Le Coq d’or, la Poule d’argent et la Feuille du laurier qui chante


LE COQ D’OR


LA POULE D’ARGENT & LA FEUILLE DU LAURIER


QUI CHANTE




PREMIÈRE VEILLÉE

Entre Saint-Pol-de-Léon et Cléder, dans la paroisse de Sibéril, se trouve le manoir de Quérouzéré. Là autrefois demeurait un gentilhomme de grande noblesse. Il était resté veuf avec trois filles et une grande fortune. Il ne trouvait pourtant pas qu’il eut encore assez de biens, et ayant fait la connaissance d’une demoiselle sans héritiers et vieille comme lui, il conçut le désir de se marier avec elle. — Sur ces sortes de choses, paraît-il, les vieux savent s’entendre aussi bien que les jeunes. — Ces deux vieux, donc, s’entendirent à merveille au sujet de leur mariage, et l’affaire était sur le point de se conclure, quand le gentilhomme annonça qu’il ne se marierait que du gré de ses enfants. — Je le leur demanderai, dit-il, et je crois qu’elles n’y verront pas d’empêchement.

Là-dessus le gentilhomme va trouver ses trois filles pour leur demander (leur avis) et entendre ce qu’elles pourraient dire à ce sujet. Ces trois demoiselles se nommaient Claudine, Anna et Marie. Le gentilhomme va d’abord trouver Claudine, l’aînée, et lui dit qu’il a pris la résolution de se remarier.

La demoiselle dit aussitôt à son père : — Vieux comme vous êtes, et avec des enfants en âge de se marier, qui plus est, je ne crois pas qu’il soit du tout prudent de chercher à vous remarier. Vous n’êtes donc pas heureux comme vous êtes actuellement, puisque vous pensez qu’avec une autre femme vous seriez plus heureux qu’avec vos enfants ? Si encore nous étions de mauvais enfants, des enfants sans cœur, comme il y en a trop de nos jours ; des enfants qui ne prennent aucun soin de leur mère, de leur père, qui ont eu de si grandes peines pour les élever ! Si nous étions de ces enfant qui les laisseraient manquer de tout pour aller suivre les étrangers et pour leur reprocher d’être vieux ou une foule de choses malsonnantes, comme on en entend actuellement ; oh ! alors, dit Claudine, il n’y aurait rien à dire, et vous auriez quelque motif de vous marier. Mais à présent vous n’en avez aucun, car on ne peut pas dire qu’aucune de nous trois ressemble aux enfants dont je parlais tout-à-l’heure.

— Tu dis vrai, ajouta le père ; aussi n’est-ce pas pour ce motif que j’ai songé à me remarier ; c’est pour augmenter votre fortune, car sachez bien que celle que je désire prendre est aussi riche que moi, et qu’un jour, par conséquent, vous serez plus heureuses et plus riches. Je ne crois pas que vous ayez lieu de vous inquiéter, car à l’âge où nous sommes tous les deux, on a rarement des enfants.

— Advienne que pourra, dit la fille aînée, je vous ai dit maintenant ce que je pense et ce que j’ai sur le cœur; mais cela ne fera rien, je le sais bien. Toutefois il eût été préférable, à mon avis, de vivre comme nous faisons, et avec ce que nous avons. Cela suffit, et il y a bien des gens qui, à beaucoup près, n’en ont pas autant que nous et qui vivent heureux cependant. Il ne me sert de rien, mon père, de vous dire tout cela ; vous l’avez mis dans votre tête et je ne pourrai vous empêcher de vous marier, puisque vous en avez l’envie. — Et si je te donnais ce que tu désires avoir, dit le père, ne me donnerais-tu pas ton agrément ? — Pardon, dit-elle, si vous vouliez me donner un coq d’or qui chantât aussi bien que tout autre coq. — Ma fille, dit le gentilhomme, pourvu qu’on le trouve pour de l’argent, tu l’auras comme tu le dis.

De là, le père alla trouver Anna, sa fille cadette. Celle-ci ne fit que répéter ce qu’avait dit sa sœur ; et quand son père lui dit de demander aussi ce qu’elle désirait avoir, pour donner son agrément à son mariage, Anna lui demanda une poule d’argent qui chantât et pondit comme les autres poules.

Le père lui répond qu’elle aura aussi sa poule, si on la trouve pour de l’argent. Maintenant il va trouver sa fille bien-aimée, Marie, la plus jeune. — C’est avec celle-ci, dit-il, qu’il sera le plus difficile de me tirer d’affaire. Il va pourtant la trouver et lui dit l’objet de sa venue. — Mon père, dit Marie, je ne puis vous empêcher de vous remarier, si vous en avez envie ; mais pour vous donner mon agrément à ce sujet, je ne le ferai jamais, car je ne serai, ni ne pourrai être plus heureuse, ni même aussi heureuse que je le suis maintenant. — Demande-moi, dit le père, ce que tu voudras, comme ont fait tes sœurs, et je te le donnerai. Voilà ta sœur aînée qui a demandé un coq d’or, et ta seconde sœur une poule d’argent qui aient vie pour chanter et pondre comme les autres ; et elles les auront, quand bien même il serait très-difficile de se procurer ces objets. — Pour ce qui est de moi, mon père, si je vous demande quelque chose, puisque vous voulez que je vous fasse une demande, cela ne vous coûtera pour l’avoir que la peine de chercher : je voudrais avoir une feuille du laurier qui chante. — Tu l’auras, s’il s’en trouve sur la terre, dit le père. — Oui, certes, dit la fille, il y en a sur la terre, mais j’ai entendu dire que ce n’est pas dans ce pays. Vous aurez, sans nul doute, beaucoup de peine à me la procurer, et cependant il faut que je l’aie, avant votre mariage.

Le père alors va trouver ses domestiques et leur dit d’atteler son carrosse et d’y mettre sa valise pleine d’or et d’argent ; car il sait fort bien qu’il en aura besoin. Maintenant il fait ses adieux à ses trois filles et se dirige d’abord sur la France, allant d’une ville à l’autre. Il alla, il voyagea de France en Espagne, d’Espagne en Italie, et de là je ne sais où ; il était sur le point d’avoir fait le tour du monde, quand il arriva dans une mauvaise petite ville. Là, il entendit dire qu’il y avait dans la contrée un homme qui avait un esprit sans pareil et infiniment supérieur, un homme industrieux et duquel on n’avait jamais entendu dire qu’il n’eût réussi à ce qu’il voulait faire. Par conséquent, vous pouvez croire qu’il n’y avait au-dessus de lui que le Seigneur Dieu et le diable. Quand notre vieux gentilhomme entendit cela, il dit : — Voilà mon homme trouvé, allons le voir. Il se mit en route et demanda à cet homme s’il était capable de lui fabriquer un coq d’or qui chanterait, et une poule d’argent qui chanterait et pondrait comme les autres volailles. — Assurément, dit celui-ci, je pourrai vous fabriquer ce que vous demandez ; mais ce sera cher. — Je ne vous demande pas ce que cela coûtera, pourvu que vous le fassiez.

Voilà que cet homme lui dit qu’il faudrait au moins huit jours pour faire ce travail ; et après ce temps, lui dit-il, venez ici, monsieur, et vous aurez votre coq et votre poule. Celui-ci donc resta en ce lieu, attendit huit jours, eut son coq d’or et sa poule d’argent, et retourna aussitôt au logis pour les apporter à ses deux filles.

