Jean à la barre en fer
Jean à la barre en fer était fils d’un cardeur de Ker-Savater. Pendant trois ans et demi sa mère le nourrit de son lait, et quand celle-ci allait au lavoir ou au four, Jeannot sortait de son lit et courait à sa recherche, en pleurant comme un veau qui court après sa mère.
Un jour que Biganna (Marianne) était allée faire sa buée ; ceci se passait un vendredi, par malheur ! Jeannot le têtard, comme l’appelaient les voisins, va au lavoir en grande hâte, et quand il y arriva : — Mère, à téter, dit cet énorme enfant, dont les cuisses et les bras étaient aussi gros que les montants d’un lit clos de campagne, et la tête de la dimension d’une terrine à crème. — Je vais t’envoyer quelque part, méchant garnement, dirent les autres femmes qui étaient autour du lavoir. Tu devrais avoir honte, grand garçon qui a les dents aussi longues que celles d’une vieille vache ! Tout-à-l’heure nous t’apprendrons à manger du pain désormais.
Marianne ne disait mot, car elle avait honte de son enfant gâté, et n’osait faire selon ses désirs, craignant qu’on ne se moquât d’elle. — Jésus ! Vierge Marie ! dit une femme ; est-ce que vous n’êtes pas d’avis de sevrer bientôt ce jeune garçon, ma chère commère ? — Par ma foi, oui, dit Marianne ; il y a même longtemps que j’en cherche le moyen, car je suis sur les dents. Mais je ne sais comment m’y prendre, et de plus, le pain est cher, comme vous savez, et mon mari, s’il est bon pour gagner, est encore meilleur pour dépenser. — Radotages, dirent ensemble les autres femmes, et rien de plus. Vous n’aurez jamais meilleure occasion ; laissez cet enfant gâté demander (à téter) tant qu’il voudra, restez là tranquille, et il aura honte.
Jeannot fit un tapage effrayant, en demandant à sa mère et en la suppliant de lui donner à téter. Quand il fut las, après un moment, le bambin alla chercher au logis un escabeau de bois, et vint jusque sous le nez de sa mère lui demander à téter.
Les autres femmes se bornèrent à rire et à dire chacune leur mot, et à qui mieux mieux, au bambin face au lait doux. L’une d’elles voyant que par ailleurs on ne pouvait venir à bout de lui, alla le prendre et le plongea dans le lavoir, en lui donnant la fessée, jusqu’à ce qu’il demandât à boire de l’eau. — Lâchez-moi, disait-il. — Promets que tu ne téteras plus à l’avenir. — Je ne téterai plus, dit Jean, en s’en allant avec son escabeau, et la queue basse comme un renard attrapé par une poule.
A partir de ce moment, Jean ne se soucia plus de voir faire la buée le vendredi. Marianne fut très-honteuse, mais n’eut pas de regrets d’avoir agi comme elle l’avait tait, parce qu’elle pensait que c’était à cela que son fils chéri devait d’être moitié plus fort que les autres enfants de son âge. Et il était plus fort, en effet, car Jean de Ker-Savater, tout jeune encore, luttait avec les jeunes garçons et portait la bannière, le dimanche, à la procession autour du cimetière. Il n’avait que quatorze ans quand il alla à l’aire neuve, en Cornouaille, et il revint vainqueur de la lutte.
Un jour, Jean s’éloigna du logis et s’égara dans le bois du Rusquec, auprès de Saint-Herbot, quand il revenait à la maison. Comme il n’arrivait pas selon l’ordinaire, on crut qu’il avait été dévoré par un loup ou par quelque sanglier. Pourtant, quelques-uns disaient : — Quel est le loup, croyez-vous, qui voudrait approcher de Jean ! Son nom est si connu, qu’il suffirait à lui seul pour mettre en fuite tous les loups de la montagne d’Arrée, comme s’ils avaient un diable à trousses ou un tison sous la queue. — Quoi qu’il en soit, Jean marchait et courait comme un dératé, si bien que, harassé, il tomba sur la face. Il avait été frappé, probablement, par le lutin qui rôde la nuit dans les bois et les prés.
Le meunier du Passage-des-Souris, sortant de chez lui après avoir mangé sa bouillie, entendit quelque chose, et alla de ce côté en grignotant son croûton. Le voilà qui rencontre Jean : — Que vous est-il arrivé, mon brave homme, dit le meunier, quand il l’aperçut ? Vous faites pitié ! — Une foule de choses, hélas ! monseigneur saint Herbot béni, dit Jean. Je meurs de faim et suis harassé à force de galoper dans les bois. — Tenez, mon pauvre homme, dit le meunier, en donnant à Jean la lèche de pain qu’il avait encore à la main.
