Oui vraiment, dit Christophe, je suis le maître ici, à ce que je crois ; et ce n’est pas vous, ni tout autre qui pourrait substituer son droit au mien. — Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, dit l’envoyé ; je suis venu pour vous dire de venir trouver le roi Gradlon a la ville d’Is. — Aller trouver le roi Gradlon, dit Christophe ; s’il a besoin de moi, il viendra lui-même, car pour moi je ne ferai pas un pas pour aller vers lui. Retournez donc, et dites le résultat de votre mission.
L’envoyé du roi Gradlon partit de là et annonça ce qui était arrivé, et ce que lui avait dit Christophe. — Quoi, dit le roi, c’est Christophe l’idiot qui habite ce beau palais ? Il paraît qu’il est devenu un peu hautain ; je verrai bientôt ce que c’est que ce gaillard-là. Et Gradlon alors commande des soldats pour aller dans l’île, et lui amener Christophe par les oreilles.
Christophe les attendait. Quand il les vit arriver, il alla à sa fenêtre pour les examiner, et quand ils furent arrivés, il leur fit cette demande : — Eh bien, braves gens, que se passe-t-il de nouveau avec Gradlon dans la ville d’Is ? — Ce qu’il y a de nouveau, c’est qu’il faut que vous veniez avec nous, ou si vous ne venez pas de suite, nous vous prendrons au collet. — Vous, pauvres hères ; je vous préviens que la chose ne vous sera pas facile. — Ceux-ci alors cherchent le moyen de joindre Christophe. Mais celui-ci fait venir en ce lieu une autre bande de soldats pour combattre les gens du roi, et ils luttèrent si bien contre eux que les gens du roi furent vaincus, et qu’ils furent tués tous, à l’exception d’un seul qui alla porter la nouvelle à la ville d’Is. Quand Gradlon apprit ce qui était arrivé, il se mit dans une colère épouvantable. — Quoi, dit-il, un méchant idiot comme celui-là me résistera ! Mille hommes ici à l’instant et (qu’ils partent) à la poursuite de Christophe, pour me l’amener vif ou mort. — Christophe, toujours dans l’attente, les vit arriver : — Mon petit poisson, dit-il, envoie-moi des hommes pour écraser les gens de Gradlon. Il est temps de faire entrer la raison dans la tête de cet imbécile de roi ; il pense, je le sais bien, qu’il n’a qu’à parler pour être obéi. On verra qui sera le maître de nous deux. — Et voilà des gens qui arrivent là pour Christophe. — Quand arrivèrent les gens de Gradlon, le combat commença. Ces derniers reçurent une telle frottée, qu’ils tombèrent là tout de leur long et qu’ils périrent tous, à l’exception d’un seul comme précédemment. — Eh bien, dit Christophe, êtes-vous plus satisfaits maintenant, bonnes gens ; je vous l’avais dit ; vous ne voulez pas m’écouter, tant pis pour vous !
Quand il apprit ce qui était encore arrivé, le roi Gradlon se mit encore à dire : — Plutôt que d’être vaincu par cet idiot, je veux que tous mes soldats aillent maintenant me le chercher. — On nomma pour les commander les plus grands personnages de la cour, et ils partirent aussitôt. — Arrivez, dit Christophe, en les regardant. Vous ne serez pas mieux traités que les autres, et votre maître aura beau faire, il viendra lui-même me trouver, quand bien même cela ne lui plairait pas. Quant à moi, je ne bougerai pas de mon île, — Ceux-ci, les soldats de Gradlon, périrent encore tous, et il n’en revint qu’un seul pour dire au roi que jamais il ne vaincrait Christophe, et qu’il fallait qu’il allât lui même le trouver, s’il avait envie de lui parler.