Celles-ci furent ravies, comme vous pouvez penser, et le père fut plus ravi encore. Et pourtant il était bien loin d’avoir terminé ses voyages, car il avait encore à trouver, pour la plus jeune de ses filles, une feuille du laurier qui chante. Il part du logis, et après avoir voyagé longtemps, après avoir été même dans les pays les plus arides où, pour se nourrir, il ne trouvait que de l’eau amère et quelques fruits sauvages en petite quantité, il aperçut une grande forêt devant lui. Il y pénétra, et après avoir tournaillé de droite et de gauche, il vit en face de lui une hutte faite de branches et couverte de feuilles.

Je ne saurais vous dire ici depuis combien de temps ce gentilhomme n’avait vu figure humaine ; aussi vous pouvez croire qu’il fut heureux et joyeux quand il aperçut la hutte ; il espérait y trouver quelqu’un qui peut-être lui indiquerait le bon chemin pour aller à la recherche du laurier qui chante. Il n’était pas dans l’erreur en croyant cela, car il trouva dans cette hutte, un homme âgé, très-âgé, dont les cheveux et la barbe étaient excessivement blancs comme une poignée de lin, et si longs qu’ils touchaient la terre de tous côtés.

— Mon brave homme, dit le gentilhomme, auriez-vous la bonté de me donner quelques renseignements au sujet de ce que je cherche par ici ? — Oui bien, dit le vieillard, dites-moi alors ce que vous cherchez ? Je sais bien que vous êtes depuis longtemps en voyage, à la recherche d’une feuille du laurier qui chante (que vous destinez) à la plus jeune de vos filles, qui est aussi la plus sage. — Quoi, dit le gentilhomme, vous connaissez donc aussi mes filles ? — Il y a longtemps que je connais vos filles, de même qu’une foule de choses que je n’ai pas besoin de vous détailler ; j’aurais trop à faire. Vous n’êtes pas loin du laurier que vous cherchez, car vous n’avez pas à faire trente pas pour le trouver. Allez donc par le sentier qui est là à droite. Ensuite vous monterez par les escaliers que vous apercevrez et à environ quinze pieds plus haut vous verrez une maison dont la porte est ouverte. Vous y entrerez ; ensuite, vous monterez les escaliers jusques en haut, et là vous verrez une chambre qui est la chose la plus curieuse que l’œil puisse voir et l’esprit concevoir. Mais avant d’entrer dans cette chambre, écoutez et comprenez bien la recommandation que j’ai à vous faire.

Beaucoup d’autres, avant vous, ont été à la recherche de ce laurier qui chante ; mais comme aucun d’eux n’a suivi mes instructions, ils n’en sont pas revenus ; et vous aussi, vous y resterez, si vous ne faites pas ce qui est nécessaire.

Tout-à-l’heure midi va sonner, et celui qui est préposé à la garde du laurier s’endormira jusqu’à une heure. Il se réveillera alors, et malheur à vous si vous êtes à la portée de ses coups. C’est une bête si horrible à voir qu’il n’y a jamais eu sa pareille ; semblable à on diable, elle jette du feu par la bouche et par les naseaux. Dans la chambre où vous entrerez vous verrez le laurier que vous cherchez, et quand vous en aurez pris une feuille, les autres (feuilles) chanteront en semble, et si agréablement que Tous ne pourrez vous éloigner de là, si vous ne bouchez vos oreilles. Prenez donc bien garde, si vous voulez, ou sinon vous n’en reviendrez plus.

— Je prendrai garde, dit le gentilhomme. — Vous dites oui, dit le vieillard ; vous ne valez pas mieux que ceux qui sont venus ici.

Bien renseigné pour prendre une feuille, et prévenu de revenir sur ses pas, dès qu’il l’aura cueillie, celui-ci s’en alla, et quand il arriva, il n’eut rien de plus pressé que de saisir la feuille la plus proche qu’il pût atteindre. Les autres (feuilles) alors se mirent à chanter si bien et si agréablement, qu’il resta les écouter jusqu’au moment où se réveilla l’horrible bête. — Eh bien, dit celle-ci, je crois que tu es venu me voler pendant que je dormais ; tu mérites la mort, quoique je sache fort bien que tu es venu pour chercher cette feuille de laurier que tu as cueillie pour la plus jeune et la plus sage de tes filles, bien qu’elles soient sages toutes les trois.

C’est bien ! Ecoute-moi ; considère ces autres qui sont morts, et prête attention à ce que je vais te dire. Il t’arrivera à toi-même comme il est arrivé à ceux-là, si tu ne fais ce que je vais t’ordonner. Puisque tu as cueilli cette feuille de laurier, garde-la et retourne chez toi, et au bout d’un an et un jour tu devras être de retour ici avec une de tes filles, ou je serai sans pitié pour toi ; car si tu ne reviens au moment dit, je saurai que faire à ton endroit, à l’endroit de tes enfants et de tes petits-enfants. Pars maintenant, et n’oublie pas mes paroles, car comme tu feras, tu trouveras.

Retournons actuellement au logis pour voir ce que se disent les demoiselles. Les deux aînées étaient bien aises d’avoir eu l’objet de leurs désirs ; toutefois elles étaient quelque peu attristées en voyant que leur père avait dépensé la plus grande partie de ses biens pour les satisfaire. Chaque jour les fonds baissaient, et en voyant que ses sœurs étaient en peine à ce sujet, la plus jeune leur dit qu’elles n’avaient pas eu le sens commun : — Si, comme je l’ai fait, dit-elle, vous n’eussiez demandé qu’une chose qui n’eût rien coûté à mon père, si ce n’est la peine de la trouver, votre lot ne serait pas maintenant aussi petit qu’il le sera un jour. Il y a plus, dit-elle, ce que j’ai demandé ôtera à mon père l’envie de se marier, et quand il sera de retour à la maison, vous verrez si ce que je vous dis est vrai ou faux.

Elle ne dit rien qui ne fût vrai, car lorsque son père revint de la maison de l’horrible bête, il était si chagrin et si triste que l’envie de se marier lui était bien passée.

En revenant à la maison, le gentilhomme dut passer par la butte du vieillard dont nous avons parlé plus haut : — Eh bien, dit celui-ci, ne vous avais-je pas dit ce qui vous arriverait ? Vous n’avez pas été plus sage que les autres, je le vois, et vous devrez revenir ici dans un an et un jour pour y amener une de vos filles. Si vous aviez voulu écouter mes avis, vous n’auriez pas tant de Chagrin en retournant chez vous. Tant pis pour vous, car vous aurez beau faire, il vous faudra exécuter ce qui vous a été ordonné par la bête. Retournez au logis, et vite, car vous n’avez pas de temps à perdre.

Voyant alors qu’il n’y avait rien qui pût le tirer de ce mauvais pas, le gentilhomme, accablé de tristesse, se mit en route vers sa demeure. Quoi qu’il en soit, il arriva à force de marcher, et ses trois filles accoururent pour lui sauter au cou et l’embrasser chacune à leur tour. Sa fille aînée alors lui demande à quelle époque il a fixé le jour du mariage : — Mariez-vous quand vous voudrez, ajouta-t-elle, pour savoir ce qu’il dirait. — J’en ai assez du mariage, répondit son père, et si tu n’as jamais plus d’envie de te marier que je n’en ai maintenant, tu pourrais bien rester tonujours fille. Je voudrais bien que cette sotte fantaisie ne me fût jamais venue à l’esprit.

— Je vois bien maintenant, dit l’aînée, que ma jeune sœur disait vrai, et je vois aussi qu’elle a trouvé, mieux que nous, le moyen de venir à bout de lui ; et elle en est venue à bout, paraît-il, car il doit être arrivé quelque chose de grave à notre père depuis qu’il est parti de la maison ; il dépérit chaque jour et sèche sur pieds.