— Il est bien bon, dit Jean, en avalant d’une bouchée le pain du meunier ; que Dieu vous bénisse mille fois, vous m’avez rendu la vie. Jamais je n’ai trouvé mets plus agréable à mon cœur que ce morceau de pain. — Et Jean alors de se lever sur ses jambes, — Allons au moulin, dit le meunier du Passage-des-Souris, car les vêtements que vous portez sont en lambeaux et couverts de boue aussi. De plus, vous tremblez de froid ou de la fièvre. — Jean n’avait pas assez de force pour marcher, et le meunier lui donna la main. Tous deux se dirigèrent alors à leur aise vers le moulin.
Jean de Ker-Savater trouvait que le meunier du Passage-des-Souris était un brave homme, quoique voleur de farine, ainsi qu’il avait en tendu dire qu’étaient la plupart des meuniers :
Le meunier, voleur de farine,
Sera damné jusques au pouce ;
Et son pouce le plus damné
Est celui qui entre le premier dans le sac.
Ce meunier ayant beaucoup d’eau à son moulin, comme on dit, retint Jean comme porteur. Il n’avait jamais vu de domestique pareil à Jean, ni même comparable à lui. Quand il fallait lever la meule pour la piquer, Jean ne s’amusait pas à chercher corde ou manivelle ; il la levait à la force de ses bras. Il portait aussi sur son dos au marché plus de blé ou de farine que tout cheval de Cornouaille ou de Léon, qui plus est.
C’est pourquoi le meunier, voyant que Jean était un garçon sans pareil et très-bon pour le travail, lui offrit sa fille en mariage, Mais Jean resta ébahi quand il entendit cela, et comme il ne comprenait pas ces sortes de choses, il en fut tout déconcerté et s’enfuit à la dérobée, comme s’il avait commis quelque crime.
En partant du moulin, il vit une grosse barre en fer qui était derrière la porte ; il mit la main dessus et l’emporta, comme on eut fait d’une légère baguette. Quand Jean arriva au moulin du Grand-Etang, il aperçut là un jeune garçon jouant à la galoche avec une barrique et deux meules de moulin. Jean s’approcha de lui aussitôt et tira son chapeau : — Bonjour, mon maître, dit-il. — Et à vous aussi, mon brave homme, dit l’autre. Vous dites mon maître ; je crois que vous êtes aussi un solide gaillard. — Jusqu’à présent, dit Jean, je n’avais pas trouvé mon pareil, mais vous, vous me dépassez encore. — Passez-moi votre bâton, dit l’autre, et prenez ces palets, pour voir si vous pourrez vous en servir. — Prenez garde, dit Jean, que mon bâton ne vous tombe sur les pieds, car il est plus lourd qu’une baguette de coudrier. — Il m’est avis que c’est un fer de moulin que vous avez pour canne. — Vous ne vous trompez pas, dit Jean, en saisissant les deux meules de moulin et en lançant son premier palet loin au-delà de la barrique, parmi les herbes du pré ; il faillit même le jeter dans le canal qui était bien au-delà. — C’est assez, dit le garçon aux meules de moulin, qui craignait de perdre ses palets. Sans être trop curieux, ajouta-t-il, vous demanderai-je où vous allez ? — Je vais courir le pays, dit Jean ; venez-vous aussi ! — Bien volontiers, dit l’autre, qui mit un palet dans chacune de ses poches et emporta la barrique pour jouer en chemin.
Les histoires roulèrent entre nos deux garçons qui se racontaient leurs exploits. Ils ne se doutaient de rien, lorsqu’ils aperçurent un homme qui était venu chercher de l’eau avec un tonneau. — Bonjour, mes braves garçons, dit-il, d’où venez-vous et où allez-vous ? — Vous êtes, à ce que je vois, un homme de notre trempe, dit Jean à la barre de fer ; nous courons le pays, et, si cela vous convient, vous nous accompagnerez ? — Volontiers, dit le garçon au tonneau, car jamais je n’ai entendu parler de gens pareils à vous ou même approchant. — Et eux de se mettre en route tous les trois, comme trois camarades, en jasant et en se contant des histoires ; c’était plaisir de les entendre et de les voir.
