Lefournier (p. 261-301).


LE CORPS SANS AME




Celui-ci était un soldat ; il était natif de la paroisse de Plougoulm, à ce que j’ai entendu dire, et on le nommait Ivon. Il avait été bien longtemps dans l’armée et toujours simple soldat ; si bien qu’il vint à se lasser (du métier), quoiqu’il fut avec les meilleures gens qu’on pût trouver dans les quatre coins de la contrée. Il se plaignit un jour à son capitaine, et celui-ci lui répondit qu’il deviendrait quelque chose avec le temps. — Vous croyez, dit Ivon ; on verra bien. Mais, en attendant, mon capitaine, dites-moi, je vous prie, qui vous porte à me dire ce que vous dites ? — C’est parce que, dit celui-ci, tu es un soldat qui n’a pas son pareil, un soldat comme il n’y en a pas, et qu’on te garde toujours soldat, afin que la graine ne s’en perde pas. — Il ne faut pas railler, il y a longtemps que je sais ce que je suis et peut-être ce que vous dites n’est pas faux.

Après cela, huit ou neuf jours environ après, Ivon déserte et se met en route en grande hâte : Il avait abandonné l’armée pour toujours et ne demandait rien autre chose que de n’y revenir jamais. Voilà notre soldat qui chemine tant que la route ne lui manque pas sous les pieds, si bien que la nuit vint le surprendre. Il était déjà loin de la ville ou était le régiment, et comme il ne trouva ni maison, ni auberge pour loger, dans la crainte d’être attaqué par des bandits ou par des voleurs, Ivon regarde autour de lui et, apercevant des meules de foin dans une prairie, le long du chemin il va se coucher dans l’une d’elles. Il avait déjà fait un bon somme et il était près de minuit, quand il entend aux environs un bruit épouvantable ; on eût dit les Enfants du Sabbat faisant leur jeu. Ce n’était pas eux pourtant, mais une bande de bêtes sauvages venues en ce lieu, probablement pour dévorer un méchant bœuf mort.

Ivon les écoute et distingue, parmi les autres voix, celle du lion qui crie tant qu’il peut et qui demande à une fourmi pourquoi elle lui fait tant de mal ? — Pourquoi, dit celle-ci en piquant le bout de la queue du lion, au lieu de faire un tel tapage, pour avoir chacun un morceau de ce bœuf mort, pourquoi n’allez-vous pas réveiller Ivon qui est là, endormi dans une meule de foin ? Celui-là a un sabre, et il ne sera pas longtemps à faire la part de chacun de vous. — La fourmi dit vrai, répliqua le lion. — Et celui-ci aussitôt d’aller trouver Ivon, en le priant de venir avec lui pour faire leurs lots.

Prié poliment par le lion, Ivon ne put refuser. Il s’y rendit immédiatement, et quand il arriva, il vit là des lions, des tigres, des léopards, des loups, des fourmis et même des corbeaux. — Eh bien, dit Ivon, la main sur son sabre, laissez-moi approcher, afin que je puisse voir s’il me sera possible de partager le bœuf rentre vous. Ecoutez-moi, je ferai de mon mieux, mais il ne faudra pas se plaindre, car pour moi je n’ai besoin de rien.

Alors Ivon s'attaque à la tête et la détache du corps en deux ou trois coups de sabre. Quand il l’eut coupée, il la donna aux fourmis pour lécher et grignoter. Ensuite il donna les deux cuisses au lion, les deux jambes de devant aux tigres, les côtes aux loups, aux ours et aux autres, et les boyaux aux corbeaux ; si bien que les drôles furent très-satisfaits de leur lot. — Maintenant, dit Ivon, je vais dormir, adieu !