— Eh bien, mon père, dit-elle, quelques jours après, dites-moi ce qui vous est arrivé ? Vous maigrissez à vue d’œil et vous me faites peine à voir. — Son père alors, puisqu’elle le demandait, lui apprit ce qui lui était arrivé. — Ma foi, dit-elle, quand elle l’eut appris, quant à moi je n’irai pas chez cette bête ; c’est à celle qui a demandé la feuille de laurier à y aller, ce me semble, afin de payer pour elle-même ; j’ai assez de mon coq d’or.

La cadette, voyant un jour pleurer son père, lui demanda pourquoi il versait des larmes et quel était le motif de son chagrin : — Mon père, dit-elle, votre esprit doit être tourmenté par quelque chose de grave. — Oui certes, ma fille, j’ai quelque chose, et voici ce que c’est. — Il lui apprit alors ce qu’il avait dit à sa fille aînée, et il ne fut pas question de son mariage, comme vous pouvez penser. Celle-ci ne fut pas, plus que la première, en disposition d’aller chez la bête, et elle ajouta même qu’elle n’irait ni pour or ni pour argent.

Le père alors devint de plus en plus sombre ; il croyait qu’il lui faudrait retourner tout seul, car l’époque approchait, lorsque la plus jeune de ses filles vint le trouver. — Mon père, dit-elle, il y a longtemps que je vous observe, et je vois que depuis que vous êtes rentré à la maison avec la feuille de laurier que j’avais demandée, il n’est plus question de mariage pour vous. C’est le contraire qui arrive, et chaque jour je vois que vous devenez de plus en plus maigre ; vous n’êtes plus maintenant, à proprement parler, que le squelette d’un homme. Si vous avez peine ou affliction pour un motif ou pour un autre, pourquoi ne me le dites-vous pas, et je vous tirerai de peine, si je le puis.

— Tu le peux, dit le père, qui lui raconta alors d’un bout à l’autre tout ce qui lui était arrivé. Quand il eut fini de parler, sa fille (fille d’un excellent cœur s’il en fut jamais) lui demanda pourquoi il avait si longtemps gardé ce chagrin sur son cœur. — Qu’aurais-je pu faire, dit le père ? J’avais raconté à tes deux sœurs ce qui m’était arrivé, et aucune d’elles n’a voulu me suivre, disant que c’était à celle qui avait demandé la feuille du laurier qui chante, à aller trouver cette bête.

— Mes sœurs disaient juste, répondit cette demoiselle, et elles avaient raison ; j’irai et, qui plus est, je crois bien qu’il ne me sera fait aucun mal pour aller avec lui, puisqu’il le dit. C’est pourquoi je n’ai pas d’inquiétude là-dessus, et vous également, mon père, vous devriez être tranquille comme je le suis à ce sujet.

Le père en eut l’âme toute réjouie. Toutefois, il se disait : — J’aurai grand’peine à me séparer de ma fille bien-aimée.

Ni plus ni moins, il ne lui sert pas de gémir ni de se plaindre ; le temps approche, et ils se dirigent tous deux vers le pays de la bête. Ils arrivent, au moment marqué, chez le vieillard, et celui-ci dit au gentilhomme : — Eh bien, vous êtes donc venu avec votre fille ? — Eh oui, dit le père, je suis venu parce qu’il le fallait bien ; il ne servait de rien de m’excuser. — Non, dit le vieillard ; et plaise à Dieu que vous fassiez bien ce que vous allez faire, Voilà neuf cents ans que je suis ici, attendant qu’il vienne quelque jeune fille capable de dompter la bête et de l’aimer. Jusque là, il me faut rester ici pour guider et instruire ceux qui, comme vous, viennent chercher une feuille du laurier qui chante ; je n’ai pas d’autre mission.

Alors le père et la fille se rendirent de là chez la bête ; celle-ci les rencontra au moment où ils montaient pour prendre le sentier. — Vous voilà donc arrivés, dit-elle au père ? — Oui, répondit-il, je suis arrivé, monsieur. — Prenez garde à ce que vous dites ; je suis une bête et non un monsieur. Allez en haut, la table est servie ; buvez et mangez, ne vous gênez pas.

Ces deux-ci, fatigués à mourir, ayant faim et soif, montèrent aussitôt, et mangèrent et burent ce qui leur faisait plaisir ; cela se comprend.

Après le repas, le père resta deux ou trois heures avec sa fille, sans que la bête approchât. Toutefois, vers quatre heures après-midi, on l’entendit venir, et elle dit au père : — Mange et bois encore avant de partir, car tu n’as plus longtemps à rester ici avec ta fille. — La table était servie, et la bête voyant que père et fille n’osaient manger ni boire en sa présence, se mit à dire : — Croyez-vous que tout cela ait été mis sur la table dans le but de vous faire mal ? Ne craignez rien. Quant à toi, père de cette jolie fille, il est temps de partir d’ici et de dire à ta fille : — Jusques aux joies du paradis, car tu ne la reverras plus. Donc, il t’est défendu de remettre les pieds ici ; tu n’en sortirais pas en vie.

Alors le père fit, en pleurant, ses adieux à sa fille, et celle-ci, pour lui réconforter le cœur, lui dit : — Il faut, mon père, obéir à la bête ; allez-vous-en donc, dans la crainte que vous n’en ayez repentir. Je serai heureuse ici, il ne faut pas pleurer sur mon sort.

Voilà pour lors le père qui part, les larmes aux yeux ; il ne lui servait pas de gémir désormais, l’affaire était faite.

Il arrive à la maison, et après avoir raconté à ses deux filles aînées comment il avait été accueilli par la bête, qui n’était pas aussi méchante qu’elle en avait l’air, il dit : — Me voilà maintenant, mes enfants, bien guéri cette fois de la sotte fantaisie que j’avais eue de me marier. Désormais vous ne devez plus craindre que je sois aussi sot que je l’ai été dans le temps passé ; votre jeune sœur m’a guéri de cette fatale maladie.




DEUXIÈME VEILLÉE

Laissons maintenant ceux-ci à la maison, laissons-les faire et dire ce qu’ils voudront, et revenons sur nos pas, pour voir ce qui est advenu de la plus jeune des filles. Aussitôt que le père fut parti, la bête dit à Marie : — Maintenant, vous êtes la reine ici ; voilà des vêtements, des livres, des instruments de toutes sortes, pour vous habiller, pour faire la lecture, pour chanter, selon que vous en aurez le désir. Quand vous serez fatiguée, vous n’aurez qu’à dire au laurier de chanter à son tour, et il le fera. Tout ici est sous votre puissance, et moi aussi comme les autres. Toutefois, je voudrais que vous eussiez la bonté de me laisser venir vous trouver ici tous les jours, pendant votre dîner, car je ne suis libre que dans ce moment du jour. Croyez ce que je vous dis, j’ai aussi des supérieurs, dont il faut que fasse les volontés, comme vous devez faire les miennes.

Quand vint la nuit, la jeune fille va se coucher ; la chose est toute naturelle. Le lit avait été fait avec soin et était parfaitement garni ; des coettes de plumes, des draps blancs, quatre ou cinq oreillers pour la tête ; en un mot, rien n’y manquait. Elle eût été heureuse comme une reine, s’il n’eût fallu rester toujours seule, jusqu’au moment où venait la voir celui que maintenant elle appelait sa petite bête. Et en effet, s’étant habituée au monstre, et voyant aussi qu’il était moins farouche et meilleur qu’il n’en avait l’air, au lieu d’en avoir peur et horreur comme dans le principe, elle avait maintenant hâte de le voir venir près d’elle ; et quand arrivait le moment de se séparer de lui, elle en était peinée et affligée — Ceci nous prouve qu’il n’est pas dans la nature de l’homme de rester dans l’isolement.