Ils arrivèrent à une fontaine où ils burent chacun à leur tour. Jean était en arrière, et au moment où il se levait pour rejoindre les autres, il aperçut une petite bonne femme, vieille comme la terre, qui sortit d’une touffe de cresson d’eau, arriva sur lui en un bond et lui dit à l’oreille : — Prends garde, mon cher enfant, car là, au milieu du bois, il y a trois grands géants, plus forts que n’était Samson autrefois ; Ils sont au service d’un vieil ogre dont la demeure est dans un château-fort, à cent brasses sous la terre. Celui-ci, à trois lieues à la ronde de son manoir, sent l’odeur de chrétien ; et quand il a faim, il envoye ses géants pour lui attraper des hommes pour son repas. Trois énormes chiens gardent aussi le château, nuit et jour. Tu seras pris le premier, si tu ne fais attention, car tes deux camarades ne sont pas baptisés, et l’ogre ne sentira pas de sitôt leur odeur.
Voici, mon enfant, l’herbe d’or, cueillie au de la lune, le sixième jour ; elle rendra de bons services. Tu n’auras qu’à lui dire : Petite herbe, faites votre devoir. — Bonne chance, mon enfant… Et elle de disparaître dans le cresson d’eau, sans que d’autres que Jean eussent pu l’entendre ou la voir. Celui-ci réfléchit longtemps aux paroles de la vieille femme.
— Je sens des gens qui se promènent dans le bois, dit le vieil ogre. Vite en route, mes garçons ! Je sens l’odeur de chrétien, dit-il aussitôt que Jean eut mis le pied dans le bois. Vite et courage ! Je gage que vous ferez une bonne journée aujourd’hui. — Et les trois grands géants de mettre leurs souliers de neuf brasses par pas. Ils ne tardèrent pas à atteindre le garçon aux meules de moulin et le garçon au tonneau. — Vous êtes bien hardis, dit l’un d’eux, de venir dans ce bois sans permission. Il ne vous reste qu’à attendre la mort maintenant. — Nous verrons tout-à-l’heure si vous êtes des lurons comme vous le dites, répondit le garçon aux meules de moulin. Tuer ou être tué, ne vaut mieux être le boucher que le veau. Attrape ! Une pierre de moulin atteint à la tête plus grand des géants, et l’étend sur le tertre. — Et d’un, dit le garçon aux meules de moulin. Attrape ! Une autre meule atteint à la tête le second géant, et l’étend aussi sur le sol. — Et de deux dit-il.
Le troisième géant n’attrape qu’un coup de barrique, et ne s’en émut pas beaucoup. Il saute comme un chien enragé pour saisir au cou les deux garçons, les charge sur son dos et les emporte au château, en sifflant comme un chasseur de lièvres, vers le soir, quand il rentre au logis avec deux pièces sans queue[1] dans sa gibecière.
Pendant ce temps, Jean à la barre en fer était arrivé assez près pour voir et entendre en partie, et sans être aperçu, ce qui s’était fait et dit. Il suit les traces du géant jusqu’au château et là, met son oreille contre la barre d’une vieille croisée de la grande salle. Il entend le vieil ogre qui disait au géant : — Je pense que vous avez eu une rude besogne, mon enfant. — Foi de Dieu ! c’est vrai ; c’est même un rude combat qui a eu lieu ; jamais je n’en vis de pareil : mes deux frères aînés sont restés sans mouvement sur le champ de bataille.
Songeant alors qu’il avait toujours ses deux prises sur le dos, le géant les jeta sur le plancher comme deux sacs de vieux chiffons, en disant avec colère au vieil ogre : — En voilà deux pour deux, je les trouve bien chers. Ceux-ci ne sont pas des hommes ; ce sont des diables. — Ce sont des hommes, mon pauvre enfant, seulement ils ne sont pas baptisés. — Eh bien, chacun d’eux valait plus de cent hommes baptisés, car je ne me doutais de rien, quand j’ai aperçu l’un d’eux jetant une meule de moulin à la tête de mon frère aîné, qui tomba raide mort sur la terre. Et aussi vite (que je puis le dire), il tira de sa poche une autre meule, et la jeta à la face de mon autre frère qui tomba mort aussi. Pendant ce temps, l’autre me jeta sur le nez une barrique qui m’éblouit, si bien que je vis briller trois soleils et cent étoiles. S’il eût trouvé (sous sa main) une souche de vieux chêne ou quelque roche, c’en était fait de moi aussi.
— Prends un peu d’onguent, mon fiston, dit le vieil ogre, et fais un petit somme, et avant peu tu en seras quitte et guéri. Tu as eu plus de peur que de mal. Mais moi, je suis bien à plaindre, car que deviendrai-je vieux comme je suis, si tu venais à me manquer ? Hâte-toi, mon pauvre enfant, de réparer tes forces, car je sens l’odeur de chrétien. Je n’aime pas beaucoup la chair des païens ; tout à l’heure j’aurai mieux, je pense, dit le vieil ogre en se léchant les babines avec la langue. Ces deux prises-ci ne sont bonnes que pour les trois chiens de garde qui sont à jeûner depuis quelque temps.