Il allait fermer les yeux, quand il entend encore du bruit et le lion qui criait plus fort que jamais à la fourmi – Laisse-moi (tranquille), dit-il, ou dis-moi ce que tu veux. — Ce que je veux, dit la fourmi ? Je ne veux rien ; seulement je trouve que vous êtes tous des bêtes sans cœur, et toi surtout, car après ce qu'Ivon a fait pour vous, aucun de vous, ni toi non plus, ne lui a donné la moindre chose, on ne l'a même pas remercié. Vous ne savez pas vivre. Je trouve cependant qu'il eût été bien que vous lui eussiez accordé une chose ou l'autre, chacun selon ses moyens. Mais non ! vous ne cherchez qu'à vous remplir le ventre ; aussi n'est-ce pas sans motif que vous êtes souvent blâmés par les hommes ; vous ne valez pas mieux qu'eux.

— C'est bon, c'est bon, ne fais pas tant de bruit, dit le lion, s'il n'y a que cela à faire, la chose n'est pas difficile. — Et le lion aussitôt d'appeler les autres autour de lui, et d'aller de là chercher Ivon. Quand ils furent arrivés, le lion dit : — Tout-à-l'heure, garçon, tu as partagé cette charogne entre nous, et tu l'as bien partagée, car aucun de nous n'a eu lieu de se plaindre. Il est donc juste maintenant, je trouve, que tu reçoives de nous quelque chose pour récompense. — Donnez ce que vous voudrez, dit Ivon, ce qui sera, sera ; peu m'importe quoi. — Voici ce que moi je te donne, dit le lion. Tant que tu seras en vie, tu n'auras qu'à dire, si cela t'est nécessaire : Que je devienne lion ; et aussitôt tu deviendras un lion six fois plus grand, plus fort et plus puissant que je ne le suis.

Après le lion, les autres dirent aussi à Ivon qu'il pourrait, à son gré, devenir tigre, léopard, loup, ours, renard six fois plus grand, plus fort et plus puissant que n’était chacun d’eux. Après ces bêtes, vint le roi des fourmis, et il dit : — Moi, dit-il, je te donnerai, Ivon, le contraire des autres, car peut-être il te sera avantageux, selon l’occurrence, de te faire tout petit. — Eh bien, écoute : quand tu voudras, tu seras une fourmi six fois plus mince et plus rapide que chacune de nous. Les corbeaux aussi à leur tour dirent à Ivon qu’ils lui donnaient le pouvoir de se transformer, à son gré, en corbeau, et de voler six fois plus vite que tous les oiseaux qui voltigent entre le ciel et la terre.

Voilà Ivon fort satisfait de ce qu’il avait entendu ; et qui ne l’eût pas été à sa place ? Si bien que celui-ci dit en lui-même : — S’il est vrai qu’ils m’aient donné tant de pouvoir, je ferai avant peu un bon gaillard. — Alors Ivon fait un nouveau somme, car il ne faisait pas encore jour. Quand le soleil se leva, vers le matin, Ivon se réveilla les yeux tout rayonnants. — Il est temps que je parte d’ici, dit-il, pour m’assurer si ces beaux merles m’ont dit la vérité la nuit dernière.

Il regarde autour de lui et, en voyant venir sur la route cinq ou six soldats qui probablement le cherchaient, Ivon dit : — Que je devienne lion six fois plus grand que le plus grand qui existe, six fois plus fort et plus puissant que le plus fort et le plus puissant.

Le voilà à l’instant devenu lion, comme il le demandait, et se dirigeant tout droit au-devant des soldats. Ceux-ci, quand ils l’aperçurent, ne restèrent pas à l’attendre ; ils détalèrent si vite de là que leurs talons frappaient leur derrière. Ivon avançait toujours, en riant entre ses dents de lion, et en feignant d’être irrité, contre eux, parce qu’ils se détournaient pour le regarder.

Quand il les eût fait rétrograder un bon bout de chemin, il dit : — Que je devienne corbeau. Métamorphosé aussitôt, il alla à tire-d’ailes à Nantes où était son régiment, et descendit en face du palais du roi de Bretagne. — Que je devienne homme maintenant ; et Ivon, changé en homme, se rend vite dans une grande hôtellerie qui se trouvait en face du palais, et demande une chambre ; on la lui donna, et cela n’a rien d’étonnant.