— Puisqu’il le faut, j’irai, dit le roi ; je dois voir ce qui est arrivé à Christophe. — Arrivé dans l’île avec les gens de sa cour, le roi Gradlon fut étonné, s’il le fût jamais, en voyant combien était beau le manoir de ce lieu. Il rencontre Christophe, et celui-ci, son bâton à la main, et sans ôter son bonnet de dessus sa tête, lui dit : — Eh bien, sire, vous êtes donc venu me trouver ; vous avez bien fait, car pour moi je n’ai nul besoin de vous et je ne serais jamais allé dans votre palais, puisque vous m’en avez chassé. — Pourquoi, dit le roi, tuer mes gens, comme tu le fais ? — Tuer vos gens, dit Christophe ; je ne leur ai fait aucun mal. Les voici là qui sommeillent, et s’ils avaient voulu rester tranquilles et en paix, il ne leur serait rien arrivé de fâcheux. Ecoutez bien, sire, il ne sert à rien à qui que ce soit, ni à vous, ni à d’autres, de nous chercher querelle ici ; je suis le maître et ne céderai à personne. Cependant, si cela vous est agréable, je vais aller chercher votre fille pour que vous puissiez faire avec elle une promenade dans les jardins et les bois des environs, en attendant l’heure du dîner, car je vous invite à dîner chez moi. — Avez-vous suffisamment à nous donner, dit Gradlon ? — Ce qu’il y aura suffira, et probablement il en restera après vous, Dieu merci. — Alors c’est bien, dit Gradlon, je dînerai ici, moi et mes gens.
Alors Christophe entre chez lui et fait (préparer) un dîner comme on n’en voit pas souvent, même dans le palais des rois. On ne voyait sur la table d’or et argent et, pour servir, il arriva une bande de jeunes filles vêtues en blanc de la tête aux pieds. Gradlon après avoir fait sa promenade dans les bois, vient au manoir et se met à table, lui et ses gens ; ils sont tout stupéfaits en voyant tant de belles choses. Gradlon demande à sa fille comment Christophe peut posséder tant de richesses. — Je ne pourrais vous le dire, mon père, dit-elle, car je ne le sais pas moi-même ; je crois que Christophe obtient tout ce qu’il demande. Voilà des nappes de toile blanche, de l’argenterie, des coupes d’or et d’argent pour boire le meilleur vin, des vivres pour manger, et jamais Christophe ne les a achetés. Ils lui sont venus ; comment ? C’est ce que je ne sais pas plus que vous.
— Peu importe comment il les a eus, dit le roi ; j’ai faim, il y a de quoi manger, commençons. Christophe arrive avec sa mère et dit : — Maintenant, Gradlon, allons à table, asseyez vous là près de ma mère, car quoiqu’elle soit la femme d’un pauvre pécheur, vous n’aurez pas honte de dîner avec elle. Il ne serait pas bien de laisser ma mère se nourrir d’aumones, quand son fils a épousé la fille du roi.
Quoiqu’il aimât les pauvres et les gens du menu, Gradlon eût préféré être éloigné de cette vieille ; cependant il n’osa rien dire, parce qu’il craignait Christophe. Celui-ci s’assit à la place d’honneur ; Ahez à sa droite, sa mère à sa gauche, et le roi après elle.
Quand on a faim et qu’il y a de quoi manger, il
n’est pas difficile de savoir la manière de s’en servir.
Gradlon et les autres ne firent pas de façons ; tous
mangèrent et burent à satiété, et quand ils furent
levés de table, Christophe dit : — Si vous voulez,
sire, nous irons faire un tour dans le palais, pour
voir s’il est aussi vide, aussi dégarni qu’il est
grand. On dit qu’il vaut mieux une petite maison où il y a des vivres, qu’une grande maison ou il n’y a que du vent.
Le manoir de Christophe, entendez bien, n’était pas un méchant manoir ; il contenait vingt-quatre chambres, et dans chaque chambre quatre fenêtres tournées aux quatre vents ; on ne voyait que tas d’or et d’argent, des couvertures de soie, de superbes tableaux, comme il n’y en avait jamais eu chez Gradlon lui-même. Celui-ci ouvrait une grande bouche partout où il allait et s’arrêtait pour les examiner. — Eh bien, sire, dit Christophe, laquelle est la plus belle de votre maison ou de la mienne ? — C’est la tienne, dit Gradlon, si elle est à toi ? — Je ne crois pas qu’elle appartienne à d’autre ni à vous non plus. Vous pensiez, je le sais, que je serais englouti et votre fille aussi avec moi, quand vous nous avez fait jeter à la mer. Maintenant vous êtes étonné, n’est-il pas vrai ? Bon, bon, tant mieux, cela vous rendra plus raisonnable. Le roi, fatigué d’entendre les paroles peu réservées de Christophe, ordonna de partir.