Ces trois chiens d’attache n’avaient cessé de grogner depuis le retour du géant ; ils étaient pressés de sauter sur un morceau de viande, ou peut-être furieux contre Jean au bâton de fer. Mais ils étaient bien attachés chacun à une chaîne d’acier très-forte et blanche comme de l’argent, tant ils tournaient et viraient autour du point d’attache.
Jean, voyant qu’il en avait pour quelque temps avant que le géant fût défatigué, alla se promener autour du château pour connaître les êtres de ces lieux, et chercher comment s’y prendre pour arriver jusqu’à la princesse qui était dans le château, d’après ce qu’avait dit le vieil ogre au géant. Et Jean, partout où il passait, frappait la terre et les murs avec son bâton de fer, et examinait toutes les fenêtres qui se trouvaient sur son chemin, en disant : — Y a-t-il là quelqu’un ?
Quand il fut arrivé à une fosse profonde, il se mit le nez dans un petit trou qui se trouvait là, et répéta : — Y a-t-il là quelqu’un ? — Oui, mon brave homme, répondit une petite voix claire et flûtée comme la voix d’un enfant ; elle venait de dessous terre. — Que faites-vous là ? Qui êtes-vous, demanda Jean ? — Je suis fille du roi d’Hybernie, dit la jeune princesse. — Et vous, ajouta-t-elle, êtes-vous un homme ou un ange ? — Moi, on me nomme Jean à la barre en fer, et je suis fils d’un cardeur de Ker-Savater, en Basse-Bretagne ; je vous rendrai service, si je le puis, et j’ai espoir que je viendrai à bout de vous tirer de ce trou maudit. — Que Dieu vous vienne en aide, homme charitable ! C’est mon bon ange qui vous conduit ici, car mon grand-père était aussi de la Basse-Bretagne, et jamais homme n’est venu jusques ici, si ce n’est ceux qui sont pris, comme moi, pour être dévorés par le vieil ogre et ses chiens enragés. — Adieu, dit Jean ; je reviendrai le plus tôt que je pourrai ; priez Dieu et la Vierge Marie de veiller sur moi, et aujourd’hui ou demain, je vous apporterai de bonnes nouvelles.
Au moment où Jean s’éloignait, il entendit la princesse qui disait : — Notre Père, qui êtes au ciel, préservez-nous de mal ! Sainte Marie, priez actuellement pour nous ! Ange de Dieu, continuez à veiller sur nous ! — Ainsi soit-il, dit Jean, en s’éloignant silencieusement comme un voleur. Et lui d’entrer dans le bois et de monter dans un arbre avec son bâton, en disant en lui-même : — Si je vais me promener dans le bois, le géant se mettra à mes trousses et me prendra ; et si je le manque du premier coup, mon affaire sera faite. Laissons-le venir me chercher, pour voir (ce qui arrivera).
En effet, peu d’instants après, le géant arriva à pas démesurément grands, et tels que Jean n’en avait jamais vu faire à qui que ce soit ; et apercevant Jean à l’enfourchure d’un arbre, il lui dit : — Tu es donc là, ver de terre ; descends de là, que nous causions un peu. — Pas si bête, dit Jean, et si tu désires causer, causons. — Tu es bien osé, pauvre enfant. Qui a pu te rendre audacieux au point de venir dans ce bois, sans de mander de permission. — J’ai lieu de penser que c’est toi qui as pris mes deux camarades, dit Jean d’un ton aussi arrogant que le géant. Prends garde à ce bâton de fer, il te rompra la tête et brisera toutes les côtes de ton corps maudit. Tu as emporté, il est vrai, le garçon aux meules de moulin et le garçon au tonneau ; mais ceux-là n’étaient que des adolescents, dit Jean. Approche donc de moi, méchant et lâche flandrin ; approche donc, si tu l’oses ?
Alors le géant se calma en entendant Jean et en voyant son bâton de fer, et il lui dit : — Faisons la paix. — Tu fais bien, dit Jean, et prends garde à moi, si tu tentes de me faire mal. De plus, tu n’obtiendras pas de moi la paix si tu ne marches toujours en avant ; et marche droit surtout, ou je te casserai les jambes. — Je le ferai, dit le géant, qui n’était pas à l’aise et avait même le mal de ventre[2]. — Jean alors descendit de son arbre et se dirigea vers le château, tenant son bâton de fer à la main, et faisant marcher en avant le géant, dans la crainte qu’il ne cherchât à lui porter quel que coup de traître.