Bientôt, à la nuit, Ivon dans sa chambre se met à la fenêtre, il examine la demeure du roi et cherche à apercevoir la jeune princesse qu’il connaissait de vue et qu’il avait le désir d’obtenir pour épouse. Ivon, sachez-le bien, ne regarde plus maintenant les gens de sa condition ; c’est une princesse qu’il lui faut.

J’ai oublié, de dire, que celui-ci était un beau garçon et d’excellente tenue, et pendant qu’il était soldat, il avait maintes fois remarqué que la princesse le regardait du coin de l’œil, quand il était de garde au palais. Cela lui avait souvent donné à penser qu’il était peut-être aimé de cette jeune fille. Et peut-être l’aimait-elle, en effet. Qui sait si ce n’est Dieu, ce qui se passe dans le cœur des jeunes filles, princesses et autres ? Celles-là comme celles-ci sont faites pour aimer.

Avec autant de pouvoir que j’en ai, dit Ivon, peut-être viendrai-je à bout de mon projet. — Et, dans cette persuasion, il ne détournait pas sa vue du palais, attendant qu’il aperçut la princesse.

Celle-ci, à l’approche de la nuit, vint ouvrir sa fenêtre, sans doute pour respirer l’air du soir, car je ne crois pas qu’elle pensât ou se souvint d’Ivon. Quoi qu’il en soit, Ivon, dès qu’il l’aperçut, en fut ravi comme vous pouvez croire. Qui ne l’eût pas été ?

Bientôt, quand la princesse fut lasse de respirer l’air, et aussi parce qu’il faisait nuit sombre, elle ferme sa fenêtre et va se coucher. Ivon ne cesse de regarder sa chambre, et quand il croit qu’il est temps d’agir, il dit : — Que je devienne corbeau. Et transformé en corbeau, il vole aussitôt à la fenêtre de la princesse. Il casse une vitre avec son bec, et entre dans la chambre. — Que je devienne homme, dit-il. — Et il devient homme à l’instant.

La princesse n’était pas encore endormie, et quand elle aperçut un homme dans sa chambre, elle poussa un cri perçant qui épouvanta tout le monde. — Au voleur ! au voleur ! disait-elle. Et le roi et ses gens d’accourir pour voir (ce qu’il y avait). Quand ils arrivèrent dans la chambre, on n’y trouva personne autre que la princesse, car Ivon, transformé en fourmi, s’était précipité dans un trou de ver qu'il avait trouvé à la tête du lit. – Qu’y a-t-il, ma fille, dit le roi ? — Ici, dit-elle, j’ai vu tout-à-l’heure un homme devant moi ; il est sans doute allé se cacher. — Si bien que l’on fouilla et refouilla dans la chambre ; pas un coin, pas une place ne resta sans qu’on les visitât ; mais on eut beau chercher, on ne trouva personne. Tout le monde alors dut se retirer, de même que le roi qui dit à sa fille : — Tu as le délire et la vue trouble, car tu ne sais ce que tu as vu. Il n’y a ici personne. — Et il se retira.

Aussitôt qu’ils furent sortis, Ivon se transforme de nouveau en homme ; et la princesse de crier plus fort que jamais. — Ma fille perd la tête, dit le roi qui remontait les escaliers en toute hâte. Quand il entra dans la chambre, la princesse lui dit : — Chercher bien, mon père, car dès que vous êtes sorti, je l’ai revu. — Et le roi de chercher, de fouiller une seconde fois. On tira le lit (de sa place), on fouilla dessous, on enleva les matelas et tout ce qu’il renfermait, sans trouver personne. — Ivon, de son trou de ver, le regardait en riant. — Il ne me sert pas de chercher, dit le roi à sa fille, et il faut que tu aies perdu la raison ; désormais, tu auras beau crier, je ne viendrai plus, car tu es une sotte.