— Quand vous voudrez, dit Christophe ; vous pourrez retourner dans votre demeure par le chemin où vous êtes venu ; toutefois, je pense que quand on a été bien nourri et bien traité, il n’est pas bien de voler les gens de cette maison. — Quel est le voleur ? dit Gradlon, le sang lui montant sous les ongles. — Je ne sais pas plus que vous quel est le voleur, et pourtant je voudrais le savoir. — On le saura, dit Gradlon, et même de suite. Que te manque-t-il, Christophe ? — C’est ma plus belle coupe ; celle qui a été fabriquée d’une seule pièce avec une pierre précieuse. Tout-à-l’heure vous l’aviez pour boire à table. — Il faut voir par qui elle a été prise. Si bien que Gradlon fit fouiller dans les poches des gens de sa suite. Mais on eut beau fouiller et refouiller, on ne trouva pas la coupe. — Il faut pourtant qu’elle soit avec quelqu’un, dit Christophe. Cherchez dans vos poches, vous maintenant, sire. — Je n’ai rien pris, dit celui-ci ; crois-tu, méchant idiot que tu es, que je suis un voleur ? — Je ne dis pas que vous soyez un voleur ; pourtant je trouve qu’il serait bon que vous fussiez fouillé aussi, puisque les autres l’ont été. — S’il n’y a que cela à faire, la chose sera bientôt faite. Et Gradlon de planter ses deux mains dans ses poches de chaque côté et de retirer avec la droite la coupe qui lui remplissait la main. Eh bien, dit Christophe, en se moquant, quel est le voleur actuellement ? — On pourrait croire que c’est moi, dit le roi, et pourtant ce n’est pas moi qui ai mis cette coupe dans ma poche. — Vous avez beau nier, sire, dit Christophe, qui pourrait vous croire, si je ne disais la vérité. Ce que vous avez dit est vrai ; ce n’est pas vous qui avez mis cette coupe dans votre poche ; elle y est entrée comme est entré dans le sein de votre fille le fils qu’elle a mis au monde.
Gradlon resta alors un instant l’esprit tendu, en tournant et retournant ce que lui avait dit Christophe. Quand il revint à lui, il était joyeux et dit : — À toi seul, Christophe, tu as plus de sens et d’esprit que nous tous ici présents, et si tu veux venir avec moi à la ville d’Is, toi, ton épouse et son fils, tu seras roi après moi. — Je ne le puis, dit Christophe ; retournez dans votre palais quand vous voudrez, je resterai ici, je préfère cela. Votre ville d’Is, sire, ne durera pas longtemps désormais, car j’ai enlevé l’énorme chêne qui l’aurait préservée de l’invasion de la mer, à la prochaine marée d’équinoxe. N’oubliez pas, sire, ce que je vous dis : la ville d’Is sera engloutie sous peu.
Il arriva ainsi que Christophe avait dit à Gradlon, et celui-ci, sans son cheval, eut été perdu comme le furent les habitants de la ville. Quant à Christophe, on n’entendit plus parler de lui depuis ce moment, et personne ne sait où il est allé avec son épouse et son enfant.
Autrefois Brest était une petite ville ; ce n’était, à bien dire, qu’un petit amas de maisons. À cette époque, paraît-il, le diable avait beaucoup à faire en autres lieux, et il n’avait pas eu le loisir de visiter cette partie de notre pays.
Un jour pourtant, celui-ci, ce seigneur, c’est du diable que je parle, après avoir fait sa tournée dans son vaste champ, pour voir si poussait le blé qu’il avait semé ; un jour, dis-je, il dit en lui même : — Tiens, mais si j’allais visiter ce vieux château-fort que je ne connais pas, pour voir qui l’habite, de même que ses alentours ?