— Maintenant, dit le géant, quand ils furent arrivés au château, je vais vous montrer une chambre pour vous cacher, car si l’ogre savait que vous êtes ici, il me tuerait incontinent et mettrait mes os en tripes. C’est pourquoi il ne faut vous montrer à personne qu’à moi, ni faire le moindre bruit. Vous trouverez dans votre chambre nourriture, vêtements et tout ce qui vous sera nécessaire. — Il est temps que je retourne auprès du vieil ogre.
— Je sens l’odeur de chrétien, dit le vieil ogre, aussitôt que le géant fut revenu près de lui. — Oui, grand-père, l’odeur de ces deux hommes que je vous ai apportés hier. — Ceux-là étaient des païens, mon fiston ; mais je sens l’odeur de chrétien, et même une forte odeur. — C’est vrai, l’odeur de la jeune princesse. — Je crois que tu as eu mauvaise chance aujourd’hui ? — Cela n’est pas extraordinaire, dit celui-ci, car hier j’avais fait aussi une mauvaise journée. — Eh bien, retourne le plus tôt possible dans le bois pour y faire une tournée, car il doit être près d’ici l’individu dont je sens l’odeur. Amène deux chiens avec toi ; ils sauront, mieux que toi, trouver les traces de ce chrétien, et te prêteront aide au besoin, s’il t’arrive comme hier. Bonne chance ! et prends tes précautions, car, que deviendrais-je, si tu venais à me manquer comme tes deux frères ?
Le géant alors alla trouver Jean à la barre en fer et celui-ci le pria de lui montrer les êtres de la maison.
Ils y allèrent, le géant entrant dans les chambres et en sortant, suivi de Jean qui avait toujours son bâton à la main partout où ils allaient. Le géant disait à Jean le nom des chambres et leur usage.
Ils arrivèrent bientôt à un escalier en pierres qu’ils descendirent, et Jean apercevant, dans un coin, une petite porte étroite et basse, demanda au géant : — Ne sommes-nous pas encore venus ici ? — Silence, dit le géant, là est la fille du roi d’Hybernie ; elle attend qu’il plaise au vieil ogre de la manger. S’il nous arrivait d’ouvrir cette porte, le grand-père nous entendrait peut-être, il entrerait en fureur et nous broyerait entre ses dents du nous mettrait en lambeaux avec ses ongles aussi durs que le fer. — Quoi, dit Jean, ne pourrais-tu pas nous montrer cette méchante bête, sans qu’il nous arrivât malheur ?
— Si fait, dit le géant, si vous aviez, pour mettre dans sa nourriture, soit l’herbe d’or, soit le trèfle à cinq feuilles, car alors il dormirait vingt-quatre heures sans se réveiller, et on pourrait le tuer pendant son sommeil. Par ailleurs, il n’est homme ou diable qui pourrait venir à bout de lui, car il est ensorcelé par une vieille bonne femme qui demeure près d’une fontaine, à l’autre bout du grand bois qui est là-bas ; elle possède, dit-on, les charmes et les ruses de Satan. — Je crois, dit Jean en lui-même, que l’affaire marchera bien maintenant. Et toi, dit-il, à quoi te sert de rester ici pour faire un métier comme celui que tu fais, un homme comme toi ? — Silence à ce sujet, dit le géant, et à revoir. Voilà la porte de votre chambre ; il est grand temps que je me remette en route, de peur que le vieil ogre ne s’aperçoive que j’ai tardé si longtemps. Fermez bien la porte et les fenêtres, car l’odeur de chrétien que sent le vieil ogre est indubitablement la vôtre.
Quand le géant fut parti, Jean comprit ce qu’il lui avait dit au sujet de la vieille sorcière. — À propos, dit-il, celle-là doit être la vieille femme qui m’a parlé près de la fontaine, et qui m’a fait connaître ce château et les vilains oiseaux qui l’entourent. Voici encore dans ma poche l’herbe d’or qui, disait-elle, me rendrait service au besoin. — Vieille petite femme, dit Jean, si vous avez dit vrai, le vieil ogre a la mort entre les dents ; ensuite je verrai qui sera le maître dans cette maison.