En colère cette fois, le roi s’en retourna, et Ivon, redevenu homme, se plaça tout droit devant la princesse. Cette fois-ci la princesse ne cria pas ; après l’avoir examiné et avoir remarqué qu’il n’était pas aussi effrayant qu’elle l’avait cru, elle lui demanda ce qu’il cherchait en ce lieu. — Il ne faut pas avoir peur de moi, dit Ivon, je ne veux vous faire aucun mal, bien au contraire. Voici pourquoi je suis venu : vous vous souvenez sans doute du jeune soldat que vous regardiez, il y a environ un mois, quand il était de garde, ici en bas, auprès de la porte de votre père ? — Oui assurément, dit-elle, je m’en souviens. — Eh bien, dit Ivon, je suis celui-là, et si je suis venu ici vous trouver, c’est pour vous dire que je vous aime, depuis longtemps, et que je voudrais vous épouser.

— Cela vous sera difficile, dit la princesse ; pourtant j’examinerai la chose. — Et en disant cela, elle regardait Ivon et, voyant que c’était un garçon bien léché et même très-joli, elle lui dit : — Il n’y a pas bien longtemps, un jeune prince vint ici de France pour m’épouser. Deux jours après son arrivée, il tomba malade et mourut ; et comme il m’aimait beaucoup, il me donna, avant de mourir, ses papiers, ses magnifiques vêtements et tout ce qu’il avait. Ils sont là dans l’armoire et je vous les donnerai, si vous voulez. Alors vous viendrez ici, demain ou après, sous le nom du prince que vous voudrez et, ayant revêtu ces superbes vêtements, vous demanderez ma main à mon père. Je crois qu’il vous accordera votre demande. Voici en outre deux bourses pleines d’or et d’argent, je vous les donne, afin que vous puissiez vous présenter partout et tenir le rang élevé que vous aurez pris.

Si bien qu’Ivon était très-heureux en sortant de là avec les papiers et les habits du prince, et avec les deux bourses pleines qu’il avait reçues de la princesse. Sans plus tarder, le lendemain matin, voilà Ivon qui prend un beau carrosse et qui vient au palais ; il demande à parler au roi. Il fut bien reçu, et quand il eut dit le motif de sa visite, le roi lui accorda sa demande, à la condition qu’il serait agréé de sa fille.

Celle-ci accepta, et peu après on fit la noce, la plus belle qu’on eût jamais vue dans la contrée.

À quelques jours de là, le roi de Bretagne dit à son gendre de venir avec lui à la chasse. — Je ne demande pas mieux, dit celui-ci. — Les voilà partis tous les deux avec la jeune princesse, épouse d’Ivon, pour une maison que possédait le roi, au milieu d'un bois. Le lendemain ils se levèrent de bonne heure pour aller à la chasse. La jeune princesse se mit à la fenêtre pour voir ce qui leur adviendrait, et Ivon, qui aimait tendrement son épouse, se détournait tant qu’il pouvait pour la regarder, au lieu de chasser. Ce n’était pas avec les cerfs et les lièvres qu’était son esprit, et son cœur encore moins ; et s’il avait osé laisser là bois et chiens, il serait retourné auprès de ses amours.

Il était dans ces pensées, et se détourne de nouveau pour regarder la princesse, quand il aperçoit une manière d’homme qui volait comme un oiseau et qui s'éloignait de là après avoir chargé la princesse (sur son dos). Ivon appelle son beau-père en criant, et lui montre sa fille enlevée par cette espèce de corps humain qui se dirige au vol au-dessus de leur tête. — Mon père, dit Ivon, je vais à la poursuite du voleur, et ne reviendrai ici que quand je l’aurai attrapé.

Si bien qu’Ivon fut transformé en un lion six fois plus grand et plus rapide que tous les lions. Il suivait de loin son épouse pour savoir en quel lieu elle descendrait, lorsqu’ils se trouvèrent près de la mer. Alors Ivon se métamorphosa en corbeau ; mais bien qu’il fût plus agile que tout autre oiseau, il ne put atteindre, à beaucoup près, ce corps qui lui avait enlevé son épouse. — Peu importe, disait Ivon, pourvu que je puisse voir de quel côté il descendra, je m’en vengerai, ou ce sera difficile.