Le monstre voyait cela et devenait de jour en jour plus familier, de plus en plus heureux chaque jour, car il avait espoir que la jeune fille en viendrait à l’aimer. Cela vint, en effet, peu à peu.

Un jour, pendant qu’ils conversaient tous deux, je ne sais sur quel sujet, la bête, avant de partir, dit à la jeune fille qu’il avait une nouvelle à lui apprendre. — Qu’est-ce, dit la jeune fille ; serait-ce de la maison ? — Oui, dit la bête, ta sœur aînée va se marier : peut-être aussi désirerais-tu savoir avec qui ? — Oui, certes ; il est possible que je le connaisse. — Bien, dit la bête ; tu n’as qu’à prendre le miroir qui est là, et tu y verras qui il est. — Celle-ci sans plus tarder (et pourquoi donc pas ?) prend le miroir et voit celui qui devait se marier avec sa sœur. — Je le connais fort bien, dit-elle. — Oui, dit la bête, tu le connais peut-être pour l’avoir vu, mais tu ne sais pas quel homme il est. L’extérieur des personnes ne ressemble pas à l’intérieur, et le futur époux de ta sœur, quoiqu’il ait de bonnes manières, a un cœur tout différent. Fais attention à ce que je vais te dire : Ta sœur sera si heureuse qu’elle n’aura que deux choses à faire : ramasser sa coiffe, toutes les fois qu’elle tombera de dessus sa tête, et essuyer ses larmes, toutes les fois qu’elles couleront[1].

Demain, dit la bête, se fera la noce, et si tu désires y aller ; nous irons tous les deux. — Je serais fort aise d’aller à la maison ; mais si c’est demain le jour de la noce, comment pourrons-nous y arriver, si ce n’est quand tout sera terminé ? — Sois sans inquiétude à ce sujet, dit la bête, nous arriverons d’assez bonne heure, pourvu que tu aies fait ton paquet demain au point du jour. — Il sera fait, dit la jeune fille.

— C’est bien alors, dit la bête ; c’est à onze heures que se fait la noce, et avant dix heures nous y serons rendus. Mais quand nous arriverons, ajouta la bête, je te recommande de ne te laisser embrasser par qui que ce soit, ni par ton père, ni par tes sœurs, par personne en un mot. Dis-leur ce que tu voudras pour t’excuser ; car si quelqu’un t’embrassait, je te tuerais immédiatement. Prends tes mesures en conséquence.

Le lendemain de bon matin, la jeune fille, après avoir fait son paquet, le mit sur le dos de sa petite bête, et ils se mirent en route. Ils allèrent alors avec une telle rapidité que celle-ci n’eut le temps de rien entendre ou voir, jusqu’à ce qu’ils furent arrivés auprès de la maison. — Nous sommes près de la maison de mon père, dit-elle ; voilà là-bas ma sœur qui vient à ma rencontre. — Garde-toi, je t’en prie, de te laisser embrasser soit par elle, soit par tout autre. — Son père aussi vient à sa rencontre, et quand ils sont près, ils se précipitent pour l’embrasser. — Je ne le puis, dit la jeune fille, cela m’a été défendu ; il ne faudrait donc pas que quelqu’un se présentât pour m’embrasser, ni homme, ni femme, car ce serait la pire chose qu’il pourrait faire en sa vie.

Quand elle fut descendue dans la maison, celle-ci, qui avait emporté de l’or et de l’argent, donna quelques objets précieux à tous les gens de la maison, aussi bien aux servantes qu’aux valets, ainsi qu’est la coutume quand quelqu’un se marie.

Jusqu’à présent je n’ai pas encore dit que cette fille était jolie et belle quand elle avait quitté la maison ; ou, si je l’ai dit, (je dois ajouter) que sa beauté d’alors n’était rien en comparaison de sa beauté actuelle ; et ce qui étonnait tout le monde, c’était de la voir avec une bête si horrible et si hideuse. Ceci fit dire à deux jeunes gens qui étaient à la noce que c’était péché mortel de la voir ainsi à la suite d’une bête si étrange, sans que personne pût l’embrasser. — Assurément, je le ferai, dit l’un d’eux, quand bien même je saurais perdre la vie. — Prends garde, dit l’autre, tu pourrais t’en repentir ensuite ! — Tant pis, je l’ai mis dans ma tête, et je ferai comme je le dis.

Voilà celui-ci aussitôt qui va se cacher dans les escaliers, pour mieux faire son coup quand viendrait la jeune fille. Il eut beau faire, il fut aperçu par celle-ci, qui lui dit : — Si vous vous plaisez dans vos vêtements[2], sortez de là, puisque je vous le dis. Celui-ci, au lieu de se retirer, se précipita avec célérité, croyant pouvoir l’em­brasser, lorsque des flammes l’enveloppèrent et le brûlèrent à l’instant sur le lieu. Son ami, qui le regardait, fut sur le point d’être brûlé aussi.

Le monstre aussitôt va trouver la jeune fille, la saisit et la jette sur son dos comme un sac de mouture ; et de là il part avec elle comme un diable qui emporte sa proie. Il ne fut pas long­temps à faire le trajet, et la jeune fille, qui était tombée en défaillance, ne reprit ses sens que lors­qu’elle fut dans sa chambre. Là, elle fut servie comme elle l’avait été précédemment, excepté que sa petite bête ne venait pas la voir, au moment de Son repas. Quinze jours se passèrent ainsi.

Après ces quinze jours cependant, la jeune fille s’étonnait et s’affligeait, comme vous pouvez le penser, lorsque revint sa petite bête. Celle-ci lui demanda si elle n’était pas inquiète. — Si fait, dit­-elle, j’ai été fort inquiète, en voyant que vous ne veniez plus me voir. — Je sais que ce que tu dis est vrai, et comme je n’avais rien à te reprocher, pour ce qui est arrivé, je suis resté en bas pour laisser calmer la colère que je ressentais, car sans cela ; dit la bête, je n’eusse peut-être pas pu m’em­pêcher de te tuer. Celle-ci, cette jeune fille, n’était pas sotte, il s’en faut ; aussi voyait-elle bien que si le monstre lui parlait ainsi, ce n’était que parce qu’elle en était aimée, et qu’il était un peu jaloux. C’est pourquoi elle ne s’effraya pas de ses paroles, et elle eut en lui autant de confiance qu’aupa­ravant.

Voilà qu’au bout d’un an ou environ, la bête lui dit que sa seconde sœur allait se marier aussi, et qu’il fallait qu’elle allât à la noce. — Pourquoi faire irais-je, dit-elle ? Je préfère rester ici, dans la crainte qu’il n’arrive quelque chose de pire encore que la première fois.

Mais cette fois le père fait des recommandations, afin que personne ne soit assez mal avisé pour chercher à embrasser sa plus jeune fille. — À quoi sert de défendre quelque chose aux jeunes gens ? C’est alors qu’ils sont le plus portés à en faire à leur tête, ainsi que fit un jeune homme qui se trouvait à la noce. Parce qu’on en avait fait la défense à tout le monde, il se mit à dire qu’il embrasserait la jeune fille, dût-il être brûlé chair et peau. Pendant donc que personne ne pensait à rien, et en présence de toute la compagnie, il s’élança sur elle pour l’embrasser, lorsqu’il tomba sur place, brûlé et en cendres comme le premier. La bête alors chargea la jeune fille sur son dos, comme l’autre fois, et revint avec elle dans sa demeure.