Jean entendit le vieil ogre qui ronflait plus fort qu’un marsouin, si bien que le château en tremblait. — Pour maintenant, dit Jean, je puis aller faire une promenade, pour voir comment va la princesse et lui donner des nouvelles de ce qui se passe par ici. — Et Jean de se diriger tout doucement, sur ses quatre mains, vers la fenêtre étroite qui se trouvait au-dessus du cachot de la princesse. — Vous êtes là, ma chère princesse, dit Jean. — Oui assurément, dit-elle ; il y a même longtemps que je vous attends. Vous êtes toujours de ce monde ! — Oui, ma foi, et je n’ai pas peur de mourir encore ; je vous tirerai de là avant qu’il soit longtemps. — Oh ! si ce que vous dites est vrai, je pourrais donc revoir la lumière du soleil béni et me trouver avec les autres chrétiens ! Mais n’allez pas trahir une jeune fille qui a fait ses adieux aux choses de ce monde ; n’allez pas lui faire croire, pour plaisanter, qu’elle retournera auprès de son père pour rester encore longtemps dans sa joie ; — Je veux perdre la vie le premier, dit Jean, avec toute l’effusion possible, si je ne vous tire pas de là avant vingt-deux ou vingt-quatre heures. À revoir, car il est temps que je m’en retourne. — À revoir, charitable jeune homme, dit la princesse, que Dieu vous bénisse mille fois ! Bonne chance pour l’accomplissement de vos desseins !
Jean retourna dans sa chambre comme il était venu, et le vieil ogre ronflait toujours. Le géant revint bientôt et alla trouver Jean. — Eh bien, dit Jean, je crois que tu n’as fait aucune capture ? — Non assurément, dit le géant ; le bois est si connu, que depuis longtemps peu de gens y passent ou même en approchent ; et nous, nous ne pouvons sortir du bois, sous peine de perdre notre force et notre adresse. Par bonheur, le vieil ogre mange peu en ce moment, et il a des provisions pour un bon bout de temps ; après les deux que j’ai pris hier, il trouvera la jeune princesse, quand il aura faim, et en attendant quelque autre capture.
— Mais j’y pense, dit Jean, j’ai ici sur moi un morceau de l’herbe ; serais-tu disposé à le mettre dans les aliments du vieil ogre, car j’ai hâte de le voir ? — Parfaitement, dit le géant ; il n’est rien de plus facile que de vérifier l’efficacité de votre herbe. Une heure après qu’il avait pris son repas, le vieil ogre ronflait au point que le château branlait du haut en bas ; le géant dit alors à Jean qu’il pouvait descendre, quand il le voudrait, et sans crainte, pour voir le vieil ogre. — Jamais, dit-il, je ne l’ai vu dormir comme aujourd’hui, ni ronfler si fort. Se mourrait-il, par exemple, dit le géant ? Peut-être cette herbe est un poison ?
— Le regretterais-tu beaucoup, dit Jean ? — Je n’en aurais nul regret, dit le géant, car je suis exténué du métier que je fais ici, surtout maintenant que mes frères sont morts. — Si tu veux, je vais lui allonger un coup de barre de fer, pour voir s’il est vivant ou mort. — Patience, dit le géant, qui tremblait comme une branche couverte de feuilles. Il faut d’abord tuer les trois chiens de garde, car ils nous mettraient en pièces, dès que serait mort le vieil ogre. — Soit, dit Jean ; voici un autre morceau de l’herbe, mets le dans la pitance des gros chiens, et peut-être dormiront-ils comme le vieil ogre. — Il disait vrai, car à peine ces trois chiens enragés, qui ne cessaient d’aboyer nuit et jour, eurent-ils mangé leur pitance, qu’ils furent pris d’un profond sommeil. Jean alors s’approcha et détacha à chacun d’eux, sur les tempes, un petit coup de barre qui les étendit raides, les pattes allongées auprès de leur niche. — Ouf ! dit Jean, au comble de la joie.
Le vieil ogre ronflait toujours et plus que jamais. — Hâtons-nous, dit Jean, puisque nous avons la chance pour nous. — Et eux d’aller trouver le vieil ogre, et Jean de lui frapper sur la tête un coup de barre de fer qui le tua, sans qu’il proférât même un… cri ou une plainte. — Ouf ! dit Jean, dont la fièvre était passée maintenant, car jusques alors il était très-pâle et tremblait comme une branche garnie de feuilles, tant il avait de peine à se tenir sur ses jambes. — Allons, dit-il, voir maintenant comment se porte la princesse. — Un instant dit le géant, celle-là m’appartient, car c’est moi qui ai empêché qu’elle ne fût dévorée. — Tais-toi, dit Jean, et allons d’abord la trouver ; plus tard nous causerons de cela et d’une infinité d’autres choses. — Voici la clef, dit le géant à Jean. — Va devant comme toujours, dit Jean ; car telles sont nos conventions. — C’est vrai, dit le géant, qui se mit en chemin et ouvrit la porte étroite et basse, et ensuite deux autres portes qui étaient derrière celle qui débouchait sur l’escalier. Et tous deux descendirent alors dans la chambre de la princesse qui resta stupéfaite en voyant Jean en ces lieux.