Quand ceux-ci eurent volé longtemps, Ivon vit le corps qui s’abattait sur une énorme roche, dans une île au milieu de la mer, et aussitôt il souleva cette roche, comme il eût fait du couvercle d’un pot, et pénétra dessous avec la princesse. Ivon eut beau accélérer son vol autant que possible, il arriva trop tard. Il descendit cependant en ce lieu, et quand il eut fait le tour du rocher pour juger de sa forme, il demanda à être transformé en une fourmi aussi mince et aussi exiguë que le cheveu le plus mince. Si bien qu’il fut à l’instant transformé en fourmi. Il fait alors le tour de la roche jusqu’à trois fois, et ce ne fut qu’à la quatrième qu’il découvrit un trou tout petit. Par là il put avec beaucoup de peine pénétrer sous la roche. Quand il y fut rendu, il resta émerveillé de la beauté du lieu qui était parfaitement éclairé, quoi qu’il n’y eut nulle part ni chandelle, ni lumière qui éclairât. Mais son esprit n’était pas avec ces choses ; il était avec son épouse.

Celle-ci, quand Ivon entra, était occupée à peigner la tête du corps avec un peigne d’ivoire d’une entière blancheur. Ivon, ou si vous aimez mieux, la fourmi en ce moment, quand elle voit cela, se met à grimper le long de la princesse et se place dans son oreille. Avant d’y entrer, il lui dit tout doucement : — Ne te gratte pas ; je suis Ivon, venu ici sous la forme d’une fourmi, pour te délivrer de cette méchante bête. Demande-lui comment il a pu te porter jusqu’ici, et caresse le du mieux que tu pourras, afin d’apprendre de lui où réside sa force.

Alors la princesse, faisant semblant de lui gratter la tête, lui dit : — Qui êtes-vous et comment vous nomme-t-on ? — Moi, dit-il, je suis né d’une sirène et d’un loup-garou ; mon nom est le Corps sans âme. — Quoi, dit la princesse ; un corps sans âme ? Comment alors pouvez-vous vivre ? — Par la vertu d’un grand esprit qui m’a donné une grande puissance ; et encore ma puissance n’est rien en comparaison de ce qu’elle eût été, si j’avais pu avoir mon âme. — Vous avez donc une âme qui n’est pas avec vous ? — Non, malheureusement, dit le corps, elle n’est pas avec moi ; si je l’avais, il n’est rien dont je ne pusse venir à bout. Avec mon âme, j’aurais retourné l'univers sens dessus dessous. Il vous est donc bien difficile d’avoir votre âme, à ce qu’il paraît ? — Trop difficile, malheureusement, car j’ai maintes fois cherché à l’avoir, et n’ai jamais pu l’atteindre. C’est pour ce motif que j’ai été placé ici, à demeure dans cette île, au milieu de la mer. Et pourtant mon âme n’est pas bien loin d’ici. — Où donc est-elle, dit la princesse ?

À environ dix lieues, dans une autre île qui est très-grande. Elle y est bien gardée ; aussi ni moi, ni personne ne pourra s’en emparer.

Pendant que le corps parlait de son âme, la princesse lui passait légèrement la main sur la tête, et celui-ci dit alors : — Mon âme est dans un œuf de couleur rouge-feu, et se trouve dans le corps d’une colombe ; la colombe se trouve dans un renard ; le renard dans un loup ; le loup dans un sanglier ; le sanglier dans un léopard ; le léopard dans un tigre ; le tigre dans un lion ; le lion dans un ogre, qui n’est ni homme ni bête.

Cet ogre est le plus vigoureux qui existe entre le ciel et la terre ; aussi personne ne pourra jamais en venir à bout. Cependant s’il se trouvait un homme capable de tuer cet ogre, de tuer le lion, le tigre, le léopard, le sanglier, le loup et le renard, il me faudrait partir d’ici avant qu’il ait tué la colombe. À chaque bête qui serait tuée, je perdrais de ma force, comme un homme la perd, quand le sang coule de ses veines ; et si je restais ici à attendre que la colombe fût tuée, je ne serais plus capable alors de soulever cette roche, et il me faudrait mourir dessous.