Quand elle arriva, le monstre la mit dans la chambre et ne vint ensuite la trouver qu’au bout d’un mois. Cette jeune fille s’affligeait et s’ennuyait de rester ainsi toute seule, sans voir sa petite bête. Et quand le monstre y retourna, elle fut réjouie, comme vous pouvez penser, et lui aussi, car il voyait bien maintenant qu’il en était aimé.

Malgré cela, quelque temps après que ces faits s’étaient passés, et au moment où la jeune fille ne songeait à rien, le monstre, pour mieux connaître combien était grande sa tendresse à son endroit, lui fit cette demande : — M’aimes-tu comme je t’aime ? — Et pourquoi non, dit-elle. Depuis que je suis ici vous ne cherchez qu’à me faire plaisir, et pour vous montrer que je n’use pas de mensonge, je voudrais pouvoir me marier avec vous. Mais il ne sert pas que je dise cela, car dans ce pays on ne trouverait pas de prêtre. — Si l’on n’en trouve pas ici, on en trouvera ailleurs, et je crois qu’on ne pourrait pas nous empêcher de nous marier, puisque je suis capable de dire ce que je veux.

Les voilà donc tous les deux qui retournent à la demeure du père pour lui demander son consentement à leur mariage. Celui-ci ne s’y opposa pas, parce qu’il savait qu’il lui fallait y consentir. Il pensait de plus, que, une fois mariée avec la bête, sa fille resterait dans la contrée ou au moins que lui, son père, pourrait aller demeurer avec elle dans sa demeure. Cela lui donnait beaucoup d’espoir ; aussi alla-t-il, avec sa fille et la bête, trouver M. le curé pour savoir de lui s’il les marierait.

Quand il apprit de quoi il s’agissait, M. le curé dit qu’il ne pouvait prendre, sous sa calotte, la responsabilité d’un tel acte, et qu’il fallait aller plus haut. Ceux-ci alors allèrent trouver Mgr l’évêque qui dit aussi qu’il n’avait pas mandat pour faire de ces sortes de choses. L’archevêque ensuite tint le même langage ; il manquait de pouvoirs pour marier une chrétienne avec une bête hideuse.

— C’est bien, c’est bien, dit alors la bête ; ce que nous avons de mieux et de plus court aussi à faire, c’est d’aller à Rome trouver notre Saint-Père le Pape. Et ceux-ci de se mettre en route sans différer. Quand ils furent en présence du Pape, celui-ci demanda tout d’abord à la jeune fille si elle consentirait à se marier avec ce monstre : — Oui, dit-elle, je me marierai volontiers avec lui, et c’est même moi qui le lui ai offert la première, parce que je sais que c’est un homme, attendu qu’il parle et dit ce qu’il désire. C’est pourquoi, ajouta-t-elle, je ne pense pas qu’il y ait rien qui puisse s’opposer à ce que je me marie avec lui.

À ces paroles de la jeune fille, le Pape reconnut qu’elle disait vrai et que cette bête était un homme qui avait été métamorphose ainsi par quelque sorcier. — C’est bien, dit le Pape, vous serez mariés, puisque vous y consentez tous les deux. — Ils furent mariés et revinrent au logis fort satisfaits. On fit un festin des plus splendides, car ce n’était pas l’or et l’argent qui leur manquait, et il y vint tant de monde que jamais on n’en avait vu autant. On était venu (chose assez naturelle) à cette noce qui n’avait rien de commun avec les autres, car jusqu’à cette époque on n’avait jamais vu une jeune fille belle, ni même une jeune fille laide, se marier avec une bête. Or, bien qu’on n’eût pas encore vu cela jusqu’alors, la chose n’en était pas moins exacte, et maintenant patente aux yeux de tous.

Le premier jour se passa à merveille ; tout le monde fut dans la joie jusqu’au soir. Mais alors la nouvelle mariée devint inquiète, surtout quand il fallut aller se coucher. Son inquiétude ne fut pas de longue durée. Quand ils furent seuls tous les deux, la bête dit à sa femme : — Là est votre lit, mettez-vous-y ; je resterai ici au pied de la table. — Sans doute que vous n’y resterez pas, dit la nouvelle mariée, vous auriez trop froid ; puis, ajouta-t-elle, cela n’est pas convenable. Et si l’on nous voyait ou si l’on nous entendait, on causerait sur notre compte ?

— Pour moi, dit la bête, je n’ai jamais froid et, de plus, je ne fais aucun cas de ce que pourrait dire la langue des hommes. Quand on a passé neuf cents ans dehors, au pied d’un arbre, quelque temps qu’il fît, vous pouvez croire qu’on ne se soucie de rien. Soyez donc sans inquiétude au sujet de ces sortes de choses, et laissez-moi aller, puisque je le veux et qu’il le faut, qui plus est.

Celle-ci, la nouvelle mariée, sans montrer de mauvaise humeur, laissa alors aller la bête au pied de la table, et elle se mit au lit. Quoi qu’il en soit, elle eut beau faire, elle ne put pas dormir plus que le chien du moulin, c’est-à-dire qu’elle avait un œil fermé et l’autre ouvert, pour voir ce qui adviendrait. Elle eut beau faire ainsi, elle ne put bannir son inquiétude. Elle faisait mine et semblant de dormir, en regardant du coin de l’œil, lors qu’elle aperçut bientôt le monstre s’étendant et se roulant sur le dos et sur le ventre, comme s’il avait des tranchées. — Tout-à-l’heure, dit·elle, il y aura ici quelque chose de nouveau, je crois.

En disant cela en elle-même, elle ne bouge ni ne remue ; elle regarde toujours du coin de l’œil, et aperçoit une tête d’homme sortant de dessous la peau. Cette tête était si belle qu’elle n’en avait pas vu de plus belle. La jeune femme le regarde toujours du coin de l’œil, tant elle est troublée de tout cela. Le monstre se tourne et se retourne sans décesser, si bien que de la peau il sortit le plus beau jeune homme que l’on pût voir.

Ce jeune homme alors prend la peau, la plie en quatre, et après l’avoir mise sur le pli de son bras, il s’approche du lit. La nouvelle mariée alors, bien qu’elle sût qui il était, fait semblant d’être épouvantée ; d’un bond elle se met sur son séant, en criant de toute sa force : — Qui êtes-vous ? Sortez d’ici, ce n’est pas vous qui êtes mon époux. Mon époux est sous la table, mon époux est une petite bête ; partez, puisque je vous le dis.

— Ne craignez rien, dit la bête, je suis votre époux, et vous m’avez tiré de peine. Depuis neuf cents ans je suis sous la peau d’une vilaine bête, et j’y serais resté si je n’avais pu trouver une fille, comme vous, qui m’aimât et consentît à m’épouser. Une vieille sorcière me métamorphosa sous la forme où vous m’avez vu. Voilà ma peau, et maintenant prêtez attention à ce que je vais vous dire à son sujet. Désormais nous serons heureux tous deux, si heureux que personne ne l’aura été davantage jusqu’à présent ; et, si vous voulez, nous resterons toujours comme nous sommes maintenant, mais à la condition de faire ce que je vous dirai. Mettez cette peau dans une chambre et veillez à ce que jamais eau ou feu ne la touche, car alors (que ce malheur n’arrive pas !) nous serions séparés l’un de l’autre, et nous ne nous reverrions plus. Voilà ce que vous aurez à faire et à observer ; comme vous voyez, ce n’est pas difficile.