— Tout va bien, dit-elle en elle-même ; elle était aussi joyeuse que le soleil béni. — Je vous apporte une bonne nouvelle, ma princesse, dit le géant. Nous avons tué le vieil ogre et les gros chiens, et vous voilà libre et sauvée de la mort qui vous menaçait à tout moment. Si vous le voulez, vous resterez ici toujours avec moi ou, si vous le préférez, vous retournerez chez votre père. — La princesse était fort embarrassée pour savoir que répondre à cela, car elle ignorait en quels termes étaient le géant et Jean à la barre en fer. Jean comprit cela et ajouta alors : — Faisons mieux, allons tous les deux conduire la princesse chez son père dont le cœur est désespéré, et après l’avoir consolé, la princesse reviendra ici ou restera là, comme elle préférera.
Jean à la barre en fer était toujours sur ses gardes, car le géant cherchait à rester derrière, sous un prétexte ou sous un autre. C’est pourquoi Jean se méfiait, de peur qu’il ne lui jouât quelque mauvais tour, à la première occasion. Quand ils furent arrivés à la fontaine près de laquelle était la vieille petite femme, Jean resta un peu derrière les autres et dit : — Vieille petite mère, au nom de Dieu, êtes-vous là ? — Oui, mon pauvre enfant. — Que Dieu vous bénisse mille fois, car, sans vous, ma peau serait depuis longtemps à sécher ou en morceaux dans le ventre du vieil ogre. — Méfie-toi aussi mon enfant, de ce géant, car il est aussi cruel que le vieil ogre ; seulement, il ne lui ressemble pas à l’extérieur. Casse-lui la tête dès que tu en trouveras l’occasion, mais prends garde de manquer ton coup. Voici encore une autre herbe, le trèfle à cinq feuilles, et si tu peux parvenir à lui en faire goûter, il lui arrivera ce qui est arrivé au vieil ogre et à ses chiens enragés ; il te sera facile alors de te débarrasser de lui. Adieu, maintenant, je ne te reverrai jamais. Bonne chance, et prends tes précautions ! — Je ne vous oublierai jamais, vieille petite mère, et si quelque jour vous aviez besoin de moi, je vous rendrais bons services pour bons services. Bonne santé et longue vie !
Et Jean de suivre la princesse avec sa barre de fer. Mais le géant, mauvais garnement qu’il était, avait pris ses grands souliers et mis la princesse sur son dos ; et pendant que Jean devisait avec la vieille petite femme, il avait accéléré sa marche vers l’Hybernie, Jean, voyant qu’il n’était pas capable de les rejoindre, comprit qu’on lui avait joué un vilain tour. — Si le géant est allé conduire la princesse chez son père, dit Jean en lui même, le mal n’est pas grand ; mais si, après l’avoir mise sur son dos, il l’a conduite à son manoir, c’est très-différent.
Et Jean de retourner à la fontaine : — Vieille petite mère, dit-il, me voilà plus embarrassé que jamais, car j’ai eu beau marcher, je n’ai vu ni trouvé trace ni du géant, ni de la princesse. Je crains que le géant n’ait amené la princesse au château, car il avait envie de la retenir là, après la mort du vieil ogre et des gros chiens. Au nom de Dieu, conseillez-moi une fois encore !
— Il n’est rien arrivé de fâcheux, mon enfant ; le géant te craint à la mort, sans cela il aurait amené la princesse à son château, ou t’aurait assailli dans le bois, si tu étais allé quelques pas en avant. Ce qu’il y avait de mieux à faire, pensait-il, c’était de mettre la princesse sur son dos et de la conduire chez son père, afin de l’obtenir pour épouse, avant ton arrivée ; il l’aurait ensuite ramenée immédiatement à son château. Laisse-le faire ; il n’arrivera aucun mal à la fille du roi avant son arrivée au palais de son père ; tu y seras à peu près en même temps qu’eux, et en suite ton affaire marchera bien. Mets-toi donc vite en route et bonne santé ! — Que Dieu vous bénisse mille fois, vieille petite mère !