— Voilà, dit le corps, ce qu’est mon âme et où elle est. — Bien, bien, dit la fourmi qui avait écouté aussi attentivement que possible, et qui avait parfaitement compris tout ce qu’avait dit le corps à la princesse. — Attends un peu, dit la fourmi, je vais partir maintenant pour voir si je pourrai te tirer des mains de ce corps maudit ; attends-moi et traite-le du mieux que tu pourras ; je verrai plus tard.

Voilà alors la fourmi qui sort de là par le chemin où elle était venue. Quand elle fut dehors : — Que je devienne corbeau ; et voilà Ivon transformé en corbeau et partant au vol en grande hâte vers l’île dont avait parlé le corps sans âme. Il y arriva sans tarder et y descendit ; transformé en homme aussitôt, il alla, comme un pauvre malheureux, demander où était l’ogre dont il avait entendu parler. — Vous n’avez, lui dit un homme, qu’à aller dans le manoir que vous verrez là plus loin, et on vous y conduira. — Ivon alors se rendit au manoir et demanda s’il ne trouverait pas quelque chose à faire. On l’envoya auprès du maître, et celui-ci lui demanda ce qu’il désirait faire. N’importe quoi, dit Ivon, quand bien même ce ne serait que garder les bestiaux. — Garder les bestiaux ici est plus difficile que vous ne croyez, car à la lisière du bois, dans les champs où ils vont paître, se trouve un ogre qui, chaque jour, enlève au moins une des bêtes à cornes et parfois deux ou trois.

— N’importe, dit Ivon ; peut-être l’empècherai-je d’en enlever aucune désormais. — Si vous faites cela, dit le maître, vous serez un homme comme on n’en voit pas par ici. — On verra demain, dit Ivon. — Et le lendemain celui-ci partit et conduisit les bestiaux, aussi loin qu’il pût, par un petit chemin qui circulait sur les champs. Après les y avoir conduits, il revint sur ses pas et se mit de côté pour observer le chemin.

Il s’était écoulé peu de temps, lorsqu’il vit l’ogre débouchant du bois et venant droit à lui. — Tout-à-l’heure, dit Ivon, je verrai quelle espèce d’homme tu es. — Et celui-ci alors, transformé en un lion six fois plus fort et plus puissant que le lion le plus fort et le plus puissant, Saute aussitôt sur la tête de l’ogre ; et là, tous deux en se battant, font un bruit tel que la terre tremblait sous eux. Les domestiques du maître accoururent pour voir, et furent si effrayés qu’ils s’enfuirent de là, en criant de toutes leurs forces.

Le lion et l’ogre luttaient toujours et s’enlevaient réciproquement des lambeaux de chair et de peau. La terre était rougie de sang, les pierres se fendaient et se pulvérisaient sous leurs pieds, les arbres les plus rapprochés d’eux étaient déracinés. Quant à l’ogre, il avait beau frapper avec ses griffes et ses ongles plus durs que l’acier, il fut éreinté par le lion et dut lui demander trève, tant il était sur les dents. — Repose toi tant que tu le trouveras bon, dit le lion ; quant à moi je suis suffisamment défatigué, et tout-à-l’heure, quand je vais te tomber dessus, je te tuerai comme un ver de terre. — Si je pouvais avoir un morceau de viande de bœuf à manger et son sang à sucer, je te hacherais aussi menu que son de froment. — Si tu as faim, dit le lion, mange cette peau qui pend à ton corps difforme et dégoûtant ; et si tu as soif, lèche tes blessures et bois le sang qui en jaillit. Pour moi, je n’ai d’autre faim que de te mettre en pièces, et avec mes griffes je te mettrai en pièces aussi menu que tripes. Tu as demandé à te reposer ; repose-toi donc jusqu’à demain, et fortifie ton corps jusque là, si tu peux, car si tu ne le fais, tu ne le feras pas plus tard non plus, par la raison que tu ne verras pas le soleil se coucher demain.