Ses sœurs qui étaient venues à la noce, étaient femmes et, de plus, malicieuses et curieuses, s’il en fût. Elles n’étaient pas venues pour leur sœur seulement, ni par tendresse pour elle. Des filles comme elles ne sont pas fortes pour aimer, si ce n’est elles seules. Mais elles étaient venues pour savoir ce qui se passerait entre les deux époux la première nuit de leur noce. Ce désir qu’elles avaient de voir ce qui se passerait, leur suggéra l’idée de faire pratiquer, à l’insu de tout le monde, deux trous de tarière dans la chambre qu’elles occupaient, au-dessus des nouveaux mariés. Par ces trous, ces deux (indiscrètes) avaient vu tout ce qui s’était fait et entendu ce qui s’était dit.

Quand les deux sœurs virent combien était beau cet homme actuellement, elles devinrent jalouses de leur sœur. — Elle a eu un mari plus beau que les nôtres, dirent-elles, et elle sera aussi plus heureuse avec lui que nous avec nos époux, si nous ne venons pas à bout de les séparer l’un de l’autre. — Voilà comme le mal couve dans le cœur !

Huit jours se passèrent ainsi. Au bout de neuf jours, le nouveau marié part pour la chasse et laisse sa femme avec ses sœurs. Celles-ci alors allèrent trouver leur jeune sœur et lui dirent Ecoute-donc, Marie ; avant notre départ, tu devrais nous montrer quelque chose. — Qu’est-ce, dit Marie ? — Tu sais bien que quand tu t’es mariée, ton époux n’était pas tel qu’il est aujourd’hui ; il était alors sous la peau d’un vilain animal. Qu’est devenue cette peau ? Elle n’est pas perdue, n’est-il pas vrai, et tu sais où elle est ? Montre-la, car ce doit être une chose curieuse à voir. Jamais, ni nulle part il n’est arrivé à personne rien de semblable. Cela vaut donc la peine d’être,vu, pour savoir si c’est la peau d’une bête ou peut-être la peau du diable. Viens donc, dirent-elles, nous la montrer pendant que (ton mari) est allé à la chasse.

La jeune femme, croyant qu’il n’arriverait rien de fâcheux, puisqu’on ne lui avait pas défendu de montrer la peau, et de plus, persuadée que ses sœurs ne savaient rien de ce que lui avait dit son mari au sujet de cette peau, la jeune femme alla avec ces deux mauvaises pièces, et tira, devant elles, la peau qui était renfermée dans un coffre.

Les deux sœurs tout d’abord tournent et retournent la peau de droite et de gauche, et, un instant après, l’une d’elles sort et rentre avec une gorgée d’eau qu’elle jette dessus sans en perdre une goutte. Voilà alors la jeune femme qui se répand en larmes, en voyant la méchanceté de ses sœurs ; celles-ci en riaient à gorge déployée. — Tu n’as pas besoin de pleurer pour si peu de chose, dirent-elles, il n’y a pas de mal ; nous allons faire sécher la partie mouillée. — Et elles deux alors de prendre la peau et de la jeter au feu pour la sécher et la brûler.

Aussitôt retentit un coup de tonnerre qui renversa les deux sœurs à terre sur leur face ; le mari arriva en ce moment. — Me voilà devenu malheureux par ta faute, dit-il ; nous étions si heureux ! À ces mots, il lui appliqua un soufflet, tel qu’il en rejaillit trois gouttes de sang sur sa chemise.

La jeune femme demanda alors au Seigneur Dieu et à la Vierge, sa mère, que ces trois gouttes de sang restassent sur la chemise de son époux jusqu’à ce qu’elle les détachât elle-même. Après qu’elle eut dit cela à son mari, celui-ci lui dit à son tour : — Je pars maintenant et vous ne saurez pas pour quel lieu. Avant que vous me retrouviez, vous aurez beaucoup de peine et vous userez, en voyageant, deux paires de souliers en fer et une paire de souliers en acier.

La jeune femme voit alors s’éloigner son époux sur un char d’argent et d’or, tiré dans l’air par quatre colombes d'un blanc éclatant. Peu après qu’elles avaient pris leur vol, elle ne vit plus rien.

Ses sœurs maintenant riaient et avaient le cœur épanoui en voyant qu’elles étaient venues à bout d'exécuter leur mauvais coup. — Actuellement, dit la jeune femme en pleurant à chaudes larmes, actuellement je dois aller à la recherche de mon mari, jusqu’à ce que je le retrouve, où jusqu’à ce que je sois morte, car il est naturel que l’épouse soit avec l’époux ; et je serais encore avec lui si j’avais voulu ne pas montrer la peau à mes méchantes sœurs. Qui eût cru jamais qu’elles eussent été aussi mauvaises et aussi rancuneuses à mon égard ? Je ne leur ai jamais fait ni mal, ni peine. Mais puisqu’elles ont été aussi lâches à mon endroit, y aurait-il péché à dérober, à leurs dépens, le coq d’or et la poule d’argent ?

La jeune femme, trouvant un moment favorable, fait comme elle le dit, et s’éloigne de là sans leur dire adieu. Elle fait d’abord confectionner une paire de souliers en acier, et après avoir pris un petit bâton, pour la soutenir en chemin, elle se met à voyager. Elle avait aussi emporté de l’or et de l’argent, le plus qu’elle put.




TROISIÈME VEILLÉE

Voilà donc maintenant cette jeune femme allant, elle ne sait où ni dans quelle contrée. Elle va et voyage jusqu’à ce que ses souliers d’acier soient percés. Elle en fait confectionner alors une autre paire, mais une paire en fer cette fois-ci. Voyageant par ci et par là, du vallon à la forêt, de la forêt à la montagne, ses vêtements sont déchirés et non rapiécés, et elle s’aperçoit que sa seconde paire de souliers est percée à son tour. Maintenant, au lieu de sa beauté, la pauvre femme n’a plus que le teint des mauvais jours ; elle a souffert de la faim et du froid, et n’a plus que les os et la peau.

Elle fait confectionner sa troisième paire de souliers, en fer encore, et après les avoir payés, il ne lui resta que dix-huit deniers ; elle se remet pourtant en voyage. Hélas ! elle a peine à soulever ses pieds de terre, tant elle est fatiguée, tant elle est faible. Ses forces l’abandonnent ; et qui en serait surpris ? Souvent elle n’a pour nourriture que les fruits sauvages des chemins ; pour lit, le coin de quelque haie ; pour abri contre la pluie ou le soleil, les feuilles des arbres, quand elle en trouve. Voilà, bonnes gens, la vie que mène cette jeune femme depuis quatre ans qu’elle est partie de sa demeure pour aller à la recherche de son mari. Parmi les femmes de cette époque, quelle est celle qui en ferait autant ? Peut-être n’en trouverait-on pas dans l’univers une autre semblable à elle.

Après ce temps, la jeune femme arrive au pied d’une haute montagne, et en la regardant elle dit : – Quand arriverai-je à sa cime ? Il y a sept lieues à monter sans aucun chemin ; il n’y a que rochers, pierres et ronces. Il me faut pourtant prendre ce chemin, car plus il est rude, plus vite aussi s’useront mes souliers et mon corps ; d’ailleurs, pourvu que je retrouve mon mari, peu importe ma peine.

Cette jeune femme monta pendant trois jours et quatre nuits ; je ne dis pas sans se reposer, car elle dut se défatiguer (qui ne l’eût fait) appuyée contre les rochers, et son cœur épuisé par la faim et par la soif. Quand elle fut sur la cime de la montagne, elle aperçut de l’autre côté une ville magnifique. — Je n’irai pas au-delà de cette ville, dit-elle, en la regardant de loin. Je ne suis pas capable d’aller plus loin, et pourvu que j’y aille, cela suffira. Là, j’entrerai dans quelque maison pour y servir, et après, quand j’aurai ramassé quelques sous, je me remettrai en route.