Quand Jean arriva au palais du roi d’Hybernie, il se faisait, tout à l’entour, un tel bruit, il y avait une telle agitation, que notre jeune homme fut très-inquiet ; il craignait que ce ne fût la cérémonie du mariage. Il alla trouver le portier et lui demanda ce qu’il y avait de nouveau dans le pays, et pourquoi tout le monde était dans la joie. — Quoi, mon brave homme, dit le portier, vous devez être de loin d’ici, puisque vous ignorez le retour de la fille du roi que l’on croyait morte depuis longtemps ? — Est-elle mariée aussi, dit Jean ? — Oh ! non, pas encore ; mais je ne doute pas qu’un de ces jours elle sera mariée au géant qui l’a ramenée en bonne santé à son père. On ne parle que de cela par ici, autour du palais et en ville aussi.
— Je voudrais dire un mot à la princesse, dit Jean, ou au moins lui faire savoir que je suis ici ; auriez-vous cette complaisance ! — Oui, par ma foi, dit le portier, mais vous aurez le temps d’attendre, car tous les princes et tous les gentilshommes du pays accourent au palais, dès qu’ils apprennent la nouvelle, les uns par respect, les autres dans l’espoir de se marier à la jeune princesse. — Quoique je ne sois pas grand’chose, dit Jean, la princesse, si elle savait que je suis ici, ne tarderait pas à me donner de ses nouvelles et à me faire savoir ce que je dois faire, car nous nous connaissons fort bien. — De tous les personnages qui vivent à la cour, voilà le plus affable ; nul autre, mieux que lui, ne pourrait vous servir ; priez-le de faire votre commission. — Je vous salue, monsieur, dit Jean, auriez-vous la bonté de m’écouter, je voudrais vous dire un mot ou deux. — Oui, certainement, mon pauvre homme, parlez sans crainte, quoique je sois pressé. — Je voudrais, dit Jean, voir la princesse et lui parler. Vous voyez ce bâton ? Tâtez-le, s’il vous plaît, monsieur, pour voir ce que c’est. — C’est du fer, je crois, dit ce monsieur. — Eh bien, ayez la bonté de dire à la fille du roi que Jean à la barre en fer est près de la porte ; vous me feriez beaucoup de plaisir et à la princesse aussi, je crois. — S’il n’y a que cela, votre commission sera faite. — Il n’y a pas autre chose, dit Jean ; que Dieu vous bénisse, mon bon monsieur ! dit Jean.
Sans tarder, on vit une foule de valets qui vinrent en grande hâte chercher Jean, sans s’occuper de qui que ce soit, et Jean les accompagna aussitôt au palais. — Tenez, dit Jean au portier, je vais mettre ici ma canne dans un coin ; vous n’avez pas à craindre qu’on vous la dérobe, car elle est un peu lourde et de peu de valeur. Avant peu, vous aurez de mes nouvelles et vous saurez qui je suis. — Je vois bien maintenant que vous n’êtes pas un homme de rien, comme vous en avez l’apparence. — Le portier, en se frottant les mains, disait : — Cet homme me donnera au moins l’argent du tabac.
Jean fut conduit dans une chambre où on l’habilla avec les vêtements d’un des premiers princes d’Hybernie ; puis on l’introduisit devant le roi et sa fille.
Dès qu’elle vit Jean, la fille du roi lui dit de suivre son père dans une autre chambre. — Pauvre Jean, dit la princesse, mon cœur était dans les angoisses et l’affliction ; je craignais que vous ne fussiez pas arrivé à temps au palais, car tous s’attendent à me voir épouser ce géant maudit. Maintenant mon cœur est au comble de la joie. Mais comment parvenir à le faire renoncer à son projet ! Il est capable de nous égorger tous et de m’emporter sur son dos dans son château, car il a dit que c’était lui qui m’avait sauvée des griffes de l’ogre ; aussi tout le monde croit que je vais sans tarder le prendre pour époux ; ce qui ne sera jamais. — Fiez-vous à moi pour conduire l’affaire à bonne fin, dit Jean, car j’ai aussi sur moi un remède pour ce géant qui bientôt ira chercher les traces de ses deux autres frères.
Le roi fit placer Jean auprès de lui pour le souper, et le géant fut mis à la droite de la princesse ; un grand nombre de gentilshommes du pays furent aussi invités à souper à la table du roi.
Le géant ne refusait pas de boire un coup, aussi lui donna-t-on ce qu’il aimait ; si bien qu’il s’enivra complètement. Alors la fille du roi mit dans son verre le trèfle à cinq feuilles que lui avait donné Jean. À peine l’avait-il avalé, qu’il tomba raide mort sur le plancher, comme une pièce de bœuf découpée. De là son corps fut envoyé en nourriture aux vers et aux autres bêtes.
Jean et la princesse, tranquilles maintenant et joyeux tous les deux, furent mariés l’un à l’autre. On dit qu’ils furent heureux et qu’ils eurent beaucoup d’enfants dont la race subsiste encore dans l’Hybernie.