Voilà alors le lion qui conduit devant lui les bestiaux au manoir, sans qu’un seul eût été dévoré. Le maître alors vérifie combien il y en a, et trouvant qu’ils y étaient tous sans exception, il dit à Ivon : Il n’y a pas beaucoup d’hommes comme toi ; j’ai entendu dire que tu t’étais battu avec l’ogre et que tu l’avais mis sur les dents. — C’est vrai, dit Ivon ; aujourd’hui je me suis battu avec lui, et demain je le tuerai. Je lui ai laissé la vie pour lui montrer à qui il avait eu affaire et pour lui prouver qu’il avait trouvé son pareil. Je voudrais qu’il pût être, dès demain, la moitié plus fort qu’il n’était aujourd’hui, et qu’il pût être guéri et même trois fois plus fort. Demain vous pourrez venir me voir lui donner le coup de grâce. — Bravo, dit le maître qui fit apporter à son vacher tout ce qu’il avait de meilleur à manger et à boire dans sa maison. Après son souper, Ivon alla se coucher, et le lendemain, avant le lever du soleil, il était levé et allait conduire son troupeau aux champs.

Quand il eut mené ses bêtes au loin, il revient sur ses pas, comme la veille, et aperçoit l’ogre qui accourt sur lui. — Eh bien, dit Ivon transformé immédiatement en lion, tu t’es reposé suffisamment sans doute, et maintenant tu reviens pour gagner ou perdre ; tu perdras, je le jure. — Tout-à-l’heure, dit l’ogre, je te réduirai en poussière. Tout beau, joli garçon, tu n’es pas encore assez guéri, et tu veux mourir ? — Avant de me tuer, tu auras de la besogne, dit l’ogre, en ouvrant une bouche aussi large et aussi rouge qu’un vaste four embrasé, et en allongeant ses défenses, affilées et nombreuses comme les dents d’un peigne en fer. Le lion aussitôt, détachant une motte de tourbe, la jette aux yeux de l’ogre et se précipite en un bond sur sa gorge. Il l’étouffe et si bien qu’il lui fait sortir la langue de la longueur d’une grande queue de cheval. La gorge en lambeaux, l’ogre dut tomber et mourir sur place entre les griffes du lion. Celui-ci, après cela, ouvre d’un coup de patte le ventre de l’ogre, et aussitôt s’échappèrent ses horribles entrailles, desquelles sortit à l’instant un superbe lion.

Il ne fallut pas beaucoup de temps pour tuer aussi ce lion à son tour et lui ouvrir le ventre, comme à l’ogre. Un tigre en sort alors ; mais il eut beau bondir et voler, pour ainsi dire, autour du lion, il ne resta pas longtemps en son entier. Pour faire court : du tigre sortit un léopard ; du léopard, un sanglier ; du sanglier, un loup ; du loup, un renard, et du renard une colombe qui prit son vol avec la rapidité du vent. Ivon alors transformé en corbeau ne fut pas longtemps à atteindre la colombe et à l’attaquer à coups de griffes, comme fait un épervier à un pinson. Il la tua et en retira l’œuf rouge que renfermait son ventre et qui était l’âme du Corps sans âme.

Sans plus tarder, il revient dans l’île et, transformé en homme, il ramasse l’œuf et va trouver le maître qui avait été le voir se battre avec l’ogre. Bien que ce monsieur-là fût très-étonné de voir qu’Ivon pouvait se métamorphoser en lion, en tigre, en léopard, en sanglier, en loup, en renard et en corbeau, il fut encore plus étonné en voyant que chaque fois il était venu à bout des autres animaux qui étaient restés là, étendus de leur long et éventrés, sans en excepter un seul. — Tu es un homme, Ivon, dit le maître, et tu devrais rester ici avec moi. — Par ma foi, cela m’est impossible, dit-il, car si je suis venu ici, ce n’est pas sans espoir de retourner ailleurs, ni pour y séjourner. J’ai une autre mission à remplir, et tant qu’elle ne sera pas remplie, je ne m’arrêterai pas. Quant à vous maintenant, vous pouvez être tranquille et vivre en paix, car désormais l’ogre ne fera aucun mal à vos bestiaux. Je vais me rendre actuellement dans le lieu où j’ai besoin d’aller, et j’ai hâte de me retirer. — En disant cela, Ivon, transformé en corbeau, prend son vol, emportant l’œuf rouge, et un instant après, transformé en homme, il descendait dans l’île du Corps sans âme.