Quand Marie se trouva au pied de la montagne de l’autre côté, elle alla se reposer sur le pont d’une rivière qui passait en ce lieu, et là, elle aperçut un groupe de femmes qui lavaient du linge et qui caquetaient plus fort que ne l’eût fait une bande de pies. Marie les considère en silence. Que dirait-elle ? On la raillerait. Elle resta là cependant pendant quelque temps, et bientôt elle aperçut une autre femme, qui venait de la ville et qui, selon l’apparence, était la maîtresse des autres, car en arrivant elle dit aux laveuses : — Prenez garde de perdre une des chemises du prince sur le jabot de laquelle il y a trois gouttes de sang ; je dois la lui porter aujourd’hui, et il faut que je l’emporte avec moi. Qui de vous a cette chemise ? — C’est moi, dit une jeune fille ; je l’ai lavée, et même bien lavée, mais elle n’est pas détachée, et j’ai eu beau la frotter, la battre, la savonner, je n’ai pu, ni moi ni les autres, venir à bout d’enlever ces trois gouttes de sang.

Marie entend ce que dit cette femme ; le sang lui bouillonne dans les veines. Elle s’approche des femmes et sent que sa troisième paire de souliers est percée. Quand elle arriva auprès des blanchisseuses, elle dit : — Donnez-moi, je vous prie, cette chemise du prince dont vous parliez tout-à-l’heure ; je voudrais voir aussi si je ne pourrai pas la détacher. — Vous, sale souillon, lui dit une d’elles, éloignez-vous d’ici, vous sentez mauvais.

Qu’est-ce, dit la maîtresse, quand elle entendit cela ? Quoi ! cette femme vous parle poliment et vous lui répondez durement. Tenez, dit-elle, en lui donnant un soufflet de sa main osseuse ; une autre fois vous serez plus réservée ; prenez garde, si vous voulez. La maîtresse prit alors la chemise et la remit à cette jeune femme.

Aussitôt que Marie l’eut trempée dans l’eau et un peu frottée, les trois gouttes de sang disparurent. — De quel pays êtes-vous, lui dit alors la maîtresse ? — Je ne suis pas d’ici, ni même de près d’ici ; je suis née dans la Basse-Bretagne qui est à environ trois cents lieues de cette contrée, du côté du midi ; et comme je viens de si loin, vous pouvez croire que je suis bien fatiguée. Aussi m’étais-je arrêtée ici pour me reposer un peu, quand vous êtes arrivée. J’ai grand’faim, et si vous aviez la bonté de me donner quelque chose, vous me feriez grand plaisir.

— Venez avec moi, dit la maîtresse, venez à la buanderie ; nous avons de la besogne, et c’est la que je demeure tant que dure le plus grand travail, comme en ce moment. Le prince devant se marier sans tarder, nous faisons la grande buée. Venez donc avec moi et soyez sans crainte ; je vous donnerai tout ce qui vous sera nécessaire ; je trouverai aussi quelques vêtements, car les vôtres sont dans un état pitoyable ; ils sont tellement percés et si peu raccommodés, qu’ils laissent voir votre peau.

La jeune femme se rendit alors à la buanderie avec la maîtresse, et là on lui donna à manger et à boire ; puis elle se réchauffa après son repas. Il y avait longtemps qu’elle n’avait été aussi heureuse. Quand elle vit combien était bonne pour elle la maîtresse des blanchisseuses, elle lui dit qu’elle voudrait servir comme domestique au palais du roi, quel que fut l’emploi qu’on lui donnerait. Je verrai cela sans tarder, dit la maîtresse, et s’il y a quelque place vacante, vous l’aurez, car je suis parente du majordome.

La maîtresse demanda comme elle l’avait promis, et on ne trouva à la jeune femme que la place de la gardeuse de poules qui était morte la nuit passée. — C’est peu de chose que cette place, dit la maîtresse ; cependant vous aurez votre logement et votre nourriture, et plus tard vous aurez mieux que cela. La jeune femme va garder les poules, et chaque jour elle voit aller au palais, dans une chaise à porteur, une dame ou une jeune demoiselle qu’elle ne connaissait pas. En la voyant chaque jour aller et venir, Marie demanda un jour qui elle était. Voilà qu’on lui apprit que c’était celle qui allait sur ses souliers, c’est-à-dire celle qui, dans peu, devait épouser le prince. — Si je le puis, elle ne se mariera pas, dit Marie dans son cœur. — Elle mit alors son coq d’or dehors avec les autres volailles.

Cette princesse (car c’était une princesse), voyant ce beau coq, quand elle passa dans la cour, en fut émerveillée ; il était seul parmi les poules, parce qu’il avait vaincu les autres coqs et les avait envoyé promener avec son bec d’or, plus dur, selon l’apparence, que n’était le bec de ceux-là. A qui est ce beau coq, dit la princesse ? — A moi, dit la gardeuse de volailles, je le tiens de mon père. — C’est bien, dit la princesse, je voudrais l’avoir, et je l’aurai. — Je ne sais trop, dit la jeune femme, si je vous le vendrai ; je n’ai pas grande envie de vous céder mon coq. — Demande de ton coq le prix que tu voudras. — Si je le vends, je ne le donnerai pas à moins de neuf mille écus, et une nuit a passer dans la chambre de votre futur. Si cela vous va, prenez-le ; vous ne l’aurez pas à moins.

La princesse consentit à ce qu’elle demandait, et pourtant elle était surprise que la jeune femme lui eût mis pour condition qu’elle passerait une nuit dans la chambre du prince. Elle en parla a son père, dans la crainte qu’il n’y eût quelque chose entre eux. Ce vieux prince alors imagina de donner du vin soporifique au jeune prince avant qu’il n’allât se coucher ; et alors on laissa entrer dans sa chambre la gardeuse de volailles. Celle-ci alors se met à dire son Oremus : — Me voici venue, dit-elle, pour te voir ; j’ai usé, en te cherchant, mes deux paires de souliers en fer et ma paire de souliers en acier ; j’ai enlevé les taches de ta chemise, de cette chemise qui portait trois gouttes de mon sang et que personne, excepté moi, n’a pu détacher. — Le prince n’y prenait garde ; il était profondément endormi et ne l’entendait pas, non plus que ce qu’elle disait. Celle-ci alors se plaint de plus en plus fort ; c’était pitié de l’entendre. — Maintenant, dit-elle, tu fais la sourde oreille ; tu n’étais pas ainsi jadis quand tu te trouvais sous la peau d’une horrible bête. — Depuis le soir jusqu’au jour elle poussa des gémissements de cette sorte aux oreilles du prince qui était dans l’impossibilité de l’entendre et qui ne prenait pas garde à elle, quoiqu’elle le secouât fortement.

À la pointe du jour on la fit retourner à ses poules, et elle alors de mettre sa poulette d’argent parmi les autres poules. Quand la princesse passa par la cour, elle l’aperçut et désira l’avoir pour la mettre avec son coq d’or. La gardeuse de volailles la lui vendit aussi pour neuf mille écus, à condition de passer une nuit dans la chambre du jeune prince. Il lui arriva ce qui était arrivé la première nuit. Toutefois le domestique qui couchait dans la chambre voisine l’entendit pousser des plaintes, et le lendemain il dit à son maître : — Je ne savais pas que vous aviez été renfermé sous la peau d’une bêtes — Qui t’a dit cela, demanda le prince ? — Une jeune fille qui a passé là, dans votre chambre, la nuit dernière et la nuit précédente ; elle dit que c’est elle qui vous a tiré de peine ; qu’elle a usé deux paires de souliers en fer et une en acier, en vous cherchant dans tous les pays ; elle a dit aussi qu’elle a enlevé trois gouttes de sang d’une de vos chemises.