Et voilà le vieux Guillou[8] qui s’habille comme un beau monsieur ; il endosse, ne vous en déplaise, une casaque de velours à taille longue et à queue ; se couvre la tête d’un chapeau en soie de forme élevée, et prend à la main, non pas un gourdin, mais une jolie canne qu’il faisait vibrer dans l’air, tout autour de sa tête, comme pour chasser l’odeur de l’enfer.
Ainsi vêtu, et portant une paire de moustaches retroussées en l’air, comme deux queues de canard, il descendit quelque part, du côté du Passage de Plougastel, dans un sentier qu’il aperçut là. Il jette les yeux sur ce sentier et distingue des traces de pas dans la direction de Brest. — Oh ! oh ! dit Guillou, puisqu’on y est allé, on reviendra, et probablement je rencontrerai quelqu’un sans tarder. Cette fois il n’avait pas menti, car à peine avait il fait deux cents pas, (il marchait posément et à son aise, comme un monsieur qu’il était), qu’il rencontra une femme qui n’était ni vieille, ni jeune. Bonne femme, dit-il, auriez-vous la bonté de me dire d’où vous venez ? — Oui assurément, monsieur : je viens de Brest qui est là-bas dans le fond. Et qu’êtes-vous allée faire là ? — Je suis allée à Brest pour y vendre des œufs pourris et du lait où j’avais mis de l’eau. — Quoi, dit Guillou, et vous ne craignez pas d’être damnée ? — Si je suis damnée pour cela, beaucoup le seront plus que moi, et pour une infinité d’autres choses. J’ai ici du sel et du miel que j’ai acheté à Brest, et tout à-l’heure, en les goûtant, je me suis aperçu que le sel est plein de graviers et le miel rempli de farine. Vous voyez d’après cela, monsieur, que l’on m’a fait ce que j’ai fait aux autres.
— D'après ce que vous dites, ajouta Guillou, on vend à Brest beaucoup de choses. Si les marchandises étaient de bon aloi, les marchands deviendraient bientot riches, mais ils ne le deviendront pas, en agissant comme ils font. — Qu’importe, on y fait du commerce, on y vend bien, et je crois même que si le diable venait à Brest, on le vendrait aussi, quoiqu’il soit fin et rusé.
— Je suis celui de qui vous parlez, bonne femme, mais on ne me vendra pas à Brest, car je n’y mettrai pas les pieds ; il y a là assez (de diables) sans moi. Toutefois, soyez certaine que les affaires ne réussiront pas plus à vous qu’aux marchands de cette ville. — Et là-dessus, le diable s’éloigna de ce lieu, laissant sur ses traces une fort mauvaise odeur.
Cette femme habitait Kerhor et avait une nombreuse famille. Depuis cette époque, ses vaches ne trouvèrent plus que de mauvais pâturages et ne lui donnèrent que de l’eau au lieu de lait ; ses poules aussi ne pondirent que des œufs pourris, et ses enfants furent obligés d’aller à la pêche pour gagner leur vie ; c’est, dit-on, d’eux qu’est issue la race des pêcheurs de Kerhor. Depuis cette époque aussi, les marchands de Brest réussirent peu dans leurs affaires.
Et voilà comment le diable a dit la vérité une fois dans sa vie. Depuis lors il n’est pas venu à Brest et il n’y viendra pas de si tôt encore.
- ↑ le mot breton ne peut être traduit.
- ↑ Ce que le Conteur breton appelle miner doit être le grand lançon, poisson rond, mince et très-allongé, ayant une mâchoire longue de plusieurs centimètres et très pointue. Cette mâchoire lui sert à percer le sable et la vase où il vit souterrainement, à l’instar des mineurs ou ouvriers des mines dans les galeries.
- ↑ Le lièvre, comme on sait, n’a pas de queue.
- ↑ La phrase bretonne ne peut être traduite.
- ↑ Charmante figure, pour dire qu’elle sera battue et malheureuse en ménage.
- ↑ Pour dire : Si vous n’êtes pas pressé qu’on vous mette dans un linceul, si vous n’êtes pas fatigué de vivre.
- ↑ C’est le mot-à-mot breton ; cette tournure de phrase est fort expressive ; à la lettre : la première hâte qu’eût Gradlon fut, etc.
- ↑ Nom poétique donné au diable et au loup.