Celui-ci, ce corps, était sur la roche, et la princesse auprès de lui ; et, quoiqu’il eût la poitrine découverte et même débraillée, il avait encore peine à respirer. Il était étendu là comme s’il eût été collé contre le rocher. Ivon s’approche de lui, l’œuf à la main. — Apporte-moi cet œuf, dit le corps sans âme, ou bien je te tuerai tout-à-l’heure. — Si tu as besoin de cet œuf, dit Ivon, viens le chercher. Que me donneras-tu pour la peine que j’ai eue à le trouver et à l’apporter jusqu’ici ? — La mort si je puis, dit le corps. — Oui la mort, si tu peux, toi qui as de la peine à respirer, dit Ivon. Lève-toi donc sur ton séant, que je voie si tu es grand ; lève-toi donc, corps sans cœur et sans énergie ; si tu ne viens pas chercher cet œuf, je vais le briser. — Il ne faut pas, il ne faut pas, dit le corps, cherchant à se lever debout. Il eut beau faire, il lui fallut bien rester étendu sur ce lieu, ses longs bras allongés de chaque côté de la roche. — C’est bon, dit Ivon, tout joyeux en voyant combien faible était le corps ; je ne puis attendre si longtemps. Puisque tu ne viens pas, je vais aller à toi, car tu me fais pitié. — Et Ivon de s’approcher du corps et de monter sur la roche et de dire au corps : — Je vais te donner ton âme, ouvre la bouche. — Le corps avait les yeux ouverts et même au grand ouverts, sans rien voir cependant. Il ouvrit la bouche à ces mots d’Ivon ; mais celui-ci, au lieu de lui faire avaler l’œuf, l’écrasa sur son front, et le corps mourut là sur l’heure, en frémissant de la tête aux pieds. La roche se fendit aussitôt par la moitié avec un bruit épouvantable, et engloutit le corps, à l’instar d’un marsouin qui avale une petite anguille.

La princesse et Ivon étaient descendus, et celui-ci, transformé en un grand aigle, porta son épouse hors de ce lieu. Ils n’étaient pas encore bien éloignés de l’île, lorsqu’ils entendirent retentir derrière eux, comme un coup de tonnerre ; tous deux se retournèrent et virent des flammes qui jaillissaient du milieu de la mer et qui anéantirent l’île, Quant au Corps sans âme, on ne vit plus son ombre sur la terre.

Ivon et la princesse ne furent pas longtemps en chemin ; ils arrivèrent vers la nuit à Nantes, dans le palais du roi leur père. Celui-ci était joyeux (si homme le fut jamais) de voir de retour sa fille et son gendre. Il avait fait leur deuil, car il les croyait morts. On fit un splendide festin pour célébrer leur retour ; et après qu’ils furent reposés, Ivon et son épouse furent heureux le reste de leur vie. — À la mort de son beau-père, Ivon fut nommé roi à sa place, et ayant rencontré son ancien capitaine, il lui tint ce langage : — Ce que vous disiez n’était pas faux ; je suis devenu homme avec le temps. Vous ne vous doutiez pas alors, ni moi non plus, que ce que vous disiez se réaliserait ; mais Dieu le savait. C’est lui qui dirige l’homme, il l’élève ou l’abaisse, qu’il soit roi ou laboureur. C’est ainsi qu’il est arrivé pour moi, dit Ivon, en donnant à son ancien capitaine une bourse pleine d’argent. Il lui dit aussi que s’il avait besoin de quelque chose, il n’avait qu’à demander.

Voilà, dans ses détails, l’histoire du Corps sans âme, telle que me l’a racontée ma grand’mère dans mon enfance.