— Et comment est-elle venue ici, dit le prince ! — Hier elle avait vendu à la princesse un coq d’or, au prix de neuf mille écus, et a la condition de passer une nuit dans votre chambre. Elle vous a adressé des plaintes pendant cette première nuit. Mais vous ne l’entendiez pas, parce que vous aviez bu du vin soporifique que vous avait donné votre beau-père (s’il le devient). Cette dernière nuit, elle est encore venue, parce qu’elle avait vendu à la princesse une poule d’argent ; mais vous ne l’avez pas entendue plus que la veille. Pour moi, je l’ai entendue ; cela faisait mal.

— Tais toi là-dessus, dit le prince à son domestique, et garde-toi d’ouvrir la bouche pour en parler. C’est mon beau-père (s’il le devient, comme tu dis), qui me verse le vin soporifique. Quand il viendra ce soir pour le verser et me l'offrir, voilà ce que tu feras, puisque c’est toi qui lui tiens la chandelle. Tu laisseras échapper le chandelier de tes mains et le laisseras tomber, et alors, quand la chandelle sera éteinte, je pourrai jeter le vin soporifique, et le beau-père n’y verra rien. Garde toi de ne pas exécuter mes ordres, car bientôt, à la nuit, la gardeuse de volailles viendra encore, comme elle est venue les deux nuits passées.

Quand le beau-père vint, à la nuit, avec le vin soporifique, le domestique fit ce qu’on lui avait dit. En attendant, la gardeuse de poules n'était pas du tout satisfaite, en voyant qu’elle n’avait pu faire entendre au prince ce qu’elle désirait. Elle alla rejoindre ses volailles et dépaqueta la feuille du laurier qui chante. La princesse qui passait, entendit chanter agréablement cette feuille, et fut encore plus émerveillée qu’elle ne l’avait été précédemment. Elle demanda à acquérir cette feuille, et la gardeuse de volailles lui répondit qu’elle ne donnerait pas sa feuille à moins de dix-huit mille écus et à la condition qu’elle passerait encore une nuit dans la chambre du prince. — C’est convenu, dit-elle, peu m’importe ; je dois la posséder, coûte que coûte. — Elle l’acheta donc à la gardeuse de volailles. Celle-ci assurément avait eu de l’argent, et même beaucoup ; mais elle n’avait pas réalisé ses désirs, et c’est là ce qui l’affligeait le plus.

La nuit arrive et l’on vient apporter au prince le vin soporifique. Le domestique, faisant semblant d’être pris d’envie de dormir, laissa tomber la chandelle à terre, et le prince alors jeta le vin loin de lui et alla se coucher. Il faisait semblant de dormir (mais il n’en était rien), quand il entendit la porte s'ouvrir, et vit la gardeuse de poules entrer dans sa chambre.

— Je suis venue te voir pour la dernière fois, dit elle. À quoi me sert-il de te parler et de me plaindre, comme je l’ai fait les deux nuits précédentes, puisque tu ne fais pas cas de m’écouter. C’est pourtant moi qui t’ai tiré de peine, j’ai usé trois paires de souliers en métal en allant à ta recherche ; c’est moi qui ai enlevé les taches de cette chemise que tu portais quand tu me donnas un soufflet qui fit rejaillir mon sang. Tant pis, dit elle ; tiens un soufflet de ma main, puisque tu ne te réveille pas ; je n’aurai rien à te reprocher. Et elle alors de lui appliquer un soufflet, le mieux qu’elle put.

Le prince se lève alors, et reconnaissant sa femme, il l'embrasse en pleurant. Il appelle son domestique qui vient avec de la lumière, et fait apporter des vêtements à son épouse, en disant — C'est demain, dit-on, le jour de mes noces ; mais sois sans inquiétude, je ne me marierai pas, et toi seule tu seras mon épouse.

Le lendemain tous les invités arrivent pour la noce, avant d’aller à l'église, ainsi qu’était la coutume en ce pays. Les plus grands princes du royaume étaient présents, ainsi que le beau-père, comme vous pouvez croire, et sa fille était auprès de lui (rien n’était plus naturel). Tous étaient en liesse, lorsque le jeune prince se lève pour dire : — Puisque ce jour est le mien, je voudrais, ici et devant tous, demander un avis à mon beau-père. Dites-moi, prince, que feriez-vous si vous étiez à ma place ; voici à quel sujet. Tous ceux qui sont ici présents savent que j’ai été esclave pendant longtemps. À l’époque où j’étais allé dans ce funeste pays, j’avais un coffre qui fermait à clef ; c’était un coffre des plus beaux. Il m’arriva d’en perdre la clef ; que fis-je donc quand je revins dans ma demeure ? Je fis faire une clef neuve, et quand on me l’apporta et avant de la mettre dans la serrure, voilà que je retrouvai la vieille clef. Maintenant je demande ce qu’il faut faire ; dois-je garder la vieille clef, dois-je mettre de côté la nouvelle, puisque je ne sais pas encore si cette nouvelle est bonne ou mauvaise ?

— Puisque vous n’avez pas encore essayé la neuve, et que vous ne savez pas si elle est bonne ou mauvaise, dit le beau-père, ce que vous avez de mieux à faire, si vous m’en croyez, c’est de mettre la neuve de côté, et de vous servir de l’ancienne, comme auparavant. — C’est bien cela, dit un archevêque qui était présent ; c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

— Je vous remercie de votre avis, dit le jeune prince ; je n’ai pas encore pris possession de votre fille ; c’est elle qui est la clef neuve. — Et, introduisant la gardeuse de volailles dans la salle, il ajouta : — Voici la vieille clef que j’ai retrouvée ; c’est elle qui est ma première épouse, et c’est elle que je dois garder, et je la garderai. Maintenant donc, prince, gardez aussi votre fille, puisque je n’ai que faire d’elle. Mais quant à celle-ci, elle est et sera mon épouse. Elle a eu assez de mal pour me retrouver ; il est juste qu’elle ne perde pas le fruit de tant de peines, et elle ne le perdra pas, puisque je le dis. — Quand le prince eut fini de parler, les assistants restèrent consternés, et la plus grande partie d’entre eux se glissèrent silencieusement dehors ; parmi eux se trouvaient le vieux prince et sa fille qui avaient fait naufrage dans le port.

Le dénouement était arrivé à propos, car on avait hâte de voir triompher la bonté et l’amour d’une fille, d’une épouse qui n’avait pas beaucoup d’imitateurs dans ce temps-là, et qui n’en aurait pas davantage aujourd’hui. Maintenant, parfaitement reconnue par le prince, Marie fut heureuse avec lui jusqu’à sa mort, qui arriva longtemps après. Elle eut des enfants et des petits-enfants, et tous deux les virent grands, beaux et renommés au loin pour leur bonté et leur loyauté.

Voilà mes braves gens, comment on m’a raconté cette histoire. Maintenant faites-en votre profit, et croyez ou ne croyez pas qu’elle soit véritable.



  1. Charmante figure, pour dire qu’elle sera battue et malheureuse en ménage.
  2. Pour dire : Si vous n’êtes pas pressé qu’on vous mette dans un linceul, si vous n’êtes pas fatigué de vivre.